> [!info]+ Auteur : [[Walter Benjamin]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 41 minutes --- # Analyse ## L'acédie chez Walter Benjamin > Selon Benjamin, l’_acedia_ est rapprochée de l'empathie, c'est-à-dire de l'identification avec le « cortège triomphal » des vainqueurs de l'Histoire, mais cette identification est fallacieuse car elle fait oublier à l'historien qu'elle « profite par conséquent toujours au dominant du moment », dominant qui marche « sur ceux qui sont aujourd'hui au sol ». > L'historien Bruno Queysanne analyse ainsi l'acédie chez Benjamin : c'est le risque, pour l'historien, de ne plus se préoccuper des vaincus et des « sans-nom ». L'empathie se dirige par facilité vers les vainqueurs, et ne s'applique pas aux vaincus de l'Histoire. > Le matérialisme historique d'origine marxiste rompt, quant à lui, avec cette acédie puisqu'il prétend faire l'histoire des opprimés. Mais il n'est pas exempt du risque d'acédie. Bruno Queysanne écrit qu'« un certain marxisme, par un trop grand souci de vérité objective, risque de perdre lui aussi la sensibilité à la misère humaine » [^1] # Note ## Préface. Sauver le passé Auteur : [[Patrick Boucheron]] > [!information] Page 5 Et c’est avec d’autres guides littéraires, Baudelaire en premier lieu, que [[Walter Benjamin|Benjamin]] s’engouffra dans l’entêtante exploration des Passages. Avec Baudelaire, car le poète des Paradis artificiels avait, une fois pour toutes, fait du chiffonnier le chiffre secret des obsessions de [[Walter Benjamin]] : « Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. > [!information] Page 6 Au dernier moment, faute d’avoir pu la vendre, [[Walter Benjamin]] découpe de son cadre l’aquarelle de Paul Klee Angelus Novus qui, depuis qu’il en fit l’acquisition en 1921, soutient ses pensées, ses rêves et ses espérances. Il la glisse dans l’une de ses valises. [[Theodor W. Adorno|Theodor Adorno]] parvint après la guerre à la confier à son destinataire, puisque [[Walter Benjamin]] l’avait léguée à son ami Gershom Scholem, dans le testament qu’il rédigea en juillet 1932 alors qu’il envisageait de mettre fin à ses jours. > [!information] Page 6 Et qu’en était-il de ces fameuses thèses « Sur le concept d’histoire », son dernier manuscrit, que la postérité envisagera plus tard comme le testament intellectuel de [[Walter Benjamin]], bloc de prose poétique qu’il avait placé tout entier sous l’œil fixe de l’Angelus Novus ? Il décida de l’emporter avec lui, avec quelques effets personnels, dans une petite serviette en cuir noir, « comme celle qu’utilisent les hommes d’affaires ». Une copie fut toutefois confiée à une cousine éloignée qui était devenue son amie. Son nom était Hannah Arendt. ### L’histoire, ou l’art de rester calme > [!accord] Page 7 [[Walter Benjamin|Benjamin]] l’écrit dans sa sixième thèse « Sur le concept d’histoire » : « Exprimer le passé en termes historiques ne signifie pas le reconnaître “tel qu’il a réellement été”. Cela revient à s’emparer d’un souvenir tel qu’il apparaît en un éclair à l’instant d’un danger. » > [!approfondir] Page 7 Car puisque « rien de ce qui s’est passé un jour ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire », écrit-il dans la troisième de ces thèses, « cela signifie que l’humanité rédimée est la seule dont le passé soit devenu susceptible d’être cité en chacun de ses moments ». Et d’ajouter, employant en français une expression à la connotation toujours militaire : « Chacun de ses instants vécus devient une citation à l’ordre du jour – jour qui est, justement, celui du Jugement dernier. » > [!accord] Page 7 Il s’en confie dans une lettre à Hannah Arendt : « Je serais plongé dans un cafard plus noir encore que celui qui me tient à présent si, tout dépourvu que je sois de livres, je n’avais pas trouvé dans ma mémoire la seule maxime qui s’applique magnifiquement à ma condition actuelle : “Sa paresse l’a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l’obscurité d’une vie errante et cachée” (La Rochefoucauld parlant de Retz)13. » Une bibliothèque, puis un seul livre, puis le souvenir d’une citation. Puis plus rien. Et malgré la catastrophe, rester calme. Car il faut sauver le passé – c’est-à-dire, et voici très exactement ce que nous devons comprendre ici – sauver le présent ### Textes sur commande > [!information] Page 8 Mais ils ne peuvent plus désormais subvenir à ses besoins. Par ailleurs, le refus en 1925 de la faculté de philosophie de l’université de Francfort de lui laisser soutenir son habilitation sur L’Origine du drame baroque allemand a définitivement ruiné ses espoirs d’une carrière académique – Hans Cornelius, le rapporteur déclarant ne pas être « en mesure de restituer le sens de ce travail » qu’il juge « extrêmement difficile à lire15 ». Le voici donc condamné à vivre d’expédients, ajoutant les tracas de la gêne financière aux angoisses de l’exil. Il songe à de grands voyages – Moscou, où il ira ; Jérusalem où jamais il ne se rendra – mais, bientôt, ne rêve que de Paris. ### « C’est le Monsieur qui mange tout Paris » > [!accord] Page 9 Ainsi donc, ce qui coûte vraiment à l’intellectuel est moins ce qui l’encombre que ce qui lui importe davantage ; [[Walter Benjamin|Benjamin]] enrageait de traîner son « Fuchs » comme le boulet du forçat de l’écrit que sa dépendance financière aux commandes l’obligeait à devenir car il pensait que cette tâche imposée l’éloignait de son but véritable : écrire son grand Livre des passages. Or, c’est en achevant ce qu’il croyait être un divertissement inutile que [[Walter Benjamin]] comprend qu’il l’y ramène en vérité, sous une forme inévitablement dispersée – parce qu’il s’agit du XIXe siècle, parce qu’il s’agit de ce geste essentiel de la collecte des rebuts de la grande ville. > [!information] Page 9 Tel est le beau paradoxe pour celui qui, selon l’expression de Hannah Arendt, « pensait poétiquement24 » : [[Walter Benjamin]] ne se disperse jamais totalement, puisque chaque éclat de son travail le ramène au tout de son esthétique de la dispersion. Et il s’agit bien de cela dans son « Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien » dont on peut penser avec Jean-Michel Palmier que « c’est un carrefour où affleurent presque toutes les problématiques que [[Walter Benjamin|Benjamin]] voulait aborder dans les Passages25 ». Parce qu’il arrive à l’art par la caricature, la pulsion collectionneuse de Fuchs – « une passion qui frôlait la manie » – le préserve de tout culte du beau. Il envisage l’art de masse, étudiant de près les techniques de reproduction technique des images notamment par le développement de la presse illustrée – ce qui ne peut qu’intéresser l’auteur de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dont la première version date de 1935 > [!accord] Page 9 En ce sens, Fuchs fut un pionnier, car il a « entièrement rompu avec la conception classiciste de l’art, dont on distingue encore la trace chez [[Karl Marx|Marx]] », et que [[Walter Benjamin|Benjamin]] identifie avec soin (notamment en établissant le lien avec la théorie esthétique largement dominante de Heinrich Wölfflin, mais aussi avec ce qu’il appelle le « moralisme bourgeois »). Car – et là est sans doute l’arête la plus vive du texte de [[Walter Benjamin|Benjamin]] qui peut, par ailleurs, paraître pesant à force de scrupules – Eduard Fuchs a arraché au marché de l’art les objets qu’il confisquait, en les ramenant à l’anonymat de la vie historique elle-même. Ce faisant, il les libérait d’un fétiche, celui de la signature. « Le fétiche du marché de l’art, c’est le nom du maître apposé sur l’œuvre » : inutile sans doute de souligner la puissance d’entraînement d’une telle formule, qui désigne le rôle central de l’assignation et de l’autographie dans la construction sociale de la catégorie d’œuvre d’art > [!accord] Page 10 S’emparer de la chose avant que son aura ne la rende maîtresse de nous, c’est se saisir de la trace, « apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée28 » – sans doute la formulation la plus vertigineusement juste du travail de l’historien, dans ce qu’il a de plus banalement concret comme dans ses aspirations émancipatrices les plus élevées29. C’est ce qu’écrira [[Walter Benjamin]] dans son Livre des passages. Mais pour l’heure, dans les derniers mots de son « Fuchs », déjà ceci, cette pierre d’attente pour une science à venir, celle d’une histoire matérialiste de l’art : « C’est le futur qui nous apprendra si une telle observation tournée vers les anonymes et ce qui a conservé la trace de leurs mains, ne contribue pas plus à l’humanisation de l’humanité que ce culte des chefs que l’on semble de nouveau vouloir lui