> [!info] Auteur : [[Robert J. C. Young]] [Zotero](zotero://select/library/items/VGXV9333) [attachment](<file:///C:/Users/Bamwempan/Zotero/storage/NESR8FDU/Young%20-%202023%20-%20La%20psychanalyse%20de%20Frantz%20Fanon.pdf>) Source: https://shs.cairn.info/psychanalyse-du-reste-du-monde--9782348066511-page-239 Connexion : [[Frantz Fanon]] # Annotations > [!information] Page 241 > Sa formation en la matière fut globalement similaire à celle de Jacques Lacan, se concluant également par une thèsea qui étudiait les relations entre neurologie et psychiatrie. La thèse de [[Frantz Fanon|Fanon]] portait sur un problème central dans les débats de la psychiatrie et de la neuropsychiatrie françaises de l’époque, à savoir la relation causale entre lésions et maladies organiques du cerveau et formes symptomatiques spécifiques de la maladie mentale, c’est-à-dire entre « organogenèse » et « psychogenèse ».[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=3&annotation=FFY6NUK5) > ^FFY6NUK5aNESR8FDUp3 > [!information] Page 242 > Publiée en 1950, juste un an avant que [[Frantz Fanon|Fanon]] ne rédige sa thèse, cette dispute constituera la pièce maîtresse théorique de son mémoire. Cependant, plutôt que d’analyser une quelconque forme de psychose, dans le milieu plus conservateur de Lyon, [[Frantz Fanon|Fanon]] s’y intéressait à l’ataxie de Friedreich. Il suggérait que, même s’il s’agissait d’une maladie organique, les comportements aberrants des patients étaient médiatisés par leur contexte familial et social. À partir d’un cas, [[Frantz Fanon|Fanon]] démontrait l’interaction entre l’organique et le psychique, dans lequel il incluait le social, indiquant que la maladie opère à la fois au niveau organogénétique et au niveau psychogénétique. Pour en discuter, il se tournait vers la question des relations entre « le trouble mental et le trouble neurologique3 ».[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=4&annotation=BSR39NK5) > ^BSR39NK5aNESR8FDUp4 > [!information] Page 242 > Il concluait alors sa discussion de Lacan par une brève analyse de ce qu’il prétend être son « attitude jungienne non explicitée », manifestée dans « sa phase du miroir7 », au sujet de laquelle il ne donne aucune référence, mais qui l’a conduit à s’appuyer sur la longue discussion de Merleau-Ponty à propos de Lacan dans ses conférences de Lyon[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=4&annotation=CZEBDJT7) > ^CZEBDJT7aNESR8FDUp4 > [!information] Page 242 > La source de MerleauPonty est l’essai de Lacan figurant dans l’Encyclopédie de 1938, intitulé « La famille », que [[Frantz Fanon|Fanon]] lui-même discutera directement dans [[Peau noire, masques blancs]]. Évitant tout jugement définitif sur les positions de Ey, de Goldstein et de Lacan, [[Frantz Fanon|Fanon]] terminait par un exposé sur les symptômes et les maladies psychosomatiques, un sujet qui continuera de l’intéresser jusqu’aux Damnés de la terre (1961).[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=4&annotation=HE5ZJMNT) > ^HE5ZJMNTaNESR8FDUp4 > [!information] Page 243 > Quand [[Frantz Fanon|Fanon]] lit Lacan en 1951, Lacan n’est pas encore « Lacan ». Les deux textes auxquels [[Frantz Fanon|Fanon]] se réfère sont anciens – ils datent de 1932 et 1946. Ils ont été écrits avant que Lacan ne commence à s’engager avec Saussure, ou à formaliser sa topographie du symbolique, de l’imaginaire et du réel9. De plus, comme Thomas Lepoutre et ses collaborateurs l’ont relevé, la thèse sur la paranoïa « différait des vues ultérieures de Lacan, lorsque son “retour à Freud” l’a conduit à une position diamétralement opposée à son approche initiale “globale”10 ». La plupart des discussions critiques situent le Lacan de [[Frantz Fanon|Fanon]] dans la perspective des Écrits de 1966 et non dans celle du Lacan de 1951-1952.