Auteur : [[Emil Cioran]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/347/epub)
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# Note
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Le phénomène capital, le désastre par excellence est la veille ininterrompue, ce néant sans trêve. Pendant des heures et des heures je me promenais la nuit dans des rues vides ou, parfois, dans celles que hantaient des solitaires professionnelles, compagnes idéales dans les instants de suprême désarroi. L’insomnie est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l’oubli. C’est pendant ces nuits infernales que j’ai compris l’inanité de la philosophie. Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la pensée, c’est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre, un ultimatum infernal de l’esprit à lui-même. La marche, elle, vous empêche de tourner et retourner des interrogations sans réponse, alors qu’au lit on remâche l’insoluble jusqu’au vertige. Voilà dans quel état d’esprit j’ai conçu ce livre, qui a été pour moi une sorte de libération, d’explosion salutaire. Si je ne l’avais pas écrit, j’aurais sûrement mis un terme à mes nuits
> [!accord] Page 7
Le lyrisme représente un élan de dispersion de la subjectivité, car il indique, dans l’individu, une effervescence incoercible qui prétend sans cesse à l’expression. Ce besoin d’extériorisation est d’autant plus urgent que le lyrisme est intérieur, profond et concentré. Pourquoi l’homme devient-il lyrique dans la souffrance et dans l’amour ? Parce que ces deux états, bien que différents par leur nature et leur orientation, surgissent du tréfonds de l’être, du centre substantiel de la subjectivité, en quelque manière. On devient lyrique dès lors que la vie à l’intérieur de soi palpite à un rythme essentiel
> [!accord] Page 8
Certains ne deviennent lyriques que dans les moments décisifs de leur existence ; pour d’autres, ce n’est qu’à l’instant de l’agonie, où tout le passé s’actualise et déferle sur eux comme un torrent. Mais, dans la majorité des cas, l’explosion lyrique surgit à la suite d’expériences essentielles, lorsque l’agitation du fond intime de l’être atteint au paroxysme.
> [!accord] Page 10
J’ignore totalement pourquoi il faut faire quelque chose ici-bas, pourquoi il nous faut avoir des amis et des aspirations, des espoirs et des rêves. Ne serait-il pas mille fois préférable de se retirer à l’écart du monde, loin de tout ce qui fait son tumulte et ses complications ? Nous renoncerions ainsi à la culture et aux ambitions, nous perdrions tout sans rien obtenir en échange. Mais que peut-on obtenir en ce monde ?
> [!accord] Page 13
Le paroxysme des sensations, l’excès d’intériorité nous portent vers une région éminemment dangereuse, puisqu’une existence qui prend une conscience trop vive de ses racines ne peut que se nier elle-même. La vie est bien trop limitée, trop morcelée, pour résister aux grandes tensions. Tous les mystiques n’eurent-ils pas, après de grandes extases, le sentiment de ne plus pouvoir vivre ? Que peuvent donc encore attendre de ce monde ceux qui se sentent au-delà de la normalité, de la vie, de la solitude, du désespoir et de la mort ?
> [!approfondir] Page 15
Certains ne manqueront pas de répondre : le sacrifice au nom de l’humanité ou du bien public, le culte du beau, etc. Je n’aime que ceux des hommes qui ont achevé d’éprouver, ne fût-ce que provisoirement, tout cela. Ils sont les seuls à avoir vécu de manière absolue, les seuls habilités à parler de la vie. Si l’on peut retrouver amour et sérénité, c’est au moyen de l’héroïsme non de l’inconscience. Toute existence qui ne recèle pas une grande folie reste dépourvue de valeur. En quoi une telle existence se distinguerait-elle de celle d’une pierre, d’un bout de bois ou d’une mauvaise herbe ? Je l’affirme en toute honnêteté, il faut être porteur d’une grande folie pour vouloir devenir pierre, bout de bois ou mauvaise herbe.
> > [!cite] Note
> To your eternity
> [!accord] Page 20
Le fait que j’existe prouve que le monde n’a pas de sens. Quel sens pourrais-je trouver, en effet, dans les supplices d’un homme infiniment tourmenté et malheureux, pour qui tout se réduit en dernière instance au néant et pour qui la souffrance fait la loi de ce monde ? Que le monde ait permis l’existence d’un humain tel que moi montre que les taches sur le soleil de la vie sont si vastes qu’elles finiront par en cacher la lumière.
> [!approfondir] Page 21
Aussi la vie s’accoutumerait-elle à une haute température, et cesserait d’être un nid de médiocrité. Qui sait si la mort même ne cesserait, au sein de ce rêve, d’être immanente à la vie ? (Écrit en ce jour du 8 avril 1935, mon vingt-deuxième anniversaire. J’éprouve une étrange sensation à la pensée d’être, à mon âge, un spécialiste du problème de la mort.)
> [!accord] Page 22
Connaissez-vous cette atroce sensation de fondre, de perdre toute vigueur pour s’écouler tel un ruisseau, de sentir son être s’annuler dans une étrange liquéfaction, et comme vidé de toute substance ?