assigner. » ### La collection des victoires de détails > [!accord] Page 10 Antiquaire et collectionneur, le comte de Caylus fut au XVIIIe siècle l’un des inventeurs de la « pratique expérimentale » de l’archéologie30. « Je vous prie toujours de vous souvenir, écrivait-il en 1758 à l’un de ses correspondants, que je ne fais pas un cabinet, que la vanité n’étant pas mon objet, je ne me soucie point de morceaux d’apparat, mais que des guenilles d’agate, de pierre, de bronze, de terre, de vitre, qui peuvent servir en quoi que ce soit à retrouver un usage ou le passage d’un auteur sont objets de mes désirs » – car, précisait-il dans une lettre au même, quelques mois plus tard, « je ressemble en cela aux chiffonniers31 ». Ce n’est donc pas d’hier que l’on rêve d’une archéologie qui ne soit pas monumentale, d’une science des vestiges sans renom, contribuant à « créer de l’histoire avec les détritus mêmes de l’histoire32 », même si cette discipline demeure d’une certaine manière toujours en devenir. > [!accord] Page 11 [[Walter Benjamin]] ne fut pas qu’archiviste de lui-même, mais collectionneur de cartes postales, de jouets russes, de livres pour enfants, de mémoires d’aliénés. Dans son texte publié en 1931 sous le titre « Je déballe ma bibliothèque », il décrivait la manière dont le collectionneur établit « la relation la plus profonde que l’on puisse entretenir avec les choses : non qu’alors elles soient vivantes en lui, c’est lui-même qui au contraire habite en elles35 ». Dès lors se comprend mieux le paradoxe de ce type social sur lequel « la nuit est en train de tomber » : « c’est seulement à l’heure où il s’éteint que le collectionneur est compris36 », de même que la collection ne prend son sens que dans sa dispersion. > [!accord] Page 11 Car bientôt l’empire des choses – ce qu’il appelle dans « Paris, la capitale du XIXe siècle » le fétiche de la marchandise – finira par tout submerger. Oui, une fois de plus, il faut en revenir à ce geste essentiel du petit garçon que fut [[Walter Benjamin]], et de sa collection d’objets dérobés « qui s’empilait dans mon tiroir ». Sauver le passé ? D’une certaine manière, « mais dans mon esprit il importait moins de maintenir le neuf que de renouveler l’ancien37 ». La collecte est toujours pour [[Walter Benjamin|Benjamin]] une insurrection enfantine contre l’ordre du monde. Il classe, il fiche, il recopie, il marque de sigles minuscules, mais tout ceci pour alimenter « la protestation obstinée contre le typique, contre le classifiable38 ». > [!approfondir] Page 11 D’un texte l’autre, passent donc plusieurs formulations, et notamment celle que la postérité a retenue, après la mort de [[Walter Benjamin|Benjamin]], comme le plus terrifiant et le plus implacable démenti à l’idée même de progrès en histoire, « on ne trouve aucune illustration de la culture qui ne soit aussi une illustration de la barbarie ». ### Le flâneur, le chiffonnier et le pêcheur de perles > [!information] Page 12 De ce projet, [[Walter Benjamin]] dresse l’inventaire, en six figures qui portent chacune un nom propre. De « Fourrier ou les passages » à « Haussmann ou les barricades », chaque étape est une image, et chaque image peut être saisie, dans sa fulgurance, comme la dialectique à l’arrêt. « Cet arrêt est une utopie, l’image dialectique est donc d’ordre onirique. La marchandise constitue tout simplement une image de ce type : un fétiche. » Car parcourant ces images, c’est l’ensemble de « l’histoire primitive » du XIXe siècle qui défile, comme en accéléré, des premiers passages de 1822 aux barricades de 1870, scandé par les Expositions universelles qui réalisent le crescendo de l’assomption de la marchandise. Les passages pour l’architecture, la photographie pour la peinture, le feuilleton et le roman policier pour la littérature : « cette évolution a permis aux formes de la création de se libérer de l’art », ouvrant la voie, de nouveau, aux chiffonniers de la modernité. > [!information] Page 13 Les exégètes se penchent amoureusement sur ce désastre, comme des restaurateurs au chevet d’une mosaïque émiettée par un séisme – à ceci près qu’ils ne sont pas certains de l’existence même d’une totalité à reconstituer. Certains, comme Giorgio Agamben, l’envisagent comme le brouillon monstre du Baudelaire – et c’est par conséquent ce livre-là qu’il faudrait réinventer45. Pourtant, en quittant la forme rhapsodique du Livre des passages pour celle, qu’il espérait plus systématique, de Paris, capitale du XIXe siècle, [[Walter Benjamin]] quittait la figure du flâneur pour celle du chiffonnier. > [!approfondir] Page 13 Aussi à ces deux images en partie antagonistes du flâneur et du chiffonnier peut-on préférer celle qui les rassemble et les réconcilie : le pêcheur de perles développé par Hannah Arendt pour faire comprendre ce qu’était le travail de la citation chez [[Walter Benjamin]] : « Comme le pêcheur de perles qui va au fond de la mer, non pour l’excaver et l’amener à la lumière du jour, mais pour arracher dans la profondeur le riche et l’étrange, perles et coraux, et les porter, comme fragments, à la surface du jour, il plonge dans les profondeurs du passé, mais non pour le ranimer tel qu’il fut et contribuer au renouvellement d’époques mortes48. » ### Une si « faible » puissance > [!accord] Page 14 Bref, entre ses convictions marxistes et ses aspirations théologiques, également sincères, [[Walter Benjamin]] était pris dans une tenaille amicale et théorique, et son isolement, comme l’a montré avec force Jean-Michel Palmier, « avait quelque chose de tragique56 ». ^5e5146 > [!accord] Page 14 On pourrait commenter à l’infini, mais seul compte ceci : l’historien ne peut comprendre la nature de sa tâche qu’en faisant le détour par les images. On doit les laisser faire, patiemment les laisser venir jusqu’à nous. Car elles seules nous permettent de « lire le réel comme un texte61 », c’est-à-dire de le poétiser62. Le grésillement électrique des images appelle la glose en même temps qu’il la décourage – de là l’infini des commentaires > [!accord] Page 15 Et voici pourquoi [[Walter Benjamin]] ne peut que garder avec lui son manuscrit. « Le caractère dépouillé que j’ai dû donner à ces thèses me dissuade de vous les communiquer telles quelles », écrivait-il dans la lettre, déjà citée, à Horkheimer67. Entendons bien : « que j’ai dû donner ». Il n’a plus le choix. C’est d’ailleurs ce qu’il écrit quelques semaines plus tard à Gretel [[Theodor W. Adorno|Adorno]] : « La guerre et la constellation qui l’a amenée m’ont conduit à mettre par écrit quelques pensées dont je peux dire que je les ai tenues enfermées, oui, enfermées face à moi pendant vingt ans68. » Telle est sans doute la nature obsidionale de toute création de pensée : un artiste n’a pas d’idées mais des obsessions. Elles l’assiègent, jusqu’au moment où il ne peut plus les contenir69. En 1940, pour [[Walter Benjamin]], les défenses ont cédé. ### « Qu’importe. Mais il faut sauver le manuscrit » > [!information] Page 15 Mais [[Walter Benjamin|Benjamin]] refusa l’aide de Hessel, qui s’apprêtait quant à lui à rejoindre les forces françaises libres de Londres par l’Algérie. « Quel espoir encore puis-je avoir de faire connaître mes idées ? Même des amis comme Horkheimer et [[Theodor W. Adorno|Adorno]] qui m’aident à m’enfuir ne semblent pas avoir besoin de mes réflexions70. » La fuite est possible, sans doute, mais pour quelle issue ? [[Walter Benjamin]] a acheté des cachets de morphine. ^95c9bf > [!information] Page 16 Les compagnons de [[Walter Benjamin]] attendront quelques jours que les conditions changent – elles changeront, ils passeront. [[Walter Benjamin]] se réfugie dans une chambre d’hôtel, écrit trois lettres d’adieu, avale ses tablettes de morphine. Il meurt dans la soirée du 26 septembre, achevant une existence que Hannah Arendt a décrite empêtrée dans un « filet inextricablement tissé de mérite, de grands dons, de maladresse et de malchance ». « Un jour plus tôt, [[Walter Benjamin|Benjamin]] serait passé sans difficulté ; un jour plus tard, il aurait su à Marseille qu’il n’était pas possible à ce moment de passer en Espagne. C’est seulement ce jour-là que la catastrophe était possible74. » > [!accord] Page 16 Mais qu’est-ce qu’une catastrophe ? [[Walter Benjamin]] répondait en 1938, dans Zentralpark : « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à “aller ainsi”, voilà la catastrophe75. » Se pose dès lors la seule question qui vaille aujourd’hui à ses lecteurs : comment sauver le passé benjaminien après la chute de l’expérience ? L’ > [!accord] Page 16 Voici l’Ange, et c’est l’Ange de l’Histoire. Il regarde vers le passé, « le tas de