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=5&annotation=B974VHT3) > ^B974VHT3aNESR8FDUp5 > [!information] Page 243 > La différence majeure entre [[Frantz Fanon|Fanon]] et Lacan concerne la conception de la folie inspirée du surréalisme, dans laquelle ce dernier a vu une forme de liberté, ce qui l’a également conduit à se désintéresser de l’idée de guérison. [[Frantz Fanon|Fanon]] décrit avec une certaine ironie la position de Lacan comme « une défense acharnée des droits nobiliaires de la folie11 ». Il ne semble pas avoir continué à lire Lacan après la publication de Peau noire, masques bancs en 1952, et a toujours tenu à sa position selon laquelle la folie était une réduction de la liberté, et non son accroissement. La folie coloniale ne pourrait jamais être, à ses yeux, une forme de liberté pour le sujet colonial.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=5&annotation=4PU6DBLT) > ^4PU6DBLTaNESR8FDUp5 > [!information] Page 244 > Largement ignoré lors de sa parution en 1952, il est devenu, depuis les années 1980, un objet d’étude très investi par un large éventail de disciplines, puisqu’il est considéré comme le texte fondateur de la « philosophie critique de la race14 », tandis que les commentateurs ont tenté à maintes reprises d’aplanir ses incohérences diverses pour en tirer un argument homogène et définitif.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=6&annotation=J63EU2WP) > ^J63EU2WPaNESR8FDUp6 > [!information] Page 244 > Mais s’il s’agit bien d’une étude clinique, [[Peau noire, masques blancs]] a également des ambitions bien plus grandes. Le titre original de [[Frantz Fanon|Fanon]] était Essai sur la désaliénation du Noir15, ce qui indique l’objectif plus large du livre consistant à parvenir à une « compréhension du rapport Noir-Blanc16 ». [[Frantz Fanon|Fanon]] a cherché à analyser le racisme d’un point de vue à la fois subjectif et objectif : en étudiant ses propres « chocs affectifs » et en analysant les « méconnaissances systématiques des Blancs et des Noirs », selon les termes dans lesquels il a décrit le livre à Richard Wright en 1953[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=6&annotation=7P8VAZ2S) > ^7P8VAZ2SaNESR8FDUp6 > [!information] Page 244 > Il cherche à analyser ce qu’il appelle la « prise en masse d’un complexus psycho-existentiel18 » du racisme qui fonctionne tant individuellement que collectivement. Les deux niveaux sont indissociables, telles les deux faces d’une feuille de papier, comme l’aurait dit Saussure, ce qui fait aussi la difficulté de son double projet : le moi ne peut être détaché du social, il en est même le produit.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=6&annotation=WYYZYRDI) > ^WYYZYRDIaNESR8FDUp6 > [!accord] Page 244 > [[Frantz Fanon|Fanon]] avait appris de Lacan que le social est inscrit dans le moi, ou comme il le dira plus tard, « le fait que je sois moi est hanté par l’existence de l’autre19 ». Les problèmes du moi ne peuvent être résolus par le moi seul. En d’autres termes, il choisit Lacan et non Freud, mais un Lacan qui doit aussi être étendu.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=6&annotation=YNJB88QK) > ^YNJB88QKaNESR8FDUp6 > [!accord] Page 245 > Pour [[Frantz Fanon|Fanon]], il ne s’agit pas seulement de décider des relations entre le corps générique et la psyché individuelle, car, du point de vue de l’aliénation de la personne noire, un troisième facteur doit être introduit pour rendre compte de la subjectivité noire – la « sociogénie ».[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=7&annotation=VS5ASALA) > ^VS5ASALAaNESR8FDUp7 > [!accord] Page 245 > Autrement dit, les questions raciales ne peuvent être appréhendées dans les limites de la psychiatrie ou de la psychanalyse, même si elles concernent toute la famille. La question n’est pas de savoir dans quelle mesure les maladies mentales peuvent être indépendantes des déterminations des maladies organiques à l’intérieur du corps : le problème est que la psyché est médiatisée par le corps non pas de l’intérieur mais de l’extérieur, et cela commence par la surface de la peau, « par intériorisation ou, mieux, épidermisation ».[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=7&annotation=39N79AFJ) > ^39N79AFJaNESR8FDUp7 > [!information] Page 245 > La publication des travaux psychiatriques de [[Frantz Fanon|Fanon]] a, quoi qu’il en soit, rendu la lecture politique de l’œuvre de [[Frantz Fanon|Fanon]] plus cohérente et consistante, comme les comptes rendus récents de Nigel Gibson21 l’ont fait valoir, tandis que l’ajout de la psychiatrie à l’œuvre de [[Frantz Fanon|Fanon]] a minoré le rôle de la psychanalyse dans son travail de 1951-1952, les années de la thèse et de [[Peau noire, masques blancs]].