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Auteur : [[Bernard Stiegler]]
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Source: https://www.cairn.info/revue-philosophique-2006-3-page-325.htm
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# Annotations
> [!accord] Page 325
> Du mode d’existence des objets techniques a pour but d’inventer un nouveau rapport de la culture à la technique dans un contexte où le machinisme, c’est-à-dire le processus industriel de concrétisation comme réalisation du devenir technique, a pour conséquence, du côté du prolétaire, sa perte d’individuation : l’ancien individu technique, porteur d’outils, qu’était l’ouvrier, devient le servant de la machine, qui est le nouvel individu technique.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=2&annotation=Y63F834H)
> ^Y63F834Ha7F4CAKZYp2
> [!information] Page 325
> À cet état de fait, qui constitue donc un blocage de l’individuation psychique et collective, à cette « aliénation », Simondon affirme qu’il y a une issue : celle qui passe par la théorisation du devenir technique qu’il appelle une mécanologie, et dont le premier axiome est que, s’il peut y avoir une aliénation de l’homme (ou de la culture) par la technique, elle est causée non par la machine, mais par la méconnaissance de sa nature et de son essence.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=2&annotation=QJ984IZD)
> ^QJ984IZDa7F4CAKZYp2
> [!information] Page 326
> Il ne parle nulle part de processus d’individuation technique, même s’il parle partout, dans Du mode d’existence des objets techniques, d’individus techniques, tandis qu’il a établi dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information que l’individu n’est qu’une phase de l’être relative à l’opération d’individuation à partir de laquelle il vient à exister : il n’y a pas d’individus sans processus d’individuation.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=3&annotation=XPS5AF9Z)
> ^XPS5AF9Za7F4CAKZYp3
> [!information] Page 326
> Le discours de Simondon sur la religion renouvelle profondément la manière de la penser en l’inscrivant dans un rapport essentiel à la technique. Et pourtant, il est étonnamment décevant. Car il révèle que la technique est pour Simondon ce qui résulte de la décomposition d’une unité magique prétechnique, ce qui signifie que la technique n’est qu’un moment dans l’individuation psychique et collective, et ne joue aucun rôle dans la constitution des milieux pré-individuels, tandis que Simondon, comme l’a bien relevé Jean-Hugues Barthélémy, souligne en revanche son rôle de stabilisateur du transindividuel : « L’objet technique [...] devient le support et le symbole de cette relation que nous voudrions nommer transindividuelle »1. Pour autant, donc, le pré-individuel n’est pas techno-logique.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=3&annotation=ILV35QJI)
> ^ILV35QJIa7F4CAKZYp3
> [!approfondir] Page 327
> Or cette incertitude contamine et fragilise aussi les discours que Simondon tient sur la société magique, la religion, la morale et l’œuvre d’art à la fin de Du mode d’existence des objets techniques, et sur la psychanalyse dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information : il s’agit là de la même fragilité, et elle concerne la question du désir.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=4&annotation=ET75V5G6)
> ^ET75V5G6a7F4CAKZYp4
> [!accord] Page 327
> Simondon désigne Freud comme étant le penseur de la sexualité, et non du désir. Or, le désir n’est pas la sexualité, ce n’est pas « complètement » la sexualité, qui n’est le désir que « partiellement » : le désir est la sexualité socialisée, c’est-à-dire toujours déjà transindividuée. Or la transindividuation est techno-logique. Si le désir n’était que sexualité, il ne serait que pulsion : la sexualité est pulsionnelle.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=4&annotation=JMPJGCVN)
> ^JMPJGCVNa7F4CAKZYp4
> [!accord] Page 327
> Les milieux pré-individuels de l’individuation psychique sont originairement techniques. C’est-àdire sociaux.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=4&annotation=K8KCY2NR)