ruines devant lui monte jusqu’au ciel ». Mais il ne peut rester parmi nous et prendre soin des morts car une tempête le pousse vers cet avenir auquel il tourne le dos. « Ce que nous appelons progrès, c’est cette tempête. » L’image est bouleversante, en elle se noue le temps messianique et l’espérance révolutionnaire, et la fièvre poétique de [[Walter Benjamin]] consistait sans doute à croire que sa vie tout entière s’y précipitait > [!accord] Page 17 Mais dès 1956, Günther Anders avait compris que nous étions désormais « aux antipodes de l’ange de Klee » : « Car l’humanité actuelle regarde aussi peu vers le passé que vers l’avenir. Pendant la tempête, ses yeux restent fermés ou, dans le meilleur des cas, fixés sur l’instant présent81. » > [!accord] Page 18 À peine, oui, à grand-peine – et [[Walter Benjamin|Benjamin]] l’a durement éprouvé. Alors que reste-t-il de ce passé à sauver quand tout vient déjà trop tard ? Il le suggérait dans une lettre à Scholem, en 1928 : « Ce qui est véritablement actuel vient toujours à l’heure. Bien plus : la soirée ne peut commencer avant que ne soit arrivé cet hôte très attardé. On aboutit peut-être ici à une arabesque en forme de philosophie de l’histoire autour de la splendide formule prussienne : “Plus le soir avance, plus les hôtes sont beaux”88. » ## Sur le concept d'histoire ### I > [!approfondir] Page 24 En réalité, elle abritait un nain bossu, un maître d’échecs qui guidait à l’aide de cordons la main du mannequin. On peut imaginer un pendant de cette installation en philosophie. Celui qui doit l’emporter est toujours le mannequin auquel on donne le nom de « matérialisme historique ». Il peut, sans autre forme de procès, se mesurer avec n’importe qui pour peu qu’il prenne à son service la théologie, laquelle, on le sait, est petite et laide et ne doit de toute façon pas se faire voir. ### II > [!accord] Page 25 Ne sommes-nous pas nous-mêmes effleurés par un souffle de l’air qui a entouré ceux qui nous ont précédés ? N’y a-t-il pas dans les voix auxquelles nous prêtons attention un écho de celles qui se sont tues ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont pas eu le temps de connaître ? Si tel est le cas, alors il existe un accord secret entre les générations passées et la nôtre. Alors nous avons été attendus sur Terre. Alors nous est donnée, comme à chaque génération qui nous a précédés, une faible puissance messianique sur laquelle le passé a une prétention. Cette prétention, on ne peut l’évacuer d’un revers de la main. L’adepte du matérialisme historique sait pourquoi. ### IV > [!accord] Page 27 La lutte des classes qu’a toujours à l’esprit un historien formé à l’école de [[Karl Marx|Marx]] est un combat pour les choses brutes et matérielles sans lesquelles les choses subtiles et spirituelles n’existent pas. Malgré tout, ces dernières sont présentes dans la lutte des classes d’une autre manière que comme représentation d’un butin qui revient au vainqueur. Elles sont vivantes dans ce combat, sous forme de confiance, de courage, d’humour, de ruse, de persévérance, et elles ont un effet rétroactif sur le lointain du temps. Elles remettront toujours de nouveau en question chaque victoire jamais revenue aux dominants. ### VI > [!accord] Page 29 Exprimer le passé en termes historiques ne signifie pas le reconnaître « tel qu’il a réellement été ». Cela revient à s’emparer d’un souvenir tel qu’il apparaît en un éclair à l’instant d’un danger. La préoccupation du matérialisme historique est de retenir une image du passé telle qu’elle s’installe à l’improviste, pour le sujet historique, à l’instant du danger. Le danger menace aussi bien la persistance de sa tradition que ceux qui en prennent réception. Dans un cas comme dans l’autre, le risque est de passer pour l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut tenter de refaire la conquête de la tradition, contre le conformisme qui est en train de la neutraliser. Le Messie ne vient pas seulement en tant que rédempteur ; il vient en tant qu’il est celui qui surmonte l’Antéchrist. Seul l’historiographe a le don d’allumer dans le passé l’étincelle d’espoir qui en est pénétrée : même les morts ne seront pas en sécurité face à l’ennemi si celui-ci l’emporte. Or cet ennemi n’a pas arrêté de l’emporter. ### VII > [!accord] Page 30 La nature de cette tristesse devient plus claire lorsqu’on se demande dans la peau de qui se met au juste l’historiographe de l’historisme. La réponse est inéluctablement : dans celle du vainqueur. Mais les dominants du moment sont les héritiers de tous ceux qui ont vaincu un jour. > [!approfondir] Page 30 Le fait de se mettre dans la peau du vainqueur profite par conséquent toujours au dominant du moment. Pour le tenant du matérialisme historique, on en a déjà assez dit. Quiconque a, jusqu’à ce jour, emporté la victoire, marche dans le cortège triomphal qui fait avancer les dominants actuels sur ceux qui sont aujourd’hui au sol. On emporte le butin dans le cortège triomphal, comme cela a toujours été la coutume. On lui donne le nom de patrimoine culturel. En la personne du tenant du matérialisme historique, ils auront affaire à un observateur distancié. Car ce sur quoi il a vue en guise de patrimoine culturel provient intégralement d’une origine à laquelle il ne peut songer sans un frisson. Ce patrimoine ne doit pas seulement son existence aux peines des grands génies qui l’ont créé, mais aussi à l’indicible corvée qu’ont endurée leurs contemporains. Il n’est jamais une illustration de la culture sans être aussi une illustration de la barbarie. Et comme il n’est lui-même pas exempt de barbarie, le processus de transmission au cours duquel il est passé de l’un à l’autre n’en est pas dépourvu non plus. Le partisan du matérialisme historique s’en détourne donc dans toute la mesure du possible. Il considère que sa mission est de prendre l’Histoire à rebrousse-poil. ### IX > [!approfondir] Page 33 L’Ange de l’Histoire doit avoir cet aspect-là. Il a tourné le visage vers le passé. Là où une chaîne de faits apparaît devant nous, il voit une unique catastrophe dont le résultat constant est d’accumuler les ruines sur les ruines et de les lui lancer devant les pieds. Il aimerait sans doute rester, réveiller les morts et rassembler ce qui a été brisé. Mais une tempête se lève depuis le Paradis, elle s’est prise dans ses ailes et elle est si puissante que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement dans l’avenir auquel il tourne le dos tandis que le tas de ruines devant lui grandit jusqu’au ciel. Ce que nous appelons le progrès, c’est cette tempête. ### XI > [!accord] Page 35 Le conformisme qui a, dès le début, été chez lui dans la social-démocratie, ne reste pas seulement attaché à sa tactique politique, mais aussi à ses conceptions économiques. C’est une cause de l’effondrement ultérieur. Rien n’a plus corrompu la classe ouvrière allemande que l’opinion selon laquelle elle nageait au gré du courant. L’évolution technique lui est apparue comme la pente du fleuve dans lequel elle croyait nager. Il n’y avait qu’un pas entre cette opinion et l’illusion selon laquelle le travail de fabrique qui se situait selon elle dans le fil du progrès technique représentait une prestation politique. La vieille morale protestante du travail a célébré sa résurrection, sous une forme sécularisée, chez les travailleurs allemands. > [!accord] Page 35 Cette idée du travail relève de la vulgate marxiste et ne s’arrête pas longtemps à la question de savoir comment son produit bénéficie aux travailleurs eux-mêmes tant qu’ils ne peuvent pas en disposer. Elle ne veut percevoir que les progrès de la maîtrise de la nature, et non les régressions de la société. On reconnaît déjà en effet les traits technocratiques que l’on relèvera plus tard dans le fascisme. On y trouve une notion de la nature qui se démarque de la notion présente dans les utopies socialistes du Vormärz, et le fait d’une manière qui annonce le malheur. Le travail, tel qu’on le conçoit désormais, équivaut à l’exploitation de la nature, que l’on oppose avec une satisfaction naïve à l’exploitation du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantasmagories qui ont fourni tant de matière aux moqueries adressées à un [[Charles Fourier|Fourier]] ont leur sens, et il est étonnamment sain. > [!information] Page 35 Selon [[Charles Fourier|Fourier]], le travail social correctement organisé avait pour conséquence le fait que quatre lunes éclairaient la nuit terrestre, que la glace se retirait des Pôles, que l’eau de mer n’avait plus le goût de sel et que les fauves se mettaient au service de l’être humain. Tout cela illustre un travail