[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=7&annotation=WGGYKZ38) > ^WGGYKZ38aNESR8FDUp7 > [!approfondir] Page 246 > Dans le projet de désaliénation de l’homme noir de [[Peau noire, masques blancs]], la psychanalyse figure pourtant en bonne place. C’est d’ailleurs l’importance qu’on lui accorde dans ce livre qui a conduit bien des gens à penser que [[Frantz Fanon|Fanon]] était lui-même psychanalyste. Le livre met l’accent sur le racisme, ce qui signifie que la psychanalyse ne sera pas seulement l’un de ses instruments d’analyse, mais qu’il est important qu’elle soit également un objet de critique, car elle fait partie de la structure sociale qui constitue le problème22. [[Frantz Fanon|Fanon]] introduit très tôt la psychanalyse : « nous pensons que seule une interprétation psychanalytique du problème noir peut révéler les anomalies affectives responsables de l’édifice complexuel. Nous travaillons à une lyse totale de cet univers morbide23 ».[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=8&annotation=DIG87GVM) > ^DIG87GVMaNESR8FDUp8 > [!information] Page 246 > Dès 1952, [[Frantz Fanon|Fanon]] visait une transformation révolutionnaire de la société, où le binaire noir-blanc serait brisé et détruit. La psychanalyse est employée non pas pour provoquer une guérison, mais pour effacer le problème, une tabula rasa à partir de laquelle un nouveau départ peut être pris.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=8&annotation=C5AJYL8X) > ^C5AJYL8XaNESR8FDUp8 > [!information] Page 246 > Dans sa quête pour « aider le Noir à se libérer de l’arsenal complexe qui a germé au sein de la situation coloniale25 », la libération passera par la destruction de cet arsenal, ou de la « livrée » – terme emprunté à Sartre – qui l’emprisonne. En d’autres termes, pour [[Frantz Fanon|Fanon]], la santé psychique de l’individu sera entièrement restaurée par un renouvellement cathartique au niveau social, une idée déjà abordée dans la deuxième de ses pièces, Les Mains parallèles (1949)[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=8&annotation=R283PL7G) > ^R283PL7GaNESR8FDUp8 > [!accord] Page 246 > [[Frantz Fanon|Fanon]] est à la fois analyste et analysant, mais sa méthodologie est partie prenante de sa situation difficile, ce qui échappe complètement à ses interprètes psychanalytiques. Le livre offre une critique à la fois de la psychanalyse et de la philosophie (africaine et européenne), qui pourtant donnent à [[Frantz Fanon|Fanon]] les seuls outils d’une analyse adéquate.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=8&annotation=89FK3HKU) > ^89FK3HKUaNESR8FDUp8 > [!accord] Page 247 > lorsqu’il tombe sur la remarque de Freud selon laquelle « l’homme primitif rendait le travail acceptable en même temps qu’il l’utilisait comme équivalent et substitut de l’activité sexuelle », il commente en marge : « Salaud !29 » Non seulement Freud ignore le racisme, mais il le propage.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=9&annotation=RMN9C9QM) > ^RMN9C9QMaNESR8FDUp9 > [!accord] Page 247 > Pour les Noirs, le drame racial se joue au grand jour. Mais quel type de psychanalyse reste-t-il en l’absence de refoulement ? La psychanalyse de [[Frantz Fanon|Fanon]] se rapprochait en fait beaucoup de la perspective des philosophes contemporains qui revendiquaient la psychanalyse en dehors de son statut institutionnel, notamment Sartre dans L’Être et le Néant (1943) et Maurice Merleau-Ponty dans La Structure du comportement (1942) et lors de ses conférences de 1949-1952 sur Psychologie et pédagogie de l’enfant données à Paris ainsi que, pour certaines d’entre elles, à Lyon34.