> [!info] Auteur : [[Kimberlé W. Crenshaw]] & [[Sophie Beaulieu]] & [[Isabelle Aubert]] & [[Magali Bessone]] & [Zotero](zotero://select/library/items/2F784FDU) [attachment](<file:///C:/Users/Bamwempan/Zotero/storage/KL26NDSF/Crenshaw%20et%20al.%20-%202021%20-%20D%C3%A9marginaliser%20l%E2%80%99intersection%20de%20la%20race%20et%20du%20sexe%20%20une%20critique%20f%C3%A9ministe%20noire%20du%20droit%20antidisc.pdf>) Source: https://droit.cairn.info/revue-droit-et-societe-2021-2-page-465 Connexion : # Annotations > [!information] Page 466 > Publié pour la première fois dans University of Chicago Legal Forum en 1989, cet article de Kimberlé Crenshaw (professeure de droit à l’Université de Chicago) est considéré comme l’un des textes fondateurs de la Critical Race Theory, laquelle émerge à la même époque sous l’impulsion de plusieurs juristes dénonçant la persistance de biais discriminatoires et racistes dans le droit états-unien.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=4&annotation=8JNTSM33) > ^8JNTSM33aKL26NDSFp4 > [!accord] Page 466 > C’est d’abord par une critique des failles du droit antidiscriminatoire que la notion d’intersectionnalité apparaît, dénonçant la logique juridique qui consiste à inventorier des motifs de discrimination prohibés. En construisant une protection de cette manière, non seulement le droit de la non-discrimination risque d’essentialiser les appartenances, mais surtout il empêche la protection des individus ou groupes sociaux placés en marge de cette définition unidimensionnelle.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=4&annotation=3DHLMBAB) > ^3DHLMBABaKL26NDSFp4 > [!accord] Page 467 > Dans le présent article, je me propose d’examiner de quelle manière cette tendance est perpétuée par le cadre unidimensionnel qui domine dans le droit antidiscriminatoire, et comment ce cadre se répercute sur la théorie féministe et les politiques antiracistes.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=5&annotation=MHMLN8CC) > ^MHMLN8CCaKL26NDSFp5 > [!accord] Page 467 > Cette juxtaposition permettra non seulement de montrer que les femmes noires sont inexistantes sur le plan théorique, mais aussi d’illustrer de quelle manière ce cadre, qui exporte ses propres limites théoriques, entrave toute tentative d’élargir les analyses féministes et antiracistes.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=5&annotation=SWCSNY9M) > ^SWCSNY9MaKL26NDSFp5 > [!accord] Page 467 > Concentrer l’attention sur les membres privilégiés marginalise celles qui cumulent les facteurs de discrimination : cela empêche de prendre en compte des plaintes qui ne peuvent pas être comprises comme résultant de facteurs de discrimination distincts. Je suggère en outre que la focalisation sur les membres privilégiés produit une analyse déformée du racisme et du sexisme, car les conceptions de la race et du sexe qui sont alors mobilisées sont fondées sur des expériences qui ne sont qu’un sous-ensemble d’un phénomène beaucoup plus complexe.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=5&annotation=WHFATZH5) > ^WHFATZH5aKL26NDSFp5 > [!accord] Page 468 > Or, on ne peut résoudre ces problèmes d’exclusion en se contentant d’inclure les femmes noires dans une structure analytique préétablie. L’expérience intersectionnelle dépasse la somme du racisme et du sexisme : les analyses qui ne prennent pas en compte l’intersectionnalité ne sont pas à même d’identifier correctement ce qui caractérise spécifiquement la subordination des femmes noires. Ainsi, pour que la théorie féministe et le discours politique antiraciste intègrent les expériences et les préoccupations des femmes noires, le dispositif utilisé jusqu’ici pour traduire « l’expérience des femmes » ou « l’expérience des Noirs » en mesures politiques concrètes doit être intégralement repensé et transformé.