> [!info] Auteur : [[Barbara Stiegler]] [Zotero](zotero://select/library/items/PKBB5SL2) [attachment](<file:///C:/Users/Bamwempan/Zotero/storage/KXWJEMTP/Stiegler%20-%202021%20-%20Walter%20Lippmann%20et%20John%20Dewey%20Deux%20%C2%AB%20nouveaux%20lib%C3%A9ralismes%20%C2%BB%20en%20conflit.pdf>) Source: https://www.cairn.info/revue-commentaire-2021-2-page-359.htm?ref=doi Connexion : # Annotations > [!information] Page 359 > En 1937, [[Walter Lippmann]], un grand publiciste américain, l’un des fondateurs de New Republic, publia un livre important, The Good Society (qui sera traduit en 1946, sous le titre La Cité libre). Le succès de ce livre aux États-Unis et en Angleterre offrit l’occasion à Louis Rougier d’organiser avec [[Walter Lippmann]], à Paris en 1938, un colloque international auquel participèrent, entre autres, Friedrich von Hayek, Michael Heilperin, Ludwig von Mises, Michael Polanyi, Wilhelm Röpke, Alexander Rustow et Marcel van Zeeland, et, du côté français : Raymond Aron, Roger Auboin, Auguste Detœuf, Étienne Mantoux, Robert Marjolin, Louis Marlio, Ernest Mercier, André Piatier et Jacques Rueff. Ce symposium, connu comme « Le colloque [[Walter Lippmann|Lippmann]] », popularisa l’expression « néolibéralisme ». Depuis, ce concept ressurgit périodiquement pour désigner des réalités sociales, économiques ou politiques vagues, changeantes et différentes entre elles.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=1&annotation=9VA22W5V) > ^9VA22W5VaKXWJEMTPp1 > [!accord] Page 359 > Avant usage du terme, tel qu’il a été compris à sa naissance, rappelons deux simples précautions. La première est que depuis la guerre mondiale de 14-18, en français et en anglais, les termes « libéral » et « liberal » n’ont pas tout à fait le même sens. C’est regrettable (car on traduit presque toujours l’un par l’autre), mais c’est ainsi. Il faut donc faire attention quand on les emploie pour dire ce que pense un Français ou un Anglo-Saxon quand il utilise ce vocable ou quand on lui en prête l’usage.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=1&annotation=9H7NY4TD) > ^9H7NY4TDaKXWJEMTPp1 > [!information] Page 359 > Quand cette expression de « néolibéralisme » fut inventée et utilisée, elle avait un sens général : réorganiser l’économie et les échanges, sortir de la dépression, de l’inflation, des dévaluations (terme inventé en 1927) et de l’autarcie protectionniste en cherchant des formes nouvelles de liberté des marchés et de libre-échange et, parallèlement, redonner sa vitalité au libéralisme politique, le défendre et donc défendre les régimes démocratiques qui se définissent par la liberté des élections, la liberté d’opinion,la liberté d’expression, le respect des droits individuels et la séparation des pouvoirs.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=1&annotation=3GCR8VSP) > ^3GCR8VSPaKXWJEMTPp1 > [!information] Page 360 > Qu’est-ce que le néolibéralisme ? Le retrait de l’État, entend-on souvent. Et qu’est-ce que le libéralisme ? Pour beaucoup, c’est à peu près la même chose : le désengagement, voire la phobie d’État, que les libéraux voudraient réduire à un rôle minimal en le cantonnant à ses fonctions régaliennes (défense, sécurité, justice).[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=2&annotation=FG56FMMU) > ^FG56FMMUaKXWJEMTPp2 > [!accord] Page 360 > Et il faut commencer par rappeler que, contrairement à ce contresens courant, largement lié à la critique libérale de l’État-providence qui s’est construite depuis les années 1930 et qui s’est amplifiée ensuite avec les conceptions ultralibérales de la dérégulation à partir des années 1970, il n’y a pas d’opposition entre le libéralisme et l’État. Bien au contraire.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=2&annotation=5QV2UEZ5) > ^5QV2UEZ5aKXWJEMTPp2 > [!information] Page 360 > Car le libéralisme s’est d’abord pensé comme une nouvelle forme d’État, comme cet État libéral qui a commencé à se théoriser dès la seconde moitié du xviie siècle et qui continue d’inspirer ce qu’on appelle aujourd’hui les « démocraties libérales » et, avec elles, leur politique ambitieuse en matière de santé, d’éducation ou de redistribution.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=2&annotation=86ET6G3Q) > ^86ET6G3QaKXWJEMTPp2 > [!information] Page 360 > S’il reconfigure l’État, le libéralisme hérite aussi des anciennes formes étatiques (y compris despotique, absolutiste ou centralisée), avec ses énormes appareils, son immense trésor, ses innombrables officiers, ses institutions stables assurant la pérennité et la continuité de l’État.