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=9&annotation=5ELIFIJP) > ^5ELIFIJPaNESR8FDUp9 > [!accord] Page 248 > Sartre et Merleau-Ponty s’étaient tous deux tournés vers la psychanalyse pour tenir compte de la dimension existentielle sur laquelle la phénoménologie met l’accent. Dans L’Être et le Néant, Sartre convoque la psychanalyse comme un moyen à disposition : « si j’ai quelques notions de psychanalyse, je peux essayer, dans des circonstances particulièrement favorables, de me psychanalyser moi-même35 ». Dans « La psychanalyse existentielle36 », il rejette le récit de Freud sur l’inconscient (donc nécessairement sur le complexe d’Œdipe) car il entraverait toute possibilité pour l’individu d’être maître de ses décisions et donc de sa liberté, et de son projet initial d’autoconstitution.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=10&annotation=FQEUBZ9C) > ^FQEUBZ9CaNESR8FDUp10 > [!approfondir] Page 248 > Avec Sartre, nous n’avons pas affaire à une énigme non résolue, comme chez Freud : le point de départ de l’analyse existentielle est plutôt l’expérience, et les choix du sujet de l’expérience par rapport à la situation. Sartre admet néanmoins l’inconscient en faisant une distinction entre conscience et connaissance37. On peut connaître une chose parce qu’on en fait l’expérience, mais cela ne signifie pas qu’on la comprenne consciemment ou qu’on puisse l’articuler. Dans ce sens, Sartre admet que l’on puisse faire une enquête psychanalytique existentielle sur soi-même, voire une analyse littéraire, comme celle qu’il a proposée sur Flaubert. Dans [[Peau noire, masques blancs]], en suivant le fil de l’expérience, [[Frantz Fanon|Fanon]] s’acquitte effectivement de ces deux tâches.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=10&annotation=G2B6BMG6) > ^G2B6BMG6aNESR8FDUp10 > [!information] Page 248 > Pour Sartre, cependant, la réflexion fournit les matériaux d’une autoanalyse qui ne peut être appréhendée que « du point de vue d’autrui38 », une prescription qui aurait été profondément problématique pour [[Frantz Fanon|Fanon]], puisque le regard de l’autre sur lui est précisément le problème – il le force à se voir comme autre, mais selon les stéréotypes racistes de l’autre. C’est pourquoi, même si elle offre un modèle d’autoanalyse, ce n’est pas tant la psychanalyse existentielle de Sartre qui est importante pour [[Frantz Fanon|Fanon]], que les Réflexions sur la question juive (1946), un exposé existentiel et philosophique sur le fonctionnement du racisme, où se déploie la dynamique sous-jacente à la génération du racisme dans le domaine social. La psychanalyse n’y est mentionnée qu’une seule fois.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=10&annotation=WMLBZI4A) > ^WMLBZI4AaNESR8FDUp10 > [!information] Page 249 > Merleau-Ponty ouvre La Structure de comportement avec une triade très similaire à celle par laquelle [[Frantz Fanon|Fanon]] commence [[Peau noire, masques blancs]] : « Notre but est de comprendre les rapports de la conscience et de la nature, organique, psychologique, ou même sociale39. » [[Frantz Fanon|Fanon]] a trouvé dans la compréhension phénoménologique de la conscience de Merleau-Ponty, qui part des sensations du schéma corporel du corps vécu, la perspective la plus convaincante pour décrire subjectivement les expériences du racisme qu’il avait vécues. Merleau-Ponty avait proposé une méthode d’analyse impliquant une intersection entre psychanalyse, philosophie et anthropologie.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=11&annotation=VR2AMR3A) > ^VR2AMR3AaNESR8FDUp11 > [!information] Page 249 > Il discute abondamment de la psychanalyse dans La Structure de comportement ainsi que dans ses conférences de 1949-1952. Il y conteste les hypothèses de Freud en proposant un modèle corporel de la conscience perceptive qui sert de médiateur entre la conscience et la nature – une conscience pour ainsi dire toujours à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, une position que [[Frantz Fanon]] trouvait très convaincante.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=11&annotation=8S4ZW689) > ^8S4ZW689aNESR8FDUp11 > [!accord] Page 249 > La psychanalyse de [[Frantz Fanon|Fanon]] est donc bien plus fondamentalement existentialiste et phénoménologique que rattachée à une « école » psychanalytique. Les commentateurs ont néanmoins été déconcertés par la manière dont [[Frantz Fanon|Fanon]] mentionne des psychanalystes de manière parfaitement éclectique dans [[Peau noire, masques blancs]] : Adler, Bonaparte, Ferenczi, Anna Freud, Sigmund Freud, Goldstein, Guex, Jung, Lacan, Lhermitte, Minkowski, Odier, Rank. La disparité étonnante de ses références a une explication simple.