> [!info] Auteur : [[Nelo Magalhães]] [Zotero](zotero://select/library/items/2VP5PV5I) [attachment](<file:///C:/Users/Bamwempan/Zotero/storage/WR96G685/Magalh%C3%A3es%20-%202021%20-%20D%C3%A9sinvestir%20le%20paradigme%20des%20investissements%20verts.pdf>) Source: https://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2021-4-page-439.htm Connexion : # Annotations > [!information] Page 440 > En décembre 2017, la France organisait le premier One Planet Summit1 avec pour objectif de mobiliser la finance dans la lutte contre le changement climatique2. Loin d’être inédite, cette question du financement occupe néanmoins toujours plus de place lors des grandes réunions internationales sur le thème de l’écologie.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=3&annotation=AVEQY7CZ) > ^AVEQY7CZaWR96G685p3 > [!information] Page 440 > En 2006, la publication du rapport Stern, du fait de l’écho qu’il a reçu et de son message principal, marque une première inflexion puisqu’il établit que les réductions des émissions coûteraient 1 % du PIB mondial chaque année alors que le coût des changements climatiques – sans diminution des émissions – représenterait au minimum 5 % du PIB mondial annuel.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=3&annotation=HVERP7GB) > ^HVERP7GBaWR96G685p3 > [!information] Page 440 > Les montants atteignent régulièrement les trillions – un total de 89 à 93 trillions de dollars entre 2015 et 2030 pour les seules infrastructures « bas carbone », selon Granoff et al. (2016).[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=3&annotation=59TS38EX) > ^59TS38EXaWR96G685p3 > [!information] Page 440 > Le « changement de trajectoire » passe, selon différents acteurs (grandes institutions internationales, ONG, milliardaires, think tanks influents, etc.), nécessairement et prioritairement par des investissements « verts ». La principale question posée est désormais celle des moyens pour parvenir au montant désiré : finance verte (qui regroupe, entre autres, marché du carbone, taxes vertes, obligations vertes), indices boursiers soutenables, Banque centrale verte, monnaie verte, green quantitative easing, Green New Deal, etc.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=3&annotation=BKIB4VDU) > ^BKIB4VDUaWR96G685p3 > [!accord] Page 440 > S’ils existent, rares sont les auteurs qui osent affirmer que les (gigantesques) investissements verts suffiraient, seuls, à nous « tirer » définitivement d’affaire... mais est-ce même une condition nécessaire ? Et si ce « paradigme des investissements verts » n’était qu’une fuite en avant ?[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=3&annotation=U2FTLNNA) > > > > Cf Théorie de l'accélération > ^U2FTLNNAaWR96G685p3 > [!accord] Page 441 > Nous nommons « paradigme des investissements verts » (PIV) le cadre qui postule la nécessité d’importants investissements verts pour accomplir la transition écologique. Si la science économique contribue de façon centrale à sa construction et à sa légitimation, le PIV et ses effets la dépassent largement. Il faut examiner la coalition des « pivistes », acteurs qui adhèrent implicitement ou explicitement à ce paradigme, pour rendre compte de sa puissance[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=4&annotation=AL9MRYDK) > ^AL9MRYDKaWR96G685p4 > [!information] Page 441 > Le raisonnement le plus abouti5 démarre avec le constat d’un emission gap entre la trajectoire actuelle des émissions de gaz à effet de serre (GES) et une autre qui permettrait de ne pas dépasser les 2°C de réchauffement global d’ici 2100. Le tour de force du PIV est de traduire cet emission gap en investment gap, souvent via une modélisation dite intégrée (IAM en anglais, pour integrated assessment modeling) qui permet de prendre en compte les interactions entre les systèmes climatiques, socioéconomiques et techniques[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=4&annotation=QGWPEALA) > ^QGWPEALAaWR96G685p4 > [!approfondir] Page 441 > Ces modèles très sophistiqués, développés dans des institutions internationales (OCDE, Commission européenne, etc.), sont incorporés dans les rapports du GIEC et jouent un rôle crucial dans la mise en