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=2&annotation=NUJWGPAF) > ^NUJWGPAFaKXWJEMTPp2 > [!accord] Page 360 > Le libéralisme, avec ses deux faces liées entre elles, la face politique et la face économique, constitue un corps de pensée, qui n’a jamais été un dogme ou une doctrine unifié et intangible. Il existe quant aux modalités, mais pas quant aux principes, presque autant de libéralismes que d’auteurs ou de philosophes libéraux[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=2&annotation=VPB3P8QN) > ^VPB3P8QNaKXWJEMTPp2 > [!information] Page 360 > L’État libéral n’est pas le strict synonyme de l’État de droit. Il est une forme d’État de droit parmi d’autres, celle qui considère qu’elle protège les droits d’individus qui le précèdent, et à ce titre des droits subjectifs la liberté d’expression, le respect des droits individuels et la séparation des pouvoirs. Dans ces régimes, l’esprit de la démocratie, le progrès technique et la croissance économique, au fil du temps, ont fait grandir le rôle de l’État, de l’impôt et des systèmes sociaux sans mettre en cause les principes. Dans l’ordre économique, les principes de la propriété et du marché, mais en acceptant la transformation de leurs modalités. Dans l’ordre politique, les principes qui distinguent les régimes libéraux des régimes autoritaires, tyranniques ou totalitaires. Le libéralisme, avec ses deux faces liées entre elles, la face politique et la face économique, constitue un corps de pensée, qui n’a jamais été un dogme ou une doctrine unifié et intangible. Il existe quant aux modalités, mais pas quant aux principes, presque autant de libéralismes que d’auteurs ou de philosophes libéraux. Ce corps de pensée a évolué, car, comme a dit Keynes, qui en Angleterre se considérait comme « liberal » et non comme socialiste : « quand les faits changent, la théorie change ». Ces évolutions ont été critiquées, appréciées ou contestées dans un débat permanent. Il n’existe pas une idée pure et permanente appelée « libéralisme », pas plus qu’il n’existe une idée pure et permanente du « néolibéralisme ». À chaque occasion, avant d’utiliser ces mots, mieux vaut-il préciser de quoi l’on parle. C’est en prenant ces précautions qu’il faut lire l’article qui suit et qui concerne deux grandes figures intellectuelles américaines du xxe siècle : un philosophe important : [[John Dewey]] (1859-1952) et un grand essayiste, [[Walter Lippmann]] (1889-1974), qui ont beaucoup réfléchi sur leur temps et sur l’histoire, et qui, l’un et l’autre, méritent d’être mieux connus et plus étudiés en France et en Europe. J.-C.C. antécédents à la naissance de l’État lui-même.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=2&annotation=TXK6LQYJ) > ^TXK6LQYJaKXWJEMTPp2 > [!accord] Page 360 > Ces évolutions ont été critiquées, appréciées ou contestées dans un débat permanent. Il n’existe pas une idée pure et permanente appelée « libéralisme », pas plus qu’il n’existe une idée pure et permanente du « néolibéralisme ».[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=2&annotation=AAMVNYGV) > ^AAMVNYGVaKXWJEMTPp2 > [!information] Page 361 > Parce qu’il entend se mettre au service des individus et de leurs droits, on comprend aussi pourquoi il promeut une conception négative de la liberté, comme non-ingérence dans la vie des individus, impliquant elle-même une complète neutralité axiologique de l’État et de ses agents. L’idéal de l’État libéral en effet, est qu’aucun Bien, aucune fin, ni aucun idéal justement ne soit promu par l’État.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=3&annotation=YB6PGIEV) > ^YB6PGIEVaKXWJEMTPp3 > [!information] Page 361 > Ainsi s’esquisse une définition complète de l’État libéral, comme force d’intervention légitime pour protéger les droits subjectifs antécédents et comme non-intervention dans le champ du conflit des intérêts et des valeurs, double mouvement de protection et de non-intervention qui entend assurer, contre la rigidification des privilèges et des statuts, la liberté d’initiative des individus et des sociétés.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=3&annotation=P9Z73BBA) > ^P9Z73BBAaKXWJEMTPp3 > [!accord] Page 361 > Dissimulant, derrière le paravent de sa neutralité axiologique, toute une série de valorisations et de parti pris ayant partie liée à un certain modèle économique, le vrai visage de l’État libéral peut dès lors apparaître comme un carcan pour les individus, détruisant toutes les autres potentialités dont ils sont porteurs.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=3&annotation=RBIYLIW7) > ^RBIYLIW7aKXWJEMTPp3 > [!accord] Page 361 > En valorisant une forme d’association économique et historique parmi d’autres, qui exclut d’autres modes d’organisations sociales et qui bloque les rapports sociaux dans des hiérarchies sociales figées, l’État libéral passerait ainsi de la défense nécessaire de la stabilité des institutions, qui accompagne légitimement tout État, à la production d’une nouvelle forme de statu quo bloquant l’émergence des potentialités individuelles et collectives qu’il était paradoxalement censé libérer.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=3&annotation=F5URUJII) > ^F5URUJIIaKXWJEMTPp3 > [!approfondir] Page 361 > Bref, l’État peut-il être libéral sans laisser se déployer librement les processus de domination économique ? Et, s’il entend les contrôler, est-il encore capable de laisser faire les interactions spontanées qui forment le tissu vivant de la société ?