> [!info]
Auteur : [[Thomas Bénatouïl]] & [[David Rabouin]] & [[Jean-Pierre Zarader]] & [[Patrice Maniglier]] & [[Elie During]] & [[Alain Badiou]]
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# Annotations
# Introduction : La matrice à philosophies
Auteur : [[Elie During]]
> [!information] Page 3
> Car Matrix justement n'est pas n'importe quel film de science-fiction : il est saturé de philosophie, ou plut6t de << philosophemes », de lieux communs théoriques.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=3&annotation=DPY87TWK)
> ^DPY87TWKaLVRAG6K3p3
> [!information] Page 3
> Pour se préparer au tournage du premier épisode, Keanu Reeves n'a pas seulement eu a subir les rigueurs d'un entrainement physique intense, on lui a fortement suggéré quelques lectures de vacances : des ouvrages de prospective comme ceux de Kevin Kelly (Out of Control: Th e ¡\Jew Biology of Machines, Social Systems and the Economic World), mais aussi Simulacro and Simulation, d'un certain jean Baudrillard.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=3&annotation=MAMAP88W)
> ^MAMAP88WaLVRAG6K3p3
> [!accord] Page 4
> . Mythologie, théologie, mathématiques, réalité virtuelle, intelligence artlfiCielle et biomécanique : les lignes de réflexion suggérées par Matrix n'avaient rien de spéc ifiquement philosophique. 11 n'empeche, cette rnachine commerciale plapit ostensiblement au creur de son propos une question « éternelle » aux accents adolescents : « Comment savoir si la réalité n'est pas une vaste illusion ? ». C'est pourquoi on a parlé de blockbuster philosophique.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=4&annotation=4CLDU4QP)
> ^4CLDU4QPaLVRAG6K3p4
> [!exemple] Page 4
> La ou certains s' amu saient du kitsch métap hysique et de la profondeur atfectée des dialogues, d'autres, moins charita bl es, se demandaient ce qu'on essayait de leur vendre, et ne se laissaient pas aisément convaincre par les beaux discours sur le détournem ent des signes et le mélange créatif .[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=4&annotation=AKTSL8D4)
> ^AKTSL8D4aLVRAG6K3p4
> [!information] Page 4
> lntroduire Platon dans un film de kung-fu futuriste, l'idée était amusante : mals lorsque s'y joignaient Schopenhauer et Descartes, Bouddha et jésus, les gnostiques et les théoriciens de l'intelligence artificielle, l'atmosphere devenait vite irrespirable. Le deuxieme épisode n' arrangeait pas les choses. Pour beau coup c'était déja Matrix Over/oaded, et la perspective d'un troisieme service n'était pas vraiment réjmlissante.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=4&annotation=EKXN2WYM)
> ^EKXN2WYMaLVRAG6K3p4
> [!accord] Page 4
> 11 entrait a vrai dire dans cette réaction plus de mépris que d'écreurement. Tandis que les critiques consternés profitaient de l'occasion pour resservir le theme de l'exception culturelle et dire un peu de mal du " Spectacle , et de la fabrique am éricaine de l'image, certains journalistb d'un natu~2l narquois faisaient leur travail en en rajoutant un peu sur un air connu, " les Américains sont de grands enfants >> . Tout cPiil était fort prévisible.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=4&annotation=FMGNHVDA)
> ^FMGNHVDAaLVRAG6K3p4
> [!accord] Page 5
> On peut en effet toujours faire le malin, s'encanailler en philosophant sérieusement sur un objet exotique et populaire. Cette forme de surenche:e n' est que le revers de la condescendance avec laquelle le film est accueilli par la plupart de ceux qui font profession de penser, et dont les jugements montrent bien qu'ils mesurent en fait l'intéret théorique d'un objeta sa dignité ou asa légitim ité culturelle. Ce n' est pas le propos de ce livre. Mais il ne s' agit pas non plu s, par un autre tour bien connu, de prendre systématiquement le contre-pied de la critique pour faire l'éloge d'une forme pauvre, en rappelant avec Pascal que les opinions du peuple ou de la jeunesse sont « saines , et que ceux qui ne le voient pas sont des « demi-habiles ».[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=5&annotation=CB4CBF6Z)
> ^CB4CBF6ZaLVRAG6K3p5
> [!accord] Page 5
> Matrix n'est pas un film philosophique, pas davantage de la philosophie mise en film, ni meme un film « pour philosophes ». S'il ne fa isait qu'i llustrer des philosophies toutes pretes, ces derniers n'auraient en effet rien a en dire: ils n'ont pas besci n d'attendre du cinéma qu'il leur apprenne leurs classiques .[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=5&annotation=B99YEET2)
> ^B99YEET2aLVRAG6K3p5
> [!accord] Page 5
> S'il fallait le distinguer des autres films de sa catégorie, on pourrait dire que Matrix est un film théorique, ou plus exactement une mahine à effets théoriques susceptible_ en cela d'interesser les philosophes, mais pas au sens ou on le croit d'habitude. Car il ne s'agit pas d'expliquer le " message , du film, ou d'expliciter la « philoso phie , (ou les « philosophies ») qu'il enveloppe, mais seulement d'en faire quelque chose, et si possible autre chose.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=5&annotation=BX6PB4Y9)
> ^BX6PB4Y9aLVRAG6K3p5
> [!information] Page 5
> « Il n'y a aucune question de difficu lté ni de compréhension : les concepts sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vo us conviennent ou non, qui passent ou ne passent pas. Pop'philosophie. 11 n'y a ri en a comprendre, ri e n a interpréter. ,, (Gilles Deleuze [4]).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=5&annotation=2AZCWSKC)
> ^2AZCWSKCaLVRAG6K3p5
> [!accord] Page 5
> On pouvait bien sOr choisir de rire de l'enthousiasm e des fans et de la soudaine passion herméneutique qu'ils se découvraient sur la toile. Mais on pouvait aussi embrayer su r cet élan, non pour analyser les tenants et les aboutissants sociol og iques d'un « phénomene de société , (on a parlé - pourquoi s'en priver? - d ' une « génération ~. A c:trix »), ou pour expliquer doctement ce qu'il convenait de comprendre du film[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=5&annotation=XCW39A2K)
> ^XCW39A2KaLVRAG6K3p5
> [!accord] Page 6
> En parlant de « pop’philosophie », Deleuze était bien de son époque : il s'agissait alors de se connecter aux intensités libérées par un désir circulant dans toute la machine sociale. L'âge n'est plus à la « pop », mais à la « techno », et le romantisme des flux cède effectivement le pas aux machines. Se brancher sur Matrix tout en continuant à faire de la philosophie, ce n'est pas prendre prétexte d'un film populaire pour réutiliser des idées déjà constituées ailleurs, sur d'autres matériaux. C'est embrayer sur un fonctionnement qui est déjà effectif.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=6&annotation=TW8IFH9W)
> ^TW8IFH9WaLVRAG6K3p6
> [!accord] Page 6
> Matrix, ça marche. C'est de là qu'il faut partir pour introduire, dans sa propre pratique philosophique, une sorte d'écart qui mène un peu plus loin que ce qu'on aurait pu accomplir seul, sans cette rencontre. Matrix suggère des pistes théoriques en vertu de ses propres contraintes narratives ou fictionnelles. On peut les exploiter et en tirer des effets philosophiques, à condition de s'intéresser en priorité au fonctionnement et aux opérations de la "machine" totale du film, plutôt qu'à son contenu philosophique explicite ou implicite, d'ailleurs suffisamment disparate pour éveiller le soupçon d'inconsistance. Car Matrix n'est pas un patchwork : c'est une machine.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=6&annotation=HHFB8N8U)
> ^HHFB8N8UaLVRAG6K3p6
> [!accord] Page 6
> la puissance d'un mythe dont les effeb se prolongent bien audela de la salle de projection (c'est le theme du dernier essai, ,, Matrix, machine mythologique >>). Et c'est pourquoi il n'y a pas a proprement parler de philosophie de Matrix (pas plus d'ailleurs que de religion de Matrix, cf. « Les dieux sont dans la Matrice »), ou alors seulement une philosophie virtuelle. Matrix tente une expérience, ou plut6t en pose les conditions sans l'effectuer lui-meme.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=6&annotation=TKMLFTTT)
> ^TKMLFTTTaLVRAG6K3p6
> [!accord] Page 6
> On a justement fait remarquer que cette fiction saturée d'intertextes était centrifuge, au sens ou elle suggérait sans cesse au spectateur des connexions avec l'extérieur, sans jamais mettre réellement en a>uvre une problématique et un processus de résolution effective des problemes qu'elle indiqua it [5]. Matrix ne pose pas une hypothese déterminée pour en parcourir jusqu'au bout les effets et en déduire systématiquement les conséquences pour la pensée. Aussi le film ne releve-t-il peut-etre pas en propre de la science-fiction dans sa définition la plus pure, comme " speculative fiction ». 11 construit plut6t une myriade de petites machines fictionnelles dont il reste a comprendre le fonctionnement pour en tirer les effets : structures de mondes, pistes narratives, índices visuels, etc.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=6&annotation=I5PQ7FRW)
> ^I5PQ7FRWaLVRAG6K3p6
> [!accord] Page 6
> Le kung-fu dans la Caverne de Platon, c'est une façon de parler, mais c'est bien de cela qu'il s'agit. La Caverne, c'est ce que nous connaissons tous, et s'il faut se réjouir que certains spectateurs viennent à Platon par Matrix, l'illustration plus ou moins grossière d'un thème platonicien n'a en elle-même strictement aucun intérêt philosophique. Tout au plus y verra-t-on une ressource didactique. Introduisons, en revanche, un peu de mouvement et de bruit, des entrées et des sorties précipitées, transformons la Caverne en dojo ou en scène de bataille, supposons que le dispositif d'illusion qui commande le ballet des ombres vaines soit déréglé ou infiltré par d'ingénieux hackers, comme peut l'être la simulation d'un monde virtuel : voilà de quoi occuper un philosophe.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=6&annotation=5HZYHZCY)
> ^5HZYHZCYaLVRAG6K3p6
> [!accord] Page 7
> L'hyper-simulation ou la virtualisation du réel ne seront ici d'aucun secours. Il va falloir se forger ses outils, trouver des concepts adéquats et viables, créer enfin des îlots de consistance dans une masse complexe d'hypothèses et de fils narratifs (voir à ce sujet « Trois figures de la simulation »).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=7&annotation=JDPAE66A)
> ^JDPAE66AaLVRAG6K3p7
> [!accord] Page 7
> Or, le film justement ne fait pas explicitement ce travail conceptuel et, par certains côtés, il nous en dissuade même activement en incitant à y retrouver des idées toutes faites. Le rapport que la philosophie tend à nouer avec la fiction cinématographique est, dans ce cas, le moins philosophique qui soit : tantôt le philosophe exerce son jugement en identifiant dans certains aspects du film l'illustration littérale ou symbolique de thèmes ou de thèses bien connues (on dira alors qu'il propose une « interprétation », bien qu'il s'agisse souvent de prendre prétexte d'un objet populaire pour donner aux questions qui l'occupent une version moins austère qu'à l'ordinaire), tantôt il se contente d'un relevé pur et simple des lieux communs, en laissant entendre que le film « ferait » de la philosophie pour son compte en exposant des contenus philosophiques de plein droit, directement par la voix de certains personnages (énoncés réflexifs et digressions de Morpheus ou de l'Oracle) ou indirectement à travers son argument narratif même (la « réalité » n'est qu'un rêve). Cela revient dans tous les cas à instrumentaliser le film en lui faisant jouer le rôle de faire-valoir pour une philosophie déterminée, ou de simple matériau de construction pour une philosophie nouvelle, mais nécessairement arbitraire par rapport au fonctionnement du film.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=7&annotation=X7V93XB7)
> ^X7V93XB7aLVRAG6K3p7
> [!accord] Page 7
> Philip K. Dick disait en ce sens que le véritable héros d'un roman de science-fiction n'est jamais un personnage, mais une idée nouvelle dont on étudie les développements logiques et narratifs, en la faisant prendre corps dans un lieu et un temps donnés, au sein d'une société et d'un monde possibles.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=7&annotation=JVAY7CL9)
> ^JVAY7CL9aLVRAG6K3p7
> [!approfondir] Page 7
> Ainsi s’éclaire le rapport particulier qu’entretient la science-fiction au savoir scientifique d’un côté, à la philosophie de l’autre. Comme l’explique Guy Lardreau, la science-fiction, dans sa vocation proprement spéculative, « ne mobilise pas une philosophie, elle a pour son ambition, parfois avouée, en tout cas la plus profonde, de se substituer à la philosophie ». En construisant des mondes ou en en défaisant d’autres, elle reflète dans l’ordre de l’imaginaire et de la fiction la question insistante de la philosophie elle-même : celle de la consistance de la réalité, ou de l’expérience que nous pouvons en faire. Au revers de ses fictions et de ses symboles, elle fait pressentir la tension de la pensée vers un Autre absolu du monde (quel que soit le nom qui le désigne : Un, Réel, etc.), qui résiste au savoir et projette du même coup sur l’ensemble de notre « réalité » une atmosphère d’étrangeté qui n’est pas sans rappeler l’affect fondamental de la philosophie : l’étonnement.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=7&annotation=QHKNQSFQ)
> ^QHKNQSFQaLVRAG6K3p7
> [!accord] Page 8
> Mais peu importe. L'essentiel est que Matrix se présente d'emblée comme une fiction cosmologique : ce qui est en jeu, au-dela de la prise de conscience de l'inconsistance des apparences, c'est en effet la possibilité meme de faire monde.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=8&annotation=SL5D3JI7)
> ^SL5D3JI7aLVRAG6K3p8
> [!information] Page 9