place de politiques publiques nationales et mondiales. Les travaux critiques relèvent pourtant un nombre remarquable de calculs et de résultats incertains, voire loufoques, et de résultats difficilement interprétables[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=4&annotation=YQGB489A) > ^YQGB489AaWR96G685p4 > [!accord] Page 441 > Afin de faciliter la compréhension des débats, nous distinguons, au sein de la science économique, deux grandes communautés qui adhèrent aujourd’hui à ce paradigme : la première, néoclassique, accorde un rôle prépondérant aux mécanismes de marché ; la seconde, post-keynésienne, s’accorde sur une intervention de l’État.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=4&annotation=S9UMHU22) > ^S9UMHU22aWR96G685p4 > [!information] Page 441 > La théorie économique néoclassique conceptualise le problème du changement climatique comme une externalité négative (intertemporelle) qui échappe à la logique du système des prix – présenté comme le mécanisme adéquat pour toute réallocation des capitaux. Réduire ses émissions est un acte coûteux pour l’individu, tandis que les bénéfices qu’il en retire sont quasi nuls, l’effet sur le climat étant infinitésimal (problème du « passager clandestin »). L’économiste néoclassique propose de l’internaliser soit par une taxe, soit par un marché des droits à polluer (marché du carbone).[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=4&annotation=EV5K86D5) > ^EV5K86D5aWR96G685p4 > [!accord] Page 442 > Le prix doit contraindre les activités économiques intensives en énergie (rendre le « brun » non rentable), mais aussi créer des incitations (pour les secteurs assujettis) à investir dans les énergies « vertes » ou les technologies « plus sobres en carbone ».[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=5&annotation=S8K6SJCB) > ^S8K6SJCBaWR96G685p5 > [!approfondir] Page 442 > La théorie postkeynésienne repose sur des postulats épistémologiques très différents de ceux de sa consœur néoclassique. Il ne faudrait pas minimiser ces divergences qui portent sur des aspects fondamentaux : la monnaie (endogène pour les postkeynésiens), la macroéconomie qui ne peut se réduire à la microéconomie (comme chez les néoclassiques), les rôles du marché et de l’État pour coordonner les agents et... le rôle de l’investissement dans l’économie ![](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=5&annotation=62LPY3L5) > ^62LPY3L5aWR96G685p5 > [!information] Page 442 > C’est l’idée générale du Green New Deal, une relance de l’économie par des investissements verts financés par l’État via la dette ou l’impôt (Carlock et Mangan, 2018). Les propositions de politiques monétaires ou de régulations prudentielles « vertes » intègrent aussi la boîte à outils de cette approche (Campiglio, 2016). En particulier, le rôle de la Banque centrale est souligné par de nombreux travaux : celle-ci pourrait influencer les marchés vers des investissements verts ou proposer des conditions de refinancement favorables aux banques commerciales qui investissent dans des projets bas carbone (Aglietta, 2018 ; Campiglio et al., 2018). Mentionnons un dernier instrument plus hybride : les obligations vertes (green bonds), qui peuvent être émises par les États ou les acteurs privés dans le but explicite de permettre une (ré) allocation du capital conforme au maintien des économies sur une « trajectoire 2°C »[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=5&annotation=FJYFCMXK) > ^FJYFCMXKaWR96G685p5 > [!information] Page 442 > Les revues « pivistes » (Climate Change Economics, Nature Climate Change, Climatic Change, Climate Policy, Energy Economics, etc.) prouvent que les débats internes à chaque camp existent également. Des désaccords importants portent sur le montant des investissements, le mécanisme pour financer le Green New Deal, le niveau du prix du carbone, la modélisation d’évaluation des risques et des coûts, la présence ou non d’aléas dans les modèles, la fonction des dommages, le taux d’actualisation, etc[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=5&annotation=SR5V2B9K) > ^SR5V2B9KaWR96G685p5 > [!accord] Page 442 > Tautologiquement, cette puissance lui permet de