> [!info]
Auteur : [[Christophe Bonneuil]] & [[Jean-Baptiste Fressoz]] &
[Zotero](zotero://select/library/items/7DTZ8CNU)
[attachment](<file:///C:/Users/Bamwempan/Zotero/storage/NFZV2I2N/Bonneuil_Fressoz_2016_L'%C3%A9v%C3%A9nement%20anthropoc%C3%A8ne.pdf>)
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> [!information] Page 9
> Surtout, les débats et rencontres suscités par la première édition de cet ouvrage nous ont convaincus de la nécessité d'ajouter deux nouveaux chapitres. Le premier, intitulé « Agnotocène », retrace les constructions intellectuelles qui ont eu pour effet de marginaliser les alertes environne mentales et de dénier les limites écologiques, désinhibant ainsi l'agir humain à l’époque de l’Anthropocène. Le deuxième, « Capitalocène », étudie la captation très inégale des valeurs d'usage écologique du globe et la dynamique conjointe du capitalisme et des transformations du système Terre depuis un quart de millénaire.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=5&annotation=LSK42BEI)
> ^LSK42BEIaNFZV2I2Np5
> [!information] Page 11
> C’est une Terre dont l’atmosphère est altérée par les 1 500 milliards de tonnes de dioxyde de carbone que nous y avons déversées en brûlant charbon et pétrole. C’est un tissu vivant appauvri et artificialisé, imprégné par une foule de nouvelles molécules chimiques de synthèse qui modifient jusqu'à notre descendance. C’est un monde plus chaud et plus lourd de risques et de catastrophes, avec un couvert glaciaire réduit, des mers plus hautes, des climats déréglés.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=7&annotation=ZKWY3JT6)
> ^ZKWY3JT6aNFZV2I2Np7
> [!information] Page 12
> Son pendant pessimiste, Eugène Huzar, prédisait en 1857 : Dans cent ou deux cents ans le monde, étant sillonné de chemins de fer. de bateaux à vapeur, étant couvert d’usines, de fabriques, dégagera des billions de mètres cubes d'acide carbonique et d’oxyde de carbone, et comme les forêts auront été détruites, ces centaines de billions d’acide carbonique et d’oxyde de carbone pourront bien troubler un peu l'harmonie du monde.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=8&annotation=Q727TXEJ)
> ^Q727TXEJaNFZV2I2Np8
> [!accord] Page 12
> La question est tout sauf théorique car chaque récit d’un « comment en sommes-nous arrivés là ? » constitue bien sûr la lorgnette par laquelle s’envisage le « que faire maintenant ? ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=8&annotation=V6Z6AVZE)
> ^V6Z6AVZEaNFZV2I2Np8
> [!accord] Page 12
> De l’Anthropocène, il existe déjà un récit officiel : « nous », l’espèce humaine, aurions par le passé, inconsciemment, détruit la nature jusqu’à altérer le système Terre. Vers la fin du xx' siècle, une poignée de « scientifiques du système Terre », climatologues, écologues, nous a enfin ouvert les yeux : maintenant nous savons, maintenant nous avons conscience des conséquences globales de l’agir humain.1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=8&annotation=8UNGEF4J)
> ^8UNGEF4JaNFZV2I2Np8
> [!accord] Page 13
> Ce récit d’éveil est une fable. L’opposition entre un passé aveugle et un présent clairvoyant, outre qu’elle est historique ment fausse, dépolitise l’histoire longue de l’Anthropocène. Elle sert surtout à faire valoir notre propre excellence. Son côté rassérénant démobilise. Depuis vingt ans qu’elle a cours, on s’est beaucoup congratulé et la Terre s’est enfoncée toujours davantage dans les dérèglements écologiques.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=9&annotation=DEYWASM4)
> ^DEYWASM4aNFZV2I2Np9
> [!accord] Page 13
> Dans sa variante gestionnaire, la morale du récit officiel consiste à donner aux ingénieurs du système Terre les clés du « vaisseau Terre » ; dans sa variante philosophique et incan tatoire, elle consiste à en appeler d'abord à une révolution morale et de pensée, qui seule permettrait de conclure un armistice entre humains et non-humains et une réconciliation de tous avec la Terre.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=9&annotation=GPH8KQIK)
> ^GPH8KQIKaNFZV2I2Np9
> [!information] Page 17
> En février 2000, lors d’un colloque du Programme inter national géosphère-biosphère à Cuernavaca au Mexique, une discussion s'anime sur l’ancienneté et l’intensité des impacts humains sur la planète. Paul Crutzen, chimiste de l’atmo sphère et prix Nobel pour ses travaux sur la couche d ’ozone, se lève alors et s'écrie : « Non ! Nous ne sommes plus dans l’Holocène mais dans l'Anthropocène ! » Ainsi naissait un nouveau mot, et surtout une nouvelle époque géologique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=13&annotation=BCEFRZBT)
> ^BCEFRZBTaNFZV2I2Np13
> [!information] Page 17
> Le prix Nobel propose de faire débuter ce nouvel âge en 1784. date du brevet de James Watt sur la machine à vapeur, symbole du commencement de la révolution industrielle et de la « carbonification » de notre atmosphère par combustion du charbon prélevé dans la lithosphère.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=13&annotation=H8GAGIKW)
> ^H8GAGIKWaNFZV2I2Np13
> [!information] Page 18
> Ce n’est pas la première fois que des scientifiques affirment ou prophétisent ce pouvoir humain sur la destinée de la planète, tantôt pour le célébrer, tantôt pour s’en inquiéter. En 1778. dans Les Époques de la nature, Buffon expliquait que « la face entière de la Terre porte aujourd'hui l’empreinte de la puissance de l'homme ». Celte influence s’exerce notamment sur le climat : en modifiant judicieusement son environnement, l'humanité pourra « modifier les influences du climat qu’elle habite et en fixer pour ainsi dire la température au point qui lui convient». Après lui, le géologue italien Antonio Stoppani définissait en 1873 l’Homme comme une « nouvelle force tellurique », puis, dans les années 1920, Vladimir I. Vernadsky, inventeur du concept de biosphère, soulignait l’emprise humaine croissante sur les cycles biogéochimiques du globe.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=14&annotation=9WE3H7R6)
> ^9WE3H7R6aNFZV2I2Np14
> [!information] Page 18
> Celte idée d'ajou ter l’Holocène au calendrier des temps géologiques avait été avancée par Charles Lyell en 1833 mais n'avait été validée qu’en 1885. Les géologues, habitués à travailler à l'échelle des 4,5 milliards d’années de la Terre, n’ont donc aucune raison de se précipiter pour officialiser notre entrée dans l'Anthropocène.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=14&annotation=4T3XDIFS)
> ^4T3XDIFSaNFZV2I2Np14
> [!information] Page 19
> Sont ainsi pointés du doigt les gaz à effet de serre émis par les humains. Par rapport à 1750. du fait des émissions humaines, l’atmosphère s’est « enrichie » de + 150 % de méthane (CH4), de + 63 % de protoxyde d’azote (N,0), et de + 43 % de dioxyde de carbone (CO,). Concernant ce dernier gaz, sa concentration est passée de 280 parties par million (ppm) à la veille de la révolution industrielle à 400 ppm en 2013, soit un niveau inégalé depuis 3 millions d’années. De nouveaux venus sont entrés dans la composition de l’atmosphère depuis 1945 : les gaz fluorés tels les CFC et HCFC émis notamment par les réfrigérateurs et climatiseurs.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=15&annotation=K4S8STJ5)
> ^K4S8STJ5aNFZV2I2Np15
> [!information] Page 20
> La dégradation généralisée du tissu de la vie sur Terre (biosphère) est le deuxième élément témoignant du bascule ment vers l'Anthropocène. L'effondrement de la biodiversité est lié au mouvement général de simplification (par anthro pisation agricole ou urbaine), fragmentation et destruction des écosystèmes du globe, mais il est aussi accéléré par le changement climatique. Un article paru en juin 2012 dans la revue Nature indique que, même dans un scénario optimiste. 12 à 39 % de la surface du globe connaîtraient à la fin du x x f siècle des conditions climatiques auxquelles les orga nismes vivants actuels n’ont encore jamais été confrontés.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=16&annotation=D7YWTGTY)
> ^D7YWTGTYaNFZV2I2Np16
> [!information] Page 21
> Ces dernières décennies, le taux de disparition des espèces est 1 000 fois plus élevé que la normale géologique : les biologistes parlent de la « sixième extinction » depuis l’apparition de la vie sur Terre12. Depuis la convention sur la diversité biologique de 1992. le rythme d'extinction n'a absolument pas ralenti, faute d’action prise sur les principales forces de la dégradation, et l’on estime que les 100 000 aires protégées existant dans le monde sauveront au mieux 5 % des espèces. Les trois quarts des zones de pêche du monde sont en production maximale ou surexploités. La masse des humains (32 %) et celle de leurs animaux domestiques et de ferme (65 %) atteint 97 % de la biomasse totale des vertébrés terrestres, ne laissant que 3 % à toutes les espèces sauvages de vertébrés (environ 30 000), chiffre emblématique de l’emprise humaine sur la biosphère.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=17&annotation=79Q7AMC5)
> ^79Q7AMC5aNFZV2I2Np17
> [!information] Page 22
> Le cycle de l’azote a été radicalement transformé avec l’industrialisation - les combustions libérant des oxydes d’azote - et le procédé Haber-Bosch (1913), transformant l’azote atmosphérique en azote assimilable (engrais) : ces deux phénomènes représentent des flux d’azote deux fois plus importants que le flux « naturel » qui traverse la biosphère, essentiellement lié à la fixation biologique d ’azote par la symbiose bactérienne12.3 Le monoxyde d’azote libéré par les engrais accentue l’effet de serre, et l’urée et les nitrates en excès entrent dans les nappes, les rivières et les estuaires, causant eutrophisation et hypoxie.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=18&annotation=NDJCWF8W)
> ^NDJCWF8WaNFZV2I2Np18
> [!information] Page 22
> Le cycle global du phosphore porte lui aussi la marque de la domination humaine avec un flux anthropique huit fois plus important que le flux naturel. Environ 20 millions de tonnes sont extraites chaque année de la lithosphère dans des mines te phosphate, principalement pour servir d'engrais. 9 de ces 20 millions de tonnes finissent dans les océans'. Or. les scien tifiques ont montré que des hausses d'apport en phosphate de seulement 20 % par rapport au flux naturel de base ont été. dans le passé géologique, une des causes d'effondrement de la teneur en oxygène dans les océans, causant l'extinction massive de la vie aquatique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=18&annotation=DCHAL2HA)
> ^DCHAL2HAaNFZV2I2Np18
> [!information] Page 22
> Scientifiques et géographes ont aussi cherché à estimer l’artificialisation des écosystèmes terrestres en pâturages, cultures et villes. Ils estiment que la seule espèce humaine, passée de 900 millions d’individus en 1800 à 7 milliards en 2012, s’approprie à elle seule (pour se nourrir, se vêtir, se loger, et bien d’autres choses moins vitales) près du tiers de la production de biomasse continentale[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=18&annotation=2SVD3K6X)
> ^2SVD3K6XaNFZV2I2Np18
> [!accord] Page 23
> Ce qui signifie que « nous » - enfin, surtout les 500 millions les plus aisés du globe - consommons non seulement les fruits mais scions aussi les branches de l’arbre sur lesquelles nous sommes assis'. L’Anthropocène se caractérise par un essor inouï de la mobilisation humaine d’énergie : le charbon d’abord, puis les hydrocarbures et l’uranium ont accru la consommation d'énergie d ’un facteur 40 entre 1800 et 2000[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=19&annotation=44CUYD56)
> ^44CUYD56aNFZV2I2Np19
> [!information] Page 23
> Les pâturages, les cultures et les villes, qui représentaient 5 % de la surface terrestre en 1750 et 12 % en 1900, en couvrent près du tiers aujourd’hui. En comptant les biomes partiellement anthropisés. on considère qu’aujourd’hui 83 % de la surface émergée non glacée de la planète est sous influence humaine directe3 et que 90 % de la photosynthèse sur Terre se fait dans ces « biomes anthropogéniques ». c'est-à-dire des ensembles écologiques aménagés par les êtres humains.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=19&annotation=WC8HYYF5)
> ^WC8HYYF5aNFZV2I2Np19
> [!information] Page 26
> La figure 1 représente un tableau de bord de l’Anthro pocène avec l’évolution de 24 paramètres du système Terre depuis 1750. Pour les 9 les plus significatifs d’entre eux, une équipe de scientifiques du Resilience Centre à Stockholm s’est intéressée aux possibles points de basculement concer nant la biodiversité (risque d ’écroulement de certains « ser vices » que nous rend la nature, telle la pollinisation), la pollution de l’air et de l’atmosphère, la perturbation des cycles biogéochimiques ou l’anthropisation des terres. Ils ont alors fixé une limite à ne pas franchir pour chacun de ces 9 grands paramètres identifiés. Mais pour 4 d ’entre eux, la limite (seuil de danger de basculement brutal du système Terre vers des états catastrophiques) est d'ores et déjà approchée ou dépassée : cycle de l'azote, émissions de gaz à effet de serre, extinction de la biodiversité et cycle du phosphore[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=22&annotation=IBJ88D8U)
> ^IBJ88D8UaNFZV2I2Np22
> [!accord] Page 27
> Enfin, des substances entièrement nouvelles larguées dans les écosystèmes depuis cent cinquante ans (chimie organique de synthèse, chimie des hydrocarbures, plastiques dont certains forment un nouveau type de roche4, perturbateurs endocriniens, pesticides, radionucléides dispersés par les essais nucléaires, gaz fluorés) constituent une signature typique de l’Anthropocène dans les sédiments et fossiles en cours de formation.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=23&annotation=77B2UHDU)
> ^77B2UHDUaNFZV2I2Np23
> [!accord] Page 28
> Cela étant, les géologues n’ont pas pour autant aujourd'hui les preuves, étroitement stratigraphiques et strictement gravées dans la roche, qu’ils recherchent généralement. Quand bien même les stratigraphes repousseraient à plus tard sa validation dans l'échelle officielle des temps géologiques, la thèse de l’Anthropocène reste robuste dans sa définition géologique plus large que la seule stratigraphie, celle des sciences du système Terre. Ce champ interdisciplinaire considère la Terre comme un système complexe, qui va de son cœur jusqu'à la haute atmosphère et dont les sous-systèmes (atmosphère, biosphère, hydrosphère, pédosphère, etc.) sont traversés et reliés entre eux par d’incessants flux de matière et d'énergie, par d ’immenses boucles de rétroactions. Dans cette perspec tive, la roche n’a pas de privilège épistémique sur d'autres marqueurs possibles et convergents d'un changement de régime d'existence de la planète. Comme l'explique Jan Zalasiewicz, président du Groupe de travail sur l'Anthropocène de la Commission internationale de stratigraphie : « L’Anthropocène n'implique pas de détecter l'influence humaine dans les couches stratigraphiques : il reflète un changement dans le système Terre1. »[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=24&annotation=PB9KPH54)
> ^PB9KPH54aNFZV2I2Np24
> [!accord] Page 29
> Le problème de la thèse de Ruddiman est que, en se focalisant sur la (lente) montée des émissions de CO, et de méthane et sur les déforestations et les pratiques agricoles au Néolithique, elle ne tient pas compte des changements d’échelle survenus depuis la révolution industrielle. Pour le géographe Erle Ellis. qui a un temps adhéré à cette thèse avant de s’en écarter, c ’est seulement depuis le xtxc siècle que les humains ont transformé la majorité des biomes de la planète'.1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=25&annotation=3DKN92AC)
> ^3DKN92ACaNFZV2I2Np25
> [!accord] Page 30
> Les géographes britanniques Simon Lewis et Mark Maslin ont récemment proposé de faire débuter l’Anthropocène avec la conquête européenne de l’Amérique. Cet événement historique majeur, dramatique pour le peuple amérindien et fondateur d’une économie-monde capitaliste, a en effet laissé sa marque dans la géologie de nome planète. La réunification des flores et faunes de l’Ancien et du Nouveau Monde aura bouleversé la carte agricole, botanique et zoologique du globe et mêlé à nouveau dans une mondialisation biologique des formes de vie séparées 200 millions d’années plus tôt avec la dislocation de la Pangée et l’ouverture de l’océan Atlantique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=26&annotation=X32QMCGR)
> ^X32QMCGRaNFZV2I2Np26
> [!information] Page 31
> C'est en 1809, sous l’effet des émissions causées par l'usage croissant du charbon, que la concentration de CO, atteint l'optimum holocénique (284 ppm), puis le dépasse pour atteindre 290 ppm au milieu du xtx' siècle. Cette fois la rupture est d'ampleur géologique et non plus seulement historique : l’atmosphère terrestre est sortie de l 'Holocène au début du xix' siècle, et c’est avec la puissance des énergies fossiles que les activités humaines ont profondément transformé la biologie et la géologie du système Terre, ce qui conforte la proposition de Paul Crutzen de faire débuter l’Anthropocène avec la révolution industrielle.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=27&annotation=PFSL6FIS)
> ^PFSL6FISaNFZV2I2Np27
> [!information] Page 31
> D'autres auteurs, tel le géologue Jan Zalasiewicz, président du Groupe de travail sur l 'Anthropocène, recherchent des traces sans appel d’un changement d'époque géologique au milieu du xxc siècle. Les nouveaux radionucléides largués dans l’atmosphère depuis le 16 juillet 1945 lorsqu’explosa la première bombe atomique dans le désert du Nevada, la nou veauté des produits de la pétrochimie et la brusque expansion de l’usage d'engrais azotés de synthèse offrent des signaux stratigraphiques bien nets. L’accélération exponentielle des impacts humains depuis l’après-guerre renforce cette hypothèse. L’avantage de faire débuter l’Anthropocène au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est de pouvoir apporter dès maintenant le type de preuve que cherchent les stratigraphes (avec par exemple la présence jusque dans les pôles d’isotopes radioactifs inédits dans la nature)[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=27&annotation=BMXXQB8D)
> ^BMXXQB8DaNFZV2I2Np27
> [!accord] Page 32
> Contrairement à la fin du Crétacé ou au film Melancholia de Lars von Trier, l’Anthropocène ne résulte pas d'une météorite extérieure venue frapper la Terre et faire dérailler sa trajectoire géologique. C'est notre propre modèle de développement, notre propre modernité industrielle qui, ayant prétendu s'arracher aux limites de la planète, percute celle-ci comme un boomerang.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=28&annotation=9DILSHBF)
> ^9DILSHBFaNFZV2I2Np28
> [!accord] Page 33
> Selon le philosophe Bruno Latour. « l’Anthropocène est le concept philosophique, religieux, anthropologique et politique le plus décisif jamais produit comme alternative aux idées de modernité1». Prolon geant l’écologie systémique qui avait, il y a quarante ans, inscrit les activités humaines dans une analyse du fonctionnement des écosystèmes et de la biosphère, l’idée d ’Anthropocène annule la coupure entre nature et culture, entre histoire humaine et histoire de la vie et de la Terre.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=29&annotation=CT8XCXJS)
> ^CT8XCXJSaNFZV2I2Np29
> [!information] Page 34
> En proposant une lecture sur deux siècles et demi et à l’échelle de la Terre des impacts écologiques de notre modèle de développement, le concept d’Anthropocène renouvelle profondément la compréhension de ce que nous désignions jusqu’ici comme la « crise environnementale ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=30&annotation=AQZXPISC)
> ^AQZXPISCaNFZV2I2Np30
> [!accord] Page 34
> Sous ses figures du parc naturel, des « écosystèmes », de « l’environnement ». puis du « déve loppement durable », la nature était donc jusqu'à récemment reconnue comme essentielle mais séparée de nous. Elle ne semblait guère poser de limite sérieuse à la croissance, mot d’ordre entonné en chœur par les chefs d'entreprise, les éco nomistes orthodoxes et les décideurs politiques. Le concept d’Anthropocène met à bas cette séparation et ces promesses de perpétuer notre système économique en le modifiant à la marge. Au lieu de l’environnement, il y a désormais le système Terre.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=30&annotation=75KX5ZGJ)
> ^75KX5ZGJaNFZV2I2Np30
> [!approfondir] Page 34
> Nous faisons face à « l ’intrusion de Gaïa» selon l’expression d'Isabelle Stengers, Gaïa étant la déesse grecque de la Terre1. Les pro cessus éco-bio-géochimiques globaux et profonds que nous avons perturbés font irruption au cœur de la scène politique et de nos vies quotidiennes. Au lieu de « maître et possesseur de la nature », nous voici chaque jour un peu plus emberlificotés dans les immenses boucles de rétroaction du système Terre.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=30&annotation=WJLTIMTQ)
> ^WJLTIMTQaNFZV2I2Np30
> [!information] Page 36
> L’Anthropocène annule donc le projet irénique et rassurant d’un « développement durable ». Ce concept dérivait de la notion de « rendement soutenu maximal » conçue par les gestionnaires des ressources halieutiques des années 1950, elle-même héritière de la notion de « gestion soutenable » (Nachhaltig) des sciences forestières allemandes du xvin*-’siècle (chapitre 9). Il véhicule deux illusions aujourd'hui malmenées par l’avènement de T Anthropocène.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=32&annotation=PYTEDKTG)
> ^PYTEDKTGaNFZV2I2Np32
> [!accord] Page 36
> Premièrement, il laissait croire à la possibilité de perpé tuer une croissance économique moyennant un peu plus de « conservation » de l’environnement. Les travaux du début des années 1970 sur l'impossibilité d’une croissance indé finie dans une planète finie (rapport sur « les limites de la croissance » au Club de Rome en 1972, thèse de GeorgescuRoegen resituant l'économie dans la thermodynamique...) furent soigneusement mis sous le boisseau avec l’avènement du paradigme du « développement durable ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=32&annotation=EKCUKX2J)
> ^EKCUKX2JaNFZV2I2Np32
> [!accord] Page 37
> Né ces dernières années dans les institutions internationales, le projet de l'« économie verte» accentue celle évolution : les marchés émergents des « services écosystémiques » instituent la biosphère, l’hydrosphère et l’atmosphère en simples soussystèmes de la sphère financière et marchande (chapitre 9). Pour atteindre cette zone magique d’un gagnant-gagnant entre « l'économie » (capitaliste) et « l’environnement », il suffirait que des experts écologues et économistes indiquent la position optimale du curseur entre un maintien du « capital naturel » et son « exploitation ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=33&annotation=P9PB2YNS)
> ^P9PB2YNSaNFZV2I2Np33
> [!information] Page 37
> Deuxièmement, la notion de « développement durable » reposait également sur l'idée d'une nature linéaire et réversible et l’existence d'un régime stationnaire optimal. Or, la théorie mécanique du « rendement soutenu maximal » a été réfutée dès 1973 par l’écologue Crawford S. Holling qui y voyait une vision réductionniste et linéaire responsable des effondrements brutaux de certains écosystèmes telles les ressources halieu tiques. Pour lui, « le monde n’est pas bien compris si l’on se focalise sur l'équilibre ou les conditions proches de l’équilibre [...]. Les efforts pour obtenir un rendement soutenu maximal d'une population de poissons [...] peuvent paradoxalement accroître les chances d'un effondrement1». Avant de cofonder la Resilience Alliance en 1999, Holling proposait donc, dès 1973, le concept de « résilience écologique » comme capacité d'un écosystème à garder certains de ses traits malgré et à travers des changements d’état brutaux.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=33&annotation=96J3DXX2)
> ^96J3DXX2aNFZV2I2Np33
> [!accord] Page 39
> Comme le suggère Harald Welzer, sous contrainte énergétique et climatique, l'Anthropocène s’annonce violent. La géopolitique du siècle en cours pourrait s’avérer plus conflictuelle et, plus insidieusement, barbare que ne le furent les guerres mondiales et les totalitarismes du xx° siècle. Habiter solidairement et moins effroyablement la Terre est l’enjeu central de l'Anthropocène.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=35&annotation=NS8W3LD3)
> ^NS8W3LD3aNFZV2I2Np35
> [!accord] Page 40
> L'Anthropocène est donc un enjeu politique, en même temps qu’une catégorie des sciences du système Terre. Ainsi, on ne peut se contenter d’invoquer l’accroissement de la démographie (multipliée par 2,4 entre 1950 et 2000) ou du PIB mondial (multiplié par 7 dans ce même demi-siècle) comme explica tions de l’accroissement de l’emprise humaine sur la Terre quand ces moyennes globales recouvrent des inégalités de plusieurs ordres de grandeur entre différents groupes humains (chapitre 4).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=36&annotation=QMAQKXWS)
> ^QMAQKXWSaNFZV2I2Np36
> [!accord] Page 40
> De même, l’émission d'un même kilogramme de dioxyde de carbone ou de méthane ne remplit pas les mêmes fonctions pour tous les humains. Pour certains, il y va de leur survie, cela représente une ration de riz disponible tandis que pour d’autres il ne s’agit que d’accroître une consommation de viande, exagérée aux yeux de la médecine, monopolisant pour l’alimentation du bétail la moitié des surfaces céréalières du globe et générant 18 % des émissions de gaz à effet de serre, soit plus que le secteur des transports.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=36&annotation=25VP5B3J)
> ^25VP5B3JaNFZV2I2Np36
> [!accord] Page 42
> La grande discordance entre une histoire longue de la Terre, insensible à l’action humaine, et une histoire de l’affran chissement de cette dernière de tout déterminisme naturel, est fondée sur une séparation des temporalités permise par l’allongement progressif de l’âge de la Terre. Buffon avait proposé une première estimation, sortant du cadre biblique, à 77 000 ans. 11 se fondait sur le temps de refroidissement d'une Terre initialement très chaude, en extrapolant à la Terre la durée, mesurée dans sa forge, de refroidissement de sphères métalliques. Avec Lyell, on passe à quelques dizaines de millions d'années. Le géologue partait de l'hypothèse d’une uniformité des causes agissantes sur un temps suffisamment long pour permettre à des phénomènes très lents d'avoir de grands effets. Il s’opposait alors à d'autres théories, défen dues notamment par Cuvier, dites « catastrophistes »[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=38&annotation=A8EBY8KN)
> ^A8EBY8KNaNFZV2I2Np38
> [!accord] Page 44
> Profitant de celte brèche ouverte entre le temps de la nature et le temps humain, les économistes du début du xixc siècle tel Jean-Baptiste Say, considérant que l’épuisement des res sources naturelles se situait dans un au-delà inaccessible à la rationalité économique, rompirent avec Malthus et les auteurs du siècle précédent en proclamant la gratuité d'une nature mise hors jeu de la pensée économique : Nous laissons l’étude des richesses naturelles aux savants qui s’occupent des choses naturelles. Les richesses naturelles sont inépuisables |...]. Ne pouvant être multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l'objet des sciences économiques.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=40&annotation=N82RRCMC)
> ^N82RRCMCaNFZV2I2Np40
> [!information] Page 44
> De même que l’économie politique, la sociologie se construit Jans un acte de séparation vis-à-vis du climat et de la nature en général. Auguste Comte, dans son Cours de philosophie positive définit la sociologie comme « véritable science du développement social » obéissant à des lois propres de « pro gression générale de l’humanité » plutôt qu’à des influences de l’environnement[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=40&annotation=JDJGBM82)
> ^JDJGBM82aNFZV2I2Np40
> [!accord] Page 45
> La séparation entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales s'accentue entre 1850 et 1960. La climatologie devient la science d'un climat extérieur et global, conçu comme la moyennisation des données thermométriques sur de vastes échelles, et non plus la science des lieux, des topographies, support d'une réflexion sur la fabrique humaine du climat et la fabrique climatique des sociétés12. De manière liée, l'hygiénisme social puis le pasteurisme. en focalisant le regard médical sur les conditions sociales puis sur les micro-organismes, marginalisent le paradigme antérieur de la médecine néo-hippocratique qui concevait le corps comme façonné par un nombre bien plus grand d’éléments du milieu tels la lumière, les températures, les climats, les vents, les odeurs, les « miasmes »3.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=41&annotation=GZ8N75R5)
> ^GZ8N75R5aNFZV2I2Np41
> [!information] Page 45
> Après 1900, la nouvelle science de la génétique avance une « conception moderne de l'hérédité4 » centrée sur le gène caparaçonné, qui disqualifie l'idée d'une hérédité acquise par influence de l'environnement. A l'exception de la géographie, presque toutes les sciences sociales définissent alors leur objet en le coupant soigneusement de la nature : l’anthropologie sociale et culturelle se séparait de l’anthropologie physique, Émile Durkheim excluait les facteurs climatiques des causalités per tinentes du suicide, scellant l'étanchéité de la société, selon la sociologie naissante, par rapport à son environnement5.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=41&annotation=PKATRIJB)
> ^PKATRIJBaNFZV2I2Np41
> [!information] Page 46
> Ainsi, à l’âge des empires, un « orienlalisme environnemen tal » réservait les influences « externes » de l’environnement sur l’histoire humaine aux discours sur les sociétés moins « avancées » comme contrepoints d’une société industrielle d’abord mue par une logique « interne » de progrès1. Peu après, Freud disqualifiait le sentiment cosmique « d'être en corrélation avec le monde environnant » - le « sentiment océanique » de Romain Rolland - comme illusion fusionnelle propre à l’âge puéril*12.3 11 séparait ainsi une intériorité psychique dont l’ana lyse peut faire abstraction de son vaste contexte écologique2.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=42&annotation=DNLUWNR3)
> ^DNLUWNR3aNFZV2I2Np42
> [!accord] Page 46
> En somme, les sciences physiques et naturelles se revendi quèrent comme a-lmmaines, par leurs objets et leur conception de l’objectivité, tandis que les sciences de l’homme et de la société se firent a-namrelles4 en considérant comme le propre du devenir-humain le fait de s’arracher aux déterminations taturelles et en conférant à « la société » une totalité autoiuffisante. Le postulat d’une continuité physique entre les humains et les autres entités animait le projet des sciences, tandis que celui d'une discontinuité métaphysique entre les humains et tout le reste définissait le champ des sciences humaines, occultant ou externalisant les corrélats naturels des agencements sociaux par ce que Peter Sloterdijk a appelé une « ontologie des coulisses ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=42&annotation=ANRETJF3)
> ^ANRETJF3aNFZV2I2Np42
> [!information] Page 47
> Aux humanités « hors-sol » de la modernité industrielle, l’Anthropocène requiert donc de substituer de nouvelles humanités environnementales qui s’aventurent au-delà du grand partage entre «environnem ent» et « so c ié té » 1. His toire environnementale, anthropologie de la nature, droit et éthique de l'environnement, écologie humaine, sociologie de l'environnement, political ecology. théorie politique verte, économie écologique, etc., de nombreux domaines sont venus depuis quelque temps renouveler les sciences humaines et sociales et dialoguer avec les sciences de la nature. Ils dessinent de nouvelles humanités environnementales qui dépassent le clivage des « deux cultures » et mettent fin au partage jaloux des territoires. Dans l’Anthropocène, il est impossible d’occulter que les relations « sociales » sont truffées de processus biophysiques et que les divers flux de matière et d’énergie qui traversent le système Terre à différentes échelles sont polarisés par des activités humaines socialement structurées.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=43&annotation=RPWQPI26)
> ^RPWQPI26aNFZV2I2Np43
> [!information] Page 48
> Mais comment penser ensemble une société structurée par la nature et une nature structurée par le social ? En 1998, les écologues Fikret Berkes et Cari Folke proposèrent le concept de « systèmes socio-écologiques1». Tout un champ de recherche (reprenant le travail de Georgescu-Roegen ou de Odum), s’est constitué depuis pour intégrer dans les sciences sociales l’analyse des flux de matière et d’énergie et celle des « métabolismes socio-écologiques »!. Ces approches pensent la « société » et les compartiments du système Terre comme deux systèmes reliés par des échanges de matière et d ’énergie. Les schémas de la figure 3 illustrent les cadres théoriques employés par les principaux projets interdisci plinaires étudiant les « systèmes socio-écologiques ».1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=44&annotation=Q93WFBU9)
> ^Q93WFBU9aNFZV2I2Np44
> [!accord] Page 50
> Ce type de représentation pèche par le simplisme et le fonctionnalisme de sa description du social. Premièrement, les dynamiques historiques, matérielles et culturelles des sociétés humaines, les asymétries et les rapports de domi nation, sont occultés en une boîte noire. Deuxièmement, dans ces trois schémas, les métabolismes socionaturels sont réduits à un jeu de pressions-réponses, alors qu'il nous faudrait une compréhension aussi fine des métabolismes énergie et matière opérés dans et par le système social, que l’analyse des flux biogéochimiques dans le système Terre. On saisit mal ce qui se passe si on se représente l’Anthropocène par une « boîte » des « activités humaines » qui interagirait avec les boîtes de l'atmosphère, de la bio sphère, etc.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=46&annotation=9XIFS5WH)
> ^9XIFS5WHaNFZV2I2Np46
> [!accord] Page 50
> Et cette « sociobiogéosphère » en devenir incertain ne peut se comprendre que dans le dialogue des disciplines et en variant les échelles d'analyse, du moléculaire des effets environnementaux sur notre hérédité au mondial des flux de matière et de capitaux ordonnancés par l'OM C, en passant par les scènes locales des sites industriels ou des mobilisations socio-environnementales.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=46&annotation=U2U9IV7H)
> ^U2U9IV7HaNFZV2I2Np46
> [!information] Page 50
> Comment dépasser le dualisme entre nature et société, avec un rapport d ’extériorité connectée mais extériorité tout de même, qui perdure dans les approches sous-tendues par les trois schémas ci-dessus ? Premièrement, comme le propose le champ interdisciplinaire de la political ecology, il faut penser ensemble l’écologie et les relations de pouvoir afin de comprendre la formation des inégalités entre humains dans leur exposition aux bienfaits ou aux nuisances de l’environnement[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=46&annotation=MFL49JXM)
> ^MFL49JXMaNFZV2I2Np46
> [!accord] Page 51
> Des natures traversées de social (ce qui n’exclut pas l’altérité d’une nature qui n’est pas qu’un construit) et ce par mille et une prises socio-techniques historiquement situées et constituées, dont la mise en compartiments reliés par le sempiternel couple « pression-réponse » ne peut offrir qu’une pâle compréhension. La nature de l’Anthropocène est avant tout une « seconde nature» sécrétée par de puissantes institutions (les grands réseaux du capitalisme, les systèmes techniques et appareils militaires, etc.).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=47&annotation=ZHQ7T869)
> ^ZHQ7T869aNFZV2I2Np47
> [!accord] Page 51
> Des sociétés traversées de nature, où les relations sociales et les normes culturelles sont structurées et dur cies par des dispositifs qui organisent des métabolismes de matière et d’énergie, et régissent les usages sociaux de la nature. Loin d’environner le social, l’environnement le traverse, et l’histoire des sociétés, des cultures et des régimes socio-politiques ne peut se désintéresser des flux de matière, d’énergie et d’information qui les trament.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=47&annotation=TJQYL7FX)
> ^TJQYL7FXaNFZV2I2Np47
> [!accord] Page 51
> Selon cette perspective de double intériorité tramante, chacun des deux anciens supposés « compartiments » doit donc être étudié en combinant les approches des sciences dites sociales et des sciences dites naturelles plutôt qu’une interdisciplinarité de voisinage où chacun régnerait sur son compartiment. L’his toire conjointe de la Terre et des sociétés apparaît alors comme la coévolution des régimes métaboliques (malério-énergétiques) et des ordres sociaux. A chaque période, un ensemble de visions du monde et de rapports sociaux soutiennent des dispositifs sociotechniques qui organisent les métabolismes d’une société et d’un système-monde donnés et altèrent le fonctionnement du système Terre.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=47&annotation=MMMS742T)
> ^MMMS742TaNFZV2I2Np47
> [!information] Page 52
> Nombre d'historiens narrèrent l'histoire de la maîtrise scientifique et technique de la nature sur le mode de la conquête et du progrès. Jusqu'à l'émergence de l’histoire environnementale, notamment aux Etats-Unis à la fin des années 1960, rares étaient les histo riens à « penser comme une montagne » selon le mot d'Aldo Léopold, c ’est-à-dire à narrer l'histoire du point de vue des animaux, des écosystèmes et d'autres entités non-humaines, ou même à s’intéresser tout simplement aux dégradations d’origine anthropique de l’environnement et à leurs effets en retour sur les sociétés.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=48&annotation=YBIWQRXQ)
> ^YBIWQRXQaNFZV2I2Np48
> [!information] Page 52
> Plutôt qu’une histoire environnementale telle qu’elle se développait aux États-Unis depuis les années 1960, on fit d’ailleurs en France d’abord une « histoire de l’environne ment », nouvel objet conquis par l’École des Annales. La quête de scientificité empruntée à la climatologie historique, et la vision d'une nature comme un « milieu » externe à la société, amena Emmanuel Le Roy Ladurie à s’intéresser à l’histoire du climat comme une « histoire sans les hommes ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=48&annotation=6X9WUTHN)
> ^6X9WUTHNaNFZV2I2Np48
> [!information] Page 53
> A l’exact opposé de cette histoire objecliviste d’un envi ronnement « sans les hommes ». se développa une histoire culturelle explorant les représentations et les sensibilités envi ronnementales. A côté des travaux sur le sentiment de nature ou l'esthétique des paysages. Le Miasme et la Jonquille, d ’Alain Corbin en 1982. est un travail magistral et emblématique de cette histoire culturelle. Mais, à tout lire en termes de sensi bilités et de leur historicité, il tend à mettre au second plan la question des effets bien réels des activités industrielles sur les coips des travailleurs, des riverains et des écosystèmes.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=49&annotation=XQS2CZ3D)
> ^XQS2CZ3DaNFZV2I2Np49
> [!exemple] Page 53
> Prenons un exemple concernant l’histoire du climat. Il est aujourd'hui établi que le petit âge glaciaire, c ’est-à-dire le refroidissement du climat entre 1450 et 1800 (refroidissement qui s’intensifie dans la période 1640-1730), n’est pas simple ment une évolution naturelle subie par les sociétés humaines. Si une baisse cyclique de l’activité du Soleil en est un des facteurs, l’action humaine elle-même en est un autre : l’effondrement démographique (-50 millions d'Amérindiens) de l’Amérique après 1492 entraîna en effet une extension des forêts et une baisse de la concentration en CO, atmosphérique et donc de l’effet de serre et des températures[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=49&annotation=XZGN6FAF)