qui, loin d’exploiter la nature, est capable d’en tirer les créatures qui sommeillent en elle à l’état virtuel. Au concept corrompu du travail s’attache, comme son complément, la nature qui, pour reprendre l’expression de Dietzgen, « est là gratuitement ». ^4777c0 ### XVII > [!approfondir] Page 42 L’historiographie matérialiste, quant à elle, repose sur un principe constructif. La pensée ne comporte pas seulement le mouvement des réflexions, mais tout autant leur immobilisation. Lorsque la pensée s’arrête tout d’un coup dans une constellation saturée de tensions, elle fait subir à celle-ci un choc à la suite duquel elle se cristallise sous forme de monade. Le partisan du matérialisme historique ne va vers un objet historique que si et seulement si il lui fait face comme une monade. Dans cette structure, il reconnaît le signe d’une immobilisation messianique des événements, en d’autres termes : d’une opportunité révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé ## Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien ### I > [!information] Page 46 Il existe de nombreux types de collectionneurs ; ils sont en outre animés par une foule d’impulsions. Dans son rôle de collectionneur, Fuchs est avant tout un pionnier : le fondateur d’archives uniques en leur genre sur l’histoire de la caricature, l’art érotique et les tableaux de mœurs. Mais une circonstance complémentaire joue un rôle plus important : c’est en tant que pionnier que Fuchs est devenu un collectionneur. Et plus précisément en tant que pionnier de l’étude matérialiste de l’art. Si ce matérialiste est devenu un collectionneur, c’était toutefois qu’il avait le sentiment plus ou moins clair de la situation historique où il se voyait placé. C’était la situation du matérialisme historique lui-même. > [!accord] Page 47 Lorsque Luther et Calvin “dépassent” la religion catholique officielle, lorsque [[Hegel]] “dépasse” [[Johann Gottlieb Fichte|Fichte]] et [[Emmanuel Kant|Kant]], lorsque [[Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]] “dépasse” indirectement avec son Contrat social les études constitutionnelles de Montesquieu, on se trouve face à un processus qui demeure au sein de la théologie, de la philosophie, de la science politique, représente une étape dans l’histoire de ces domaines de pensée et ne sort pas de ce champ. ^40b891 > [!accord] Page 47 Mais la puissance explosive de cette réflexion qu’Engels a portée avec lui pendant un demi-siècle4 est plus profonde que cela. Elle remet en question le caractère fermé de ces secteurs et des créations qui en sont issues. Ainsi, pour ce qui concerne l’art, la fermeture de l’art lui-même et celle des œuvres que son concept prétend englober. Pour celui qui les étudie en tant que dialecticien historique, ces œuvres intègrent leur préhistoire et leur histoire ultérieure – grâce à laquelle leur préhistoire, elle aussi, devient connaissable dans sa mutation perpétuelle. Elles lui enseignent la manière dont leur fonction est capable de survivre à leur créateur et de se détacher des intentions qui étaient les siennes ; elle lui montre que la réception par ses contemporains constitue un élément de l’effet que l’œuvre d’art produit aujourd’hui sur nous, et comment cet effet repose sur la rencontre non seulement avec l’œuvre, mais avec l’histoire qui l’a portée jusqu’à nos jours. > [!accord] Page 48 Plus on réfléchit aux phrases d’Engels, plus il devient clair que toute présentation dialectique de l’histoire se paie par le renoncement à une tranquillité caractéristique de l’historisme. Le matérialiste historique doit abandonner l’élément épique de l’histoire. Cette dernière est pour lui l’objet d’une construction dont le lien n’est pas constitué par le temps vide, mais par l’époque déterminée, la vie déterminée, l’œuvre déterminée. Il fait sauter l’époque hors de la « continuité historique » objectale, la vie hors de l’époque, l’œuvre isolée hors de l’œuvre d’une vie. Mais le fruit de cette construction est le fait que dans l’œuvre, l’œuvre d’une vie est préservée et abolie, dans l’œuvre d’une vie l’époque et dans l’époque le cours de l’histoire > [!accord] Page 48 Fuchs regrette que l’histoire de l’art ne prenne pas en compte la question du succès. « Cette omission est […] un déficit de toute notre […] observation de l’art […] Et pourtant il me semble que la découverte des causes réelles du succès plus ou moins important d’un artiste, de la durée de son succès et, tout autant, de son échec, constituent l’un des principaux problèmes qui se […] posent à propos de l’art7. » ### II > [!information] Page 51 Au slogan « travail et éducation » sous lequel les associations loyales envers l’État de Schulze-Delitzsch avaient mené la formation des ouvriers, la social-démocratie opposa le slogan « le savoir, c’est le pouvoir ». Mais elle n’en vit pas la double signification. Elle pensait que ce même savoir qui consolidait la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat permettrait à ce dernier de s’en libérer. En réalité, un savoir dépourvu d’accès à la pratique et incapable d’enseigner quoi que ce soit au prolétariat, en tant que classe, sur sa situation, ne pouvait nuire à ceux qui l’opprimaient. Cela valait tout particulièrement pour les sciences humaines. Elles étaient éloignées des questions économiques ; leurs connaissances n’étaient pas affectées par leur bouleversement. Lorsqu’on les traitait, on se contentait d’« inciter » de « proposer une distraction », « d’intéresser ». On ameublissait l’histoire et l’on obtenait « l’histoire culturelle ». C’est ici que se situe l’œuvre de Fuchs : c’est dans la réaction à cet état de fait qu’il a sa grandeur, et dans la participation à cette réaction qu’il a sa problématique. Dès le début, Fuchs a pris pour principe de s’orienter vers un lectorat de masse > [!accord] Page 51 Lassalle, écrit Korn, considérait l’idéalisme allemand comme un héritage repris par la classe ouvrière. Mais [[Karl Marx|Marx]] et Engels ne voyaient pas le problème de la même manière que Lassalle. « Ce n’est pas […] parce qu’elle était héritière qu’ils ont déduit la primauté sociale de la classe ouvrière, mais parce qu’elle occupe une position décisive dans le processus de production. De la même manière qu’il faut parler de propriété, fût-ce de propriété intellectuelle […] chez un parvenu de classe, comme le prolétariat moderne qui […] chaque jour et chaque heure, fait valoir son droit par son travail, qui reproduit constamment de nouveau tout l’appareil culturel. […] Ainsi, pour [[Karl Marx|Marx]] et Engels, le joyau de l’idéal d’éducation lassalien, la philosophie spéculative, n’est pas un tabernacle […] et tous deux se sont sentis de plus en plus fortement […] attirés vers les sciences de la nature […] qui, de fait, pour une classe dont l’idée consiste dans son fonctionnement, peuvent signifier la science pure et simple, de la même manière que, pour la classe dominante et possédante, tout ce qui est historique constitue la forme donnée de son idéologie […] De fait, l’histoire représente pour la conscience autant la catégorie de la propriété que, dans le domaine économique, le capital représente le pouvoir sur le travail passé9. » > [!accord] Page 52 Il fallait un pronostic, et il ne fut pas émis. Ce qui scella un processus caractéristique du siècle passé : l’accident survenu dans la réception de la technique. Cette réception est constituée d’une série d’élans vifs et sans cesse renouvelés qui, dans leur ensemble comme dans le détail, tentent d’oublier que pour cette société, la technique ne sert qu’à produire des marchandises. Les saint-simoniens, avec leur poésie industrielle, en marquent le commencement ; suit le réalisme d’un Du Camp, pour qui la locomotive est la sainte de l’avenir ; et c’est Ludwig Pfau qui clôt le bal : « Il est totalement inutile, écrivait-il, de devenir un ange, et ce chemin de fer a plus de valeur que la plus belle paire d’ailes11 ! » Ce regard sur la technique sort tout droit de la Gartenlaube > [!accord] Page 53 Et l’on peut se demander, à cette occasion, si la « douilletterie » dont jouissait la bourgeoisie de ce siècle n’est pas due au bien-être sourd qu’apporte le fait de ne jamais devoir éprouver la manière dont les forces productives allaient se développer sous ses mains. Cette expérience resta donc, dans la réalité, réservée au siècle qui suivit. Celui-ci découvre comment la rapidité des moyens de transport, comment la capacité des appareils permettant de reproduire la parole et l’écrit surpassent les besoins existants. Au-delà de ce seuil, les énergies que développe la technique sont destructrices. Elles encouragent en tout premier