> Et que montre-t-il ? Précisément, le développement d'une action dans le cadre d'un monde stratifié en niveaux de réalité et de simulation distincts, avec des possibilités multiples de passages et de transformations. Ce qui compte alors, c'est moins le vacillement des apparences et son retentissement subjectif, moins le vertige suscité dans une conscience par la multiplication des mondes ou le dérèglement de l'expérience — thèmes magistralement exploités par toute l'œuvre de Philip K. Dick et repris par des films comme Total Recall, Fight Club, Vanilla Sky, Dark City ou eXistenZ — que l'exposition frontale de la machinerie du simulacre au cœur de cette proposition de monde. Il s'agit aussi de la mise en scène d'une action qui reflète, à travers des indices extérieurs, une transformation de nature spirituelle : d'un côté, la topographie du virtuel ; de l'autre, la sagesse du corps. C'est là que réside la spécificité de Matrix au sein du genre science-fiction.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=9&annotation=WBJW9CNC)
> ^WBJW9CNCaLVRAG6K3p9
> [!accord] Page 10
> Alors le problème n'est plus que le monde simulé soit « irréel », mais que la séparation de fait entre ceux qui restent branchés sur la Matrice et ceux qui se sont débranchés introduit une faille au sein de l'humanité quant à la possibilité d'une définition du réel commun que présuppose l'action collective (voir « Sommes-nous dans la Matrice ? »).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=10&annotation=Y4XPR47Z)
> ^Y4XPR47ZaLVRAG6K3p10
> [!accord] Page 10
> L'initiation de Neo par l'apprentissage des arts martiaux met ainsi en scène toute une ascèse dont le but, quand on y réfléchit, n'est pas de se délivrer de l'illusion des sens et de la matière, mais au contraire de faire usage de la « grande raison » du corps, comme disait Nietzsche (« La Voie du guerrier »). Le film ne se contente pas d'opposer une bonne réalité et une mauvaise apparence, mais définit quelque chose comme un bon usage des apparences. Il suggère du même coup un étagement de « degrés de connaissance », qui ne conduit pas nécessairement vers Zion (la « réalité » supposée extérieure au dispositif de l'illusion), mais vers une maîtrise toujours plus intense de soi dans la Matrice (« La Matrice ou la Caverne ? », « Le Tao de la Matrice »).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=10&annotation=357XGVIG)
> ^357XGVIGaLVRAG6K3p10
> [!accord] Page 10
> Que Matrix enfin, en saturant son propre discours de références hétéroclites, ne se contente pas de donner raison à tout le monde (le concept de syncrétisme n'a jamais rien expliqué, cf. « Les dieux sont dans la Matrice »), mais construit un étrange langage commun qui s'apparente précisément au mythe, et qui permet d'aborder certains problèmes spéculatifs à partir d'éléments non philosophiques, en les rendant pour ainsi dire immédiatement traduisibles dans des codes culturels hétérogènes (« Matrix, machine mythologique »). C'est d'ailleurs ce fonctionnement mythologique de la machine Matrix qui rend compte de ce livre même, et de la circulation qu'il organise entre ses différents niveaux.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=10&annotation=IMU2PLPR)
> ^IMU2PLPRaLVRAG6K3p10
# La voie du guerrier
Auteur : [[David Rabouin]]
> [!accord] Page 11
> Tout ce que le film peut receler de « philosophie » risque ainsi de se réduire à quelques trop célèbres problèmes « métaphysiques », où la question de la « vérité » est immédiatement comprise comme concernant la connaissance et elle seule. L'éveil de la conscience, c'est alors de connaître la vérité comme réalité. Qu'il y ait une vérité de l'action, du corps, du combat, voilà qui ne saurait être sérieusement envisagé.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=11&annotation=KL7LZ3TG)
> ^KL7LZ3TGaLVRAG6K3p11
> [!information] Page 12
> Le rapprochement, souvent proposé, de Matrix avec le bouddhisme zen (ou chan) trouve d'ailleurs ici une limite. Même si la pensée des arts martiaux dans son éclectisme y a souvent puisé et qu'il est peu de films de kung-fu qui ne sacrifient à ce folklore, il n'en reste pas moins difficile de trouver dans le bouddhisme quelque chose qui s'accorde avec l'idée du combat à mort. Il ne faut pas négliger, en effet, cette spécificité évidente de la « voie du guerrier » : sa vie doit y être en jeu — ce qui suppose que la vie et la mort, loin d'être des illusions, soient précisément ce qui compte le plus. Comme le rappelle très justement Kenji Tokitsu à propos de son art : « Si le but est de se vaincre soi-même, mieux vaut pratiquer la méditation zen ! On ne peut assimiler la recherche du karaté à une démarche religieuse, car il s'agit de combattre, il s'agit de la vie et de la mort. Dans le zen, ce problème est dépassé, car vie et mort ne sont pas séparées comme telles, mais il y a une continuité de l'une à l'autre, et la mort du corps ne signifie pas la véritable mort. » C'est un élément essentiel de Matrix, sur lequel il faudra revenir : la mort, y compris dans la Matrice, n'y est jamais une illusion. La geste que retrace le film ne se joue pas dans le patient travail de la méditation ou dans la réflexion minutieuse d'une démarche analytique ; elle suit, comme nombre de contes anciens, la voie du guerrier.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=12&annotation=9NY2Q3PH)
> ^9NY2Q3PHaLVRAG6K3p12
> [!accord] Page 12
> Le commencement de l'action est le mouvement, et avec lui un certain rapport à la vitesse et à la force. Dans la tradition occidentale, ces notions se sont lentement déplacées de la puissance naturelle des corps vivants à l'enregistrement et à la mesure d'effets matériels. La vitesse n'est plus immédiatement de l'ordre du vécu, sinon dans quelques pratiques corporelles codifiées et séparées ou rejetées de notre existence (danses, mimes, sports, rituels, etc.).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=12&annotation=AH2RN4KS)
> ^AH2RN4KSaLVRAG6K3p12
> [!accord] Page 12
> Notre temps, pour le dire plus clairement, est celui des machines. Il n'y a d'ailleurs pas d'exemple plus immédiat de la manière dont les machines, d'abord créées pour nous servir, finissent par nous asservir. Si nous expérimentons évidemment chaque jour la vitesse de nos corps (et moins quotidiennement le plaisir de leur lenteur), c'est de plus en plus à la manière d'une extériorité, qui nous porte sans que nous ayons prise sur elle : un « rythme de vie », dit-on. Reconquérir le temps et les rythmes du corps est certainement un des défis que la société post-industrielle doit relever, si elle veut survivre, et c'est aussi de cela que parle Matrix[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=12&annotation=WKJSER3C)
> ^WKJSER3CaLVRAG6K3p12
> [!accord] Page 12
> Reste l'essentiel : il doit apprendre qui il est, ce qu'il doit faire, et il va le comprendre précisément dans le combat. Une trouvaille particulièrement intéressante est alors de lui donner instantanément la maîtrise de toutes les techniques. Ainsi est avancée une idée fondamentale de tous les arts martiaux, sur laquelle il faudra revenir : que la technique, conçue comme enchaînement mécanique des gestes, n'est rien.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=12&annotation=KBKMRFDR)
> ^KBKMRFDRaLVRAG6K3p12
> [!accord] Page 13
> De fait, Neo n'apprend pas seulement le Kung-Fu, mais toutes sortes de techniques de combat, y compris occidentales (Savate, Jujitsu, Kenpo, Drunken Boxing... précisait le scénario). Parallèlement, on peut rappeler que de très grands sportifs, danseurs, musiciens, etc., de la tradition occidentale parviennent parfois à un « savoir » de leur corps comparable à ce qui a été codifié plus explicitement dans le cadre des arts orientaux. Cela est très clairement indiqué par le dessin animé de la série Animatrix, où nous voyons un coureur parvenir à sortir de la Matrice en poussant son corps à sa plus extrême limite (Record du monde).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=13&annotation=YH625SBN)
> ^YH625SBNaLVRAG6K3p13
> [!information] Page 14
> Cet éveil, qui coïncide avec l'acquisition de l'immobilité dans la mobilité, ne sera alors rien d'autre que la perception de la mobilité de toutes choses dans l'immobilité : Neo voit défiler les signes qui régissent la stabilité du réel. Il voit le réel comme processus et adhère à ce devenir, selon l'idéal avoué du sage taoïste. Son calme est apparent. Il parvient alors au terme ultime de l'action : la non-action. Les choses se passent désormais malgré lui. Le sage, dit le Lao-tseu, « apprend à désapprendre, revenant sur le chemin que la foule désapprouve ; et adhérant à la spontanéité des êtres, il ne fait rien ».[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=14&annotation=IPK7I7Y6)
> ^IPK7I7Y6aLVRAG6K3p14
> [!accord] Page 14
> Revenons maintenant sur les étapes qui conduisent à cet éveil. Elles sont très clairement exposées. La première est formulée par Morpheus lors de l'initiation au combat : « What are you waiting for? You're faster than this. Don't think you are, know you are... Come on. Stop trying to hit me and hit me. » Cette idée qu'il faut cesser de vouloir agir pour agir, ou « non-agir », a toujours été particulièrement difficile à comprendre pour la pensée occidentale, obsédée par le primat de la conscience. Neo ne va d'ailleurs pas la saisir immédiatement. Autant elle s'accorde, en effet, à l'idée (même fausse) que nous nous faisons de la méditation, autant elle semble incompatible avec celle du combat et de la guerre, où l'action semble évidemment procéder du vouloir[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=14&annotation=HNDDVF6E)
> ^HNDDVF6EaLVRAG6K3p14
> [!accord] Page 16
> Il faut insister sur le caractère parfaitement non paradoxal de cette sagesse, si incompréhensible à un dualisme qui veut toujours savoir d'abord qui dirige, du corps ou de l'esprit. Car la tentation est grande de réduire ce type de pensée, qui pratique volontiers la contradiction (pour l'esprit), à quelque « chinoiserie » certes exotique, mais du même coup inoffensive. Comme l'a fait récemment remarquer Jean-François Billeter, cette mise à distance est d'abord une manière de dénier la vérité simple de ce qui s'y dit. La manière dont corps et esprit s'éduquent l'un l'autre, la réalisation de l'action parfaite comme oubli de la conscience, etc., sont des évidences dont nous avons tous fait l'expérience en apprenant à nager ou à faire du vélo.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=16&annotation=FI3L22XH)
> ^FI3L22XHaLVRAG6K3p16
> [!accord] Page 16
> Ce que la pensée chinoise autorise ici est tout au plus de passer par l'image plutôt que par le discours — avantage certain pour une œuvre cinématographique. Mais il ne faudrait pas laisser croire que la ligne de partage soit de contenu. Car ce que laisse penser le sage chinois est étonnamment proche de ce que nous donnent à penser, dans la tradition occidentale, les auteurs qui ont refusé l'absurdité du dualisme comme Spinoza : « Personne jusqu'à présent n'a connu la structure du Corps si précisément qu'il en put expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici du fait que, chez les Bêtes, on observe plus d'une chose qui dépasse de loin la sagacité humaine, et que les somnambules, dans leurs rêves, font un très grand nombre de choses qu'ils n'oseraient faire dans la veille ; ce qui montre assez que le Corps, lui-même, par les seules lois de la nature, peut bien des choses qui font l'admiration de l'esprit » (Éthique III, proposition 2, Scolie). Et J.-F. Billeter de remarquer : « Spinoza et Tchouang-tseu se touchent ici, et ce n'est pas l'effet d'un hasard. Il y a entre la pensée de l'un et l'autre une affinité profonde. »[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=16&annotation=ZBVVEGZZ)
> ^ZBVVEGZZaLVRAG6K3p16
> [!accord] Page 17
> Neo a désormais affiné ses pouvoirs au point de rivaliser avec les plus célèbres super-héros américains, en l'occurrence Superman. Derrière cette référence amusée se cache une évolution importante : alors que dans le premier épisode, la première des lois qu'il apprenait ne pouvoir briser était la gravité, il a désormais le pouvoir non certes de la briser, mais au moins — comme lui disait Morpheus dans le premier épisode — de la plier (« Spoon boy »). Or, la conséquence immédiate de ce nouvel état de fait est qu'il peut échapper à toutes les situations de combat. Si donc on considère que la tâche de l'Élu dans la Matrice n'est pas de détruire les agents (ce qui ne sert à rien), mais de libérer le genre humain de sa servitude, se pose immédiatement la question de l'utilité des combats.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=17&annotation=C5TGG4ST)
> ^C5TGG4STaLVRAG6K3p17
> [!information] Page 17
> Tous les maîtres s'accordent sur le fait que la victoire n'est pas le but ultime et qu'il faut savoir se sauvegarder ou, pour reprendre une autre proposition spinoziste, que « la vertu de l'homme libre se montre aussi grande à décliner les dangers qu'à en venir à bout » (Éthique III, proposition 69). Cette maxime est précisément mise en application par Neo lors du combat avec les clones de Smith, où la fuite apparaît comme la seule possibilité pour se sauvegarder.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=17&annotation=BZD9CW2X)
> ^BZD9CW2XaLVRAG6K3p17
> [!information] Page 19
> L'allégorie de la Caverne est, comme le dit Socrate, une représentation de « notre nature considérée sous le rapport de l'éducation et du manque d'éducation » et Matrix serait une version actualisée de ce court « roman d'apprentissage ». Malgré des similitudes indéniables, il n'est toutefois pas du tout sûr que ces deux représentations des progrès de la compréhension du monde relèvent de la même philosophie. Matrix s'inspire d'autres modèles que l'allégorie platonicienne (Les dieux sont dans la Matrice, Le Tao de la Matrice) et compose ainsi une représentation originale du perfectionnement de l'esprit humain, qui doit passer par plusieurs niveaux de perception distincts avant d'accéder à la vérité. Examinons chacun de ces niveaux et voyons s'ils dessinent un parcours parallèle à celui de l'allégorie platonicienne.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=19&annotation=84R46EPB)