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=6&annotation=9TLD82XX) > ^9TLD82XXaKL26NDSFp6 > [!information] Page 469 > Même si General Motors n’avait pas embauché de femmes noires avant 1964, le tribunal a relevé que « General Motors avait employé [...] des femmes pendant un certain nombre d’années avant la promulgation du Civil Rights Act de 1964 » 10. Dans la mesure où General Motors avait embauché des femmes, bien que blanches, pendant la période où aucune femme noire n’était embauchée, le système d’ancienneté, selon le tribunal, ne pouvait pas avoir entraîné de discrimination sexuelle. Après avoir refusé d’examiner la plainte pour discrimination sexuelle, la Cour a rejeté la plainte pour discrimination raciale, et a recommandé qu’elle soit regroupée avec une autre affaire de présomption de discrimination raciale contre le même employeur 11. Les plaignantes ont répondu qu’un tel regroupement irait à l’encontre de leur objectif, puisqu’il ne s’agissait pas seulement d’une revendication raciale, mais d’une action intentée spécifiquement au nom de femmes noires pour des faits de discrimination raciale et sexuelle.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=7&annotation=MXLXGXB9) > ^MXLXGXB9aKL26NDSFp7 > [!accord] Page 470 > Dans l’affaire DeGraffenreid, la Cour a refusé de reconnaître que les femmes noires sont confrontées à la combinaison d’une discrimination raciale et d’une discrimination sexuelle. Cela implique que les contours du droit portant sur les discriminations sexuelles et raciales sont respectivement définis par les expériences des femmes blanches et des hommes noirs.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=8&annotation=XT73GLUR) > ^XT73GLURaKL26NDSFp8 > [!approfondir] Page 471 > L’étrange logique qui est à l’œuvre dans l’affaire Moore ne révèle pas seulement la limite du droit antidiscriminatoire et son incapacité à intégrer l’intersectionnalité. Elle révèle également que les expériences des femmes blanches sont centrales dans la manière dont est conçue la discrimination fondée sur le genre. Le tribunal déclare que la plainte déposée par Moore n’implique pas d’allégation de discrimination « à l’égard des femmes ». On pourrait en conclure que la discrimination à l’égard des femmes noires est une chose de moindre importance que la discrimination à l’égard des femmes. Cependant, il est fort probable que la Cour voulait simplement laisser entendre que Moore ne revendiquait pas que toutes les femmes avaient fait l’objet de discrimination mais seulement les femmes noires. Mais même reformulée ainsi, la justification de la Cour demeure problématique pour les femmes noires. La Cour a considéré que Moore ne pouvait entreprendre de représenter toutes les femmes, parce que le fait que celle-ci veuille mentionner sa race a été perçu comme étant en porte-à-faux avec l’accusation selon laquelle l’employeur discriminait « les femmes ».[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=9&annotation=TXF5G63B) > ^TXF5G63BaKL26NDSFp9 > [!accord] Page 472 > La discrimination à l’égard des femmes blanches est donc la référence en matière de discrimination sexuelle ; les plaintes qui s’écartent de cette référence semblent présenter une sorte de revendication hybride. De façon encore plus significative, comme les revendications des femmes noires sont considérées comme hybrides, elles ne peuvent pas toujours représenter celles qui porteraient plainte pour des faits de discrimination sexuelle « pure ». Ainsi, même si une politique ou une pratique contestée est clairement discriminatoire envers toutes les femmes, le fait qu’elle ait des conséquences particulièrement sévères pour les femmes noires place les plaignantes noires en décalage par rapport aux femmes blanches.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=10&annotation=8RHACDQP) > ^8RHACDQPaKL26NDSFp10 > [!accord] Page 472 > L’affaire Moore illustre la façon dont le droit antidiscriminatoire est limité en matière de réparation autant que dans sa vision normative. Le fait de refuser à un groupe multi-défavorisé l’autorisation de représenter d’autres personnes monodéfavorisées ruine tout effort visant à restructurer en profondeur le système de répartition des opportunités et réduit les mesures de réparation à n’opérer que des ajustements mineurs au sein d’une hiérarchie stable.