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=11&annotation=3EYPMVKC) > ^3EYPMVKCaNESR8FDUp11 > [!information] Page 250 > [[Frantz Fanon]] aurait donc trouvé dans les cours de Merleau-Ponty des discussions sur les travaux des auteurs qu’il cite dans [[Peau noire, masques blancs]]. Outre les psychanalystes énumérés ci-dessus, à l’exception d’Adler, Merleau-Ponty évoque également Piaget et Malinowski, brièvement mentionnés par [[Frantz Fanon|Fanon]], et se sert de notions décontextualisées, comme celle de « personnalité de base », que [[Frantz Fanon|Fanon]] cite en anglais, tout comme Merleau-Ponty lorsqu’il examine l’apport du psychiatre et anthropologue psychanalytique américain Abram Kardiner, l’un des premiers analystes à s’intéresser aux traumatismes de guerre[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=12&annotation=WGMUGZJ8) > ^WGMUGZJ8aNESR8FDUp12 > [!information] Page 250 > L’utilisation intensive par [[Frantz Fanon|Fanon]] des conférences de Merleau-Ponty explique également l’absence notable de notes de bas de page pour nombre de ses citations : en règle générale, la plupart des références dans [[Peau noire, masques blancs]] sans notes de bas de page, ou les phrases citées qui, dans le texte original de 1952, s’accompagnent de notes de bas de page mentionnant juste un nom, ou un nom et un titre sans référence complète44, peuvent être rapportées aux conférences de Merleau-Ponty – ce que [[Frantz Fanon|Fanon]] ne reconnaît jamais. En effet, presque sur le mode du lapsus freudien, la seule fois où il cite Merleau-Ponty dans [[Peau noire, masques blancs]], il se trompe de livre45 ![](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=12&annotation=RYA3SK2H) > ^RYA3SK2HaNESR8FDUp12 > [!accord] Page 250 > Cependant, l’influence de Merleau-Ponty ne se limite pas à l’emprunt d’un modèle différent de l’inconscient et la connaissance des travaux de certains psychanalystes. [[Frantz Fanon|Fanon]] a également trouvé chez lui toute une méthodologie sur la façon d’utiliser la psychanalyse pour penser les questions philosophiques sans adopter un point de vue exclusivement psychanalytique. Il a fait sienne l’utilisation intersectionnelle de la psychanalyse, de la philosophie et de l’anthropologie de Merleau-Ponty dans ses discussions, permettant une sorte de critique immanente qui passe de l’une à l’autre.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=12&annotation=WU5WLEBL) > ^WU5WLEBLaNESR8FDUp12 > [!information] Page 250 > L’anthropologie de l’époque, par exemple celle de Malinowski, dont Merleau-Ponty traite et que [[Frantz Fanon|Fanon]] cite également en passant, était profondément impliquée dans la psychanalyse, notamment en ce qui concerne l’universalité du complexe d’Œdipe, que Sartre, Merleau-Ponty et [[Frantz Fanon|Fanon]] rejettent unanimement.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=12&annotation=SZFNYX5T) > ^SZFNYX5TaNESR8FDUp12 > [!information] Page 251 > Merleau-Ponty distingue la psychanalyse « au sens étroit » de la psychanalyse « au sens large », une distinction méthodologique qu’il associe au premier Freud et au second, ainsi qu’à la psychanalyse des choses de Gaston Bachelard, à la psychanalyse existentielle de Sartre et à Lacan dans son article « Les complexes familiaux » de 1938[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=13&annotation=VGRFRGSD) > ^VGRFRGSDaNESR8FDUp13 > [!approfondir] Page 251 > MerleauPonty affirme que toutes ces modifications peuvent être vues à l’œuvre dans le « stade du miroir » de Lacan tel qu’il est décrit dans l’essai sur les complexes familiaux, où se met en place « le contraste du moi en tant qu’objet et du moi en tant que conscience vécue »48, la dialectique même que [[Frantz Fanon|Fanon]] trouvait si violente dans le racisme.