[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=3&annotation=5MHNZ55C) > ^5MHNZ55CaKXWJEMTPp3 > [!information] Page 361 > Elle sera reformulée par [[Walter Lippmann]] d’abord, qui donnera sa matrice théorique au néolibéralisme dès la fin des années 1930, à l’occasion du Colloque [[Walter Lippmann|Lippmann]] de Paris en 1938, et dont les thèses se diffuseront dans les décennies suivantes sous la double influence des « ordolibéraux » allemands, qui joueront un rôle moteur dans la construction européenne, et des « règles du jeu » théorisées par Friedrich Hayek, reconfigurant dans une large mesure tous les systèmes juridiques de l’après-guerre.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=3&annotation=6BAIC87B) > ^6BAIC87BaKXWJEMTPp3 > [!information] Page 361 > Les libéraux du monde entier qui se réunissent à Paris en août 1938 autour de la figure emblématique de [[Walter Lippmann|Lippmann]] voient en effet dans son dernier essai, L’Enquête sur les principes de la bonne société, traduit en français en 1946 sous le titre La Cité libre, le manifeste politique de ceux qui espèrent encore sauver le libéralisme de la déroute, à condition qu’il se réforme en un « nouveau libéralisme », ou en un « néolibéralisme » comme proposeront de le baptiser certains participants du colloque.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=3&annotation=3L4NSB8L) > ^3L4NSB8LaKXWJEMTPp3 > [!accord] Page 362 > Car, si le néolibéralisme n’a jamais autant marqué les politiques publiques de son hégémonie, il n’a jamais été, en même temps, autant contesté par l’émergence de nouveaux publics, qui cherchent à reprendre la main sur leur destin en expérimentant de nouvelles formes d’action collective.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=4&annotation=J4ZSUR5D) > ^J4ZSUR5DaKXWJEMTPp4 > [!information] Page 362 > Dès son émergence à la fin du xviie siècle, la pensée libérale affirme, je l’ai rappelé pour commencer, la puissance nécessaire de l’État, réfutant par avance la phobie d’État que théorisera Herbert Spencer à la fin du xixe siècle et l’État minimal que revendiqueront les libertariens au siècle suivant.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=4&annotation=I8I9WNMB) > ^I8I9WNMBaKXWJEMTPp4 > [!information] Page 362 > La définition la plus juste et la plus complète de l’État libéral lui donne en effet un rôle potentiellement considérable : celui de mettre en sécurité ce que [[John Locke]] appelle « les propriétés », c’est-àdire non seulement les biens (les propriétés au sens courant du terme), mais aussi la liberté et la vie des individus[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=4&annotation=A3N5FXHU) > ^A3N5FXHUaKXWJEMTPp4 > [!information] Page 362 > Car [[John Locke|Locke]] entend la propriété en un sens très étendu, qui recouvre non seulement les biens matériels et les libertés, mais aussi « la vie » et « la santé » (dès le § 6 du Second Traité).[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=4&annotation=57JA77QR) > ^57JA77QRaKXWJEMTPp4 > [!information] Page 362 > Le chapitre V montre comment l’apparition de la monnaie et l’explosion des inégalités sociales qu’elle engendre mettent en péril les propriétés et rendent nécessaire leur mise en sécurité par la naissance d’un État.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=4&annotation=DFBEJQGA) > ^DFBEJQGAaKXWJEMTPp4 > [!accord] Page 362 > Voilà qui justifie, dès le xviie siècle, que l’État ne s’en tienne pas à ses seules fonctions régaliennes, mais qu’il assume s’il le faut des missions sociales, en protégeant notamment la juste répartition des ressources entre les individus.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=4&annotation=35JHK4ZN) > ^35JHK4ZNaKXWJEMTPp4 > [!information] Page 362 > Mais les missions sociales de l’État théorisées par [[John Locke|Locke]] ne s’arrêtent pas là. Elles vont jusqu’à esquisser les prémisses d’une politique de santé publique. Car, explique [[John Locke|Locke]], la vie qu’il s’agit de sécuriser n’est pas la vie nue, et la santé qu’il s’agit de protéger n’est pas la simple subsistance. C’est la vie que nous a confiée le Créateur et qu’il s’agit – si l’on suit sa « loi naturelle » – de faire prospérer, en augmentant indéfiniment le rendement des terres, le confort matériel de nos vies et la richesse des nations.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=4&annotation=TV3VZIX5) > ^TV3VZIX5aKXWJEMTPp4 > [!information] Page 362 > Ici se profile, dans le texte de [[John Locke|Locke]], une alliance fondamentale que l’on retrouvera dès la seconde moitié du xviiie siècle entre les missions sociales de l’État libéral et sa conception utilitariste de l’action sociale comme maximisation des richesses et augmentation des rendements, alliance dans laquelle la santé des populations, comprise comme dimension essentielle de la richesse des nations, deviendra un enjeu politique majeur.