> ^K8KCY2NRa7F4CAKZYp4
> [!information] Page 327
> Pour le dire autrement, il n’y a pas de « phases [simplement et complètement] successives de l’être ». Il y a un éternel retour de l’individu transindividué au stade pré-individuel où le transindividuel redevient un matériau pulsionnel (et non seulement instinctuel). Or, ce qui constitue ce circuit, c’est la technicité de l’individuation. La modalité techno-logique de l’inachèvement, que l’on appelle, surtout depuis le XXe siècle, l’existence, est ce qui constitue l’individuation psychosociale en tant qu’elle individue un potentiel pré-individuel sursaturé non plus comme devenir et ontogenèse d’une espèce vivante, mais bien comme co-individuation d’un individu psychique et d’un groupe social à l’intérieur duquel il s’individue en y provoquant un processus de résonance interne où s’individue aussi l’ensemble des éléments techniques à travers les individus techniques, qui forment en cela un système technique qu’il faut analyser comme un processus d’individuation technique où « le mort saisit le vif » 1. Or ce système technique ne s’individue à son tour qu’en relation intrinsèque avec l’individuation psychosociale, dont il forme le troisième brin.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=4&annotation=2HI7NYIL)
> ^2HI7NYILa7F4CAKZYp4
> [!approfondir] Page 329
> C’est précisément en cela que la pensée de ce que j’appelle les rétentions tertiaires (cf. infra) passe par une analyse historique du processus d’individuation du système technique et de la place de l’épiphylogénétique1, et, à partir de la constitution de la cité (polis), par une analyse des hypomnémata comme écriture de soi, c’est-à-dire comme modalité politique de l’individuation psychique – telle qu’elle passe toujours déjà par une extériorité, c’est-à-dire par une mise en public potentielle (et, dans le cas de l’art épistolaire qu’étudie Foucault à travers les Lettres à Lucilius de Sénèque, actuelle)2. L’hypomnèse, aussi bien comme écriture de soi que comme constitution de ce que j’ai appelé les dispositifs rétentionnels3, est ce qui soutient l’individuation psychique et collective, l’anamnèse comme sélection – c’est-à-dire comme oubli – en quoi elle consiste à la fois comme psychogenèse et sociogenèse qui individue un pré-individuel qui est intrinsèquement (hypo)mnésique. Cette question est celle de la trace, que Derrida tente de penser avec Husserl et au-delà.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=6&annotation=VYU36QIL)
> ^VYU36QILa7F4CAKZYp6
> [!information] Page 329
> L’individuation est un processus à la fois temporel et spatial. Comme perception, c’est-à-dire comme temporalité, telle que celleci perçoit le spatial où elle distingue une figure sur un fond, l’individuation psychique est ce qui agrège des rétentions primaires, au sens de Husserl, qu’elle sélectionne dans les phénomènes depuis les cribles (les critères de sélection) que constituent ses rétentions secondaires individuelles.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=6&annotation=TRDZ4LRW)
> ^TRDZ4LRWa7F4CAKZYp6
> [!information] Page 330
> La rétention secondaire constitue le milieu pré-individuel de l’individu : « La matière mentale devenue mémoire ou plutôt contenu de mémoire est le milieu associé au moi présent. »2 La mémoire constitue l’ « état d’âme » de l’individu (son individuation actuelle) au sens où chez Bergson cet état, qui est en réalité un processus, fait boule de neige[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=7&annotation=PF3CX744)
> ^PF3CX744a7F4CAKZYp7
> [!information] Page 331
> Les rétentions secondaires collectives sont des rétentions secondaires psychiques transindividuées. Et cela signifie que la technè est au cœur de l’individuation dans ses moments les plus originaires et les plus originaux, puisque la stabilisation des rétentions secondaires collectives est ce qui suppose les rétentions tertiaires, qui sont elles-mêmes constitutivement prothétiques, qui ne sont collectives qu’à ce prix : comme stabilités – elles sont la matière organisée par laquelle se stabilise le milieu dans lequel baignent des individus psychiques et sociaux qui ne sont eux-mêmes que métastables.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=8&annotation=FRR3GXB5)