> [!accord] Page 22
Je fais allusion ici à une sensation non pas vague et indéterminée, mais précise et douloureuse. Ne plus sentir que sa tête, coupée du corps et isolée de manière hallucinatoire ! Loin de l’épuisement vague et voluptueux qu’on ressent en contemplant la mer ou en se laissant aller à des rêveries mélancoliques, il s’agit là d’un épuisement qui vous consume et vous détruit.
> [!accord] Page 23
La mort est la seule obsession qui ne puisse devenir voluptueuse ; même lorsqu’on la désire, ce désir s’accompagne d’un regret implicite. Je veux mourir, mais je regrette de le vouloir : voilà ce que ressentent tous ceux qui s’abandonnent au néant. Le sentiment le plus pervers de tous est celui de la mort. Et dire qu’il est des gens que l’obsession perverse de la mort empêche de dormir ! Comme j’aimerais perdre toute conscience de moi-même et de ce monde !
> [!accord] Page 25
Cette image grotesque ne surgit-elle pas, en effet, comme l’expression d’un désespoir aux allures de gouffre ? N’évoque-t-elle pas le vertige abyssal des grandes profondeurs, l’appel d’un infini béant prêt à nous engloutir et auquel nous nous soumettons comme à une fatalité ? Comme il serait doux de pouvoir mourir en se jetant dans un vide absolu !
> [!accord] Page 27
Il est impossible de cerner cet étrange pressentiment de la folie. Son côté terrifiant vient de ce que nous y apercevons une dissipation totale, une perte irrémédiable pour notre vie. Tout en continuant à respirer et à me nourrir, j’ai perdu tout ce que j’ai jamais pu ajouter à mes fonctions biologiques. Ce n’est là qu’une mort approximative
> [!approfondir] Page 27
La folie nous fait perdre notre spécificité, tout ce qui nous individualise dans l’univers, notre perspective propre, le tour particulier de notre esprit. La mort aussi nous fait tout perdre, à ceci près que la perte résulte d’une projection dans le néant. Ainsi, bien que persistante et essentielle, la peur de la mort est moins étrange que la peur de la folie, où notre semi-présence est un facteur d’inquiétude bien plus complexe que la frayeur organique de l’absence totale éprouvée devant le néant.
> [!accord] Page 27
La folie ne serait-elle donc pas un moyen d’échapper aux misères de la vie ?
> [!approfondir] Page 28
Comme la majorité des fous se recrute parmi les dépressifs, la forme dépressive est fatalement plus répandue que l’exaltation gaie et débordante. La mélancolie noire est si fréquente chez eux qu’ils ont presque tous des tendances suicidaires. Le suicide – quelle solution difficile tant qu’on n’est pas fou !
> [!accord] Page 28
Je voudrais, par contre, qu’un bain de lumière jaillisse de moi pour transfigurer l’univers – un bain qui, loin de la tension de l’extase, garderait le calme d’une éternité lumineuse. Il aurait la légèreté de la grâce et la chaleur d’un sourire. Je voudrais que le monde entier flotte dans ce rêve de clarté, dans cet enchantement de transparence et d’immatérialité. Qu’il n’y ait plus obstacle ni matière, forme ou confins. Et que, dans ce paradis, je meure de lumière
> [!approfondir] Page 29
Certains problèmes purement formels, si difficiles soient-ils, n’exigent nullement un sérieux infini, puisque, loin de surgir des profondeurs de notre être, ils sont uniquement les produits des incertitudes de l’intelligence. Seul le penseur organique est capable de ce type de sérieux, dans la mesure où pour lui les vérités émanent d’un supplice intérieur plus que d’une spéculation gratuite. À celui qui pense pour le plaisir de penser s’oppose celui qui pense sous l’effet d’un déséquilibre vital. J’aime la pensée qui garde une saveur de sang et de chair, et je préfère mille fois à l’abstraction vide une réflexion issue d’un transport sensuel ou d’un effondrement nerveux.
> [!accord] Page 30
Le fait que la sensation de la mort n’apparaisse que lorsque la vie est secouée dans ses profondeurs prouve, de toute évidence, l’immanence de la mort dans la vie. L’examen des profondeurs de celle-ci montre à quel point est illusoire la croyance à une pureté vitale, et combien est fondée la conviction que le caractère démoniaque de la vie comporte un substrat métaphysique
> [!accord] Page 31
La vie comme agonie prolongée et chemin vers la mort n’est rien qu’une version supplémentaire de la dialectique démoniaque qui la fait accoucher de formes qu’elle détruit. La multiplicité des formes vitales engendre une folle dynamique où seul se reconnaît le démonisme du devenir et de la destruction
> [!accord] Page 31
Une sorte de bonheur pourrait échoir à qui s’abandonnerait à ce devenir, s’employant, au-delà de toute problématique torturante, à goûter toutes les potentialités de l’instant, sans la perpétuelle confrontation révélatrice d’une relativité insurmontable. L’expérience de la naïveté est la seule planche de salut. Mais pour ceux qui ressentent la vie comme une longue agonie, la question du salut n’est rien de plus qu’une question.