> ^XZGN6FAFaNFZV2I2Np49
> [!approfondir] Page 54
> La notion de second nature, façonnée par les dynamiques capitalistes, telle qu'utilisée par William Cronon dans son maître ouvrage Nature's MetropoUs. I’« histoire évolutive» (evolutionary history) des interactions entre agir humain et agir - nullement passif - des autres êtres vivants d'Edmund Russell, ou l’histoire des démocraties occidentales revisitée par le prisme énergétique de [[Timothy Mitchell]] sont trois exemples stimulants pris dans le champ de l'histoire environnementale qui nourrira la troisième partie de ce livre1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=50&annotation=8574UFTU)
> ^8574UFTUaNFZV2I2Np50
> [!accord] Page 55
> De même, l'Anthropocène remet en question la définition de la liberté, longtemps pensée en opposition avec la nature. John Stuart Mill liait ainsi la liberté et l'autonomie des indi vidus à l'atteinte « d 'u n degré élevé de succès dans leur lutte contre la nature123». Une liberté, ainsi comprise, dresse l'émancipation humaine contre la nature, contre la Terre tout entière. Or cette conception « moderne » bute manifestement contre la finitude des ressources et des capacités d ’absorp tion de nos impacts de la planète.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=51&annotation=E9HWDIDX)
> ^E9HWDIDXaNFZV2I2Np51
> [!information] Page 55
> Dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Benjamin Constant arguait en 1819 que la situation des citoyens vivant dans de vastes ensembles nationaux ne pouvait conduire à la même conception de la liberté que celle prévalant dans les cités de l’Antiquité. Dominique Bourg et Kerry Whiteside s’inspirent de ce raisonnement pour avancer qu’aujourd’hui, à l’heure des dérèglements écologiques planétaires d’origine humaine, il nous faut inventer une notion de la liberté et un idéal d ’émancipation différents de celui des Modernes1. Pour Constant, la liberté était synonyme de « sécurité dans les jouissances privées » permises par un gouvernement se limitant à garantir le droit de propriété. Pas question, pour ce libéral, de limiter la pro pension des individus à produire, échanger, consommer.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=51&annotation=84RAFG66)
> ^84RAFG66aNFZV2I2Np51
> [!approfondir] Page 56
> Si les premiers socialistes opposèrent un autre idéal d'émancipation, égalitariste et coopératif, pour limiter la lutte de tous contre tous et la « dégradation matérielle de la planète » selon le mot de [[Charles Fourier]] (chapitre 11), force est de reconnaître que le socialisme réel du XXe siècle ne fut pas plus écologique que la vision individualiste de la liberté de Constant qui s'est imposée, culturellement, sur la planète entière.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=52&annotation=4M2WDNTF)
> ^4M2WDNTFaNFZV2I2Np52
> [!accord] Page 56
> L’Anthropocène poursuivant sa course, nous nous trouvons face aux limites, intriqués avec une foule de non-humains et pris dans les boucles de l'histoire-Terre. À quoi bon alors avoir pensé, avec Bacon, Descartes, Michelet ou Sartre, la liberté comme arrachement à la nature ? À quoi bon y croire encore avec Luc Ferry qui répète que l'homme est un « être d'antinature » et qui professe une liberté-arrachement et « un éloge du déracinement, ou, ce qui revient au même, de l’innovation » ? Dès lors qu'il n’est plus possible de s’abstraire de la nature, il s'agit de penser avec Gaïa. Une des tâches majeures de la philosophie contemporaine est sans doute de penser la liberté autrement que comme un arrachement aux déterminations naturelles ; d'explorer ce qui peut être infiniment enrichissant et émancipateur dans ces attachements qui nous relient aux autres êtres d'une Terre finie. Que nous reste-t-il d’infini dans un monde fini ?[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=52&annotation=533FLJDX)
> ^533FLJDXaNFZV2I2Np52
> [!accord] Page 56
> La liberté ne peut se penser que dans le cadre d'arran gements sociaux et d'édifices institutionnels. Mais, comme l'observe l’historien [[Dipesh Chakrabarty]]. ces édifices politiques sont eux aussi questionnés par les dérèglements actuels de l’Anthropocène : « le palais des libertés modernes s’est bâti sur la base d’un usage toujours croissant d’énergies fossiles12» qui viennent aujourd’hui à manquer ou à dérégler le climat.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=52&annotation=PG6S285D)
> ^PG6S285DaNFZV2I2Np52
> [!approfondir] Page 57
> Face à la montée des mouvements écologistes, la pre mière démarche des sciences politiques fut de les prendre pour objet et d ’interroger de façon distanciée la nouveauté relative de leur « offre » par rapport aux autres paradigmes politiques. D’autres auteurs en ont profité pour annoncer « la fin de la modernité », ou du moins de la « modernité simple ». non réflexive, que les risques environnementaux et sanitaires mettaient en crise1. Bruno Latour, par exemple, met à profit l'enjeu écologique pour rendre la vie plus dif ficile à ces modemisaleurs qui aiguisent la flèche du temps, qui fabriquent un avant où la nature était moins séparée de la société et la science moins détachée des croyances et des idéologies. Il propose, au contraire, d’écologiser au lieu de moderniser et, dans la lignée du Contrat naturel de Michel Serres, de meure la nature en politique par un ensemble d'institutions (un « parlement des choses ») pour évaluer la place - irrémédiablement incertaine et controversée - dans notre monde commun d'une multitude d ’êtres dont aucun ne peut plus servir de simple « moyen » aux autres1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=53&annotation=PP7NUC7R)
>
> >
> Sympas l'idée de Contrat
> ^PP7NUC7RaNFZV2I2Np53
> [!information] Page 57
> Après cette phase « poslmoderne ». l’aggravation des dérè glements écologiques mis au jour par les scientifiques et le surgissement du concept d ’Anthropocène ont favorisé une troisième vague de travaux plus matérialistes sur les fonde ments de la démocratie. Philosophes, politistes et historiens s'intéressent alors, dans les théories politiques du passé, à ce qui était - explicitement (chez Hobbes ou Grotius, l’Etat était justifié par la rareté des ressources) ou implicitement (dans le compromis fordiste qui reposait sur un échange inégal avec le tiers-monde) - conditionné par des métabolismes éco-bio-géochimiques particuliers.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=53&annotation=CJAMBFZX)
> ^CJAMBFZXaNFZV2I2Np53
> [!information] Page 58
> D’où l’importance de nouvelles théories politiques intégrant les métabolismes matériels et énergétiques sur lesquels reposent la représentation, l’Etat, la sécurité, la citoyenneté, la souveraineté, la justice, etc. Ce nouveau champ de la green political theory (Andrew Dobson, Robyn Eckersley, Luc Semai...) vient donc questionner la théorie politique standard, contractualiste, anthropocentrique et aveugle aux limites de la planète1. Ainsi pourra-t-on cemer ce que la nécessaire décarbonification. voire la descente énergé tique, de nos sociétés pourrait changer dans nos démocraties.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=54&annotation=MUU9HVEC)
> ^MUU9HVECaNFZV2I2Np54
> [!bibliographie] Page 58
> 2. Luc Semai, Politiques catastrophistes. Pour une théorie politique environnementale, Paris, PUF, 2015 ; voir aussi Agnès Sinaï (dir.). Penser la décroissance. Politiques de l'Anthropocène, Paris. Presses de Sciences Po, 2013.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=54&annotation=SDJNIPD7)
> ^SDJNIPD7aNFZV2I2Np54
> [!accord] Page 63
> En cela, le concept d'Anthropocène s'inscrit dans le pro longement de nombreux autres récits, produits au cours de l'histoire, sur l’environnement global, sur la Terre et son bon usage. Les centres de gouvernement du monde sont depuis longtemps les lieux où se montre et se dit ce qui est, ce qui équilibre ou déséquilibre la planète. Ils construisent les sphères où s'exposent les bonnes façons de l’aménager, de l’améliorer et de la climatiser : des serres du Jardin du roi où Buffon écrivit ses Époques de la nature, aux projets de géo-ingénierie promus par Paul Crutzen. en passant par le Crystal Palace de l'Exposition universelle de Londres en 1851, symbole de l’organisation marchande du monde1, ou encore par le dôme géodésique conçu par Buckminster Fuller - l’homme de la métaphore du « vaisseau spatial Terre » - pour le pavillon états-unien à l’Exposition universelle de Montréal en 1967, mettant en scène la première image d’un « lever de Terre » vu de la Lune1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=59&annotation=2DAMW6C2)
> ^2DAMW6C2aNFZV2I2Np59
> [!accord] Page 64
> Dès lors, il y a quelques bonnes raisons de soupçonner que les savoirs et les discours dominants de l'Anthropocène participent, à leur tour, et peut-être à leur insu, d'un système hégémonique de représentation du monde comme un tout à gouverner. Pour analyser cette nouvelle cosmographie, nous étudierons les textes les plus cités de scientifiques, historiens et philosophes qui ont introduit et discuté la notion d'Anthropocène dans les arènes internationales. Appelons par simplicité « anthropocénologues » cette phalange de chercheurs renommés qui ont eu ce geste audacieux de nommer notre époque.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=60&annotation=KA4JK4XR)
> ^KA4JK4XRaNFZV2I2Np60
> [!information] Page 68
> il aura fallu attendre 2001 pour que la communauté scientifique internationale, à tra vers le troisième rapport du Groupe d'experts intergouver nemental sur l’évolution du climat (GIEC), affirme pour la première fois avec certitude l’origine principalement humaine du changement climatique en cours.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=64&annotation=BQHGC2M4)
> ^BQHGC2M4aNFZV2I2Np64
> [!information] Page 68
> Outre les volumes des impacts humains, c’est aussi la structure de leur répartition qui change dans la troisième phase : dans les années 2000, la Chine a dépassé les Etats-Unis comme premier émetteur mondial de dioxyde de carbone tandis que l’Inde prenait la troisième place à la Russie, que la Corée du Sud talonne le Royaume-Uni et que l’Indonésie puis bientôt le Brésil dépassent la France[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=64&annotation=MWQBXD6F)
> ^MWQBXD6FaNFZV2I2Np64
> [!accord] Page 71
> Aujourd'hui, la notion d’« étapes » semble obsolète et exces sivement téléologique à nombre d’historiens. Or, la voilà qui revient avec le grand récit des anthropocénologues, réplique comme inversée de l’histoire économique à la Rostow. De même que. fascinée par le mouvement de la technique et de l'économie et contestant la primauté du politique, l’histoire quantitative d'il y a un demi-siècle participait de l’idéologie productiviste d’alors1, le récit officiel de l’Anthropocène pour rait bien participer de l’idéologie contemporaine d’une moder nisation écologique et d ’une « économie verte » internalisant dans les marchés et les politiques la valeur des « services » rendus par la nature..I[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=67&annotation=MDAKXD3F)
> ^MDAKXD3FaNFZV2I2Np67
> [!bibliographie] Page 71
> [[Jean-Baptiste Fressoz]] et François Jarrige, « Écrire la geste indus trielle », in Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d'après-guerre, Paris, La Découverte, 2013, p. 61-79.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=67&annotation=BKGJHIG2)
> ^BKGJHIG2aNFZV2I2Np67
> [!information] Page 72
> On ne s’étonnera donc pas que le grand récit des anthropocénologues ambitionne la vérité au moyen d ’une comptabilité des flux et des stocks de la nature. Et ce n’est pas par hasard si l’on trouve parmi eux - notamment dans la direction du projet 1HOPE - l’écologue Robert Costanza, élève d’Howard T. Odum, le fondateur de l’éco logie des écosystèmes. Costanza est un maître de la comp tabilité de la nature. Il a publié en 1997. dans Nature, un article qui fit grand bruit en chiffrant la valeur annuelle des services rendus par la biosphère à 33 000 milliards de dollars environ, soit deux fois le PIB mondial[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=68&annotation=KA592R79)
> ^KA592R79aNFZV2I2Np68
> [!information] Page 72
> La notion de « services écosystémiques » et le projet d ’en mesurer la valeur monétaire ont été consacrés en 2005 par le Mille nium Ecosystem Assessment publié par les Nations unies. Toutes les valeurs de la nature, même celles qui se trouvent rès en amont de la production, voire les plus spirituelles rebaptisées « services culturels »), entrent ainsi dans une logique comptable. Et l’Union internationale de conservation de la nature présente désormais la nature comme « la plus grande entreprise de la Terre12 ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=68&annotation=TBSAS22K)
> ^TBSAS22KaNFZV2I2Np68
> [!accord] Page 73
> Cette histoire de l'Anthropocène s’écrit dans le grand livre de comptabilité environnementale de la planète dont les stocks sont un « capital » et les flux des « impacts » ou des « services » à mesurer. Du nouveau sous le soleil, volumineuse somme de l'historien américain John McNeill sur l'histoire environnemen tale du xxc siècle, est ainsi organisée en chapitres correspon dant à chaque compartiment du système Terre : l’atmosphère, la biosphère, l’hydrosphère, la lithosphère1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=69&annotation=6UQBFNIH)
> ^6UQBFNIHaNFZV2I2Np69
> [!approfondir] Page 74
> La vision de la Terre comme un « système » est à la source de la naissance de la géologie moderne. On trouve ce terme aussi bien chez Lyell que chez James Hutton, son prédécesseur dans la formulation de l’uniformitarisme. Dans sa Théorie de la Terre de 1788, Hutton estime qu’« on peut donc considérer le globe terrestre comme une machine », avec ses pièces, ses principes mécaniques et ses fonctions. Mais, ajoute-t-il immédiatement, la Terre peut aussi « être considérée comme un organisme » dans lequel « l’affaiblissement de la machine est naturellement corrigé, par l’action des forces productives mêmes qui l’ont générée ». Cette tension entre machine et organisme traverse donc non seulement toute la pensée de la biologie, mais aussi celle de la Terre.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=70&annotation=9AAELSLY)
> ^9AAELSLYaNFZV2I2Np70
> [!accord] Page 75
> D'où l’idée de Lovelock et Margulis que la vie. en agissant sur divers cycles biogéochimiques, stabilise l’état du système Terre, assurant l’habitabilité continue de la planète. Les sciences du système Terre ont, ces dernières années, confirmé l’existence de boucles de rétroaction entre le monde vivant et des paramètres physico-chimiques essen tiels du système Terre, et reconnu leur dette intellectuelle envers Lovelock.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=71&annotation=XK7TPZLQ)
> ^XK7TPZLQaNFZV2I2Np71
> [!information] Page 75
> Si l’on retient souvent de Lovelock son image de sage New Age et les tonalités finalistes de sa théorie, il est en réalité un pur produit du complexe scientifico-militaro-industriel de la Guerre froide. Après avoir collaboré avec la NASA, il travaille pendant la guerre du Vietnam pour la CIA à la détection de présence humaine sous couvert forestier. Sa conception postdémocratique du gouvernement de la pla nète, son apologie du nucléaire et sa vision systémique de la planète comme une machine autorégulée sont les héritiers des visions du monde nées de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=71&annotation=6XK2QWKR)
> ^6XK2QWKRaNFZV2I2Np71
> [!information] Page 77
> L’Anthropocène hérite d’un second élément de la Guerre froide : une vision « déterrestrée12» de la Terre. Les histo riens ont en effet montré tout ce que l’essor des sciences de l’environnement terrestre doit aux préoccupations et aux technologies militaires, spatiales en particulier. C'est grâce aux missiles V2 pris aux nazis que l’armée américaine peut en 1946 mesurer les radiations solaires au-dessus de la couche d’ozone et démontrer le rôle protecteur de cette dernière3[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=73&annotation=UTKGBRN7)
> ^UTKGBRN7aNFZV2I2Np73
> [!information] Page 77
> La Guerre froide étant globale, la Terre entière devient un terrain stratégique à étudier : pour guider les missiles balistiques, il faut mieux connaître l’atmosphère et le géomagnétisme ; pour sillonner et maîtriser les océans, il faut développer l’océano graphie des grands fonds ; pour surveiller le mouvement des sous-marins adverses, il faut repérer où et quand ils peuvent émerger et donc observer par satellite les glaces des pôles et leur fonte, etc.4 Selon l’armée américaine en 1961, « l’envi ronnement dans lequel opéreront l’armée de terre, la marine, l’armée de l’air et le corps des marines couvre l’ensemble du globe et s’étend depuis les profondeurs de l’océan jusqu’au lointain espace interplanétaire5 ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=73&annotation=I8TZMXZR)
> ^I8TZMXZRaNFZV2I2Np73
> [!information] Page 78
> Dès 1958, dans Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt mettait en garde contre cette interprétation. Elle ouvrait son prologue par une réflexion sur la signification philoso phique de Spoutnik comme arrachement de l 'Homme de son berceau terrestre originel, la « Terne Mère de toute créature vivante », pour s’en détacher et le regarder en surplomb1. Spoutnik représentait selon elle un déni moderniste de la condition humaine, une « révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle pan (laïquement parlant) et que [l’humanité] veut échanger contre un ouvrage de ses propres mains123».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=74&annotation=N6Z4IDST)
> ^N6Z4IDSTaNFZV2I2Np74
> [!accord] Page 78
> Ces remarques d’Arendt pourraient également s'appliquer à l’Anthropocène : l’humanité abolissant la Terre comme altérité naturelle, pour l’investir entièrement et la transformer en une technonature, en une Terre entièrement traversée par l’agir humain. Comme si seul ce qu Homo faber fabrique avait véritablement de la valeur. Arendt dénonçait cette « ins trumentalisation du monde et de la Terre, cette dévaluation sans limite de tout ce qui est donné4 »[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=74&annotation=532LT3FS)
> ^532LT3FSaNFZV2I2Np74
> [!information] Page 79
> Le programme Apollo illustre à merveille cette ambivalence : d'un côté il fournit l’image iconique du mouvement envi ronnemental mondial, un « lever de Terre », une bille bleue sur le fond noir de l'espace ; de l’autre, en juillet 1969, juste après la « conquête de la Lune », Werner von Braun (l'inventeur nazi des V2. également père du programme spa tial américain) annonce à la presse : « de cette merveilleuse plate-forme d’observation, nous pourrons examiner toutes les richesses de la Terre : les puits de pétrole inconnus, les mines de cuivre et de zinc...1». Les missions Apollo souillèrent aussi la Lune en y laissant du plutonium 238, et causèrent l’extinction d’une espèce menacée, le bruant à dos noirâtre (Ammodramus maritinuis nigrescens) vivant en Floride sur les zones vouées aux activités spatiales et qui furent aspergées de DDT12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=75&annotation=8TZDPKXM)
> ^8TZDPKXMaNFZV2I2Np75
> [!accord] Page 80
> Surtout, l’image de la Terre vue de l'espace véhicule une interprétation radicalement simplificatrice du monde'. Elle procure un sentiment grisant de vision d’ensemble, de saisie globale, dominatrice et extérieure, plutôt qu’un sentiment d ’appartenance humble. Elle couronne ce que Philippe Descola a nommé le « naturalisme », né en Occident, par lequel nous concevons les autres êtres de la Terre comme partageant la même « physicalité » que nous humains, mais comme étant d ’une intériorité radicalement différente de la nôtre1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=76&annotation=LCLXHW79)
> ^LCLXHW79aNFZV2I2Np76
> [!accord] Page 81
> Il perpétue un imaginaire naturaliste (dont l’anthropologie de Philippe Descola a montré qu'il n’était qu’un des quatre grands modèles de rapport des humains au monde) et, plus encore, un imaginaire déterrestré, produit d’une culture technoscientifique qui s’est développée conjointement avec les dynamiques qui nous ont fait basculer dans l’Anthropocène. L’Anthropocène incorpore un long processus de « désenchantement » (Weber), de prééminence de la « rationalité instrumentale » (Adorno et Horkheimer) et de négation du monde comme altérité donnée (Arendt), processus qui a fait des Modernes des « hommes sans monde » (Danowski et Viveiros de Castro12). Son ima ginaire n’est pas neutre et domine d’autres imaginaires du rapport à la Terre (ceux des communautés indigènes et des mouvements socio-environnementaux populaires par exemple) qui pourraient, eux aussi, être porteurs de perspectives et de solutions pertinentes face aux dérèglements écologiques.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=77&annotation=L7X6ZY9U)
> ^L7X6ZY9UaNFZV2I2Np77
> [!accord] Page 84
> L'article clé des Pliilosophical Transactions sur l'Anthropo cène et son histoire ne comporte pas moins de 99 occurrences de l’adjectif « humain » ou du substantif « humanité1». Le récit dominant des anthropocénologues fabrique une humanité abstraite, uniformément concernée, voire, implicitement, uni formément responsable.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=80&annotation=WSFI3PB5)
> ^WSFI3PB5aNFZV2I2Np80
> [!accord] Page 84
> Du concept marxiste de classe à l'anthropologie de Claude Lévi-Strauss et aux éludes féministes et postcoloniales, celles-ci avaient attaqué le vieil universa lisme de « l'Homme » et mis l'accent sur l'égale dignité mais aussi sur la diversité des cultures, sociétés, classes sociales et identités sexuelles. Et elles ont travaillé à rendre visibles les mécanismes de domination par lesquels certains de ces collec tifs en détruisent, exploitent ou soumettent d'autres dans des rapports sociaux asymétriques.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=80&annotation=24MYP93W)
> ^24MYP93WaNFZV2I2Np80
> [!information] Page 85
> Ainsi, dans un article de 2009 ayant fait grand bruit, [[Dipesh Chakrabarty]]. un ancien historien marxiste, protagoniste des subaltern siudies. expliquait que les grandes catégories critiques qu’il avait jusqu'alors maniées pour comprendre l’histoire étaient devenues obsolètes à l'heure de l’Anlhropocène. Il justifiait ce grand chambardement théorique ainsi : « la critique du capitalisme ne suffit pas pour comprendre l’histoire humaine, une fois admis que la crise climatique est là et pourrait perdurer bien après que le capitalisme a disparu ou a connu des mutations historiques diverses1».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=81&annotation=JR37I9ZA)
> ^JR37I9ZAaNFZV2I2Np81
> [!accord] Page 85
> En somme, comme le capitalisme a enclenché un phénomène géologique beaucoup plus vaste que lui. et qui lui survivra, la critique du capitalisme ne peut plus suffire. [[Dipesh Chakrabarty|Chakrabarty]] consacre alors la catégorie d’« espèce » dans le récit historique (51 occurrences du terme) et cède à la phraséologie dominante des anthropocénologues : « les êtres humains - du fait de leur nombre, de la combustion d ’éner gies fossiles et d’autres activités associées - sont devenus un agent géologique de la planète12 ». Cette façon d’envisager les causalités en plaçant dans la narration l’humanité comme un agent universel, indistinctement responsable, illustre l’abandon de la grille de lecture marxiste et postcoloniale au profit d’une humanité indifférenciée.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=81&annotation=JM78PSAG)
> ^JM78PSAGaNFZV2I2Np81
> [!accord] Page 86
> Par exemple, dans un essai important, Michel Serres filait la métaphore géologique des « plaques » visibles « par satellite » : « sur la Planète-Terre interviennent désormais moins [...] les groupes analysés par les vieilles sciences sociales [...] que. massivement, des plaques humaines immenses et denses’ ». Il devient possible d’écrire des livres entiers sur la crise écologique, sur les politiques de la nature, sur l’Anthropocène et sur la situation de Gaïa sans parler de capitalisme, de guerre ou des États-Unis et sans mentionner le nom de la moindre grande entreprise (un chiffre pourtant : 90 entreprises sont responsables de 63 % des émissions cumulées de CO, et de méthane entre 1850 et aujourd’hui1).1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=82&annotation=YNIZ5ZWE)
> ^YNIZ5ZWEaNFZV2I2Np82
> [!accord] Page 88
> Les Indiens Yanomani, qui chassent, pêchent et jardinent dans la forêt amazonienne en travaillant trois heures par jour sans aucune énergie fossile (et dont les jardins ont un rendement énergétique 9 fois supérieur aux terres des agriculteurs de la Beauce2), doivent-ils se sentir respon sables du changement climatique et de l’Anthropocène ?[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=84&annotation=YCUDW4BM)
> ^YCUDW4BMaNFZV2I2Np84
> [!accord] Page 89
> Les 80 personnes les plus riches du monde touchent un revenu supérieur à celui des 416 millions les plus pauvres : chacun gagne plus qu’un million de ses frères humains123! Cet élargissement des inégalités est une source majeure du dérèglement écologique global, car les plus riches fixent un standard de consommation que le niveau inférieur cherche à égaler et ainsi de suite, selon une chaîne mimétique analysée par Thorstein Veblen dès 18995. 11 en découle, et cela a été montré récemment par des économistes, que des politiques de taxation des plus riches sont bénéfiques à l’environnement4.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=85&annotation=JLTDLWW6)
> ^JLTDLWW6aNFZV2I2Np85
> [!information] Page 89
> En toute rigueur, il faudrait avec Erik Swyngedouw parler d’un Oliganthropocène. époque géologique causée par une petite fraction de l’humanité, plutôt que d’Anthropocène. Le choix de ce dernier terme et du grand récit afférent vient donc masquer, derrière la catégorie abstraite d’« espèce humaine », la grande différenciation des responsabilités et des incidences entre les classes, les sexes et les peuples de Gaïa. Ce parti pris n’est pas sans effets sur le type de « solutions » à apporter aux problèmes écologiques, qui sont ou ne sont pas légiti mées dans le récit des anthropocénologues. L’article clé des Pliilosophical Transactions témoigne de l’occultation de ces asymétries, qui ne sont mentionnées que du bout des lèvres dans une délicieuse novlangue : « les enjeux d’équité sont souvent accrus à l'Anthropocène5 ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=85&annotation=K8CG4MH6)
> ^K8CG4MH6aNFZV2I2Np85
> [!accord] Page 91
> Deux siècles après [[Charles Fourier|Fourier]], le récit de l’Anthropocène fonctionne de façon similaire : si les « modernes » ont fauté en perturbant la planète, ils doivent en être excusés car eux non plus ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Ils n’avaient ni la science ni la conscience du caractère global et géologique de leurs actions. Que les modernes embrassent la bonne parole anthropocénique. et ils obtiendront la rémission des péchés et même, peut-être, le salut.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=87&annotation=SI8DQWFY)
> ^SI8DQWFYaNFZV2I2Np87
> [!approfondir] Page 91
> La presse colporte ce cliché d ’une destruction environ nementale faite par inadvertance et d’un dessillement tout récent pour mieux héroïser les scientifiques qui ouvrirent les yeux à l'humanité.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=87&annotation=Q5FNFMUV)
> ^Q5FNFMUVaNFZV2I2Np87
> [!information] Page 92
> The Economat poursuit en évoquant la création du concept d’Anthropocène au début des années 2000 comme « l'un de ces moments où une découverte scientifique, comme lorsque Copernic comprit que la Terre tourne autour du Soleil, pourrait changer radicalement notre vision des choses3».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=88&annotation=VSA9R3AU)
> ^VSA9R3AUaNFZV2I2Np88
> [!information] Page 92
> D’importants philosophes participent à ce sublime concert de contrition : avant, on méconnaissait la dimension globale de la nature, on la séparait de la société, on la réduisait à un décor extérieur de l’agir humain. Selon Michel Serres, c’est seulement avec le dérèglement climatique mis au jour à la fin du xx‘ siècle que : « Fait irruption dans notre culture, qui n’en avait jamais formé d'idée que locale et vague, cosmétique, la nature. Jadis locale - telle rivière, tel marais -, globale maintenant - la Planète-Terre5. »[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=88&annotation=2DPIWI7P)
> ^2DPIWI7PaNFZV2I2Np88
> [!information] Page 92
> Ouvrant son Contrat naturel par un commentaire d'un tableau de Goya de 1820, il affirme qu’en ce temps-là «le monde ne passait pas pour fragile4 ». Et pour Bruno Latour c’est « sans le vouloir » (unwillingly) que les humains sont devenus agents géologiques5.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=88&annotation=I8H68XN7)
> ^I8H68XN7aNFZV2I2Np88
> [!approfondir] Page 93
> Mais ce sche'ma narratif binaire est aussi le produit de grandes the'orisations sociologiques et philosophiques qui opposent un moment supposément non réflexif de la modernité (du xvnfi au xx' siècle) à l’émergence, à la fin du xx' siècle, d ’une réflexi vité sur les effets secondaires de la modernisation : risques sanitaires, accidents majeurs et crise environnementale. C’est notamment la thèse d’Anthony Giddens sur l’avènement d ’une « modernité réflexive », celle d’Ulrich Beck sur la « société du risque » annonçant la fin de l’innocence supposée sur les effets secondaires du progrès, ou celle de Gibbons et ses collègues sur un « mode 2 », plus ouvert et réflexif, de production des savoirs1. Et c’est aussi la perspective des tenants de la théorie de la modernisation écologique2.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=89&annotation=2UTSD4CB)
> ^2UTSD4CBaNFZV2I2Np89
> [!information] Page 94
> Ainsi, pour Bruno Latour, si nous n 'avons jamais été modernes du point de vue de cette coupure NatureSociété, ce n'est que maintenant que nous nous en rendrions compte, grâce à sa sociologie des pratiques scientifiques, per mettant de refermer solennellement une parenthèse faussement moderne de trois siècles... encore un récit de la nouveauté de la réflexivité1 
> ^FCIBFLY8aNFZV2I2Np90
> [!accord] Page 94
> Le problème de tous ces grands récits d ’éveil, de révé lation ou de prise de conscience est qu'ils sont historique ment faux. La période entre 1770 et 1830 se caractérise au contraire par une conscience très aiguë des interactions entre nature et société (chapitre 8). La déforestation, par exemple, était pensée comme la rupture d'un lien organique entre l’arbre, la société humaine et l'environnement global.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=90&annotation=4RR35AN8)
> ^4RR35AN8aNFZV2I2Np90
> [!information] Page 94
> En avançant en 1821 que « c ’est donc la planète en masse qui est compromise et non pas quelques régions », [[Charles Fourier]] ne faisait que reprendre un nombre important de travaux et d ’alertes scientifiques de son temps123.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=90&annotation=2ERADWXB)
> ^2ERADWXBaNFZV2I2Np90
> [!accord] Page 94
> Or, c’est justement durant cette période-là que l’Europe occidentale a entraîné le monde dans l’Anthropocène ! Loin du récit d’une cécité suivie d'un éveil, c'est donc une histoire de la marginalisation des savoirs et des alertes, une histoire de la « désinhibition moderne’ » qu'il convient d’envisager (chapitres 9 et 11).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=90&annotation=QMHXGFZ9)
> ^QMHXGFZ9aNFZV2I2Np90
> [!information] Page 95
> L'agir humain et les cycles naturels se déterminent récipro quement dans un « environnement total » faisant système’. Après Arrhenius, qui expliquait l’effet de serre à la fin du XIXe siècle, les savants américains Roger Revelle et Hans Suess écrivaient en 1957 : les humains mènent une expérience géophysique de grande échelle [...]. Nous renvoyons vers l'atmosphère et les océans en quelques siècles le carbone stocké dans les sédiments pendant des centaines de millions d'années. Cette expérience, bien suivie, pourrait apporter une vaste connaissance des processus climatiques et météorologiques4.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=91&annotation=GQCFE63U)
> ^GQCFE63UaNFZV2I2Np91
> [!accord] Page 95
> C'est donc une erreur historique ou une ignorance coupable que d'affirmer que « nous » serions entrés dans l'Anthropocène au début du xixc siècle, ou dans sa Grande Accélération au milieu du XXe siècle, sans conscience ni savoirs des dérègle ments écologiques globaux.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=91&annotation=TY73NTVS)
> ^TY73NTVSaNFZV2I2Np91
> [!accord] Page 96
> Premièrement, parce que cette fable, alors qu'elle prétend en annoncer la fin, reproduit finalement la vision du monde des Modernes qu’elle incrimine. Elle procède du même régime d’historicité qui domina le xixcsiècle et une partie du XXesiècle dans lequel le passé n’est évalué qu’en creux, à l’aune d'une leçon donnée par le futur, et dans une représentation du temps comme accélération unidirectionnelle12.3 Elle met en scène un « front de modernisation-' ». quittant un passé aveugle, vers un avenir où nos savoirs seraient devenus globaux et solides, nous contraignant enfin à les prendre en compte en politique (mais différemment d’avant : sans « grand partage ». sans Nature extérieure et autoritaire, ni aveugles certitudes). La téléologie du devenir écologique de nos sociétés remplace celle du progrès. On est en présence d'une fable modernisatrice annonçant la fin de la modernisation...[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=92&annotation=M2G7AYML)
> ^M2G7AYMLaNFZV2I2Np92
> [!accord] Page 96
> Deuxièmement, ce récit, en « oubliant » la réflexivité envi ronnementale des sociétés modernes, tend à dépolitiser les enjeux écologiques du passé, ce qui pénalise la compréhension des enjeux présents. Pris au sérieux, l’Anthropocène enterre le songe postmodeme d’une société devenue enfin réflexive. Qui peut encore croire que si les individus, les sociétés, les Etats et les entreprises ne se comportent pas de façon écolo giquement soutenable, c’est parce qu'il nous manque encore des connaissances scientifiques pour nous convaincre ?[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=92&annotation=CT25VQUL)
> ^CT25VQULaNFZV2I2Np92
> [!accord] Page 97
> En outre, l’assimilation des préoccupations et savoirs envi ronnementaux du passé à de timides et incomplets « précur seurs » ne conduit-elle pas à glorifier exagérément les savoirs scientifiques d’aujourd’hui ? Le grand récit de l’Anthropocène range Vanthropos, l’humanité, en deux catégories : d’un côté, la masse informe de la population mondiale, devenue agent géologique sans s’en rendre compte, et, de l’autre, une petite élite de savants entrevoyant le devenir dramatique et incertain de la planète. D'un côté, un groupe non réflexif objectivé par la démographie, la biologie et l’économie ; de l’autre, une his toire idéaliste faite de filiations intellectuelles, de précurseurs et de résistances obstinées.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=93&annotation=29LFTSHS)
> ^29LFTSHSaNFZV2I2Np93
> [!accord] Page 98
> Dans ce type de prophétie, la fable moderniste qui place les spécialistes du système Terre dans la glorieuse filiation des explorateurs du x v f siècle (comme si l'Amérique n'avait pas été « découverte » par ces humains qui traversèrent le détroit de Béring il y a plus de 25 000 ans. par les Polynésiens qui en rapportèrent la patate douce dix siècles avant Christophe Colomb puis par les Vikings vers l'an mille), les scientifiques sont représentés comme l’avant-garde écologique du monde.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=94&annotation=F9CSTXY7)
> ^F9CSTXY7aNFZV2I2Np94
> [!accord] Page 99
> On voit donc qu’en même temps que l’Anthropocène est annoncé, la géo-ingénierie (ensemble de techniques destinées à manipuler le climat à l’échelle globale, par l’émission d'aérosols soufrés dans l’atmosphère, de fer dans les océans, de satellites-miroirs autour de la Terre, etc.) est promue, malgré les incertitudes et dangers (des centaines de milliers de décès prématurés à prévoir dans le cas de la « solution » des aérosols soufrés) qu’elle comporte3et malgré l’existence d ’un moratoire en cours des Nations unies sur ses interventions.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=95&annotation=I3LQCXRH)
> ^I3LQCXRHaNFZV2I2Np95
> [!information] Page 100
> Dans les publications des principales revues scientifiques sur l'Anthropocène, tout est présenté comme si les savoirs et les initiatives environnementales de la société civile n’existaient pas. Les peuples indigènes luttant contre les dégâts de l’exploitation minière ou pétrolière sur leurs terres, les collectifs expérimentant la sobriété volontaire à travers la « décroissance », la « transition » ou le « buen vivir ». les jeunes écologistes édifiant des cabanes arboricoles face aux bulldozers préparant autoroutes et aéroports, les mouvements de critique des techniques nucléaires, spatiales, communica tionnelles. numériques, bio- ou nano-technologiques, tous ces collectifs sont absolument invisibles dans le grand récit.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=96&annotation=CC2ZHNQD)
> ^CC2ZHNQDaNFZV2I2Np96
> [!accord] Page 101
> Si l’humanité a besoin de bergers scientifiques et de de teurs Frankenstein, c’est, nous disent les anthropocénologut que les politiques traditionnelles sont défaillantes, et le public insuffisamment conscient ou piégé dans une « dissonance cognitive ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=97&annotation=NPDJS3PB)
> ^NPDJS3PBaNFZV2I2Np97
> [!information] Page 102
> Tandis que les scientifiques du système Terre se comparent à Darwin, Latour compare Lovelock à Galilée et Pasteur1. Par ces rapprochements élogieux. on nous dépeint une science en surplomb de la société, apportant des connaissances révolution naires qui brisent les croyances communes. Les anthropocénologues se font alors psychosociologues afin de comprendre pourquoi le public résiste à l'évidence des faits témoignant de la gravité des dérèglements écologiques globaux. Diagnostic : le public souffre de « dissonance cognitive ». décrite il y a un demi-siècle par la psychologie comme un phénomène d'écart entre ce que l'on apprend (ici, le dérèglement climatique par exemple) et ce à quoi l'on adhère (ici. la poursuite d'un certain mode de vie) : « lorsque des faits qui mettent à l’épreuve les croyances profondes sont présentés, le croyant ou la croyante se cramponne encore plus fermement à ses croyances, parfois jusqu’à les promouvoir avec ferveur en dépit de preuves s’accumulant qui contredisent la croyance12 »[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=98&annotation=7Z4FZHR6)
> ^7Z4FZHR6aNFZV2I2Np98
> [!accord] Page 102
> Après Copernic, Galilée et Darwin, on serait donc dans une nouvelle étape de l’histoire où « la science » doit renverser un « système de croyance » de « la société ». Comme dans le dogme de la conception virginale de Jésus où Dieu sauve le monde sans se compromettre avec les humains, c'est à distance, bien au-dessus de la société, sans dialogue avec les mouvements socio-écologiques et sans s'assumer comme partie prenante des deux premiers siècles de l'Anlhropocène que « la science » est présentée comme notre sauveuse. Dans cette logique scientiste, la bonne politique sera celle qui réalisera la « mise en œuvre avisée » des savoirs neutres de la science ; l’humanité deviendra écologiquement soutenable lorsque le message de la science l'aura bien pénétrée et qu'elle aura adopté ses solutions.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=98&annotation=M57XUALL)