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=13&annotation=7NZB3RSY) > ^7NZB3RSYaNESR8FDUp13 > [!accord] Page 251 > [[Frantz Fanon|Fanon]] suit donc la proposition de Merleau-Ponty de considérer la psychanalyse « au sens large », spécifiquement en termes d’utilisation de la première théorie psychanalytique lacanienne, de son large éventail de références à d’autres psychanalystes, sans les identifier à aucune école particulière ; et il adopte sa méthodologie consistant à entrelacer la psychanalyse avec l’anthropologie et la philosophie pour analyser sa situation du point de vue existentialiste de la phénoménologie.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=13&annotation=Q3CUJ2Y9) > ^Q3CUJ2Y9aNESR8FDUp13 > [!accord] Page 251 > Merleau-Ponty prônait une sorte de psychanalyse philosophique heuristique, pourrait-on dire, plutôt qu’une méthode d’analyse entre analyste et patient. Dans [[Peau noire, masques blancs]], [[Frantz Fanon|Fanon]] fait de même, alternant entre des analyses psychanalytiques, sociogénétiques ou sociologiques. Cela nous aide à comprendre comment la psychanalyse peut être totalement absente du chapitre 1, mais déployée de manière significative dans les chapitres 2 et 3, fortement critiquée au chapitre 4, pour ensuite disparaître complètement au chapitre 5, quitte à revenir au chapitre 6, et être à nouveau critiquée dans la première partie du chapitre 7, avant de disparaître à nouveau. [[Peau noire, masques blancs]] est pris dans cette oscillation tout du long, mimant la performance de l’inconscient noir.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=13&annotation=3MNIGBEJ) > ^3MNIGBEJaNESR8FDUp13 > [!information] Page 252 > L’alternative, pas plus satisfaisante, est de considérer les références à Lacan et d’en faire un lacanien noir – cette lecture a été inaugurée par l’introduction de Homi Bhabha à une réimpression de [[Peau noire, masques blancs]] en 1987, et s’est trouvée relancée par Diana Fuss et bien d’autres ces dernières années[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=14&annotation=XB8WCPJP) > ^XB8WCPJPaNESR8FDUp14 > [!information] Page 253 > [[Frantz Fanon|Fanon]] soutient que les Noirs ou les colonisés s’identifient aux valeurs de la culture blanche à travers un « inconscient collectif » idéologique qui incarne les valeurs de la culture coloniale blanche dans laquelle ils vivent.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=15&annotation=JY8XRAZM) > ^JY8XRAZMaNESR8FDUp15 > [!information] Page 253 > Il soutient enfin qu’en s’identifiant à la culture blanche, la personne noire se retrouve partagée entre une identification à la blancheur et à la réalité de son corps noir qui, en particulier dans un contexte de racisme, l’aliène définitivement, d’où sa névrose. Il s’agit d’un inconscient collectif, et non individuel, et donc pas du produit du refoulement, même si l’individu doit se « conscientiser » pour le réaliser.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=15&annotation=5M3RC8H3) > ^5M3RC8H3aNESR8FDUp15 > [!information] Page 254 > Le second exemple tiré de sa propre pratique se trouve à la fin du chapitre 6, « L’homme noir et la psychopathologie », où [[Frantz Fanon|Fanon]] s’appuie sur un cas datant de son court séjour comme interne à Saint-Ylie. Ici, comme le souligne Macey, son utilisation des « séances de rêve éveillé » de Desoille55 indique l’emploi des techniques psychothérapeutiques pavloviennes plutôt que de la psychanalysea. [[Frantz Fanon|Fanon]] utilise sept fois l’expression « rêve éveillé » dans le livre, suggérant fortement qu’il s’agit de sa propre méthode générique d’analyse des rêves. Concernant le cas en question, sa conclusion est que « même si l’on réserve une part à la constitution, il est évident que cette aliénation est la conséquence d’une peur du nègre, peur favorisée par des circonstances déterminées. Bien que la malade soit nettement améliorée, on doute qu’elle puisse de sitôt reprendre une vie sociale56 ».