> ^84R46EPBaLVRAG6K3p19
# La matrice ou la caverne ?
Auteur : [[Thomas Bénatouïl]]
> [!information] Page 19
> L'allégorie de la Caverne est, comme le dit Socrate, une représentation de « notre nature considérée sous le rapport de l'éducation et du manque d'éducation », et Matrix serait une version actualisée de ce court « roman d'apprentissage ». Malgré des similitudes indéniables, il n'est toutefois pas du tout sûr que ces deux représentations des progrès de la compréhension du monde relèvent de la même philosophie. Matrix s'inspire d'autres modèles que l'allégorie platonicienne (Les dieux sont dans la Matrice, Le Tao de la Matrice) et compose ainsi une représentation originale du perfectionnement de l'esprit humain, qui doit passer par plusieurs niveaux de perception distincts avant d'accéder à la vérité. Examinons chacun de ces niveaux et voyons s'ils dessinent un parcours parallèle à celui de l'allégorie platonicienne.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=19&annotation=YQIK2RH4)
> ^YQIK2RH4aLVRAG6K3p19
> [!accord] Page 19
> Comme le lui dira Morpheus : « Tu es ici parce que tu sais quelque chose. Tu ne peux pas expliquer ce que tu sais, mais tu le sens. Tu l'as senti toute ta vie : il y a quelque chose qui ne colle pas dans le monde. Tu ne sais pas ce que c'est, mais c'est là, comme une écharde dans ton esprit, qui te rend fou. » Comment Neo a-t-il pu accéder à cette conscience obscure du fait qu'il ne sait pas tout sur le monde ? On aurait aimé en savoir plus sur la manière dont il est devenu « prêt à être débranché ».[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=19&annotation=6J8XW24R)
> ^6J8XW24RaLVRAG6K3p19
> [!information] Page 20
> Jusqu'ici, il n'est assurément très proche de l'allégorie de la Caverne. Selon Platon, ses prisonniers vivent dans un rêve, parce qu'ils tiennent des apparences — les ombres projetées sur les murs de la Caverne — pour des choses réelles. Ils rivalisent entre eux pour les reconnaître, au point qu'ils s'attaquent violemment à celui qui leur annonce que leur monde n'est fait que d'illusions. Par ailleurs, dans la Caverne, comme dans la Matrice, ne peut être libéré que le jeune homme prédestiné, par la nature philosophique de son âme, à chercher la vérité hors du sensible. On ne peut apparemment pas accéder à la vérité depuis l'intérieur de la Caverne ou de la Matrice, même avec beaucoup d'efforts et d'expériences. Il y a bien un contre-exemple, celui du coureur dans le dessin animé World Record de la série Animatrix : son effort pour gagner sa course est tel qu'il dépasse les capacités de son corps virtuel et se « réveille ». Mais cette sortie de la Matrice est involontaire et inaboutie : le coureur aperçoit la réalité sans comprendre. La libération véritable exige en fait l'intervention d'un maître qui a déjà accès au monde réel et parvient à convertir le disciple encore incertain et ignorant. Ce maître n'apporte toutefois pas un savoir nouveau et extérieur à l'esprit du disciple.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=20&annotation=DGY47VB5)
> ^DGY47VB5aLVRAG6K3p20
> [!accord] Page 20
> La compréhension de la Matrice doit s'incarner dans l'action (La Voie du guerrier). Si la pilule rouge et Morpheus permettent à Neo de réussir là où le coureur de World Record échoue, Neo doit aussi, dans un second temps, s'efforcer, comme le coureur, d'acquérir une maîtrise supérieure de son corps virtuel pour libérer réellement son esprit de l'emprise de la Matrice. Il y a certes là une forme de « souci de soi », cette connaissance de soi-même que Socrate et Platon exigent du philosophe accompli. L'expression peut toutefois recevoir bien des significations. Pour Socrate, il s'agissait de s'occuper de son âme plutôt que de son corps en pratiquant et cherchant à définir les vertus morales. Pour Platon, cela n'est réalisable que par la connaissance des réalités intelligibles auxquelles l'âme ne peut accéder qu'en se détournant des choses sensibles. Pour Neo, en revanche, il n'est pas question de découvrir de nouveaux objets aux propriétés inédites mais d'embrasser l'illusion elle-même d'un regard lucide et maîtrisé. Alors que le prisonnier libéré de Platon trouve son bonheur suprême dans la contemplation de la réalité extérieure (les Formes intelligibles) et doit être forcé à redescendre dans la Caverne (le monde des sensations et des plaisirs), la majeure partie des scènes de Matrix se déroulent à l'intérieur de la Matrice ou de programmes de simulation, même une fois que Neo a été libéré. En découle d'ailleurs l'originalité dramatique et esthétique de Matrix : la lutte des hommes et des machines a surtout lieu à l'intérieur de la réalité virtuelle de la Matrice.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=20&annotation=RLSNJAM9)
> ^RLSNJAM9aLVRAG6K3p20
> [!information] Page 21
> Cypher — le mot désigne à la fois un code secret et un incapable — incarne l'ambiguïté de ce décryptage de la Matrice. Il explique à Neo qu'avec l'habitude, il traduit immédiatement les codes qui apparaissent sur les écrans en objets : « Je ne vois même pas le code ; tout ce que je vois, c'est une blonde, une brune, une rousse. » Cette connaissance symbolique est donc très efficace mais demeure générale : elle permet de reconnaître la présence de tel ou tel type d'objet, défini par ses propriétés distinctives, mais ne permet pas d'entrer en contact avec un objet singulier, de l'affecter ou d'être affecté par lui. Telle est l'origine de la trahison de Cypher : il regrette d'avoir perdu la richesse et la vivacité immédiates des sensations du cerveau branché à la Matrice (Cypher).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=21&annotation=PVDR6P6D)
> ^PVDR6P6DaLVRAG6K3p21
> [!approfondir] Page 21
> Il ne connaît aucune autre solution que le retour à l'illusion inconsciente pour échapper à la tristesse du réel, alors qu'il existe une autre voie, ni sensualiste ni platonicienne, que va découvrir Neo : la maîtrise ou l'exploration du virtuel, le bon usage d'illusions reconnues comme telles.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=21&annotation=BB6ALCTU)
> ^BB6ALCTUaLVRAG6K3p21
> [!information] Page 21
> Cette conscience rend capable d'accomplir dans la Matrice des actions qui dépassent les capacités normales du corps humain. On peut penser ici à la manière dont Spinoza montre que l'obscurité de la perception sensorielle résulte du fait que nous ne connaissons pas l'intermédiaire à travers lequel nous percevons les objets extérieurs, à savoir notre corps (Éthique, II, prop. 19-28). Dans Matrix, les pouvoirs supérieurs de Trinity ou Morpheus résultent du fait qu'ils sentent que leur esprit est en contact direct avec la réalité (virtuelle) de la Matrice et que leur évolution à l'intérieur de celle-ci n'est en rien limitée par les contraintes liées à la possession d'un corps.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=21&annotation=DIUUSZFD)
> ^DIUUSZFDaLVRAG6K3p21
> [!information] Page 22
> On peut penser que cette capacité découle de la maîtrise que Neo possède des lois de la Matrice : la saisie des structures immanentes de la réalité virtuelle fournit une connaissance synchronique de ce qui est possible en un point donné, mais aussi une connaissance diachronique de tout ce qui se réalise à partir de ce point. L'Oracle explique précisément que Neo « voit le monde sans le temps ». Le modèle du troisième genre de connaissance s'applique encore parfaitement ici : selon Spinoza, celui-ci permet en effet à l'esprit de comprendre les choses « sous une espèce d'éternité ». Bien plus, à la fin de Matrix Reloaded, Neo apprend non seulement de l'Architecte le fonctionnement global de la Matrice et de l'Élu (Pourquoi suis-je ici ?), mais se découvre aussi doté d'une nouvelle connaissance, qui n'a plus pour objet les lois de la réalité virtuelle mais les machines elles-mêmes : après avoir réussi à faire ressentir l'amour à un programme dans la Matrice (Perséphone), il parvient à « sentir » les machines hors de la Matrice, comme si sa « science intuitive » s'était approfondie au point de remonter jusqu'à l'origine productrice de la Matrice, la Source, Dieu, c'est-à-dire l'Intelligence Artificielle.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=22&annotation=XINL7XJD)
> ^XINL7XJDaLVRAG6K3p22
> [!accord] Page 22
> Loin d'aborder la Matrice comme une caverne où on le contraint à redescendre et dont l'obscurité l'aveugle, Neo rend donc la Matrice transparente à son esprit et en fait son terrain de jeu favori. Il comprend la manière dont chaque objet virtuel singulier, y compris son propre corps, s'intègre dans la Matrice, et il utilise cette connaissance pour modifier ces objets en affectant directement leur structure constitutive. Or, selon Spinoza, le troisième genre de connaissance va de pair avec un « amour intellectuel de Dieu », dans la mesure où il montre comment Dieu est la cause productrice de chaque chose singulière et de leur connaissance. Il faut donc se demander si, en devenant l'Élu, Neo n'est pas nécessairement conduit à aimer la Matrice, à participer avec joie à sa rationalité intime et nécessaire (Architecte). Telle est l'une des interprétations possibles du plaisir que prend Neo à exercer ses pouvoirs dans la Matrice et de la promesse finale qu'il fait de montrer aux hommes « un monde sans règle ni contrôle, sans frontière ni limite ».[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=22&annotation=5VZWWVM4)
>
> >
> Cf matrix 4 (je crois que ça parle un peu de ça ??)
> ^5VZWWVM4aLVRAG6K3p22
# Eloge de la contingence
Auteur : [[Jean-Pierre Zarader]]
> [!accord] Page 23
> C'est que Matrix est d'abord l'affirmation de la liberté de l'homme, de sa capacité à résister à un système qui entend enlever à l'homme toute dignité et toute liberté pour le réduire à l'état de carburant. Que Matrix Reloaded, par une sorte de construction en abîme, réinscrive cette révolte au sein même du système, ne change rien — ce n'est au fond que reculer pour mieux sauter.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=23&annotation=WM7UYQJV)
> ^WM7UYQJVaLVRAG6K3p23
> [!approfondir] Page 24
> La civilisation de la Matrice, en effet, n'est pas notre civilisation mais son apogée, et donc en un sens son contraire. Car cette perfection, qui a pu être pour nous un idéal, prétend ici, dans ce monde où tout est soumis à des lois et à des règles, où rien n'est laissé au hasard, être réalisée. Idée non plus régulatrice, donc, mais constitutive, comme dirait Kant. Or ce monde de la nécessité, ce monde sans contingence, on y reviendra, est bien le contraire de notre monde. Et c'est contre ce monde inhumain que luttent les résistants.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=24&annotation=YSATBDXH)
> ^YSATBDXHaLVRAG6K3p24
> [!accord] Page 24
> On pourrait dès lors proposer une interprétation sensiblement différente. Le monde décrit dans Matrix évoque — historiquement et conceptuellement — le monde totalitaire. Il correspondrait assez bien à ce que Popper nomme une « société close », par opposition aux sociétés libérales et démocratiques, ou « sociétés ouvertes ». Monde semblable aux sociétés animales, à la ruche ou à la fourmilière, dans lesquelles toute liberté est exclue. Et au Panoptique de Bentham, c’est-à-dire à cette surveillance totale, cette transparence absolue que son inventeur réservait aux prisons et qui, vidéosurveillance et autres progrès techniques aidant, pourrait bien caractériser notre monde, mais constitue surtout l’archétype de tout système totalitaire. La Matrice est tout, l’individu rien. À cette différence près, sans doute, que le Panoptique de Bentham, comme son nom l’indique, est un regard total qui pousse le détenu à intérioriser le regard de l’Autorité elle-même, tandis que la Matrice ne se contente pas d’être un pur regard, mais agit directement sur les êtres. Universelle, omniprésente, du travail à la famille, de l’université aux églises : « Elle est le monde qu’on t’a mis devant les yeux pour t’empêcher de voir la vérité. » Ce passage à la limite du système benthamien donne au film sa dimension métaphysique et nous renvoie, au-delà du Panoptique, à Schopenhauer et au voile de Maya.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=24&annotation=C632ZPRQ)
> ^C632ZPRQaLVRAG6K3p24
> [!accord] Page 25
> Interprétation paradoxale, sans doute, mais que le film semble autoriser. Il est frappant, en effet, que le premier épisode s'achève précisément sur une évocation de la contingence, qui est bien le contraire du monde de la Matrice, gouverné par la nécessité. Or ce monde de la contingence — le seul monde où le choix soit possible — est bien notre monde. L'opposition suggérée par le film entre la naissance et la culture (les hommes ne naissent plus, ils sont cultivés) n'exprime pas seulement la victoire de la technique sur la nature — car il s'agit bien, comme on le voit, d'une culture industrielle —, elle exprime également d'une autre manière cette opposition entre contingence et nécessité, entre événement et système : quoi de plus irréductible à tout système et à toute pensée totalisante qu'une naissance ?[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=25&annotation=3FF536YH)
> ^3FF536YHaLVRAG6K3p25
> [!information] Page 25
> Ainsi, à un monde prédéterminé dans lequel les hommes sont soumis à une nécessité inexorable, nécessité symbolisée par la toute-puissance de la Matrice, qui pourrait en ce sens être rapprochée du destin cher aux stoïciens (Architecte), succède un monde dans lequel tout est possible, un monde livré à la libre action des hommes. C'est dire que la fin du film est bien sa fin (télos), plus encore que son terme. C'est cette fin qui est en jeu dès l'origine. Et à la question initiale : « Qu'est-ce qui est en jeu dans cette course ? », on n'aurait pas de peine à répondre que c'est la (re)conquête de la dignité de l'homme comme sujet libre. C'est cette fin qui peut éclairer, rétrospectivement, l'ensemble du film. C'est elle qui constitue, dans le plein sens du mot, la fin de l'histoire.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=25&annotation=IE4TWC3Z)
> ^IE4TWC3ZaLVRAG6K3p25
> [!accord] Page 25
> Matrix lie du reste — et à juste titre — liberté et recherche de la vérité. Le choix offert par Morpheus à Neo est entre le retour dans la Matrice et la vérité : « Souviens-toi, tout ce que j’ai à t’offrir est la vérité, rien de plus... ». La vérité donc, non le bonheur. C’est précisément pour avoir confondu — ou identifié — les deux que Cypher a été conduit à renier son premier choix et à trahir. Que Neo choisisse la recherche de la vérité — sans considération du bonheur — ne fait pas seulement de lui une figure philosophique, voire la figure même du philosophe, elle le rattache à une idée particulière de la philosophie, celle des présocratiques, ou encore de Heidegger. Elle le distingue ainsi de toute une tradition qui remonte aux sophistes et à Socrate : c’est en effet avec eux que le problème du bonheur, comme celui de l’homme, vient au premier plan.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=25&annotation=YB5FP6S3)
> ^YB5FP6S3aLVRAG6K3p25
> [!information] Page 26
> Un texte de Marcel Conche — dont toute la philosophie s’enracine dans ce qu’il nomme son « avenir grec » — souligne bien ce point : « Les Antésocratiques n’avaient souci que de la vérité. Le terme eudaimonia [bonheur] n’apparaît guère qu’avec les Sophistes [...] La philosophie suppose une volonté de vérité, sans souci de savoir si la vérité réjouira ou fera souffrir. Et précisément, l’on veut la vérité, lors même qu’elle apportera la souffrance. Ce qui, pour beaucoup d’hommes, rend possible le bonheur n’est pas la vérité mais l’illusion [...] Le philosophe authentique recherche la vérité pour la vérité, donc au prix même de la souffrance » (Quelle philosophie pour demain ?, PUF, 2003).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=26&annotation=5GA8XIS6)
> ^5GA8XIS6aLVRAG6K3p26
> [!accord] Page 26
> En ce sens, on peut donc bien affirmer qu’à l’encontre de toutes les sagesses pratiques qui sont aujourd’hui à la mode, Neo incarne le philosophe authentique, c’est-à-dire une « sagesse tragique ». Mais cette recherche de la vérité, finalité ultime et d’ordre ontologique, ne s’oppose nullement à la recherche de la liberté qui l’anime par ailleurs. Loin de devoir opposer ces deux fins, il faut au contraire affirmer que la liberté est le fondement de la recherche de la vérité, la notion même de jugement vrai supposant l’absence de déterminisme. Pour un être qui n’est pas déconnecté de la Matrice, toute recherche de la vérité est par définition exclue. Marcel Conche s’oppose ainsi à Heidegger, en affirmant que l’essence extatique du Dasein est à penser, non à partir du souci (Sorge), mais de la liberté (Freiheit) : « Il est évident que la possibilité pour l’homme de porter le moindre jugement de vérité [...] se fonde sur la liberté, car si le jugement était déterminé par quelque causalité que ce soit — biologique, sociologique, psychologique ou autre — et non par la vue de la vérité, par quel hasard se trouverait-il être vrai ? » (ibid.). Cette affirmation vaut d’ailleurs pour la vérité en général et non pour la seule « vérité de l’être ».[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=26&annotation=V4WNZDAT)
> ^V4WNZDATaLVRAG6K3p26
> [!accord] Page 26