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=10&annotation=XHHA8IXL) > ^XHHA8IXLaKL26NDSFp10 > [!accord] Page 472 > Si l’habitude était prise de permettre une représentation intersectionnelle « partant de la base », les salariés pourraient accepter l’idée qu’il y a plus à gagner à contester collectivement la hiérarchie qu’à chercher individuellement à protéger ses propres privilèges au sein de la hiérarchie. Mais tant que le droit antidiscriminatoire part du principe que les systèmes d’emploi ne nécessitent que des réajustements mineurs, les possibilités d’avancement des employés défavorisés resteront limitées.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=10&annotation=N8YJJDDN) > ^N8YJJDDNaKL26NDSFp10 > [!accord] Page 472 > Les employés relativement privilégiés auront tout intérêt à conserver leurs avantages et à manipuler les autres pour en obtenir toujours plus. En conséquence, les femmes noires – la catégorie d’employés qui, en raison de son intersectionnalité, est la plus à même de contester toutes les formes de discrimination – se retrouvent essentiellement isolées et doivent souvent se débrouiller seules.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=10&annotation=L4CXL2EC) > ^L4CXL2ECaKL26NDSFp10 > [!accord] Page 473 > Les décisions du tribunal concernant la plainte de Moore pour discrimination sexuelle et raciale ne l’ont autorisée à exploiter qu’un échantillon statistique tellement réduit que, même si elle avait prouvé la présence de femmes noires qualifiées, elle n’aurait pas pu démontrer qu’il y avait discrimination selon la théorie de l’effet préjudiciable [disparate impact theory]. L’affaire Moore illustre encore d’une autre manière la façon dont le droit antidiscriminatoire nie pour l’essentiel le caractère particulier des expériences des femmes noires, ce qui conduit à réfuter tout fondement à leurs plaintes pour discrimination.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=11&annotation=V2Z5WI3H) > ^V2Z5WI3HaKL26NDSFp11 > [!accord] Page 474 > Il est remarquable qu’en dépit de la similarité des circonstances, les plaignantes de l’affaire Travenol s’en sont mieux sorties que la plaignante de l’affaire Moore : on ne leur a pas refusé l’utilisation de statistiques pertinentes démontrant une tendance générale à la discrimination raciale dans l’entreprise, au motif qu’il n’y avait pas d’homme dans leur catégorie. Cependant, la tentative des plaignantes de représenter tous les employés noirs, comme celle de Moore de représenter toutes les femmes employées, a échoué, à cause de la vision étroite que le tribunal avait des intérêts de groupe.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=12&annotation=RSWG2LSC) > ^RSWG2LSCaKL26NDSFp12 > [!accord] Page 475 > risquant ainsi de compromettre leur capacité à représenter les hommes noirs, et, de l’autre, ignorer l’intersectionnalité afin de formuler et déposer une plainte qui ne conduise pas à exclure les hommes noirs. Si l’on considère les conséquences politiques de ce dilemme, il n’est guère étonnant que nombreux soient ceux, dans la communauté noire, qui considèrent l’expression spécifique des intérêts des femmes noires comme étant dangereusement clivante.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=13&annotation=WP3R94I4) > ^WP3R94I4aKL26NDSFp13 > [!information] Page 475 > Dans l’affaire DeGraffenreid, le tribunal a refusé de reconnaître la possibilité d’une discrimination complexe [compound] à l’encontre des femmes noires et a étudié leur plainte en prenant comme historique de référence l’emploi de femmes blanches. En conséquence, les expériences des femmes blanches en matière d’emploi ont occulté les expériences de discrimination spécifiques des femmes noires.