> ^M57XUALLaNFZV2I2Np98
> [!information] Page 103
> Annoncer l'avènement de l’Anthropocène permet à cer tains anthropocénologues de proclamer la mort de la Nature avec un grand « N », celle qui était vue comme entièrement extérieure aux humains. On entrerait dans une anthropona ture. une technonalure, une « postnature » (Latour) hybride et dynamique, dont les humains se reconnaîtraient enlîn comme partie prenante : « il n'y a pas d’écosystème sans humains et pas d'humains qui ne dépendent pas du fonctionnement des écosystèmes1».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=99&annotation=GVVGMC8L)
> ^GVVGMC8LaNFZV2I2Np99
> [!accord] Page 103
> La vieille nature n’est plus ; le mythe de la wilderness externe et vierge est dénoncé. Chacun critique les parcs cl réserves naturels d’avoir exclu les populations locales : désor mais la nature se doit d’être participative. « Nul besoin d'être postmoderniste pour comprendre que le concept de Nature [...] a toujours été une construction humaine, forgée ù des fins humaines3. »[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=99&annotation=XDUVAMMV)
> ^XDUVAMMVaNFZV2I2Np99
> [!information] Page 104
> Que signifie pour nous, humains, d’avoir l'avenir d'une planète entre nos mains ? Un sentiment d ’effroi doublé bien vite par un sentiment de puissance ? Après avoir depuis des siècles fait de la géo-bio-ingénierie sans le savoir, il s’agirait à présent de rendre toutes nos interactions avec Gaïa conscientes, volontaires et scientifiquement calculées et de nous convertir à une ingénierie écologique généra lisée. Alors qu’il pourrait signifier un appel à l'humilité. l’Anthropocène est convoqué à l’appui d’une Intbris plané taire. « Nous avons contrôlé tous les autres environnements où nous vivons, pourquoi pas la planète ? », affirme ainsi Lowell Wood. astrophysicien partisan de la géo-ingénierie5[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=100&annotation=5H3XQQUZ)
> ^5H3XQQUZaNFZV2I2Np100
> [!information] Page 104
> Nous serons « fiers de la planète que nous créons » pour suit le géographe Erle Ellis, anthropocénologue de premier plan et membre du Breackthrough Instiluie, un think tank écomoderniste célébrant la mort de la nature et prêchant le « good Anthropocene », celui où les hautes technologies sauveraient la planète1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=100&annotation=X3IMJUFB)
> ^X3IMJUFBaNFZV2I2Np100
> [!accord] Page 106
> Rien que dans la culture occidentale, on peut en discerner au moins cinq : le récit naturaliste qui domine aujourd'hui les arènes scientifiques et internationales, le grand récit constructiviste postnature et « écomodemiste » du « good Anthropocene » technologique (discuté plus haut), un grand récit écocatastrophiste envisageant un effondrement de la civilisation industrielle, un récit écomarxiste, et un récit écoféministe1. Mais bien d'autres récits, imaginaires, savoirs et cosmologies ont un rôle essentiel à jouer pour habiter la Terre de manière juste. Nous avons besoin d'une variété d’initiatives et d’alternatives, citoyennes et populaires, explorant les contours d'un « mieux vivre avec moins » et non pas simplement de « solutions » venues du cercle étroit des technocrates planétaires. Aussi est-il essentiel de déjouer, dans les récits standard de l’Anthropocène, ce qui relève d'un nouveau géopottvoir en gestation.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=102&annotation=XJ56UQPA)
> ^XJ56UQPAaNFZV2I2Np102
> [!information] Page 106
> Qu'entendons-nous par géopouvoir ? Comme l’ont montré les historiens (Michel Foucault au premier chef), les savoirs biologiques du XIXe et du XXe siècle ont permis la constitution de nouveaux objets scientifiques : la « population », la « vie » ou la « race ». Les savoirs biologiques inauguraient une nouvelle forme de pouvoir, un biopouvoir ayant la particularité de saisir la vie biologique comme objet et projet politique. Ce biopouvoir propre à l'âge industriel et à la construction de l’État-nation visait à optimiser le nombre, la qualité (sanitaire, physique, intellectuelle, génétique...), la « force » militaire (la guerre devient totale), et la productivité des populations.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=102&annotation=TFG6HIIF)
> ^TFG6HIIFaNFZV2I2Np102
> [!accord] Page 107
> Certes, au xix° siècle se développait une « écologie impé riale123». mais c'est bien après la Seconde Guerre mondiale, avec l'arme atomique, avec de nouvelles institutions internationales, et, surtout, avec une Guerre froide concevant le globe entier comme théâtre d'une guerre imminente, que naît un nouveau savoir-pouvoir du globe entier, des fonds sous-marins à la Lune'. Au même moment, l’écologie devient systémique et globale.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=103&annotation=IS8DFCIM)
> ^IS8DFCIMaNFZV2I2Np103
> [!accord] Page 109
> Le géopouvoir repose sur une matrice commune et des dispositifs où savoirs, pouvoir et sujets d ’un type nouveau émergent ensemble. Ce géopouvoir exhorte son sujet, Vanthro pos, à « se reconnecter à la biosphère » et tend à constituer un nombre croissant de problèmes humains comme ne pouvant se traiter qu'à un niveau global et ne pouvant se résoudre qu’au moyen de solutions techniques12. Le géopouvoir naissant est un « espace de calcul » (Foucault) à l'échelle du « système Terre » : comptabilité des flux de matière et d ’énergie et du « capital naturel ». marchés des « services écosystémiques », contrôle et gestion des composantes et des processus du « système Terre », instruments d’anticipation, de prévision et de simulation globale, et mise en commensurabilité des lieux dans un espace isonomique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=105&annotation=EWMLU9LJ)
>
> >
> Important
> ^EWMLU9LJaNFZV2I2Np105
> [!information] Page 110
> Le projet de géo-ingéniérie climatique remonte à la Guerre froide. Par exemple, la technique de « management global de la radiation solaire » par dispersion d’aérosols dans la haute atmosphère trouve son origine dans une proposition du chercheur soviétique Mikhail Budyko lors d'une confé rence tenue à Leningrad en 1961 sur « les problèmes du contrôle climatique », avertissant que les activités humaines pourraient à terme déplacer l’équilibre radiatif terrestre. Son collègue Shvets propose alors d'injecter trente-six millions de tonnes d’aérosols dans la stratosphère pour réduire la radiation solaire de 10% '. Un projet analogue se trouve dans les écrits de Lovelock qui après avoir travaillé à la NASA sur un programme de colonisation de Mars publie en 1984 une fiction imaginant l’usage de missiles inter continentaux répandant des centaines de tonnes de chlorofluorocarbures autour de la planète rouge pour y créer un effet de serre la rendant habitable1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=106&annotation=DJIFVEMD)
> ^DJIFVEMDaNFZV2I2Np106
> [!approfondir] Page 110
> Nés aux États-Unis après-guerre, puis en Union soviétique et en Chine, de multiples projets d’ensemencement des nuages à l’aide de ballons, avions ou projectiles de toutes sortes témoignent, dans une culture de manipulation du « système Terre » favorisée par le contexte de Guerre froide, d ’une « véritable guerre menée sur l’atmosphère »•’.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=106&annotation=QPILUMQ3)
> ^QPILUMQ3aNFZV2I2Np106
> [!information] Page 110
> Après la chute du bloc soviétique, le projet de géo-ingénierie est recyclé comme moyen de lutte contre le changement climatique dès 1992 dans un rapport de l’Académie étatsunienne des sciences4. De même, si dans les années 2000 Paul Crutzen s’est finalement rallié à la géo-ingéniérie, c’est aussi parce qu'il a été formé dans cette culture de la Guerre froide faisanl de la Terre entière, (et même de Mars !) un théâtre d ’intervention à grande échelle (dans les années 1980, il avait travaillé au premier scénario de « l’hiver nucléaire » résultant d’une guerre nucléaire').[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=106&annotation=SMGWJTG4)
> ^SMGWJTG4aNFZV2I2Np106
> [!accord] Page 112
> Le récit dominant des anthropocénologues fait déjà res sortir une redéfinition en cours de ce qu’est être humain sur la Terre. Le sujet de l’Anthropocène et du géopouvoir est pris dans un « géodestin », d ’une humanité-force-géologique à la fois héroïque et insoutenable, qui suscite à la fois admiration et effroi, tout en gommant, sous la bannière consensuelle de l’espèce, un certain nombre d’injustices socio-environnementales. Le sujet de l’Anthropocène appa raît en outre comme un écocitoyen optimisant ses crédits carbone, gérant son empreinte individuelle (et gouverné à travers sa réflexivité environnementale). C’est un être branché sur des flux de « services écosystémiques » que lui prodiguent les différents compartiments du système Terre'-. Enfin, le sujet de l’Anthropocène est construit comme un public passif s’en remettant aux solutions des experts géocrates.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=108&annotation=8VYS55E5)
> ^8VYS55E5aNFZV2I2Np108
> [!accord] Page 112
> Les penseurs de l’écologie politique ont, dès les années 1970, pointé les dangers d’un tel géopouvoir. André Gorz l’avait qualifié d'« écofascisme » tandis qu'Ivan Illich dès 1972 dans La Convivialité y voyait « une élite organisée (...) antidote industriel à l’imagination révolutionnaire. En inci tant la population à accepter une limitation de la production industrielle sans mettre en question la structure de base de la société industrielle, on donnerait obligatoirement plus de pouvoir aux bureaucrates qui optimisent la croissance et on en deviendrait soi-même l'otage3 ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=108&annotation=6XBG9RF8)
> ^6XBG9RF8aNFZV2I2Np108
> [!accord] Page 113
> Quant à Félix Guattari, il parlait des savoirs et pouvoirs de gestion « scientifique » de l'environnement comme d'une « écologie machinique », insuffisante voire dangereuse si elle n'était pas complétée et contrôlée par une « écologie sociale » et une « écologie mentale » ou écosophie1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=109&annotation=DPYRQ5T4)
> ^DPYRQ5T4aNFZV2I2Np109
> [!information] Page 113
> Et si « la Terre vue du ciel » et le grand récit des « inte ractions entre espèce humaine et système Terre » n’étaient pas les perspectives les plus intéressantes pour raconter ce qui nous arrive depuis deux siècles et demi et pour dire ce que pourrait être notre devenir géohistorique ? Peut-on accueillir l’Anthropocène sans céder au récit dominant des anthropocénologues ? Sans remettre aux experts les pleins pouvoirs et perdre les ressources propres à chaque société humaine, à chaque collectif socio-écologiste, qui sont, dans leur diversité et leurs attachements locaux, des moteurs essentiels d ’une transition écologique juste sur le plan mondial ? En 1949. le poète [[René Char]] posait un problème similaire dans sot poème « Les Inventeurs2» : Us sont venus, les forestiers de l’autre versant, les incon nus de nous, les rebelles à nos usages. Ils sont venus nombreux. Leur troupe est apparue à la ligne de partage des cèdres [...] Nous sommes venus, dirent-ils, vous prévenir de l’arrivée prochaine de l’ouragan, de votre implacable adversaire.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=109&annotation=5V3WTEQ9)
> ^5V3WTEQ9aNFZV2I2Np109
> [!accord] Page 114
> Poursuivons le parallèle. Les « inventeurs » de l'Anthropocène, les scientifiques du système Terre qui lancent l'alene sur les dérèglements écologiques, viennent fort utilement nous prévenir d ’un danger. Mais, nous dit le poète, ils sont « de l’autre versant » et inaptes à une présence chaleureuse au monde, à « l’économie de la joie ». aux « couleurs plai santes ». Si le danger est bien réel (« oui. l’ouragan allait bientôt venir »), [[René Char|Char]] affiche la résistance d ’une société refusant d’abdiquer son autonomie et sa culture pour se plier à l’hétéronomie d ’un gouvernement écotechnocratique. Les scientifiques du système Terre (dont les ténors proposent une ingénierie générale des écosystèmes et du climat) ne sont-ils pas l’équivalent des inventeurs de [[René Char|Char]] ? Ne sontils pas porteurs d ’un rapport au monde qui a justement engendré le danger dont ils nous alertent et entendent nous sauver ?[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=110&annotation=XT9K7Q2Q)
> ^XT9K7Q2QaNFZV2I2Np110
> [!information] Page 114
> A l’opposé des satellites qui enrobent la Terre et des experts qui la parcourent à grande vitesse, courant de conférences en conférences, un autre poète, [[Henri Michaux]], nous propose de ralentir : Ralentie, on tâte le pouls des choses ; on y ronfle, on a tout le temps ; tranquillement, toute la vie [...]. On a tout le temps. On déguste. [...] On ne croit plus qu’on sait. On n’a plus besoin de compter [...]. On sent la courbure de la Terre [...]. On ne trahit plus le sol, on ne trahit plus l’ablette, on est la sœur par l’eau et par la feuille1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=110&annotation=W5JV9Q3I)
> ^W5JV9Q3IaNFZV2I2Np110
> [!accord] Page 119
> Tout le monde a en tête cette courbe, emblème de l’Anthro pocène, retraçant la croissance exponentielle des émissions de CO, aux xtx‘ et xxc siècles. Aussi fameuse soit-elle, on n’en a curieusement aucune histoire, aucune histoire suffi samment précise qui permettrait, par exemple, de distinguer la part de responsabilité de différents choix techniques dans la crise climatique : l'automobile a-t-elle représenté plus ou moins de CO, que l’agriculture industrielle ? Le fret routier a représenté combien de fois plus que le fret ferroviaire et fluvial ?[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=115&annotation=DQ8HET7Q)
> ^DQ8HET7QaNFZV2I2Np115
> [!accord] Page 119
> Ou encore, quelles sont les principales institutions qui nous ont placés sur le chemin de l’abîme climatique ? Quels sont les grands processus historiques (impérialisme, guerre et préparation à la guerre, globalisation économique, fordisme, automobilisme, périurbanisation...) qu'il faut prioritairement mettre en relation avec cette courbe ? Autant de questions actuellement sans réponses, qui constituent l’objet de ce que nous proposons d’appeler « histoire du thermocène1».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=115&annotation=NU6R87ID)
> ^NU6R87IDaNFZV2I2Np115
> [!accord] Page 119
> La réflexion politique et le débat public pâtissent de ce manque d’histoire : faute de connaissance précise, les récits spontanés de la crise environnementale se perdent dans des critiques sans focale, incriminant le capitalisme en général ou, pire encore, « la modernité ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=115&annotation=LEI35R2A)
> ^LEI35R2AaNFZV2I2Np115
> [!accord] Page 121
> en devenant plus économes en charbon, les machines deviennent plus rentables, leur usage s’accroît et la consommation nationale de charbon s’en trouve finalement augmentée. Les historiens ont ainsi repéré des effets rebond dans de nombreux secteurs. Par exemple, en Grande-Bretagne, entre 1800 et 2000, le prix de la lumière (mesurée en lumens) a été divisé par 3 000 mais la consommation a été multipliée par 40 000'. Suivant les biens et leur élasticité-prix, l’effet rebond varie, mais globalement l’efficacité énergétique a été plus que compensée par la croissance économique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=117&annotation=ITBGAW82)
> ^ITBGAW82aNFZV2I2Np117
> [!accord] Page 121
> La mauvaise nouvelle est que si l’histoire nous apprend bie une chose, c'est qu’il n’y a en fait jamais eu de transitio énergétique. On ne passe pas du bois au charbon, puis charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L’histoire al l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle d'additions successives de nouvelles sources d’énergie primaire. L’erreur de perspective tient à la confusion entre relatif et absolu, entre le local et le global : si, au XX' siècle, l’usage du charbon décroît relativement au pétrole, il reste que sa consommation croît continûment, et que globalement, on n’en a jamais autant brûlé qu’en 2014.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=117&annotation=ET94F9AM)
> ^ET94F9AMaNFZV2I2Np117
> [!accord] Page 121
> L’histoire de l’énergie doit donc en premier lieu se libérer du concept de transition. Celui-ci s’est imposé dans l’espace politique, médiatique et scientifique, très précisément pour conjurer les inquiétudes liées à la « crise énergétique », cette dernière expression étant alors dominante. Entre 1975 et 1980, le vocable energy transition (de manière significative le terme est emprunté à la physique atomique) est inventé par des think tanks et popularisé par de puissantes institutions : le Bureau de la planification énergétique américain, le secrétariat suédois pour l’étude du futur, la Commission trilatérale, la Communauté économique européenne et divers lobbies indus triels.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=117&annotation=D3LC6GJH)
> ^D3LC6GJHaNFZV2I2Np117
> [!information] Page 122
> Dès lors, d’une part, la notion de transition empêche de voir la persistance des systèmes anciens et, de l’autre, elle surestime les déterminants techniques au détriment des arbitrages économiques. Par exemple, la consommation de charbon mondiale est passée de 7,3 milliards à 8,5 milliards de tonnes entre 2008-2012. Si la Chine explique l’essentiel de la croissance (de 3 à 4,1 milliards), il arrive qu’en Europe également, certains secteurs « retournent » au charbon en fonction du contexte économique. Par exemple, au début des années 2010, du fait du développement des gaz de schiste aux États-Unis, le prix du charbon américain avait suffisamment baissé pour qu’il soit rentable de le substituer au gaz russe. En Grande-Bretagne entre 2011 et 2012, la part de l'électricité produite à partir de charbon est passée de 30 à 42 %. En France, elle a bondi de 79 %. En ce sens, le charbon n’est pas une énergie plus « ancienne » que le pétrole et pourrait même constituer son successeur.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=118&annotation=C8D6U277)
> ^C8D6U277aNFZV2I2Np118
> [!information] Page 124
> Dans la même période. Cuba, privée du pétrole soviétique et sous embargo américain, a dû affronter pendant une dizaine d'années (« la période spéciale ») une situation qui présente certaines similarités avec celle qui attend nos sociétés indus trielles. Pour économiser l'énergie, les horaires de travail dans l'industrie furent réduits, la consommation domestique d'électricité rationnée, l'usage de la bicyclette et le covoiturage se sont généralisés, le système universitaire a été décentralisé, le solaire et le biogaz ont été développés (fournissant 10 % de l'électricité). Dans le domaine agricole, le renchérissement des pesticides et des engrais chimiques, très énergivores, a conduit les Cubains à innover : contrôle biologique des nuisibles par des insectes prédateurs, fertilisants organiques, périurbanisation de l'agriculture permettant de recycler les déchets organiques : enfin, la nourriture a été sévèrement rationnée1. Le corps des Cubains fut profondément modifié par la période spéciale : en 1993. au plus fort de la crise, la ration journalière descendit à 1 900 kilocalories. Les Cubains perdirent 5 kg en moyenne, entraînant d'ailleurs une réduction de 30 % des maladies cardiovasculaires12. Le plus inquiétant, au regard des efforts consentis par la population cubaine, est que la réduction des émissions de CO, fut finalement assez modeste, passant en dix ans de 10 à 6.5 millions de tonnes[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=120&annotation=LGG8LG3Y)
> ^LGG8LG3YaNFZV2I2Np120
> [!information] Page 125
> La difficulté principale est que cette histoire est tributaire des statistiques de production énergétique. Elle prend en compte l’énergie théoriquement disponible dans la houille ou le pétrole et non les services effectivement rendus par leur combustion. Deux consé quences : comme la quantité d ’énergie contenue dans les fossiles est immense, cela écrase les systèmes énergétiques renouvelables, organiques, ou. tout simplement, économes. L’histoire de l’énergie surestime donc vraisemblablement le bouleversement introduit par les énergies fossiles. Prenons par exemple le gaz d’éclairage. Cette technologie, qui apparaît à Londres dans les années 1810. consistait à distiller du charbon - en le chauffant avec du charbon - afin de produire un gaz servant à éclairer les habitations ou les rues. Son rendement énergétique était absolument désastreux : un tiers du charbon était brûlé pour produire le gaz, un tiers de ce gaz s’échap pait dans les conduites fuyant massivement et son pouvoir éclairant était en fin de compte très faible.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=121&annotation=VGBXQ4L7)
> ^VGBXQ4L7aNFZV2I2Np121
> [!accord] Page 127
> Par exemple, les écologues David et Marcia Pimentel montrent que le passage d'une agriculture traditionnelle à une agriculture intensive et mécanisée conduit à une baisse du rendement énergétique : il faut utiliser davantage de calories (provenant essentiellement du pétrole) pour produire une calorie alimentaire. Dans le cas du maïs, on passe de dix calories produites pour une calorie investie à un ratio de trois pour un1. La généralisation de ce type d’analyses, c’est-à-dire une histoire générale de l’(in) efficacité thermodynamique (reprenant la thèse d ’Ivan Illich sur la contre-productivité), aboutirait sans nul doute à un récit beaucoup plus ambigu que celui véhiculé par l’histoire de l’énergie et ses courbes ascendantes d’énergie, de richesse et d’efficience.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=123&annotation=PKRZHENX)
> ^PKRZHENXaNFZV2I2Np123
> [!accord] Page 128
> Enfin, et c’est là son objectif principal, l’histoire du thermo cène devra dénaturaliser l'histoire de l'énergie. Celle-ci n'était pas écrite à l’avance : les transitions/additions n’obéissent ni à une logique interne de progrès technique (les premières machines à vapeur étaient très coûteuses et très inefficaces), ni à une logique de pénurie et de substitution (les Etats-Unis, qui possèdent d’immenses forêts, recourent massivement au charbon au XIXe siècle), ni même à une logique qui serait simplement économique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=124&annotation=WJRK7ULX)
> ^WJRK7ULXaNFZV2I2Np124
> [!information] Page 129
> contrairement aux idées reçues, les États-Unis auraient tout aussi bien pu avoir le développement économique très rapide qu’ils ont connu au xtxc siècle, mais sans les che mins de fer. En 1890. le « profit social1» des chemins de fer par rapport à la meilleure alternative disponible (à savoir un agencement de canaux et de chariots) ne représente que 0,6 à 1 % du PNB américain. Étant donné la croissance rapide des États-Unis à cette époque. Fogel conclut que l’absence de chemin de fer n’aurait retardé le développement de l'économie américaine que de quelques mois seulement 
> ^EBWGJ396aNFZV2I2Np125
> [!information] Page 129
> De la même manière, l’historien Nick von Tunzelmann12 a calculé qu’en 1800. en Angleterre, le profit social de la machine à vapeur représentait moins d’un millième du PNB. Les effets induits sont alors quasi inexistants : par exemple, les grandes innovations dans le textile (métiers à tisser méca niques, spinning jeimy) précèdent l’application de la vapeur. Tony Wrigley qualifie l’Angleterre de la révolution industrielle d‘« économie organique avancée » avec une attention tournée prioritairement vers l’agriculture. Le nombre de chevaux passe d’ailleurs de 1,29 million en 1811 à 3,28 millions en 19013. Andréas Malm a également montré que le potentiel énergé tique des rivières anglaises était alors loin d ’être pleinement exploité. Le basculement de l'industrie cotonnière vers le charbon qui a lieu dans les années 1830 n’est pas causé par une pénurie énergétique ou par un simple calcul économique. Au contraire : dans les décennies 1820 et 1830, des projets hydrauliques de grande ampleur associant réservoirs, barrages et moulins sont envisagés qui auraient assuré aux industriels du Lancashire et d’Ecosse une énergie renouvelable et meilleur marché que la vapeur. Leur échec tient au refus des industriels de se soumettre à la discipline collective qu’imposait une gestion communale de la ressource hydraulique[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=125&annotation=Q9DJM6XQ)
> ^Q9DJM6XQaNFZV2I2Np125
> [!information] Page 130
> La focalisation des historiens sur l’énergie, la révolution industrielle et les fossiles obscurcit des transformations conco mitantes tout aussi importantes. Par exemple, l’explosion démographique anglo-saxonne du xix' siècle est fondée sur une révolution « non industrielle » : sur l’énergie du vent, de l’eau, des bêtes et du bois. Qualifier ces énergies de « tradi tionnelles » serait réducteur. Grâce à la sélection, le bétail se perfectionna rapidement : les chevaux de trait américains des années 1890 étaient 50 % plus puissants que ceux des années 1860. La vitesse de trot passa de 3 à 2 minutes par mille entre 1840 et 1880. Les historiens estiment que les chevaux fournissaient la moitié de l’énergie totale américaine en 1850.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=126&annotation=7LV5TKPE)
> ^7LV5TKPEaNFZV2I2Np126
> [!information] Page 131
> Plus généralement, l’histoire des énergies renouvelables, ani male. éolienne et solaire, avant qu’elles ne soient considérées comme de simples « alternatives » fait apparaître un passé riche de lignées techniques négligées et de potentialités non advenues. Les quelques travaux sur ce sujet aboutissent à des résultats sai sissants : à la fin du xix' siècle. 6 millions d'éoliennes activant autant de puits eurent le rôle historique fondamental d’ouvrir les plaines du Midwest américain à l’agriculture et à l’élevage. 11 ne s'agissait pas de moulins artisanaux mais de rotors, conçus à l’aide de la dynamique des fluides, capables de suivre le vent, et produits industriellement3.4Dans le monde rural américain, la production d’électricité décentralisée (par des éoliennes et des batteries) demeure dominante jusqu’aux grands programmes d'électrification rurale de la Dépression et de l’après-guerre’1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=127&annotation=5LYG4WGS)
> ^5LYG4WGSaNFZV2I2Np127
> [!information] Page 132
> C’est surtout pour les usages domestiques que le solaire a failli s'imposer. En Californie et en Floride, l'ensoleille ment et l’éloignement des gisements de houille expliquent le développement rapide des chauffe-eau solaires : dans les années 1920, un investissement de 25 dollars permettait d'éco nomiser 9 dollars par an en charbon.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=128&annotation=DT93AXZU)
> ^DT93AXZUaNFZV2I2Np128
> [!information] Page 132
> En 1945. le MOMA à New York consacre une exposition aux maisons solaires bon marché (à moins de 3 000 dollars) qui semblent être alors la seule option disponible pour faire face au besoin de logement de l'Amérique d'après-guerre12. En 1948. Maria Telkes, une physicienne du MIT, met au point une maison solaire autosuffisante à 75 %. Des physiciens, vétérans du projet Manhattan, comme Daniel Farrington, abandonnent le nucléaire civil pour le solaire. En 1952. la commission Paley sur les ressources naturelles des États-Unis, prédisant un pic pétrolier dans la décennie 1970, conseille de développer le solaire, l'éolien et la biomasse. Enfin, en recourant à des technologies simples, de petites compagnies vendent des centaines de milliers de chauffe-eau solaires.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=128&annotation=QP2SZRHN)
> ^QP2SZRHNaNFZV2I2Np128
> [!accord] Page 133
> Les notions d’irréversibilité (lock-in) et de dépendance de sentier (path dependency) permettent de saisir l’importance des choix politiques dans l'histoire de l’énergie12. Les « conditions initiales », l'abondance de charbon ou de pétrole, mais aussi des décisions politiques encourageant une source d ’énergie plutôt qu’une autre, déterminent les trajectoires technolo giques sur la très longue durée. Ces décisions sont ensuite perpétuées par les cadres réglementaires, par la nécessité de protéger des investissements, par l’existence d’infrastructures liées à cette source énergétique, mais aussi par les usages, la culture, etc. Analyser ainsi les décisions qui ont produit notre dépendance quasi exclusive aux énergies fossiles permet de dissoudre l’illusion d ’un monde technique contemporain optimal, efficace.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=129&annotation=Y4SGU8T8)
> ^Y4SGU8T8aNFZV2I2Np129
> [!information] Page 134
> Dans les années 1950, aux États-Unis, les investissements dans l’énergie solaire sont anéantis par la périurbanisation, par la promotion de la maison préfabriquée à bas coût (les fameuses Levittowns) et par un marketing très agressif des compagnies d'électricité. En 1968. le Congrès mena une enquête sur ces pratiques. General Electric allait jusqu’à menacer les promoteurs de ne pas raccorder leurs lotissements s’ils proposaient d'autres sources d'énergie. Pour les promoteurs, n’offrir que l'électricité permettait de réduire les frais de construction et reportait les coûts énergétiques sur les propriétaires1. C’est ainsi que dans les années 1950-1960, sans nécessité technique aucune, s’imposa aux États-Unis l’aberration thermodynamique du chauffage électrique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=130&annotation=XIFMYXWD)
> ^XIFMYXWDaNFZV2I2Np130
> [!information] Page 134
> La périurbanisation et la motorisation des sociétés occidentales constituent sans doute l'exemple le plus éléguant d’un choix technique et civilisationnel profondément sous-optimal et délétère. Aux États-Unis, dans l’entre-deux-guerres, la périurbanisation correspond à un projet idéologique : la maison individuelle paraît être le meilleur empart contre le communisme. Le président Herbert Hoover entend l’encourager pour stimuler l'instinct de propriété. En 1926, afin de protéger la valeur des propriétés, la Cour suprême officialise la pratique du zoning, séparant les espaces résidentiels des activités industrielles et des minorités ethniques. Pendant la Grande Dépression, le bâti ment et la périurbanisation sont perçus comme un facteur essentiel de relance économique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=130&annotation=WU9SQM9N)
> ^WU9SQM9NaNFZV2I2Np130
> [!accord] Page 135
> En fait, à y regarder de plus près, le choix de la voi ture individuelle correspond à des processus beaucoup plus contingents qu’on ne le croit. Les historiens américains ont ainsi montré que le démantèlement des tramways électriques et leur remplacement par des véhicules individuels et des bus à essence ne répondait à aucune logique technique ou économique, qu’il avait considérablement accru les coûts de la mobilité et, à moyen terme, avait même ralenti celle-ci12 
> ^XEGEVRF6aNFZV2I2Np131
> [!information] Page 135
> En 1902, aux Etats-Unis, les tramways transportaient 5 mil liards de personnes sur 35 000 kilomètres de lignes électrifiées. 11 s'agissait d'un mode de transport sûr et relativement confortable. Entre le réseau ferroviaire national, le développement des tramways électriques urbains et interurbains et l’absence de bonnes routes, la voilure individuelle ne semblait pas une technologie particu lièrement prometteuse dans l'Amérique du début du xx' siècle.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=131&annotation=BFQS2E8Y)
> ^BFQS2E8YaNFZV2I2Np131
> [!information] Page 135
> Le basculement du transport collectif au transport individuel, qui paraissait absurde à nombre de contemporains, s'ancre dans un vieil antagonisme opposant les municipalités aux compa gnies de tramways. Au début du xxc siècle, ces dernières sont soumises à des attaques constantes de la presse et des autorités publiques, présentant leur situation de monopole comme une entorse à la liberté d'entreprise. Au même moment, les Ford T envahissent les rues (entre 1915 et 1927, le nombre de voitures à New York passe de 40 000 à 612 000) et ralentissent trams et trolleys. Elles augmentent également leur coût d’exploitation car dans la plupart des villes les compagnies de tramways sont tenues de maintenir les routes en bon état. A New York, elles y consacrent 23 % de leurs revenus. A cela s'ajoutaient les redevances aux municipalités. De manière paradoxale, le tramway subventionnait l’automobile.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=131&annotation=JVDVG35M)
> ^JVDVG35MaNFZV2I2Np131
> [!information] Page 136
> Les contrats de concessions établis dans les années 1880-1890 ne correspondaient plus à la nouvelle situation économique. Par exemple, le sacro-saint nickel fare (le ticket à 5 cents) n’avait pas intégré le doublement du salaire horaire pendant la Première Guerre mondiale ou bien la présence obligatoire d’un second employé dans chaque tramway. Les compétiteurs, quant à eux, n’étaient soumis à aucune de ces réglementa tions : les années 1920 voient ainsi la prolifération de Jitney bus, des taxis collectifs pirates prenant les passagers aux arrêts de tramway. Dans les années 1920. les investisseurs se détournent des compagnies. Tramways et trolleys font figure de technologies dépassées.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=132&annotation=RF4FSZK6)
> ^RF4FSZK6aNFZV2I2Np132
> [!information] Page 136
> Le deuxième acte de la tragédie des tramways a lieu dans les années 1930. Deux grandes firmes électriques, General Electric et Insull, possèdent alors la plupart des compagnies, l'intérêt étant de lisser les pics de consommation et d'optimiser la production de leurs centrales. En 1935, le Wheeler-Rayburn Act oblige les électriciens à vendre les tramways. Soudainement, des centaines de petites compagnies non rentables sont mises sur le marché. General Motors, Standard Oil et Firestone leur portent le coup de grâce : ils s’allient à deux petites entreprises de transport, Rapid Transit Company et Yellow Coach Bus Company, pour racheter à vil prix les tramways dans une cinquantaine de villes américaines. Une fois aux commandes, ils suppriment les lignes de tramway ou les remplacent par des bus à essence, afin de créer de nouveaux débouchés à l’industrie automobile. En 1949, une procédure judiciaire contre General Motors, Firestone et Standard Oil les condamne à une amende dérisoire de 5 000 dollars[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=132&annotation=YD5QHPYM)
> ^YD5QHPYMaNFZV2I2Np132
> [!information] Page 136
> Dans les années 1930, en France et au Royaume-Uni. les villes ont une approche libérale du transport urbain : les tramways sont tenus d’être rentables et ne sauraient être subventionnés. Les compagnies adoptent une politique mal thusienne, se concentrant sur les lignes rentables et retardant les investissements.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=132&annotation=HVE27RV8)
> ^HVE27RV8aNFZV2I2Np132
> [!information] Page 137
> Dans les années 1950, la plupart des villes ont perdu leur réseau1. La comparaison avec l’Allemagne de Weimar est éclairante car elle confirme l’importance du poli tique dans la définition des modes de transport. Premièrement, du fait de la centralité du complexe industriel charbon-train et de la faiblesse relative de l'industrie automobile, le gouver nement n’a aucun intérêt à encourager la périurbanisation et la motorisation. Au contraire, en 1927, le SPD au pouvoir choisit de taxer fortement les automobiles afin de financer les transports publics. La création de la compagnie publique de train Deutsche Bahn en 1920 ainsi que la municipalisation de la plupart des tramways s’inscrivent également dans une politique sociale visant à baisser le coût des transports pour les ouvriers21.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=133&annotation=V3PC8S54)
> ^V3PC8S54aNFZV2I2Np133
> [!information] Page 137
> La nature éminemment politique des additions énergétiques est confirmée par les statistiques historiques des émissions de CO, : la Grande-Bretagne et les États-Unis représentent 60 % des émissions cumulées en 1900. 55 % en 1950 et presque 50% en 1980. D'un point de vue climatique, l’Anthropocène devrait plutôt s’appeler « Anglocène ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=133&annotation=XFC3Q3JN)
> ^XFC3Q3JNaNFZV2I2Np133
> [!information] Page 137
> La comparaison France/Grande-Bretagne est éclairante. En 1913, le PNB par habitant des Anglais est 20% supérieur à celui des Français alors même que les émissions cumu lées anglaises équivalent à quatre fois celles de la France (6 milliards de tonnes de carbone contre 1,5). Durant le long xixc siècle, les Anglais ont donc émis quatre fois plus de CO,, pour aboutir à une richesse légèrement supérieure à celle des Français.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=133&annotation=NHXUHJDG)
> ^NHXUHJDGaNFZV2I2Np133
> [!information] Page 140
> Les historiens Bruce Podobnick et [[Timothy Mitchell|Tim Mitchell]] ont récem ment introduit un nouvel argument dans cette histoire bien connue. Tout au long du xxe. le pétrole est constamment plus cher que le charbon, beaucoup plus cher en Europe, un peu plus aux États-Unis12. Comment alors expliquer son extraor dinaire ascension de 5 % de l'énergie mondiale en 1910, à plus de 60% en 1970?[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=136&annotation=WLMB8REU)
> ^WLMB8REUaNFZV2I2Np136
> [!accord] Page 141
> Une fois prise en compte l’affinité historique entre le charbon et les avancées démocratiques de la fin du xix" siècle, la pétrolisation de l’Amérique puis de l'Europe prend un sens politique nouveau. Elle correspond à une visée politique : ce sont les Etats-Unis qui l'ont rendue possible afin de contourner les mouvements ouvriers. Le pétrole est beaucoup plus inten sif en capital qu'en travail, son extraction se fait en surface, elle est donc plus facile à contrôler, elle requiert une grande variété de métiers et des effectifs très fluctuants. Tout cela rend difficile la création de syndicats puissants.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=137&annotation=8D6FD5N5)
> ^8D6FD5N5aNFZV2I2Np137
> [!accord] Page 141
> Un des objectifs du plan Marshall était d’encourager le recours au pétrole afin d’affaiblir les mineurs et leurs syndi cats et d’arrimer ainsi les pays européens au bloc occidental. Comme tout système technique émergent, le pétrole dut en effet être massivement subventionné. Les fonds de l’European Recovery Program servirent à la construction de raffineries et à l’achat de générateurs au fioul. Dans la décennie d’aprèsguerre, plus de la moitié du pétrole fourni à l’Europe fut directement subventionnée par l’ERP.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=137&annotation=Q6ZW6FPG)
> ^Q6ZW6FPGaNFZV2I2Np137
> [!accord] Page 141
> Grâce à sa fluidité, le pétrole permit de contourner les réseaux de transport et donc les ouvriers qui les faisaient tourner. Pipelines et tankers, en réduisant les ruptures de charge, créaient un réseau énergétique beaucoup moins intensif en travail, plus flexible et résolument international : dans les années 1970, 80 % du pétrole était exporté. L’approvisionne ment étant dorénavant global, le capitalisme industriel était devenu beaucoup moins vulnérable aux revendications des travailleurs nationaux. Enfin, le réseau pétrolier étant centré en quelques points névralgiques (puits, raffineries et terminaux pétroliers), il était plus facilement contrôlable1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=137&annotation=2TYI2D8F)
>
> >
> Pétrole comme outils de l'avénement et perpetuation du néolibéralisme ??