perdurer : que le PIV ne soit plus capable de rassembler et il perdrait sa domination (et son caractère de paradigme). Car le cadrage par les investissements verts – une façon très particulière de représenter, de conceptualiser et de penser les crises écologiques – n’est pas par essence meilleur qu’un autre, il n’a pas de force intrinsèque ni de légitimité propre. Celle-ci lui est fournie intégralement par la large coalition, richement dotée en ressources institutionnelles et financières, qui le soutient. La question n’est donc pas celle de la légitimité du PIV, mais de son maintien grâce à cette alliance objective qui traverse les champs académique, médiatique et politique. Reflets de l’importance grandissante accordée aux investissements verts, les investissements académiques, diplomatiques et institutionnels de ces thèmes sont en très forte croissance.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=5&annotation=YZD774Y2) > ^YZD774Y2aWR96G685p5 > [!information] Page 443 > Pour justifier le One Planet Summit11, le gouvernement français affirme que le développement de la finance verte est le « nerf de la guerre » ou encore la « base de toute action » (sic !) sur la voie des 1,5/2°C. Environ 900 milliards de dollars d’obligations vertes ont été émis par des banques publiques de développement, des collectivités territoriales et des multinationales (l’entreprise Engie est le premier émetteur mondial) entre 2007 et 2017[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=6&annotation=46VE99NW) > ^46VE99NWaWR96G685p6 > [!accord] Page 443 > Il importe donc, selon nous, de souligner l’interdépendance et la complémentarité de ces acteurs (producteurs idéologiques, financeurs, politiques publiques, médias dominants, etc.) pour saisir la puissance du PIV: un récit économique nourrit un récit médiatique qui alimente un récit politique14. Pour passer d’un univers à l’autre, le rôle de l’expertise économique est fondamental puisque c’est son discours qui garantit in fine la légitimité scientifique de l’ensemble. Or, la configuration actuelle de ce champ académique n’incite pas à émettre des propositions susceptibles de questionner l’ordre social dans la mesure où, d’une part, cela pourrait se révéler disqualifiant et, d’autre part, les économistes autorisés tirent eux-mêmes des gratifications des structures établies.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=6&annotation=YPD7XNIN) > ^YPD7XNINaWR96G685p6 > [!accord] Page 443 > Les centres de recherche qui produisent l’idéologie « piviste » (chaires15, I4CE, The Shift Project, The New Climate Economy Project, Climate-KIC, etc.) disposent en effet de moyens très importants du fait de leurs financeurs (Caisse des dépôts, Agence française de développement, Banque mondiale, Union européenne, grandes entreprises, etc.), moyens qui permettent la diffusion massive de leurs travaux. Outre ces gains matériels, non négligeables en période d’austérité, le thème de l’investissement vert est indéniablement une stratégie payante, du point de vue des gains symboliques, pour tout chercheur, journaliste ou politicien : à peu de frais, celui-ci se situe du côté du « bien », de « l’intérêt général », ses travaux peuvent être jugés cruciaux « pour la planète16 ».[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=6&annotation=QW44Y2LS) > ^QW44Y2LSaWR96G685p6 > [!accord] Page 444 > La puissance du PIV ne tient pas qu’aux acteurs « dominants » de chaque champ dont les pouvoirs (véridictionnels) sont bien connus. Elle doit également beaucoup, nous y reviendrons, au fort affect climatique et aux récits catastrophistes qui l’accompagnent (Chollet et Felli, 2015). Une mesure de sa capacité à « faire faire » s’observe dans l’adhésion d’une partie des habituels « dominés » de chaque sphère. C’est le cas de nombreux économistes « hétérodoxes », plus fervents « pivistes » que les néoclassiques du fait de leur cadre théorique, à qui le PIV fournit un débouché inespéré étant donné le peu d’espace que leur offre le champ académique. On peut ajouter les grandes ONG environnementalistes (WWF, 350.org, etc.), une partie importante du mouvement altermondialiste, les partis politiques « écolo » ou de « gauche » (Ocasio-Cortez ou Sanders aux États-Unis), etc.