> [!accord] Page 32
Toute maladie relève de l’héroïsme – un héroïsme de la résistance et non de la conquête, qui se manifeste par la volonté de se maintenir sur les positions perdues de la vie. Irrémédiablement perdues, ces positions le sont autant pour ceux que la maladie affecte de manière organique, que pour ceux dont les états dépressifs sont si fréquents qu’ils déterminent le caractère constitutif de l’individu
> [!accord] Page 33
Chez le dépressif, le sentiment de l’immanence de la mort s’ajoute à la dépression pour créer un climat d’inquiétude constante d’où la paix et l’équilibre sont à jamais bannis
> [!désaccord] Page 33
Tout individu qui pose sérieusement le problème de la mort ne saurait échapper à la peur. C’est encore celle-ci qui guide les adeptes de la croyance à l’immortalité. L’homme fait un douloureux effort pour sauver – même en l’absence de certitude – le monde des valeurs au milieu desquelles il vit et auxquelles il a contribué, tentative pour vaincre le néant de la dimension temporelle afin de réaliser l’universel
> [!désaccord] Page 40
Parmi les éléments essentiels des états mélancoliques figure le calme, l’absence d’une intensité particulière. Le regret, partie intégrante de la mélancolie, explique, lui aussi, cette absence d’intensité spécifique. Si le regret, parfois, persiste, il n’a jamais, en revanche, suffisamment d’intensité pour provoquer une souffrance profonde
> [!approfondir] Page 42
Bien plus, si je devais choisir entre l’existence du monde et la mienne propre, j’éliminerais volontiers la première avec toutes ses lumières et ses lois pour planer tout seul dans le néant. Bien que la vie me soit un supplice, je ne puis y renoncer, car je ne crois pas à l’absolu des valeurs au nom desquelles je me sacrifierais. Pour être sincère, je devrais dire que je ne sais pas pourquoi je vis, ni pourquoi je ne cesse pas de vivre. La clé réside, probablement, dans l’irrationalité de la vie, qui fait que celle-ci se maintient sans raison.
> [!accord] Page 43
Il y a des moments où je me sens responsable de toute la misère de l’histoire, où je ne comprends pas pourquoi certains ont versé leur sang pour nous. La suprême ironie consisterait à s’apercevoir que ceux-là furent plus heureux que nous aujourd’hui.
> [!accord] Page 43
Si l’on y pense sérieusement, à quoi tout cela sert-il ? Pourquoi se poser des questions, essayer d’éclairer ou accepter des ombres ? Ne ferais-je pas mieux d’enterrer mes larmes dans le sable au bord de la mer, dans une solitude absolue ? Mais je n’ai jamais pleuré, car les larmes se sont transformées en pensées aussi amères que les larmes
> [!approfondir] Page 47
L’on peut regretter que rien ne soit résolu ici-bas ; nul ne s’est cependant jamais suicidé pour autant, l’inquiétude philosophique n’influe que peu sur l’inquiétude totale de notre être. Je préfère mille fois une existence dramatique, tracassée par son destin et soumise au supplice des flammes les plus brûlantes, à celle de l’homme abstrait, tourmenté par des questions non moins abstraites et qui ne l’affectent qu’en surface
> [!accord] Page 47
Tant qu’on n’est pas réduit en cendres, on peut faire de la philosophie lyrique – une philosophie où l’idée a des racines aussi profondes que la poésie. On accède alors à une forme supérieure d’existence, où le monde et ses problèmes inextricables ne méritent même plus le mépris. Ce n’est point affaire d’excellence ni de valeur particulière de l’individu ; il se trouve, tout simplement, que rien, en dehors de votre agonie personnelle, ne vous intéresse plus désormais
> [!accord] Page 50
On parle souvent de soupirs, jamais de cris de tristesse. Celle-ci n’est pas un débordement, mais un état qui s’éteint et qui meurt. Ce qui la singularise de manière extrêmement significative, c’est sa très fréquente apparition à la suite de certains paroxysmes. Pourquoi l’acte sexuel est-il suivi d’abattement, pourquoi est-on triste après une formidable ébriété ou un débordement dionysiaque ? Parce que l’élan dépensé dans ces excès ne laisse derrière lui que le sentiment de l’irréparable et une sensation de perte et d’abandon, marqués d’une très forte intensité négative.
> [!accord] Page 52
Une constatation que je peux vérifier, à mon grand regret, à chaque instant : seuls sont heureux ceux qui ne pensent jamais, autrement dit ceux qui ne pensent que le strict minimum nécessaire pour vivre. La vraie pensée ressemble, elle, à un démon qui trouble les sources de la vie, ou bien à une maladie qui en affecte les racines mêmes. Penser à tout moment, se poser des problèmes capitaux à tout bout de champ et éprouver un doute permanent quant à son destin ; être fatigué de vivre, épuisé par ses pensées et par sa propre existence au-delà de toute limite ; laisser derrière soi une trainée de sang et de fumée comme symbole du drame et de la mort de son être – c’est être malheureux au point que le problème de la pensée vous donne envie de vomir et que la réflexion vous apparaît comme une damnation
> [!accord] Page 53
Par quel anathème certains ne se sentent-ils nulle part à l’aise ? Ni avec, ni sans le soleil, ni avec les hommes, ni sans eux… Ignorer la bonne humeur – voilà une chose déconcertante. Les hommes les plus malheureux : ceux qui n’ont pas droit à l’inconscience. Avoir une conscience toujours en éveil, redéfinir sans cesse son rapport au monde, vivre dans la perpétuelle tension de la connaissance, cela revient à être perdu pour la vie. Le savoir est un fléau, et la conscience une plaie ouverte au cœur de la vie.