> La question est explicitement posée par Morpheus, qui demande à Neo s’il croit au destin : « Non, répond celui-ci, je veux être aux commandes de ma vie. » Le dialogue joue ici sur le caractère équivoque du mot destin. Par destin, Morpheus entend l’élection ou la vocation : il pense que Neo est l’Élu, celui qui permettra la renaissance de l’homme et donc d’un monde humain. Neo semble au contraire entendre par destin un programme, une nécessité inexorable, analogue à celle qui régit le monde programmé par la Matrice, et contre lequel il lutte. Or le destin, la destinée de Neo, c’est précisément de refuser cette nécessité, et c’est par ce refus qu’il affirme sa liberté. Mais si Neo peut ainsi opposer nécessité et liberté, le film montre que ces deux notions sont inextricablement liées dans la notion même de choix (Liberté virtuelle). La scène du choix entre les deux pilules exprime bien ce lien : si Neo choisit la bleue, il oubliera tout et reprendra sa place dans la Matrice (c’est le retour à l’illusion) ; s’il choisit la rouge, il quittera la Matrice pour accomplir sa « destinée », et à partir de ce choix libre, tout va s’enchaîner. Il ne pourra plus revenir en arrière ni accuser quiconque.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=26&annotation=WUD2S7NR)
> ^WUD2S7NRaLVRAG6K3p26
> [!information] Page 26
> Cette unité de la liberté et de la nécessité est exposée par Platon, dans le mythe d’Er au livre X de la République, et d’une autre manière par Kant, dans la distinction du caractère intelligible et du caractère empirique. Elle n’est pas sans rappeler la notion sartrienne de « projet fondamental ». Dans tous ces textes, l’idée est bien, comme dans la séquence qu’on vient d’évoquer, que l’homme choisit librement une destinée qui peut sembler s’imposer à lui et dont il doit cependant, seul, être tenu pour responsable (Liberté virtuelle).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=26&annotation=HIU3V5Y2)
> ^HIU3V5Y2aLVRAG6K3p26
> [!information] Page 27
> Liberté, responsabilité, dignité : ce sont bien là trois termes indissociables selon Kant. L’homme, en tant que sujet moral, est une fin en soi et doit être traité comme tel : c’est ce qui fonde sa dignité et permet de postuler sa liberté. On sait que le devoir moral, que Kant nomme impératif catégorique, peut se formuler ainsi : « Agis toujours de telle sorte que tu traites la personne humaine, en toi-même comme en autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». Or les « humains » de la Matrice sont précisément des êtres qui sont traités comme de simples moyens, nullement comme des fins en soi : ils ont, en ce sens, tout au plus un prix, une utilité, et non une dignité. En refusant ce statut de simple moyen, c’est donc tout à la fois la liberté, la dignité et la responsabilité que Neo revendique. C’est en ce sens que sa lutte est, indissociablement, métaphysique et morale[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=27&annotation=Z87F6WRD)
> ^Z87F6WRDaLVRAG6K3p27
> [!information] Page 27
> Cette élection est présentée, dans Matrix comme dans les textes de Pascal, à la fois comme une évidence vécue et comme quelque chose d’incompréhensible. Une évidence vécue d’abord, car de même que Pascal peut écrire : « Pourquoi me chercherais-tu si tu ne m’avais déjà trouvé ? », de même Neo s’entend-il dire : « Tu le cherches. Je le sais, car autrefois je le cherchais moi aussi. Et quand il m’a trouvé, il m’a dit que ce n’était pas vraiment lui que je cherchais. Je cherchais une réponse. C’est la question qui nous rend fous. » Et plus loin, c’est lui qui demande : « Pourquoi est-ce que ça tombe sur moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne suis personne. » Cette singularisation de l’anonyme qu’opère l’élection, on la trouvait déjà chez Pascal, qui faisait dire, de manière dramatique, au Christ s’adressant au pécheur anonyme : « C’est pour toi que j’ai donné mon sang. » La phrase de Neo est du reste particulièrement juste. Par sa forme interrogative, d’abord : le croyant, à l’opposé de toute certitude et de tout fanatisme, est celui qui cherche, qui interroge, dans la « crainte et le tremblement », comme dirait Kierkegaard.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=27&annotation=ETD6AXNS)
> ^ETD6AXNSaLVRAG6K3p27
> [!accord] Page 27
> On pourrait dire, en reprenant l’analyse que Marx fait du prolétaire, que c’est précisément parce qu’il n’est personne (personne en particulier) que la révolte de Neo concerne tout homme, quel qu’il soit, c’est-à-dire l’homme même, en tant qu’homme (ou mieux : en tant que personne humaine). Bref, c’est cette humilité, cette conscience qu’a Neo de n’être personne, qui fonde le caractère universel de son action. C’est du reste ce que précise le film à travers Morpheus : « Tant que la Matrice existera, l’espèce humaine ne sera pas libre »[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=27&annotation=AB4V2NPH)
> ^AB4V2NPHaLVRAG6K3p27
> [!accord] Page 27
> Ce thème de l’élection s’exprime en relation étroite avec celui de l’exclusion : on pourrait dire que Neo est l’E(xc)lu. L’agent Smith, lors de son premier entretien avec lui, exprime clairement la dualité du personnage : il l’accuse précisément d’être double, Thomas Anderson d’une part, employé de la société Metacortex, et Neo d’autre part, pirate informatique à ses heures. Mais ce qui est souligné par Smith lui-même avec justesse, c’est que cette couverture même, ce moi superficiel ou social, cette vie publique totalement intégrée, sans aucun reste (« Chacun de nos employés fait partie d’un tout », lui explique son supérieur), du moins en apparence, n’est pas totalement séparée du moi profond de Neo. Une faille, une sorte de néant secret hante le personnage même de Thomas Anderson et laisse pressentir qu’il mène une double vie, qu’il ne se réduit pas à cette pantomime à laquelle la Matrice a réduit tous ses sujets : Thomas Anderson aide sa concierge à sortir les poubelles. Le ton même de l’agent Smith est ici révélateur : cette tâche n’entre pas dans les fonctions de Thomas Anderson, et c’est donc déjà là un signe de dysfonctionnement. Autrement dit, l’indice que Neo ne fait pas réellement partie de ce monde où chaque individu a sa tâche assignée. Cette attention à autrui est déjà, dans le personnage public lui-même, une forme de non-conformité, d’anticonformisme, l’indice d’une révolte. Résistant, paria, exclu, l’Élu est tout cela, indissociablement.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=27&annotation=9CA7DDLV)
> ^9CA7DDLVaLVRAG6K3p27
> [!accord] Page 28
> Or l’agent Smith enlève au moins par deux fois ses lunettes. La première fois, au début du film, ce geste est purement professionnel : il s’inscrit dans la forme organisée de l’interrogatoire, celle du justicier qui s’adresse au prévenu les yeux dans les yeux. L’agent Smith remplit donc parfaitement sa fonction. Il en va tout autrement la seconde fois : Smith sort alors de son rôle, il dit « je », et c’est déjà un indice de sa future métamorphose, puisqu’il s’adresse maintenant en tant que sujet (sujet qui exprime sa souffrance, son dégoût) à un autre sujet, Morpheus en l’occurrence. Le face-à-face renvoie donc à deux subjectivités, et Smith se trouve, objectivement, du même côté que celui de son interlocuteur. Cette parole propre, sans lunettes ni oreillette, fait d’ailleurs l’objet d’une incompréhension-réprobation de la part des deux autres agents qui surprennent cet interrogatoire insolite, manifestement contraire à la procédure.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=28&annotation=MU9ATMTP)
> ^MU9ATMTPaLVRAG6K3p28
# La liberté virtuelle
Auteur : [[Patrice Maniglier]]
> [!information] Page 29
> Les techniques de réalité virtuelle ne se réduisent pas à une reproduction complète et fidèle de l’ensemble perceptif des représentations humaines. Celle-ci, bien sûr, est une condition nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Le seuil de la réalité virtuelle est franchi à partir du moment où l’on intègre dans la synthèse des représentations une dimension nouvelle, à laquelle correspond un mot nouveau : l’interactivité.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=29&annotation=9R7U7IHU)
> ^9R7U7IHUaLVRAG6K3p29
> [!information] Page 29
> Ainsi, l’inventeur du premier dispositif de cinéma total, l’ingénieur américain Morton Heilig, est souvent considéré comme un précurseur de la réalité virtuelle pour avoir mis au point une sorte de petit théâtre à une place nommé Sensorama. Ce dispositif, qui n’avait rien de numérique, se contentait d’ajouter à l’image cinématographique d’autres données sensorielles synchronisées, donnant par exemple le sentiment d’une promenade dans Central Park avec le maximum d’effets qualitatifs associés. Cette réalité était virtuelle dans la mesure où elle avait toutes les propriétés apparentes d’un objet extérieur donné, mais en l’absence de l’objet lui-même : tout se passait comme si l’on avait séparé les effets perceptifs de leur support et qu’on les avait recombinés ensuite pour donner l’illusion de la présence de l’objet.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=29&annotation=Z2T2KNI3)
> ^Z2T2KNI3aLVRAG6K3p29
> [!information] Page 30
> Or cela est impossible à partir des seules techniques cinématographiques et requiert la synthèse d’images par ordinateur, qui permet de reconstituer les perceptions non pas à partir de l’impression d’un modèle préalable (photographie), mais en les générant ab ovo à partir d’un code numérique, en calculant « en temps réel » les effets du déplacement de l’agent sur la représentation de son environnement. Ainsi, le « visiocasque » permet de faire varier le spectacle visible avec le déplacement des yeux, donnant ainsi l’illusion que l’image se trouvait là avant que je ne la regarde. Tout au contraire d’Alice qui, traversant le miroir, retrouve les objets qu’elle pouvait voir dans le miroir tels qu’ils étaient dans la réalité, mais découvre que toute la partie de la pièce qui n’était pas reflétée est on ne peut plus différente, le « visiocasque » permet en quelque sorte d’entrer dans ses représentations et de s’y retrouver chez soi. Le « cyberglove » permet de s’emparer d’objets dans cet espace virtuel, mais doit aussi associer à cet acte la sensation de résistance, de texture et de poids de l’objet. La difficulté technique est bien entendu de calculer dans le même moment les modifications de l’environnement impliquées par l’activité de l’agent. Cela suppose à la fois, au niveau du programme, de puissants calculateurs et, au niveau des interfaces, des artifices techniques permettant de rendre la diversité et la subtilité des sensations, notamment pour le toucher. Il est encore loin le jour où nous pourrons entrer dans un univers virtuel aussi convaincant que celui de Matrix.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=30&annotation=4JWWQNHQ)
> ^4JWWQNHQaLVRAG6K3p30
> [!approfondir] Page 31
> La conscience du virtuel, de tous ces autres parcours subjectifs non réalisés, est donc nécessaire pour qu’on ait la conscience du réel. Mieux : on peut penser que si nous avons le sentiment d’un quelque chose au-delà de nos représentations, ce n’est pas parce que nos différentes sensations convergent vers un centre logique qui fonctionne comme leur « support » (l’objet transcendantal de Kant ou de Husserl), mais parce que nous avons conscience de ne pouvoir faire qu’un usage limité du monde, et qu’il y a forcément plus dans le possible que dans le réel. De ce point de vue, Neo a raison : « the problem is choice ». Traduisez : le problème métaphysique de la nature du réel et le problème technique de sa simulation se ramènent à celui de la possibilité de choisir.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=31&annotation=2DIF358E)
> ^2DIF358EaLVRAG6K3p31
> [!approfondir] Page 32
> Les sujets ne sont pas antérieurs au choix qu’ils font, et même on peut dire qu’ils ne font aucun choix : ils sont leur propre choix. Mais Heidegger montre aussi que seule la possibilité de la mort permet au Dasein de se rapporter véritablement à lui-même comme à une pure et simple possibilité. En effet, rien, à proprement parler, n’est « réalisé » par la mort ; ce n’est pas une possibilité de quelque chose. Et comme elle clôt nécessairement, elle fait de la vie tout entière une simple possibilité, une contingence — non pas au sens où elle ne serait pas déterminée par des causes, mais au sens où, quelles que soient les causes qui déterminent nos actes et les événements qui nous arrivent, nous ne pouvons nous y rapporter que comme à autant d’émergences sur le fond de ce rien qu’est la possibilité de notre impossibilité elle-même. Autrement dit, la possibilité de leur propre impossibilité permet aux Dasein que nous sommes de nous approprier notre propre vie tout entière comme une possibilité, dans laquelle nous sommes forcément, que nous le voulions ou non, « engagés », et de nous révéler ainsi adéquats à notre mode d’être le plus propre. C’est donc bien, comme dans Matrix, la possibilité de l’abolition de toutes les possibilités qui nous permet non seulement d’entretenir des rapports à telle ou telle chose du monde comme à autant de choix possibles, mais encore au monde tout entier comme à une possibilité et, par là même, à l’idée de l’être. La question de l’être a pour condition la « liberté envers la mort ».[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=32&annotation=6FYHHMT6)
> ^6FYHHMT6aLVRAG6K3p32
> [!accord] Page 32
> Cette option est nécessaire pour maintenir la population de ceux qui refusent le programme dans une quantité suffisamment réduite pour qu’elle ne menace pas le bon fonctionnement de la Matrice. Elle a une fonction régulatrice. C’est précisément pour cette raison que l’Architecte peut dire à Neo que sa vie est « le reste d’une équation déséquilibrée inhérente à la programmation de la Matrice ». Dans le nouveau cycle, se trouvera un nouvel Élu parmi ceux qui refuseront le programme, et ainsi de suite. L’Élu apparaît ainsi comme une fonction de contrôle au sens cybernétique du terme, c’est-à-dire qu’il permet à la machine de rectifier son fonctionnement à partir de ses effets, en utilisant sa marge d’erreur comme principe de correction, et ainsi de prolonger son opération.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=32&annotation=K8RRKWCD)
> ^K8RRKWCDaLVRAG6K3p32
# Le tao de la matrice
Auteur : [[David Rabouin]]
> [!information] Page 33
> Lorsque, le 8 novembre 1700, Leibniz reçoit du Père Bouvet une description du Yi-King, il est frappé de la proximité qu'entretient cet ancien système divinatoire chinois avec sa propre découverte d'un calcul binaire et son rêve d'une « caractéristique universelle ». Il y voit immédiatement une réalisation, quoique archaïque et imparfaite, du grand projet d'une langue des choses (lingua realis), par où pourrait se transcrire le code fondamental et donc l'intelligibilité du monde créé par la sagesse divine. Quelques années plus tard, il rapportera encore à un de ses correspondants : « Fo-hi [un des auteurs légendaires du Yi-King], le plus ancien prince et philosophe des Chinois, a reconnu l'origine des choses dans l'Unité et le Néant, c'est-à-dire que ses Figures mystérieuses montrent quelque chose d'analogue à la création ; elles contiennent, bien qu'elles indiquent aussi des choses plus élevées, l'Arithmétique Binaire que j'ai retrouvée après tant de milliers d'années » (Lettre à Des Bosses, 12 août 1709).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=33&annotation=3DMNIIRL)
> ^3DMNIIRLaLVRAG6K3p33
> [!approfondir] Page 34
> Grossièrement résumée, la fable de Matrix semble d’abord inviter au parcours opposé : soumise à l’emprise de la technique — qui sous sa forme numérique a fini par transformer la réalité même en virtualité —, l’humanité ne peut espérer son salut que d’une reconquête du monde des signes et des simulacres. La référence appuyée à Baudrillard semblait aller confusément dans ce sens (→ Trois figures de la simulation). Moins claire, en revanche, était la voie de sortie proposée. Comment se rendre à nouveau maître des simulacres ? Est-ce bien de cela qu’il s’agit ?Dans un premier temps, une opposition tranchée pouvait laisser croire à un combat frontal entre monde des machines et des signes d’un côté, monde des hommes et du « réel » de l’autre (au grand dam de Baudrillard, qui s’empressa de crier au malentendu). Le dernier message du premier épisode était d’ailleurs clairement guerrier : Neo allait libérer le peuple et lui montrer « un monde sans règles ni contrôle, sans frontière ni limite, un monde où tout est possible ». Le Hacker partait en croisade à la reconquête du monde digital. On allait voir ce qu’on allait voir.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=34&annotation=QK4FNWQ6)
> ^QK4FNWQ6aLVRAG6K3p34
> [!accord] Page 34
> Et l'on ne vit rien, ou si peu. Car, comme l'explique l'Architecte dans le second épisode et comme le laissait déjà pressentir le personnage de Cypher, il ne suffit pas de dire aux gens la vérité nue pour qu'ils désirent se libérer de leurs illusions. Le vrai problème, comme le sait tout lecteur de La Boétie ou de Marx, est la servitude volontaire. Parallèlement, comme l'indique la scène de confrontation entre Morpheus et Lock, il ne suffit pas de sortir du monde virtuel pour échapper aux règles et aux contrôles. Zion est loin de l'utopie politique des Hackers, dont on pouvait rêver à entendre Morpheus en parler.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=34&annotation=AUDC5ZTU)