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=7&annotation=B6XZ8SU7) > > > > Ultra précis ça > ^B6XZ8SU7aWR96G685p7 > [!information] Page 444 > Une tribune du journal (hétérodoxe) Alternatives Économiques, datée du 4 septembre 2018, symbolise cet enrôlement. Signée par un très large collectif (politiciens, syndicalistes, militants et académiciens habituellement « dominés »), elle interpelle les décideurs d’un « Libérez les investissements verts ! ». Par cette adhésion, ces acteurs confortent l’idée que le cœur de la crise climatique est un problème de financement et, par conséquent, qu’il suffit de pas grand-chose pour le régler.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=7&annotation=5ITWSX7Z) > ^5ITWSX7ZaWR96G685p7 > [!accord] Page 444 > Les conflits internes dépassent ainsi la sphère académique et se jouent dans chacun des champs spécifiques, où chaque acteur peut s’appuyer sur les autres pour légitimer sa pratique et sa solution : cette circularité du discours produit un effet d’auto-confirmation et d’auto-renforcement typique de la production de l’idéologie dominante (Bourdieu et Boltanski, 1976). Ces disputes permettent de faire oublier le consensus général et fournissent au cadre une robustesse encore plus grande et une apparente objectivité qu’il devient difficile de contester. Les crises écologiques sont dès lors débattues à partir des interrogations et dans les coordonnées du PIV.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=7&annotation=7XG8HXHG) > ^7XG8HXHGaWR96G685p7 > [!accord] Page 444 > Le PIV relève d’une approche du type problem-solving (i) qui repose sur une écologie unidimensionnelle (ii), une analyse dématérialisée (iii), un imaginaire transitionniste (iv), une perspective qui reste indifférente aux causes sociopolitiques de l’Anthropocène (v).[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=7&annotation=644EL6IA) > > > > Chad oui > ^644EL6IAaWR96G685p7 > [!accord] Page 444 > L’investment gap est la traduction dans le formalisme problem-solving de la crise écologique. Voici le raisonnement général, souvent implicite, du « piviste ». Le « problème » à résoudre : une crise écologique objectivable par une série de limites (Steffen et al., 2015). Parmi celles-ci, la hausse de 2°C des températures globales d’ici 2100 est nettement privilégiée. C’est la finalité. Après mise en équivalence dans une autre métrique – parties par million (ppm) de CO2 dans l’atmosphère –, il est admis que cet objectif exige une transition (incrémentale) du « brun » vers le « vert » qui passe nécessairement par des investissements massifs. Le même problème peut être formulé avec un budget carbone à ne pas dépenser avant une certaine date.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=7&annotation=FKIDXK7R) > ^FKIDXK7RaWR96G685p7 > [!accord] Page 444 > Il faut souligner ici la particularité de la démarche usuelle de l’économiste liée à sa volonté de « faire science » (Lordon, 1997) : là où le chercheur en sciences sociales construit une problématique dans l’espoir de rendre intelligible un fait social, l’économiste, par une remarquable gymnastique, le réduit souvent, via des « paramètres » (quantifiables), en un problème d’optimisation à résoudre.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=7&annotation=CW9QWGHZ) > ^CW9QWGHZaWR96G685p7 > [!accord] Page 445 > Traduit dans le PIV, le désastre écologique global, qui est multidimensionnel, multiscalaire, extrêmement complexe à définir et à décrire, subit l’effet habituel du cadrage problem-solving économiciste. Les dérèglements des cycles de l’eau, de l’azote, du carbone, les déforestations, les menaces innombrables sur la biodiversité, l’artificialisation des sols, les destructions de paysages, la pollution des océans, les problèmes liés à la surpêche, les pollutions de nappes phréatiques, les pollutions sonores et lumineuses, etc., les millions de crises écologiques, parfois très localisées, se trouvent réduites à un problème bien pauvre – du type « Comment ne pas dépasser les 2°C de hausse de température d’ici à 2100 ? » – et surtout à un problème sans cause20 ! Dans l’opération de