> [!accord] Page 53
L’homme ne vit-il pas la tragédie d’un animal constamment insatisfait, suspendu entre la vie et la mort ? Ma qualité d’homme m’ennuie profondément. Si je le pouvais, j’y renoncerais sur-le-champ ; que deviendrais-je, cependant ? Une bête ? Point de marche arrière possible. De plus, je risquerais d’être une bête au courant de l’histoire de la philosophie. Devenir un surhomme me paraît une impossibilité et une niaiserie, un fantasme risible.
> [!approfondir] Page 54
En ce qui me concerne, je démissionne de l’humanité : je ne peux, ni ne veux, demeurer homme. Que me resterait-il à faire en tant que tel – travailler à un système social et politique, ou encore faire le malheur d’une pauvre fille ? Traquer les inconséquences des divers systèmes philosophiques ou m’employer à réaliser un idéal moral et esthétique ? Tout cela me paraît dérisoire : rien ne saurait me tenter.
> [!accord] Page 54
Je renonce à ma qualité d’homme, au risque de me retrouver seul sur les marches que je veux gravir. Ne suis-je pas déjà seul en ce monde dont je n’attends plus rien ? Au-delà des aspirations et des idéaux courants, une supraconscience fournirait, probablement, un espace où l’on puisse respirer. Ivre d’éternité, j’oublierais la futilité de ce monde ; rien ne viendrait plus troubler une extase où l’être serait tout aussi pur et immatériel que le non-être.
> [!accord] Page 57
Ne pas éprouver les contradictions de façon douloureuse, c’est parvenir à la joie virginale de l’innocence, rester fermé à la tragédie et au sentiment de la mort. La naïveté est opaque au tragique, mais ouverte à l’amour, car le naïf – non consumé de contradictions internes – possède les ressources nécessaires pour s’y consacrer
> [!accord] Page 60
En ce moment, je ne crois en rien du tout et je n’ai nul espoir. Tout ce qui fait le charme de la vie me paraît vide de sens. Je n’ai ni le sentiment du passé ni celui de l’avenir ; le présent ne me semble que poison. Je ne sais pas si je suis désespéré, car l’absence de tout espoir n’est pas forcément le désespoir. Aucun qualificatif ne saurait m’atteindre, car je n’ai plus rien à perdre. Et dire que j’ai tout perdu à l’heure où autour de moi tout s’éveille. Comme je suis loin de tout !
> [!accord] Page 61
On peut concevoir deux façons d’éprouver la solitude : se sentir seul au monde, ou ressentir la solitude du monde. Qui se sent seul vit un drame purement individuel – le sentiment de l’abandon peut survenir dans le cadre naturel le plus splendide. Être jeté dans ce monde, incapable de s’y adapter, détruit par ses propres déficiences ou exaltations, indifférent aux aspects extérieurs – fussent-ils sombres ou éclatants – pour demeurer rivé à son drame intérieur, voilà ce que signifie la solitude individuelle.
> [!accord] Page 62
J’affirme ici à l’intention de tous ceux qui me succéderont que je n’ai rien en quoi je puisse croire sur cette terre et que le salut réside dans l’oubli. J’aimerais pouvoir tout oublier, m’oublier moi-même et le monde entier. Les véritables confessions ne s’écrivent qu’avec des larmes. Mais mes larmes suffiraient à noyer ce monde, comme mon feu intérieur à l’incendier. Je n’ai besoin d’aucun appui, d’aucun encouragement ni d’aucune compassion car, si déchu que je sois, je me sens puissant, dur, féroce ! Je suis, en effet, le seul homme à vivre sans espoir. C’est là le sommet de l’héroïsme, son paroxysme et son paradoxe. La folie suprême !
> [!accord] Page 63
Comme j’aimerais que tous les gens occupés ou investis de missions, hommes et femmes, jeunes et vieux, sérieux ou superficiels, joyeux ou tristes, abandonnent un beau jour leurs besognes, renonçant à tout devoir ou obligation, pour sortir dans la rue et cesser toute activité ! Ces gens abrutis, qui travaillent sans raison ou se gargarisent de leur contribution au bien de l’humanité, trimant pour les générations à venir sous l’impulsion de la plus sinistre des illusions, se vengeraient alors de toute la médiocrité d’une vie nulle et stérile, de cet absurde gaspillage d’énergie si étranger à tout avancement spirituel. Que je goûterais ces instants, où plus personne ne se laisserait leurrer par un idéal ni tenter par aucune des satisfactions qu’offre la vie, où toute résignation serait illusoire, où les cadres d’une vie normale éclateraient définitivement ! Tous ceux qui souffrent en silence, sans oser exprimer leur amertume par le moindre soupir, hurleraient alors dans un chœur sinistre, dont les clameurs épouvantables feraient trembler la terre entière.