> ^2TYI2D8FaNFZV2I2Np137
> [!accord] Page 142
> Les historiens ont analysé de la même manière la « révolution verte » des années 1960 en la liant à la Guerre froide et à la politique américaine d'endiguemcnt de l'influence commu niste. Le gouvernement, avec l'aide des fondations Ford et Rockefeller puis de la Banque mondiale, entreprend de gagner les cœurs des masses rurales asiatiques et sud-américaines en modernisant leur agriculture et en leur assurant la sécurité alimentaire. La révolution verte est fondée sur des variétés de riz et de maïs hybrides, combinée à l'emploi de machines, de pesticides et d’engrais chimiques dont la consommation mondiale passe de 30 à 110 millions de tonnes entre 1960 et 1980. En tant que stratégie productiviste. les résultats sont au rendez-vous : les productions de blé, de riz et de maïs aug mentent considérablement du Mexique à l’Inde.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=138&annotation=YUFH8KAR)
>
> >
> Cf la révolution d'un seul brun de paille et la critique de Fukuoka
> ^YUFH8KARaNFZV2I2Np138
> [!accord] Page 142
> Par contre, il ne répond pas aux besoins des petits paysans et entraîne d'innombrables effets environnementaux : nappes phréatiques épuisées et pol luées, sols salinisés et compactés1. Très demandeuse d'énergie, la révolution verte a aussi achevé la pétrolisation du monde.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=138&annotation=T9Y79VPF)
> ^T9Y79VPFaNFZV2I2Np138
> [!information] Page 143
> Au cours du xx' siècle, les guerres sont devenues pi fréquentes et plus meurtrières1. La Première Guerre mon diale a tué davantage que toutes celles menées au cours du XIXe siècle ; la Seconde Guerre mondiale représenterait à elle seule la moitié des morts de deux mille ans de guerres12. Les gains de productivité et les gains de destructivité ont suivi la même tendance : le coût de la destruction n’a fait que décroître tout au long des XIXe et xx' siècles. Rapportée à sa puissance destructrice, la technologie militaire n’a jamais été si bon marché. En outre, à partir du xviiic siècle, en Europe occidentale, les États ont considérablement augmenté leur capacité fiscale. Les historiens estiment que la Grande-Bretagne, particulièrement précoce dans ce domaine, parvenait dès 1800 à mobiliser 20 % du produit national brut pour faire la guerre.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=139&annotation=YD7B7BZN)
> ^YD7B7BZNaNFZV2I2Np139
> [!information] Page 143
> La guerre est donc devenue plus abordable, en particulier pour les États riches. L'analyse statistique des guerres montre qu’au xx' siècle les pays les plus riches ont eu tendance à être plus fréquemment en guerre que les pays plus pauvres : le tiers des pays les plus riches est ainsi responsable de la moitié des guerres pendant cette période. À l’inverse, avant 1914, les pays les plus riches avaient tendance à être moins fréquemment impliqués dans les conflits armés. Par exemple, les États-Unis sont intervenus dans 9,3 % des guerres entre 1870 et 1945, et dans 11,2 % par la suite3.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=139&annotation=G2JK64LI)
> ^G2JK64LIaNFZV2I2Np139
> [!accord] Page 144
> Or. au XXe siècle, les Étals riches mènent des guerres fondamentalement différentes de toutes celles du passé. Les troupes sont aidées et. dans une certaine mesure, remplacées par des machines extraordinairement puissantes alimentées par de colossaux systèmes industriels, technologiques et logistiques, des machines de guerre nécessitant des quantités croissantes de matières premières et d’énergie et pesant de manière inédite sur l’environnement.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=140&annotation=KDH6V6R6)
> ^KDH6V6R6aNFZV2I2Np140
> [!accord] Page 144
> Même en temps de paix, les complexes militaro-industriels détruisent. La Guerre froide constitue ainsi un pic dans l’empreinte environnementale des armées. Les camps d’entraînement militaire, souvent pollués (déchets radioactifs, munitions, etc.), couvraient, à la fin des années 1980, 1 % de la surface du globe (2 % aux États-Unis). Le maintien et l’entraînement des forces occidentales consommaient des quantités énormes de ressources : par exemple, 15 % du trafic ferroviaire de l’Allemagne de l'Ouest était lié aux exercices militaires de l'OTAN. En 1987, l'armée américaine consommait 5 % du pétrole national, l'armée soviétique 3,9 %, l'armée britannique 4,8 %, auxquels s'ajoutaient 1 % du charbon et 1,6 % de l’électricité nationale. Si l'on additionne à cela les émissions de CO2 liées à la production des armements, c'est entre 10 et 15 % des émissions américaines qui seraient le fait des militaires pendant la Guerre froide.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=140&annotation=AY3YB8AT)
> ^AY3YB8ATaNFZV2I2Np140
> [!information] Page 144
> Pendant la Seconde Guerre mondiale, la troisième armée du général Patlon consommait 1 gallon de pétrole (3,7 litres) par homme et par jour. On atteint 9 gallons pendant la guerre du Vietnam. 10 pour l’opération « Tempête du désert » et 15 durant la seconde guerre du Golfe. Les technologies militaires actuelles atteignent des degrés inégalés de consommation énergétique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=140&annotation=B4Y4653D)
> ^B4Y4653DaNFZV2I2Np140
> [!information] Page 145
> Ces machines de guerre brûlent tellement de combustibles que les consommations ne s’expriment plus en litres/100 km mais en litres/heure. Par exemple, un bombardier B52 brûle 12 000 litres de carburant par heure, un chasseur F15, 7 000, soit davantage qu'une voiture en plusieurs anne'es. En 2006, l’armée de l’air américaine a consommé 2,6 milliards de gallons de carburant, soit autant que pendant toute la Seconde Guerre mondiale sur les terrains extérieurs1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=141&annotation=4D972X23)
> ^4D972X23aNFZV2I2Np141
> [!approfondir] Page 145
> La transformation fondamentale de la manière occidentale de faire la guerre, son intégration profonde dans le monde industriel, la manière dont les militaires ont innervé la recherche et le développement21, tous ces phénomènes sous-tendent l’hypo thèse de ce chapitre, à savoir que l’Anthropocène est aussi (et peut-être avant tout) un tlianatocène3.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=141&annotation=LEXQJCVI)
> ^LEXQJCVIaNFZV2I2Np141
> [!information] Page 145
> Le 27 juillet 1943. à 1 heure du matin, les Alliés déversèren 10 000 tonnes de bombes incendiaires sur Hambourg. A une heure vingt, une tempête de feu, culminant à 2 000 mètres, dévorait la ville. L’écrivain Hans Erich Nossak, dans un des rares témoignages allemands de l’immédiat après-guerre, souligne les conséquences écologiques des bombardements stratégiques alliés. Durant l’automne 1943, à Hambourg, « les rats et les mouches tenaient la ville. Les rats, téméraires et gras, s’accouplaient dans les rues, mais les mouches étaient bien plus dégoûtantes encore, énormes, d’un vert iridescent, des mouches qu’on n’avait jamais vues auparavant. Elles formaient des nuées sur les routes, copulaient sur les murs en ruine"[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=141&annotation=2L6U2YIM)
> ^2L6U2YIMaNFZV2I2Np141
> [!bibliographie] Page 145
> Pour des perspectives historiques de plus longue durée sur le lien entre guerre et environnement, voir John R. McNeill, « Woods and warfare in World history >*, Enviroiwiental History, vol. 9, n° 3, 2004, p. 388-410 ; Richard P. Tucker et Edmund Russell (dir.), Natural Enemy, Naturel Ally : Toward an Enviroiwiental History o f War, Corvallis. Oregon State Universily Press, 2004, et Joseph P. Hupy, « The environmental footprint of w'ar », Environment and History, 2008, p. 405-421.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=141&annotation=Y6G3GBLC)
> ^Y6G3GBLCaNFZV2I2Np141
> [!information] Page 146
> En 1945. après avoir visité les ruines de Cologne, Solly Zuckerman. un des pères fondateurs de la recherche opérationnelle britannique, également zoologue, avait envisagé d’écrire un article sur les conséquences environnementales des bombardements stratégiques. Dans son autobiographie, il explique y avoir renoncé car l’absolue désolation dont il avait été le témoin « réclamait une œuvre bien plus éloquente qu’il n’aurait été capable de com poser». Zuckerman avait proposé un titre intrigant à son éditeur : Histoire naturelle de la destruction.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=142&annotation=EWLPJKBL)
> ^EWLPJKBLaNFZV2I2Np142
> [!accord] Page 146
> Histoire naturelle de la destruction : par respect peut-être pour les victimes humaines, les historiens n’ont généralement pas repris ce projet. Aussi, si les spécialistes de la guerre étudient les circonstances environnementales des combats (le rôle du terrain, l’hiver russe, l’impénétrable forêt ardennaise, etc.), les conséquences environnementales de la guerre sont souvent ignorées : bombardements, guerre de tranchées, artil lerie, engins incendiaires. Cette distinction n’étant d’ailleurs guère satisfaisante : la boue, par exemple, omniprésente dans les guerres européennes du xx' siècle, est davantage un effet de la destruction des sols par le passage des engins militaires qu’une caractéristique préalable des terrains1. De même, c’est bien parce que les forêts eurent un rôle défensif fondamental (de la guerre de position dans les Ardennes en 1914 à la lactique de guérilla du Viet-Cong) qu’elles ont tant souffert des combats.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=142&annotation=UTWIDZBE)
> ^UTWIDZBEaNFZV2I2Np142
> [!information] Page 146
> Les contemporains des guerres avaient une conscience très aiguë des dévastations environnementales qu’elles causaient. Par exemple dans les années 1820, en France, on incrimine les guerres révolutionnaires et napoléoniennes pour la réduc tion du couvert forestier et derechef le refroidissement du climat. Si les armées de l’époque moderne étaient bien sûr très gourmandes en bois pour la marine et pour les canons (il faut environ 50 m1 de bois pour fondre 1 tonne de fer, soit une année de production soutenable de 10 hectares de forêt1), les guerres industrielles du XXe siècle dévorèrent des quantités de bois plus importantes encore : en 1916-1918, lorsque les U-boats allemands interrompirent les relations commerciales de la Grande-Bretagne, celle-ci dut abattre près de la moitié de ses forêts commerciales pour satisfaire aux besoins mili taires12. De même, pendant la Seconde Guerre mondiale, le Japon perdit 15 % de ses forêts1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=142&annotation=QGZ6PH5K)
> ^QGZ6PH5KaNFZV2I2Np142
> [!information] Page 147
> Parce qu’elles entraient dans le calcul des réparations de guerre, les ingénieurs français des années 1920 étudièrent avec précision les dévastations forestières de la Première Guerre mondiale. Ils distinguèrent les pertes dues aux prélèvements exceptionnels (2 ans de production), les pertes par destruction directe (50 000 ha)Jet les pertes des bois rendus inutilisables pai la mitraille5.6On comptabilisa également 3,3 millions d’hectares agricoles affectés par les combats. La guerre de tranchées laissa un sol stérile, truffé de plomb, impropre à l’agriculture, qui fera d'ailleurs l’objet de reboisements dans les années 1930. La masse de terre retournée par l'artillerie (jusqu’à 2 000 4m3/ha) correspond à 40 000 ans d’érosion naturelle".[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=143&annotation=P4UDHU2G)
> ^P4UDHU2GaNFZV2I2Np143
> [!information] Page 148
> La guerre du Vietnam est sans doute le cas le plus connu et le mieux documenté, où la destruction de l'environnement physique de l’ennemi constitua un objectif militaire prééminent et c'est à ce moment que Barry Weisberg invente le mot « d'écocide1».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=144&annotation=L7NMKAZ3)
> ^L7NMKAZ3aNFZV2I2Np144
> [!information] Page 148
> L’infanterie américaine ne progressait qu’avec l’aide des Rome Plows, de puissants bulldozers qui rasaient les forêts et les cultures. Une bombe spéciale de 6 tonnes, la Daisy Cutter, fut aussi conçue de sorte que son souffle puisse créer instantanément des zones d’atterrissage en pleine forêt. On estime que 85 % des munitions utilisées par l’armée américaine visaient non l’ennemi mais l’environnement qui l’abritait : forêts, champs, bétail, réserves d’eau, voies de circulation, digues. En 1972, le géographe français Yves Lacoste montra que l’US Air Force bombardait les digues du delta du fleuve Rouge à l’endroit de sa plus grande largeur, de manière à maximiser les effets dévastateurs sur la population. Selon son mot, « la géographie », et pourrait-on ajouter, les sciences environnementales, « ça sert d'abord à faire la guerre ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=144&annotation=KFYFCGMG)
> ^KFYFCGMGaNFZV2I2Np144
> [!information] Page 148
> Constatant l'échec relatif des bombes incendiaires et du napalm pour détruire la forêt tropicale humide vietnamienne, l’armée américaine pulvérisa finalement des défoliants issus de l’industrie des herbicides (l’« agent orange » de Monsanto) dont les effets mutagènes sur les populations perdurent près d ’un demi-siècle après la fin des combats[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=144&annotation=6VGVMPI8)
> ^6VGVMPI8aNFZV2I2Np144
> [!bibliographie] Page 148
> Barry Weisberg, Ecocide in Indocltina. The Ecology o f War. San Franciso, Canfield Press, 1970.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=144&annotation=375GSZSA)
> ^375GSZSAaNFZV2I2Np144
> [!information] Page 149
> Le Vietnam fut également le théâtre d’une tentative majeure d'ingénierie climatique. Entre 1966 et 1972, afin de couper la piste Hô Chi Minh reliant le Sud Vietnam à la Chine, l’armée américaine a réalisé plus de 2 600 sorties aériennes visant à provoquer des pluies artificielles par ensemencement des nuages.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=145&annotation=DBTRGVR5)
> ^DBTRGVR5aNFZV2I2Np145
> [!information] Page 150
> Quoiqu’essentiellement centrée sur l'usage militaire, la conven tion prohibe également les « manipulations délibérées des processus naturels, de la dynamique, de la composition ou de la structure de la terre y compris la biosphère, la lithosphère, l’hydrosphère, l'atmosphère ou l’espace ». Ce texte constitue l’assise juridique la plus solide pour interdire les expériences d’ingénierie climatique actuellement projetées afin de contrer le changement climatique'.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=146&annotation=SH3XFWP8)
> ^SH3XFWP8aNFZV2I2Np146
> [!information] Page 150
> Si le cas de la guerre du Vietnam est le plus connu, il est loin d’être unique : la destruction des ressources et de l’environnement de l’ennemi est une constante des conflits durant la Guerre froide. Dès 1950, l’armée anglaise expérimente les défoliants en Malaisie pour empêcher ses adversaires communistes de pratiquer l’agriculture dans la jungle. Durant la guerre de Corée, l’US Air Force bombarde systématiquement les barrages, réservoirs et systèmes d’irrigation, ce qui aurait entraîné pour la Corée du Nord la perte de 75 % de son approvisionnement hydraulique. En Afghanistan, les forces soviétiques visèrent également les systèmes d’irrigation, et près de la moitié du bétail afghan aurait disparu pendant la guerre[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=146&annotation=ETJZ2TQJ)
> ^ETJZ2TQJaNFZV2I2Np146
> [!information] Page 150
> Le napalm, un mélange incendiaire de pétrole et de gélifiant, inventé en 1942 par un chimiste d ’Harvard Louis Fieser avec l’aide de Dupont joua un rôle central dans les écocides de la Guerre froide par sa capacité à brûler la végétation (et les hommes qui s’y trouvent) sur de grandes surfaces. Employé dès la guerre du Pacifique, il fut utilisé massivement par les Américains pendant la guerre de Corée (32 000 tonnes), par l’armée française au Vietnam et en Algérie (durant laquelle les deux tiers des plantations forestières furent détruites) ou par les Anglais en lutte contre la rébellion Mau Mau du Kenya[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=146&annotation=LAQX2ZGE)
> ^LAQX2ZGEaNFZV2I2Np146
> [!accord] Page 151
> En généralisant, on pourrait faire l’hypothèse que la guerre, en créant un état d'exception, a justifié et encouragé une « brutalisation » des rapports entre société et environnement'. Si la bombe atomique constitue l’exemple le plus évident, il faudrait étudier en tant qu’idéologie la pratique de la « terre brûlée ». En 1940, des députés anglais pressent Kingsley Wood, le ministre de l'Air britannique, de détruire la ForêtNoire par des bombes incendiaires. C’était d ’ailleurs en termes de biotopes que Churchill expliquait le sens de la guerre totale qu'il menait : «transformer l'Allemagne en désert12». De manière révélatrice, la punition la plus sévère envisagée à l'encontre de l’Allemagne était d’ordre environnemental : Henry Morgenthau, le secrétaire au Trésor américain, proposait de «ramener» l'Allemagne à un stade agricole et pastoral.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=147&annotation=CSCFWX7V)
> ^CSCFWX7VaNFZV2I2Np147
> [!accord] Page 151
> Certaines connexions sont tellement évidentes qu’elles n’ont guère été étudiées jusqu'à présent : en apprenant à tuer des humains de manière efficace, les militaires nous ont aussi appris à tuer le vivant en général.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=147&annotation=5VEKDCI2)
> ^5VEKDCI2aNFZV2I2Np147
> [!information] Page 151
> Par exemple, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, les techniques de pêche ont été indirectement révolutionnées par les militaires. Le nylon, qui a permis la fabrication de filets longs de plusieurs kilomètres, nous vient de la Seconde Guerre mondiale : il a été développé par la compagnie DuPont (pour remplacer la soie japonaise), pour produire des para chutes, des gilets pare-balles ou des pneus spéciaux.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=147&annotation=HFPJBPPY)
> ^HFPJBPPYaNFZV2I2Np147
> [!information] Page 152
> moyen de détection acoustique, radars, sonars, puis ultérieu rement le GPS (une création de la Guerre froide) ont ainsi multiplié de manière exponentielle les capacités de pêche et ont rendu accessibles aux chalutiers les eaux profondes ou les vallées océaniques. En outre, ces équipements coûteux instaurent un cercle vicieux car leur rentabilisation requiert de capturer toujours plus de poissons1. Les captures mon diales ont crû de 6 % par an dans les années 1950 et 1960 avant de décroître à partir des années 1990, la débauche de technologie ne parvenant plus à compenser la réduction de la ressource halieutique. Au début des années 2000, par rapport à l’entre-deux-guerres, il ne resterait dans l'océan que 10 Vc des communautés de poissons de grande taille1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=148&annotation=EZ4AXDTE)
> ^EZ4AXDTEaNFZV2I2Np148
> [!accord] Page 152
> Les engins militaires, par leur puissance particulière mise au service des capacités destructives, constituent des archétypes de ce que l’historien Paul R. Josephson propose d'appeler les « technologies brutales » (brute force technologies). Les tanks, par exemple, ont fourni un modèle pour le développement de multiples engins à chenilles utilisés pour la foresterie (abatteuses, débusqueuses, grumiers) ou les travaux publics (le bulldozer). De manière indirecte, ils ont donc contribué aux atteintes à la lithosphère : mines, multiplication des routes forestières rendant accessibles des ressources naturelles de Sibérie ou d’Amazonie par exemple, développement des espaces périurbains, etc. On pourrait de la même manière écrire une histoire croisée des techniques minières et militaires : de la poudre noire utilisée à partir du XVIe siècle par les mineurs allemands jusqu’à la dynamite d'Alfred Nobel qui a rendu possible l’extraction de charbon par rasage de montagne (mountain top removal mining).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=148&annotation=EIYTT6JS)
> ^EIYTT6JSaNFZV2I2Np148
> [!accord] Page 152
> On peut aussi ranger dans cette catégorie les projets d’usage « pacifique » de la bombe atomique. En 1949. l'ambassadeur soviétique à l’ONU justifie les premiers essais en invoquant des buts civils : « abattre des montagnes, déplacer le cours des rivières, irriguer les déserts, mettre la vie dans des régions où l'homme n’a jamais mis le pied1». Cela inaugure le discours de « l’atome pour la paix» repris par Eisenhower en 1953. L'année suivante, Camille Rougeron. considéré comme le grand stratège français de la Guerre froide, publie une monographie décrivant les applications possibles de la bombe : modifier le cours des rivières et du climat, faire fondre les glaciers, construire des centrales énergétiques souterraines, exploiter les minerais inaccessibles12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=148&annotation=CNQG4UM9)
> ^CNQG4UM9aNFZV2I2Np148
> [!information] Page 153
> Aux Etats-Unis, le programme secret « Plowshare » est lancé en 1957 par la Commission pour l’énergie atomique. Edward Teller, père de la bombe à hydrogène, propose de creuser un second canal de Panama à l’aide de 300 bombes nucléaires. Une autre option envisage d'enterrer 764 bombes sur une ligne traversant la Colombie. En 1958, l’administration américaine étudie l'emploi de la bombe H pour construire un port artificiel au cap Thompson en Alaska. En 1963, la Commission de l'énergie atomique et la division californienne des autoroutes proposent de construire une autoroute à travers les Bristol Mountains dans le désert du Mojave en faisant exploser 22 engins nucléaires[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=149&annotation=8EG6HZKY)
> ^8EG6HZKYaNFZV2I2Np149
> [!information] Page 153
> Le débouché civil le plus prometteur pour la bombe ato mique consistait à extraire le pétrole bitumineux d’Alberta : une centaine d'explosions souterraines auraient liquéfié le pétrole pour le rendre exploitable par les techniques d'extraction classiques. Le projet, très avancé, fut annulé en 1962 après que le Canada eut changé d’avis sur l’opportunité des essais nucléaires. Par contre, au Colorado, les Américains utilisèrent la bombe A pour extraire du gaz malheureusement trop chargé en radionucléides pour pouvoir être commercialisé. L’oppo sition grandissante de l’opinion publique à la contamination radioactive conduisit à fermer le programme Plowshare en 1977. Au total, pendant vingt ans, les Américains dépensèrent 770 millions de dollars et menèrent 27 explosions à usage civil.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=149&annotation=6QJR4RKL)
> ^6QJR4RKLaNFZV2I2Np149
> [!information] Page 154
> Aux États-Unis, du fait de la substitution des importations allemandes et de la demande d’explosifs, l’industrie chimique américaine change d’échelle pendant la Première Guerre mon diale : DuPont, Monsanto, Dow se sont métamorphosés en puissantes compagnies. Les revenus des brevets allemands confisqués financent une association professionnelle : la Che mical Foundation123 qui œuvre en particulier en faveur de la reconversion de l’industrie des gaz de combat en pesticides. Symbole de l’alliance entre les technologies militaires et l’agriculture, dès les années 1920. les biplans de la Première Guerre mondiale sont réutilisés pour épandre des herbicides.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=150&annotation=9D6F2XSK)
> ^9D6F2XSKaNFZV2I2Np150
> [!information] Page 155
> Paul Hermann Muller en 1939, le DDT est utilisé massivement par l’armée américaine dès 1942 pour lutter contre le typhus et la malaria durant la guerre du Pacifique. Très rapidement, les agriculteurs furent confrontés au pro blème des résistances. L'armée américaine, dès la guerre de Corée, note aussi l’impuissance du DDT contre certains moustiques. S’engage alors une course sans fin entre l’inno vation et l’évolution. Les années 1950 sont ainsi marquées par le développement rapide de l’arsenal chimique américain autour des composés organophosphorés (comme le sarin), des gaz qualifiés d ’« innervants » par leur capacité à bloquer une enzyme du système nerveux. Ayant un effet similaire sur les insectes, innovations phytosanitaires et militaires s’alimentent réciproquement. Par exemple, c’est en travaillant à partir du pesticide Amiton que les chercheurs britanniques du Defence Science and Technology Laboratory mettent au point le puis sant gaz de combat Vx1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=151&annotation=QX2E5L89)
> ^QX2E5L89aNFZV2I2Np151
> [!accord] Page 155
> Guerre et chimie ont puissamment contribué à l’élaboration d'une culture de l’annihilation : de la Première Guerre mon diale à la Seconde, on passe progressivement d'un contrôle des nuisibles fondé sur l’entomologie (utiliser les prédateurs des insectes ou des substances naturelles pour protéger les récoltes) à une logique d’extermination. Forbes, un des plus grands écologues américains, expliquait ainsi en 1915 : « la lutte entre l’homme et les insectes a commencé bien avant la civilisation, elle a continué sans armistice jusqu’à maintenant et continuera jusqu’à ce que l’espèce humaine prévale12».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=151&annotation=RPNAAII7)
> ^RPNAAII7aNFZV2I2Np151
> [!accord] Page 155
> Pendant la Seconde Guerre mondiale, phobie des insectes et racisme s’alimentent réciproquement : Japonais et Allemands sont ainsi souvent caricaturés sous les traits d’insectes, de cafards ou de vermine à exterminer grâce aux insecticides chimiques. L’Allemagne nazie poussa ce processus de dés humanisation à son terme. Des liens à la fois idéologiques (dégénérescence, pureté, hygiène de l’espèce) et techniques (le Zyklon B était un pesticide) relient l’extermination des nuisibles et celle des Juifs dans les camps de concentration.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=151&annotation=MRZ6QMKC)
>
> >
> Cf Kaoutar Harchi
> ^MRZ6QMKCaNFZV2I2Np151
> [!accord] Page 156
> Notons enfin que, de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la publication de Silent Spring de Rachel Carson (1962), l’industrie chimique bénéficia aux États-Unis d’un immense prestige grâce à sa participation dans l’effort de guerre et cela en dépit de la conscience du danger des résidus de pesticides dans l’alimentation et de leur toxicité aiguë pour les ouvriers agricoles1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=152&annotation=49KIN7QN)
> ^49KIN7QNaNFZV2I2Np152
> [!accord] Page 156
> Après les atteintes directes liées aux combats, après l’inven tion de technologies brutales tuant l’homme et, par exten sion. le vivant en général, resterait à étudier un ensemble de phénomènes historiques plus complexes qui lient de manière indirecte la guerre et l'Anthropocène. Par exemple, l’impératif d ’approvisionnement d’une économie de guerre entraîne la duplication des infrastructures productives et, en fin de compte, la constitution de surcapacités industrielles. Ou encore, on pourrait étudier le rôle qu’ont joué la mobilisation industrielle, l’urgence de guerre, l’impératif de substitution aux importations ou les blocus dans la mise en place de systèmes productifs autarciques particulièrement polluants et énergivores.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=152&annotation=SGPB2IS2)
> ^SGPB2IS2aNFZV2I2Np152
> [!information] Page 157
> Le premier grand système chimique industriel fondé sur le procédé Leblanc de synthèse de la soude, à partir d ’acide sulfurique et de sel marin, apparaît ainsi pendant les guerres napoléoniennes : en 1808-1809, privés d’approvisionnement en soudes naturelles venant d ’Espagne (des cendres de plantes maritimes, indispensables aux industries textile, savonnière et verrière), des chimistes français parvinrent à synthétiser une « soude factice » à partir de sel et d’acide sulfurique. Il s’agit sans doute de l'industrie la plus polluante de l’époque : la production de 2 tonnes de soude dégageait une tonne de vapeur d’acide chlorhydrique qui corrodait tout aux alentours et détruisait en particulier les récoltes et les arbres.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=153&annotation=MNCJ8FIL)
> ^MNCJ8FILaNFZV2I2Np153
> [!information] Page 157
> Au-delà de ses effets environnementaux directs, les consé quences historiques de la soude factice sont très importantes car c'est pour protéger ces usines chimiques extraordinairement polluantes et souvent possédées par des industriels proches du pouvoir (Chaptal au premier chef, qui est à la fois chimiste, industriel et ministre de l’Intérieur) que fut élaboré le décret de 1810 sur les établissements classés. Or, ce décret opère un basculement fondamental dans la logique de la régulation environnementale : les usines sont dorénavant soumises à la justice administrative (conseil de préfecture et Conseil d’Etat), c’est-à-dire des institutions pensant à l’échelle nationale et qui sont beaucoup plus industrialistes que les justices locales ou les polices urbaines d’Ancien Régime1. Et comme en 1810 l'Empire est à son apogée, ce basculement industrialiste de la régulation environnementale a eu des répercussions dans toute l’Europe.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=153&annotation=XVCWRYAL)
> ^XVCWRYALaNFZV2I2Np153
> [!information] Page 157
> Le second grand système chimique né de la guerre et du projet d’autarcie repose sur une réaction découverte en 1896 par le chimiste français Paul Sabatier : l’hydrogénation. Par catalyse, on peut ajouter de l’hydrogène à de nombreux composés organiques et inorganiques123. L’hydrogénation de l’azote (N) pour obtenir de l’ammoniac (NH3) fut mise au point par la firme chimique allemande BASF juste avant la Première Guerre mondiale ; cette découverte prit toute son importance pendant la guerre, car l’ammoniac était un composant essentiel des explosifs et les Allemands étaient coupés des approvisionnements venant d'Amérique du Sud. La production d’azote devient donc éminemment stratégique et c’est ce qui allait, par la suite, permettre son industrialisation. À ses débuts, dans l’entre-deux-guerres, l’industrie de l'azote fut en effet largement subventionnée par les Etats pour des raisons militaires : il fallait encourager l'utilisation agricole des engrais chimiques pour assurer le maintien d'une capacité de production militaire1. Le procédé Haber-Bosch de synthèse de l'ammoniac constitue bien sûr une pièce centrale du puzzle historique de l’Anlhropocène.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=153&annotation=6Z65RXES)
> ^6Z65RXESaNFZV2I2Np153
> [!accord] Page 158
> Premièrement, en réduisant le coût de la fertilisation il réduisait aussi la nécessité du recy clage des matières organiques et du compostage et en cela il constitue un élément crucial de la rupture métabolique entre la société humaine et les cycles biogéochimiques naturels. Deuxièmement, la synthèse de l'ammoniac requérant des conditions de température et de pression extrêmes (400 °C et 200 bars), elle consomme des quantités importantes d'énergie. Avec les tracteurs, les engrais azotés connectent donc étroi tement la croissance démographique et la consommation de pétrole. Enfin, les engrais artificiels ont profondément perturbé le cycle biogéochimique naturel de l'azote à l'échelle globale, entraînant l’eutrophisation des estuaires et le relargage dans l’atmosphère d’oxyde d'azote, un puissant gaz à effet de serre.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=154&annotation=JEWVX7XT)
> ^JEWVX7XTaNFZV2I2Np154
> [!accord] Page 158
> L'autre grand procédé d'hydrogénation concerne le carbone et la production d’essence artificielle. Une fois encore, le contexte d'autarcie et de préparation à la guerre est détermi nant. L'une des grandes priorités du plan quadriennal nazi de 1956 concernait l'autosuffisance en carburant. Sous le contrôle d ’Hermann Goring. la compagnie IG Farben fut chargée de produire tle l'essence artificielle. En 1944. l'Allemagne pro duisait 25 millions de barils à partir de charbon. En termes énergétiques, le procédé était fort peu efficace : il nécessitait b tonnes tle charbon pour obtenir 1 tonne de pétrole. Après la guerre, cette technologie autarcique fut donc abandonnée, hormis en Allemagne de l’Est, coupée du marché international du pétrole, et dans l'Afrique du Sud de l'apartheid.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=154&annotation=WF4P7PC7)
> ^WF4P7PC7aNFZV2I2Np154
> [!information] Page 159
> Ainsi, il est hautement significatif que le premier transfert global de masse ait eu lieu pendant les guerres napoléo niennes. Jusqu’alors, seuls les produits à haute valeur ajoutée traversaient l’Atlantique : le sucre (50 000 tonnes par an à la fin du xvtnc siècle), le riz, le tabac et bien sûr les métaux précieux. En 1808, le blocus continental imposé par Napo léon rompt l’approvisionnement de la Grande-Bretagne en bois de la Baltique, une ressource indispensable à la Royal Navy. L'Angleterre se tourne alors vers l’Amérique du Nord. Les exportations de bois passent de 21 000 tonnes en 1802 à 110000 en 1815. Cette exploitation du bois américain créa des habitudes commerciales, et loin de s’affaiblir après la fin de la guerre, elle s’accrut considérablement une fois la paix revenue. Avant la guerre, 6 % seulement des importations de bois britannique provenaient de l’Amérique, ce chiffre passe à 74% après 1815.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=155&annotation=BRH5N6BW)
> ^BRH5N6BWaNFZV2I2Np155
> [!accord] Page 160
> La guerre impose également une mobilité accrue des hommes et des choses. Elle requiert l’établissement de nouvelles infras tructures dont les effets économiques et environnementaux perdurent longtemps après le retour de la paix. C’est ainsi, pour résoudre des problèmes de logistiques ayant trait à l’approvisionnement des troupes et de la marine, que l’on creuse à la fin du xvm' siècle le Grand Junction Canal entre Londres et les Midlands inauguré en 1805. puis le Grand Union Canal en 1806. L’exemple le plus connu est celui des autoroutes allemandes. Si la propagande nazie mettait en avant la modernité des grands projets d’infrastructure et leur effet de relance économique, le développement précoce des autoroutes dans un pays très faiblement motorisé visait en fait à résoudre le dilemme stratégique de l’Allemagne, à savoir sa vulnérabilité face à une attaque coordonnée sur les fronts est et ouest. En 1933. Fritz Todl fut chargé par Hitler de construire 6 000 kilomètres d ’autoroute en cinq ans. La justification d’un tel programme était tirée de la Première Guerre mondiale et des taxis de la Marne qui avaient sauvé la France de la défaite en septembre 1914. Grâce aux autoroutes de Todt, 300 000 hommes devaient pouvoir traverser le Reich d ’est en ouest en deux jours seulement1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=156&annotation=8IKFAXSB)
> ^8IKFAXSBaNFZV2I2Np156
> [!information] Page 161
> Après la Seconde Guerre mondiale, la périurbanisation amé ricaine (et donc la motorisation) est encouragée par la menace nucléaire. Les stratèges considèrent les villes américaines du point de vue du bombardement stratégique. Au regard du succès de la politique allemande de dispersion industrielle entre 1942 et 1944, ils estiment indispensable de déconcentrer le système industriel américain afin de le rendre plus résilient face au feu nucléaire. En 1951 est lancée une politique nationale pour la « dispersion industrielle ». Le gouvernement accorde aux entrepreneurs acceptant de s’éloigner des centres industriels des réductions d’impôt, un accès favorable aux ressources stratégiques, des prêts bonifiés et des contrats militaires. C’est à ce moment qu’émergent des villes-satellites et des routes de contournement (comme la route 128 autour de Boston) où s’établissent de préférence les industries stratégiques. C’est aussi à ce moment qu'apparaît la promotion officielle de la banlieue comme cadre de vie agréable, loin de la pollution et des embouteillages12[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=157&annotation=AUXJM8DJ)
> ^AUXJM8DJaNFZV2I2Np157
> [!information] Page 161
> Eisenhower, qui avait été très impressionné par les mirobahns allemandes, lance sous sa présidence l’un des plus importants programmes de génie civil du xx‘ siècle : la construction de 70 000 kilomètres d'autoroute en quinze ans pour un coût de 50 milliards de dollars (le plan Marshall s’élevait à 17 mil liards de dollars3). Cet investissement colossal fut justifié au Congrès pour des raisons de défense nationale : les autoroutes devaient permettre l'évacuation des villes en cas d’attaque nucléaire. En 1956, après des années de négociations, le Congrès vota le National Interstate and Defense Highways Act. Le tracé des interslate highways répondait en partie à des objectifs militaires, traversant des régions faiblement habitées pour desservir les quatre cents bases militaires américaines.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=157&annotation=IM6BRQK5)
> ^IM6BRQK5aNFZV2I2Np157
> [!information] Page 163
> L’histoire de la conteneurisation, qui a profondément façonné la globalisation économique que nous avons vécue depuis les années 1980, est également liée à celle de la guerre. En 1956, Malcom McLean, déjà à la tête d’une importante entreprise de transport routier, achète deux pétroliers de la Seconde Guerre mondiale qu’il convertit en porte-conteneurs. L’entreprise stagne jusqu’à ce que la guerre du Vietnam lui ouvre un immense marché. En 1965, l’armée américaine est confrontée à un désastre logistique : transporteurs défaillants, vols, pertes, etc. Faute de dockers formés et de grues adap tées, les navires en attente de déchargement s’accumulent dans le port de Saigon3. On est obligé de transborder le matériel dans de petits bateaux, augmentant ainsi les coûts et les pertes. En 1966, McLean convainc le Pentagone de lui confier la logistique. En 1973, les revenus de Sea Land Service provenant du militaire s’élevaient à 450 millions de dollars. McLean, ne souhaitant pas repartir à vide, décide que ses porte-conteneurs devront faire escale au Japon, alors en très forte croissance. Le gouvernement japonais saisit l’occa sion : les ports de Tokyo et Kôbe sont rapidement équipés des infrastructures nécessaires.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=159&annotation=WP38QHNH)