[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=16&annotation=72EGPQBV) > ^72EGPQBVaNESR8FDUp16 > [!approfondir] Page 254 > Sa propre analyse, selon laquelle le problème provient du penchant du père de la patiente pour la musique noire, souligne une fois de plus l’accent mis par [[Frantz Fanon|Fanon]] sur l’expérience plutôt que sur le fantasme. Il ne juge pas pertinent de se demander si sa peur des hommes noirs pourrait être liée, par association, à sa peur du père, en raison de la musique qu’il jouait. Cela semble possible étant donné le commentaire de [[Frantz Fanon|Fanon]] selon lequel « notre présence dans le service ne provoqua aucune modification visible de l’état mental ». En d’autres termes, elle n’avait pas peur d’un homme noir réel qui apparaissait soudainement devant elle comme son médecinb. [[Frantz Fanon|Fanon]] n’explore pas l’hypothèse d’un transfert ; il cherche un ou des événements traumatiques dans l’expérience du patient, pas dans le théâtre œdipien.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=16&annotation=ZUYC9QJL) > ^ZUYC9QJLaNESR8FDUp16 > [!accord] Page 255 > L’une des grandes réussites de l’ouvrage a été de démontrer les liens profonds entre le politique et le psychique en pointant la puissante influence du social, dont le premier effet pour [[Frantz Fanon|Fanon]] est de « conscientiser » l’inconscient. Mais, au-delà, la situation exige un changement social radical, qui reste à venir. Faisant écho aux paroles du personnage de François dans sa pièce L’Œil se noie (1949), [[Frantz Fanon|Fanon]] conclut que « l’aliénation intellectuelle est une création de la société bourgeoise. [...] Et je crois qu’un homme qui prend position contre cette mort est en un sens un révolutionnaire58 ». L’accent mis par [[Frantz Fanon|Fanon]] sur les effets psychiques de la sociogénie le conduira effectivement sur une voie révolutionnaire.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=17&annotation=C3L4LATM) > ^C3L4LATMaNESR8FDUp17 > [!information] Page 255 > Ses critiques de l’ethnopsychiatrie et de l’aveuglement de la psychiatrie ordinaire sur ses propres hypothèses culturelles ethnocentriques (par exemple, le test de perception thématique) se sont révélées d’une importance particulière pour ceux qui cherchent à décoloniser la médecine en Occident, tandis que, pour la première fois, sa psychiatrie anticoloniale trouve un écho ailleurs, par exemple en Palestine, tout comme, dans le passé, sa critique du colonialisme et son message d’autonomisation pour ceux qui se trouvent dans la situation de l’« indigène colonisé » sont devenus fondamentaux pour les Black Panthers aux États-Unis et pour Steve Biko et le mouvement de la conscience noire dans l’Afrique du Sud de l’apartheid[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=17&annotation=4AZASWH8) > ^4AZASWH8aNESR8FDUp17 > [!information] Page 256 > Dans sa propre pratique, et sous l’influence de Tosquelles, [[Frantz Fanon|Fanon]] a suivi les innovations psychiatriques les plus modernes de son époque, y compris la narcolepsie, l’insuline et les traitements par chocs électriques, tout autant que la psychothérapie de groupe, l’ergothérapie communautaire, les psychodrames, la participation à des clubs, cafés, pièces de théâtre, projections de films, journaux, parfois accompagnés de « psychanalyses » individuelles – la thérapie sociale, en somme. Rien de tout cela n’est abordé dans sa thèse, ni d’ailleurs dans [[Peau noire, masques blancs]], tous deux écrits avant que [[Frantz Fanon|Fanon]] ne commence à exercer sa profession de psychiatre.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=18&annotation=8M7MIQXC) > ^8M7MIQXCaNESR8FDUp18 > [!accord] Page 256 > Pourtant, [[Frantz Fanon|Fanon]] ne considérait pas nécessairement ces traitements comme entrant en contradiction avec la psychanalyse, comme beaucoup le feraient aujourd’hui. Camille Robcis, qui a publié en 2021 un livre sur la psychothérapie institutionnelle61, le dit très bien : « Il s’agissait [...] non pas de choisir entre la psychiatrie et la psychanalyse, mais d’ancrer la psychiatrie dans une compréhension psychanalytique du sujet, un sujet qui résulte de représentations conscientes et inconscientes construites dans la relation aux autres62. »[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=18&annotation=FLS9IR9C) > ^FLS9IR9CaNESR8FDUp18 > [!information] Page 256 > À cet égard, [[Frantz Fanon|Fanon]] était fondamentalement d’accord avec Lacan, et avec Tosquelles qui était un admirateur de Lacan, même si son propre intérêt allait plutôt aux dimensions sociales de la folie. À Saint-Alban, il rencontra une pratique psychiatrique essentiellement