> ^FRR3GXB5a7F4CAKZYp8
> [!approfondir] Page 331
> Dans son « Au-delà du principe de plaisir », Freud avance l’hypothèse selon laquelle « tous les instincts se manifesteraient par la tendance à reproduire ce qui a déjà existé »2. De la même manière, il y aurait, à l’intérieur du bain rétentionnel secondaire qui accompagne le moi comme son milieu, et qui constitue la singularité de sa part de pré-individualité sur la trame de la pré-individualité collective que forment les rétentions secondaires collectives, une tendance à la stéréotypie qui serait l’expression de la tendance du vivant à reproduire ce qui a existé, c’est-à-dire à maintenir de manière homéostatique la synchronie du système des rétentions secondaires existant. Étrangement, cette tendance n’est pas pensée par cette philosophie de la métastabilité qui constitue, comme clé des processus d’individuation et des conditions de leurs articulations, la pensée propre de Simondon – qui est bien, cependant, une économie de tendances.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=8&annotation=MJWGAXPM)
> ^MJWGAXPMa7F4CAKZYp8
> [!accord] Page 332
> Or la question freudienne de l’ « Au-delà... » est celle que pose une autre sorte de métastabilité par où est introduite l’économie vitale des pulsions, s’il est vrai que, dans la description de la vie individuelle et collective des protozoaires, il s’agit de décrire une double tendance typique de la vie en général recherchant un optimum vital : « Le processus vital de l’individu tend, pour des raisons internes, à l’égalisation des tensions chimiques, c’est-à-dire à la mort, alors que son union avec une autre substance vivante, individuellement différente, qui augmenterait ces tensions, introduirait, pour ainsi dire, de nouvelles différences vitales qui se traduiraient pour la vie par une nouvelle durée. Il doit naturellement y avoir un optimum ou plusieurs optima pour les différences existant entre les individus qui s’unissent, pour que leur union aboutisse au résultat voulu, c’est-à-dire au rajeunissement, au prolongement de la durée de la vie. »[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=9&annotation=AN5A8WPZ)
> ^AN5A8WPZa7F4CAKZYp9
> [!information] Page 333
> Or, ici, Simondon pose comme source même de toute individuation l’existence d’un désir de gravir, c’est-àdire de s’élever, que ces points clés et le réseau qu’ils forment trament comme la base même de l’affect : « L’ascension, l’exploration, et plus généralement tout geste de pionnier, consistent à adhérer aux points clés que la nature présente. Gravir une pente pour aller vers le sommet, c’est s’acheminer vers le lieu privilégié qui commande tout le massif montagneux, non pour le dominer ou le posséder, mais pour échanger avec lui une relation d’amitié. »[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=10&annotation=MCCNHSSF)
> ^MCCNHSSFa7F4CAKZYp10
> [!accord] Page 333
> Et ce qui fait la puissance du sommet et le désir de l’atteindre, c’est sa singularité comme lieu d’exception. Cependant, ce qui rend tout ce raisonnement très étrange est le concept d’unité magique. Car il suppose, tout comme chez Rousseau, qu’il existe une humanité magique pré-technique : l’unité magique, c’est en effet ce qui, à l’exception de ces points clés, n’a pas encore détaché analytiquement du fond les formes, ou plutôt les schèmes, qui deviennent, comme outils techniques, des objets amovibles : « C’est précisément cette structure réticulaire qui se déphase lorsqu’on passe de l’unité magique originelle aux techniques et à la religion [...] ; les points clés [...] deviennent les objets techniques, transportables et abstraits du milieu »[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=10&annotation=JIJWHRRJ)
> ^JIJWHRRJa7F4CAKZYp10
> [!information] Page 333