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=13&annotation=8EG5XX4U) > ^8EG5XX4UaKL26NDSFp13 > [!information] Page 475 > Inversement, dans l’affaire Moore, le tribunal a estimé qu’une femme noire ne pouvait pas utiliser de statistiques reflétant la disparité globale entre les sexes dans les emplois qualifiés et d’encadrement, car elle n’avait pas porté plainte pour discrimination en tant que femme, mais « seulement » en tant que femme noire. Le tribunal n’a pas accepté l’idée selon laquelle la discrimination subie par les femmes noires est bien une discrimination fondée sur le sexe – susceptible d’être prouvée par des études statistiques d’un effet préjudiciable portant sur les femmes.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=13&annotation=ER7VJEUC) > ^ER7VJEUCaKL26NDSFp13 > [!information] Page 475 > Enfin, certains tribunaux, tel que celui de l’affaire Travenol, ont estimé que les femmes noires ne peuvent pas représenter l’intégralité du groupe des Noirs en raison de conflits présumés entre hommes et femmes dans les cas où le sexe ajoute un désavantage aux femmes noires. Par conséquent, dans les rares cas où les femmes noires sont autorisées à utiliser l’ensemble des statistiques indiquant un traitement préjudiciable au motif de la race, les hommes noirs ne peuvent pas participer au recours.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=13&annotation=X8MZS34C) > ^X8MZS34CaKL26NDSFp13 > [!information] Page 476 > L’analogie avec une intersection routière est éclairante : lorsque deux routes à double sens se croisent, la circulation se fait dans quatre directions différentes. La discrimination, comme la circulation, peut se faire dans un sens ou dans un autre. Si un accident se produit à une intersection, il peut être causé par des voitures venant de plusieurs directions et, parfois, de toutes les directions. De même, si une femme noire subit un tort parce qu’elle se trouve à l’intersection, le préjudice qu’elle aura subi peut résulter d’une discrimination sexuelle ou d’une discrimination raciale.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=14&annotation=BPFHWWG5) > ^BPFHWWG5aKL26NDSFp14 > [!accord] Page 476 > Au-delà de la métaphore, je cherche à dire que les femmes noires peuvent faire l’expérience de discriminations selon des modalités à la fois similaires et différentes de celles que subissent les femmes blanches et les hommes noirs. Il arrive que l’expérience que font les femmes noires des discriminations soit proche de celle des femmes blanches. Mais il arrive aussi que leurs expériences soient très similaires à celles des hommes noirs. Pourtant, elles subissent souvent une discrimination redoublée – les effets combinés de pratiques discriminatoires fondées sur la race et d’autres fondées sur le sexe. Et parfois encore, elles font l’expérience de la discrimination en tant que femmes noires – laquelle n’est pas l’addition des discriminations raciale et sexuelle, mais celle qu’elles subissent spécifiquement en tant que femmes noires.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=14&annotation=W32YTGX3) > ^W32YTGX3aKL26NDSFp14 > [!accord] Page 477 > Les femmes noires sont perçues soit comme trop semblables aux femmes ou aux Noirs, auquel cas la nature composée de leur expérience disparaît dans les expériences collectives de l’un ou l’autre groupe, soit comme trop différentes de ces groupes, auquel cas leur race noire place leurs besoins et leurs perspectives à la marge des programmes de libération féministes et leur genre féminin les place à la marge des programmes afroaméricains.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=15&annotation=WJSXHCPV) > ^WJSXHCPVaKL26NDSFp15 > [!information] Page 477 > Considérons d’abord la définition de la discrimination qui semble être en vigueur dans le droit antidiscriminatoire : la discrimination injuste commence par l’identification d’un groupe ou d’une catégorie particulière. Soit la personne qui discrimine identifie intentionnellement cette catégorie, soit est adopté un processus qui a pour effet de désavantager d’une manière ou d’une autre tous les membres de cette catégorie[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=15&annotation=ZXMXJ6DC) > ^ZXMXJ6DCaKL26NDSFp15 > [!information] Page 477 > Comme le fait de privilégier la blanchité ou le genre masculin est implicite, il n’est généralement pas perçu du tout. Cette conception de la discrimination repose sur l’idée selon laquelle le droit antidiscriminatoire condamne l’utilisation de facteurs comme la race ou le genre lorsqu’ils interfèrent dans des décisions qui, sans cela, seraient justes ou neutres.