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=4&annotation=6RD7ZBJ5) > ^6RD7ZBJ5aKXWJEMTPp4 > [!accord] Page 363 > Le libéralisme s’en tient-il, comme on le croit souvent, à la défense des droits individuels antécédents et à un État neutre sur le plan des valeurs et des fins ? Ou n’impose-t-il pas au contraire à la société sa propre conception des fins et des valeurs : celle d’un modèle économique contraignant qui, derrière la mise en sécurité des propriétés, vise la maximisation et l’optimisation indéfinie de la richesse qu’est la population ?[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=5&annotation=HGD5HI84) > ^HGD5HI84aKXWJEMTPp5 > [!information] Page 363 > Sauf que, tandis que Spencer croit qu’il suffit de laisser faire les mécanismes évolutifs et qu’il faut donc que l’État se retire pour ne pas les perturber, [[Walter Lippmann|Lippmann]] considère que l’écart est désormais trop grand entre les besoins de l’espèce humaine et les exigences de son nouvel environnement pour laisser faire la nature. En substituant aux anciens environnements locaux, plus ou moins stables et relativement clos (de la communauté rurale à la Cité puis à l’État-nation), un nouvel environnement mondialisé, tendanciellement sans clôture ni frontière, et dont les rythmes s’accélèrent sur un mode exponentiel, l’espèce humaine a créé une situation complètement inédite dans l’histoire de la vie, porteuse de toutes les pathologies sociales et politiques qui minent les communautés humaines depuis le xixe siècle : celle d’une désadaptation complète entre notre espèce et son nouvel environnement.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=5&annotation=NVMJZ5GU) > ^NVMJZ5GUaKXWJEMTPp5 > [!accord] Page 363 > Parce que la confiance des libéraux classique dans l’inventivité des individus et des groupes sociaux laisse place, chez [[Walter Lippmann|Lippmann]], à une défiance fondamentale vis-à-vis de l’espèce humaine, jugée foncièrement déficiente face à ces nouveaux défis, les politiques publiques prônées par son nouveau libéralisme en matière d’éducation et de santé changent complètement de sens. Elles n’ont plus seulement pour but de mettre en sécurité nos vies, nos biens ou nos propriétés au sens large du mot. Elles se donnent dorénavant pour mission de modifier de fond en comble « l’équipement » de l’espèce humaine afin de la rendre indéfiniment adaptable aux exigences de ce nouvel environnement. La naïveté de tous les anciens libéraux, jusqu’à Herbert Spencer, fut de croire qu’il suffisait de laisser faire la nature. Le réalisme anthropologique que revendiquent les nouveaux libéraux les conduit à penser, tout au contraire, que seul le retour de l’État et de sa main de fer pourra reprendre en main l’espèce humaine et la réadapter à son nouveau milieu de vie, censé être le but et la fin de l’évolution.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=5&annotation=3VM9XQQF) > ^3VM9XQQFaKXWJEMTPp5 > [!information] Page 363 > Or si la naissance de l’État libéral au xviie siècle, puis son épanouissement au xviiie siècle, fut aussi celle de la santé publique, le libéralisme classique n’était-il pas lui aussi déjà pris dans le carcan utilitariste d’une maximisation des ressources, des compétences et des performances de la population ? Telle est la question qui sous-tend l’enquête de [[Michel Foucault]] sur la [[biopolitique]], et qui le conduira justement à s’intéresser, dans le cours intitulé Naissance de la [[biopolitique]] (1978-1979), à la nouvelle gouvernementalité néolibérale.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=5&annotation=D624ZPW6) > ^D624ZPW6aKXWJEMTPp5 > [!accord] Page 363 > Pour [[Michel Foucault]], le libéralisme n’est pas, comme le soutient [[Karl Marx|Marx]], un paravent idéologique qui dissimulerait le capitalisme et avec lui la réalité matérielle de nos sociétés. Loin d’être un rideau de fumée sur lequel la philosophie ne devrait pas s’attarder, c’est un art de gouverner, une pratique gouvernementale qui produit continuellement des effets bien réels sur les populations comme sur les individus.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=5&annotation=YN3MQ74Z) > ^YN3MQ74ZaKXWJEMTPp5 > [!information] Page 363 > Dans les trois premières leçons de la Naissance de la [[biopolitique]](2), [[Michel Foucault|Foucault]] réfute, comme les marxistes, la thèse dominante sur l’État libéral que j’ai rappelée pour commencer : celle qui prétend que son sens serait de protéger les droits antécédents des individus et de se tenir, sur le plan des valeurs et des fins, dans une position d’absolue neutralité. Mais, à la différence de la critique marxiste, la réfutation foucaldienne ne se fonde pas sur le caractère fictif ou idéologique du libéralisme. Elle démontre au contraire l’effectivité bien réelle et tout à fait matérielle, ou plus exactement corporelle, de son art ou de ses techniques de gouvernement qui impose sans cesse des normes et des évaluations à la vie des gouvernés.