> ^AUDC5ZTUaLVRAG6K3p34
> [!information] Page 35
> Neo l’éveillé, l’homme-nouveau rêvé par toutes les utopies politiques pour conduire le peuple à sa libération, ressemble plutôt ici à un enfant désemparé devant la triste nouvelle de son aliénation. Mais peut-être son destin est-il précisément, comme le suggèrent son nom et sa fonction, de redevenir un « nouveau-né » (Neo nate).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=35&annotation=D8FCVGRV)
> ^D8FCVGRVaLVRAG6K3p35
> [!accord] Page 38
> Il n'y a pas de système, y compris de système de la nature, si rigide qu'il ne puisse plier, et c'est pourquoi il faut chercher en toutes choses la souplesse, qui seule s'accorde aux choses. Cette plasticité du réel est constitutive : les oppositions comme celle de la ligne et du cercle sont toujours des « arrêts sur image » de formes qui évoluent et se transforment les unes dans les autres. Leibniz était également parvenu à cette idée centrale qu'« il n'y a jamais ni globe sans inégalités, ni droite sans courbures entremêlées, ni courbe d'une certaine nature finie, sans mélange de quelque autre, et cela dans les petites parties comme dans les grandes ». Si le Grand Siècle a donc été celui des « lois de la nature », c'est peut-être en un sens plus complexe qu'il n'a paru à notre modernité, pourtant friande de « complexité » et de « fractales ». Revenir à la logique du pli, comme l'avait bien vu Deleuze lisant Leibniz, ce qui veut dire également : ne pas chercher à faire ployer les choses (par la prétendue force de la volonté), mais s'accorder à leur déploiement (par l'apprentissage de la faiblesse). Voilà ce que signifie : adhérer à la spontanéité des êtres.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=38&annotation=UY5I5GYE)
> ^UY5I5GYEaLVRAG6K3p38
> [!approfondir] Page 39
> Qu'est-ce qu'un signe ? Un représentant, une allégorie qui se propage en droite ligne, ou le vecteur tourbillonnant d'une énergie, le vortex d'un flux de forces ? Dans cette alternative, les Chinois ont opté résolument pour la seconde conception : ils ont ainsi développé une autre pensée du virtuel, du programme, du calcul, bien différente de l'hostilité à la technique qui caractérise notre culture. Cela est très apparent dans leur rapport à l'art de l'écriture, où il ne s'agit pas de transcrire (des choses, des événements), mais de se laisser porter par cette énergie qui constitue à la fois la chose et le symbole. C'est, toujours et partout, l'énergie, non la pensée, qui fait le lien.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=39&annotation=D5ZZ5A89)
> ^D5ZZ5A89aLVRAG6K3p39
> [!accord] Page 39
> Nous autres, qui vivons après la mort de Dieu, savons désormais ou croyons savoir que le Grand Architecte est un produit du calcul des hommes, par lequel ils se sont eux-mêmes aliénés dans le monde de la technique. La pensée de Heidegger a rendu sensible à cette histoire où la métaphysique sert de matrice au projet d’un arraisonnement technique du monde et conduit, à l’inverse de son intention première, à l’aliénation la plus profonde. Il en a résulté un soupçon très général porté contre toute entreprise philosophique de type rationaliste, qui ne ferait que seconder ce triomphe de la pensée machinique et machinale. Admettons, mais que faire ? Jusqu’à la scène finale — qui correspond, si l’on veut, au deuxième « éveil » de Neo — la solution proposée par Matrix paraît stérile, voire simpliste : collaborer ou fuir. Fuir dans un autre monde, utopique, où les machines ne régneraient plus en maîtres, où l’ange redevenu bête serait rendu à la terre rugueuse (Rave party). Fuir dans le poème et le mythe, dans le discours de l’origine et de la fin, dans l’eschatologie (« Seul un Dieu pourra nous sauver »).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=39&annotation=9XAPL4CS)
> ^9XAPL4CSaLVRAG6K3p39
# La puissance de l'amour
Auteur : [[Elie During]]
> [!accord] Page 41
> Il l’est relativement à un être singulier à qui il est lié par une relation exclusive. Il n’est pas l’unique responsable de tous, mais l’exclusif objet d’amour d’un seul. Logique soustractive de l’amour, qui s’oppose à la logique totalisatrice de l’élection. Neo n’est pas l’Élu du point de vue objectif de l’histoire providentielle, mais du point de vue subjectif de l’aventure passionnelle. À Neo qui cherche des signes cliniques de son élection, qui ouvre la bouche, fait « aah », etc., l’Oracle répond finalement : « Being the one is just like being in love. No one can tell you you're in love, you just know it. » Il est quelconque, et se sent tel : lorsqu’il doit passer par la fenêtre au tout début de son aventure pour échapper aux agents, il s’exclame : « Pourquoi est-ce que tout cela m’arrive à moi ? Je ne suis personne. » Mais c’est précisément cela l’amour : élever le quelconque à la puissance de la singularité. Or c’est parce qu’il est « l’Unique » en un deuxième sens (bien modeste) qu’il devient inadéquat à son propre rôle (→ « purpose »), qu’il déjoue la fonction de contrôle cybernétique qu’il est censé incarner. Mais c’est aussi pour cette raison qu’il est peut-être bien vraiment le libérateur.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=41&annotation=B8E3I8HE)
> ^B8E3I8HEaLVRAG6K3p41
> [!accord] Page 41
> Mais la Matrice, on le sait, n’est pas une séquence d’événements écrits d’avance : elle marche à la liberté des humains (→ Liberté virtuelle). Ainsi, Neo a été programmé pour aimer, autrement dit pour qu’entre en compte dans sa prise de décision une valeur cruciale attribuée à la vie d’autrui. Mais chez lui, comme le dit explicitement l’Architecte, cette virtualité s’est actualisée de manière « spécifique » : sa puissance d’aimer s’est reportée tout entière sur une seule personne. Par là, il met en échec le savant calcul cybernétique sur lequel repose la Matrice. Son « choix » est, en toute rigueur, irrationnel. Quelques minutes de vie de Trinity valent, pour lui, plus que tout.Alors que le pathos de la responsabilité collective apparaît comme une fonction du contrôle cybernétique, la passion irresponsable, inconditionnelle, pour un être singulier introduit dans la Matrice un élément de multiplicité incontrôlable : Neo devient effectivement l’Anomalie, incapable d’assumer un rôle auquel ne correspond aucune fonction, ni dans le sens mathématique ni dans le sens courant. Pourtant, c’est peut-être précisément pour cette raison que Neo réalisera la prophétie de manière paradoxale (comme il l’a déjà fait une fois en sauvant Morpheus).L’opposition et la complémentarité de ces deux types d’amour sont explicitement mentionnées au début de Matrix Reloaded lorsque Trinity encourage Neo à accorder un peu de temps à ses croyants (« ils ont besoin de toi ») et que ce dernier répond : « Mais moi j’ai besoin de toi ».[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=41&annotation=JALF8XBS)
> ^JALF8XBSaLVRAG6K3p41
> [!accord] Page 42
> C’est que l’amour ne relève pas de la psychologie, mais de l’ontologie. Il désigne une figure de la nécessité qui ne se confond ni avec la causalité mécanique de la matière, ni avec le calcul finalisé de l’esprit, mais avec la puissance d’une singularité, qui libère tous ses effets en affirmant son irréductibilité. On pense à Spinoza : l’amour intellectuel de Dieu est l’expérience de la nécessité dans l’avènement d’une singularité pour elle-même. Il suit nécessairement du « troisième genre de connaissance », celui qui va de l’idée de Dieu à celle des choses singulières : « quoique chacune d’elles soit déterminée par une autre chose singulière à exister de manière précise, il reste que la force par laquelle chacune persévère dans l’exister suit de l’éternelle nécessité de la nature de Dieu » (→ La Matrice ou le Gouverne !).L’amour est le rapport à la puissance de la singularité comme telle, indépendamment de sa place dans l’enchaînement des causes et des effets et de sa fonction dans l’accomplissement d’une action finalisée. Il ne s’agit pas d’une relation entre des personnes, mais entre des êtres, et il n’appartient pas spécifiquement aux hommes. Il y a, dans la Matrice, des programmes qui ont refusé de sacrifier leur être à leur fonction (les « programmes exilés » → Mérovingien, → « Purpose »). S’il est vrai que c’est avec eux qu’une nouvelle alliance entre les hommes et les machines peut être imaginée (→ Méconopolis), on comprend l’importance de l’amour. Car parmi ceux-là, certains semblent avoir fait, de l’affirmation de la puissance d’autrui, une dimension de la leur. Ce fut le cas de Perséphone et du Mérovingien.Il est vrai que, comme y insiste méchamment Perséphone, l’amour n’a qu’un temps. Mais quoi ? N’est-ce pas déjà ne plus le comprendre que de le mesurer à sa durée dans l’enchaînement des causes ? L’amour manque encore à la belle Perséphone.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=42&annotation=H5Y9MVAS)
> ^H5Y9MVASaLVRAG6K3p42
> [!accord] Page 42
> Mais c'est d'abord l'action elle-même qui témoigne pour elle : une partie des protagonistes du film (ceux qui, comme Morpheus, soutiennent la thèse de la prophétie) croient que Neo est là pour libérer les hommes de la Matrice, et donc des machines. C'est du reste ce qu'il commence à faire à la fin du premier épisode, preuve que la croyance est jusqu'à un certain point auto-réalisatrice (→ croyances). Que Neo lui-même ait du mal à adhérer à cette version de son rôle dans Matrix est au fond assez secondaire : on peut toujours y voir un signe des temps, une manière de donner un peu plus d'épaisseur psychologique au personnage.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=42&annotation=PYIBM7IL)
> ^PYIBM7ILaLVRAG6K3p42
> [!accord] Page 43
> La lecture ludique est celle que nous mettons en œuvre spontanément, pourvu que le film ne suscite pas en nous une hostilité immédiate. On se plaît alors à relever les allusions, à décoder les messages, à interpréter les signes parfois subliminaux agencés dans la « machine sémiotique » du film (→ Machine mythologique). Cela va du nom des personnages à forte connotation religieuse (Trinity) ou mythologique (Morpheus, l’Oracle, → Perséphone), au symbolisme ésotérique des chiffres omniprésents (→ 101 pour l’Élu en code binaire, 303 pour la trinité, M pour le Mérovingien, mais aussi pour l’An Mil, etc.), en passant par les références livresques (le livre de → Baudrillard, Simulacres et Simulation), les citations déguisées (« Connais-toi toi-même », la maxime delphique inscrite en latin au-dessus de la porte de la cuisine de l’Oracle, qui a d’ailleurs la gentillesse de la traduire pour Neo en bon anglais), ou encore les multiples allusions explicites — si l’on peut dire — qui émaillent les discours des différents protagonistes (ainsi, parmi les « potentiels » réunis dans le salon de l’Oracle, l’enfant qui tord des cuillères par la pensée, et dont tout le propos livre en somme une interprétation bouddhiste de la Matrice elle-même). Certains signes sont ambigus et autorisent plusieurs interprétations possibles, d’autres sont univoques et ne laissent place à aucun doute.C’est une forme de Trivial Pursuit où le plus malin est celui qui saura identifier le maximum de motifs pour les expliquer à ses proches ou à la communauté des fans.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=43&annotation=9AMJNYSI)
> ^9AMJNYSIaLVRAG6K3p43
> [!accord] Page 43
> Les allusions bibliques sont les plus évidentes. Neo apparaît immédiatement comme une figure christique, bien que son nom virtuel (Thomas Anderson) nous rappelle qu'il s'apparente aussi à la figure de Thomas, celui qui doute (à moins d'y entendre "Ander-Son", le « Fils de l'Homme », qui est l'autre nom du Messie).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=43&annotation=I5ZZ6HZQ)
> ^I5ZZ6HZQaLVRAG6K3p43
> [!accord] Page 44
> À l’intérieur du bateau qui porte ce nom, on peut d’ailleurs lire, gravée sur une plaque de métal, une inscription singulière : « Mark III n° 11 ». Ceux qui ont quelques souvenirs de catéchisme ou suffisamment de culture religieuse auront saisi une allusion transparente au verset correspondant de l’Évangile selon saint Marc. En persévérant un peu et en retournant à la source, on trouvera un message qui en dit long sur les attentes de l’équipage qui vient d’accueillir Neo : « Tu es le fils de Dieu ! ».Il est inutile de prolonger cette liste : elle n’a, à vrai dire, strictement aucun intérêt en elle-même, sinon celui de confirmer ce que l’on pressentait déjà — que les scénaristes ont truffé leur film d’allusions et de clins d’œil à connotation religieuse.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=44&annotation=P7I7KYQF)
> ^P7I7KYQFaLVRAG6K3p44
> [!approfondir] Page 44
> Cette pratique des signes s’apparente au décryptage. Elle s’appuie essentiellement sur deux principes : d’une part, tous les échos, toutes les affinités ou ressemblances qu’on sera susceptible de mettre au jour seront tenus pour délibérés (à un spectateur qui leur disait avoir repéré dans leur film des liens avec la gnose judéo-chrétienne, la religion égyptienne, le cycle arthurien ou encore la philosophie de Platon, et qui leur demandait si ces ressemblances étaient voulues, les réalisateurs répondaient : « Elles le sont toutes ») ; d’autre part, un indice sera d’autant plus sûrement reconnu comme signifiant qu’il sera plus difficilement interprétable.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=44&annotation=LIBCKCYP)
> ^LIBCKCYPaLVRAG6K3p44
> [!accord] Page 44
> Au-delà du jeu de société et des anagrammes, au-delà du relevé laborieux des codes ou des contenus religieux et des réseaux qu’ils dessinent, il est intéressant de se pencher sur ce que le film en fait, sur la manière dont il s’y prend pour les agencer et en tirer ses effets. Ce qui compte alors est moins l’emprunt ou la citation que le montage. Et ce montage obéit à un principe rigoureusement « mythologique » (→ Machine mythologique).Cette lecture a l’avantage de reformuler la question du syncrétisme sur un terrain pratique. Il est trop facile, en effet, de dénoncer le supermarché des croyances ou la confusion générale qui règne dans les idéologies syncrétiques du Nouvel Âge, comme s’il y allait simplement, chez les « consommateurs » de spiritualité, d’une forme d’inconséquence ou d’insensibilité à la contradiction, entretenue par les prestiges du marketing. Laissons à d’autres le soin de dire s’il s’agit d’un dévoiement du religieux ou, au contraire, d’une nouvelle chance. Le fait est que le rapport à la religion, ou plutôt aux religions, est désormais occupé beaucoup sur le mode du mythe.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=44&annotation=4IAWRG64)
> ^4IAWRG64aLVRAG6K3p44
> [!accord] Page 45
> Ainsi, Matrix reflète dans sa trame symbolique et narrative un problème plus général, qui relève de l’anthropologie des croyances et des pratiques religieuses, et que l’idée de syncrétisme ne permet pas de poser en toute rigueur. Une part du succès rencontré par le film trouve là son origine. La naïveté, la demande de sens ou le fantasme de puissance ne suffisent pas à expliquer l’enthousiasme de convertis manifesté par certains fans — à ce compte, en effet, tous les films qui exploitent une imagerie héroïque ou religieuse devraient susciter une émotion comparable.Il faut voir comment le film fonctionne, et prendre au sérieux l’idée que, mieux qu’aucun autre en son genre (mieux que Star Wars en particulier, qui se contentait d’introduire dans le cadre d’un cycle épique quelques grands archétypes), Matrix a réussi à produire une métaphysique portative et plurielle où chacun peut trouver son compte — bref, tout autre chose qu’un fatras ou un pot-pourri. Mais n’oublions pas que ce n’est malgré tout qu’un film, et gardons-nous de dénigrer avec hauteur un pluralisme religieux pour « café du commerce » (« cafetería pluralism »), sous prétexte qu’il ne nous livrerait qu’une pâle image des traditions auxquelles il emprunte ses motifs.Matrix n’est pas un document de catéchisme, ni un reportage sur les religions du monde ; c’est une fiction éclectique du religieux, un mythe contemporain.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=45&annotation=7IDW3U44)
> ^7IDW3U44aLVRAG6K3p45
> [!accord] Page 46
> Tout cela est bien beau, mais ne doit pas faire oublier l’autre côté de l’affaire, le côté bouddhiste. Un sutra dit : « Des images vues en rêve : ainsi faut-il considérer toute chose ». « Tu as vécu tout ce temps dans un monde de rêves », dit à son tour Morpheus à Neo ; la Matrice est une « prison pour l’esprit », une illusion dont nous sommes les esclaves consentants. Comment ne pas penser à Maya, le voile de l’illusion ? Comment ne pas y voir une version futuriste du samsara bouddhiste, avec son cycle infini de vies et de renaissances, régi par les lois de la causalité (karma) et le principe de souffrance (dukkha) ? N’est-il pas question, du reste, d’un cycle de créations et de destructions de la Matrice, parallèle au cycle d’obsolescence des programmes qui la peuplent ?Le message peut s’entendre encore plus radicalement, à la manière de l’école Yogācāra, qui tient que toute réalité est un produit ou une projection de notre conscience. Il n’y a pas de cuillère (→ Spoon boy), mais c’est qu’il n’y a pas de monde, et pas davantage de moi (principe de non-substantialité de l’ego, Anatman). Ou plutôt c’est l’esprit qui se tord, pas la cuillère.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=46&annotation=J7SZQVC6)