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=15&annotation=QHDM9U8N) > ^QHDM9U8NaKL26NDSFp15 > [!information] Page 478 > En raison de l’enjeu limité du droit antidiscriminatoire, les discriminations sexuelles et raciales en viennent à être définies à partir des expériences des personnes qui sont privilégiées à tous égards sauf pour [but for] leurs caractéristiques raciales ou sexuelles. En d’autres termes, le paradigme de la discrimination sexuelle tend à être fondé sur les expériences des femmes blanches ; le modèle de la discrimination raciale tend à être fondé sur les expériences des Noirs les plus privilégiés. On ne conçoit donc les notions de discrimination raciale ou sexuelle que dans leur étroite relation à un ensemble limité de circonstances, dont aucune n’inclut la discrimination à l’égard des femmes noires.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=16&annotation=N29HG2BU) > ^N29HG2BUaKL26NDSFp16 > [!accord] Page 478 > Comment cette analogie nous aide-t-elle à saisir la situation des femmes noires ? Le problème est qu’elles ne peuvent recevoir de protection que dans la mesure où leurs expériences sont reconnues comme étant semblables à celles qui peuvent être prises en compte par le droit antidiscriminatoire. Si les femmes noires ne peuvent pas démontrer qu’elles seraient traitées différemment « s’il n’y avait » [but for] leur race ou leur sexe, on ne les invite pas à passer par la trappe ; on leur dit d’attendre dans les marges non protégées jusqu’à ce qu’elles puissent être incluses dans les catégories plus larges et protégées de la race et du sexe.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=16&annotation=4NR4L8TN) > ^4NR4L8TNaKL26NDSFp16 > [!accord] Page 479 > Dans de nombreuses théories féministes et, dans une certaine mesure, dans la politique antiraciste, elle trouve un écho dans la conviction que le sexisme ou le racisme peuvent être discutés de façon pertinente sans prêter attention à la vie des personnes qui ne sont privilégiées en raison ni de leur race, ni de leur sexe, ni de leur classe sociale. En conséquence, la théorie féministe et la politique antiraciste se sont développées au moins partiellement en concevant le racisme comme ce qui arrive à la classe moyenne noire ou aux hommes noirs, et le sexisme comme ce qui arrive aux femmes blanches.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=17&annotation=9N8N7WCF) > ^9N8N7WCFaKL26NDSFp17 > [!accord] Page 479 > Curieusement, malgré l’incapacité relative dont font preuve la politique et la théorie féministes à s’adresser concrètement aux femmes noires, la théorie et la tradition féministes empruntent considérablement à leur histoire. Par exemple, l’expression « Ne suis-je pas une femme ? » est devenue un leitmotiv du discours féministe 33. La leçon de cette puissante formule ne peut pourtant pas être entièrement appréciée si l’on ignore le contexte de son énonciation.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=17&annotation=7GGBK5FW) > > > > Cf me too / le mouvement des prides > ^7GGBK5FWaKL26NDSFp17 > [!information] Page 479 > En 1851, [[Sojourner Truth]] déclarait « Ne suis-je pas une femme ? » et contestait l’imagerie sexiste utilisée par des hommes qui cherchaient à justifier que les femmes soient privées du droit de vote 34. La scène eut lieu lors d’une conférence sur les droits des femmes à Akron, dans l’Ohio ; des perturbateurs blancs, invoquant des images stéréotypées de la « féminité », soutenaient que les femmes étaient trop fragiles et délicates pour assumer les responsabilités d’une activité politique. Lorsque [[Sojourner Truth]] se leva pour parler, beaucoup de femmes blanches essayèrent de la faire taire, craignant qu’elle ne détourne l’attention de la question du suffrage des femmes pour la porter vers celle de l’émancipation.