> ^WP38QHNHaNFZV2I2Np159
> [!information] Page 165
> Menacé par le gouverneur de Canton, William Jardine, un grand armateur accessoirement trafiquant d ’opium, réplique ainsi avec hauteur : « Notre commerce ne doit pas être sujet à des caprices que des canonnières pourraient briser par quelques décharges de mortier sur cette ville. » La première guerre de l'Opium (1839-1842) démontre la supériorité des bateaux à vapeur sur les jonques militaires chinoises. En plus de la propulsion à vapeur, les coques métalliques permettent aux canonnières de naviguer dans des eaux peu profondes et donc de remonter les rivières afin de pourchasser les embarcations ennemies ou de menacer les villes de l’intérieur[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=161&annotation=2GBR7CVZ)
> ^2GBR7CVZaNFZV2I2Np161
> [!information] Page 166
> La Première Guerre mondiale confirme l’importance straté gique du pétrole. En 1914, le corps expéditionnaire britannique en France disposait seulement de 827 voitures ; à la fin de la guerre, de 56 000 camions. 23 000 voitures et 34 000 motos. La Première Guerre fut perçue par les états-majors comme la victoire du camion sur la locomotive'. Elle accéléra la recherche sur .la combustion du pétrole : la vitesse, les rendements et la puissance des moteurs doublèrent en quatre ans. Aidés par les Etats, les constructeurs automobiles renouvelèrent leurs équipements, introduisirent le travail à la chaîne et générali sèrent l'application du taylorisme, permettant ainsi d'intégrer des travailleurs non qualifiés à l'industrie mécanique. En France, l’industrie automobile quadruple ses capacités1. Plus de 200 000 avions de combat furent produits par les belligérants.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=162&annotation=6YTWAZBZ)
> ^6YTWAZBZaNFZV2I2Np162
> [!information] Page 167
> La logistique du pétrole sort transformée de la guerre : pipelines et capacités de raffinage augmentent brutalement pour répondre aux besoins militaires. La production de carburant d'aviation (à indice d'octane 100) constitue l’un des plus grands projets de recherche industrielle de la Seconde Guerre mondiale. Les investissements dans le procédé d’alkylation s'élevèrent à I milliard de dollars, soit la moitié du projet Manhattan. Au sortir de la guerre, les États-Unis pouvaienl produire 20 millions de tonnes de carburant d’aviation par an ; la Grande-Bretagne tenait la seconde place avec 2 millions seulement1. De même, deux gigantesques pipelines furent construits dans l'urgence en 1942 pour relier les champs pétro lifères du Texas au New Jersey et, de là, le front européen. Ces pipelines initialement conçus pour assurer un transport sûr, à l’abri des U-boats allemands, sont toujours en service.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=163&annotation=GXXWCUAD)
> ^GXXWCUADaNFZV2I2Np163
> [!information] Page 168
> L’investissement dans la production fut donc largement financé sur fonds publics : le gouvernement américain prenait à sa charge les infrastructures, les équipements et l’outillage et confiait ensuite leur gestion aux compagnies privées. Aussi, la part de l’investissement industriel réalisé par la dépense publique américaine atteint en 1943 le record historique absolu de 70,4 % (moins de 10 % actuellement)12. Le résultat de cette débauche d’investissement public dans les infrastructures de production ou de transport fut une multiplication par 15 de la production d’avions et de munitions, par 10 des bateaux, par 3 des produits chimiques, par 2 du caoutchouc, par 3 de la bauxite, etc.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=164&annotation=8UE2MS5C)
> ^8UE2MS5CaNFZV2I2Np164
> [!information] Page 168
> La production d’aluminium est très polluante et -rès intensive en énergie : il faut tout d’abord transformer la bauxite en alumine, puis l’alumine en aluminium. Actuellement, la production d’aluminium consomme 4 % de l’électricité mondiale. La France, qui est le berceau de l’aluminium dans l’entre-deux-guerres, localise ses industries dans les Alpes précisément à cause de l'abondance d'électricité hydraulique. Avant la Seconde Guerre mondiale, les usages de ce métal très coûteux sont limités.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=164&annotation=BEYBUY5V)
> ^BEYBUY5VaNFZV2I2Np164
> [!information] Page 169
> Au sortir de la guerre, les initiatives sont nombreuses pour trouver des débouchés à l'industrie de l’aluminium. En Angle terre, une loi de 1944 prévoit la construction dans l’urgence de 500 000 maisons préfabriquées. L’industrie de l’aviation y voit matière à reconversion et produit en masse des maisons individuelles et des écoles en utilisant l’aluminium et l’amiante12. Aux Etats-Unis, la compagnie d'aviation Beech demande à l’architecte Buckminster Fuller de concevoir des habitations en aluminium. L'industrie de l’aluminium conquiert ensuite de multiples marchés pour les équipements industriels, l’auto mobile, les transports, les turbines, etc. En dépit des alertes sanitaires, il est vendu comme métal culinaire par excellence, qui ne donne pas de goût, conduit bien la chaleur, ne rouille pas, comme conservateur et émulsifiant dans l’alimentation, antiagglomérant dans les cosmétiques, etc.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=165&annotation=3NHUZQJ9)
> ^3NHUZQJ9aNFZV2I2Np165
> [!information] Page 169
> L’histoire de Volkswagen et de son produit phare d’aprèsguerre. la « Beetle », illustre bien les connexions entre guerre et consommation civile. En 1933, Hitler chargea l’ingénieur autrichien Ferdinand Porsche d'élaborer la voiture « du peuple » à moins de I 000 deutsche marks. Pour financer l’usine, le régime nazi établit un plan d’épargne Volkswagen qu’il fallait abonder plusieurs années avant de pouvoir obtenir une voiture. Aucune Volkswagen ne fut livrée à des particuliers pendant la guerre. Par contre, l’usine de Wolfsburg produisit plus de 70 000 « Kubelwagen » pour la Wehrmacht sur la base des plans de Porsche. Après la guerre, Volkswagen reconvertit la Kubelwagen en Beetle'.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=165&annotation=DCQXZEEE)
> ^DCQXZEEEaNFZV2I2Np165
> [!accord] Page 171
> Si sa défaite en 1980 face à un Ronald Reagan favorable à une restauration de l’hégémonie états-unienne et aux dérégulalions des activités polluantes témoigne de ses limites, le discours de Carter illustre l’influence, sans égale depuis, qu'avait acquise dans l’espace public la critique de la société de consommation. Au tournant des années 1960-1970, des thèmes comme le « fétichisme de la marchandise » et l’« alié nation culturelle », chers à l’école de Francfort, envahissent les magazines. L'Homme unidimensionnel d ’Herbert Marcuse (1964), Le Système des objets de Jean Baudrillard (1968), La Société du spectacle de Guy Debord ( 1967), Âge de pierre, âge d'abondance de Marshall Sahlins (1974) sont tous de grands succès de librairie. Daniel Bell, le théoricien de la société postindustrielle, explique dans Les Contradictions culturelles du capitalisme (1976) que la société de consommation minait l’éthique protestante du travail qui avait été au fondement du capitalisme américain.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=167&annotation=228JUR2X)
> ^228JUR2XaNFZV2I2Np167
> [!information] Page 172
> Si les années 1960 et 1970 constituent pour la critique un apogée, on la trouve déjà puissante en pleine Guerre froide, au moment d’ailleurs où apparaît l'expression «consumer society ». Les années 1950 sont ainsi marquées par l'ouvrage de David Riesman, The Lonely Crowd ( 1950). qui dénonçait la montée de l’individualisme et de la société de consommation. Il s’agit vraisemblablement de l'ouvrage de sociologie le plus populaire de tous les temps, vendu à 1.4 million d’exemplaires.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=168&annotation=28VASXYG)
> ^28VASXYGaNFZV2I2Np168
> [!information] Page 172
> Si l'on continue à remonter le cours du temps, au début du xxc siècle, des auteurs comme Thorstein Veblen s'alarment du développement de la publicité, du marketing et de la consommation ostentatoire. En 1925. Stuart Chase publie The Tragedy o f Waste, un virulent pamphlet contre l'obsolescence programmée, la multiplication des produits de mauvaise qualité obligeant à la consommation répétée1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=168&annotation=ISYXCNE5)
> ^ISYXCNE5aNFZV2I2Np168
> [!accord] Page 173
> Pire, l’his toire semble s’être appliquée à confirmer la plupart de ces analyses. La chute du mur de Berlin a ainsi pu être interprétée comme le triomphe de la démocratie par le consumérisme, l'empire du mal succombant à celui de la marchandise.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=169&annotation=22BN5FWV)
> ^22BN5FWVaNFZV2I2Np169
> [!information] Page 173
> La dette des ménages américains passe de 60 % des revenus annuels en 1980 à 130 % en 2005. Les logements s’agrandissent de 55 % dans la même période, ce qui ne suffit pas à accueillir le déferlement des objets puisque le secteur du self stockage croît dans la décennie 2000 au rythme hallucinant de 81 % par an. Avant la crise de 2008, une nouvelle profession apparaît, celle de honte organizer, aidant les familles à gérer la surabondance de leurs possessions. Pourtant, durant la même période, les indicateurs de bien-être se dégradent : les indices déclaratifs (« indice du bonheur ») tout comme des mesures plus matérielles comme l’espérance de vie qui stagne et l’espérance de vie en bonne santé qui commence à décliner1. Au sein des pays riches, l’indice de développement humain (éducation, santé, richesse) se décorrèle du PIB : le premier stagne à partir de la fin des années 1970 alors que le second, piètre indicateur du bien-être réel, croît toujours12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=169&annotation=SJ2SJV6L)
> ^SJ2SJV6LaNFZV2I2Np169
> [!accord] Page 174
> Aux sources de ce phénomène : des statuts sociaux moins rigides qu’auparavant engendrant une émulation sociale entre les classes moyennes et l'aristocratie terrienne. Si l'on doit à l'économiste Thorstein Veblen l'expression de « consommation ostentatoire», l'idée est fort ancienne, formulée entre autres par Adam Smith. L'anthropologie de Smith naturalise l'ins tinct d’enrichissement : l’individu est mû par une puissante passion acquisilive qu'il faut contrôler et enrôler pour la faire agir dans le sens du bien commun.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=170&annotation=TG9W4MFP)
> ^TG9W4MFPaNFZV2I2Np170
> [!information] Page 175
> Comment expliquer cette acceptation du « travailler plus pour gagner plus » au xviif siècle ? C’est là qu'interviennent le désir et l’apparition de nouveaux biens particulièrement attrayants. Par exemple, la diffusion des montres et des hor loges dans l'Europe occidentale du xvtttc siècle est rapide et générale. Aux Pays-Bas, alors que les horloges sont rarissimes dans les inventaires après décès des fermiers à la fin du xvu‘, on les retrouve dans 86 % des cas cinquante ans plus tard. À Paris, en 1700. 13 % des domestiques parisiens possèdent une montre, ils sont 70% dans les années 1780'. Sous la plume de Jan de Vries. le désir de consommer devient le deus ex machina de la dynamique économique européenne.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=171&annotation=F6RPCKLC)
> ^F6RPCKLCaNFZV2I2Np171
> [!information] Page 177
> Entre 1870 et 1920, la consommation américaine de produits tropicaux (café, sucre, bananes, caoutchouc) croît vigoureusement : celle de sucre passe de 17 à 42 kg par an et par personne, celle de café est multipliée par sept1. Dans les pays d’Amérique cen trale, l’agriculture vivrière est repoussée sur les pentes des montagnes par les grands domaines latifundiaires et ceux de l'LInited Fruit Company, causant une érosion désastreuse du sol et engendrant des tensions sociales12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=173&annotation=6NHJFJXI)
> ^6NHJFJXIaNFZV2I2Np173
> [!accord] Page 177
> Du fait de la globalisation, la marchandise devient égale ment une entité beaucoup plus abstraite, coupée de ses liens au producteur et au territoire. Par exemple, dans les grands silos (apparaissant à Chicago dans les années 1860), on ne peut plus rapporter le blé à une ferme donnée. Tous les grains sont mélangés et rangés selon des catégories de qualité. Cette abstraction rend la nature beaucoup plus apte à circuler dans les réseaux du capitalisme mondial. Le grain stocké à Chicago peut être acheté à Londres, sans se préoccuper de son ori gine. Il peut aussi être acheté avant même d’être produit et s'inventent également, en lien avec les silos, les marchés « terme » sur les produits alimentaires3.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=173&annotation=25A6SP38)
> ^25A6SP38aNFZV2I2Np173
> [!information] Page 178
> La marque tout d’abord se généralise. Dans les années 1900 encore, la plupart des produits de consommation commune ne sont pas griffés : l’épicier tire le vinaigre du tonneau, le sucre des sacs, etc. Le choix de la production de masse est risqué : il faut pouvoir être sûr de rentabiliser les coûteuses machines qu’elle nécessite. L’entrepreneur a donc besoin de débouchés commerciaux stables et indé pendants des intermédiaires. La marque permet justement de contourner les grossistes en créant une relation directe avec le consommateur. Celui-ci demande dorénavant une marque bien précise, imposant un certain approvisionnement au détaillant. Pour les producteurs, la marque, en stabilisant la demande, réduit l’impact des fluctuations économiques. La protection de la marque est acquise en 1890 lorsqu'un arrêt de la Cour suprême américaine accorde une propriété illimitée dans le temps. Cette décision suscita une vive controverse car elle allait à rebours des protections de quatorze ans prévues par le droit des brevets1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=174&annotation=FZ8W6GUK)
> ^FZ8W6GUKaNFZV2I2Np174
> [!information] Page 179
> Les publicitaires font la découverte essentielle que, pour vendre, il faut au préalable fragiliser la perception que les consommateurs ont d ’eux-mêmes. Dans les années 1920, Printer's Ink, la revue professionnelle des publicitaires, explique qu’il faut rendre les Américains « conscients de problèmes comme la mauvaise haleine ou les pores de leur nez». La publicité « doit rendre les masses insatisfaites de leur mode de vie, mécontentes de la laideur des choses qui les entourent. Des consommateurs satisfaits ne sont pas profitables1». Psychologues, psychanalystes, sociologues et behaviouristes investissent ce marché juteux.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=175&annotation=TXUWI66N)
> ^TXUWI66NaNFZV2I2Np175
> [!information] Page 181
> Dans les années 1860, en France, le chiffonnage, c ’est-àdire la collecte des matières et des objets abandonnés, occu pait près de 100 000 personnes. Tout ou presque était objet de récupération : les chiffons pour le papier bien entendu, mais aussi l’os utilisé pour la tabletterie et la boutonnerie, le charbon animal, le phosphore, les sels ammoniacaux, la gélatine. Jusqu’à la fin du xix” siècle, les excreta urbains firent l'objet d ’une valorisation agricole systématique1. Le recyclage était intégré dans les circuits de distribution. Aux États-Unis, les représentants commerciaux faisaient également office de chiffonniers : ils proposaient aux distributeurs des marchandises neuves en échange de produits usagés, de pièces de métal, de verre ou de chiffons, stimulant ainsi un effort général de collecte12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=177&annotation=MWYHWU4G)
> ^MWYHWU4GaNFZV2I2Np177
> [!information] Page 181
> La présence massive de l’animal en ville contenait également la production de déchets organiques. A New York, au milieu du xix” siècle, 10 000 cochons charognards vaquaient en liberté. Ils assuraient le nettoyage des rues, fournissaient une subsistance aux pauvres et suscitaient les plaintes des bourgeois. « Prenez garde aux cochons si vous vous rendez à New York », aver tissait Dickens en 1842'. Jusqu'à la fin du xtxc siècle, les petites porcheries et les poulaillers domestiques sont très communs en ville.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=177&annotation=9RNT7WPG)
> ^9RNT7WPGaNFZV2I2Np177
> [!accord] Page 182
> Des facteurs techniques ensuite : la fabrication du papier à partir de pulpe de bois rend par exemple les chiffons inutiles. De même, la généralisation des nitrates artificiels au milieu du xx'' siècle annule la fonction agricole des excréments et des boues urbaines. D’une manière générale, les gains de productivité rendent la récupération économiquement moins profitable que la fabrication.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=178&annotation=2FFJRLV3)
> ^2FFJRLV3aNFZV2I2Np178
> [!information] Page 182
> La culture des objets se modifie également. Dans les années 1920, Christine Frederick, une spécialiste d'écono mie ménagère extrêmement célèbre à l'époque, popularise l’idée de « convenience » comme équivalent domestique de l’efficience industrielle. Le gâchis change de sens : ce ne sont plus les matières rejetées qui posent problème, mais le temps perdu1. L'attirail électroménager est vendu sous le thème de l’efficacité domestique et de la libération de la femme. Dès les années 1930. la moitié des foyers américains sont équipés d’une machine à laver le linge et d’un aspi rateur1. De même, les plats industriels se popularisent dans les années 1920 auprès des classes moyennes américaines.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=178&annotation=RUCNCIFG)
> ^RUCNCIFGaNFZV2I2Np178
> [!information] Page 183
> L’obsolescence psychologique, enfin, devient un outil essen tiel pour lutter contre la surproduction12.3 Elle se développe d’abord dans l’automobile. En 1923, alors que la moitié des foyers américains sont déjà équipés et que la Ford T domine un marché saturé, General Motors introduit le changement annuel de modèle. L’obsolescence est liée au poids croissant des laboratoires industriels : le starter électrique inventé en 1913 montre la capacité de la recherche et développement à rendre soudainement obsolètes certaines classes de biens. En 1932, Ford s’aligne sur cette pratique qui se généralise ensuite à l'ensemble des biens d’équipement ménager. Et lorsque l’innovation n’est pas au rendez-vous, le design industriel futuriste des années 1950 entretient l’illusion d’un progrès technique permanent’.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=179&annotation=UCSR3XWC)
> ^UCSR3XWCaNFZV2I2Np179
> [!accord] Page 183
> L'arbitrage entre consommation et loisirs est débattu avec ferveur pendant toute la première moitié du xx£siècle. Alfred Marshall, l’économiste le plus influent de sa génération, expli quait déjà dans The Future o f the Working Classes (1873) qu’il faudrait nécessairement allouer les gains de producti vité aux loisirs, les besoins matériels n’étant pas infinimen extensibles. Il proposait une journée de travail de 6 heures et même 4 heures pour les métiers pénibles'. La journée de 8 heures est une revendication partagée par tous les syndi cats européens et américains. Pour la génération des années 1910-1930. l’accroissement spectaculaire de la productivité doit nécessairement aboutir à une réduction massive du temps de travail. Le loisir, et non la consommation, est considéré par les économistes et les intellectuels (de John Maynard Keynes à Bertrand Russell, en passant par Charles Gide et Gabriel Tarde) comme la variable d’ajustement permettant d’aboutir à un équilibre économique en luttant contre la surproduction et le chômage.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=179&annotation=5ZRC5Y9T)
> ^5ZRC5Y9TaNFZV2I2Np179
> [!information] Page 184
> Le temps libre fait l’objet d ’attention politique à la fois dans les démocraties et dans les régimes fascistes, parce que l’on s’attend à ce qu'il devienne le cœur de la vie sociale. Camps de vacances, groupes de discussion, pratique du sport sont encouragés par les gouvernements. En France, Léo Lagrange symbolise cette préoccupation.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=180&annotation=G5LNYQHN)
> ^G5LNYQHNaNFZV2I2Np180
> [!accord] Page 185
> Du côté des économistes formés aux théories marginalistes, la distinction traditionnelle entre besoins naturels et artificiels s'efface derrière la théorie subjective de l’utilité. La crise économique conduit paradoxalement à naturaliser l'idée d'une croissance. Auparavant, celle-ci était liée à un processus matériel d'expansion : il s’agissait de faire croître la production d'une matière, d’ouvrir à l’économie de nouvelles ressources ou de nouveaux territoires. Avec la crise de la surproduction des années 1930, on repense la croissance nor en termes matériels mais comme l’intensification de la totalité des relations monétaires. L'abandon du gokl standard dans les années 1930 (c’est-à-dire la fin de l’idée que les billets représentent de l’or) et l'invention du PIB par la comptabilité nationale achèvent de dématérialiser la pensée de l’économie, qui peut alors être conçue comme croissant indéfiniment sans buter sur des limites physiques[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=181&annotation=MR7NYH4S)
> ^MR7NYH4SaNFZV2I2Np181
> [!information] Page 188
> La périurbanisation encourage l’achat de biens durables : réfrigérateurs, cuisinières, machines à laver, télévisions, d’autant plus que ces équipements sont souvent intégrés à la maison elle-même. En 1965, aux États-Unis, la production de voitures atteint son maximum historique à 11,1 millions d’unités par an. Un emploi sur six est lié à la construction automobile.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=184&annotation=YXDIL9DF)
> ^YXDIL9DFaNFZV2I2Np184
> [!information] Page 188
> Pour solvabiliser la demande, l’État garantit les prêts immobi liers. Les prêts à trente ans rendent accessible le rêve périurbain pour moins de 60 dollars par mois, soit trois jours de salaire ouvrier. Soudainement, pour des millions d’Américains, acheter en banlieue devient moins cher que louer en ville. L'investis sement public dans les infrastructures routières accompagne ce mouvement de périurbanisation. Dans la décennie 1950, 80 % des nouvelles maisons sont construites dans les ban lieues. Entre 1947 et 1953, les banlieues américaines gagnent 30 millions d’habitants. En 1960, les banlieusards dépassent les urbains et les ruraux réunis.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=184&annotation=4STNWKLV)
> ^4STNWKLVaNFZV2I2Np184
> [!accord] Page 189
> La pe'riurbanisation soutenue par l’État redéfinit le monde politique et social du travailleur : elle défait les solidarités ethniques et sociales qui avaient été le support de la cohésion de la classe ouvrière et, couplée à la télévision, elle domes tique et privatise les loisirs, qui migrent de l’espace public urbain aux salons suburbains. La part des revenus dépensés dans le cinéma et les spectacles baisse de 2 % par an entre 1947 et 1955'.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=185&annotation=L3CVLP7M)
> ^L3CVLP7MaNFZV2I2Np185
> [!information] Page 190
> invention américaine, décadente et juive : de l'autre, il recon naît le rôle qu'elle pourrait jouer dans l’adhésion des classes moyennes et populaires au régime. La solution fut de promou voir une société aryenne de consommation conservant certains éléments de son pendant américain (le « Fordismus » dont Hitler était un grand admirateur) tout en s'en différenciant par l’organisation étatique du marché, la promotion de produits hygiéniques et populaires et la spoliation des non-Aryens. Le régime nazi définit ainsi une liste de 146 produits désignés comme « produits du peuple » (Volksempfaenger [radio], Volkswohnung [appartements], Volkswagen...) dont la production doit être rationalisée. Selon l'historien allemand Gôtz Aly. l'abondance de biens aurait même été plus décisive que l'idéologie dans l’adhésion populaire au régime. Retraçant les origines nazies du « miracle allemand ». il montre que le pillage des pays occupés et la spoliation des biens juifs ont permis d'établir une société de consommation, un État providence, une économie sociale de marché dont hérite l’Allemagne d'après-guerre1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=186&annotation=4LLKWTXE)
> ^4LLKWTXEaNFZV2I2Np186
> [!accord] Page 191
> Comme dans tous les pays industrialisés, ce consumérisme qui ali mente une forte croissance est permis par des prélèvements sur les ressources naturelles de la planète et un échange inégal avec les pays producteurs de matières premières (chapitre 10)[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=187&annotation=5RCCQ8D2)
> ^5RCCQ8D2aNFZV2I2Np187
> [!information] Page 191
> Cette entrée dans la société consumériste qui est au fonde ment de la Grande Accélération non seulement dégrade les environnements, mais altère aussi profondément les corps et la physiologie des consommateurs. En 2005, l’humanité adulte pesait 287 millions de tonnes et 15 millions de ces tonnes correspondaient à du surpoids. Les inégalités entre nations se lisent dans les corps. Les États-Unis, 6 % de la population mondiale, concentrent 34 % de la biomasse due à l'obésité, alors que l'Asie, 61 % de la population mondiale, n'en représente que 13 % \[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=187&annotation=XHPNG3PL)
> ^XHPNG3PLaNFZV2I2Np187
> [!information] Page 192
> Les années 1940-1950 constituent une fois encore un tournant fondamental : montée des entreprises agroalimentaires, développement des fasl-foods (McDonald’s en 1948, K.FC et Burger King en 1954) et augmentation rapide des apports caloriques et de l’indice de masse corporelle. Les nutritionnistes américains de cette époque insistent, de manière erronée, sur les carences alimentaires. Par exemple, en 1947, la Fondation Rockefeller envoie une équipe de chercheurs étudier la nutrition des Européens. Les Crétois, dont la stature est relativement élevée, y sont pourtant décrits comme souffrant de carences à cause d ’une consommation de viande et de produits laitiers insuffisante au regard des stan dards américains12. Cette étude s’inscrit dans un mouvement plus large d’imposition en Europe après 1945. puis dans le monde entier ces dernières décennies, d’un modèle alimentaire nouveau, fortement carné et sucré, dominé par des produits transformés si concentrés en calories que le sentiment de satiété en est retardé. Ce modèle alimentaire, activement construit par les grandes firmes de l’agroalimentaire3, s'accompagne d’une dégradation des écosystèmes de la planète[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=188&annotation=FCLHZRPV)
> ^FCLHZRPVaNFZV2I2Np188
> [!information] Page 192
> 11a aussi pour corollaire une montée en flèche des maladies chroniques (cancers, obésité, maladies cardiovasculaires). La pubené toujours plus précoce des filles de familles pauvres aux Etats-Unis ou la montée de l’incidence du cancer de l’enfant en Europe (+ 35 % en trente ans) ne cessent d'inquiéter. Toutefois le problème est global. Les maladies chroniques sont devenues la première cause de mortalité mondiale (63 % des 57 millions de décès en 2008) devant les maladies infectieuses (37 %) et constituent une véritable bombe à retardement[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=188&annotation=TFINCCPT)
> ^TFINCCPTaNFZV2I2Np188
> [!information] Page 193
> La population mondiale souffrant de surpoids ou d'obésité est passée de 857 millions d’individus en 1980, à 2,1 milliards en 201312.3* Et les nutritionnistes nous vantent à présent les vertus du régime Cretois...[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=189&annotation=YK38TNCJ)
> ^YK38TNCJaNFZV2I2Np189
> [!information] Page 193
> À la fin des années 1940, des toxicologues avertissent les gouvernements : à n’importe quelle dose, cer taines molécules issues de la chimie de synthèse accroissent le risque de cancer. Un consensus se forme pour bannir ces molécules de l'alimentation. En 1958, aux États-Unis, la clause Delaney interdit la présence de résidus de pesticides dans les aliments. Mais dans les années 1970, c ’est finale ment l’analyse coùt/bénéfice (on tolère un risque en fonction de l’intérêt économique des substances) et la définition de seuils qui s’imposent dans les instances de régulation. Les nouvelles normes internationales telles que « doses journalières admissibles » pour les aliments ou « concentration maximale autorisée » pour l’air opéraient un travestissement subtil : étant donné l’inexistence d ’effet de seuil, elles consacraient en fait l’acceptation, pour des raisons économiques, d’un taux de cancer acceptable5[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=189&annotation=C2A84A3G)
> ^C2A84A3GaNFZV2I2Np189
> [!accord] Page 195
> Le problème du récit de l’éveil écologique, selon lequel notre génération serait la première à reconnaître les dérè glements environnementaux et à questionner la modernité industrielle, est qu’en oblitérant la réflexivité des sociétés passées, il dépolitise l’histoire longue de l’Anthropocène.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=191&annotation=WIW5A5ZB)
> ^WIW5A5ZBaNFZV2I2Np191
> [!accord] Page 195
> A leur décharge, scientifiques, philosophes et sociologues, chantres du récit de l’éveil, n'ont guère été aidés par les historiens. Si dire de l'histoire qu’elle a été écrite par les vainqueurs est un cliché, dire de l’histoire économique ou de celle des techniques qu'elle est écrite du point de vue des modemisateurs est un euphémisme. Pendant longtemps, le désintérêt des historiens à l’endroit des controverses envi ronnementales a été général : les doutes et les alertes étaient considérés comme des curiosités romantiques ou de simples « résistances au progrès1».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=191&annotation=ZEZF44PS)
> ^ZEZF44PSaNFZV2I2Np191
> [!accord] Page 196
> Les historiens de l'environnement ont souvent proposé des récits en surplomb, volontairement éloignés de l’histoire poli tique, de sociétés prises dans les rets écologiques ou dans des logiques techniques et capitalistes faisant (et défaisant) leurs environnements, sans vraiment paraître s’en rendre compte, renforçant finalement la vision de la crise environnementale comme une conséquence inattendue de la modernité.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=192&annotation=TBG5G8QP)
> ^TBG5G8QPaNFZV2I2Np192
> [!accord] Page 197
> Deuxièmement, si ces grammaires environnementales s’expriment dans des théories savantes, il ne faut pas non plus sous-estimer l’importance d’une « décence environnementale commune1», c'est-à-dire d’une économie morale de la nature issue des milieux populaires. Pour des pêcheurs gérant en commun la ressource halieutique, la notion d’économie de la nature est une expérience quotidienne qui circonscrit leur action ; pour les voisins des usines chimiques, la puanteur est un signe non équivoque de danger.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=193&annotation=HVF4D8LC)
> ^HVF4D8LCaNFZV2I2Np193
> [!information] Page 197
> Commençons tout simplement par le mot « environnement ». Son histoire récente paraît confirmer la thèse de l’éveil envi ronnemental contemporain : l’environnement s'institutionnalise seulement à partir des années 1970, avec les créations de l’Environmental Protection Agency américaine, de ministères de l’Environnement dans les pays de l’OCDE (1971 en France), ou du Programme des Nations unies pour l’environnement (1972).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=193&annotation=7HEGBMSI)
> ^7HEGBMSIaNFZV2I2Np193
> [!information] Page 198
> L’usage actuel du mot «environnement» en français est une importation de l’anglais environment. Herbert Spencer popularise ce mot dans les années 1860. [[George Perkins Marsh]], dans Man ancl Nature, le grand texte environnemenlaliste amé ricain des années 1860. ne l’utilise pas. pas plus qu’Eugène Huzar dans La Fin du monde par la science (1855). la pre mière philosophie catastrophiste de la technique. Par contre, dans Principles o f Psycliology (1855) puis dans Principles of Biology (1864), Herbert Spencer l’utilise des dizaines de fois pour décrire les « circonstances d’un organisme », c’est-à-dire toutes les forces qui l’affectent et le transforment, et explore les relations réciproques entre l’organisme et l’environnement.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=194&annotation=WDWIGBP2)
> ^WDWIGBP2aNFZV2I2Np194
> [!information] Page 198
> A la même époque, les philosophes matérialistes, de Buffon à Diderot, s’intéres saient au milieu et au climat comme moyen de modifier et d’améliorer les êtres vivants et l’homme au premier chef. La notion de circumfusa se fond ensuite dans les théories de Lamarck avec le concept des « circonstances environnantes » façonnant les êtres vivants, dans celle de Cabanis (« les objets environnants ») puis finalement dans la notion de « milieu », centrale dans la sociologie comtienne à laquelle puisera Herbert Spencer1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=194&annotation=R5I4F37L)
> ^R5I4F37LaNFZV2I2Np194
> [!information] Page 199
> Du xvinc siècle au début du siècle suivant, la pollution paraît extraordinairement dangereuse. Les riverains accusent les usines polluantes de fomenter des épidémies et d’entraîner la dégénéralion de la population. La police porte une attention scrupuleuse à la qualité de l’air, car la santé, le nombre et même la forme des habitants semblent en dépendre’. Elle surveille étroitement les ateliers, leurs fumées et leurs écoulements. Les métiers trop polluants, en particulier ceux liés au travail des matières organiques (tanneurs, tripiers, mégissiers, fabricants de bougies, etc.) sont exclus de l’espace urbain4. Au milieu du XIXe siècle, la pollution industrielle paraît même perturber les grands équilibres de l’atmosphère.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=195&annotation=8YHPBVAV)
> ^8YHPBVAVaNFZV2I2Np195
> [!information] Page 200
> À partir de 1852, dans la région de Charleroi, en Belgique, alors que les récoltes s’annoncent catastrophiques, la révolte gronde contre les usines chimiques. Les paysans réclament auprès des autorités l’interruption de la production des usines de soude. Lors d’une manifestation, la troupe tire et l’on compte deux morts. Léon Peeters. un pharmacien de Charleroi, est incarcéré pour avoir publié un ouvrage cherchant à démontrer que les mauvaises récoltes n’étaient pas causées par des cryptogames mais par les vapeurs acides rejetées par les usines. Comme ces fumées se jouent des frontières nationales, « pour obtenir la guérison radicale du fléau qui désole l’Europe depuis dix ans, il est nécessaire que tous les gouvernements s’entendent12».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=196&annotation=ZBZEG83R)
> ^ZBZEG83RaNFZV2I2Np196
> [!information] Page 202
> En lien avec la médecine néo hippocratique, le climat acquiert donc une certaine plasticité : s'il reste en partie déterminé par la position sur le globe, les philosophes naturels s’intéressent dorénavant à ses variations locales, à ses transformations et au rôle de l'agir humain dans son amélioration ou sa dégradation. El comme le climat conserve sa capacité à déterminer les constitutions humaines et politiques, il devient le lieu épistémique où se pensent les conséquences de l’agir technique sur l'environnement : ce qui détermine les santés et les organisations sociales ne relève plus seulement de la position sur le globe, mais des choses banales (l’atmosphère, les forêts, les formes urbaines) sur lesquelles on peut agir en bien comme en mal1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=198&annotation=PLG4ZLKA)
> ^PLG4ZLKAaNFZV2I2Np198
> [!information] Page 202
> Prenons par exemple Les Époques de la nature de Buffon (1778). Ce texte magnifique, point culminant de la rhétorique moderne, donne à voir les conditions historiques du retour nement de la modernité. La septième et dernière époque de •'histoire de la planète correspond à l'avènement de l’homme omme force globale : « la face entière de la Terre porte ujourd'hui l’empreinte de la puissance de l'homme», nous fit Buffon. L'humanité a transformé les végétaux et les ani maux, elle a fait naître de nouvelles races, elle acclimate et assainit. Pour Buffon, son rôle est globalement positif : la « nature civilisée » de l’Europe est plus fertile que la « nature brute » et hostile laissée à l'abandon par « les petites nations sauvages d’Amérique ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=198&annotation=D8RHX5IP)
> ^D8RHX5IPaNFZV2I2Np198
> [!information] Page 203
> L’utopie buffonienne est climatique : unie grâce à la paix universelle, l'humanité transformera rationnellement la planète. En boisant et déboisant judicieusement, elle pourra « modifier les influences du climat qu’elle habite et en fixer pour ainsi dire la température au point qui lui convient1».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=199&annotation=KGRL68KB)
> ^KGRL68KBaNFZV2I2Np199
> [!information] Page 203
> D’où la politisation des accidents climatiques. Par exemple dans les années 1820, en France, après une série de mauvaises saisons, on accuse la Révolution, la division des communaux, la vente des bois nationaux et l’exploitation à courte vue des forêts par une bourgeoisie nouvelle. En Angleterre, c’est le problème des enclosures qui est débattu dans la grammaire climatique : la multiplication des haies et des herbages aurait rendu le climat anglais encore plus humide et froid. On peut faire deux remarques.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=199&annotation=HGL57MKD)
> ^HGL57MKDaNFZV2I2Np199