> ^J7SZQVC6aLVRAG6K3p46
> [!information] Page 46
> Toute l’affaire du bouddhisme est de parvenir à nous faire prendre conscience pratiquement de la non-séparation essentielle de toute chose, et de nous défaire du même coup des « attachements ». Il n’est pas facile de concilier une telle philosophie avec les notions judéo-chrétiennes de responsabilité ou de salut individuel, encore moins avec la conception du monde, du corps et de la matière comme produits d’une création divine.Si l’on suit la ligne bouddhiste, Neo n’est pas un messie, c’est un Bodhisattva ; il n’est pas l’Élu martial de la tradition israélite, pas davantage une figure christique vouée au sacrifice, mais l’Éveillé (c’est un des surnoms de Bouddha, dont on sait qu’il a aussi été incarné à l’écran par Keanu Reeves), celui qui œuvre à éveiller les consciences plutôt qu’à transformer le monde. Les pouvoirs qu’il acquiert dans la Matrice sont d’ailleurs des marques sûres de sa condition réelle : il est bien connu que les Bodhisattvas ont le pouvoir de manipuler à volonté les objets du monde physique, de se manifester simultanément en des lieux distincts, ou encore de créer leur propre environnement.Morpheus nous apprend que jadis un homme né dans la Matrice avait la capacité de « changer ce qu’il voulait, de refaçonner la Matrice à sa guise » ; c’est lui, ajoute-t-il, « qui a libéré les premiers d’entre nous ».[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=46&annotation=ZIHK58DW)
> ^ZIHK58DWaLVRAG6K3p46
> [!approfondir] Page 48
> La lecture gnostique semble assez bien s’accorder à plusieurs aspects de la structure du scénario, ou plus précisément du monde qu’il met en place. On pourrait dire à présent que si le schéma dramatique de Matrix est celui d’un récit messianique où les actions et les paroles s’ordonnent à une résolution finale (libération, salut), sa métaphysique sous-jacente est bouddhiste, et sa cosmogonie gnostique, tout comme d’ailleurs sa démonologie et son angéologie.De la gnose, en effet, Matrix retient moins l’idée déjà platonicienne (→ La Matrice ou la Caverne ?) d’un salut par la connaissance (plutôt que par la foi ou les œuvres), que l’idée selon laquelle « nous ne sommes pas de ce monde ». L’homme se ressaisit comme étranger au monde : c’est la première vérité, celle qui oriente toute la démarche gnostique. Être éveillé, ce n’est pas avoir compris où est le Bien, mais où est le Mal ; ce n’est pas avoir vu la vérité, mais s’être arraché au sommeil.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=48&annotation=XWQGCUWW)
> ^XWQGCUWWaLVRAG6K3p48
> [!accord] Page 48
> Il faut vraiment n’avoir jamais été effleuré par un tel sentiment pour n’y trouver qu’un cliché adolescent, et pour s’obstiner à expliquer par les séductions du marketing l’emprise de Matrix sur une partie des spectateurs — ceux pour lesquels « blue pill » permet désormais de désigner en deux mots l’état de léthargie générale qui caractérise nos sociétés de morts-vivants absorbés dans le divertissement.Mais il faut passer de l’inquiétude à la certitude, et cela n’est pas toujours plaisant. « Elle est amère en effet, dit Simon, l’eau qu’on trouve après la mer Rouge : car elle est la voie qui mène à la connaissance des choses de la vie, voie qui passe à travers les difficultés et les amertumes » (cité par Hippolyte, Philosophoumena, VI, 1, 15). Il faudra donc que Neo affronte la vérité, au prix de la souffrance — ou qu’il trouve dans la souffrance même, dans l’approfondissement de ses raisons, l’occasion d’une maîtrise et d’une révélation.Quant à savoir si cet élu est bien l’Élu, l’Éon resplendissant de lumière venu sauver les hommes, c’est une autre affaire (voir plus haut), et ce n’est peut-être pas l’essentiel.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=48&annotation=2ZJQ3S84)
> ^2ZJQ3S84aLVRAG6K3p48
> [!information] Page 49
> Il fallait s’y attendre : la lecture gnostique pose autant de questions qu’elle permet d’en résoudre. Elle est d’ailleurs sélective, puisqu’elle ne fait pas vraiment droit à la pratique et à l’éthique qui correspondent historiquement au courant gnostique. Il faudrait parler d’un gnosticisme sans culte, c’est-à-dire sans rites ni mystères, et même sans exercices spirituels (les gnostiques, comme on sait, avaient l’habitude de se livrer à des entraînements rigoureux destinés à provoquer des états modifiés de conscience : extases, visions, etc.).Au-delà de l’ascèse forcée imposée par les conditions de vie difficiles qui règnent en dehors de la Matrice, on serait bien en peine d’identifier un seul élément d’action où les principes de la gnose trouvent une illustration directe, non allégorique. Car les nombreuses scènes de « réveil » en sursaut ne font guère plus qu’offrir une allégorie de l’éveil de la conscience à sa vraie destination.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=49&annotation=5WBP7X86)
> ^5WBP7X86aLVRAG6K3p49
> [!accord] Page 49
> Le gnosticisme plante le décor et donne le principe d’une distribution des rôles ; il ne permet pas d’éclairer le détail de la fable. Un des avantages de la lecture taoïste de Matrix, en revanche, est qu’elle permet de lier organiquement les scènes d’action et de combat (elles sont nombreuses) au schéma d’une progression spirituelle qui passe par l’apprentissage concret des puissances du corps (→ La Voie du guerrier).Là encore, c’est une question de choix. Selon le cas, le fil religieux nous conduira à privilégier, dans la fiction, les questions métaphysiques, politiques, éthiques ou encore plastiques.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=49&annotation=4HHA6R5T)
> ^4HHA6R5TaLVRAG6K3p49
# Mécanopolis, Cité de l'avenir
Auteur : [[Patrice Maniglier]]
> [!accord] Page 51
> Vous ne les avez pas entendus, mais ils étaient là, traînant le long des couloirs de Zion leur mine pleine d’une contrition satisfaite. « Nous vous l’avions bien dit, ça devait arriver : à force de produire des machines pour vous servir, vous êtes devenus vous-mêmes les instruments de vos instruments. » Ne les entendez-vous pas, de l’intérieur de la Matrice, annoncer l’Apocalypse technique qui, si l’on en croit Matrix, a en réalité déjà eu lieu ? Peu leur importe d’ailleurs l’événement lui-même, car c’est une idée de l’homme universelle, intemporelle qu’ils disent défendre.La morale surplombe l’histoire — c’est presque sa définition... Ce sont donc les mêmes qui, quand le film est sorti, se sont contentés d’expliquer, pleins de condescendance, que ce n’était pas mal, bien sûr, qu’on donne tant de publicité à ce qu’ils annoncent depuis si longtemps, mais enfin qu’un film aussi naïvement technique ne peut être vraiment sincère dans sa dénonciation de la technique... Dénonciation de la technique ? Est-ce si simple ?[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=51&annotation=8FVEMMYB)
> ^8FVEMMYBaLVRAG6K3p51
> [!accord] Page 51
> Le problème, selon Morpheus, est en effet qu’avec la naissance de l’intelligence artificielle, sommet apparent de la capacité technique de l’être humain, la dynamique par laquelle celui-ci construisait des objets sans cesse plus performants pour augmenter sa puissance d’action sur le monde s’est inversée : il est devenu lui-même un moyen pour que les objets techniques continuent à se développer. Et de la pire façon : pas même comme instrument, mais uniquement comme source d’énergie.Extrême prolétarisation de l’espèce humaine tout entière, réduite à ne valoir que par sa matière...[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=51&annotation=MG6DQU48)
> ^MG6DQU48aLVRAG6K3p51
> [!accord] Page 51
> Cette inversion, dans laquelle le créateur est finalement soumis au fonctionnement de sa créature, rappelle d’assez près la manière dont l’humanisme philosophique des XIXe et XXe siècles pensait le problème politique. L’homme est une puissance subjective de transformation du monde qui se perd sans cesse dans ses productions objectives — qui s’aliène.Alors que l’État, le marché, la technique, devraient être au service d’intérêts humains collectivement décidés (en vue d’une amélioration de son sort, ou même d’une moralisation du monde), ce sont en fait eux qui finissent par mettre les hommes au service de leurs développements « aveugles ». Tout le problème politique consisterait dès lors à redevenir maîtres de nos propres créations.La tradition marxiste elle-même a longtemps interprété un célèbre passage du Capital sur le fétichisme de la marchandise selon ce schéma : le marché se présente comme un ensemble de lois objectives de l’économie, alors qu’il dépend en réalité d’un mode de production et d’organisation humain, trop humain123. La révolution ne serait pas seulement l’effet d’une oppression trop indécente de certains hommes par d’autres, mais aussi le seul moyen pour que l’humanité tout entière puisse enfin prendre l’histoire par les cornes.N’entend-on pas encore souvent qu’il faut mettre l’économie au service de l’homme et non l’homme au service de l’économie ?16.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=51&annotation=XJ7PYM6F)
> ^XJ7PYM6FaLVRAG6K3p51
> [!information] Page 52
> Avec l'intelligence artificielle, les puissances aliénantes seraient devenues conscientes, et l'aliénation de l'homme serait devenue non seulement un effet inévitable mais encore un but pour des agents capables de prévoir les conséquences de leur comportement, de s'y ajuster et donc de se donner à eux-mêmes des finalités.Il n'est pas difficile à la pensée politique moderne d'absorber le rapport des hommes et des machines, car elle est inspirée par un modèle technique de la politique. Non pas au sens où elle serait technocratique, mais au sens où il y a une solidarité étroite entre la pensée de la subjectivité politique (et psychologique aussi d’ailleurs, mais les deux sont liées) comme libre détermination de fins d’un côté, et la technocratie de l’autre : les institutions sont des moyens, rien que des moyens, et toute opacité des institutions qui viendrait pour ainsi dire diviser le sujet dans sa propre action n’est perçue que comme une perversion.Sieyès ne comparait-il pas la société à une machine, pour mieux distinguer entre la nation, qui se confond avec la volonté collective, et le gouvernement, qui n’en est qu’un instrument ? Hobbes n’insistait-il pas sur le fait que l’État est un artefact, même si c’était d’ailleurs pour montrer que cet artefact ne pouvait marcher qu’à l’aliénation ?L’histoire politique des deux derniers siècles a quelque chose d’une extension progressive de cette idée assez mystérieuse de la liberté à tous les échelons de l’action collective et individuelle — extension paradoxale qui, à mesure qu’elle se développe, émule son contraire, tout simplement parce qu’elle renforce la dichotomie entre l’instance qui dicte les fins et celle qui cherche à les réaliser.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=52&annotation=S8MIRFNV)
> ^S8MIRFNVaLVRAG6K3p52
> [!accord] Page 52
> Car c’est dans le fond de cette sorte d’Enfer inversé qu’est Zion qu’un autre discours apparaît. Dans la salle des machines où le Conseiller Hamann conduit Neo, la question du sens de la guerre contre les machines devient problématique. Zion est en effet dans un état de haute technologie, sans que celui-ci semble menacer directement l’existence humaine.Quelle différence ? demande le Conseiller Hamann. Ce à quoi Neo répond, immédiatement : le contrôle. Il avait déjà rétorqué à Morpheus qu’il ne croyait pas à la fatalité parce qu’il « n’aimait pas l’idée de ne pas avoir de contrôle sur sa propre vie », et Morpheus, évidemment, l’avait immédiatement compris. Mais, dans la sorte de dialogue socratique qu’il a avec le Conseiller Hamann, il se trouve incapable de donner une définition du contrôle qui ne soit pas purement négative : la possibilité de détruire son instrument.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=52&annotation=H8GHAKTQ)
> ^H8GHAKTQaLVRAG6K3p52
> [!information] Page 52
> Nous savons que c’est nous qui sommes les maîtres, et les machines les serviteurs, parce que nous pouvons, d’un coup, abolir l’existence de ce qui nous sert. De fait, c’est bien cela la normativité technique : un objet technique perd son sens à partir du moment où il n’a plus d’utilité, que ce soit parce que le développement même des techniques l’a rendu obsolète ou parce qu’on a renoncé à l’activité dans laquelle il s’intégrait.Les vieilles locomotives sont mises au rebut, remplacées par d’autres, plus performantes. Nous n’évaluons pas les objets techniques pour eux-mêmes, mais seulement relativement à nous, pour leur utilité.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=52&annotation=KDCNNB22)
> ^KDCNNB22aLVRAG6K3p52
> [!accord] Page 53
> C'est autrement dit le plus classique des concepts de philosophie politique, celui de souveraineté, qui sert à définir la nature de la relation technique. Le problème, comme nous allons le voir, est que ce raisonnement est exactement celui qui a mené à la catastrophe.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=53&annotation=JCVB6M5Q)
> ^JCVB6M5QaLVRAG6K3p53
> [!accord] Page 53
> D'abord, remarquons qu'on le retrouve, symétrique et inverse, dans le discours de l'Architecte : c'est parce qu'elles sont prêtes à détruire les hommes, quitte à perdre les services qu'ils leur rendent, que les machines les contrôlent (« Liberté virtuelle »). Cela laisse déjà entendre que le contrôle, au sens où l'entend Neo lui-même, est parfaitement susceptible de devenir une fonction technique.Telle a d'ailleurs été l'ambition de la cybernétique – comme son nom l'indique, « science du contrôle », cyber ayant la même racine que « gouvernement » – : proposer des modèles techniques de la fonction de contrôle. On peut interpréter ce projet soit comme le premier moment d'une usurpation radicale, par la machine, de la place éminente de l'homme, soit au contraire comme la démonstration que c'était l'homme qui, jusqu'à présent, réalisait une fonction technique, dont il est susceptible d'être libéré par le développement même des techniques.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=53&annotation=Q8MWRW86)
> ^Q8MWRW86aLVRAG6K3p53
> [!approfondir] Page 53
> « [L']homme a tellement joué le rôle de l'individu technique que la machine devenue individu technique paraît encore être un homme et occuper la place de l'homme, alors que c'est l'homme, au contraire, qui remplaçait provisoirement la machine avant que de véritables individus techniques [les machines cybernétiques] aient pu se constituer. [...] L'homme avait appris à être l'être technique au point de croire que l'être technique devenu concret se met à jouer abusivement le rôle de l'homme. Les idées d'asservissement et de libération sont beaucoup trop liées à l'ancien statut de l'homme comme objet technique pour pouvoir correspondre au vrai problème de la relation de l'homme et de la machine » (Gilbert Simondon).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=53&annotation=LJC9CINU)
> ^LJC9CINUaLVRAG6K3p53
> [!information] Page 53
> Pour le comprendre, il faut admettre que les techniques n'ont jamais été simplement des instruments au service de l'homme, et que leur histoire ne se réduit pas à une adaptation de plus en plus exacte aux besoins humains. Elle se caractérise plutôt par un processus que Simondon appelle de « concrétisation », par lequel on passe d'un ensemble hétéroclite de pièces et de processus, réunis uniquement par la convergence de leurs effets (dans cette situation primitive, la finalité est donc effectivement décisive, au sens où à chaque partie de la machine correspond une fonction, c'est-à-dire une partie de l'effet à obtenir), à un état dans lequel les différentes pièces et les différents processus engagés dans l'objet technique se redéfinissent les uns les autres, chacune prenant sur elle des fonctions qui sont relatives aux autres.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=53&annotation=BMYBEY6H)
> ^BMYBEY6HaLVRAG6K3p53
> [!exemple] Page 53
> Ainsi, les ailettes de refroidissement sur la culasse des moteurs thermiques prennent en même temps une fonction mécanique, celle de nervure s'opposant à la déformation de la culasse sous la poussée du gaz. De ce fait, la finalité, si l'on peut dire, s'intériorise : les normes qui déterminent des parties toujours plus grandes de l'objet technique ne sont plus celles de son utilité extrinsèque, mais celles de sa consistance intrinsèque — bref, l'objet technique s'individualise.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=53&annotation=XSB9HUSK)
> ^XSB9HUSKaLVRAG6K3p53
> [!accord] Page 54
> L'homme n'est pas ici extérieur à la réalité technique, puissance souveraine imposant des finalités et laissant aux machines le soin de les réaliser, mais plutôt au milieu des machines, découvrant sans cesse de son côté de nouvelles puissances, de nouvelles finalités, de nouvelles possibilités d'existence, de nouvelles occasions d'agir, à mesure qu'il permet à la réalité technique de devenir de plus en plus « individuelle », au sens de Simondon. C'est curieusement en acceptant sa place dans un milieu technique composite que l'homme peut vraiment devenir lui-même, participer, par sa différence, à la constitution d'une nouvelle manière de faire advenir du réel.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=54&annotation=AMQMLEUQ)