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=17&annotation=4UVANSAJ) > ^4UVANSAJaKL26NDSFp17 > [!exemple] Page 480 > Une fois autorisée à parler, Truth raconta les horreurs de l’esclavage et son impact sur les femmes noires en particulier : Regardez mon bras ! J’ai labouré, planté et récolté des granges entières, et aucun homme ne pouvait faire mieux que moi – et ne suis-je pas une femme ? J’ai travaillé et mangé autant qu’un homme – quand je le pouvais – et enduré aussi bien le fouet ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai mis au monde treize enfants, j’ai vu la plupart d’entre eux vendus comme esclaves, et quand j’ai pleuré avec ma douleur de mère, personne à part Jésus ne m’a entendue – et ne suis-je pas une femme 35 ?[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=18&annotation=RXU6EX6L) > ^RXU6EX6LaKL26NDSFp18 > [!accord] Page 480 > En utilisant sa propre vie pour révéler la contradiction qui existe entre les mythes idéologiques de la féminité et la réalité de l’expérience des femmes noires, le discours de Truth a fourni une réfutation puissante à l’affirmation selon laquelle les femmes étaient par définition plus faibles que les hommes. Néanmoins, le défi personnel que Truth a lancé à la cohérence du culte de la vraie féminité n’a été utile que dans la mesure où les femmes blanches ont accepté de rejeter les tentatives racistes qui cherchaient à rationaliser la contradiction – au motif que les femmes noires n’étant pas tout à fait de vraies femmes, leur expérience particulière ne nous apprenait rien sur la vraie féminité.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=18&annotation=K39GKSFM) > ^K39GKSFMaKL26NDSFp18 > [!accord] Page 480 > Ainsi, en tant que féministe noire du XIXe siècle, Truth ne défiait pas seulement le patriarcat ; elle mettait également au défi les féministes blanches, désireuses de prendre en compte l’histoire des femmes noires, de renoncer aux acquis liés au fait d’être blanches.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=18&annotation=2KLGCBQT) > ^2KLGCBQTaKL26NDSFp18 > [!accord] Page 480 > Les féministes contemporaines blanches n’ont donc pas hérité du défi que Truth a lancé au patriarcat, mais bien du défi qu’elle a adressé à celles qui les ont précédées. Encore aujourd’hui, la difficulté qu’éprouvent habituellement les femmes blanches à sacrifier leur privilège racial pour renforcer le féminisme les expose à la question fondamentale de Truth. Lorsque les théories et les politiques féministes qui prétendent refléter les expériences des femmes et les aspirations des femmes n’incluent pas les femmes noires ou ne s’adressent pas à elles, les femmes noires doivent demander : « Ne sommes-nous pas des femmes ? » Comment peuton affirmer savoir ce que « sont les femmes », ou quels sont les « besoins » ou les « croyances » des « femmes », lorsque ces déclarations ne décrivent ni ne servent les besoins, intérêts et expériences des femmes noires ?[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=18&annotation=BE3FZHSH) > ^BE3FZHSHaKL26NDSFp18 > [!accord] Page 481 > Lorsque la théorie féministe tente de décrire les expériences des femmes en analysant le patriarcat, la sexualité ou l’idéologie des sphères séparées, elle néglige souvent le rôle de la race. Les féministes ignorent ainsi de quelle manière leur propre race atténue certains aspects du sexisme et même, souvent, les privilégie et contribue à la domination d’autres femmes 37. Par conséquent, la théorie féministe reste blanche ; le potentiel d’élargissement et d’approfondissement d’une analyse qui s’adresserait aux femmes non privilégiées reste inexploité.