réduction qui mène à la formulation d’un « problème » à résoudre, les rapports sociaux, l’histoire, la géographie, bref toute la complexité – par définition – s’évapore, emportant avec elle la question politique qui est pourtant consubstantielle aux choix qu’appellent les multiples crises écologiques[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=8&annotation=P25SD597) > ^P25SD597aWR96G685p8 > [!accord] Page 445 > Le « piviste », économiste ou non, n’explicite généralement pas l’écologie politique qui justifierait de qualifier de « verts » ses investissements. Le cadrage problem-solving lui impose de facto une écologie unidimensionnelle, ou paramétrable, et l’inscrit implicitement dans le conservationnisme (perspective utilitariste de la conservation des ressources naturelles). L’existence d’investissements verts est postulée par le PIV: il existe des placements intrinsèquement « verts », il suffit d’y injecter des liquidités[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=8&annotation=KXLXQRJC) > > > > Qui de fait en lisant la révolte du ciel est présent depuis le début de la question écologique. > ^KXLXQRJCaWR96G685p8 > [!accord] Page 445 > En admettant la seule échelle du CO2, la première objection concerne l’incertitude (parfois radicale) qui porte sur l’empreinte carbone réelle des technologies « vertes » (par exemple, la voiture électrique) si on comptabilise l’ensemble de leur cycle de vie. Ensuite, en supposant qu’un investissement contribue à faire diminuer les émissions de GES, rien ne dit qu’il ne sera pas « brun foncé » resitué dans d’autres dimensions.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=8&annotation=3BZGMHP8) > ^3BZGMHP8aWR96G685p8 > [!accord] Page 445 > Il suffit de rappeler les dégâts du nucléaire ou de la géoingénierie, ceux causés par l’extraction des métaux rares – nécessaires aux énergies « vertes » et à la voiture électrique –, l’artificialisation des sols dans les fermes solaires, ou la destruction des milieux humides par les barrages (Belo Monte au Brésil, Trois-Gorges en Chine).[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=8&annotation=BMRKGNYR) > ^BMRKGNYRaWR96G685p8 > [!accord] Page 445 > Imaginons, par un exercice de pensée, que dans un siècle, du fait des trillions investis dans du « vert », on parvienne à un capitalisme décarboné (que le problème « piviste » soit « réglé », et l’objectif des 2°C atteint, peut-être via le développement de milliards d’éoliennes et de panneaux solaires). La « planète » n’irait pas mieux, la biodiversité serait plus que jamais en péril, les paysages dévastés (y compris pour planter ces éoliennes et panneaux solaires), les forêts primaires n’existeraient plus, etc. Le « piviste » cherchera alors à produire le même réductionnisme pour ces questions (qu’il reçoit comme des problèmes à résoudre) et il se demandera combien de milliards sont nécessaires pour lutter contre l’extinction des abeilles.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=8&annotation=CK9GC3IA) > ^CK9GC3IAaWR96G685p8 > [!accord] Page 445 > Prenons l’exemple d’une « forêt ». Celle-ci n’a pas le même sens ni la même valeur pour tout le monde (une monoculture d’eucalyptus ou de sapins n’est pas une chênaie millénaire). Ici elle est vue comme un puits de carbone, là elle possède des valeurs esthétiques ou spirituelles, c’est un espace vécu irréductible à une métrique.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=8&annotation=QLQWMPM7) > ^QLQWMPM7aWR96G685p8 > [!accord] Page 446 > Enfin, erreur originelle, le « piviste » néglige que la société est constituée de blocs sociaux aux intérêts divergents et antagonistes (Mouffe, 2016). Ce qui est vert ou pas, « l’environnement », est un enjeu de luttes politiques entre groupes sociaux défendant des valeurs et des intérêts contradictoires, qui veulent imposer leur définition (Martinez-Alier et al., 1998). Le « vert » du patronat n’est pas celui d’un ouvrier, le « vert » d’Europe Écologie les Verts (EELV) n’est pas celui d’un zadiste, le « vert » de Murray Bookchin n’est pas celui des conservationnistes ni celui des préservationnistes, etc. Il n’y a pas de substance (« verte » ou « brune ») dans les objets ni de technologie intrinsèquement « verte » ou « brune ». Le « vert », pratiquement et conceptuellement, ça n’existe pas.