> Ces thèses supposent donc que l’amovibilité technique, par laquelle Leroi-Gourhan, au contraire de Simondon, définit le processus d’individuation psychique et collective (couramment appelé l’homme) comme processus d’extériorisation, est ce qui survient comme déséquilibre et rupture de l’unité magique, tout à fait selon le schéma de Rousseau.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=10&annotation=D6U9ERR6)
> ^D6U9ERR6a7F4CAKZYp10
> [!approfondir] Page 334
> Mais cette définition de la religion, qui est aussi une confusion avec la mythologie, ne prête pas attention au fait que religions et mythologies supposent des mnémotechniques, et que la religion se constitue précisément lorsque celles-ci deviennent à proprement parler hypomnésiques. Ce que ne voit donc pas Simondon, c’est que c’est la technique comme mémoire qui fait monde : il ne comprend pas que c’est la technique, comme épiphylogenèse et trame de rétentions tertiaires, qui constitue le fonds pré-individuel de l’individuation non vitale qu’est l’individuation psychosociale. Et c’est pourquoi il reste pris dans l’illusion ontogénétique d’une succession de phases de l’être (pré-individualité de la nature, individuation de l’individu, transindividuation du spirituel) qui présuppose de plus que la technique est analytique : « La disponibilité de la chose technique consiste à être libéré de l’asservissement au fond du monde. La technique est analytique »[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=11&annotation=WL6UFH4S)
> ^WL6UFH4Sa7F4CAKZYp11
> [!information] Page 334
> Mais poser que la technique est analytique, c’est l’opposer à la synthèse qu’est l’individuation, c’est l’opposer, autrement dit, au monde en tant que milieu de l’individuation. Et c’est pourquoi Simondon écrit que « le monde est une unité, un milieu plutôt qu’un ensemble d’objets ; il y a en fait trois types de réalité : le monde, le sujet, et l’objet, intermédiaire entre le monde et le sujet, dont la première forme est celle de l’objet technique »3. Or la technique, comme support de l’individuation, en particulier comme hypomnèse, et qui reconfigure et trans-forme les conditions épokhales dans lesquelles l’individuation psychique est l’individuation collective, n’est pas simplement « analytique » : elle est une synthèse prothétique a posteriori.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=11&annotation=M2BVY2IH)
> ^M2BVY2IHa7F4CAKZYp11
> [!accord] Page 335
> Parce qu’il ne le voit pas, et même parce qu’il l’exclut, restant en cela profondément inscrit dans la métaphysique du sujet et de l’objet qui s’exprime ici clairement, et contre toute attente, Simondon peut écrire qu’il y a « une structure de l’univers pour l’homme antérieure à la naissance des techniques »1. Il y a une unité magique d’où se dégagent des saillances qui ne sont donc pas encore techniques. Et l’on voit bien ici que ce qui fait défaut est la pensée de la technique comme milieu mnésique, c’est-à-dire comme rétention tertiaire.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=12&annotation=C6WMPSNM)
> ^C6WMPSNMa7F4CAKZYp12
> [!approfondir] Page 336
> Or, quant aux rétentions tertiaires, il est capital de noter que la question de l’élévation posée par Simondon comme attrait pour les saillances et les sommets que l’homme est originairement enclin à gravir, et qui appellent à toujours monter plus haut, au risque de tomber de toujours plus haut, néglige le fond sur lequel le sommet se détache : le ciel. Car il vient un moment où il ne s’agit plus simplement de gravir la montagne, mais bien de contempler les étoiles, et de regarder ce ciel dans lequel les grands empires et les « religions » polythéistes vont voir des dieux, ces étoiles elles-mêmes, ces astres, et dans lequel, ensuite, le proto-monothéisme de Platon et d’Aristote, et les monothéismes du judaïsme, puis de Paul de Tarse, vont affirmer un grand partage entre le ciel et la terre.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=13&annotation=DM3B3BJ4)
> ^DM3B3BJ4a7F4CAKZYp13
> [!approfondir] Page 336