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=19&annotation=A3FRZ2ZG) > ^A3FRZ2ZGaKL26NDSFp19 > [!accord] Page 481 > Les études portant sur les sphères séparées offrent un exemple de la façon dont certaines théories féministes sont étroitement construites à partir des expériences des femmes blanches. La critique de l’idéologie des sphères séparées et de la manière dont elle façonne et limite le rôle des femmes à la fois dans l’espace domestique et dans la vie publique est un thème central de la pensée juridique féminist[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=19&annotation=V3U2QXAA) > ^V3U2QXAAaKL26NDSFp19 > [!accord] Page 481 > Mais la tentative visant à démystifier les justifications idéologiques en faveur de la subordination des femmes offre peu d’indications sur la domination des femmes noires. Étant donné que les expériences servant de base empirique à beaucoup de réflexions féministes sont « blanches », les conclusions théoriques qui en sont tirées sont, au mieux, trop générales et, dans la plupart des cas, erronées[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=19&annotation=HSPIFMAL) > ^HSPIFMALaKL26NDSFp19 > [!accord] Page 482 > Or ce « constat » néglige les anomalies que créent les courants contraires du racisme et du sexisme. Les femmes et les hommes noirs vivent dans une société qui crée des normes et des attentes de genre que le racisme s’emploie simultanément à nier. Les hommes noirs ne sont pas considérés comme puissants, pas plus que les femmes noires ne sont perçues comme passives. Une démarche qui chercherait à élaborer une explication de la domination de genre dans la communauté noire par l’idéologie des sphères séparées devrait commencer par expliquer la manière dont des forces transversales établissent les normes de genre et comment les conditions de subordination des Noirs les empêchent globalement d’accéder à ces normes. C’est seulement à partir de là que l’on peut commencer à saisir comment le stéréotype du matriarcat pathologique a pesé sur les femmes noires 42 ou pourquoi, au sein du mouvement de libération des Noirs, certains aspiraient à créer des institutions ou à établir des traditions intentionnellement patriarcales 43.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=20&annotation=ZIGTFEZ7) > ^ZIGTFEZ7aKL26NDSFp20 > [!accord] Page 482 > Les définitions idéologiques et descriptives du patriarcat étant généralement fondées sur les expériences des femmes blanches, les féministes et tous ceux qui sont formés par la littérature féministe sont enclins à commettre une erreur : comme le rôle des femmes noires dans la famille ou dans d’autres institutions noires ne correspond pas toujours aux manifestations bien connues du patriarcat dans la communauté blanche, ils peuvent commettre l’erreur de supposer que les femmes noires sont en quelque sorte épargnées par les normes patriarcales.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=20&annotation=TH5WQQAN) > ^TH5WQQANaKL26NDSFp20 > [!exemple] Page 482 > Par exemple, les femmes noires ont traditionnellement travaillé hors de la sphère domestique dans des proportions largement supérieures à celles des femmes blanches[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=20&annotation=II5SD5PX) > ^II5SD5PXaKL26NDSFp20 > [!accord] Page 482 > Pourtant, le fait même que les femmes noires doivent travailler est en contradiction avec les normes soutenant que les femmes n’ont pas à travailler, ce qui crée souvent des problèmes d’ordre personnel, émotionnel et relationnel dans la vie des femmes noires.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=20&annotation=KKVIYCCC) > ^KKVIYCCCaKL26NDSFp20 > [!accord] Page 483 > Il s’agit là d’un des nombreux aspects de l’intersectionnalité qu’il est impossible de comprendre à partir d’une analyse du patriarcat centrée uniquement sur l’expérience blanche.