lieu la technique de la guerre et celle des campagnes de presse qui la préparent. De cette évolution, qui était tout à fait conditionnée par les classes, on peut dire qu’elle s’est accomplie dans le dos du siècle passé. Les énergies destructrices de la technique n’y sont pas encore entrées dans la conscience. Cela vaut surtout pour la social-démocratie du début du siècle. Si elle s’est opposée sur tel ou tel point aux illusions du positivisme, elle en est, au total, restée captive. Le passé lui paraissait pris une fois pour toutes dans les granges du temps présent ; si l’avenir faisait miroiter du travail, c’était tout de même la certitude des bienfaits de la récolte. ### III > [!approfondir] Page 55 Que l’histoire de la culture présente ses contenus de manière dissociée est, pour le tenant du matérialiste historique, une illusion fondée sur une conscience erronée1. Il affiche une certaine réserve à son égard. Et la simple inspection du passé justifierait une telle réserve : tout ce qu’il voit en matière d’art et de science a une origine qu’il ne peut observer sans un frisson. Tout cela ne doit pas seulement son existence aux peines des grands génies qui l’ont créé, mais aussi, et à un degré plus ou moins important, à l’innommable corvée accomplie par leurs contemporains. On ne trouve aucune illustration de la culture qui ne soit aussi une illustration de la barbarie. Aucune histoire de la culture n’a encore relevé le caractère fondamental de cet état de fait, et aucune ne peut réellement espérer y parvenir. > [!approfondir] Page 56 « On le sait, écrit Mehring, Lamprecht est de tous les historiens bourgeois celui qui s’est le plus approché du matérialisme historique. » Cependant, « Lamprecht s’est arrêté à mi-parcours […]. Tout concept de méthode historique […] s’arrête lorsque Lamprecht veut traiter l’évolution économique et culturelle selon une méthode déterminée, mais compile l’évolution politique de la même époque à partir des textes de quelques autres historiens2. » Il est certain que l’idée de représenter l’histoire culturelle sur la base de l’histoire pragmatique est une absurdité. Mais l’absurdité d’une histoire culturelle dialectique en soi est encore plus profonde, dès lors que le continuum de l’histoire, une fois que la dialectique l’a fait éclater, ne subit dans aucune de ses parties une dispersion supérieure à celle qu’elle connaît dans ce que l’on appelle la culture. ### IV > [!accord] Page 59 Mehring y montrait quelle quantité immense d’énergies politiques, mais aussi scientifiques et théoriques avait été placée dans les grandes œuvres classiques. Il confirmait ainsi l’aversion que lui inspirait le ronron de ses contemporains endormis par les belles-lettres. Il finit par faire cette découverte virile que l’art ne pouvait puiser tout espoir de renaissance que dans la victoire économique et politique du prolétariat. Et cette autre découverte indiscutable : « L’art n’est pas capable d’intervenir en profondeur dans la lutte libératrice du prolétariat6. » L’évolution de l’art lui a donné raison. Les découvertes qu’il fit alors renvoyèrent Mehring, avec une énergie deux fois plus puissante, à l’étude de la science. ### V > [!accord] Page 60 Dans le texte tardif qu’il a consacré à la sculpture sous la dynastie Tang, nous lisons encore : « Le grotesque est le plus haut palier de ce qui est représentable par les sens […]. Dans ce sens, les structures grotesques sont en même temps l’expression de la santé débordante d’une époque […]. Il est certainement incontestable qu’il existe également, pour ce qui concerne les forces motrices du grotesque, un antipode absolu. Les périodes décadentes et les cerveaux malades ont eux aussi une tendance à créer des formes grotesques. Dans de tels cas, le grotesque est le reflet bouleversant du fait que le monde et les problèmes de l’existence paraissent insolubles aux époques et aux individus concernés. […] On voit au premier regard laquelle de ces deux tendances sert de force motrice à une imagination grotesque3. » > [!information] Page 61 On ne doit pas perdre des yeux le fait que Fuchs a développé ses concepts fondamentaux à une époque pour laquelle la « pathographie » représentait la norme ultime de la psychologie de l’art, et qui considérait Lombroso et Möbius comme des autorités. Et le concept de génie, qui, par le biais de l’influente Culture de la Renaissance, a été empli à la même époque d’un abondant matériau visuel, nourrissait depuis d’autres sources la même conviction largement répandue que l’activité des créateurs était avant tout une manifestation d’énergie débordante. Ce sont des tendances voisines qui conduisirent ultérieurement Fuchs à des conceptions proches de la psychanalyse ; il a été le premier à les rendre fécondes au profit de la science de l’art. ### VI > [!accord] Page 65 Car c’était « un fait indéniable que depuis le conseiller à la cour qui se pavane dans son uniforme ruisselant d’or, jusqu’au travailleur journalier soumis à des cadences épuisantes, tous ceux qui offrent leurs services pour de l’argent […] sont des victimes sans défense du capitalisme1 ». Les > [!information] Page 66 Lorsque éclata la révolution, en 1848, Dumas publia un appel aux ouvriers de Paris dans lequel il se présentait comme leur semblable. En vingt ans, il avait fait quatre cents romans et trente-cinq drames ; il avait apporté du travail à 8 160 personnes : correcteurs et typographes, machinistes et habilleuses ; il n’oublie pas non plus de mentionner la claque. Le sentiment avec lequel l’historien universel qu’est Fuchs a bâti le soubassement économique de sa grandiose collection n’est peut-être pas totalement étranger au sentiment que Dumas avait de lui-même. Plus tard, ce soubassement lui permettra d’agir sur le marché parisien en faisant presque preuve de la même souveraineté que dans ses propres collections. Le doyen des marchands d’art parisiens avait coutume de dire à son propos, vers le début du siècle : « C’est le Monsieur qui mange tout Paris6. » Fuchs relève du type du ramasseur7 ; il a pour les quantités un goût rabelaisien qui se fait remarquer jusque dans les répétitions dont débordent ses textes. ### VII > [!information] Page 68 On a reproché à Schlosser la « morosité de sa rigueur morale ». « Voici ce que pourrait opposer et opposerait effectivement Schlosser à ces reproches », rétorque Gervinus : « que dans la vie en grand, dans l’Histoire, et contrairement à ce qui se passe dans le roman et la nouvelle, quelle que soit la gaieté de nos sens et de notre esprit, on n’apprend pas à éprouver face à la vie une jouissance superficielle ; que de l’observation de cette vie, on ne tire certes pas un mépris misanthropique, mais sans doute une vision sévère du monde et des principes sérieux concernant l’existence ; qu’au moins sur les plus grands parmi tous ceux qui ont jugé le monde en l’homme, qui ont su mesurer l’élément intérieur de leur propre vie intérieure, sur un Shakespeare, Dante, [[Machiavel]], l’essence du monde a toujours produit une impression formant à la gravité et à la sévérité1. » Telle est l’origine du moralisme de Fuchs : un jacobinisme allemand dont la stèle est l’histoire du monde de Schlosser, avec laquelle Fuchs avait fait connaissance dans sa jeunesse ^132fdd > [!accord] Page 69 Le comportement de la bourgeoisie, compatible avec ses propres intérêts, mais dépendant d’un comportement du prolétariat qui lui fût complémentaire, et ne correspondît pas aux intérêts propres de celui-ci, proclamait la conscience comme instance morale. Cette conscience-là est placée sous le signe de l’altruisme. Elle conseille au propriétaire d’agir conformément à des principes dont la mise en œuvre profite indirectement à ses copropriétaires, et a vite fait de faire la même recommandation à ceux qui n’ont pas de propriété. Si ces derniers s’en tiennent à ce conseil, l’utilité de leur comportement pour les propriétaires est visible d’une manière d’autant plus immédiate qu’elle est douteuse pour ceux qui se comportent ainsi et pour leur classe. C’est la raison pour laquelle on frappe ce comportement du sceau de la vertu. Voilà comment s’impose la morale de classe. Mais elle le fait de manière inconsciente. La bourgeoisie n’avait pas tant besoin de conscience pour édifier cette morale de classe que le prolétariat pour provoquer sa chute. > [!accord] Page 70 En aucun cas la « mauvaise conscience » des privilégiés n’est une évidence pour les formes antérieures de l’exploitation. La réification ne rend pas seulement opaques les relations entre les personnes ; au-delà, ce sont les véritables sujets des relations eux-mêmes qui sont plongés dans le