> [!approfondir] Page 64
Puissent des tourbillons de flammes s’élever dans un élan sauvage et envahir le monde entier, pour que le moindre vivant sache que la fin est proche. Que toute forme devienne informe et que le chaos engloutisse dans un vertige universel tout ce qui, en ce monde, possède structure et consistance. Que tout soit fracas dément, râle colossal, terreur et explosion, suivis d’un silence éternel et d’un oubli définitif. Qu’en ces moments ultimes les hommes vivent à une telle température que tout ce que l’humanité a jamais ressenti en matière de regret, d’aspiration, d’amour, de haine et de désespoir éclate en eux dans une explosion dévastatrice. Dans un tel bouleversement, où plus personne ne trouverait de sens à la médiocrité du devoir, où l’existence se désintégrerait sous la pression de ses contradictions internes, que resterait-il hormis le triomphe du Rien et l’apothéose du non-être ?
> [!accord] Page 66
Bien que la souffrance comme phénomène m’impressionne et même parfois m’enchante, je ne saurais en écrire l’apologie, car la souffrance durable – et la véritable souffrance est telle – pour purificatrice qu’elle soit dans sa première phase, finit par détraquer, détruire, désagréger. L’enthousiasme facile pour la souffrance caractérise les esthètes et les dilettantes, qui la prennent pour un divertissement, ignorant sa terrible force de décomposition et ses ressources venimeuses de désagrégation, mais aussi sa fécondité, qu’il faut, cependant, payer très cher. Détenir le monopole de la souffrance revient à vivre suspendu au-dessus d’un gouffre. Toute vraie souffrance en est un.
> [!approfondir] Page 67
Les suicidaires ont un penchant pathologique pour la mort, auquel ils résistent en vérité mais qu’ils ne peuvent supprimer. La vie en eux a atteint un tel déséquilibre qu’aucun motif d’ordre rationnel ne peut plus la consolider. Aucun suicide ne procède uniquement d’une réflexion sur l’inutilité du monde ou sur le néant de la vie. À qui m’opposera l’exemple de ces anciens sages qui se suicidaient dans la solitude, je répondrai qu’ils avaient liquidé en eux-mêmes la moindre parcelle de vie, détruit toute joie d’exister, et supprimé toute tentation.
> [!désaccord] Page 67
Pour arriver à l’obsession du suicide, il faut tant de tourment, tant de supplice, un effondrement des barrières intérieures si violent que la vie n’est plus qu’une sinistre agitation, un vertige, un tourbillon tragique. Comment le suicide pourrait-il être une affirmation de la vie ? On le dit provoqué par les déceptions : cela revient à dire qu’on désire la vie et qu’on en espère plus qu’elle ne peut donner. Quelle fausse dialectique – comme si le suicidé n’avait pas vécu avant de mourir, comme s’il n’avait pas eu d’ambition, d’espérance, de douleur ou de désespoir !
> [!accord] Page 69
Pourquoi je ne me suicide pas ? Parce que la mort me dégoûte autant que la vie. Je n’ai pas la moindre idée de ma raison d’être ici-bas.
> [!accord] Page 71
Le lyrisme comme penchant vers l’auto-objectivation se situe au-delà de la poésie, du sentimentalisme, etc. Il se rapproche davantage d’une métaphysique du destin, dans la mesure où s’y retrouvent une actualité totale de la vie et le contenu le plus profond de l’être en quête de conclusion. En règle générale, le lyrisme absolu tend à tout résoudre dans le sens de la mort. Car tout ce qui est capital a trait à la mort.
> [!approfondir] Page 72
Comment pourrait-on s’adonner à la philosophie abstraite dès lors qu’on sent en soi le déroulement d’un drame complexe où se mêlent un pressentiment érotique avec une inquiétude métaphysique torturante, la peur de la mort avec une aspiration à la naïveté, la renonciation totale avec un héroïsme paradoxal, le désespoir avec l’orgueil, le pressentiment de la folie avec le désir d’anonymat, le cri avec le silence, et l’enthousiasme avec le néant ?
> [!accord] Page 76
Comment avoir des idéaux quand il existe, sur cette terre, des sourds, des aveugles ou des fous ? Comment pourrais-je me réjouir du jour qu’un autre ne peut voir, ou du son qu’il ne peut entendre ? Je me sens responsable des ténèbres de tous et me considère comme un voleur de lumière. N’avons-nous pas, en effet, dérobé le jour à ceux qui ne voient pas et le son à ceux qui n’entendent pas ? Notre lucidité n’est-elle pas coupable des ténèbres des fous ? Sans savoir pourquoi, lorsque je pense à ces choses, je perds tout courage et toute volonté ; la pensée m’apparaît inutile, et vaine la compassion.
> [!accord] Page 76
De plus, comment compatir au malheur d’autrui lorsqu’on souffre infiniment soi-même ? La compassion n’engage à rien, d’où sa fréquence. Nul n’est jamais mort ici-bas de la souffrance d’autrui. Quant à celui qui a prétendu mourir pour nous, il n’est pas mort : il a été mis à mort.
> [!accord] Page 78
Condamner l’épicurisme au nom de l’éternité est un non-sens. En quoi ma souffrance me ferait-elle durer plus longtemps qu’un bon vivant ? Objectivement parlant, que peut bien signifier le fait qu’un individu se crispe dans l’agonie tandis qu’un autre se vautre dans la volupté ? Qu’on souffre ou non, le néant nous engloutira indifféremment, irrémédiablement et pour toujours.