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=5&annotation=H4B5SNZL) > ^H4B5SNZLaKXWJEMTPp5 > [!approfondir] Page 364 > On a vu que la notion [[John Locke|lockienne]] de « mise en sécurité des propriétés » compliquait considérablement la voie juridique, prétendument pure, des droits naturels. Car avec la mise en sécurité de la santé et de la vie se profilait déjà, je l’ai dit, une ingérence potentiellement continue de l’État libéral sur nos vies et sur nos corps, dans le contexte d’une injonction à la maximisation des richesses.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=6&annotation=RT5N6BH8) > ^RT5N6BH8aKXWJEMTPp6 > [!approfondir] Page 364 > C’est tout le sens de l’interprétation foucaldienne du libéralisme comme « [[biopolitique]] », qui cible les populations, et comme « technologies disciplinaires », qui ciblent les individus.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=6&annotation=R9MPJ8EN) > ^R9MPJ8ENaKXWJEMTPp6 > [!accord] Page 364 > C’est ce qui explique par exemple le déploiement des politiques de santé publique dans lesquelles l’État libéral est fondé à nous imposer des pratiques sanitaires (vaccination, dépistage, prévention) au nom de l’utilité collective. Mais toute la question de l’État libéral devient, dès lors, non plus celle du respect des droits antécédents, mais celle d’un art de gouverner économique, qui sait, dans la gestion de la balance bénéfice/risque, faire le partage entre l’utile et le nuisible, et entre ce qui relève du gouvernement et ce qu’il faut laisser faire.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=6&annotation=PKA5XBA3) > ^PKA5XBA3aKXWJEMTPp6 > [!accord] Page 364 > Ici, le carcan imposé aux sociétés et à l’individu n’est pas seulement celui du capitalisme. Il est échafaudé par l’État libéral lui-même et son art de gouverner qui, à côté du laisser-faire, ne cesse d’allonger la liste de ce qu’il faut faire, ou de ce que Jeremy Bentham appelle « les agendas » du gouvernement.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=6&annotation=QR8TGXAB) > ^QR8TGXABaKXWJEMTPp6 > [!accord] Page 364 > L’État libéral, au lieu d’être un arbitre neutre veillant simplement au respect des droits antécédents, fabrique en réalité un véritable carcan disciplinaire qui s’ingère dans le grain le plus fin de la vie des individus, en façonnant leur manière de penser et de sentir afin d’en faire des agents efficaces d’optimisation.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=6&annotation=NZ4DG6X6) > ^NZ4DG6X6aKXWJEMTPp6 > [!accord] Page 364 > Ce qu’il y a de nouveau, c’est la critique désormais systématique du laisser-faire et c’est le rappel, dans le sillage de Bentham, qu’un bon État libéral doit non seulement reconnaître la sphère des non-agendas (de tout ce qu’il doit laisser faire), mais aussi, et surtout, se fixer un ambitieux agenda : la liste considérable de tout ce que l’État doit faire pour contribuer à l’optimisation de la balance coût/bénéfice pour l’ensemble de la société.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=6&annotation=YBNSH5FZ) > ^YBNSH5FZaKXWJEMTPp6 > [!approfondir] Page 364 > Le néolibéralisme affirme haut et fort, au nom du libéralisme bien compris et contre le thème devenu libéral de la phobie d’État, que l’État doit revenir dans le jeu pour réguler la société civile et le marché. Sauf que, pour [[Walter Lippmann|Lippmann]] comme pour Hayek, les capacités de calcul de l’État et de ses experts ne peuvent planifier, à la manière de ce qu’imaginaient Bentham et les utilitaristes, les sociétés complexes contemporaines. L’agenda de l’État néolibéral doit donc se borner à « créer les conditions du marché », selon une expression récurrente de La Route de la servitude.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=6&annotation=IF3TV49S) > ^IF3TV49SaKXWJEMTPp6 > [!accord] Page 364 > Loin que l’État libéral abandonne la santé, l’éducation, l’université ou encore l’environnement, il faut dès lors qu’il s’en empare et qu’il les transforme en de nouveaux espaces concurrentiels – non pas abandonnés au secteur privé donc, mais intégralement cadrés, régulés et contrôlés par l’État. On ne peut donc que s’étonner que Hayek continue de revendiquer la fameuse neutralité axiologique de l’État libéral.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=6&annotation=M7MS2FAY) > ^M7MS2FAYaKXWJEMTPp6 > [!accord] Page 365 > La politique revendiquée par le nouveau libéralisme de [[Walter Lippmann|Lippmann]] est de ce point de vue sans ambiguïté. Puisqu’il faut repenser tout le champ du politique à la lumière de la révolution darwinienne, nous devons nous considérer d’abord comme une espèce vivante, et à ce titre comme une espèce contrainte de nous adapter. Évolution, sélection, mutation, compétition, adaptation s’imposent comme les maîtres-mots du nouveau libéralisme théorisé par [[Walter Lippmann|Lippmann]] et les néolibéraux. Or, ce transfert du lexique darwinien se fait au prix d’une trahison fondamentale, héritée de l’évolutionnisme d’Herbert Spencer.