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=9&annotation=RPPS63EQ) > ^RPPS63EQaWR96G685p9 > [!information] Page 446 > En effet, Keynes ne s’intéresse qu’aux flux monétaires et raisonne en termes agrégés : la matérialité des flux ne compte plus. L’économie, envisagée monétairement et représentée par un bilan comptable, apparaît comme un circuit bouclé sur lui-même. Ce cadrage dématérialisé « moderne » a des conséquences importantes puisque les investissements verts, comme flux monétaires hors-sol, ne semblent pas avoir d’impact matériel. À la limite, il paraît possible d’investir infiniment sans que cela n’affecte les espaces concernés (car il faut bien que ces investissements aillent quelque part) ! [](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=9&annotation=8WBKUXCV) > ^8WBKUXCVaWR96G685p9 > [!accord] Page 446 > Comme nous sommes passés de l’énergie humaine et animale à l’énergie carbonée, il faut à présent « transitionner » vers les énergies décarbonées. Pourtant, les historiens de l’énergie ont mis en évidence qu’il n’y a pas de transitions énergétiques à l’échelle globale, mais uniquement des additions (Bonneuil et [[Jean-Baptiste Fressoz|Fressoz]], 2016). À l’énergie des hommes et des animaux, qui domine jusqu’au XIXe siècle, se sont ajoutées les énergies renouvelables avant les additions du charbon, du pétrole, du gaz et du nucléaire. Il n’y a donc pas de transition à proprement parler : la consommation d’énergie augmente et de nouvelles sources d’énergie viennent s’ajouter aux précédentes pour satisfaire la demande.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=9&annotation=AKSESBWZ) > ^AKSESBWZaWR96G685p9 > [!accord] Page 446 > Ainsi, le charbon, non seulement n’a pas disparu du mix énergétique, mais continue de croître en valeur absolue. Aussi, à chaque fois, une nouvelle source d’énergie devient dominante, non pas en vertu d’une qualité intrinsèque supérieure ou d’un coût inférieur, mais parce qu’elle favorise un bloc social particulier, un système socioéconomique ou une configuration géopolitique ([[Timothy Mitchell|Mitchell]], 2011 ; Malm, 2016).[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=9&annotation=VNACPMUP) > ^VNACPMUPaWR96G685p9 > [!accord] Page 446 > Cette vision transitionniste est associée à une histoire linéaire des techniques comme succession de grandes innovations là où l’histoire matérielle des sociétés modernes est fondamentalement non linéaire et cumulative (Edgerton, 2006 ; [[Jean-Baptiste Fressoz|Fressoz]], 2013). Comment imaginer que les immenses investissements, qui ajouteraient d’immenses stocks de matières, puissent être une solution aux problèmes causés par l’immense accumulation de matières... fruit d’immenses investissements passés (Wiedenhofer et al., 2019) ?[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=9&annotation=UU6MQZUD) > ^UU6MQZUDaWR96G685p9 > [!accord] Page 446 > Le PIV rend perplexe un regard logique : « il faut » agir pour éviter une catastrophe dont les causes sociopolitiques – le capital, le productivisme, la guerre, la modernité, le patriarcat, l’idéologie du progrès, la technologie, etc. – ne figurent pas dans le cadre d’analyse. La résolution d’un problème théoriquement élaboré (ne pas dépasser 2°C) prime par construction sur l’explication des causes structurelles qui lui ont donné naissance : ce type de démarche n’a cure de comprendre les causes et ne veut traiter que des effets. Ce point de vue convient, sans doute, à de nombreux décideurs (qui commandent indirectement les études aux économistes) peu intéressés par les racines politiques autrement plus difficiles à traiter.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=9&annotation=K6P8TE9R) > ^K6P8TE9RaWR96G685p9 > [!accord] Page 447 > Le PIV, par son approche des crises écologiques, souscrit implicitement au grand récit de l’Anthropocène : « l’humanité », comme entité homogène, serait responsable des dégâts faits à la « nature ». Les nombreux récits alternatifs (Bonneuil et [[Jean-Baptiste Fressoz|Fressoz]], 2016) – Capitalocène (Malm, 2016), Thanatocène, Plantationocène, etc. figurent hors du cadre. Il est, par exemple, symptomatique de constater que, dans la majorité des centaines de rapports des grandes institutions (OCDE, France Stratégie, Nations unies, Banque mondiale, etc.), le mot « capitalisme » n’apparaît tout simplement pas.