> [!accord] Page 79
Ce n’est pas moi qui viendrais brandir la souffrance pour interdire au monde les orgies et les excès. Laissons les médiocres parler des conséquences des plaisirs : celles de la douleur ne sont-elles pas plus sérieuses encore ? Seul un médiocre souhaitera, pour mourir, atteindre le stade de la vieillesse. Souffrez donc, enivrez-vous, buvez la coupe du plaisir jusqu’à la lie, pleurez ou riez, poussez des cris de joie ou de désespoir – il n’en restera rien de toute manière. Toute la morale n’a d’autre but que de transformer cette vie en une somme d’occasions perdues.
> [!approfondir] Page 80
La perception du devenir résulte de l’insuffisance des instants de leur relativité : ceux qui sont doués d’une conscience aiguë de la temporalité vivent chaque seconde en pensant à la suivante. On n’accède à l’éternité, en revanche, qu’en supprimant toute corrélation, en vivant chaque instant de manière absolue. Toute expérience de l’éternité suppose un saut et une transfiguration, car bien peu sont capables de la tension nécessaire pour atteindre cette paix sereine qu’on retrouve dans la contemplation de l’éternel.
> > [!cite] Note
> C'est justement ça qui est terrifiant enfaîte...
> [!accord] Page 85
Je suis de plus en plus certain que l’homme est un animal malheureux, abandonné dans le monde, condamné à se trouver une modalité de vie propre, telle que la nature n’en a jamais connue. Sa prétendue liberté le fait souffrir plus que n’importe quelle forme de vie captive dans la nature. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que l’homme en arrive parfois à être jaloux d’une plante, d’une fleur. Pour vouloir vivre comme un végétal, grandir enraciné, s’épanouissant puis se fanant sous le soleil dans l’inconscience la plus parfaite, vouloir participer à la fécondité de la terre, être une expression anonyme du cours de la vie, il faut désespérer du sens de l’humanité. Pourquoi n’échangerais-je pas mon existence contre celle d’un végétal ?
> [!accord] Page 86
Si je le pouvais, je prendrais tous les jours une forme différente de vie animale ou végétale, je serais successivement toutes les espèces de fleurs, rose, épine, mauvaise herbe, arbre tropical aux branches tordues, algue marine ballottée par les vagues, ou végétation des montagnes à la merci des vents ; ou alors oiseau au chant mélodieux ou bien prédateur au cri strident, migrateur ou sédentaire, bête des forêts ou animal domestique. J’aimerais vivre toutes ces variétés dans une frénésie sauvage et inconsciente, parcourir toute la sphère de la nature, me transformer avec une grâce naïve, sans pose, à l’image d’un processus naturel
> [!accord] Page 87
J’ai peine à imaginer la joie de ceux qui sont doués d’une sensibilité magique – ces individus qui sentent tout en leur pouvoir, et pour qui aucune résistance n’est irréductible ni aucun obstacle insurmontable. La magie suppose une communion si étroite avec l’existence que toute manifestation subjective se ramène à une pulsation de la vie. Elle a la plénitude d’une intégration au flux vital. La sensibilité magique ne peut déboucher que sur la joie, car le fatal n’entre pas dans la structure interne de l’existence.
> [!accord] Page 89
Qu’il est facile de recommander la joie à ceux qui ne peuvent se réjouir ! Et comment se réjouir lorsque vous torture jour et nuit l’obsession de la folie ? Se rendent-ils compte, ceux qui proposent la joie à tout bout de champ, de ce que veulent dire la crainte d’un effondrement imminent, le supplice constant de ce terrible pressentiment ? À cela s’ajoute la conscience de la mort, plus persistante encore que celle de la folie. Je veux bien que la joie soit un état paradisiaque, mais on ne peut y accéder que par une évolution naturelle. Il se peut que nous surmontions un jour cette obsession des instants d’agonie, pour pénétrer dans un paradis de sérénité. Les portes de l’Éden seront-elles, en effet, à jamais closes devant moi ? Jusqu’à présent, je n’en ai pas trouvé la clé.
> [!accord] Page 98
Mon admiration sans bornes pour les enthousiastes vient de mon impuissance à comprendre leur existence dans un monde où la mort, le néant, la tristesse et le désespoir composent un sinistre cortège. Qu’il y ait des gens inaptes au désespoir – voilà qui trouble et impressionne.
> [!accord] Page 102
Même si je devais me retirer dans le plus effroyable des déserts, renoncer à tout pour ne plus connaître que la solitude totale, jamais je n’oserais mépriser le plaisir et ses adeptes. Puisque le renoncement et la solitude ne peuvent me valoir l’éternité, puisque je suis destiné à mourir comme tous les autres, pourquoi mépriserais-je qui que ce soit, pourquoi brandirais-je ma propre voie comme la seule véritable ?
> [!approfondir] Page 103
Je ne recommande le renoncement à personne, car trop rares sont ceux qui réussissent, une fois au désert, à surmonter l’obsession de l’éphémère. Là-bas comme dans le monde, la précarité des choses garde le même douloureux attrait. Sachons bien que les illusions des grands solitaires furent plus irréalistes encore que celles des naïfs et des ignorants.