> [!accord] Page 204
> De Linné à [[Henry David Thoreau|Thoreau]], les naturalistes se sont émerveillés des relations systémiques qu'entretenaient les êtres vivants. L’un des buts de l'histoire naturelle était de découvrir les interdépendances, de démontrer la précision symphonique de la nature. La théologie naturelle qui sous-tend ces recherches repose sur la conviction religieuse que tout être possède une fonction dans l’ordre naturel. Selon Linné, si même un seul lombric manquait [/. e. une seule espèce de lombrics], l’eau stagnante altérerait le sol et la moisissure ferait tout pourrir. Si une seule fonction importante manquait dans le monde animal, on pourrait craindre le plus grand désastre[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=200&annotation=JX8VWQUS)
> ^JX8VWQUSaNFZV2I2Np200
> [!information] Page 205
> De même, Gilbert White dans sa NaturelI History o f Selbourne (1789) écrit : «les êtres les plus insignifiants ont beaucoup plus d'influence dans l’économie de la nature que les gens indifférents en ont conscience12».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=201&annotation=RICK6YVT)
> ^RICK6YVTaNFZV2I2Np201
> [!information] Page 206
> Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la crainte d’un épuisement des pêches est générale1. Le médecin Tiphaigne de la Roche décrit les mers comme « épuisées », ne « four nissant de poisson que ce qu’il n'en faut pour faire regretter leur ancienne fécondité2 ». 11 accuse en particulier les filets traînants qui détruisent l’environnement du poisson[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=202&annotation=MXBVZHJA)
> ^MXBVZHJAaNFZV2I2Np202
> [!information] Page 207
> De la fin du xviii* siècle aux années 1830, c’est en se fondant sur l'idée d ’harmonie naturelle qu’agronomes et forestiers français entreprennent leur grande croisade contre le déboisement. Par exemple, en mars 1792, contre une loi proposant de vendre les forêts nationales, l’ingénieur des ponts et chaussées François-Antoine Rauch rappelle : « les forêts [ont une] influence visible sur l’harmonie des éléments, c ’est-à dire les météores qu’elles vivifient [...] les animaux qu’elle abritent, qu'elles conservent, les nuages qu’elles attirent, le sources qu'elles fécondent, les rivières qu’elles alimentent3»[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=203&annotation=9KR2HMGA)
> ^9KR2HMGAaNFZV2I2Np203
> [!accord] Page 208
> La notion d’économie de la nature conduit également à un renouvellement de la vision organiciste de la Terre. [[Carolyn Merchant]] a montré que, durant l’Antiquité, la Renaissance et jusqu’à la révolution scientifique, notre planète était pensée comme un corps vivant avec ses veines et ses fluides, ses tremblements et ses maladies. La Terre était une mère nour ricière qu’il convenait de respecter1. La révolution scientifique et l’émergence du capitalisme ont, selon elle, entraîné un déclin inexorable des théories organicistes. La nature devient un vaste mécanisme qu’il s’agit d'expliquer, d’exploiter et de transformer.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=204&annotation=GJPFH83Q)
> ^GJPFH83QaNFZV2I2Np204
> [!information] Page 208
> En fait, par l’entremise de l’économie de la nature, la vision de la Terre comme être vivant persiste bien après la révolution scientifique. En 1795, le philosophe Félix Noaarel publie un ssai populaire intitulé La Terre est un animal' où il compare ’Stématiquement les phénomènes de la physique terrestre à ;s équivalents physiologiques et corporels. Des géologues mporlants comme Eugène Patrin et Philippe Bertrand critiquent ces analogies comme trop simplistes (selon Patrin. la Terre est « sans doute un corps organisé, mais son organisation n’est ni celle d’un animal, ni celle d'un végétal : c’est celle d’un monde »), mais plaident néanmoins pour l’introduction d’explications organicistes dans leur discipline, considérer la Terre comme un être vivant aidant à saisir « l'intime connexité de tous les phénomènes du globe'1».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=204&annotation=QZZ5IZGE)
> ^QZZ5IZGEaNFZV2I2Np204
> [!information] Page 208
> En 1821, [[Charles Fourier]] portait ainsi le diagnostic d’un « déclin de la santé du globe ». 11 appelait de ses vœux une science nouvelle, une médecine planétaire ou « anatomie sidérale », fondée sur les analogies entre le corps humain et le corps planétaire. Sous la plume de [[Charles Fourier|Fourier]], les volcans sont comme les pustules de la planète ; les tremblements de terre, ses frissons ; le fluide magnétique, son sang et (plus drôle) les aurores boréales[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=204&annotation=BTWY8E6W)
> ^BTWY8E6WaNFZV2I2Np204
> [!accord] Page 209
> On voit donc que le mot écologie (œkologie), proposé par Ernst Haeckel en 1867, ne pointait pas vers une terra inco gnito mais renommait et réorganisait des traditions de pensées anciennes’. En inventant ce mot A'œkologie. Haeckel souhai tait atteindre deux objectifs principaux : d'une part, suggérer que les êtres vivants composaient un foyer, un oïkos, certes conflictuel comme le montrait Darwin, mais aussi profitant de symbioses et d’aides réciproques ; d'autre part, il s'agissait d’intégrer l’étude des interactions entre les organismes et leurs environnements en une discipline unique incluant à la fois les conditions physiques d’existence (climat, sol... on retrouve de loin l'idée de circumfusa) et les conditions biologiques, c’est-à-dire les interactions avec tous les autres organismes.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=205&annotation=HT2WUATQ)
> ^HT2WUATQaNFZV2I2Np205
> [!accord] Page 210
> L’acceptation assez lente du terme d’écologie (il faut attendre le Congrès international de botanique de 1893 pour trouver l'orthographe contemporaine) n’est pas le signe d'une difficulté des sciences naturelles à saisir l’aspect systémique de la nature, mais tient au contraire à l'existence du concept d'économie naturelle, qui demeure très vivace jusqu'à la fin du xixc siècle.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=206&annotation=U874L7T3)
> ^U874L7T3aNFZV2I2Np206
> [!information] Page 211
> Tous les grands penseurs matérialistes, de Liebig à Marx, ainsi que les agronomes, les hygiénistes et les chimistes mettaient en garde à la fois contre l’épuisement des sols et la pollution urbaine. Dans le troisième volume du Capital, Marx critique les conséquences environnementales des grands domaines vides d'hommes de l’agriculture capitaliste qui rompent les circulations matérielles entre société et nature. Selon Marx, il n'y a pas d’« arrachement » possible vis-à-vis de la nature : quels que soient les modes de production, la société demeure dans la dépendance d’un régime métabolique historiquement déterminé, la particularité du métabolisme capitaliste étant son caractère insoutenable1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=207&annotation=BK5WE8E3)
> ^BK5WE8E3aNFZV2I2Np207
> [!accord] Page 211
> En un sens, le développement de l’agronomie chimique au xix” siècle avec Liebig, Boussingault et Dumas constitue une complexification de ce système qui accroît la puissance des inquiétudes. La fameuse « loi du minimum » de Liebig fonde une vision beaucoup plus pessimiste du destin des sols car leur fertilité est maintenant déterminée par l’élément (N. P, K, Ca, Mg, S, Fe, etc.) qui est en moindre quantité dans le sol. Pour Liebig, l'urbanisation et l’absence de recyclage conduisaient au suicide des sociétés européennes. L’analyse du métabolisme agricole fonde chez Liebig une critique générale du capitalisme et de la globalisation.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=207&annotation=D8XH2NNW)
> ^D8XH2NNWaNFZV2I2Np207
> [!accord] Page 212
> On comprend pourquoi les socialistes du milieu du xtxcsiècle s’intéressent de très près aux travaux des chimistes et à la question métabolique. En 1843, Pierre Leroux, passé par Poly technique et célèbre pour avoir inventé le mol de « socialisme », fonde dans la Creuse, à Boussac, une colonie dénommée le « Circulus », mettant en pratique le recyclage agricole des excréments humains : « La nature a établi un circulus entre la production et la consommation. Nous ne créons rien, nous n'anéantissons rien : nous opérons des changements [...]. La consommation est le but de la production, mais elle en est aussi la cause12.3*»[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=208&annotation=6PGXKD6G)
> ^6PGXKD6GaNFZV2I2Np208
> [!information] Page 213
> D’autres solutions moins grandioses mais plus pratiques sont aussi proposées, telles les toilettes sèches promues dès 1861 par Henry Moule, vicaire de Fordington, utilisant un mélange de terre et de cendre pour désodoriser et produire des engrais12.3À la fin du XIXe siècle, un entrepreneur du Michigan. William Heap, produit à l’échelle industrielle des toilettes sèches qui connaissent un certain succès au Canada et dans le Midwest américain.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=209&annotation=PYIAF7E5)
> ^PYIAF7E5aNFZV2I2Np209
> [!information] Page 213
> Cette vision métabolique perdura longtemps au XXe siècle. Inspiré par l’idéal d’autonomie développé par l’anarchiste Pierre Kropotkine, l’architecte allemand Leberechl Migge l’intègre par exemple dans son projet de coopératives autosuffisantes.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=209&annotation=B8X78VLC)
> ^B8X78VLCaNFZV2I2Np209
> [!accord] Page 214
> Le recyclage est le levier essentiel pour sortir des grands réseaux techniques du capitalisme et pour établir l’autogestion, « la plus petite forme de gouvernement possible - selon la volonté du peuple1».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=210&annotation=QEUQZWS3)
> ^QEUQZWS3aNFZV2I2Np210
> [!bibliographie] Page 214
> Cilé par Fanny Lopez. Le Rêve d'une déconnexion : de la maison autonome à la cité auto-énergétique, Paris. Ed. de la Villette, 2014. p. 94. Sur Migge. voir David H. Haney. When M odem Was Green : Life and Work o f Landscape Architect Leberecht Migge, New York et Londres. Routledge. 2010.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=210&annotation=YPIWANLQ)
> ^YPIWANLQaNFZV2I2Np210
> [!information] Page 215
> Cette approche globale des cycles de matière sera effec tivement reprise par Vernadsky dans les années 1920, par Hutchinson aux Etats-Unis dans les années 1940, puis par l'écologie des systèmes, et constituera la matrice de l’hypothèse Gaïa de Lynn Margulis et James Lovelock12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=211&annotation=G9UCEVZQ)
> ^G9UCEVZQaNFZV2I2Np211
> [!information] Page 216
> Ainsi, dès les années 1860, il est possible de construire une vision quantitative du flux d'énergie, intercepté par les plantes ou extrait du charbon et de sa circulation dans l'économie. L’un des premiers à mener une telle analyse est le socialiste ukrainien Sergueï Podolinsky. En comparant le pâturage au blé, il démontre que le rendement énergétique de l'agriculture croît avec la proportion d’input animal ou humain et décroît avec l'utilisation de machines utilisant du charbon12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=212&annotation=DWVXG74N)
> ^DWVXG74NaNFZV2I2Np212
> [!approfondir] Page 217
> L’analyse et la critique thermodynamique de l’économie procèdent donc d ’un long héritage, et ont pu donner nais sance à des visions assez technocratiques chez Eugen Odum, Kenneth Boulding. ou Vaclav Smil par exemple, ou bien plus radicales chez Ivan Illich, ou Nicholas Georgescu-Roegen et les théoriciens actuels de la décroissance.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=213&annotation=IME7K2LJ)
> ^IME7K2LJaNFZV2I2Np213
> [!information] Page 217
> La question de l’épuisement des ressources constitue sixième et dernière grammaire de la réflexivité environ nementale des sociétés modernes. Elle est thématisée au XVIIe siècle dans le cadre de la théologie naturelle : quel sens moral donner à la « corruption de la nature », aux limites des richesses naturelles, à la rareté croissante du bois autour des villes anglaises par exemple ? Était-ce défier la Providence que de chercher à préserver les ressources afin de reculer le Jugement dernier3 ?[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=213&annotation=RVJ6IDAC)
> ^RVJ6IDACaNFZV2I2Np213
> [!information] Page 218
> De même, au ébut des chemins de fer en France, l'ingénieur Pierre-Simon Girard, plaidait contre les locomotives et pour la traction animale, estimant que le prix du charbon irait forcément croissant au fur et à mesure de l’épuisement des mines'. En Angleterre, dans les années 1820. l’épuisement de certaines mines, couplé aux débats parlementaires sur l’exportation du charbon, suscite les premières évaluations des réserves nationales. La Chambre des lords instaure des commissions sur ce sujet en 1822 et 1829.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=214&annotation=HDRJDAPW)
> ^HDRJDAPWaNFZV2I2Np214
> [!accord] Page 221
> Circumfiisa, climat, métabolisme, économie de la natur thermodynamique, épuisement : ces six grammaires de réflexivité environnementale dont nous avons esquissé u typologie devraient faire l’objet de travaux historiques, mo trant en particulier leur articulation à des pratiques concrète (le maintien du bon air, de la fertilité des sols, le recyclage), montrant également l’interaction entre leur formalisation théo rique et les problèmes politiques.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=217&annotation=3RN5DXKZ)
> ^3RN5DXKZaNFZV2I2Np217
> [!accord] Page 221
> Mais, même en première analyse, il est manifeste que les modernes possédaient leurs propres formes de réflexivité environnementale. La conclusion s’impose, assez dérangeante en vérité, que nos ancêtres ont détruit les environnements en toute connaissance de cause. L’industrialisation et la transfor mation radicale des environnements qu’elle a causée par son cortège de pollutions se sont déroulées en dépit de la méde cine environnementale ; l’utilisation toujours plus intensive des ressources naturelles, en dépit du concept d’économie de la nature et de la perception de leurs limites.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=217&annotation=ZTE8TRIE)
> ^ZTE8TRIEaNFZV2I2Np217
> [!accord] Page 222
> Le problème historique n’est donc pas l’émergence d ’une « conscience environnementale », mais bien plutôt l'inverse : comprendre la nature schizophrénique de la modernité qui continua de penser l’homme comme produit par les choses environnantes, en même temps qu'elle le laissait les altérer et les détruire.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=218&annotation=ASUXYD7X)
> ^ASUXYD7XaNFZV2I2Np218
> [!information] Page 223
> En sociologie et en histoire des sciences, un champ de recherche s’est récemment développé, l’agnotologie, qui étudie la fabri cation des zones d ’ignorance, l’invisibilisation des dégâts « du progrès » (pensons aux effets de l’amiante, connus dès 1906 et ignorés au prix de centaines de milliers de morts) et le gouvernement de ses critiques1. Ce chapitre propose une histoire de quelques-uns des processus agnotologiques qui ont accompagné l’Anthropocène.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=219&annotation=Z5QG769T)
>
> >
> Brrile : Merci de ne pas invisibiliser l'étude de l'ignorance en sciences sociales et les travaux de critical race theory sur le sujet
> ^Z5QG769TaNFZV2I2Np219
> [!bibliographie] Page 223
> 1. Robert N. Proctor et Londa Schiebitlger, Agnotology. Tlie Making and Vnmaking o f Ignorance, Stanford University Press, 2008 ; Robert N. Proctor, CoUlen Holocansl. Origins o f the Cigarelle Catastrophe and tlie Case fo r Abolition, University of California Press, 2012.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=219&annotation=IZ8LQLUX)
> ^IZ8LQLUXaNFZV2I2Np219
> [!accord] Page 224
> C'est donc dans cette limite (extensible en fonction des territoires coloniaux) que se déve loppaient les activités humaines. L’économie organique basée sur les énergies-flux (solaire, éolien et hydraulique) était donc encastrée dans un budget énergétique très contraint : il fallait par exemple quatre hectares de forêts pour produire une tonne de fer, deux hectares de prairie pour nourrir un cheval, etc. Tout développement d’une production affectait négativement la capacité d’autres secteurs à croître.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=220&annotation=HUDU3XZG)
> ^HUDU3XZGaNFZV2I2Np220
> [!information] Page 225
> L’Europe de l’Ouest connaît ainsi une grave crise forestière au tournant du xvm' et du xtxc siècles après plus de deux siècles de recul des forêts, source de tensions sociales et de craintes de dérèglement climatique global. Le prix du bois double entre 1770 et 1790 en France'. En 1788, l’intendant de Bretagne prédit que « dans vingt ans tous les établissements (manufacturiers] actuels tomberont faute de bois pour les alimenter ». Du devenir des forêts semblent dépendre la survie du peuple, le maintien des manufactures et le rang des nations.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=221&annotation=JWH62YNZ)
> ^JWH62YNZaNFZV2I2Np221
> [!information] Page 225
> Développée sous Louis XIV et au sein de la science camérale allemande au début du xvin'-' siècle, la foresterie rationnelle conquiert l’Europe au début du xtxc, puis les mondes coloniaux dans la seconde moitié du siècle^. Or, dès les années 1850, les forestiers constatent l’extrême fragilité des écosystèmes qu’ils avaient créés.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=221&annotation=9P9KSYLM)
> ^9P9KSYLMaNFZV2I2Np221
> [!information] Page 226
> L’introduction du terme Waldsterben (mon de la forêt) dans l’Allemagne à la fin du xix' siècle témoigne de la gravité de la situation1. Se développe alors une nouvelle hygiène forestière visant à recréer l’humus et les symbioses existants avant l’introduction des monocultures forestières. Malgré ses effets écologiques négatifs et les conflits sociaux qu’elle suscita, la gestion mathématique de la forêt fut une promesse, une garantie savante du futur, permettant de cir convenir les craintes liées à la pénurie de bois qui s’étaient exprimées avec tant de force à la fin du xviif siècle.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=222&annotation=X9G9FIBF)
> ^X9G9FIBFaNFZV2I2Np222
> [!information] Page 226
> En fait, le charbon n’est pas non plus sans susciter de vives inquiétudes. D’une part on redoute sa toxicité : ses fumées nauséabondes font qu'il reste au seuil des foyers bourgeois et aristocrates. Le charbon est perçu comme le combustible du pauvre. De l’autre, on redoute son épuisement rapide.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=222&annotation=X3QFZGFG)
> ^X3QFZGFGaNFZV2I2Np222
> [!accord] Page 228
> Énergie fossile venant d’un monde depuis longtemps disparu, le charbon transforme la perception du temps selon plusieurs dimensions. Il confère tout d’abord au capitaliste la liberté de stocker l’énergie et de la mobiliser au moment désiré, selon l’intensité voulue. Sadi Camot. écrivant à l’aube de son usage, avait parfaitement entrevu la puissance temporelle de la machine à vapeur : « elle a l’avantage inappréciable de pouvoir s’employer en tout temps et en tous lieux, et de ne jamais souffrir d’interruption dans son travail1». La machine à vapeur permet d'homogénéiser l’espace, de s'abstraire des lieux, des cours d’eau et des pentes et de créer un marché du travail plus compétitif puisque les entrepreneurs pouvaient dorénavant délocaliser leurs activités en fonction des salaires locaux.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=224&annotation=RU593U9R)
> ^RU593U9RaNFZV2I2Np224
> [!information] Page 229
> Depuis la nuit des temps, nous dit Sadi Carnot, la nature avait préparé « l’immense réservoir1» sur lequel pouvait dorénavant prospérer l’industrie. Jean-Baptiste Say renchérit : « heureusement que la nature a mis en réserve longtemps avant la formation de l ’homme, d’immenses provisions de combustibles dans les mines de houille, comme si elle avait prévu que l’homme, une fois en possession de son domaine, détruirait plus de matières à brûler, qu’elle n'en pourrait reproduire123». Le géologue et théologien William Buckland voit la main providentielle de Dieu dans la profondeur des couches de charbon : « aussi ancienne que soient les époques durant lesquelles ces matières [...] furent accumulées, on peut assurément penser que l’utilité future de l’homme faisait partie de leurs fins2». Grâce à son ancienneté, la Terre, malgré la finitude manifeste de sa surface, devien un réservoir sans fin de ressources.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=225&annotation=HDX5EDN3)
> ^HDX5EDN3aNFZV2I2Np225
> [!information] Page 230
> Mais l’atmosphère, la végétation et les océans pourraient-ils absorber sans dommage tout le carbone libéré par la nouvelle économie fossile ? Cette inquiétude n'est pas étrangère aux contemporains. Dès 1832, le mathématicien et inventeur Charles Babbage note que les machines à vapeur « accroissent constam ment l’atmosphère de grandes quantités d’acide carbonique et d’autres gaz nocifs pour la vie animale. Les moyens par lesquels la nature décompose ces éléments ou leur redonne une forme solide ne sont pas suffisamment connus ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=226&annotation=7DW9NUDG)
> ^7DW9NUDGaNFZV2I2Np226
> [!information] Page 230
> De même, en 1855, le chimiste Eugène Péligot calcule que l’industrie européenne injecte chaque année 80 milliards de mètres cubes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, qui équivalent à la respiration de 500 millions d’individus. Même si la végétation ne peut, selon lui, absorber tout ce carbone, « ces quantités si considérables qu’elles nous paraissent ne sont rien sans doute eu égard à l’immensité de notre atmosphère’ ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=226&annotation=U6VUNT79)
> ^U6VUNT79aNFZV2I2Np226
> [!accord] Page 231
> « La production mécanique dans une société commerciale, écrit Karl Polanyi, suppose tout bonnement la transformation de la substance naturelle et humaine de la société en marchan dise1. » Au seuil de l’Anthropocène deux disciplines eurent pour fonction de justifier cette grande transformation et ses conséquences sur les hommes et la nature.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=227&annotation=95BLWJVR)
> ^95BLWJVRaNFZV2I2Np227
> [!approfondir] Page 232
> En France, ce projet anxiolytique est repris par une pléiade d’économistes et de vulgarisateurs très actifs au sein des écoles d’ingénieurs de la révolution industrielle. Le plus important d ’entre eux, Jean-Baptiste Say, enrichit les théories anglaises d’un élément essentiel : la loi des débouchés. Contrairement au monde productif d’Ancien Régime, préoccupé au premier chef par la surproduction et les effets de la concurrence sur la qualité des produits3, la loi des débouchés, en négligeant le rôle de la monnaie et de l'épargne, explique que la production Tée par elle-même son propre débouché. Elle annule ainsi un les motifs essentiels de la régulation corporative et justifie in productivisme débridé.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=228&annotation=FW3CQGQ3)
> ^FW3CQGQ3aNFZV2I2Np228
> [!accord] Page 232
> Dans lapremière moitié du XIXesiècle, l’hygiénisme répond à une fonction anxiolytique similaire en justifiant les extemalités du capitalisme industriel : la menace sanitaire du commerce global, les conséquences biologiques du paupérisme et la pollution industrielle.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=228&annotation=FGBFCGL8)
> ^FGBFCGL8aNFZV2I2Np228
> [!information] Page 233
> Le débat entre contagionisme et anticontagionisme opposait deux visions de l’économie et du rôle de l’Etat : le premier impliquait de maintenir le système des quarantaines qu’industriels et négociants souhaitaient voir abrogé au nom du libre-échange. L’anlicontagionisme dédouanait la globalisation commerciale et l’impérialisme de la résurgence de grandes épidémies (le choléra) dans la première moitié du xtxc siècle1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=229&annotation=TRYC4TPV)
> ^TRYC4TPVaNFZV2I2Np229
> [!information] Page 233
> Cette doctrine justifie également la libéralisation du mar ché du travail. Dans les années 1830-1840, Edwin Chadwick, grande figure de l’hygiénisme anglais, entreprend de démontrer que la surmortalité dans les quartiers industriels n’était pas due à la pauvreté ou à la faim, mais à la saleté. La crasse causait la maladie qui causait la pauvreté - et non l’inverse. Le sens causal définissait une politique : dans le sillage de la réforme des poor Utws de 1834 abolissant l’aide paroissiale, l'enjeu était d ’exonérer le marché libre du travail des conséquences biologiques désastreuses de la pauvreté. Grâce à la doctrine hygiéniste, la construction des égouts et la réforme des conduites individuelles prenaient le pas sur la réforme sociale12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=229&annotation=W6UXLNAI)
>
> >
> Important
> ^W6UXLNAIaNFZV2I2Np229
> [!information] Page 234
> Dans la première moitié du xix '1 siècle, les élites euro péennes encore largement agraires et aristocratiques se méfient de l’industrialisation. A une croissance industrielle et urbaine incontrôlée, elles préfèrent la stabilité économique et sociale du monde rural. En Angleterre, jusque dans les années 1850, l’idéologie dominante tory est profondément imprégnée d’une pensée évangélique de l’économie concevant la misère, les crises commerciales et les banqueroutes comme des dispensa tions de la providence. L’économie est pensée comme statique et cyclique. Le marché est davantage un lieu de rétribution morale, de pénitence et de gratification, qu’un instrument de croissance[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=230&annotation=4PEZ6BSF)
> ^4PEZ6BSFaNFZV2I2Np230
> [!approfondir] Page 235
> la théorie économique à l’aube de l’âge industriel exclut l’idée de croissance indéfinie. C ’est seulement dans le dernier tiers du XIXeque les théoriciens reconnaissent l’économie comme un objet entièrement distinct des processus naturels et soumis surtout, voire uniquement, à des lois et des conventions humaines.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=231&annotation=CGD282Q5)
> ^CGD282Q5aNFZV2I2Np231
> [!accord] Page 237
> De même, les marxistes « standard » en se focalisant sur la théorie de la valeur travail, et la répartition du produit entre deux classes, les travailleurs et les capitalistes, envisagent essentiellement deux facteurs de production : le capital et le travail. Alors que Marx et Engels s’étaient préoccupés au premier chef de la rupture métabolique entre terre et société produite par le capitalisme et que certains marxistes à l’instar de Podolinski entendaient refonder la théorie de la valeur su l’énergie, la science économique marxiste - jusqu’à l’émet gence récente d’un écomarxisme fécond - évacua le rôle de métabolismes et de l’énergie, rejetant comme « malthusienne » (donc conservatrice) toute idée de limites aux ressources de la planète1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=233&annotation=8FZIM3A4)
> ^8FZIM3A4aNFZV2I2Np233
> [!information] Page 238
> Aux États-Unis, l'économiste Simon Kuznels, officiant à Harvard et au sein du National Bureau of Economie Research établit en 1936 les règles de calcul du PNB qui seront reprises à travers le monde. D'abord envisagé comme un outil de monitoring de l'économie durant la réces sion, le calcul du PNB va surtout servir pendant la Seconde Guerre mondiale à doser l’effort militaire américain afin de ne pas obérer la croissance économique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=234&annotation=WSSXRLLI)
> ^WSSXRLLIaNFZV2I2Np234
> [!accord] Page 239
> La comptabilité nationale repose enfin sur l’hypothèse d’une économie entièrement marchande. Le travail domestique et les services « gratuits » (entre autres ceux rendus par la nature) sont absents du calcul. En 1949, un débat fascinant rassemble les inventeurs du PNB : Kuznets, Gilbert, Clark, Perroux, Shirras et MacGregor entre autres'. On y trouve la critique la plus précoce et la plus radicale de la comptabilité nationale. Selon ses géniteurs, le PNB étant étroitement corrélé aux dépenses militaires, il ne pouvait être employé tel quel en temps de paix. 11 ne pouvait pas non plus être utilisé pour les pays moins développés car la sphère non marchande y joue un rôle trop important, faussant les comparaisons inter nationales. Deuxièmement, le PNB devait être défalqué des « coûts de la civilisation » incluant entre autres la pollution, les embouteillages, la police, les juges, les autoroutes, la publicité « stimulant des besoins artificiels », « le travail des assureurs, des syndicalistes, des avocats, des banquiers et des... statisticiens ! ». Troisièmement, et surtout, il fallait mesurer l’activité minière en négatif car l’épuisement des ressources appauvrissait d’autant la nation. Toutes ces propositions ne furent finalement pas retenues, ouvrant une discussion sans fin sur les « nouveaux indicateurs » de richesse et de bienêtre. Mais il s’en est fallu de peu : le PNB qui est corrigé de l'amortissement et donc de l’usure physique du capital, aurait tout aussi bien pu l’être de l’usure du capital naturel. Si cette solution ne fut pas retenue c’est au prétexte qu’il n incluait pas non plus les découvertes minières12. Si les inventeurs du PNB avaient emporté ce débat, ce PNB-bis aurait donné une tout autre vision de l’évolution économique occidentale, la valeur du pétrole brûlé en particulier le faisant décliner rapidement à partir des années 19703.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=235&annotation=PEB9LUEG)
> ^PEB9LUEGaNFZV2I2Np235
> [!information] Page 240
> Sous ce régime de pêche prétendument soutenable, les prises augmentèrent radicalement de 20 millions de tonnes en 1950 à 80 millions en 1970, entraînant l'affaissement généralisé des réserves halieutiques[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=236&annotation=3CVRBSCR)
> ^3CVRBSCRaNFZV2I2Np236
> [!approfondir] Page 241
> À partir des années 1970, les notions de soutenabilité et de durabilité deviennent un enjeu de bataille idéologique fondamental pour contourner les critiques qui se multiplient à l’encontre du modèle occidental de croissance. En 1972 paraît le fameux rapport au Club de Rome sur « les limites de la croissance' ». Ce rapport (qui fait suite aux importants travaux de Boulding, Daly et Georgescu-Roegen) aurait dû obliger l'économie à revenir sur terre mais il va pourtant conduire au contraire à de nouvelles constructions du monde visant à discréditer toute idée de limite à la croissance".[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=237&annotation=LK2G5SWQ)
> ^LK2G5SWQaNFZV2I2Np237
> [!information] Page 241
> Dans la théorie économique, cette idée s’incarne dans la fameuse courbe environnementale de Kuznets selon laquelle la crois sance est de moins en moins nocive à l’environnement : on dégrade l'environnement pour sortir de la pauvreté mais la hausse du PIB permet ensuite de mieux le conserver. Le mouvement prospectiviste, très actif dans les années 1970, renforce cet espoir d’une croissance dématérialisée grâce à l’innovation. Le physicien Herman Kahn (qui a inspiré Kubrick pour le personnage du Dr Folamour...) explique que dans quelques décennies les innovations permettront de nourrir des milliards d’humains (céréales transgéniques capables de fixer l’azote de l'air), les propulseront dans l’espace, etc. Un autre futurologue, Alvin Toffler, avec son best-seller The Tliird Wave, dépeint quant à lui un avenir high-tech dématérialisé, réalisant la « société postindustrielle » rêvée par Daniel Bell.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=237&annotation=SZM3UVP3)
> ^SZM3UVP3aNFZV2I2Np237
> [!accord] Page 242
> C’est ainsi que dans les années 1970 sont promues les biotechno logies comme alternatives aux inlrants chimiques (alors que 98 % de cultures OGM actuelles sont faites pour produire un biocide ou être utilisées en association à des biocides) et les nouvelles technologies numériques (NTIC) comme vecteur de dématérialisation de l’économie (alors que la consommation de terres rares et d’énergie de l’infrastructure numérique mondiale s’avère colossale). Actuellement, ce sont la géo-ingénierie et la biologie de synthèse qui sont promues comme nouvelles solutions techniques face au réchauffement climatique et à l’érosion de la biodiversité.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=238&annotation=WSG95K2R)
> ^WSG95K2RaNFZV2I2Np238
> [!information] Page 242
> Mais dès les années 1970. aux États-Unis, s'impose l'école du «free-markel environmentalism », fondée sur la théorie de Ronald Coase selon laquelle il est économiquement optimal d’attribuer des droits échangeables à polluer et de laisser les acteurs négocier entre eux. Selon des méthodes et des appella tions diverses (la law and économies scliool. la new resource économies, l'« économie verte »). sont donc promues des « solutions » recourant à des instruments de marché[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=238&annotation=Y9J6L6GX)
> ^Y9J6L6GXaNFZV2I2Np238
> [!accord] Page 243
> Ces marchés favorisent un mouvement mondial d'appropriation des terres pour y mener des activités rémunérées par la vente de « crédits carbone », de « crédit biodiversité », etc., qui dépossèdent des populations autochtones et rurales de leurs communs... de la même façon qu'au seuil de l'Anthropocène la course au charbon de bois et la « foresterie rationnelle » avaient dépossédé les sociétés rurales de leurs communs forestiers.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=239&annotation=INCEMAM2)
> ^INCEMAM2aNFZV2I2Np239
> [!accord] Page 244
> D’autre part, on estime (depuis Hardin et sa fameuse « tragédie des communs ») que seule la propriété privée permet de bien gérer la nature et que l’idéal serait donc de « litriser la biosphère1», c'est-à-dire d'attribuer des droits de propriétés sur tous les différents éléments et toutes les fonctions écologiques du système Terre. La nature étant assimilée à un « capital naturel », elle devient fongible avec le capital financier.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=240&annotation=AQJ4Z5YM)
> ^AQJ4Z5YMaNFZV2I2Np240
> [!approfondir] Page 244
> Tous les « services » rendus par le système Terre (capture du carbone, pollinisation, purification de l’eau, usages esthétiques ou religieux, etc.) peuvent être évalués en dollars et faire l'objet de marchés de services environnementaux, rémunérant les propriétaires des espaces correspondants s’ils les maintiendraient alors en bons gestionnaires. La vieille distinction entre richesse (naturelle) et valeur (sociale) tend à céder la place à un fétichisme de la nature comme « plus grande entreprise du monde » (selon l'expression popularisée par l’UICN en 2009), comme elle-même productrice de valeur économique déjà-là, indépendamment de tout travail humain, de tout rapport de production.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=240&annotation=QMP7UH2K)
> ^QMP7UH2KaNFZV2I2Np240
> [!information] Page 245
> En 1997, la revue scientifique Nature publiait un premier calcul de la valeur monétaire des services annuellement rendus par la nature à l’échelle pla nétaire, estimée entre 16 000 et 54 000 milliards de dollars, soit le même ordre de grandeur que le PIB mondial. La perte annuelle de biodiversité est évaluée à 4 400 milliards de dollars. Advanced Conservation Strategies n ’hésite pas à promettre que « vers 2030, le carbone sera la plus importante marchandise échangée au monde avec un marché de 1 600 à 2 400 milliards de dollars ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=241&annotation=MZDV9T95)
> ^MZDV9T95aNFZV2I2Np241
> [!accord] Page 245
> Le film Avatar, opposant la firme capitaliste terrienne avide de minerais d ’une part et la nature « connectée » des Navi de l’autre, est emblématique de ce tournant « réseau » des représentations occidentales de la nature. L’invisibilisation des limites de la Terre ne procède alors plus seulement par son externalisation (comme un grand extérieur encaissant sans problème les prélèvements et rejets humains), mais au contraire par son internalisation radicale.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=241&annotation=L5E339S2)
> ^L5E339S2aNFZV2I2Np241
> [!accord] Page 245
> Cette internalisation s'opère dans les efforts de mise en commensurabilité des fonctionnements écosysté miques avec les flux financiers, fabricant une nature liquide et capitalisable jusque dans ses processus les plus intimes. Cette internalisation dans le marché renvoie à la dissolution ontologique de la nature par les philosophies constructivistes niant son altérité pour les humains, et au projet géoconstruc tiviste d ’ingénierie de tous les aspects du système Terre, du génome à la biosphère12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=241&annotation=GCET2ICM)
>
> >
> Réalisme Capitalisme
> ^GCET2ICMaNFZV2I2Np241
> [!accord] Page 246
> On pourrait également faire remarquer que du début du xtx' siècle au début du xxic, la rupture n’est pas totale : on feint d’inventer un mode de régulation des environnements par la compensation (le principe de pollueur-payeur) qui est en fait né au xix' siècle, et dont l’expérience montre qu’il n’a pas empêché les pollutions, et qu’il a, au contraire, his toriquement accompagné - et légitimé - la dégradation des environnements. Cette régulation possède une logique intrin sèque dont les conséquences étaient repérables dès les années 1820.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=242&annotation=DB5RANRL)
> ^DB5RANRLaNFZV2I2Np242
> [!accord] Page 247