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=21&annotation=924DPB6P) > ^924DPB6PaKL26NDSFp21 > [!accord] Page 483 > La législation sur le viol ne reflète pas en général le contrôle des hommes sur la sexualité féminine, mais la régulation par les hommes blancs de la sexualité des femmes blanches 48. Historiquement, il n’y a eu absolument aucun effort institutionnel pour contrôler la chasteté des femmes noires[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=21&annotation=VRU4B7H7) > ^VRU4B7H7aKL26NDSFp21 > [!information] Page 484 > De plus, s’il est vrai que la tentative de contrôler la sexualité des femmes blanches plaçait les femmes non chastes hors de la protection de la loi, le racisme permettait à une femme blanche de retrouver sa chasteté perdue lorsque l’agresseur présumé était un homme noir 51. Aucune possibilité de cet ordre n’était offerte aux femmes noires. Le fait de mettre l’accent sur le viol uniquement en tant que manifestation du pouvoir masculin sur la sexualité féminine tend à occulter la manière dont le viol a été utilisé comme une arme de terreur raciale[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=22&annotation=DM8Z8RGR) > ^DM8Z8RGRaKL26NDSFp22 > [!accord] Page 485 > Lorsque des femmes noires étaient violées par des hommes blancs, elles étaient violées non pas en tant que femmes en général, mais en tant que femmes noires en particulier : leur féminité les rendait sexuellement vulnérables à la domination raciste, tandis que le fait d’être noires les privait de toute protection 53. Ce pouvoir des hommes blancs était renforcé par un système judiciaire qui rendait quasiment impensable la condamnation d’un homme blanc pour le viol d’une femme noire[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=23&annotation=AXDLT26B) > ^AXDLT26BaKL26NDSFp23 > [!accord] Page 485 > Par conséquent, les femmes noires sont prises au piège entre une communauté noire qui, de manière sans doute compréhensible, considère avec suspicion les tentatives de poursuites judiciaires pour violence sexuelle, et une communauté féministe qui renforce ces soupçons en se concentrant sur la sexualité féminine blanche[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=23&annotation=83RXYF2A) > ^83RXYF2AaKL26NDSFp23 > [!approfondir] Page 486 > Encore aujourd’hui, certains craignent que les programmes de lutte contre le viol n’aillent à l’encontre des objectifs antiracistes. Tel est le dilemme, à la fois politique et théorique, que crée l’intersection de la race et du genre : les femmes noires sont prises au milieu de courants idéologiques et politiques qui se rejoignent, d’abord pour créer, ensuite pour enterrer, leurs expériences particulières.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=24&annotation=BV2ZZGSV) > ^BV2ZZGSVaKL26NDSFp24 > [!accord] Page 486 > Il est quelque peu incongru que ceux qui se préoccupent de remédier au racisme et au sexisme adoptent une telle approche « descendante » de la discrimination. S’ils commençaient plutôt par vouer leurs efforts à répondre aux besoins et aux problèmes des plus défavorisés et par restructurer et refaire le monde là où c’est nécessaire, alors d’autres personnes, qui sont désavantagées par des facteurs uniques, en bénéficieraient également. En outre, accorder une place centrale à celles qui sont actuellement marginalisées semble être le moyen le plus efficace pour lutter contre les processus de compartimentation des expériences qui minent la possibilité d’actions collectives.[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=24&annotation=ZW4CWJQ2) > ^ZW4CWJQ2aKL26NDSFp24 > [!accord] Page 487 > On peut mettre la question de l’intersection au centre du discours sur les discriminations sans croire nécessairement que se produira dès demain un consensus politique sur l’importance de prendre en compte la vie des plus défavorisées. Pour l’instant, il suffit qu’un tel effort nous encourage à dépasser les conceptions dominantes de la discrimination et à contester la complaisance qui accompagne la croyance en l’efficacité de ce cadre de pensée. Ce faisant, nous pouvons développer un langage qui critique le point de vue dominant et qui fournisse une base pour une activité unificatrice. L’objectif de cette activité devrait être de faciliter l’inclusion des groupes marginalisés de manière à pouvoir dire : « quand ils entrent, nous entrons tous ».[](zotero://open-pdf/library/items/KL26NDSF?page=25&annotation=LUF4DHYS) > ^LUF4DHYSaKL26NDSFp25