> [!accord] Page 109
Le sommeil fait oublier le drame de la vie, ses complications, ses obsessions ; chaque éveil est un recommencement et un nouvel espoir. La vie conserve ainsi une agréable discontinuité, qui donne l’impression d’une régénération permanente.
> [!approfondir] Page 110
Dieu ne punit-il pas l’homme en lui ôtant le sommeil pour lui donner la connaissance ? N’est-ce pas le châtiment le plus terrible que d’être interdit de sommeil ? Impossible d’aimer la vie quand on ne peut dormir. Les fous souffrent fréquemment d’insomnies, d’où leurs effroyables dépressions, leur dégoût de la vie et leur penchant au suicide.
> [!accord] Page 110
Il y a en moi plus de confusion et de chaos que l’âme humaine ne devrait en supporter. Vous trouverez en moi tout ce que vous voudrez. Je suis un fossile des commencements du monde, en qui les éléments ne se sont pas cristallisés, en qui le chaos initial s’adonne encore à sa folle effervescence. Je suis la contradiction absolue, le paroxysme des antinomies et la limite des tensions ; en moi tout est possible, car je suis l’homme qui rira au moment suprême, à l’agonie finale, à l’heure de la dernière tristesse.
> [!accord] Page 112
J’ai plus d’estime pour l’individu aux désirs contrariés, malheureux en amour et désespéré, que pour le sage impassible et orgueilleux. Tous devraient s’effacer, afin que la vie puisse continuer telle qu’elle est.
> [!accord] Page 114
Le sage ignore le tragique de la passion et la peur de la mort, de même qu’il méconnaît l’élan et le risque, l’héroïsme barbare, grotesque ou sublime. Il s’exprime en maximes et donne des conseils. Le sage ne vit rien, ne ressent rien, il ne désire ni n’attend. Il se plaît à niveler les divers contenus de la vie, et en assume toutes les conséquences. Bien plus complexes me semblent ceux qui, malgré ce nivellement, ne cessent pourtant de se tourmenter. L’existence du sage est vide et stérile, car dépourvue d’antinomies et de désespoir. Mais les existences que dévorent des contradictions insurmontables sont infiniment plus fécondes. La résignation du sage surgit du vide, et non du feu intérieur. J’aimerais mille fois mieux mourir de ce feu que du vide et de la résignation.
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Convaincu que la misère est intimement liée à l’existence, je ne puis adhérer à aucune doctrine humanitaire. Elles me paraissent, dans leur totalité, également illusoires et chimériques. Le silence lui-même me semble un cri. Les animaux – dont chacun vit de ses propres efforts – ne connaissent pas la misère, car ils ignorent la hiérarchie et l’exploitation. Ce phénomène n’apparaît que chez l’homme, le seul qui ait assujetti son semblable ; seul l’homme est capable de tant de mépris de soi.
> [!accord] Page 119
Devant la misère comme devant les ruines, nous déplorons une absence d’humanité, nous regrettons que les hommes ne changent pas radicalement ce qu’il est en leur pouvoir de changer. Ce sentiment se mêle à celui de l’éternité de la misère, de son caractère inéluctable. Tout en sachant que les hommes pourraient supprimer la misère, nous sommes conscients de sa permanence et finissons par éprouver une inhabituelle et amère inquiétude, un état d’âme trouble et paradoxal, où l’homme apparaît dans toute son inconsistance et sa petitesse. La misère objective de la vie sociale n’est, en effet, que le pâle reflet d’une misère intérieure. Rien qu’à y penser, je perds l’envie de vivre. Je devrais jeter ma plume pour me rendre dans quelque masure délabrée. Un désespoir mortel me prend lorsque j’évoque la terrible misère de l’homme, sa pourriture et sa gangrène
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Qui ne pactise pas avec le diable n’a aucune raison de vivre, car le diable exprime symboliquement la vie mieux que Dieu lui-même. Si je regrette une chose, c’est que le diable m’ait si peu tenté… Mais Dieu non plus ne s’est pas particulièrement soucié de moi.
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Vivons donc, puisque le monde est dépourvu de sens ! Tant que nous n’avons aucun but précis, aucun idéal accessible, jetons-nous sans réserve dans le terrible vertige de l’infini, suivons ses méandres dans l’espace, consumons-nous dans ses flammes, aimons-le pour sa folie cosmique et sa totale anarchie. Celle-ci fait partie de l’expérience de l’infini – une anarchie organique et irrémédiable. On ne peut se représenter l’anarchie cosmique si l’on n’en porte pas en soi les germes. Vivre l’infinité, comme y réfléchir longuement, c’est recevoir la plus terrible des leçons de révolte. L’infini vous désorganise et vous tourmente, il ébranle les fondements de votre être, mais vous fait aussi négliger tout ce qui est insignifiant, contingent.
> [!accord] Page 130
Y a-t-il d’autre tristesse que celle de la mort ? Certainement pas, puisque la vraie tristesse est noire, dépourvue de charme. Elle communique une lassitude incomparablement plus grande que celle de la mélancolie – une lassitude qui mène à un dégoût de la vie, à une dépression irrémédiable. La tristesse diffère de la douleur, car en elle prédomine la réflexion, quand l’autre subit la matérialité fatale des sensations. La tristesse et la douleur peuvent mener jusqu’à la mort – jamais à l’amour ni à l’exaltation
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Les hommes travaillent généralement trop pour pouvoir encore rester eux-mêmes. Le travail : une malédiction que l’homme a transformée en volupté. Œuvrer de toutes ses forces pour le seul amour du travail, tirer de la joie d’un effort qui ne mène qu’à des accomplissements sans valeur, estimer qu’on ne peut se réaliser autrement que par le labeur incessant – voilà une chose révoltante et incompréhensible.