brouillard. Entre les détenteurs du pouvoir au sein de la vie économique et les exploités se glisse un appareil de bureaucraties juridiques et administratives dont les membres ne fonctionnent plus comme des sujets moraux totalement responsables ; leur « conscience de la responsabilité » n’est que l’expression inconsciente de cette mutilation. ### VIII > [!accord] Page 71 La psychanalyse n’a pas non plus ébranlé ce dont le matérialisme historique de Fuchs porte encore les traces. Il juge, pour ce qui concerne la sexualité, que sont « justifiées toutes les formes de comportement des sens dans lesquelles se révèle l’élément créatif de cette loi de la vie […] Sont en revanche condamnables ces formes qui rabaissent cette pulsion suprême au rang de simple moyen au service d’une manie raffinée de la jouissance1 ». Pareil moralisme porte de manière visible la signature bourgeoise. > [!accord] Page 71 Cela nuit à la solution du problème psychologico-sexuel. Celui-ci a pris une singulière importance depuis le début du règne de la bourgeoisie. Le tabou mis sur des secteurs plus ou moins larges du plaisir sexuel a son lieu ici. Les refoulements que produit ce tabou sur les masses encouragent les complexes masochistes et sadiques auxquels les détenteurs du pouvoir fournissent les objets qui se présentent comme les mieux adaptés à leur politique. > [!approfondir] Page 71 Un congénère de Fuchs, Wedekind, a vu clair dans ces liens multiples. Fuchs, lui, a omis d’entreprendre leur critique sociale. Le passage où il se rattrape sur ce plan, au fil d’un détour par l’histoire naturelle, est d’autant plus significatif. Je veux parler de son brillant plaidoyer en faveur de l’orgie. Selon Fuchs, le « plaisir […] de l’orgiastique compte aux nombres des plus précieuses tendances de la culture […]. Il faut bien comprendre que l’orgie relève […] de ce qui nous distingue des animaux. Contrairement à l’homme, l’animal ne connaît pas l’orgie. […] L’animal se détourne de la nourriture la plus succulente et de la source la plus limpide lorsque sa faim et sa soif sont assouvies, et sa pulsion sexuelle est le plus souvent limitée à de brèves périodes de l’année, strictement définies. Il en va tout autrement de l’être humain, surtout lorsqu’il est créatif. Celui-ci n’a aucune idée de ce qu’est la notion de “suffisant4”. » C’est dans le cours des réflexions au cours desquelles Fuchs traite, dans un esprit critique, des normes traditionnelles, que réside la force de ses constatations sur la psychologie sexuelle. C’est elles qui lui donnent la capacité de dissiper certaines illusions petites-bourgeoises. C’est le cas de la culture du nu, dans laquelle il discerne à juste titre une « révolution de la limitation ». « L’homme, fort heureusement, n’est plus un animal de la forêt, et nous […] voulons que l’imagination, y compris érotique, joue un rôle dans l’habillement. […] La seule chose dont nous ne voulions pas, en revanche, c’est cette organisation sociale de l’humanité qui dégrade tout cela au rang de vulgaire marchandage5. » > [!information] Page 73 Une remarque instructive sur le fétichisme est plus explicite. Elle en cherche les équivalents dans l’histoire. Il s’avère que « l’augmentation du fétichisme de la chaussure et de la jambe » semble liée au « remplacement du culte de Priape par celui de la vulve », et l’augmentation du fétichisme des seins, au contraire, à une tendance inverse. « Le culte du pied et de la jambe vêtus reflète la domination de la femme sur l’homme ; le culte des seins reflète la position de la femme comme objet du plaisir de l’homme10. » Mais c’est en travaillant sur Daumier que Fuchs a porté les regards les plus profonds sur le domaine symbolique. Ce qu’il dit des arbres chez Daumier est l’une des trouvailles les plus heureuses de toute son œuvre. Il reconnaît en eux « une forme symbolique tout à fait particulière […] dans laquelle s’exprime le sentiment de responsabilité sociale de Daumier, et sa conviction que le devoir de la société est de protéger l’individu […] La forme typique dans laquelle il représente les arbres […] les montre toujours avec des branches largement déployées, et notamment lorsque quelqu’un se tient debout ou allongé en dessous. Pour ce genre d’arbres, en particulier, les branches s’étendent comme les bras d’un géant, elles paraissent littéralement vouloir attraper l’infini, elles s’entremêlent en un toit impénétrable qui protège du moindre danger tous ceux qui se sont mis sous sa protection11 ». Cette belle observation permet à Fuchs de faire valoir la dominante maternelle dans la création de Daumier. ### IX > [!information] Page 75 Quand il parle de Daumier, toutes les forces de Fuchs s’animent. Il n’existe pas d’autre objet qui ait arraché à ses connaissances de tels éclairs divinatoires. Ici, la moindre impulsion devient significative. Une feuille, au contenu tellement fugitif que la qualifier d’inachevée serait un euphémisme, suffit à Fuchs pour ouvrir une vision en profondeur dans la manie productive de Daumier. On ne voit, sur ce folio, que la partie supérieure d’une tête sur laquelle seul le nez et l’œil sont parlants. Que le croquis se limite à cette partie et n’ait pour objet que la personne qui regarde est pour Fuchs le signe que l’intérêt central du peintre est ici en jeu. Car dans l’exécution de ses tableaux, chaque peintre commence précisément au point où il est le plus impliqué sur le plan des pulsions1. « D’innombrables personnages de Daumier, lit-on dans son œuvre consacrée au peintre, sont occupés à observer de manière concentrée, que ce soit au loin, ou bien à observer certaines choses, ou bien à porter un regard tout aussi concentré à l’intérieur d’eux-mêmes. Les créatures de Daumier regardent […] littéralement avec le bout du nez2. » ### X > [!information] Page 77 Daumier est devenu le meilleur des objets pour le chercheur. Il n’en fut pas moins la découverte la plus inspirée du collectionneur. Fuchs note, avec une fierté légitime, que ce n’est pas l’initiative de l’État, mais son initiative personnelle qui a permis la constitution en Allemagne des premiers portefeuilles de Daumier et Gavarni. > [!approfondir] Page 78 faut placer Fuchs dans la lignée de ces grands collectionneurs méthodiques, immuablement tournés vers leur propre cause. Son idée était de restituer à l’œuvre d’art une existence dans la société ; elle en avait été tellement coupée que le lieu où elle trouvait ce mode d’être était le marché de l’art sur lequel l’art, quelle que fût la distance qui le séparait de ceux qui l’avaient réalisé et de ceux qui pouvaient le comprendre, survivait après avoir été réduit au niveau de la marchandise. Le fétiche du marché de l’art, c’est le nom du maître apposé sur l’œuvre. Historiquement, le plus grand mérite de Fuchs aura sans doute été d’ouvrir la voie qui permit au marché de l’art de se débarrasser de ce fétiche > [!accord] Page 78 L’étude de l’art de masse débouche nécessairement sur la question de la reproduction technique de l’œuvre d’art. « À chaque époque correspondent des techniques de reproduction tout à fait particulières. Elles représentent la possibilité d’évolution technique du moment et sont […] le résultat du besoin de l’époque en question. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que tout bouleversement historique de quelque ampleur qui porte […] au pouvoir […] d’autres classes que celles qui dominaient jusque-là, ait aussi, et régulièrement, conditionné une transformation de la technique de reproduction de l’image. Il faut souligner ce fait avec une clarté toute particulière2. » En défendant de telles idées, Fuchs a fait œuvre de précurseur. Il y a fait apparaître des objets à l’étude desquels le matérialisme historique peut se former. La norme technique des arts est l’un des principaux. > [!information] Page 78 Les considérations techniques l’amènent de temps en temps à des aperçus lumineux, en avance sur son époque. On doit attribuer la même valeur à l’explication du fait que l’Antiquité ne connaît pas de caricatures. Quelle représentation idéaliste de l’histoire n’y verrait pas un pilier de l’image classique des Grecs : de sa noble naïveté et de sa grandeur silencieuse ? Et comment Fuchs s’explique-t-il la chose ? La caricature, estime-t-il, est un art de masse. Pas de caricature sans diffusion massive de ses productions. La diffusion de masse, c’est la diffusion bon marché. Mais voilà : « L’Antiquité […] n’avait pas, en dehors de la pièce de monnaie, de forme de reproduction à bon marché4. » La surface de la pièce de monnaie est trop petite pour laisser de l’espace à une caricature. C’est la raison pour laquelle l’Antiquité ne la