> Du mode d’existence des objets techniques ne parle pas du ciel dans l’infinité duquel se projettent aussi bien cet objet de désir qu’est le dieu d’Aristote que les idéalités par lesquelles advient l’individuation psychosociale typique de l’Occident – via les notations hypomnésiques des proto-géomètres, comme l’affirme tardivement Husserl qui découvre ainsi la finitude rétentionnelle.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=13&annotation=54XJSU6T)
> ^54XJSU6Ta7F4CAKZYp13
> [!accord] Page 337
> Alors même qu’en fin de compte, Simondon, très classiquement, fait de l’apparition de la technique une chute hors de l’unité magique originaire, il n’envisage à aucun moment la question de la possibilité de tomber qu’ouvre toute élévation. Là où Heidegger ignore la question du nous – telle que Simondon l’ouvre avec l’individuation psychique et collective – qui l’aurait peut-être préservé de son calamiteux aventurisme politique, Simondon lui-même ignore la question du on qu’ouvre Heidegger et dans laquelle celui-ci tombe en 1933, faute d’avoir été capable de penser le nous, mais aussi le neutre, l’impersonnel qui, comme technique, le lie au je, et tel que ce lien constitue trans-ductivement le Dasein : la technique est ce il qui n’est pas un on et dont Heidegger fait précisément une chute – comme Besorgen qui est pour lui (bien à tort – mais c’est toute la question du rapport entre otium et negotium qui s’ouvre ici) un Verfallen.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=14&annotation=CWHMLUCG)
> ^CWHMLUCGa7F4CAKZYp14
> [!accord] Page 338
> Dès lors, Simondon ne fait aucune place aux questions du surmoi et de la sublimation dans sa pensée de l’affect, alors même que le devenir collectif de cet affect, qui est sa transindividuation, et la concrétisation de l’individuation psychique, n’est possible qu’à se surmoïser et à se sublimer. Du même coup, et bien qu’il pose dans quelques pages magnifiques à la fois que « la solution au problème moral ne peut être cherchée par ordinateur » et que « les conduites automatiques et stéréotypes surgissent dès que la conscience morale démissionne »1, il ne voit pas venir le rôle de la machine cybernétique comme technologie de contrôle qui vise à liquider surmoi et sublimation pour y substituer une surmoïsation automatique2 et opérer un processus de désublimation qui est aussi une désindividuation psychique aussi bien que sociale3 : il court-circuite cette question, et projette dans le stade numérique de l’individuation du système technique, qui est la dernière époque du processus de grammatisation où s’individuent les hypomnémata (dont les machines cybernétiques ne sont qu’un cas), un horizon de maîtrise de la technique par la mécanologie qui apparaît après coup bien naïf – et comme la conséquence inévitable de sa métaphysique du sujet et de l’objet, dont on a vu le fond rousseauiste.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=15&annotation=HAIJ9AU6)
> ^HAIJ9AU6a7F4CAKZYp15
> [!accord] Page 339
> Un nouvel optimisme s’annonce, selon Simondon, dans la seconde moitié du XXe siècle, après le pessimisme qui aura opposé la technique et la culture qui ne voyait pas que la technique est ce qui la constitue, et qui la vivait, depuis le machinisme industriel thermodynamique, comme la source d’une néguentropie négatrice de la vie de l’esprit, et, en matière de travail, comme une organisation qui le divisait en sorte de désindividuer le travailleur pour en faire un prolétaire. Autrement dit, l’époque thermodynamique de la technique était celle de la perte d’individuation, et Simondon, à la fin des années 1950, voit dans l’époque cybernétique alors naissante le début d’un nouveau processus d’individuation, porté par la machine, ouvrant l’âge d’un nouvel optimisme. Mais cet optimisme n’est que celui de Simondon lui-même – et de quelques idéologues qu’il critique par ailleurs.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=16&annotation=IUPVAJRX)
> ^IUPVAJRXa7F4CAKZYp16
> [!accord] Page 339
> Mais cette mécanologie, reposant sur une ambiguïté radicale quant à la place de la technique dans la constitution du pré-individuel, et conduisant à un discours d’une facture finalement très métaphysique, ne pouvait aboutir : elle ne pouvait s’accomplir dans ce en quoi elle peut seulement consister, à savoir une politique. Il n’y a pas de politique simondonienne, alors que la question de l’individuation est politique de part en part.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=16&annotation=ZDDBCVLN)