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=10&annotation=F5C8547H) > > > > Mais c'est une dinguerie de pas cité Ferdinand. Negrocène et Plantacionocène dans son ouvrage Une écologie décoloniale. > ^F5C8547HaWR96G685p10 > [!accord] Page 447 > Affirmer l’évidence du besoin d’agir a pour conséquence de réifier la crise comme un état de fait donné qu’il ne s’agit plus de discuter – pour approfondir la compréhension de ses complexes mécanismes causaux, par exemple – mais face auquel il faut urgemment apporter des solutions. Le PIV adopte et renforce ainsi une approche post-politique, voire post-démocratique, de la crise écologique[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=10&annotation=5WZXYYJ8) > ^5WZXYYJ8aWR96G685p10 > [!accord] Page 447 > Qu’un projet politique souhaite éviter la trajectoire business as usual n’implique en rien qu’il adhère au PIV. D’autres projets politiques – qui reposent sur d’autres paradigmes, d’autres écologies politiques, d’autres conceptions du changement politique et institutionnel – souhaitent des ruptures radicales de trajectoire, bien au-delà de celle du CO2, sans envisager nécessairement la question de l’investissement (même s’il peut y en avoir en corollaire des décisions prises). L’économiste « piviste » et ses relais ont un rôle crucial puisqu’ils participent à l’invisibilisation des alternatives (qu’ils rendent incongrues) : diminution radicale du temps de travail, protectionnisme écologique, démarchandisation, communalisation, sobriété numérique, taxation très importante du capital, interdiction de certaines industries et de la plupart des vols aériens, salaire à vie, abandon des grandes infrastructures, désinvestissement planifié, fermeture des marchés financiers (plutôt que de mettre « la finance au service de la planète »), etc.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=10&annotation=X25HH2DK) > ^X25HH2DKaWR96G685p10 > [!accord] Page 447 > Des revendications démocratiques, par exemple sur le lieu de travail (que produire, pourquoi, dans quelles conditions, à quelles fins), sont aussi à même d’avoir des conséquences plus « vertes » que n’importe quel investissement « piviste ». Ces exemples illustrent, par contraste, l’étroitesse du cadre d’analyse et des solutions « pivistes ». Impossible pour le PIV de traiter un scénario qui est orthogonal à sa métrique : comment traduire la fin de la propriété lucrative en réduction de ppm de CO2 ?[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=10&annotation=A66CUPTZ) > ^A66CUPTZaWR96G685p10 > [!accord] Page 447 > Le PIV est, selon nous, au mieux totalement inapproprié et constitue une fuite en avant sans issue pour penser les questions environnementales. L’aspect le plus frappant est sans aucun doute l’absence de réflexion sur les causes concrètes du désastre écologique. S’il n’est pas dénué d’intérêt de faire des propositions sur ce qu’il faudrait faire, il est pour le moins curieux de ne pas chercher à expliquer très finement comment nous en sommes arrivés là avant de s’essayer à cet exercice périlleux.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=10&annotation=Y3H66R9L) > ^Y3H66R9LaWR96G685p10 > [!accord] Page 447 > À l’opposé du consensus postpolitique « piviste », il nous semble nécessaire pour le débat démocratique de politiser et d’intensifier les conflits autour de la définition du « vert », ce qui exige (sorte de recommandation wéberienne) d’expliciter l’écologie politique à laquelle chaque projet politique se rattache, ses postulats épistémologiques ou anthropologiques, son analyse des racines des crises, etc. Sans sortie du cadre, les One Planet Summit pourront se répéter à l’infini, avec les mêmes mises en scène et les mêmes tribunes, pétitions, et disputes médiatiques autour des salvateurs investissements verts.[](zotero://open-pdf/library/items/WR96G685?page=10&annotation=6NURVDAC) > ^6NURVDACaWR96G685p10