> ^AMQMLEUQaLVRAG6K3p54
> [!accord] Page 54
> On voit bien que ce qui est en jeu dans notre rapport politique aux machines, c'est la place qu'on accorde à la finalité et la manière dont on conçoit la subjectivité, c'est-à-dire le support de la liberté. Là où l'humanisme fait de la finalité consciente l'honneur de l'existence humaine et la marque d'un sujet libre, Simondon affirme au contraire qu'elle n'est, comme la cybernétique l'aurait montré, qu'une modalité de l'intégration ou de l'individualisation technique.Si donc le rapport des hommes aux machines est métaphorisé par le concept politique de souveraineté, c'est peut-être que déjà la séparation entre le maître qui ordonne et le serviteur qui obéit n'est elle-même qu'une métonymie du rapport fonctionnel entre les mécanismes de commande et d'exécution dans une machine encore abstraite, pas tout à fait individualisée. Simondon est très clair : « Si la finalité devient objet de technique, il y a un au-delà de la finalité dans l'éthique ; la cybernétique, en ce sens, libère l'homme du prestige inconditionnel de l'idée de finalité », elle fait « passer la finalité du niveau magique au niveau technique ».Il ne s'agit donc pas, comme on le dit souvent, de libérer la politique de la technique (afin de redonner toute sa place à la décision souveraine), pas plus que de libérer la technique de la politique (afin d'optimiser la rationalité des décisions collectives), mais bien de libérer l'une et l'autre de cette notion de finalité qui méconnaît à la fois la nature de l'homme et celle des machines.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=54&annotation=SVRNDXJ7)
> ^SVRNDXJ7aLVRAG6K3p54
> [!accord] Page 54
> Mais cela veut dire que, dans le fond, la machine cybernétique est incapable de penser le type de pouvoir ou de causalité qu'elle permet aux hommes et aux machines de construire ensemble. C'est bien d'ailleurs ce que dit Simondon : non pas que la machine cybernétique donne enfin le modèle de tout système politique, mais au contraire qu'elle nous oblige à réinventer ce que veut dire être un sujet, faire société, et même faire usage, bref exister, à l'âge cybernétique. On voit bien en ce sens que nous avons besoin d'un concept de machine, de méta-machine ou de méga-machine, que les machines techniques ne nous donnent pas.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=54&annotation=JPGIG2U9)
> ^JPGIG2U9aLVRAG6K3p54
> [!accord] Page 55
> Gilles Deleuze et Félix Guattari se sont précisément efforcés, dans L'Anti-Œdipe puis dans Mille Plateaux, de construire un concept de la machine qui ne se confondrait pas avec les objets mécaniques, mais au contraire permettrait de comprendre l'émergence des machines techniques à partir d'une certaine configuration de la mégamachine : « Le principe de toute technologie est de montrer qu'un élément technique reste abstrait, tout à fait indéterminé, tant qu'on ne le rapporte pas à un agencement qu'il suppose. Ce qui est premier par rapport à l'élément technique, c'est la machine : non pas la machine technique qui est elle-même un ensemble d'éléments, mais la machine sociale ou collective, l'agencement machinique qui va déterminer ce qui est élément technique à tel moment, quels en sont l'usage, l'extension, la compréhension..., etc. »[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=55&annotation=INGBR487)
> ^INGBR487aLVRAG6K3p55
> [!accord] Page 55
> Par machine collective ou agencement, il ne faut surtout pas entendre une société humaine homogène, car l'usage n'est pas l'utilisation par un sujet cohérent de quelque chose de déjà donné, mais un ensemble de relations entre des processus hétérogènes aussi bien dans leur formation que dans leur fonctionnement, qui, cependant, pour des raisons largement contingentes, constituent ensemble une nouvelle forme d'opérativité, une nouvelle manière de fonctionner, un nouveau type de causalité.Ainsi, « ce que les nomades inventent, c'est l'agencement homme-animal-arme, homme-cheval-arc ». Ou encore l'étrange « machine » que forment ensemble la guêpe et l'orchidée : rencontre entre deux lignées évolutives sans origine commune, mais qui se renforcent réciproquement grâce à leur hétérogénéité (le végétal profitant de la mobilité de l'animal, etc.).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=55&annotation=NRBKIZP3)
> ^NRBKIZP3aLVRAG6K3p55
> [!accord] Page 55
> Cas exemplaire de ce que Deleuze et Guattari appelleraient une « double déterritorialisation » : la digestion de l'homme et la reproduction du blé constituent ensemble un nouvel agencement machinique, qui ne s'actualise d'ailleurs véritablement que dans des conditions de sédentarisation, c'est-à-dire en corrélation avec d'autres éléments à la fois géographiques, techniques et sociaux.Lors de l'interrogatoire qu'il fait subir à Morpheus dans Matrix, l'agent Smith présente la révolte des machines comme une simple étape dans l'histoire évolutive de la Terre : les objets techniques ont utilisé l'homme pour se développer, puis se sont débarrassés de lui. L'homme prend les objets techniques pour des productions ex nihilo de sa liberté, alors que ceux-ci sont des processus indépendants qui passent en quelque sorte, depuis toujours, par l'illusion de la liberté souveraine de l'homme pour se développer selon des lignées technologiques variées et de plus en plus autonomes.La situation décrite par Matrix n'est donc pas nouvelle : l'homme a toujours été un moyen de reproduction des objets techniques. Ce qui est nouveau en revanche, c'est que l'inverse ne soit plus vrai. Mais était-ce vraiment fatal ?[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=55&annotation=YIDC4D7Q)
> ^YIDC4D7QaLVRAG6K3p55
> [!information] Page 55
> L'épisode des Animatrix racontant les origines véritables de la guerre des hommes et des machines (Guerre hommes-machines) montre que la responsabilité de la guerre vient de l'incapacité des hommes à admettre que les machines puissent être autre chose que des instruments. Sinistre conséquence de l'écart entre une pensée du pouvoir politique qui voit dans celui-ci le représentant global d'une communauté homogène et unifiée, et la réalité du développement de l'assemblage hommes-machines qui rend impossible de maintenir ce postulat d'homogénéité.Penser le sujet politique autrement que sous une condition de majorité, admettre qu'il n'est jamais que dans la rencontre entre des minorités, humaines ou non, montrer qu'on peut construire un ordre politique, c'est-à-dire aussi juridique, au niveau de ces assemblages composites, traversés de doubles devenirs, sans passer par cette machine particulière qu'est l'État, telle est peut-être la direction vers laquelle il faut aller si l'on veut préparer la paix avec les machines, et reconstruire ainsi, mais seulement en passant, la société aux dimensions de l'humanité qui a été scindée par la Matrice (Sommes-nous dans la Matrice ?).Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'en acceptant de ne pas surplomber les objets techniques, de ne pas concevoir l'usage comme la soumission à une utilité, d'être au milieu des machines comme des « choses parmi les choses », sur le même plan, l'homme ne perdra pas sa différence ; au contraire : il la maximisera. Il n'y aura pas de nouvelle pensée de la politique sans une nouvelle pensée de la machine.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=55&annotation=A6YC5VHD)
> ^A6YC5VHDaLVRAG6K3p55
# Sommes-nous dans la matrice ?
Auteur : [[Thomas Bénatouïl]]
> [!information] Page 56
> Matrix n'est évidemment pas la première œuvre à imaginer que le monde qui nous entoure est en grande partie une illusion. Cette possibilité a été formulée, sous des formes très diverses, par d'innombrables philosophes ou penseurs depuis l'Antiquité : on les regroupe généralement sous l'appellation « sceptiques ». Or, ceux-ci ont toujours été accompagnés dans leur réflexion par des représentations qui tentaient de donner corps à l'hypothèse de l'irréalité de notre quotidien.Les sceptiques antiques invoquent souvent des récits mythologiques dans lesquels un personnage est trompé par des hallucinations produites par les dieux. À l'époque où Descartes élabore son fameux « doute hyperbolique », ce sont les dramaturges, comme Calderón dans La vie est un songe ou Corneille dans L'Illusion comique, qui mettent en scène des personnages artificiellement trompés sur leur existence.Il n'est pas surprenant qu'aujourd'hui, alors que les hypothèses sceptiques sont toujours abondamment discutées par les philosophes, ce soit le cinéma qui se charge de nous donner des représentations concrètes de celles-ci : que l'on pense, pour n'évoquer que des films récents, à Total Recall, Dark City, eXistenZ, The Truman Show, Vanilla Sky (basé sur Abre los Ojos) et bien sûr Matrix.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=56&annotation=623P9W86)
> ^623P9W86aLVRAG6K3p56
> [!accord] Page 57
> En fournissant une représentation concrète de l'irréalité du monde, Matrix permet de considérer cette éventualité d'un point de vue concret et non pas seulement comme une hypothèse théorique que l'on cherche à prouver ou réfuter. Matrix peut être utilisé comme une sorte d'antidote contre l'« armchair philosophy » dénoncée par Hume, cette capacité des philosophes à penser le monde depuis leur fauteuil sans se soucier des implications pratiques de leurs réflexions.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=57&annotation=VG3YW6LR)
> ^VG3YW6LRaLVRAG6K3p57
> [!approfondir] Page 60
> En réalité, ce qui est insoutenable dans le fait d'être à l'intérieur de la Matrice n'est pas sa dimension simulatoire mais le fait qu'elle soit contrôlée par des machines qui, à la suite d'une guerre avec l'humanité, tiennent cette dernière captive dans la Matrice.L'hypothèse de la Matrice relève moins du scepticisme que du gnosticisme, cette interprétation du christianisme selon laquelle notre monde (matériel) est une illusion et une prison produites par un dieu malfaisant (Les dieux sont dans la Matrice). Avec le « malin génie » ou le « savant fou », les sceptiques modernes ont repris le principe gnostique en le vidant de son contenu religieux et moral.La science-fiction et Matrix permettent de lui redonner vie et de se demander sérieusement ce qu'il y a de « mauvais » dans la vie à l'intérieur de la Matrice, comme l'a fait James Pryor.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=60&annotation=TJ5SYC54)
> ^TJ5SYC54aLVRAG6K3p60
> [!approfondir] Page 60
> Le fait que toute l'humanité soit branchée à la Matrice est là encore capital : la situation n'est pas du tout celle, évidemment immorale, du Truman Show. Truman est seul à être trompé par le monde construit par ce « malin génie » qu'est le producteur qui a fait de la vie entière de Truman une émission de télé-réalité.Mais en quoi consistent la tromperie et l'esclavage dans Matrix ? Morpheus insiste sur le fait que les hommes sont transformés en sources d'énergie pour les machines, mais, comme l'ont noté Hubert et Stephen Dreyfus, un esclavage suppose une entrave à ma liberté : or les machines ne contraignent pas plus les hommes que les millions de microbes ou de moustiques qui se servent du corps humain comme milieu ou aliment.Pour pouvoir parler d'esclavage, il faut supposer, comme le font James Pryor ou Hubert et Stephen Dreyfus à la suite de Morpheus, que les machines limitent notre liberté et orientent l'histoire humaine dans la Matrice. S'applique toutefois à cette hypothèse un argument déjà invoqué : si la Matrice est une simulation vraiment parfaite, il ne peut y avoir aucune différence de nature entre les obstacles aux progrès humains internes à notre monde (contraintes naturelles, sociales, politiques, économiques, etc.) et ceux que pourraient produire les machines pour influencer notre histoire.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=60&annotation=GLIK45V6)
> ^GLIK45V6aLVRAG6K3p60
# Dialectique de la fable
Auteur : [[Alain Badiou]]
> [!accord] Page 62
> On se reportera, pour une fine étude de la signification spéculative de la science-fiction, au livre de Guy Lardreau, Fictions philosophiques et science-fiction, paru en 1988 chez Actes-Sud. Lardreau étudie deux grands cycles romanesques : Fondation, d'Asimov, et Dune, de Herbert. Il montre avec force comment la thèse latente qui soutient ces cycles — celle de l'existence d'autres mondes possibles — trouve son concept dans la dimension la plus expérimentale de la philosophie de Leibniz, celle des univers distincts simultanément présents dans l'intellect divin.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=62&annotation=MER4XMSN)
> ^MER4XMSNaLVRAG6K3p62
> [!accord] Page 65
> On doit cependant constater qu'un problème est commun aux trois films, qui est tout simplement le problème fondamental de la connaissance : qu'est-ce qui, de l'intérieur de notre capacité à connaître, atteste que c'est bien du réel qu'il s'agit dans notre connaissance ? Dans eXistenZ et dans Matrix, il s'agit de trouver une procédure de discrimination, de l'intérieur d'un régime de l'apparaître (le jeu ou la Matrice), entre ce qui est réel et ce qui n'est qu'un semblant de réel.À mon sens, cette question est affaiblie, dans le film de Cronenberg, par le paradigme du jeu. C'est en effet une banalité inexacte que de poser le virtuel ludique en rival indécidable du réel. Tout jeu est pratiqué, si « réaliste » soit-il dans ses représentations, de l'intérieur d'une irréductible conscience-de-jeu.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=65&annotation=DXKZFJM3)
> ^DXKZFJM3aLVRAG6K3p65
> [!accord] Page 66
> Mais pourquoi est-elle si solide ? Parce que la question d'une mise en cause de l'image à partir de l'image elle-même, en direction de son au-delà fondateur, est la question du cinéma lui-même.Dans Matrix, il y a une séquence admirable : un enfant, instruit par une sorte de prophétesse inspirée (la Diotime du Banquet ?), fixe longuement une cuillère, jusqu'à ce qu'elle se torde, manifestant ainsi qu'elle n'est pas un objet solide du monde réel, mais une composition artificielle, une virtualité inconsistante.Ainsi, de l'intérieur du monde, par une dialectique critique qui prépare une dialectique ascendante, vous pouvez dire, dans le style platonicien : cette cuillère n'est pas la vraie cuillère. La vraie cuillère n'est pas visible, elle n'est que pensable.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=66&annotation=79RMB7WM)
> ^79RMB7WMaLVRAG6K3p66
# Trois figures de la simulation
Auteur : [[Elie During]]
> [!information] Page 67
> Cette attente, réelle ou feinte, cachait une certaine mauvaise foi. Car elle revenait à placer les réalisateurs dans une situation de double contrainte typique : ou bien vous nous présentez une opposition nette entre réalité et virtuel, et vous avez tout faux puisque « le désert du réel » signale précisément l'indistinction de ces deux plans, le recouvrement intégral du réel par son signe, qui finit par le congédier ; ou bien vous brouillez les pistes et vous suggérez un étagement indéfini de simulations emboîtées les unes dans les autres, et là encore vous vous trompez : cette conception n'est pas moins idéologique que la première, parce qu'elle est entièrement solidaire de l'idée d'une réalité vraie qui est comme son envers ou sa limite.À ce jeu, le philosophe gagne à tous les coups. Car le « réel » resurgira nécessairement comme contre-épreuve de la simulation tant qu'on persistera à confondre simulation et illusion, simulacre et simple apparence.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=67&annotation=LXBCUAWQ)
> ^LXBCUAWQaLVRAG6K3p67
> [!information] Page 67
> En bon lecteur de Lacan et de Philip K. Dick, Žižek expliquait qu’il aurait été plus intéressant de multiplier les réalités elles-mêmes, plutôt que les univers virtuels. Il reprochait aux frères Wachowski de n’avoir pas compris que le Réel n’est pas la « réalité vraie » derrière la simulation, ni davantage son mirage à l’horizon d’une série indéfinie de simulations, mais le vide qui fait que toute réalité est vouée à se défaire et ne peut se clore sur elle-même.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=67&annotation=MPTB8L25)
> ^MPTB8L25aLVRAG6K3p67
> [!information] Page 68
> Quant à Baudrillard, dont on sait qu'il était personnellement concerné par l'usage que le film faisait de certaines de ses idées (Baudrillard), il n'y allait pas par quatre chemins : dans un entretien de juin 2003 au Nouvel Observateur, il expliquait que la « simulation » se confondait dans Matrix avec un « état de fait », un simple dispositif technique d'hallucination collective, et qu'il ne pouvait donc s'agir que d'un malentendu.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=68&annotation=2HLYM4ZM)
> ^2HLYM4ZMaLVRAG6K3p68
> [!approfondir] Page 68