> ^ZDDBCVLNa7F4CAKZYp16
> [!accord] Page 340
> Aujourd’hui cependant, Dieu est mort, ce que Simondon nomme lui-même la perte d’individuation, et le ciel n’est plus que l’infinité du vide. Il n’est plus chargé ni d’anges, ni de dieux. Et il n’y a plus non plus, sous terre, de démons. Mais sur la terre, la perte d’individuation s’est aggravée de manière horrifique : il n’est plus besoin de monter au ciel pour tomber d’une manière que même Faust n’aurait pu imaginer. Bien que le ciel ne soit plus l’autre monde de la terre, et que Dieu soit mort, le facteur de désindividuation est plus actif que jamais – et ce facteur, que l’on appelle la pulsion de mort, c’est ce que, à l’époque où régnait l’idée d’un Ciel, on appelait le diable.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=17&annotation=M8A9L9RA)
> ^M8A9L9RAa7F4CAKZYp17
> [!accord] Page 340
> Il n’en va ainsi – comme règne de la désindividuation généralisée, qui est aussi une prolétarisation généralisée – que parce que les technologies du dernier stade de la grammatisation se sont socialisées hégémoniquement comme technologies de contrôle. La cybernétique, mais, plus amplement, les technologies des objets temporels industriels, dont la cybernétique n’est qu’une partie, à présent diluée, d’ailleurs, dans la convergence des technologies analogiques et numériques que sont l’informatique, l’audiovisuel et les télécommunications, forment l’industrie des technologies de contrôle à l’origine d’un processus de désindividuation généralisé, aussi bien au niveau des individus psychiques, que sont les consommateurs en général, qu’au niveau des individus collectifs qui sont détruits par l’organisation mondiale de la consommation selon les techniques du marketing qui ne vise qu’à éliminer toute forme de singularité, celle-ci étant par nature incalculable et donc irréductible aux modèles d’investissement qu’impose la financiarisation du capitalisme devenu planétaire.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=17&annotation=2GRBZU6I)
> ^2GRBZU6Ia7F4CAKZYp17
> [!accord] Page 340
> En 1958, Simondon ne voit pas que les machines cybernétiques, c’est-à-dire ce que l’on appelle de nos jours les technologies de l’information, sont appelées à accentuer, avec les technologies de communication dont il parle si peu, la prolétarisation des consommateurs par destruction de leurs savoir-vivre, l’individu technique privant ici l’individu psychosocial de ses savoir-vivre, c’est-à-dire et de sa psychè, et de son rôle dans la constitution aussi bien que dans la circulation de l’énergie libidinale sans laquelle il ne saurait y avoir un quelconque processus d’individuation psychosociotechnique.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=17&annotation=P6IJQPKM)
> ^P6IJQPKMa7F4CAKZYp17
> [!approfondir] Page 341
> La lutte philosophique, c’est-à-dire politique, contre la désindividuation, est une question d’économie politique des technologies de l’esprit que sont les nouvelles machines hypomnésiques, où il ne s’agit pas d’appropriation des « moyens » de production, mais de l’invention de nouvelles pratiques des supports de production : les techniques, comme rétentions tertiaires des fonds pré-individuels, ne sont pas des moyens, et c’est pourquoi il faut critiquer Marx avec Simondon et Simondon avec le dernier Husserl. Il faut relancer le projet initialement politique d’une « mécanologie », sans doute en en changeant le nom – et je parle moi-même d’organologie générale en ce sens. La pensée philosophique de l’individuation par les machines, et, au-delà des machines, par les appareils, comme l’a bien vu Pierre-Damien Huyghe, ne peut être qu’une critique de ces machines et de ces appareils, une nouvelle critique, et qui se constitue comme temps des appareils critiques.[](zotero://open-pdf/library/items/7F4CAKZY?page=18&annotation=RY5KB69W)
> ^RY5KB69Wa7F4CAKZYp18