> Cette dynamique d’accumulation du capital a sécrété une « seconde nature » faite de routes, de plantations, de chemins de fer, de mines, de pipelines, de forages, de centrales électriques, de marchés à terme et de porte-conteneurs, de places financières et de banques structurant les flux de matière, d’énergie, de marchandises et de capitaux à l’échelle du globe. C’est cette technostructure orientée vers le profit qui a fait basculer le système Terre dans l’Anthropocène. Le changement de régime géologique est le fait de « l’âge du capital » (Hobsbawm) bien plus que le fait de « l’âge de l’homme » dont nous rebattent les récits dominants.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=243&annotation=3LX7VK29)
> ^3LX7VK29aNFZV2I2Np243
> [!information] Page 248
> La notion de système-monde s’est développée à la suite des travaux de Fernand Braudel et d'immanuel Wallerstein'' pour saisir historiquement la globalisation de l'économie et la perpétuation d'inégalités économiques entre régions du monde2.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=244&annotation=FC66CGD7)
> ^FC66CGD7aNFZV2I2Np244
> [!information] Page 249
> Quatre cycles d’accumulation, quatre systèmes-monde ont été distingués depuis le xvc siècle, centrés sur quatre puissances hégémoniques successives : les cités italiennes (qui financèrent l’expansion vers l’Amérique), la Hollande, la Grande-Bretagne (de la fin du xvitf siècle au début du XXe) puis les ÉtatsUnis (au xxc siècle). La notion de système-monde possède le double avantage d’être à la fois historique et dynamique et d’être systémique et globale, permettant d’ouvrir un dialogue constructif avec les sciences, elles aussi systémiques et glo bales, du système Terre1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=245&annotation=FSLHFYJC)
> ^FSLHFYJCaNFZV2I2Np245
> [!information] Page 249
> La notion de système-monde est actuellement revisitée à l’aune des flux de matière et d’énergie, de la thermodynamique et de l'empreinte écologique12.3Ces travaux font apparaître des écologies-monde2 successivement coengendrées par chaque phase de l'histoire de l’économie-monde.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=245&annotation=UQZ6YSZV)
> ^UQZ6YSZVaNFZV2I2Np245
> [!bibliographie] Page 249
> 2. Alf Hornborg. « Ecological économies, marxism, and technological progress : Sonie explorations of the conceptual foundations of théories of ecologically unequal exchange», Ecological Economies, vol. 105, 2014, p. 11-18; John Bellamy Foster et Hannah Holleman, «T he theory of unequal ecological exchange : a Marx-Odum dialectic », Tlie Journal of Peasant Studies, vol. 41, n° 2. 2014, p. 199-233.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=245&annotation=T66ESD3X)
> ^T66ESD3XaNFZV2I2Np245
> [!approfondir] Page 250
> Dans Le Capital, Marx notait que la position économiquement asservie de l’Irlande faisait que « l'Angleterre, depuis un siècle et demi, a indirectement exporté le sol de l’Irlande, sans même concéder à ses cultivateurs ne fussent que les moyens de remplacer les éléments constituants du sol » en lui faisant produire blé, laine et bétail pour ses besoins1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=246&annotation=HI2LL8R2)
> ^HI2LL8R2aNFZV2I2Np246
> [!accord] Page 250
> Prolongeant l’idée de Rosa Luxemburg. David Harvey a suggéré que le capitalisme, pour soutenir un régime d’exploitation salarial dans les pays du centre a besoin de s’approprier de façon récurrente du travail humain et des productions naturelles initialement vierges de rapports marchands12. Cette asymétrie se réalise soit par prédation (appropriation par dépossession), soit par un échange inégal en termes de travail incorporé3 mais aussi en termes cle contenu écologique ou énergétique des biens échangés.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=246&annotation=76BMKB6R)
> ^76BMKB6RaNFZV2I2Np246
> [!bibliographie] Page 250
> 1. Karl Marx. Le Capital [1867). Paris. Les Éditions sociales, livre I. t. 3. 1973, p. 141. 2. David Harvey, Le Nouvel Impérialisme, Paris. Les Prairies ordi naires, 2010.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=246&annotation=BPHWMQ95)
> ^BPHWMQ95aNFZV2I2Np246
> [!bibliographie] Page 250
> 3. Depuis les travaux de R. Prebisch. A. Emmanuel et S. Amin, l’échange inégal se caractérise par la dégradation des termes de l’échange pour un pays de la périphérie du système-monde, c ’est-à-dire le fait qu’il faille exporter de plus en plus de biens (typiquement des matières premières) pour pouvoir obtenir la même quantité de biens importés (typiquement des biens industriels) et que le nombre d’heures de travail ainsi échangées soit de plus en plus inégal.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=246&annotation=CGSCNDQT)
> ^CGSCNDQTaNFZV2I2Np246
> [!information] Page 250
> Le biologiste suédois Georg Borgstrôm dans les années 1960 introduit la notion d’« hectares fantômes » comme les hectares capturés par certains pays consommant plus que la capacité bioproductive de leur territoire par l’importation de produits venus d’autres régions du monde. C’est celte approche qui va influencer l'historien de la révolution industrielle [[Kenneth Pomeranz]] (ci-après), ainsi que William Rees et Mathis Wackemagel qui ont développé l’« empreinte écologique » comme nouvel indicateur de soutenabilité.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=246&annotation=JTLWF3SP)
> ^JTLWF3SPaNFZV2I2Np246
> [!bibliographie] Page 251
> 3. Selon la loi de l’entropie, toute entreprise économique transforme des ressources naturelles (de basse entropie) en produits et déchets à plus haute entropie, et présente donc un coût enlropique toujours supérieur à son produit. Dans le cas du système Terre qui est un système ouvert, une partie de cette entropie est réduite par le monde vivant qui reconstitue une matière plus ordonnée (néguentropie) en utilisant (photosynthèse) l’énergie du Soleil. Le passage à une économie fossile dissipant l’énergie libre des stocks souterrains plus vite qu’elle ne se reconstitue annuellement dans la biosphère apparaît bien comme un marqueur entropique de TAnthropocône. En suivant cette lecture on peut considérer le système-monde comme une structure dissipative. Cf Nicholas Georgescu-Roegen. The Entropy Law and tlie Economie Process, Harvard Universily Press. 1971.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=247&annotation=JL376MPJ)
> ^JL376MPJaNFZV2I2Np247
> [!information] Page 252
> Depuis deux siècles, le décollage des pays industriels a généré une grande divergence de revenus : les 20 % les plus pauvres de la planète obtenaient 4,7 % du revenu mondial en 1820, mais seulement 2,2 % en 19921.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=248&annotation=36V6573U)
> ^36V6573UaNFZV2I2Np248
> [!accord] Page 252
> Existe-t-il un lien quelconque entre celte histoire des inégalités entre humains et l'histoire des altérations écologiques de l’Anthropocène? Juste avant le sommet de la Terre de Rio (1992), en pleine négociation de la convention climat, deux écologistes indiens émirent l’idée d'une dette historique des pays riches en matière écologique12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=248&annotation=U3PTSSGA)
> ^U3PTSSGAaNFZV2I2Np248
> [!approfondir] Page 252
> Ils proposaient alors d’attribuer à chaque habitant de la planète un droit à émettre tenant compte des émissions passées de ses concitoyens. Un aut dirigeant chinois affirmait en 2009 : la crise climatique résulte d’un modèle de développement économique très inégal qui s’est propagé au cours des deux derniers siècles, permettant aux pays riches d’aujourd'hui d’atteindre les niveaux de revenus qui sont les leurs, en partie parce qu'ils n’ont pas pris en compte les dégâts envi ronnementaux qui menacent aujourd'hui la vie et les modes de vie des autres3[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=248&annotation=4STQ7EMG)
> ^4STQ7EMGaNFZV2I2Np248
> [!accord] Page 253
> C’est en réponse à ce type d'instrumentalisation de la notion de « responsabilité commune mais différenciée » que certains historiens, tel [[Dipesh Chakrabarty]], cherchent à déconnecter l’histoire du capitalisme de celle de l’Anthropocène. Pour lui, « c’est grâce aux pauvres (c’est-à-dire grâce au fait que le développement est inégal et injuste) que nous ne rejetons pas des quantités encore supérieures de gaz à effet de serre dans la biosphère [...] Ceux qui lient le changement climatique exclusivement à des origines historiques, ou à la formation des inégalités de richesses dans le monde moderne soulèvent des questions pertinentes sur les inégalités historiques », mais non pertinentes pour éclairer la genèse historique du nouvel état de la Terre qu'est TAnthropocène1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=249&annotation=BRMWVB4R)
> ^BRMWVB4RaNFZV2I2Np249
> [!accord] Page 253
> Comme nous allons le voir dans ce chapitre, le modèle de développement industriel et son métabolisme en matière et en énergie qui a altéré la trajectoire géologique de notre Terre, est inséparable de l'histoire des systèmes-monde capitalistes, de l’[[Fiche - Échange écologique inégal|échange écologique inégal]], du colonialisme et de l’impérialisme, de l'exploitation et du sous-développement.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=249&annotation=YG9JKEE3)
> ^YG9JKEE3aNFZV2I2Np249
> [!accord] Page 254
> Si c’est effectivement au début du xixc siècle, avec l'entrée dans l’ère industrielle, que l'ensemble du système Terre est altéré et que l’humanité devient une force géologique et non plus seule ment biologique, faire débuter l’Anthropocène autour de 1800 occulte le fait essentiel qui est que le capitalisme industriel a été intensément préparé par le « capitalisme marchand » depuis le xvri siècle, y compris dans son rapport destructeur à la nature et à la vie humaine.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=250&annotation=LXUU8TRQ)
> ^LXUU8TRQaNFZV2I2Np250
> [!accord] Page 254
> Parler de Capitalocène signale que l’Anthropocène n'est pas sorti tout armé du cerveau de James Watt, de la machine à vapeur et du charbon, mais d’un long processus historique de mise en relation économique du monde, d’exploitation des hommes et du globe, remontant au XVIe siècle et qui a rendu possible l’industrialisation.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=250&annotation=WJGFIHCX)
> ^WJGFIHCXaNFZV2I2Np250
> [!information] Page 257
> En 1745 l'économiste Malachy Postlethwayt de'crivait l'Empire britannique comme « une superstructure magnifique faite de commerce américain, de puissance navale et reposant sur des fondations africaines1». La centralité du commerce transatlantique dans la révolution industrielle renvoie à celle des esclaves africains qui constituent le pivot fondamental d'un système-monde alors dominé par la Grande-Bretagne. Premièrement, les revenus de la traite, qui ont suscité tant de débats parmi les historiens, sont actuellement réévalués à la hausse : Joseph Inikori estime à 50 % le taux de profit des meilleurs négriers à la fin du xvmc siècle12.34 Les profits de la traite représentent environ 40 % de l'investissement commercial et industriel britannique après 1750’.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=253&annotation=EDGHQETE)
> ^EDGHQETEaNFZV2I2Np253
> [!information] Page 257
> Deuxièmement, le sucre produit par des esclaves représente, de loin, le commerce le plus lucratif. Au début du XIXesiècle, les colonies britanniques en produisent 177 000 tonnes par an contre 33 000 pour les colonies françaises amputées de Saint-Domingue'1. La consom mation anglaise passe de I à 25 livres par personne et par an au cours du xviié et fournit un apport important en calories (4% en 1800. auquel il faudrait ajouter le riz) augmentant la productivité des travailleurs britanniques.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=253&annotation=6SGZVY6F)
> ^6SGZVY6FaNFZV2I2Np253
> [!information] Page 258
> La nature fondamentalement globale du phénomène trop simplement appelé « révolution industrielle » peut également être saisie par les capacités productives des espaces mis en relation. L’historien [[Kenneth Pomeranz]]. dans Une grande divergence, a entrepris d’expliquer pourquoi l’Angleterre, et non la région chinoise du delta du Yangzi. a pris la voie de l'industrialisation1. En 1750, ces deux sociétés présentaient un niveau de « développement » économique et technologique à peu près équivalent et étaient confrontées à des pressions ana logues sur leurs ressources en terre et en bois. En Angleterre, le prix du bois de chauffe est multiplié par S entre 1500 et 1630 et le couvert forestier ne représentait que 5 à 10 % de la surface du pays à la fin du xvnf siècle. Les plaintes sur l’épuisement des sols s’intensifient sans que l’usage du trèfle (rotation du Norfolk) ne résolve le problème.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=254&annotation=GVZIHI96)
> ^GVZIHI96aNFZV2I2Np254
> [!accord] Page 258
> Selon [[Kenneth Pomeranz|Pomeranz]], une double « contingence » favorable explique la voie anglaise. Premièrement : la disponibilité ju charbon. Les mines anglaises sont relativement faciles à exploiter et proches des centres de consommation, alors qu’en Chine, elles se trouvent à plus de 1 500 km de Shanghai. En 1820, la consommation anglaise de charbon équivaut à plus de 8 millions d’hectares de forêts rationnellement gérées, soit plus de dix fois la surface forestière britannique. Deuxièmement : la situation impériale de l’Angleterre qui lui permet de drai ner des ressources cruciales à son développement industriel.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=254&annotation=SLKBMVC2)
> ^SLKBMVC2aNFZV2I2Np254
> [!information] Page 258
> En 1830. le sucre (antillais) équivaut à 600 000 hectares de bonnes terres à céréales, le coton (américain) à 9.3 millions d’hectares de pâturages à ovins et le bois (d’Amérique et de mer Baltique) à plus de 400 000 hectares de forêts domestiques. Au total, sans compter le charbon, on atteint ainsi plus de 10 millions d’hectares fantômes (l’équivalent des deux tiers de la surface agricole utile cumulée de l’Angleterre et du Pays de Galles) nourrissant les machines et les travailleurs anglais.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=254&annotation=RH8N5SUQ)
> ^RH8N5SUQaNFZV2I2Np254
> [!information] Page 259
> En outre, comme l’a montré Alf Homborg, l’échange est bien écologiquement inégal : en 1850, en échangeant 1 000 livres de textile manufacturé à Manchester contre 1 000 livres de coton brut américain, l’Angleterre était gagnante à 46 % en termes de travail incorporé (échange inégal) et à 6 000 % en termes d ’hectares incorporés12, libérant ainsi son espace domestique de la contrainte environnementale de produire autant de fibres qui entraient en concurrence avec les autres besoins en grains, bois et fourrages.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=255&annotation=YPF7ETW8)
> ^YPF7ETW8aNFZV2I2Np255
> [!information] Page 259
> Werner Sombart voyait dans la pénurie de bois due à la déforestation et dans l’épuisement des sols européens « la menace d ’une fin du capitalisme », voire de la « culture européenne » vers 18003. Sans aller jusque-là. [[Kenneth Pomeranz|Pomeranz]] écrit qu’« en l’absence de la double aubaine du charbon et des colonies, la Grande-Bretagne se serait trouvée confrontée à une impasse écologique sans issue interne apparente4 ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=255&annotation=WHQ6TX5D)
> ^WHQ6TX5DaNFZV2I2Np255
> [!information] Page 260
> Si l’externalisation de la contrainte environnementale sou lagea la Grande-Bretagne, elle bouleversa les écologies de la périphérie. La disponibilité d'immenses espaces « vides » grâce à l’élimination de 90 % de la population amérindienne de 1492 à 1700 initia un rapport à l’environnement beaucoup plus prédateur qu’en Europe. Par exemple, la culture du tabac épuisait les terres si rapidement (après trois ou quatre récoltes seulement) qu’au cours du xvm' siècle sa production dut se déplacer du Maryland et de Virginie vers les Appalaches'.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=256&annotation=XEFGK8G2)
> ^XEFGK8G2aNFZV2I2Np256
> [!information] Page 260
> Quant aux fabuleuses mines d’argent du Mexique et du Pérou, elles furent épuisées en quelques décennies, laissant des envi■onnements intensément pollués : 200 000 tonnes de mercure / furent consommées jusqu’en 1900. l’essentiel partant en vapeur dans l’atmosphère’'. On pourrait encore mentionner la quasi-extinction du castor, du bison américain ou de la baleine boréale à la fin du xixc siècle, en lien d’ailleurs avec l’industrialisation, le cuir de bison fournissant d’excellentes courroies de transmission et l’huile de baleine un excellent lubrifiant pour les mécaniques de la révolution industrielle5.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=256&annotation=QI9ELTXZ)
> ^QI9ELTXZaNFZV2I2Np256
> [!accord] Page 261
> Quelle que soit la valeur de ce chiffre, il ne rendra jamais compte du fait que l'Occident est « redevable » à l’Afrique, mais aussi à l’Amérique et à l’Asie, de son essor industriel. Ce dernier et donc l’entrée dans l’Anthropocène furent rendu possibles par l’[[Fiche - Échange écologique inégal|échange écologique inégal]] avec ces régions aux xviif et XIXe siècles.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=257&annotation=U8BJ8ZQT)
> ^U8BJ8ZQTaNFZV2I2Np257
> [!information] Page 262
> Avant la Première Guerre mondiale, les pays riches importent déjà 41 % de leur consommation de phosphate, soit 2,9 millions de tonnes par an3.4 Malgré ces apports, la productivité agricole stagne dans les deux derniers tiers du xixc siècle au Royaume-Uni, qui pour nourrir sa population au moindre coût, importe en 1900 plus de 60 % de son alimentation contre 15 % en 1850J. Les hectares fantômes qui nourrissent les Britanniques sont aussi nombreux que la surface agricole du pays5.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=258&annotation=HVZJYAAW)
> ^HVZJYAAWaNFZV2I2Np258
> [!accord] Page 264
> Ce capitalisme financier s’incarne dans des dispositifs tech niques, très émetteurs de CO„ qui réorganisent les flux de matière, d’énergie et de marchandises à l'échelle mondiale. Canaux transcontinentaux, chemins de fer, bateaux à vapeur, docks, silos à grain et lignes télégraphiques fabriquent une seconde nature à l’échelle de la planète, pénétrant à l’intérieur des pays périphériques et les arrimant à l'économie-monde. Ces réseaux réduisent le coût de la coordination et renforcent la puissance des firmes géantes dévolues à leur gestion.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=260&annotation=RSSCCNML)
> ^RSSCCNMLaNFZV2I2Np260
> [!information] Page 264
> Le réseau télégraphique mondial est également mis en place par des firmes majoritairement anglaises. 11 permet de mieux gouverner les empires et d'améliorer la rapidité et la fiabilité de l’information commerciale ce qui. en retour, rend plus rentable le commerce de pondéreux où une différence de prix marginale peut jouer un grand rôle dans la profitabi lité. Dans les années 1860 s’établit également la pratique du tramping : des cargos sont envoyés en mer sans destination prévue et naviguent de ports en ports en fonction des cours des marchandises[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=260&annotation=UI4XVVBD)
> ^UI4XVVBDaNFZV2I2Np260
> [!information] Page 265
> Le réseau ferroviaire mondial qui passe de 100 000 à 1000 000 de kilomètres entre 1860 et 192012 est financé principalement sur capitaux privés, souvent britanniques. Par exemple, en 1860 la firme de construction ferroviaire Brassey, Peto et Betts emploie 100 000 employés sur cinq continents et édifie des lignes de la Russie à l’Amérique du Sud en passant par le Canada et l'Algérie3. Fin xix‘ siècle, les investissements directs à l’étranger sont comme magnétisés par les ressources minérales et agricoles. En Afrique comme en Amérique du Sud et en Asie, les chemins de fer sont systématiquement associés à l’extraction minière ou au transport des pondéreux agricoles pour le marché international : drainage du cuivre et du guano au Pérou et au Chili, drainage du coton en Inde, du café au Brésil, de la viande en Argentine, monoculture de la banane en Amérique centrale ou de l’arachide au Sénégal, etc.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=261&annotation=A8BPSTKH)
> ^A8BPSTKHaNFZV2I2Np261
> [!accord] Page 265
> Les pays périphériques n'offrent pas seulement des matières premières mais aussi des travailleurs bon marché : travailleurs « engagés » des mines et des plantations en état de quasiservitude, coolies chinois fuyant la guerre civile causée par les guerres de l'opium et la révolte des Taiping, exploités sur les chantiers ferroviaires du monde entier4.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=261&annotation=WKH7BNNF)
> ^WKH7BNNFaNFZV2I2Np261
> [!accord] Page 265
> Les infrastructures placent les pays du tiers-monde dans une situation d’extraversion, de spécialisation et de dépen dance économique. Des pays entiers peuvent dorénavant être étranglés par la coupure du crédit qui prépare l’asservissement économique ou politique. Comme l’a montré [[Timothy Mitchell|Tim Mitchell]] pour le cas du pétrole, la hiérarchie dans le système-monde passe par une répartition soigneusement choisie des disposi tifs techniques : par exemple forer des puits de pétrole sans établir des moyens de stockage et de raffinage assure la mise en dépendance des pays producteurs.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=261&annotation=YE7EP7MF)
> ^YE7EP7MFaNFZV2I2Np261
> [!accord] Page 266
> La seconde nature du capitalisme a précipité l’intégration des régions périphériques dans le système-monde ainsi que la désintégration des éco nomies précapitalistes transformées en périphérie désindustrialisée. Les États postcoloniaux du XXe siècle ont hérité de ces infrastructures, rendant difficile un développement plus harmonieux de leur économie.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=262&annotation=2MZT4TAS)
> ^2MZT4TASaNFZV2I2Np262
> [!accord] Page 266
> Deux séries de famines entre 1873 et 1898 liées à un épisode climatique El Nino, causèrent entre 30 et 50 millions de morts à travers le monde, et principalement en Chine et en Inde. Or. jamais ces deux pays n’avaient connu un tel désastre. Des sécheresses similaires en Chine au xviiri siècle avaient été gérées de manière satisfaisante par l’empire Qing grâce à des systèmes de greniers impériaux, de transports de longue distance par le grand canal reliant Chine du Nord et Chine du Sud et des distributions de grains dans l'urgence. Pour comprendre l’impact humain de cet épisode climatique, il faut donc cher cher d’autres explications que naturelles : la vulnérabilité des sociétés indiennes et chinoises avait pour cause, en amont, la dislocation des systèmes de résilience et de secours. La Chine sortait des deux guerres de l’opium et de la terrible guerre civile des Taiping (due en grande partie à l'affaiblissement de l’empire du Milieu sous les coups de boutoir du colonialisme européen). Quant à l’Inde, la gestion du pouvoir britannique visait à augmenter ses exportations agricoles malgré la famine. Ainsi ce grand désastre doit-il se comprendre comme le croi sement d’un accident climatique régulier et assez banal, de la construction du marché global des céréales centré sur Londres et Chicago (les récoltes indiennes étaient déjà acquises par l’entremise des marchés à terme) et enfin de la dislocation des sociétés asiatiques sous le coup du colonialisme1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=262&annotation=IIE6F8MD)
> ^IIE6F8MDaNFZV2I2Np262
> [!information] Page 267
> Les conséquences écologiques de la seconde révolution industrielle dans les pays périphériques sont également drama tiques. L’arbre à gutta percha disparaît dès 1856 de Singapour puis de nombreuses îles de Malaisie2. A la fin du xixc siècle, la ruée vers le caoutchouc s'empare de l’Amazonie, causant massacres d ’indiens et déforestation. Au début du xxc siècle, l’hévéa est transféré du Brésil vers la Malaisie, le Sri Lanka, Sumatra puis au Libéria où des compagnies anglaises et américaines (Hoppum, Goodyear, Firestone...) établissent d'immenses plantations. Ces dernières mettent à bas plusieurs millions d ’hectares de forêts, causant l’épuisement du sol et l’introduction de la malaria3. Dans les années 1920, au Congo, le développement des plantations de caoutchouc, de l'exploitation minière et des chemins de fer provoque une première dissémination régionale du virus VIH4.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=263&annotation=RP255NCC)
> ^RP255NCCaNFZV2I2Np263
> [!accord] Page 267
> C'est ainsi que, dans le dernier tiers du xtxc siècle, naît le « sous-développement ». Les écarts économiques massifs entre l’Europe et l’Amérique du Nord d’un côté et l’Asie de l’autre se creusent à cette époque. Entre 1800 et 1913, le revenu par habitant des Européens augmente de 222 %, celui des Africains de 9 % et celui des Asiatiques de 1 % seulement5.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=263&annotation=L22JGZ4U)
> ^L22JGZ4UaNFZV2I2Np263
> [!bibliographie] Page 267
> 4. N. R. Faria et al., «T he hidden hislory of HIV-1 : Establishment and early spread of the AIDS pandémie », Science, vol. 346, 2014, p. 56-61.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=263&annotation=JXB8J37S)
> ^JXB8J37SaNFZV2I2Np263
> [!information] Page 269
> Le nombre d ’humains qui passent d'un métabolisme de société agraire (consomma tion d’environ 65 gigajoules par personne et par an) à un métabolisme industriel basé sur les énergies fossiles (223 gigajoules par personne et par an) croît de 30 % de la popu lation mondiale en 1950 à 50 % en 20001.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=265&annotation=Q98X35MM)
> ^Q98X35MMaNFZV2I2Np265
> [!accord] Page 269
> La Grande Accé lération n’est donc pas un phénomène uniforme d ’accélération de la croissance, mais un changement qualitatif de mode de vie et de métabolisme, qui arrime une croissance mondiale forte à une croissance encore plus forte d ’énergie fossile (et notamment du pétrole qui supplante le charbon) et de res sources minérales et représente ainsi une perte d’efficacité matière et énergie de l'économie mondiale.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=265&annotation=IR28MMEK)
> ^IR28MMEKaNFZV2I2Np265
> [!accord] Page 270
> La fabrique de l'abondance en Europe et au Japon et la Pax Americana passent par un produit clé. le pétrole, auquel 10% du plan Marshall est consacré. Cette aide en pétrole enrichit largement les majors états-uniennes (Standard Oil. Caltex, Socony-Vacuum Oil...) à qui les trois quarts du pétrole financé par le plan Marshall est acheté, et à des prix supérieurs au cours mondial12. Mais elle est aussi une arme géopolitique majeure en dévitalisant les forces ouvrières communisantes européennes liées au charbon (chapitre 5) et en dopant la croissance des alliés occidentaux.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=266&annotation=SQU4C2NF)
> ^SQU4C2NFaNFZV2I2Np266
> [!information] Page 271
> Ce « petro-farming » devient énergétiquement déficitaire : le taux de retour énergétique de l’agriculture (nombre de calories alimentaires obtenues par calorie utilisée pour les produire) chute de 12,6 en 1826 à 2,1 en 1981 en Angleterre, de 3 en 1929 à 0,7 en 1970 en France, et même à 0,64 aux États-Unis et au Danemark en 2005'. Alors que l’Europe était importatrice de grains, de viande et d ’oléagineux à l’âge des empires, s’instaure un nouveau «foocl régime2 » mondial après 1945.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=267&annotation=4IQPGXF6)
> ^4IQPGXF6aNFZV2I2Np267
> [!approfondir] Page 271
> Le succès géopolitique et économique de la Pax Americar croissancisle n’a d'égal que l’énormité de son empreinte éo logique pesant sur la planète entière. L’indicateur d’empreint écologique humaine globale-' passe de l’équivalant de 63 % de la capacité bioproductive terrestre en 1961 à 97 % en 1975J (aujourd’hui, plus de 150%, soit une consomma tion de 1,5 planète par an).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=267&annotation=8M984XJT)
> ^8M984XJTaNFZV2I2Np267
> [!accord] Page 272
> Si l’on considère l’évolution de la balance des échanges de matière (figure 14) entre les différentes parties du monde, il apparaît que la différence écologique essentielle entre système communiste et capitaliste réside dans le fait que le camp communiste exploite et dégrade surtout son propre environne ment pour son développement, alors que les pays industriels occidentaux construisent leur croissance sur un gigantesque drainage des ressources minérales et renouvelables du reste du monde non communiste, qui, lui, se vide de sa matière et de son énergie de haute qualité.1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=268&annotation=XV8SQ6S3)
> ^XV8SQ6S3aNFZV2I2Np268
> [!information] Page 273
> La mise en œuvre de ce colossal drainage de matières extraites dans les régions périphériques du système-monde fait l’objet d’une attention toute stratégique des dirigeants états-uniens. Dès mai 1945, le secrétaire de l’Intérieur écrit à Roosevelt : « Il est essentiel de concrétiser la déclaration de la Charte atlantique, en assurant l’égal accès de toutes les nations [occidentales] aux matières premières du monde1. » Dans la continuité des logiques de ravitaillement de guerre, l’accès à des ressources cruciales comme l’uranium, le caoutchouc ou l’aluminium (ingrédient clé de l’aviation moderne) devient alors affaire d'Etat avec des politiques énergiques de sécu risation de l’accès à ces ressources, du pétrole vénézuélien ou moyen-oriental au manganèse indien en passant par l’ura nium congolais.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=269&annotation=NIZDAVCQ)
> ^NIZDAVCQaNFZV2I2Np269
> [!information] Page 275
> La construction de bases militaires représente à elle seule 2,5 milliards de dollars de contrats dont profitent Morrison-Knudsen, Bechtel, Brown & Root... À cela s’ajoutent les énormes besoins en approvisionnement alimentaire et pétrolier, en logistique, etc. Ces entreprises développent des capacités à se projeter dans le monde, à produire à grande échelle ainsi que des connexions avec les décideurs militaires et politiques qui vont les transformer en grandes multinationales après la guerre. Elles établissent dans le monde entier des bases militaires, des installations pétrolières, des pipelines, des barrages, des raffineries ou installations pétrochimiques, des équipements nucléaires, des mines et des usines de ciment, d'engrais, de pesticides et de produits agroalimentaires1. Entre 1945 et 1965, les entreprises américaines réalisent à elles seules 85 % des nouveaux investissements directs à l'étranger du monde12.3[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=271&annotation=XVFVI7ZI)
> ^XVFVI7ZIaNFZV2I2Np271
> [!accord] Page 275
> Celte prise de contrôle permet un accès aux ressources mondiales dans des conditions plus que favorables. Alors que selon Paul Bairoch, les termes de l’échange s’étaient améliorés pour les pays du tiers-monde entre la fin du XIXe siècle et 1939, le phénomène marquant d’après-guerre est la nette dégradation des termes de l’échange des « pays en voie de développement » exportateurs de produits primaires et importateurs de biens manufacturés provenant des pays industriels : près de - 20 % de 1950 à 1972. Cette dégradation ne cessa qu’avec le choc pétrolier de 1973 pour les pays pétroliers, mais se poursuivit jusqu’aux années 1990 pour les pays exportateurs de matières premières renouvelables ou minières'. La croissance économique et le modèle social des pays industriels occidentaux n'auraient pu se construire sans cet échange inégal.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=271&annotation=HAXKHPP3)
> ^HAXKHPP3aNFZV2I2Np271
> [!accord] Page 276
> Cet échange économiquement inégal est aussi un échange écologiquement inégal. Parmi les trois vastes pays riches en ressources, l’empreinte de l’URSS n'atteint 100% de sa biocapacilé domestique qu’en 1973, celle de la Chine l’atteint en 1970 (et ne cesse de monter depuis, atteignant 256 % en 2009), tandis que l’empreinte états-unienne est déjà égale à 126 % de la biocapacité de son territoire en 1961 et atteint 176 % en 1973: . Si l'on ajoute à ce tableau, pour 1973, l’empreinte comparée à la biocapacité de la Grande-Bretagne (377 %), la France (141 %). l’Allemagne fédérale (292 %) ou le Japon (576 %). alors que nombre de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine sont sous un ratio de 50 % à cette date, on comprend que le phénomène moteur de la Grande Accélération engagée en 1945-1973. 'est le formidable endettement écologique des pays indusels occidentaux.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=272&annotation=4ICXWXYJ)
> ^4ICXWXYJaNFZV2I2Np272
> [!accord] Page 277
> La Grande Accélération correspond donc à un moment de capture par les pays industriels occidentaux des surplus écologiques du tiers-monde. Elle apparaît alors comme le creusement d’un écart écologique entre des économies nationales qui génèrent beaucoup de richesses sans soumettre leur territoire à des impacts excessifs et des pays du reste du monde dont l'économie pèse d’une lourde empreinte sur le territoire.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=273&annotation=BJ2UEZLY)
> ^BJ2UEZLYaNFZV2I2Np273
> [!accord] Page 279
> En somme, parler de capitalocène plutôt que d'Anthropocène possède de multiples effets heuristiques et explicatifs. Cela signale en particulier que l'[[Fiche - Échange écologique inégal|échange écologique inégal]] est bien un facteur explicatif majeur de la genèse conjointe des asymétries de richesses propres à la dynamique historique du capitalisme et de l’essor des impacts humains à l’origine du déraillement géologique de la planète dans l’Anthropocène. Une histoire rematérialisée et écologisée du capitalisme apparaît comme le partenaire indispensable des sciences du système Terre pour appréhender notre nouvelle époque1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=275&annotation=4CGGAWLX)
> ^4CGGAWLXaNFZV2I2Np275
> [!accord] Page 281
> Alors que les histoires de l’environnementalisme se limitaient jusqu’à récemment aux pays du Nord et débutaient aux années 1960, avec de simples préliminaires sur des « précurseurs » et sur les mutations du « sentiment de nature » depuis Rousseau, les historiens insistent au contraire maintenant sur l’importance dès le XVIIIe siècle d’un «environnementalisme des pauvres1», présent dans les pays en voie d’industrialisation comme dans ceux du Sud. Cet « environnementalisme des pauvres » est porteur d’une économie morale articulant justice sociale et décence environnementale2.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=277&annotation=ZTXTR6KF)
> ^ZTXTR6KFaNFZV2I2Np277
> [!accord] Page 281
> Évidemment, il ne s’agit pas, de manière anachronique, de parler d’un mouvement écologiste quand le mot d’écologie ne date que de 1866. Mais une histoire condescendante des alertes et des controverses environnementales du passé, une histoire qui négligerait de donner la parole aux vaincus, aux alternatives marginalisées et aux « critiques oubliées qui n’ont cessé d’accompagner les mutations de l’ère industrielle'’ » ne serait pas moins anachronique.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=277&annotation=SYYWB9IJ)
> ^SYYWB9IJaNFZV2I2Np277
> [!bibliographie] Page 281
> 2. Ramachandra Guha, Environmentalisin. A Global History. op. cit.. p. 3 ; Joan Marlinez-Alier, L ’Écologisme des pauvres, Paris, Les petits malins/Veblen, 2014.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=277&annotation=ULXNZLKJ)
> ^ULXNZLKJaNFZV2I2Np277
> [!bibliographie] Page 281
> 3. François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique, Paris, IHMO. 2009 ; ainsi que Techno-critiques. Contester les techniques à l'ère industrielle, Paris, La Découverte, 2014.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=277&annotation=XBWCX7B5)
> ^XBWCX7B5aNFZV2I2Np277
> [!accord] Page 282
> Si ces groupes, ces contestations ou alternatives ne s’alignent parfaitement ni sur les batailles relatives au régime politique ni sur la lutte des classes telle que les marxistes la mirent au centre de l’histoire, ils dessinent néanmoins un arc de résistances, et nous établirons quelques passerelles entre eux autour de trois questions majeures de la période : les forêts et le climat, les machines et les pollutions.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=278&annotation=6DE29BHP)
> ^6DE29BHPaNFZV2I2Np278
> [!information] Page 283
> Cette gestion impliquait, dans les faits, de limiter ou d’interdire les droits d’usage des villageois tel le droit de pâture des bêtes ou de prélèvement de bois mort, créant des conflits sociaux très intenses du milieu du xvinc au milieu du xtx1 siècle. Dans la forêt royale de Chaux dans le Jura, la « révolte des demoi selles » s'enflamme en 1765. Là où les ingénieurs forestiers royaux se félicitent d’une production rationnelle et durable sur le modèle allemand, les villageois et les petits artisans voient une appropriation qui les prive de bois bon marché. Ils pourchassent les gardes et se servent dans la forêt, conduisant les autorités à envoyer la cavalerie et les grenadiers12. Partoui en France, les cahiers de doléances de 1789 témoignent des plaintes innombrables contre les activités industrielles, par ticulièrement les forges et les salines, accusées de causer la déforestation et d’accroître le prix du bois3.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=279&annotation=M44AEPL7)
> ^M44AEPL7aNFZV2I2Np279
> [!information] Page 284
> Le code forestier de 1827 abolit certains droits coutumiers de prélèvements villageois dans les forêts. Dans la souspréfecture de Saint-Girons, on passe de 192 procès-verbaux de délits forestiers en 1825 avant le code, à 2 300 en 1840. À Tarbes, un vieillard est condamné à la lourde amende de 11,60 francs pour avoir « volé » 25 centilitres de glands dans la forêt ! Cette atteinte aux droits d’usage collectifs ouvre un demi-siècle de conflits dans les forêts françaises. Dans les Pyrénées, la fameuse « guerre des demoiselles », oppose les villageois aux maîtres des forges et charbonniers12. En juil let 1830, pendant que le peuple parisien renverse Charles X, les paysans pyrénéens tiennent la dragée haute à deux compa gnies d'infanterie et Louis-Philippe devra en dépêcher treize pour tenter de reprendre le contrôle du terrain.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=280&annotation=HY8R6BW8)