connaissait pas. # Paris, la capitale du XIXe siècle ## I. [[Charles Fourier|Fourier]] ou les passages > [!approfondir] Page 81 La seconde condition de la naissance des passages, ce sont les débuts de la construction en acier2. L’Empire vit dans cette technique une contribution à la rénovation de l’art du bâtiment dans l’esprit de la Grèce antique. Bötticher, théoricien de l’architecture, exprime la conviction générale lorsqu’il dit que « pour ce qui concerne les formes d’art du nouveau système, c’est le principe formel de la manière hellénique » qui doit s’appliquer. L’Empire est le style du terrorisme révolutionnaire, pour lequel l’État est une fin en soi. De la même manière que Napoléon n’avait pas reconnu la nature fonctionnelle de l’État comme instrument de domination de la classe bourgeoise, les architectes de son époque n’ont pas reconnu la nature fonctionnelle de l’acier, avec lequel le principe constructif de sa domination est entré dans l’architecture. Ces architectes reproduisent dans les poutrelles les colonnes pompéiennes, dans les usines les immeubles d’habitation, de la même manière qu’ultérieurement les premières gares s’inspireront des chalets. « La construction assume le rôle du subconscient. » Il n’en reste pas moins que le concept de l’ingénieur, qui remonte aux guerres révolutionnaires, commence à s’imposer, et les combats entre constructeur et décorateur, École polytechnique et École des beaux-arts, commencent. > [!information] Page 82 On peut étudier ces liens en travaillant sur l’utopie de [[Charles Fourier|Fourier]]. Son impulsion la plus profonde tient à l’apparition des machines. Mais cela ne s’exprime pas immédiatement dans les tableaux qu’elle brosse ; ceux-ci se fondent sur le caractère immoral du commerce et sur la fausse morale déployée à son service. Le phalanstère doit ramener les hommes à des conditions dans lesquelles la moralité n’est pas nécessaire. Son organisation extrêmement complexe a toutes les allures d’une machinerie. Les engrenages des passions, l’interaction embrouillée des passions mécanistes4 et de la passion cabaliste5 sont des formations primitives, fonctionnant par analogie, dans le matériau de la psychologie. ## II. Daguerre ou les panoramas > [!information] Page 84 Une littérature, présentant les mêmes caractéristiques qu’eux, se développe en même temps que les panoramas. On trouve dans cette catégorie Le Livre des Cent-et-un, Les Français peints par eux-mêmes, Le Diable à Paris, La Grande Ville. Dans ces livres se prépare le travail collectif accompli dans le domaine de la littérature de fiction, auquel Girardin offrira un cadre, le feuilleton, au cours des années trente. Ce sont des esquisses isolées dont l’habillage anecdotique correspond au premier plan sculptural des panoramas, tandis que leur fond d’information correspond à la peinture qui lui sert d’arrière-plan. Cette littérature est aussi panoramique d’un point de vue social. Pour la dernière fois, le travailleur apparaît, en dehors de sa classe, comme un simple élément de décor dans une scène idyllique. > [!accord] Page 85 L’Exposition universelle de 1855 propose pour la première fois une exposition particulière sur la « Photographie ». La même année, Wiertz publie son grand article consacré à la photographie, dans lequel il lui assigne la mission d’apporter à la peinture les lumières de la philosophie. Comme le montrent ses propres peintures, il comprenait ces « lumières » au sens politique du terme. On peut donc dire que Wiertz est le premier, sinon à prévoir, du moins à réclamer le montage, considéré comme une manière d’exploiter la photographie au service de l’agitation. Au fur et à mesure du développement des moyens de transports, la portée informative de la peinture diminue. En réaction à la photographie, elle commence par souligner les éléments colorés de l’image. Lorsque l’impressionnisme cède la place au cubisme, la peinture s’est créé un autre domaine dans lequel la photographie ne peut, dans un premier temps, la suivre. La photographie, quant à elle, étend puissamment depuis le milieu du siècle le cercle de l’économie commerciale dans la mesure où elle propose sur le marché, dans des quantités illimitées, des personnages, des paysages, des événements qui, ou bien n’étaient absolument pas exploitables, ou bien ne l’étaient que sous forme d’image destinée à un client. Pour augmenter le chiffre d’affaires, elle renouvela ses objets en appliquant à la technique de prise de vue des modifications liées à la mode ; ce sont elles qui détermineront l’histoire ultérieure de la photographie. ## III. Grandville ou les Expositions > [!information] Page 86 Les Expositions universelles sont des lieux où l’on se rend en pèlerinage sur les lieux où se trouve ce fétiche qu’est la marchandise. « L’Europe s’est déplacée pour voir des marchandises », dit Taine en 1855. Les Expositions universelles sont précédées d’expositions nationales de l’industrie : la première se déroule en 1798 sur le Champ-de-Mars. Elle est née du désir « d’amuser la classe ouvrière, et se transforme pour celle-ci en une fête de l’émancipation ». La classe ouvrière est la première cible commerciale. Le cadre de l’industrie du divertissement ne s’est pas encore formé. C’est la fête populaire qui va l’installer. Le discours de Chaptal à l’industrie inaugure cette exposition. > [!information] Page 86 Les saint-simoniens, qui planifient l’industrialisation de la planète, reprennent l’idée des Expositions universelles. Chevalier, la première autorité sur ce nouveau domaine, est un disciple d’Enfantin et dirige le journal saint-simonien Le Globe. Les saint-simoniens ont prévu le développement de l’économie mondiale, mais pas la lutte des classes. Ils ont certes eu leur part dans les entreprises industrielles et commerciales lancées autour du milieu du siècle, mais se trouvent dans un grand désarroi face aux questions qui concernent le prolétariat. > [!accord] Page 87 Les Expositions universelles transfigurent la valeur d’échange des marchandises. Elles créent un cadre dans lequel leur valeur d’usage régresse. Elles inaugurent une fantasmagorie dans laquelle l’homme entre pour qu’on le distraie. L’industrie du divertissement lui facilite la tâche en l’élevant à la hauteur de la marchandise. L’homme s’abandonne aux manipulations de cette industrie en jouissant de son détachement vis-à-vis de lui-même et des autres. L’intronisation de la marchandise et de l’éclat de la distraction, dont elle est auréolée, est le thème secret de l’art de Granville. Son pendant est la dichotomie entre son élément utopique et son élément cynique. > [!information] Page 87 Les Expositions universelles édifient l’univers des marchandises. Les fantasmes de Grandville appliquent à l’univers le caractère de la marchandise. Ils le modernisent. L’anneau de Saturne devient un balcon en fer forgé sur lequel les habitants de la planète viennent prendre l’air le soir. Le pendant littéraire de cette utopie graphique, ce sont les livres de Toussenal2, un fouriériste qui menait des recherches sur la nature. La mode prescrit le rituel d’après lequel le fétiche marchandise veut être vénéré, Grandville étend sa prétention aux objets de consommation courante ainsi qu’au cosmos. En les poursuivant dans leurs extrêmes, il dévoile leur nature. Elle est en contradiction avec l’organique. Elle couple le corps vivant au monde anorganique. Elle perçoit dans le vivant les droits du cadavre. Le fétichisme qui succombe au sex-appeal de l’anorganique est son centre vital. Le culte de la marchandise le met à son service. > > [!cite] Note > important ## IV. Louis-Philippe ou l’intérieur > [!information] Page 90 Le bilan de l’Art nouveau, c’est « l’architecte Solness4 » qui le tire : lorsque l’individu tente de se confronter à la technique en se fondant sur sa propre intériorité, il va à sa perte. > [!accord] Page 90 L’intérieur, c’est le refuge de l’art. Le véritable occupant de l’intérieur, c’est le collectionneur. La transfiguration des choses, il en fait son affaire. C’est à lui qu’échoit la mission de Sisyphe consistant à ôter aux choses, en les possédant, leur caractère de marchandises. Mais il ne fait que leur donner la valeur de l’amateur en remplacement de leur valeur d’usage. Le collectionneur ne se rêve pas seulement dans un monde lointain ou passé, mais aussi dans un monde meilleur dans lequel les hommes sont certes tout aussi peu pourvus de ce dont ils ont besoin que dans le monde quotidien, mais où les choses sont libérées de la corvée d’être utiles. > [!approfondir] Page 90 L’intérieur n’est pas seulement l’univers, c’est aussi l’étui de la personne privée. Habiter, c’est