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=7&annotation=SJW8PLP5) > ^SJW8PLP5aKXWJEMTPp7 > [!accord] Page 365 > Alors que la révolution darwinienne consiste justement dans l’abandon de toute référence à une fin de l’histoire, alors qu’elle nous enseigne que la vie part dans tous les sens et invente sans cesse des directions multiples et toujours provisoires, la fin ultime de l’évolution est définitivement figée par le néolibéralisme : elle ne peut être que celle du grand environnement ouvert et entièrement mondialisé initié par la révolution industrielle.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=7&annotation=26GV9GBQ) > ^26GV9GBQaKXWJEMTPp7 > [!accord] Page 365 > Ici s’effondre tout le discours inventé tardivement par les libéraux sur la neutralité axiologique de l’État libéral. Le nouvel État libéral n’est ni neutre ni minimal. C’est un État maximal qui assume clairement sa mission de maximisation des ressources en n’hésitant pas à imposer ses propres critères d’évaluation à toute l’espèce humaine.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=7&annotation=S5UN2CCZ) > ^S5UN2CCZaKXWJEMTPp7 > [!accord] Page 365 > Le cadre revendiqué par [[Walter Lippmann|Lippmann]] reste celui de la démocratie. Mais c’est une démocratie verticale et clairement autoritaire qui, loin de chercher à recueillir le consentement des citoyens, n’hésite pas à revendiquer la « fabrication du consentement » (The Manufacture of Consent(3)) des populations, fabrication qui est l’une des nouvelles missions fondamentales des politiques publiques.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=7&annotation=8E2PZLSV) > ^8E2PZLSVaKXWJEMTPp7 > [!approfondir] Page 365 > Ainsi s’esquisse une [[biopolitique]] néolibérale dont [[Michel Foucault|Foucault]] n’a pas même soupçonné l’existence. N’ayant retenu des nouveaux libéraux que leur rupture avec la confiance dans la nature, [[Michel Foucault|Foucault]] en a conclu à tort qu’ils soutenaient un pur artificialisme, ayant abandonné toute politique de la vie et des vivants et tout discours politique sur la nature.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=7&annotation=9MWM5U62) > ^9MWM5U62aKXWJEMTPp7 > [!accord] Page 365 > La matrice lippmannienne du néolibéralisme démontre tout l’inverse : le nouveau libéralisme est bel et bien une nouvelle politique de la vie, qui prend sa source dans la [[biopolitique]] libérale si bien étudiée par [[Michel Foucault|Foucault]], mais qui fait un pas de plus. À la confiance des libéraux classiques dans les ressources de l’espèce humaine succède la défiance fondamentale des nouveaux libéraux, qui dressent le diagnostic d’une espèce déficiente, retardataire et inadaptée. C’est ce tournant qui éclaire en grande partie le virage autoritaire du nouveau libéralisme et la manière dont il est parvenu à refermer à nouveau la cage de fer de la maximisation, à travers une évaluation continue des compétences, sur le grain le plus intime de nos vies.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=7&annotation=Q3PIBNI7) > ^Q3PIBNI7aKXWJEMTPp7 > [!information] Page 365 > Et c’est là peut-être sa différence fondamentale avec le libéralisme des origines. Car [[Michel Foucault|Foucault]] a montré que, si le libéralisme classique avait contribué au développement des technologiques disciplinaires, il a toujours en même temps eu tendance à leur opposer, avec la [[biopolitique]], un gouvernement plus économique, qui fasse confiance à la spontanéité des interactions sociales et qui laisse faire les individus, au lieu de constamment chercher à contrôler leurs comportements par la surveillance et la punition. Cette tension constitutive du libéralisme classique entre sécurité et liberté, recoupant celle entre disciplines et [[biopolitique]], a eu pour [[Michel Foucault|Foucault]] la vertu d’ouvrir un peu partout des brèches ou des espaces de liberté, permettant de desserrer l’étau des procédures disciplinaires.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=7&annotation=MPVYL52A) > ^MPVYL52AaKXWJEMTPp7 > [!accord] Page 366 > [[Michel Foucault|Foucault]] n’a pas vu que la nouvelle [[biopolitique]] néolibérale, loin de continuer à contester les disciplines, s’est progressivement transformée en un nouvel arsenal de technologies disciplinaires fondées sur l’évaluation des compétences et l’optimisation des performances. En ne disant rien de la nouvelle [[biopolitique]] néolibérale et en manquant sa collusion avec les technologies disciplinaires, il n’a rien dit non plus de la manière dont le néolibéralisme avait contribué à refermer toutes les brèches et tous les espaces de liberté qui s’étaient ouverts jusque-là, bon gré mal gré, dans les mailles du pouvoir libéral. Or, c’est précisément cette menace, celle que le nouveau modèle de gouvernement théorisé par [[Walter Lippmann|Lippmann]] fait peser sur notre liberté, que [[John Dewey|Dewey]] a parfaitement identifiée.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=8&annotation=YMLW3QCS) > ^YMLW3QCSaKXWJEMTPp8 > [!information] Page 366 > Alors qu’il est le premier théoricien politique de notre histoire à saisir les dangers que le néolibéralisme fait peser à la fois sur la démocratie et sur nos libertés, [[John Dewey]] tente de refonder lui aussi un nouveau libéralisme, mais qui est véritablement fidèle à l’esprit émancipateur du libéralisme des origines.