> [!accord] Page 131
Que chacun doive exercer une activité et adopter un style de vie qui, dans la plupart des cas, ne lui convient pas, illustre cette tendance à l’abrutissement par le travail.
> [!accord] Page 132
Le travail a transformé le sujet humain en objet, et a fait de l’homme une bête qui a eu le tort de trahir ses origines. Au lieu de vivre pour lui-même – non dans le sens de l’égoïsme, mais vers l’épanouissement –, l’homme s’est fait l’esclave pitoyable et impuissant de la réalité extérieure.
> [!accord] Page 132
Pourquoi les hommes ne décideraient-ils pas brusquement d’en finir avec leur labeur pour entamer un nouveau travail, sans nulle ressemblance avec celui auquel ils se sont vainement consacrés jusqu’à présent ? N’est-ce pas assez que d’avoir la conscience subjective de l’éternité ? Si l’activité frénétique, le travail ininterrompu et la trépidation ont bien détruit quelque chose, ce ne peut être que le sens de l’éternité, dont le travail est la négation
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Et bien que je n’oppose au travail ni la contemplation passive ni la rêverie floue, mais une transfiguration hélas irréalisable, je préfère néanmoins une paresse compréhensive à une activité frénétique et intolérante. Pour éveiller le monde, il faut exalter la paresse. C’est que le paresseux a infiniment plus de sens métaphysique que l’agité.
> [!accord] Page 135
La tragédie de l’homme, animal exilé dans l’existence, tient à ce qu’il ne peut se satisfaire des données et des valeurs de la vie. Pour l’animal, la vie est tout ; pour l’homme, elle est un point d’interrogation. Point d’interrogation définitif, car l’homme n’a jamais reçu ni ne recevra jamais de réponse à ses questions. Non seulement la vie n’a aucun sens, mais elle ne peut pas en avoir un.
> [!accord] Page 136
Si le bonheur existe, on doit le communiquer. Mais peut-être les individus réellement heureux n’ont-ils pas conscience de leur bonheur. S’il en est ainsi, nous pourrions leur offrir une part de notre conscience, en échange d’une part de leur inconscience.
> [!approfondir] Page 139
Je n’ai pas d’idées – mais des obsessions. Des idées, n’importe qui peut en avoir. Jamais les idées n’ont provoqué l’effondrement de qui que ce soit
> [!accord] Page 151
Pourquoi les hommes tiennent-ils absolument à réaliser quelque chose ? Ne seraient-ils pas incomparablement mieux, immobiles sous le ciel, dans un calme serein ? Qu’y a-t-il donc à accomplir ? Pourquoi tant d’efforts et d’ambition ? L’homme a perdu le sens du silence.
> [!accord] Page 151
Ne pouvant plus vivre dans le présent, l’homme accumule un excédent qui lui pèse et l’asservit ; le sentiment de l’avenir a été pour lui une calamité. Le processus suivant lequel la conscience a divisé les hommes en deux grandes catégories est des plus étranges. Il explique pourquoi l’homme est un être si peu consistant, incapable de trouver son centre d’énergie et d’équilibre. Ceux que leur conscience a portés vers l’intériorisation, le supplice et la tragédie, aussi bien que ceux qu’elle a lancés dans l’impérialisme illimité du désir d’acquérir et de posséder sont, chacun à sa manière, malheureux et déséquilibrés. La conscience a fait de l’animal un homme et de l’homme un démon, mais elle n’a encore transformé personne en Dieu, même si le monde se vante d’en avoir expédié un sur une croix
> [!accord] Page 154
En réalité, nul ne perd ses illusions s’il n’a désiré la vie avec ardeur, ne fût-ce qu’inconsciemment. Le processus de dévitalisation ne survient que plus tard, à la suite des dépressions. C’est seulement chez un individu plein d’élan, d’aspirations et de passions, que les dépressions atteignent cette capacité d’érosion, qui entame la vie comme les vagues la terre ferme. Chez le simple déficient, elles ne produisent aucune tension, aucun paroxysme ni excès ; elles débouchent sur un état d’apathie, d’extinction lente.
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Que les dépressions finissent par consumer l’élan et compromettre la vitalité, cela va de soi. On ne saurait les combattre définitivement : on peut tout au plus les négliger temporairement pour une occupation soutenue, ou des distractions. Seule une vitalité inquiète est susceptible de favoriser le paradoxe organique de la négation. On ne devient pessimiste – un pessimiste démoniaque, élémentaire, bestial et organique – qu’une fois que la vie a perdu sa bataille désespérée contre les dépressions. La destinée apparaît alors à la conscience comme une version de l’irréparable.
> [!accord] Page 159
La connaissance à petite dose enchante ; à forte dose, elle déçoit. Plus on en sait, moins on veut en savoir. Car celui qui n’a pas souffert de la connaissance n’aura rien connu.