Ami exceptionnel ! Je ne sais si vous m'avez tout à fait oublié ; mais il y a assez de coïncidences pour me le faire soupçonner. Tout d'abord, lorsque, au moment de mon départ, j'ai voulu aller prendre congé de vous, comme j'y avais été convié par vous-même, je pensais vous trouver sûrement chez vous : or j'ai appris que vous étiez parti pour La Haye. J'arrive à Voorburg, pleinement convaincu que vous seriez au moins venu m'y voir au passage, mais vous rentrez chez vous, Dieu me pardonne, sans un mot d'amitié ; ce mot, je l'ai attendu pendant trois semaines, mais il ne m'a pas été donné de vous lire pendant tout ce temps. Si vous voulez que j'abandonne cette mauvaise opinion que j'ai de vous, rien n'est plus facile : envoyez-moi une lettre dans laquelle vous indiquerez en même temps comment vous comptez organiser cet échange de correspondance dont nous avons parlé chez vous. Il me faut au moins vous prier instamment, oui, vous conjurer, au nom de notre mutuelle amitié, de prendre très au sérieux la recherche de la vérité et de consacrer la meilleure partie de votre vie à cultiver votre entendement et votre esprit, maintenant surtout alors qu'il en est encore temps, et avant que vous n'ayez à vous plaindre du temps qui passe et de votre propre déclin. Pour en revenir à notre échange de correspondance, et pour que vous vous sentiez plus libre en m'écrivant, sachez que je me suis déjà douté, et considère presque comme certain, que vous vous méfiez plus que de raison de votre intelligence et que vous craignez comme toujours de demander ou proposer quelque chose qui ne convienne pas à un homme instruit. Cependant vous louer directement et énumérer vos dons ne serait pas convenable. Même si vous redoutez que je communique vos lettres à d'autres qui pourraient être amenés à se moquer de vous, je vous donne ma parole d'honneur que je les conserverai fidèlement et ne les communiquerai à personne au monde, si ce n'est avec votre permission. À cette condition donc, vous pouvez consentir à nos relations écrites, à moins que vous ne mettiez ma bonne foi en doute. Votre opinion sur ce point, j'espère l'apprendre de votre première lettre et en même temps recevoir un peu de conserves de roses rouges, comme vous me l'aviez promis, bien qu'actuellement ma santé soit bien meilleure. Après avoir quitté Amsterdam je me suis fait saigner, mais je ne me suis pas pour autant débarrassé de ma fièvre, bien qu'avant cette saignée je me sois déjà senti un peu plus alerte, peut-être à cause du changement d'air ; et deux ou trois fois j'ai été couché avec la fièvre quarte ; par une bonne règle de vie j'ai réussi à la chasser et à l'envoyer paître ; où a-t-elle bien pu aller ? Je l'ignore, mais je m'arrangerai pour qu'elle ne revienne pas. Pour ce qui est de la troisième partie de notre philosophie, je compte en envoyer sous peu un morceau soit à vous, si vous voulez en être le traducteur, soit à l'ami De Vries ; bien que j'eusse décidé de ne rien envoyer avant d'avoir terminé l'ensemble, je ne veux pas vous en priver parce qu'elle est de plus longue haleine que je l'avais pensé. Je vous l'envoie donc jusqu'à environ la quatre-vingtième proposition. J'ai beaucoup de nouvelles des affaires anglaises, mais rien de très sûr. Le peuple ne laisse pas de craindre le pire et personne ne peut donner la raison pour laquelle on ne donne pas toute liberté à la flotte ; l'affaire ne semble pas encore être réglée. Je crains que les nôtres ne veuillent être trop sages et trop prudents, mais l'action elle-même montrera quels sont leurs desseins et ce qu'ils manigancent. Fasse le Ciel que cela se termine bien ! Ce que nos amis auprès de vous savent avec certitude, voilà ce que j'aimerais apprendre...