> La « simulation », qu’il faudrait plutôt appeler « hyper-simulation », c’est justement tout autre chose que ce que l’on nous présente aujourd’hui sous ce nom pour nous empêcher de penser la perte irrémédiable du réel. Ce n’est pas un régime particulier de l’illusion : c’est la condition où nous sommes lorsque le semblant a entièrement pris la place du réel.De ce point de vue, Matrix ne pouvait qu’apparaître comme une représentation entièrement imaginaire de la simulation (« le film sur la Matrice qu’aurait pu fabriquer la Matrice », disait Baudrillard), et cela valait encore pour Reloaded et le circuit virtuel total qu’il laissait entrevoir : comme Disneyland, cette débauche d’images et de leurres était encore une manière de ne pas nous faire désespérer de la réalité, en nous persuadant qu’elle existe.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=68&annotation=XKM6YPUE)
> ^XKM6YPUEaLVRAG6K3p68
> [!accord] Page 68
> Construire un monde, ou le défaire, et rendre du même coup sensible la nécessité d'un réarrangement de nos concepts : Philip K. Dick, qui disait par ailleurs que le vrai héros d'un récit de science-fiction est toujours une idée, et non pas une personne, parlait de « conceptual dislocation », ce qui suggérait à la fois un travail de déconstruction et de déplacement.Mais pour effectuer un tel travail, il convient de se rendre attentif au montage minimal qu'autorise la fiction en réunissant les éléments d'un monde possible. Matrix proposait un tel montage : il fallait donc juger sur pièces.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=68&annotation=M4ANP48G)
> ^M4ANP48GaLVRAG6K3p68
> [!approfondir] Page 69
> Car à force d’être pensée au-delà de l’opposition simple entre la réalité et l’apparence trompeuse, la simulation finit par être complètement séparée des dispositifs concrets où son idée pourrait prendre un sens effectif. Autrement dit, la simulation ne fonctionne plus du tout comme un concept, mais plutôt comme une catégorie ontologique englobante censée résumer notre rapport aux choses en général — ce qu’en d’autres temps on aurait appelé un « transcendantal ».Avec l’idée d’hyper-simulation, ce n’est plus tel objet ou telle réalité qui est un simulacre (par opposition à la réalité « vraie »), c’est l’être lui-même qui se donne comme simulacre. Le simulacre et l’être étant réciproques, le simulacre ne s’oppose à rien, et c’est justement pourquoi il ne peut, par principe, être mis en image.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=69&annotation=NFHI67SK)
> ^NFHI67SKaLVRAG6K3p69
> [!approfondir] Page 69
> Cette conception du simulacre (et l'idée du virtuel qu'elle détermine) est peu satisfaisante. Elle revient toujours à faire du simulacre une dégradation de l'être, une forme de non-être, c'est-à-dire en fait le double ou le clone du réel (car le non-être, comme l'a bien montré Bergson, ce n'est pas moins que l'être, c'est l'être lui-même plus le faux mouvement qui prétend le nier en bloc).C’est en ce sens que la virtualisation du réel peut encore être décrite comme le « désert du réel ». En y cherchant l’indice d’un nouveau rapport au réel dans son intégralité, on se condamne à faire de l’idée de simulacre une sorte de double fantomatique de l’idée de réel. En somme, une idée impuissante.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=69&annotation=YNLEHDK4)
> ^YNLEHDK4aLVRAG6K3p69
> [!approfondir] Page 69
> Or, comme l’explique Deleuze, si le simulacre n’est pas une copie dégradée (une simple reproduction de reproduction), il faut reconnaître qu’il recèle une « puissance positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction »4. Ce n’est pas une façon de parler : il s’agit bien d’une puissance, la « puissance du faux », comme disait Nietzsche.Et ce qui compte alors est de ressaisir le simulacre à partir des modes de production concrets qui l’engendrent. Même Platon, qui n’était pourtant pas ami des simulacres, savait bien cela, puisqu’il définissait justement le simulacre comme un certain dispositif d’illusion, dont il montrait que le principe d’opération, le procédé propre, n’était pas la mesure ou la norme interne de l’idée, mais un principe de dissemblance.Il insistait moins par là sur le non-être ou l’irréalité du simulacre que sur la construction particulière qu’il implique, par exemple cet écart léger, ce gauchissement de l’image réelle qu’induit le déplacement de l’observateur d’un point à un autre de l’espace, et qui permet de dire que l’observateur fait lui-même partie du dispositif de l’illusion.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=69&annotation=TJ4X8PG2)
> ^TJ4X8PG2aLVRAG6K3p69
> [!accord] Page 70
> Sartre a montré dans L’Imagination que si la métaphysique a systématiquement confondu l’imaginaire et l’irréel, c’est précisément parce qu’elle ne pouvait s’empêcher de supposer une réalité en soi de l’image : on fait de l’image « une copie de la chose, existant elle-même comme une chose », alors qu’elle n’est rien d’autre que la chose vue, la chose en tant que vue (ou perçue, ou visée, etc.).Ceux qui refusent a priori toute figuration tangible de la simulation se fondent sur une analyse du même genre. Mais ce faisant, ils s’interdisent de ressaisir la simulation dans ce qu’elle a d’opératoire. Une maxime pragmatique nous rappelle pourtant que la réalité, c’est ce qu’on en fait. Il faut dire, dans le même sens, que la réalité virtuelle se définit par ce qu’on en fait, c’est-à-dire par l’interactivité qui est son vrai principe (Liberté virtuelle).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=70&annotation=W8293K9T)
> ^W8293K9TaLVRAG6K3p70
> [!accord] Page 70
> Ainsi, les métaphysiciens de la simulation se font une idée bien abstraite de la simulation. Ils ne voient pas que la simulation est toujours, selon Deleuze, « l’effet de fonctionnement du simulacre en tant que machinerie, machine dionysiaque ».En oubliant la machine, ils se contentent du même coup d’une conception singulièrement étroite des pouvoirs de l’image cinématographique et de sa capacité à organiser une représentation crédible de la simulation (Dialectiques de la fable).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=70&annotation=FZHTB5QL)
> ^FZHTB5QLaLVRAG6K3p70
> [!accord] Page 73
> Comment faire sentir ce que serait une perception du virtuel, saisie dans la texture même de la Matrice ? C’est une question que les critiques se sont rarement posée.Le cinéma a depuis longtemps tenté de restituer le retentissement subjectif de la perte du monde dans l’expérience de la folie ou du rêve, mais la perception du virtuel pose des problèmes tout autres. La réponse qui consiste à invoquer les super-pouvoirs développés par Neo au cours de son apprentissage (télékinésie, lévitation, etc.) n’est pas suffisante : c’est justement là une manière indirecte ou oblique de nous faire comprendre que nous avons affaire à une simulation (Sommes-nous dans la Matrice ?).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=73&annotation=SRU2WX5N)
> ^SRU2WX5NaLVRAG6K3p73
> [!accord] Page 73
> Trinity prend son essor et reste un moment suspendue dans les airs pour armer un kick foudroyant ; Neo, sur le toit d’un building, tombe en arrière durant de longues secondes en évitant des balles tirées à bout portant.Dans de telles scènes, le ralenti n’est plus une manière paradoxale et quelque peu emphatique de suggérer l’extrême vitesse (façon Steve Austin), mais plutôt de figurer la durée d’une perception matérielle qui serait directement tirée dans les choses mêmes, qui épouserait par exemple la trajectoire d’une balle de pistolet en se glissant dans son sillage.« Durée » est le terme qui convient. Mieux que les notions cinétiques de mouvement et de vitesse, ce concept bergsonien permet de saisir ce qui est en jeu. Car il s’agit moins d’une stase ou d’une suspension du temps — manière encore métaphorique de dire que ça n’avance pas, que les mouvements se figent ou ralentissent — que d’un épaississement du temps lui-même, changement qualitatif qui apparente déjà le mouvement des choses à une réalité mentale ou spirituelle.Le sujet est comme gelé, pris dans une durée épaisse et infiniment dilatée, tandis que l’œil de la caméra tourne autour de lui à grande vitesse en décrivant des arabesques (Bullet-Time). Ce que figure cet effet, c’est moins la vitesse elle-même qu’un certain rapport entre deux vitesses ou régimes de durée ; moins la prouesse physique que le devenir qui porte Neo aux limites d’« une durée de plus en plus éparpillée, dont les palpitations plus rapides que les nôtres, divisant notre sensation simple, en diluent la qualité en quantité » (Bergson, La pensée et le mouvant).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=73&annotation=58IKIPMM)
> ^58IKIPMMaLVRAG6K3p73
> [!approfondir] Page 74
> Deleuze, dans ses ouvrages sur le cinéma, parle d’une « image-perception » qui donne à voir une perception dans les choses mêmes, une perception plus qu’humaine, moléculaire, où les objets se transforment en pures lignes de vitesse. Les maîtres des arts martiaux cherchent, dans la fulgurance du geste, le point d’immobilité où se concentre la force (La Voie du guerrier).En suivant Bergson, on reconnaît là le seuil intensif à partir duquel le mouvement (avec ses propriétés cinétiques, vitesse et direction) peut être redécrit comme la coupe mobile d’une durée élastique, à l’image de l’instant qui est une coupe immobile du mouvement. Il ne s’agit pas d’aller « plus vite » que la balle ou même d’égaler son mouvement sur un plan purement physique, mais de coïncider avec sa durée, qui est infiniment plus « lente », c’est-à-dire décontractée, que celle de l’esprit concentré.Car la plus grande vitesse, comme l’extrême lenteur, peuvent indifféremment figurer le degré le plus bas de la durée. Le projectile de métal qui fend l’air en suivant les lois de la balistique n’est que pure répétition mécanique dans l’homogène : l’esprit tendu vers un effort d’intuition sera toujours plus « rapide » que lui.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=74&annotation=5YC7VZBW)
> ^5YC7VZBWaLVRAG6K3p74
# Matrix machine mythologique
Auteur : [[Patrice Maniglier]]
> [!information] Page 76
> Matrix, au contraire, superpose ces différentes interprétations de sorte qu’on ait le sentiment de leur équivalence du point de vue d’un message qui, cependant, reste obscur. En cela, il se rapproche non pas de l’art, mais de ce qu’en d’autres espaces culturels on appelle un mythe.Non parce qu’il est parsemé de références mythologiques, ni même parce qu’il se présente comme une fable sur l’origine du monde, mais parce que la manière dont il se rapporte au sens correspond assez précisément à ce que Claude Lévi-Strauss a cherché à saisir en construisant un nouveau concept du mythe. Non pour son contenu, donc, mais pour sa forme.La notion de mythe, en effet, ne désigne pas, selon Lévi-Strauss, des « récits des origines » qui assurent le lien entre le profane et le sacré, ou des « pieux mensonges » destinés à justifier l’ordre social existant, mais un dispositif de signes qui va chercher son matériau dans tous les univers culturels d’une société — de la systématisation des couleurs à la cuisine, de la cosmologie à la parenté, de la géographie à la classification des espèces animales et végétales — afin non pas de communiquer une signification déterminée, mais de rendre compatibles ces différentes manières dont les êtres humains tentent de mettre de l’ordre dans leur propre expérience.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=76&annotation=6EH66VW7)
> ^6EH66VW7aLVRAG6K3p76
> [!accord] Page 76
> Ainsi, il ne sert à rien de chercher le sens des mythes, car le mythe n’a pas de sens : il donne son sens à notre monde. « Le mythe n’offre jamais à ceux qui l’écoutent une signification déterminée. Un mythe propose une grille, définissable seulement par ses règles de construction. Pour les participants à la culture dont ce mythe relève, cette grille confère un sens, non au mythe lui-même, mais à tout le reste : c’est-à-dire aux images du monde, de la société et de son avenir dont les membres du groupe ont plus ou moins clairement conscience, ainsi qu’aux interrogations que leur lancent les différents objets.En général, ces données éparses échouent à se rejoindre, et le plus souvent elles se heurtent. La matrice d’intelligibilité fournie par le mythe permet de les articuler en un tout cohérent. »[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=76&annotation=MAVRKTUP)
> ^MAVRKTUPaLVRAG6K3p76
> [!accord] Page 77
> Le même biais que celui dans lequel tombèrent ceux qui y cherchèrent des représentations masquées, soit de conflits économiques et sociaux, soit de conflits psychiques, soit encore de pulsions sexuelles, etc. En réalité, la relation du mythe au sens est de second degré.Sa fonction est de rendre convertibles les différents univers de significations au sein desquels nous nous mouvons, ou, pour parler le langage de Lévi-Strauss, les différents « systèmes symboliques », qui sont autant de manières dont nous donnons du sens à ce que nous percevons comme à ce que nous faisons.Le langage est un tel système symbolique, mais aussi la parenté, la classification des espèces animales ou végétales, la cosmologie, ou encore l’ensemble des groupes sociaux auxquels les individus sont censés appartenir. Mais ces systèmes symboliques n’ont pas nécessairement la même structure, la même logique, et peuvent ainsi s’avérer incompatibles les uns avec les autres.La fonction du mythe serait donc d’opérer (ou de donner l’illusion qu’il est possible d’opérer) une compatibilisation de ces différents niveaux de la vie symbolique d’une société. À partir de cette hypothèse, Lévi-Strauss a développé une méthode, dite structurale, dont on va voir qu’elle s’applique remarquablement bien à Matrix.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=77&annotation=MGYDFR6I)
> ^MGYDFR6IaLVRAG6K3p77
> [!information] Page 77
> D'abord, la pluralité des « codes », c’est-à-dire de ces niveaux hétérogènes de la réalité culturelle auxquels les mythes empruntent leur matériau et sur lesquels ils projettent également leur « message ».Matrix fonctionne, on l’a dit, par citations, c’est-à-dire par extractions de morceaux déjà signifiants et greffes dans un nouveau contexte — usant notamment du système des pseudonymes sur Internet pour donner une certaine vraisemblance à cette démarche elle-même.Mais ces citations peuvent être réparties sur plusieurs niveaux qui possèdent chacun une certaine homogénéité. On peut distinguer plusieurs "codes".[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=77&annotation=ENWGB9QW)
> ^ENWGB9QWaLVRAG6K3p77
> [!information] Page 78
> Ensuite, les mêmes éléments peuvent avoir des fonctions sur plusieurs codes à la fois. C’est ce que Lévi-Strauss appelle le caractère polyphonique des séquences, suggérant qu’un mythe doit se lire comme une partition de musique : « les séquences sont, sur des plans inégalement profonds, organisées en fonction de schèmes, superposés et simultanés, comme une mélodie, écrite pour plusieurs voix, se trouve astreinte à un double déterminisme : celui — horizontal — de sa ligne propre, et celui — vertical — des schèmes contrapunctiques »7.De même, dans Matrix, les séquences linéaires peuvent être lues sur plusieurs codes ou niveaux à la fois. Par exemple, l’épisode de la trahison de Cypher oppose, d’un côté en code cinématographique, le traître jaloux, prêt à vendre son idéal, au héros fidèlement aimé (de Trinity) qui se sacrifie pour son ami (Morpheus) ; mais aussi, en code politique, le choix de la société de consommation contre l’ascèse révolutionnaire, c’est-à-dire la servitude dorée plutôt que la liberté austère, corrélée à l’opposition du mensonge d’État et de la lutte pour la vérité ; et encore, en code métaphysique, le problème que pose l’équivalence, du point de vue qualitatif, entre un monde perceptif artificiellement généré et un monde perceptif produit naturellement par des stimuli extérieurs, donc la difficulté à faire du monde « réel » une valeur supérieure (Cypher, Poulet).[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=78&annotation=GVARVXR4)
> ^GVARVXR4aLVRAG6K3p78
> [!information] Page 78
> Ce procédé est particulièrement important, car c'est lui qui permet de compatibiliser tous les codes culturels dans le déploiement du récit — autrement dit, qui permet à Matrix d'avoir effectivement la fonction du mythe telle que Lévi-Strauss la définit (quatrième propriété).C'est en effet à partir de ce procédé qu'il faut interpréter les nombreuses contradictions qu'on peut relever entre le sens, dans son contexte d'origine, d'un élément cité et celui qu'il prend dans le nouveau. Ainsi, la référence à Baudrillard semble incompatible avec le scénario : alors que le film fait de la ville réelle, où se sont réfugiés les corps physiques, le noyau de la libération future, Baudrillard cherche au contraire à montrer que cette hypothèse d'un réel derrière les images sur lequel on pourrait prendre appui est précisément l'illusion à laquelle fonctionne la simulation elle-même (Baudrillard, Trois figures de la simulation).De même, alors que l'éveil bouddhiste consiste, comme l'a si joliment dit Borges, à devenir témoin de son propre sommeil (« Cette inconscience n'est pas une simple privation, ni un simple anéantissement ; l'âme, qui auparavant était un témoin de la veille et des rêves, l'est maintenant du sommeil absolu. »), en renonçant à son individualité, il s'agit ici de revenir dans la dure réalité tout en gagnant, au monde des apparences, les puissances d'un nouveau Superman.[](zotero://open-pdf/library/items/LVRAG6K3?page=78&annotation=QG25UTEF)
> ^QG25UTEFaLVRAG6K3p78