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=8&annotation=3DFBW6S2) > ^3DFBW6S2aKXWJEMTPp8 > [!information] Page 366 > Tout l’intérêt de sa réflexion est qu’elle aboutit à repenser l’État de fond en comble, en affirmant notamment que, pour être libéral, l’État doit sans cesse accepter d’être « recherché », c’est-à-dire défait et « refait » par de nouveaux publics, ce qui impose de transformer tout aussi radicalement notre modèle démocratique dominant, lui aussi légué par le libéralisme classique.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=8&annotation=2GD7TRLX) > ^2GD7TRLXaKXWJEMTPp8 > [!approfondir] Page 366 > La première, c’est que le libéralisme classique a failli en figeant l’interprétation de l’utilité et en la transformant en un carcan destructeur des potentialités nouvelles, individuelles et collectives, qui impose d’en haut un mode unique d’évaluation soustrait par principe à la discussion collective. La seconde, c’est qu’il faut renouer avec l’esprit initial du libéralisme et des Lumières, celui de libérer le nouveau contre la fixation des hiérarchies, des tutelles et des autorités. Et la dernière, c’est que l’émergence d’un nouveau libéralisme fidèle à l’ancien implique une démocratie radicale, qui en finisse avec la prévention des libéraux contre le demos et qui déjoue le durcissement des hiérarchies sociales favorisées par la démocratie représentative et le pouvoir des experts.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=8&annotation=IMXBZ7E5) > ^IMXBZ7E5aKXWJEMTPp8 > [!information] Page 366 > L’État au sens de [[John Dewey|Dewey]] est très exactement libéral au sens où l’entend [[Michel Foucault|Foucault]] dans la Naissance de la [[biopolitique]]. Dans Le Public et ses problèmes(4), [[John Dewey|Dewey]] rejette en effet la fiction des droits antécédents, qui renvoie d’après lui à la fiction [[John Locke|lockienne]] de l’individu nu et de ses « propriétés » et se situe d’emblée dans la seconde voie identifiée par [[Michel Foucault|Foucault]] : la voie utilitariste qui se demande jusqu’à quel point l’État doit laisser faire, ou intervenir, et qui, pour ce faire, discrimine sans cesse entre l’utile et le nuisible.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=8&annotation=TENBTZMH) > ^TENBTZMHaKXWJEMTPp8 > [!information] Page 366 > Utilité et nocivité s’éprouvent et se testent par les phases actives et passives d’une expérimentation collective qui suppose que ceux qui mènent « l’enquête » (inquiry) partent de leurs propres problèmes et déterminent à partir de là leurs propres valeurs et leurs propres fins, toujours locales, situées et provisoires.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=8&annotation=J3DDK77N) > ^J3DDK77NaKXWJEMTPp8 > [!accord] Page 366 > Ce qui revient au passage, et une fois encore, à réfuter explicitement la thèse de [[Max Weber]] : l’État libéral ne peut ni ne doit être neutre axiologiquement. Il doit bien au contraire se mettre au service de l’utilité, et d’une approche résolument téléologique du politique. Mais ici il faut entendre la téléologie au sens local et fonctionnel du grec telos, celui d’une « fin en vue », dit [[John Dewey|Dewey]], et non au sens finaliste ou eschatologique du terme : celui d’une fin ultime de l’évolution comme celle que fantasment Spencer et les néolibéraux.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=8&annotation=CGDBZMX6) > ^CGDBZMX6aKXWJEMTPp8 > [!accord] Page 367 > Or, la voie utilitariste traditionnelle ouverte par Bentham a justement trahi le véritable sens de l’opposition entre le nuisible et l’utile que cherche à réactiver le pragmatisme dans le sillage de Darwin. En interprétant l’utile par la protection des contrats et de la propriété, elle a figé l’activité axiologique nécessaire de l’État dans un carcan économique, et elle a finalement substitué à la multiplicité imprévisible des « fins en vue » une fin unique : celle de l’économie mondialisée que le néolibéralisme imposera comme la fin de l’histoire et le but de l’évolution.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=9&annotation=WLXM9E58) > ^WLXM9E58aKXWJEMTPp9 > [!information] Page 367 > Aussi faut-il remettre l’État au service des publics et de leurs évaluations. Pour [[John Dewey|Dewey]], l’État libéral est un outil de contrôle expérimental qui ne peut émerger de manière légitime qu’à la condition qu’il se mette au service des publics et de leurs expérimentations. Il ne résulte donc en aucun cas d’un contrat entre individus indépendants dont il s’engagerait à protéger les droits antécédents par une « violence légitime » pour reprendre ici encore une autre formule popularisée par [[Max Weber]].