laisser des traces. Dans l’intérieur, ces traces sont soulignées. On imagine des housses, des protections, des étuis à foison, dans lesquels s’impriment les traces des objets usuels quotidiens. Les traces de l’habitant se gravent elles aussi dans l’intérieur. Apparaît alors l’histoire-détective qui étudie ces traces. La « philosophie du mobilier » ainsi que ses nouvelles policières font émerger Poe comme le premier physionomiste de l’intérieur. Les criminels des premiers romans policiers ne sont ni des gentlemen, ni des apaches, mais des personnes privées et des bourgeois. ## V. Baudelaire ou les rues de Paris > [!information] Page 91 Les premières contributions à une science physionomique de la foule se trouvent chez Engels et chez Poe1. La foule est le voile à travers lequel la ville ordinaire prend les traits de la fantasmagorie pour faire signe au flâneur. Sous ce voile, elle est tantôt paysage, tantôt pièce à vivre. Tous deux construisent ensuite le grand magasin, qui exploite la flânerie pour la vente des marchandises. Le grand magasin est l’ultime plaisanterie du flâneur. > [!approfondir] Page 91 En la personne du flâneur, c’est l’intelligence qui va faire son marché. Elle pense que c’est pour l’observer, mais en réalité c’est pour trouver un acheteur. À ce stade intermédiaire dans lequel elle a encore des mécènes mais commence déjà à se familiariser avec le marché, elle a les traits du bohème. À l’indécision qui caractérise sa position économique correspond l’indétermination de sa fonction politique. Celle-ci s’exprime de la manière la plus tangible chez ces conspirateurs professionnels qui ont toute leur place au sein de la bohème. Ils commencent par exercer leur activité dans l’armée : plus tard, ce sera la petite-bourgeoisie, et à l’occasion le prolétariat. Pourtant, cette catégorie considère que ses adversaires sont les véritables meneurs des prolétaires. Le Manifeste communiste met un terme à l’existence politique de cette bohème. La poésie de Baudelaire tire sa force du pathos rebelle de cette dernière. Il se bat aux côtés des asociaux. Son unique communauté sexuelle le liera à une putain. > [!accord] Page 92 C’est ce en quoi la poésie de Baudelaire est unique : les images de la femme et de la mort ne cessent de s’interpénétrer pour en former une troisième, celle de Paris. Le Paris de ses poèmes est une ville engloutie, plus sous-marine que souterraine. Les éléments chthoniens de la ville – sa formation topographique, l’ancien lit abandonné de la Seine – ont sans doute trouvé chez lui une réplique. Mais l’élément décisif chez Baudelaire, dans ce caractère « d’idylle funèbre » de la ville, c’est un substrat social, un substrat moderne. Le moderne est un élément central de sa poésie. C’est sous la forme du spleen qu’il scinde l’idéal (« spleen et idéal »). Mais la modernité cite toujours, justement, l’histoire primitive. > [!accord] Page 92 Ici, cela se fait par le biais de l’ambiguïté qui caractérise les rapports sociaux et les productions sociales de cette époque. L’ambiguïté est l’image immergée de la dialectique, la loi de la dialectique à l’arrêt. Cet arrêt est une utopie, l’image dialectique est donc d’ordre onirique. La marchandise constitue tout simplement une image de ce type : un fétiche. Cela vaut aussi pour les passages, qui sont aussi bien maisons qu’étoiles. Et tout autant pour la putain, qui est à la fois marchande et marchandise. > [!approfondir] Page 92 Cette apparence de nouveau se reflète, comme un miroir dans un autre, dans l’apparence de l’identique qui revient éternellement. Le produit de ces multiples réflexions est la fantasmagorie de l’« histoire culturelle » dans laquelle la bourgeoisie savoure sa fausse conscience. L’art, qui commence à douter de sa mission et cesse d’être « inséparable de l’utilité » (Baudelaire), doit adopter le nouveau comme sa valeur suprême. Pour lui, l’arbiter novarum rerum devient le snob. Il est à l’art ce que le dandy est à la mort. Au XVIIe siècle, l’allégorie devint le canon des images dialectiques ; au XIXe siècle, c’est la nouveauté qui assume ce rôle. Les journaux prennent leur place au côté des magasins de nouveautés5. La presse organise le marché des valeurs intellectuelles, sur lequel le premier mouvement est à la hausse. Les non-conformistes se rebellent contre la livraison de l’art au marché. Ils se regroupent autour de la bannière de « l’art pour l’art ». C’est de ce slogan que naît la conception de l’œuvre d’art globale, qui tente de rendre l’art hermétique à l’évolution de la technique. La solennité avec laquelle il se célèbre est l’autre face de la distraction qui transfigure la marchandise. Tous deux font abstraction de l’existence sociale de l’être humain. Baudelaire succombe à l’envoûtement de Wagner. ## VI. Haussmann ou les barricades > [!information] Page 95 Haussmann tente d’étayer sa dictature et de placer Paris sous un régime d’exception. En 1864, dans son discours à la Chambre, il exprime la haine que lui inspire la population déracinée de la grande ville. Or, cette population, ses entreprises ne cessent de la multiplier. L’augmentation des loyers chasse le prolétariat dans les faubourgs. Les quartiers de Paris perdent ainsi leur physionomie particulière. La ceinture rouge1 se forme. Haussmann s’est lui-même donné le nom d’artiste démolisseur2. Il se jugeait appelé à accomplir une œuvre et le souligne dans ses Mémoires. Il creuse cependant la distance entre les parisiens et leur ville. Ceux-ci ne s’y sentent plus chez eux. Ils commencent à se rendre compte du caractère inhumain de la grande ville. L’œuvre monumentale de Maxime Du Camp, « Paris », doit sa genèse à cette prise de conscience ; Les Jérémiades d’un haussmannisé lui donnent la forme d’une lamentation biblique. > [!accord] Page 95 Le véritable objectif des travaux d’Haussmann était de mettre la ville à l’abri de la guerre civile. Il voulait définitivement empêcher que des barricades ne soient érigées à Paris. C’est dans une intention identique que Louis-Philippe, déjà, avait introduit le pavage de bois. Et pourtant, les barricades jouèrent un rôle au cours de la révolution de Février. Engels traite de la technique du combat sur les barricades. Haussmann compte les empêcher, et ce de deux manières différentes. La largeur des artères doit rendre leur édification impossible, et de nouvelles rues doivent assurer le trajet le plus court entre les casernes et les quartiers ouvriers. Les contemporains baptisent l’entreprise « l’embellissement stratégique3 ». > [!accord] Page 95 La barricade ressuscite pendant la Commune. Elle est plus forte et plus solide que jamais. Elle s’étire sur les Grands Boulevards, atteint souvent la hauteur du premier étage et dissimule les tranchées qu’on a creusées derrière elle. De la même manière que le Manifeste communiste met un terme à l’époque des conspirateurs professionnels, la Commune en finit avec la fantasmagorie qui domine la liberté du prolétariat. Elle dissipe l’illusion que la mission de la révolution prolétarienne est de parachever, main dans la main avec la bourgeoisie, l’œuvre de 1789. Cette illusion domine la période 1831-1871, depuis l’insurrection de Lyon jusqu’à la Commune. La bourgeoisie n’a jamais partagé cette erreur. Son combat contre les droits sociaux du prolétariat commence dès la grande Révolution et coïncide avec le mouvement philanthropique qui le dissimule et connaît son déploiement le plus significatif sous Napoléon III. > [!accord] Page 95 C’est sous son règne qu’est rédigée l’œuvre monumentale de ce courant : Les Ouvriers européens de Le Play. Outre le rôle qu’elle tient sous le masque de la philanthropie, la bourgeoisie a, de tout temps, joué à visage découvert celui de la lutte des classes. Dès 1831, elle reconnaît dans le Journal des Débats : « Chaque fabricant vit dans sa fabrique comme les propriétaires de plantation parmi leurs esclaves. » Si le malheur des anciennes insurrections ouvrières est qu’aucune théorie de la révolution ne leur ait montré le chemin, cette situation est aussi, d’un autre côté, la source de l’énergie immédiate et de l’enthousiasme avec lesquels elle s’attaque à la construction d’une société nouvelle. Cet enthousiasme, qui atteint son apogée avec la Commune, vaut parfois à la classe ouvrière le ralliement des meilleurs éléments de la bourgeoisie, mais la conduit, au bout du compte, à se soumettre aux pires d’entre eux. Rimbaud et Courbet affichent leur soutien à la Commune. L’incendie de Paris est la digne conclusion de l’œuvre destructrice d’Haussmann [^1]: [Acédie — Wikipédia](https://fr.wikipedia.org/wiki/Ac%C3%A9die#L'ac%C3%A9die_chez_Walter_Benjamin)