ajustée à l’importance qu’il accordait lui-même à la sociogénie. La « psychothérapie institutionnelle » de Tosquelles, qui misait sur un traitement humain des patients, sur des politiques d’ouverture des structures psychiatriques, et sur une conception gestaltiste du travail commun, dans laquelle infirmières, médecins et patients participaient tous à la communauté de l’hôpital, correspondait parfaitement aux penchants de [[Frantz Fanon|Fanon]]. Ces dernières années, nous en avons appris beaucoup plus sur Tosquelles et ses méthodes, et donc sur les approches que [[Frantz Fanon|Fanon]] a emportées avec lui à Blida lorsqu’il a quitté Saint-Alban, à la fin de l’automne 195363. Des années plus tard, à Tunis, parlant à son assistante Marie-Jeanne Manuellan, il disait de Tosquelles : « C’est lui qui m’a appris mon métier. »[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=18&annotation=IUVWHHS8) > ^IUVWHHS8aNESR8FDUp18 > [!accord] Page 257 > À Blida, [[Frantz Fanon|Fanon]] a réorganisé ses pratiques thérapeutiques pour se rapprocher des intérêts et de la vie socioculturelle de ses patients algériens. En fin de compte, cependant, du fait des méthodes brutales de torture et d’assassinat du régime colonial français, [[Frantz Fanon|Fanon]] s’est retrouvé à essayer de guérir la folie dans une société folle, en traitant à la fois les torturés et les tortionnaires. Sa démission en 1956 indiquait les limites d’une pratique psychiatrique centrée sur l’amélioration des dommages psychiques produits par les pratiques sociales. Installé à Tunis après son expulsion d’Algérie, il se heurta à une plus grande résistance de l’establishment, mais il réussit rapidement à radicaliser les pratiques de Tosquelles en développant l’hôpital de jour, le meilleur moyen d’aider les patients à vivre à nouveau leur vie dans leur propre communauté et dans leur famille[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=19&annotation=YZPAICU8) > ^YZPAICU8aNESR8FDUp19 > [!information] Page 257 > Alice Cherki, qui a travaillé avec [[Frantz Fanon|Fanon]] et a ensuite suivi en France une formation de psychanalyste, a suggéré que, pendant son séjour à Blida et à Tunis, [[Frantz Fanon|Fanon]] avait développé un intérêt renouvelé pour la psychanalyse, après avoir lu certaines des histoires de cas de Freud et qu’il se serait même déclaré prêt à être analysé après la guerre65. Son commentaire selon lequel [[Frantz Fanon|Fanon]] a développé un intérêt particulier pour le travail de Ferenczi à cette époque indique cependant que sa position fondamentale à l’égard de la psychanalyse n’avait guère changé, étant donné que la scission Freud/Ferenczi portait précisément sur la question des origines réelles ou fantasmées du traumatisme.[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=19&annotation=WLMA67KI) > ^WLMA67KIaNESR8FDUp19 > [!accord] Page 258 > Il s’agissait au mieux du type d’amélioration recherché par Tosquelles et sans doute [[Frantz Fanon|Fanon]], à savoir permettre aux malades mentaux de mener une vie plus heureuse et plus épanouie à l’intérieur de la communauté. Tel était l’objectif premier et fondamentalement humain de Saint-Alban, une expérience fondatrice pour [[Frantz Fanon|Fanon]].[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=20&annotation=TX9WDM8K) > ^TX9WDM8KaNESR8FDUp20 > [!information] Page 258 > Dans un documentaire de la BBC réalisé par Edward W. Said en 1993 sur « L’idée d’empire », Eqbal Ahmad, l’écrivain militant pakistanais qui a travaillé avec [[Frantz Fanon|Fanon]], décrit comment il « a commencé à traiter les victimes de la torture française. Il a également commencé à traiter les tortionnaires. Et il y a cet appendice dans Les Damnés de la terre qui raconte en quelque sorte l’autre moitié de l’histoire. Entendre leurs histoires, examiner la psyché du tortionnaire et du torturé, l’a transformé en tant qu’individu. J’ai demandé deux fois à [[Frantz Fanon|Fanon]] : “Avez-vous fait du bien à vos patients ?” Il a répondu : “Je ne sais pas.” J’ai repris : “Alors qu’est-ce qui a eu lieu ?” Et il a ajouté : “Ça me transformait”68 ».[](zotero://open-pdf/library/items/NESR8FDU?page=20&annotation=5W76LKVJ) > ^5W76LKVJaNESR8FDUp20