> ^HY8R6BW8aNFZV2I2Np280
> [!information] Page 284
> Dans les États allemands, la gestion « soutenable » des forêts, qui transforme l’espace forestier en usine à bois, suscite des tensions similaires. Èn Bavière, dans les années 1840, les infractions forestières, sanctionnées par des amendes ou rême des peines de prison, se comptent par centaines de illiers3.4En Prusse, dans les années 1840. les 5/6 des pouriites judiciaires sont liées à des vols de bois. Le jeune Karl larx découvre la lutte des classes non pas dans les villes industrielles anglaises mais à travers cette grande question d’écologie politique que sont la privatisation des forêts et l’exclusion des usages communaux'1Dans les États allemands, la gestion « soutenable » des forêts, qui transforme l’espace forestier en usine à bois, suscite des tensions similaires. En Bavière, dans les années 1840, les infractions forestières, sanctionnées par des amendes ou même des peines de prison, se comptent par centaines de milliers. En Prusse, dans les années 1840, les 5/6 des poursuites judiciaires sont liées à des vols de bois. Le jeune Karl Marx découvre la lutte des classes non pas dans les villes industrielles anglaises, mais à travers cette grande question d’écologie politique que sont la privatisation des forêts et l’exclusion des usages communaux.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=280&annotation=E5KQFY2Q)
> ^E5KQFY2QaNFZV2I2Np280
> [!bibliographie] Page 284
> 4. John Bellamy Foster, Marx’s Ecology : Matérialisai and Nature, op. cil., p. 67.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=280&annotation=GSGNF2EA)
> ^GSGNF2EAaNFZV2I2Np280
> [!information] Page 285
> C’est dans ce contexte qu’en 1821 [[Charles Fourier]] rédige un texte extraordinaire intitulé Détérioration matérielle de la planète'. Ce penseur du premier socialisme s’oppose alors aux industrialistes tel Saint-Simon, qu’il accuse de prôner une fausse religion, un « faux progrès », et de ne pas penser l ’« association » des « ouvriers avant celle des maîtres12». [[Charles Fourier|Fourier]] donne une dimension écologique à sa critique de P« industrie civilisée ». Partant du constat d ’un dérèglement du climat, il diagnostique un « déclin de la santé du globe ». La source profonde du mal est sociale : c ’est l’individualisme qui conduit au déboisement et à l’épuisement des ressources naturelles : « Ces désordres climatériques sont un vice inhérent à la culture civilisée ; elle bouleverse tout [...] par la lutte de l’intérêt individuel avec l'intérêt collectif3. »[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=281&annotation=FT8L5QL3)
> ^FT8L5QL3aNFZV2I2Np281
> [!accord] Page 285
> Toute tentative pour gérer la planète sans sortir de la « Civi lisation » du stade marchand et individualiste et aller vers le stade supérieur de l’« association » est vouée à l’échec : II est donc souverainement ridicule de s'arrêter à faire de décrets [sur les forêts] qui enjoignent la Civilisation de n'êtrt plus elle-même, de changer sa nature dévastatrice, d’étouffer son esprit rapace [...] autant vaudrait décréter que les tigres deviendront dociles et ennemis du sang4.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=281&annotation=L8ZEDG7P)
> ^L8ZEDG7PaNFZV2I2Np281
> [!approfondir] Page 286
> Joachim Radkau s’est amusé à imaginer l’éventualité d’une issue différente à la question foreslière/climalique du tournant du xvtti' et du xix' siècle. Pourquoi une « grande alliance verte1», coalisant des forestiers antilibéraux, des savants craignant un changement climatique, des intellectuels romantiques, des artisans et ouvriers luddiles rétifs à l’ordre manufacturier, des révolutionnaires utopiques et un peuple des villages défendant les communs, n’a-l-elle pas eu raison du libéralisme marchand et industrialiste ? La question peut paraître oiseuse tant l’« alliance » apparaît hétéroclite et improbable, mais elle présente l’avantage de nous obliger à une lecture plus ouverte et plus politique de l’histoire.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=282&annotation=9IGQLBQ3)
>
> >
> D'ou l'impasse de la classe écologique de Bruno Latour. Aller Cheh
> ^9IGQLBQ3aNFZV2I2Np282
> [!information] Page 287
> À Falaise, en novembre 1788, 2 000 ouvriers munis de bâtons détruisent une machine à filer et, à Rouen, le 14 juil let 1789, des centaines d’ouvriers envahissent une filature et brisent trente métiers mécaniques. À la faveur de la révolution de juillet 1830, 700 ouvriers typographes parisiens détruisent les presses mécaniques de l’Imprimerie royale. Ces actions se comptent par centaines dans l’Europe des années 1780-1830.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=283&annotation=INT36EKQ)
> ^INT36EKQaNFZV2I2Np283
> [!accord] Page 287
> Ce mouvement des bris de machines est constitué d ’artisans urbains (typographes, travailleurs du textile) et d’ouvriers ruraux (paysans filant, tissant et tricotant à la main, saisonniers du battage des céréales, etc.). Ils expriment leur refus de se voir dépossédés de leurs savoir-faire, de leur gagne-pain et de leur mode de vie à la fois agricole et manufacturier. Ils rejettent des produits industriels de mauvaise qualité et défendent, contre les machines qui rendaient possibles les déséquilibres et les inégalités, l’idée d ’un prix juste pour leur labeur. Cette «économie morale», qui s’oppose à l’économie politique libérale en train de triompher, était partagée par de nombreut petits-maîtres, les maires des communes et les élites locales Ils ne constituent en fait que la partie historiquement visible d’une opposition assez générale à la mécanisation.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=283&annotation=IKC5WLQD)
> ^IKC5WLQDaNFZV2I2Np283
> [!information] Page 287
> Le romantisme participe aussi à la légitimation de la contes tation des machines. Lord Byron s’oppose ainsi en 1812 à l'instauration de la peine capitale pour les luddites. En France, on observe après la révolution de Juillet des circulations entre les milieux artisans et ouvriers et les jeunes commis et étudiants imprégnés de lectures romantiques, tel le mouve ment des « boussingots » né après la bataille d’Hemani123.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=283&annotation=V5H9P5VI)
> ^V5H9P5VIaNFZV2I2Np283
> [!information] Page 288
> En 1811. la Nottingham Review écrivait ainsi : « les machines ne sont pas détruites par hostilité à toute innovation, mais parce qu’elles permettent de fabriquer des marchandises de peu de valeur, d’apparence trompeuse qui portent atteinte à la renommée du métier et des produits' ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=284&annotation=J7N3WMKY)
> ^J7N3WMKYaNFZV2I2Np284
> [!approfondir] Page 288
> Dans la société harmonieuse imaginée par [[Charles Fourier|Fourier]] en réponse au capitalisme industriel naissant, les machines sont d’ailleurs en nombre limité dans les phalanstères, car les objets produits sont d’une telle qualité qu’ils n’auront pas à être remplacés souvent'. La dénonciation de la machine est aussi au cœur du mouvement chartiste britannique dont la presse, dans les années 1840. regorge de poèmes ouvriers dénonçant la perte des paysages de leur enfance, des « vieilles forêts profondes » et des claires rivières au profit du monde morbide de la manufacture où « la lumière de midi est plus sombre que la nuit' ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=284&annotation=3UUGHZDK)
> ^3UUGHZDKaNFZV2I2Np284
> [!accord] Page 288
> D’une manière générale, au-delà de la question des bris de machines, les historiens ont montré que ce que l’on rangeait autrefois sous les catégories de « résistance à la technique » ou d’« inertie » correspondait plutôt à un mode alternatif de production, non moins innovant, mais davantage tourné vers la production flexible et spécialisée, permettant de mieux s’adapter au marché, et vers des produits de qualité4. À l’intérieur d'un cadre industriel, différents chemins techniques et sociaux, dif férentes manières d’organiser le travail étaient envisageables.1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=284&annotation=HRS5VZ8S)
> ^HRS5VZ8SaNFZV2I2Np284
> [!accord] Page 289
> L'historiographie de la « révolution industrielle » qui domina les de'cennies d’après 1945 et dépeignait la mécanisation et la production de masse comme inexorables - et donc les luttes des luddites et artisans comme rétrogrades - nous prive de la possibilité de penser d’une façon plus ouverte et plus politique les bifurcations techniques et industrielles de l’Anthropocène.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=285&annotation=HL4IVNXV)
> ^HL4IVNXVaNFZV2I2Np285
> [!accord] Page 289
> Les résistances ne portent jamais contre « la » technique en général mais contre « une » technique en particulier et contre sa capacité à écraser les autres, et il revient à l’historien de veiller à déplier l’éventail des alternatives existantes à chaque moment : au lieu des chemins de fer, des canaux ; au lieu du gaz d’éclairage, des lampes à huile perfectionnées ; au lieu de la production de masse, une production flexible et de qualité ; au lieu d’une chimie industrielle, une chimie d ’artisans experts des qualités et des provenances, etc.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=285&annotation=RER37JWY)
> ^RER37JWYaNFZV2I2Np285
> [!exemple] Page 289
> Par exemple, dans le cas du gaz d’éclairage, les problèmes soulevés par les opposants dans les années 1820-1830 souli gnaient non seulement le danger d’explosion des usines à gaz situées en pleine ville, mais aussi l’insalubrité du processus dt fabrication de gaz à partir de charbon et son faible rendement dans un contexte de finitude de la ressource en charbon. Notons en passant que l’histoire confirma généralement les craintes des opposants : les gazomètres explosèrent à de multiples reprises et les résidus de la distillation du charbon se sont révélés être de puissants cancérigènes, polluant aussi les sols sur la très longue durée1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=285&annotation=86CEBWYA)
> ^86CEBWYAaNFZV2I2Np285
> [!information] Page 290
> Par exemple, autour de Marseille dans les années 1820, l’opposition aux dégâts majeurs causés par les usines chimiques rassemble une grande partie de la société provençale : des riches propriétaires terriens, pairs de France, aux petits culti vateurs qui voient leurs champs dévastés, en passant par les maires, les médecins et les juges. Ces derniers jouent d’ailleurs un rôle particulièrement important dans la lutte contre les fabriques : dans les années 1820. près de 10% des procès dans les cantons ruraux autour de Marseille concernent les pollutions, et c’est grâce aux indemnités qu’adjugeaient les tribunaux que les industriels furent contraints de mettre en place des condensateurs à la sonie de leurs fourneaux pour limiter les effets de la pollution12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=286&annotation=6F5BR36J)
> ^6F5BR36JaNFZV2I2Np286
> [!information] Page 291
> Les premiers parcs publics établis en 1846 voient rapidement leurs arbres périr du fait des « pluies acides » (le terme date de 1872), qui transforment aussi la flore de la région et acidifient les lacs. Les dénonciations et les plaintes des contemporains se multiplient, soulignant la luminosité réduite de moitié dans la ville, la dégradation des biens et des immeubles, la destruction de la végétation, la fuite des oiseaux et l’épidémie de maladies respiratoires.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=287&annotation=X368FGC7)
> ^X368FGC7aNFZV2I2Np287
> [!information] Page 292
> Dès le milieu du xix' siècle. John Stuart Mill propose une critique de la croissance économique très élaborée associée à une vision politiquement progressiste et redistributrice (à la différence du conservatisme d'un Maltiius). Dans ses Principes d'économie politique, il se déclare contre la poursuite de la lutte économique permanente et pour un arrêt rapide de la croissance. L’objectif est d'arriver à un état stationnaire des capitaux et de la richesse [allié à] une m eilleure distribution [...] par l'effet com biné de la prudence et de la frugalité [...). Si la Terre doit perdre une grande partie de l'agrém ent q u'elle doit à des objets que détruirait * l’accroissem ent continu de la richesse et de la population [...] j ’espère sincèrem ent pour la postérité q u 'e lle se contentera de l’état stationnaire longtem ps avant d 'y être forcée par la n éc essité1.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=288&annotation=CDVTL7IT)
> ^CDVTL7ITaNFZV2I2Np288
> [!information] Page 292
> Si ce programme semble anticiper celui des économistes de l’étal stationnaire et de la décroissance de la fin du xxc siècle, Mill. plus qu'un précurseur, est en fait un des derniers écono mistes classiques dont la pensée reste attachée aux processus du vivant et à leur finitude.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=288&annotation=J386J7LM)
> ^J386J7LMaNFZV2I2Np288
> [!information] Page 293
> C’est enfin dans la seconde moitié du XIXe siècle que « le progrès » s’impose en tant qu’idéologie centrale de l’Occident industriel. Ce mouvement est indissociable de la montée des nationalismes européens qui perçoivent la science et l’industrie comme les vecteurs indispensables de la puis sance.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=289&annotation=LSJFHKE4)
> ^LSJFHKE4aNFZV2I2Np289
> [!accord] Page 294
> Dirige' au début du xxc siècle par Gifford Pincliot. ancien élève de l’École de Nancy et figure du « conservalionnisme », le domaine public forestier des Etats-Unis est lui aussi gigantesque : avec celui du Canada, il couvre 15 % de la surface du continent nord-américain. À la faveur de l’affirmation de l’État-nalion et des empires, qui donne une place croissante à l’expertise scien tifique. la gestion « soutenable » des forêts permet de redéfinir ces espaces immenses en propriété nationale ou impériale, et d’en organiser l’exploitation « réglée ». Elle permet également de contrôler des populations locales dans leur rapport à la nature’.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=290&annotation=PUWG4KB4)
> ^PUWG4KB4aNFZV2I2Np290
> [!accord] Page 294
> Dans le cas indien, l’administration forestière entrait en conflit avec à peu près tous les groupes sociaux : les commu nautés de chasseurs-cueilleurs, celles pratiquant l’agriculture sur brûlis, ou l’élevage extensif, les communautés villageoises qui se trouvaient privées de droits d’usage, les marchands enfin qui profitaient de l’exploitation des bois précieux. A partir des années 1870, des troubles sérieux liés aux prohibitions forestières éclatèrent à travers le pays : révoltes de Gudem Rampa en 1879, de Chotangpur en 1893. À chaque fois, la formation des réserves forestières avait conduit à la destruc tion de nombreux villages et à l’éviction de leurs habitants.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=290&annotation=44B2D682)
> ^44B2D682aNFZV2I2Np290
> [!information] Page 295
> L’historien Ramachandra Gulia dresse un bilan environnemental négatif de cette foresterie technocratique conservationniste en soulignant que les forêts d’Inde sont aujourd’hui en «bien plus mauvaise condition» qu’en 1860. Alors que le service forestier gère toujours 22 % de la surface de l’Inde, moins de la moitié de ces 22 % est boisée12.3[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=291&annotation=Q8PMW3HC)
> ^Q8PMW3HCaNFZV2I2Np291
> [!accord] Page 295
> La Troisième République a de ce point de vue non seulement « terminé la Révolution », mais aussi, grâce à l’autorité donnée à la science, assis et stabilisé un ordre social industriel bourgeois (modéré par un protectionnisme agrarien faisant de la paysannerie un contrepoids aux ouvriers) . Les réformes sociales de la fin du xix' siècle confortent la thèse marxiste énonçant que le capita lisme industriel est une étape nécessaire vers le socialisme. Au début du xxc siècle, une grande partie du socialisme européen, et même de l’anarchisme, est ralliée à l’industrialisme.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=291&annotation=8FKVJB2J)
> ^8FKVJB2JaNFZV2I2Np291
> [!accord] Page 296
> Mais il serait erroné de considérer que l’intégration du mouvement populaire anti-industriel (qui avait animé ouvriers, artisans et paysans) dans une vision du monde progressiste, pédagogique et industrielle qui est celle de la gauche parle mentaire. libérale et bourgeoise (dans laquelle le socialisme ne se reconnaissait pas jusqu'à la fin du XIXe siècle) laisse la critique de l’agir anthropocénique à des voix socialement conservatrices (voire préparant le fascisme comme une his toriographie datée avait pu l’avancer).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=292&annotation=2DKTYND4)
> ^2DKTYND4aNFZV2I2Np292
> [!approfondir] Page 296
> Le premier pôle, « conservationniste ». relève de la « cité industrielle » analysée par Boltanski et Thévenor, en ce qu’il se réclame de l’efficacité, de la science, et promet d’améliorer la domination industrielle sur la nature par un surcroît de logique industrielle : mettre en culture la nature, optimiser les flux, limiter les pertes, ajuster les prélèvements, standardiser pour mieux gérer sur le long terme. On peut y ranger la « foresterie scientifique », la politique du président Théodore Roosevelt, ou encore l’hygiénisme urbain.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=292&annotation=NXMD26LW)
> ^NXMD26LWaNFZV2I2Np292
> [!information] Page 297
> A la même époque, en Allemagne, la notion de Rattbwirtschaft (économie de pillage), introduite initialement par Liebig pour décrire la rupture métabolique, fait florès en géographie. Friedrich Ratzel, l’un des pères de la géopolitique (et du concept de Lebensraum de sinistre mémoire) l’utilise de manière classique pour qualifier les pratiques d’exploitation de la nature des peuples « primitifs » ou « barbares ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=293&annotation=W7YC3G8T)
> ^W7YC3G8TaNFZV2I2Np293
> [!information] Page 298
> Un deuxième pôle, qualifié de « préservationniste ». défend quant à lui la nature non pour des raisons utilitaires, mais sur un fondement moral et esthétique. Il s’agit de protéger une nature originelle, vierge de toute interférence humaine. Ce courant est alors défendu aux Etats-Unis par le Sierra Club et en Europe, par des naturalistes (Edmond Perrier en France ou Paul Sarasin en Suisse par exemple) qui parvinrent à faire adopter la notion de « réserve naturelle intégrale » en 1934 au plan international1[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=294&annotation=DRXXG7FG)
> ^DRXXG7FGaNFZV2I2Np294
> [!information] Page 299
> Un troisième pôle, que certains historiens ont appelé le « back to nature socialisai », correspond à une critique plus globale du capitalisme et de l’industrialisme, mêlant constats environnementaux et sanitaires, revendications sociales et cri tique culturelle. On peut y ranger les socialistes sentimentaux anglais, le mouvement allemand de Lebensreform et certains courants anarchistes dits « naturiens ». Tous furent victimes des penchants modernistes de la gauche (et de l’historiogra phie) durant le XXe siècle qui les firent tomber dans l’oubli. Depuis peu. ils font l'objet d’une redécouverte.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=295&annotation=P55MFBE3)
> ^P55MFBE3aNFZV2I2Np295
> [!information] Page 299
> En Grande-Bretagne, dans la seconde moitié du XIXe siècle, un courant utopique qualifié de « socialisme sentimental » se développe autour de John Ruskin, William Morris, Robert Blatchlord et [[Edward Carpenter]]. Il hérite du romantisme df Wordsworth et de Carlyle : volonté de conserver des rela lions sociales communautaires face à l’individualisme, di préserver les paysages face à l'agression du monde moderne, ainsi que des savoir-faire artisanaux et artistiques face à la standardisation industrielle. À ce romantisme conservateur il mêle une dimension révolutionnaire, un rejet du capitalisme et du réformisme parlementaire, ainsi qu’un engagement résolu dans le socialisme : Morris fut un des fondateurs avec Engels de la Socialist League anglaise en 1884\[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=295&annotation=GJZUNX6R)
> ^GJZUNX6RaNFZV2I2Np295
> [!information] Page 299
> Ses protagonistes promeuvent le socialisme comme une politique de la beauté et de la convivialité en harmonie avec la nature. Un roman marquant de ce courant, Erewhon de Samuel Butler (1872), met en scène une guerre civile entre les partisans et les opposants de l’industrie de masse. La victoire des seconds ouvre la voie à une nouvelle société harmonieuse, socialement juste et proche de la nature.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=295&annotation=4EWWXWG2)
> ^4EWWXWG2aNFZV2I2Np295
> [!information] Page 300
> Un courant présentant certaines analogies se développe dans l’Allemagne wilhelminienne avec le vaste mouvement de Lebensreform (réforme de la vie) : lutte contre le corset et les pollutions urbaines, réflexions pédagogiques, hygiène urbaine et cités-jardins, protection de la nature, naturopathie, bains de soleil et culture nudiste, végétarisme-1. Les Wandervogel sont lancés en 1896. Ces mouvements de jeunesse comptent des éléments conservateurs et d'autres socialistes unis par la quête d’une émancipation de la société impériale, autoritaire et industrielle, émancipation qui passe par des randonnées et des séjours dans la nature. Proche de ces mouvements, le philosophe conservateur Ludwig Klages dresse en 1913 un violent réquisitoire contre un « progrès » qui détruit les espèces animales el végétales autour de lui. qui rend les campagnes « sinistrement silencieuses » et qui rassemble des « hordes » d’humains dans des villes aux « cheminées vomissant de suie ». « Comme une déflagration dévorant tout sur son passage, le “progrès”, écrit-il, retourne la Terre de fond en comble1234. » Klages dénonce l’extermination de centaines de millions d’oi seaux à travers le monde pour les besoins de l'industrie de la mode, mais aussi l’élimination des cultures non occidentales.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=296&annotation=XKQ62GD8)
>
> >
> Important
> ^XKQ62GD8aNFZV2I2Np296
> [!bibliographie] Page 303
> I. Henri Zisly, « Réflexions sur le naturel et l'artificiel », août 1901, reproduit ibid., p. 91-92.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=299&annotation=9KGY4YHR)
> ^9KGY4YHRaNFZV2I2Np299
> [!information] Page 303
> Ces courants anti-industriels en sandales allient le geste à la parole. Poursuivant les expériences de communautés owenistes et utopiques (New Harmony, 1826; Fruitland, 1843) ou de phalanstères fouriéristes, les expériences de retour à la terre en communautés égalitaires, socialistes ou anarchistes, se multiplient en Grande-Bretagne (Milthorpe, créée en 1883 par [[Edward Carpenter]]), aux Etats-Unis, en France (Vaux, Bascons et une quinzaine de «milieux libres» avant 1914), au Brésil (La Cecilia), en Suisse (Monte Verità, 1900-1925, au bord du lac Majeur, où séjournèrent Herman Hesse et Isadora Duncan1).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=299&annotation=HN4RVFI5)
> ^HN4RVFI5aNFZV2I2Np299
> [!approfondir] Page 304
> C’est sous l’influence de ce socialisme ou anarchisme utopique, radicalement anti-industriel, que se forme la pensée du jeune Gandhi. Lecteur de Carpenter, Ruskin, Tolstoï et [[Henry David Thoreau|Thoreau]] pendant ses études à Londres, Gandhi publie son premier article dans le tolstoïen journal de la société végéta rienne de Londres, The Vegelarian. Son premier livre Hincl Swaraj, en 1909, rejette l'industrialisation comme voie pos sible pour l’Inde indépendante. Citant Carpenter, il dénonce une « civilisation » où pour pouvoir gagner leur vie, des milliers d’ouvriers travaillent entassés dans des mines ou des usines gigantesques. Leurs conditions de vie sont pires que des bêtes. On est obligé de travailler au péril de sa vie dans des conditions dangereuses, pour l’exploitation du plomb par exemple. Ceux qui en pro fitent, ce sont les riches12.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=300&annotation=EBTZTSX7)
> ^EBTZTSX7aNFZV2I2Np300
> [!accord] Page 305
> Il convient de souligner que la résistance à l’industrialisme n'était pas le monopole d’une élite clairvoyante ou d ’intel lectuels radicaux. Au contraire, du fait de leur impact sur l’environnement et du fait qu’elles altèrent profondément les formes de vie. les techniques majeures de l’Anthropocène ont suscité des oppositions à la fois générales et ponctuelles. Les historiens commencent à exhumer de la presse, des archives judiciaires, administratives ou municipales les centaines de controverses qui entourèrent les différents dégâts du « Pro grès ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=301&annotation=VP747HXA)
> ^VP747HXAaNFZV2I2Np301
> [!information] Page 306
> Quelques années plus tard, un drame similaire se joue au Japon, là encore contre une mine de cuivre (on est en plein essor de l’électricité). Un consortium nippo-européen qui exploite la mine d'Ashio, au nord de Tôkyô, contamine massivement les terres agricoles situées en aval. En 1901, le notable local Tanaka Shôzô démissionne de son siège de député pour protester contre l’indifférence du Parlement à ces contaminations. Par une action directe au risque de sa vie, il enjoint à l’empereur de « mettre fin à une industrie minière qui empoisonne123*».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=302&annotation=LV2GLBRG)
> ^LV2GLBRGaNFZV2I2Np302
> [!information] Page 306
> Pas plus que le train dans la période précédente, l’automobile ne fait l'unanimité, bien au contraire. La Suisse, du fait de sa tradition de référendum d’initiative populaire, fournit un bon révélateur des oppositions. Au début des années 1900, après une série d’accidents, les communes du canton des Grisons passent des arrêtés interdisant la circulation automobile. Pas moins de dix référendums entre 1900 et 1925 confirment l’interdiction des routes du canton aux voilures individuelles (les ambulances et les camions de pompiers restant autorisés). Les arguments contre l’automobile individuelle sont alors principalement d’ordre économique : les voitures accroissent considérablement le coût de la maintenance des routes et sur tout entrent en concurrence avec un réseau ferroviaire public qu’il faudrait tôt ou tard subventionner par l’impôt5. Au-delà de la Suisse, la monopolisation de l’espace public par les automobilistes suscite partout de très vives oppositions.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=302&annotation=2LYSCT6W)
> ^2LYSCT6WaNFZV2I2Np302
> [!accord] Page 306
> Durant ses premières décennies, la voiture ne profite d’ailleurs qu'à une frange étroite de bourgeois amateurs de sensations fortes et constitue une immense nuisance pour la majorité de la population. La voiture impose une nouvelle discipline urbaine et rend impossibles de nombreux autres usages de la rue. les jeux d ’enfants en particulier. Ces derniers sont d'ailleurs les plus grands perdants de la motorisation[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=302&annotation=83URMLRW)
> ^83URMLRWaNFZV2I2Np302
> [!information] Page 307
> Au sortir de la Première Guerre mondiale, les écrits d'Oswald Spengler, Martin Heidegger, Georges Duhamel, Paul Valéry, du mouvement personnaliste naissant, ou encore le solide ouvrage de l’Américain Lewis Mumford, Technique et civi lisation (1934), illustrent la montée d’une ambivalence des élites intellectuelles. Henri Bergson la résume en une formule : « l’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits12 ».[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=303&annotation=934XW582)
> ^934XW582aNFZV2I2Np303
> [!accord] Page 308
> Une historiographie datée a pu voir dans ces critiques des dégâts du « progrès » la tentation d’un « retour à la terre » ayant préparé culturellement le fascisme, le nazisme et l’idéologie du régime de Vichy. En fait, si ces régimes en appelèrent parfois au passé et à la « terre », ils ne furent nullement tradi tionalistes, mais « modernistes-réactionnaires ». profondément technocratiques et imprégnés d’une posture de domination de la nature12. Dans l’entre-deux-guerres, en Europe et aux EtatsUnis, le ralliement à la technique est général chez les élites dirigeantes de droite (pour un Céline, combien de Ford, d’Ernst Jünger. de technocrates SS et de futuristes fascistes ?), tandis que sa critique est plutôt associée à une pensée égalitaire et émancipatrice (Geddes, Mumford. les surréalistes. Orwell, Gandhi...) ou portée par une jeunesse qualifiée de «non conformiste », aux devenirs politiques multiples'.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=304&annotation=BIV66DIH)
> ^BIV66DIHaNFZV2I2Np304
> [!accord] Page 309
> En France, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau illustrent l’émergence, au sein du mouvement personnaliste réuni autour de la revue Esprit, d’une critique à la fois sociale, environnementale et morale de la modernité industrielle. Dès leur projet de manifeste personnaliste de 1935, ils renvoient dos à dos les trois types de régimes qui se disputent le monde (capitalisme, fascisme, communisme), dénoncés dans le primat qu'ils donnent à la technique, à la concentration et à la pro létarisation de l'homme dans toutes les dimensions de sa vie, y compris politique et spirituelle1. Ils proposent de remplacer le progrès entendu comme puissance par le progrès entendu comme recherche de l'autonomie (diminution du temps de travail, importance de l’art et de la culture, revenu minimal garanti), au prix de l'acceptation d’une certaine sobriété, héri tage d’un ascétisme chrétien. L’idée qu’un « totalitarisme de la technique » traverse les régimes communistes et fascistes ainsi que les démocraties libérales est défendue dans l’entredeux-guerres par George Orwell12, Georges Bernanos, Aldous Huxley, puis par les trotskistes Cornélius Castoriadis et Claude Lefort. Elle sera popularisée par le succès de L ’Homme unidi mensionnel d'Herbert Marcuse (1968) puis de La Convivialité d'Ivan Illich (1973).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=305&annotation=CJS6ATVT)
> ^CJS6ATVTaNFZV2I2Np305
> [!information] Page 309
> Après 1945, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau firen sécession avec l’orientation dominante du personnalisme d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit qui, comme toute la démocratie chrétienne, embrassa le mot d’ordre inodernisateur3. Ellul théorise en 1954 l'autonomie des systèmes techniques dans La Technique ou l ’Enjeu du siècle. On retrouve cette critique de la neutralité de la technique dans la philosophie et la théorie sociale d ’anciens élèves d’Heidegger (chez Anders et Arendt) ainsi que chez les protagonistes de l’école de Francfort (Adomo, Horkheimer, Marcuse), qui connurent le nazisme, la fuite aux Etats-Unis et la perte d’une part de leur identité dans la société américaine, technicienne, industrielle et consumériste.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=305&annotation=3ARN75JJ)
> ^3ARN75JJaNFZV2I2Np305
> [!accord] Page 310
> Pour ces auteurs, Auschwitz, Hiroshima et le consumérisme d’après-guerre participent de la même suprématie de la technique et de la raison instrumentale sur le monde naturel, social et moral1. Hannah Arendt poursuit cette réflexion dans Condition de l ’homme moderne en 1958 : « toute notre économie est devenue une économie de gaspillage dans laquelle il faut que les choses soient dévorées ou jetées presque aussi vite qu'elles apparaissent dans le monde pour que le processus lui-même ne subisse pas un arrêt catastro phique12». Ce qui est menacé par la mobilisation de la nature, ce n’est pas seulement l’environnement, mais la possibilité d’une liberté humaine, le monde comme espace du politique, comme lieu de souci et de parole.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=306&annotation=9W84JRRH)
> ^9W84JRRHaNFZV2I2Np306
> [!approfondir] Page 311
> On ne fait généralement débute, l’histoire du mouvement écologiste qu’en 1968-1974. Est-ce à dire que les dégâts du « progrès » seraient passés inaperçus des Français entre 1945 et 1968, anesthésiés par la croissance desdites «Trente Glorieuses»? Nullement! Bien avant les images de la Terre vue de la Lune, la bombe atomique appa raît comme l'événement qui unifie la condition humaine et la planète : « événement analogue à la découverte de l’Amérique, la bombe clôt le monde » au lieu de l’ouvrir, puisque, « sous la menace de l’explosion finale, la Terre forme un tout », avance Bernard Charbonneau123 ; « on transforme la planète en un gigantesque laboratoire », poursuit lui aussi Georges Bernanos dès 19453.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=307&annotation=KPQF7TAJ)
> ^KPQF7TAJaNFZV2I2Np307
> [!information] Page 312
> L’énergie et les essais nucléaires font, dès les années 1950, face à des mouvements d’opposition, non seulement de la mouvance du PCF, mais aussi de la part de « non-alignés » telle la communauté catholique gandhienne de l’Arche fondée en 1948 par Lanza del Vasto, qui anime aussi des combats anticolonialistes (Algérie) et non-violents avant de jouer un rôle central dans la lutte du Larzac à partir de 1972.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=308&annotation=9MWXKL2P)
> ^9MWXKL2PaNFZV2I2Np308
> [!information] Page 313
> Au Sud, les décennies d’après-guerre voient également se développer d’importants mouvements socio-environnementaux : communautés Sarawak en lutte contre la déforestation de leur territoire en Malaisie ; mouvement Chipko de défense des forêts et des droits collectifs en Inde dans la lignée des luttes coloniales ; association AGAPAN et opposition des collecteurs amazoniens, emmenés par Chico Menées, à l’avan cée des tronçonneuses des forestiers et des « rancheros » latifondiaires au Brésil ; désobéissance civile contre les plan tations d ’eucalyptus en Thaïlande ; mouvement Narmada en Inde centrale contre un gigantesque projet de barrage, etc. Chaque fois cet « environnementalisme des pauvres » fait face à des gouvernements développementalistes et aux inté rêts économiques associés.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=309&annotation=NI9XL27A)
> ^NI9XL27AaNFZV2I2Np309
> [!accord] Page 317
> Penser l’Anthropocène, c ’est aussi se méfier du grand récit unificateur de l’espèce et de la rédemption par la seule science qui l’accompagne (chapitres 3 et 4). C’est intégrer les scientifiques dans la cité en discutant pied à pied leurs résultats, et leurs préconisations, plutôt que de sombrer dans une géocratie de « solutions » techniques et marchandes pour « gérer » la Terre entière. Moins la science de l’Anthropocène sera au-dessus du monde, plus elle sera solide et fructueuse, et moins ce concept séduisant d’Anthropocène risquera de servir de philosophie légitime d’un géopouvoir oligarchique (chapitres 3 et 4).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=313&annotation=IZSSYBF3)
> ^IZSSYBF3aNFZV2I2Np313
> [!information] Page 318
> « Quelles paroles faut-il semer, pour que les jardins du monde redeviennent fertiles ? », se demandait la poétesse [[Jeanine Salesse]]. Quelles histoires faut-il écrire pour apprendre à vivre l’Anthropocène ?[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=314&annotation=JHS7CTID)
> ^JHS7CTIDaNFZV2I2Np314
> [!accord] Page 318
> Tout d’abord en donnant sens à ce qui nous est arrivé, en produisant des récits multiples, discutables et polémiques plutôt qu’un seul récit hégémonique prétendument apolitique. Plutôt qu’une histoire universelle de l’« espèce humaine » forçant le « système Terre », nous avons avancé sept chantiers d ’histoire, sept des récits possibles1. Premièrement, nous avons montré les contingences technologiques (d’autres choix auraient été possibles) et les dimensions politiques de notre nouvelle géologie. L’entrée dans J'Anthropocène est intrinsèquement liée au capitalisme, à l'Élat-nation libéral et à la genèse de l’Empire britannique qui domine le monde au xtx' siècle et contraint les autres sociétés à servir son modèle ou à tenter de le suivre. De même, la Grande Accélération ne peut se comprendre sans la Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide où deux blocs rivalisent dans la mobilisation du monde, et - puisqu’il sort vainqueur - sans l'impérialisme américain (cha pitre 5).[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=314&annotation=NN3IWRA2)
> ^NN3IWRA2aNFZV2I2Np314
> [!accord] Page 320
> Mais renoncer au récit officiel d’un éveil permet un dia logue plus lucide et fructueux avec les porteurs d ’alerte des sciences du système Terre, invitant à des alliances plutôt qu’à des rédemptions. Nous avons aussi en poche des histoires de l’Anthropocène qui invitent à penser en termes politiques les métabolismes d’énergie et de matière commandés par des dis positifs - de production, d’échange et de consommation - qui ont été inventés et imposés par des groupes, des imaginaires, des institutions bien particuliers et dans des circonstances spé cifiques. Ces histoires nous invitent à reprendre politiquement la main sur des institutions, des oligarchies, des systèmes symboliques et matériels puissants qui nous ont fait basculer dans l’Anthropocène : les appareils militaires, le système de désir consumériste et son infrastructure, les écarts de revenus et de richesses, les majors énergétiques et les intérêts finan ciers de la mondialisation, les appareils technoscienlifiques lorsqu’ils travaillent dans des logiques marchandes ou qu’ils font taire les critiques et les alternatives.[](zotero://open-pdf/library/items/NFZV2I2N?page=316&annotation=B77H764B)
> ^B77H764BaNFZV2I2Np316