[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=9&annotation=JR3RILEY) > ^JR3RILEYaKXWJEMTPp9 > [!accord] Page 367 > Il est bien plutôt appelé par l’émergence d’un public, c’est-à-dire d’un groupe d’individus qui se sentent affectés par un problème commun et qui éprouvent la nécessité de résoudre leur problème par l’intervention d’un tiers (le pouvoir politique) et par l’expérimentation que rend possible un tel pouvoir. Le nuisible et l’utile ici sont à chaque fois déterminés par les évaluations et les expérimentations du public lui-même, et jamais par un État central ou figé qui décréterait d’en haut, de manière universelle et permanente, le bien et le mal. Cela ne signifie par pour autant que l’État soit neutre.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=9&annotation=ZV99PPCH) > ^ZV99PPCHaKXWJEMTPp9 > [!accord] Page 367 > Or une telle conception de l’État libéral implique de promouvoir un tout autre modèle démocratique que le modèle du gouvernement représentatif promu par les libéraux. Si [[John Dewey|Dewey]] répond aux problèmes du public par la démocratie et s’il repense l’État libéral à partir de la logique démocratique, c’est à condition, explique-t-il, de résister à la fixation des hiérarchies sociales impliquées par le modèle électif cher aux libéraux.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=9&annotation=3S9LEWXV) > ^3S9LEWXVaKXWJEMTPp9 > [!accord] Page 367 > Aussi faut-il complètement inverser le discours sur la démocratie auquel les libéraux nous ont habitués depuis [[Walter Benjamin|Benjamin]] Constant. Au lieu qu’elle soit une chose du passé, la participation politique n’est pas la « liberté des Anciens », tandis que la « liberté des Modernes » serait celle de l’individu indépendant et centré sur ses propres affaires, et dont il s’agirait simplement de protéger les droits et les propriétés.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=9&annotation=NV4PNP34) > ^NV4PNP34aKXWJEMTPp9 > [!accord] Page 367 > Si la participation démocratique doit redevenir la tâche des Modernes, c’est parce qu’elle seule peut lutter contre les forces impersonnelles de l’économie mondialisée qui impose de manière automatique ses évaluations, et qui les fige dans un carcan uniforme, en mettant hors jeu l’intelligence collective et les capacités inventives des individus et des sociétés.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=9&annotation=9BHTN8H8) > ^9BHTN8H8aKXWJEMTPp9 > [!accord] Page 367 > Mais pour [[John Dewey|Dewey]] l’erreur fondamentale des libéraux, de Constant à Mill en passant par Tocqueville, sur le diagnostic de la massification, c’est qu’ils l’attribuent à la démocratie et à sa prétendue « tyrannie de la majorité ». Or tel est justement le ressort du funeste retournement du libéralisme en un État qui rigidifie les hiérarchies sociales.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=9&annotation=2NUCLMQR) > ^2NUCLMQRaKXWJEMTPp9 > [!approfondir] Page 367 > Son tort est de ne pas avoir vu que la massification était bien plutôt le produit de l’économie mondialisée et de la fixation de ses évaluations par les États libéraux eux-mêmes et leurs élites dirigeantes, produisant un carcan disciplinaire détruisant toutes les potentialités nouvelles et divergentes dont les individus sont porteurs.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=9&annotation=6KYKF9BV) > ^6KYKF9BVaKXWJEMTPp9 > [!information] Page 368 > Pour [[John Dewey|Dewey]] en effet, l’État libéral, c’est l’État qui admet qu’il doit se mettre au service de l’émergence de nouveaux publics et qu’à ce titre il doit régulièrement être défait pour être refait, luttant contre sa propre tendance à fixer ses évaluations dans un statu quo. C’est, au fond, un État qui, au lieu de pousser à ses limites extrêmes la logique de la représentation comme dessaisissement du pouvoir du demos ou des publics au profit de l’élection d’une élite, surveille constamment les dangers de la représentation et de ses prétentions illégitimes au « monopole de la violence légitime » ([[Max Weber]] encore).[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=10&annotation=6TE6NVRN) > ^6TE6NVRNaKXWJEMTPp10 > [!accord] Page 368 > Car, pour [[John Dewey|Dewey]], c’est justement parce que l’État libéral exige incessamment d’être refait, et refuse, depuis le début de son histoire, de se refaire, que la violence des révolutions s’est à chaque fois imposée. L’idée est donc de passer de l’État libéral qui ne se refait pas, et qu’il faut briser par la violence révolutionnaire, à un État libéral qui se referait sans cesse de lui-même et qui ferait par là même l’économie de la violence.[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=10&annotation=XZTUZSFE) > ^XZTUZSFEaKXWJEMTPp10 > [!accord] Page 368 > Comme la vie qui évolue, les publics au sens de [[John Dewey|Dewey]] naissent, se stabilisent et disparaissent, appelant à une transformation permanente de l’État. Mais l’État, de son côté, veut non seulement durer, mais se figer. C’est cette contradiction qu’a su repérer le libéralisme et qu’il doit continuer, pour [[John Dewey|Dewey]], à opposer à l’État en général et au nouvel État libéral autoritaire en particulier. Sans quoi, prévient-il, surgiront d’incessantes révolutions dont la violence sera à chaque fois, et malheureusement, légitime[](zotero://open-pdf/library/items/KXWJEMTP?page=10&annotation=RPJP2HV2) > ^RPJP2HV2aKXWJEMTPp10