> [!info]+ Auteur : [[Baptiste Morizot]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 57 minutes --- # Note ## Préface > [!accord] Page 6 Pourtant, rien de plus concret, de plus proche du sol et de la vie que le projet de [[Baptiste Morizot]]. C’est la proposition la plus terre à terre que vous puissiez imaginer, littéralement, une proposition qui demande de chausser de bonnes chaussures et de marcher, mais qui surtout conduit à réapprendre à fixer le sol, à regarder la terre, à lire les taillis, les herbes foulées et les fourrés obscurs, à scruter la boue qui accueille marques et empreintes et les roches qui ne s’en affectent pas, à inspecter des troncs où se sont accrochés des poils, à ausculter des chemins où les laissées sont abondantes – ici et pas là. Car c’est ainsi que ceux qu’on appelle les animaux et qui nous sont la plupart du temps invisibles manifestent leur présence. Délibérément parfois, ou encore sans y prendre garde. Pister, en d’autres termes, c’est apprendre à détecter les traces visibles de l’invisible ou, encore, c’est transformer de l’invisible en présences. > [!accord] Page 7 Jean-Christophe Bailly nous l’avait rappelé : la manière propre d’habiter leur territoire, leur “chez-soi”, pour grand nombre d’animaux, consiste à se dissimuler au regard – “vivre, en effet, c’est pour chaque animal traverser le visible en s’y cachant*1”. Nombre d’entre nous en ont fait l’expérience, nous pouvons nous promener en forêt des heures durant et ne rien capter de leur présence et même totalement ignorer leur existence. S’imaginer ce monde inhabité, se croire seuls. Oui, si nous ne prêtons pas attention aux signes. Mais pour peu que l’on change la manière d’arpenter les espaces, d’y accorder l’attention qui convient, d’apprendre les règles qui ordonnent les traces, nous voilà, sur la piste des invisibles, à devenir lecteurs de signes. Chaque trace témoigne d’une présence, d’un “quelqu’un a été là” avec qui il s’agit à présent de faire connaissance, sans nécessairement le rencontrer. > [!approfondir] Page 7 Et pourtant une rencontre a lieu. Mais le terme “rencontrer” reçoit ici une signification un peu différente de celle qui nous vient immédiatement à l’esprit, il subit un infléchissement qui lui fait prendre, comme verbe, un sens inchoatif 2, comme le font les formes verbales qui indiquent une action qui ne fait que commencer – les grammairiens disent de ces verbes particuliers qu’ils indiquent le passage du rien à quelque chose. Ce type de rencontres que décrit [[Baptiste Morizot]] se décline donc dans le régime de l’amorce : le pistage a toujours affaire à ce qui constitue le temps d’avant une rencontre, un temps qui, en principe, ne cessera d’être rejoué (puisque le temps d’avant est celui-là même de la rencontre), et il ne s’adresse qu’à ce qui se dérobe (le quelque chose des grammairiens pourrait tout aussi bien redevenir rien). > [!accord] Page 8 Ce que la pratique du pistage rend perceptible, également, c’est que suivre, c’est marcher avec. Marcher devient un acte de médiation. Ni à côté, ni en même temps : dans les pas d’un autre qui suit son propre chemin et dont les traces sont autant de signes qui cartographient ses désirs – y compris le désir d’échapper à son pisteur s’il en a saisi la présence. “Marcher avec”, sans simultanéité et sans réciprocité, relève ainsi des expériences par lesquelles on se laisse instruire par un autre être : se laisser guider, apprendre à sentir et à penser comme un autre (qui, peut-être lui-même, comme le loup se sentant suivi, est en train de tenter de penser comme celui qui suit sa trace, on en découvrira l’histoire), se déprendre de sa propre logique pour en apprendre une autre, se laisser traverser par des désirs qui ne sont pas les nôtres. Et surtout, imaginer et penser à partir des signes laissés par l’animal, là où le conduisent ses intentions et ses habitudes, pour ne pas en lâcher la trace. Surtout, ne pas la lâcher. Ce que nous apprend l’art du pistage, c’est à ne pas perdre ce qu’on ne possède pas. > [!accord] Page 9 On peut donc “rencontrer” au sens de commencer à connaître, sans nécessairement être au même moment dans un même lieu – faire connaissance. “Marcher avec” en différé et à distance pour mieux se laisser instruire. Convoquer l’imagination pour rester connecté à une réalité fragile. C’est ce que la philosophe américaine [[Donna Haraway]] a magnifiquement défini comme “l’intimité sans proximité3”. ^8cfbd3 > [!accord] Page 9 [[Baptiste Morizot]] soulignait à cet égard, non sans humour, que, depuis les années 1960, “nous cherchons une vie intelligente dans l’univers, alors qu’elle existe sous des formes prodigieuses sur Terre, parmi nous, sous nos yeux, mais discrète d’être muette4”. Nous lançons des sondes et même des messages aux quatre coins de l’univers, et nous promenons en forêt aussi bruyants qu’une troupe de babouins en goguette, ce qui ne peut que confirmer cette étrange conviction que nous sommes seuls en ce monde. Il est temps de revenir sur terre > [!accord] Page 10 Certes, [[Baptiste Morizot]] ne l’oublie pas, le pistage renoue avec les plus anciennes pratiques des chasseurs, pas plus qu’il ne néglige l’éthologie qui s’en est elle-même inspirée et qui nourrit à présent son projet. Ce sont des arts de l’attention. Toutefois, contrairement aux premières, il ne s’agit plus de connaître pour s’approprier et, contrairement à la seconde, il ne s’agit plus seulement de connaître pour connaître, mais de “connaître pour cohabiter dans des territoires partagés”. Ce qu’il s’agit de remettre au travail, avec le pistage, c’est la possibilité de tisser des rapports sociaux avec les autres qu’humains. > [!accord] Page 10 Pister, donc, c’est un art de voir l’invisible pour configurer le cadre d’une authentique géopolitique. On l’a évoqué, rien de surnaturel dans ces invisibles même si chaque découverte relève d’une certaine magie, celle du pistage “qui fait lever les signes”. Rien de naturel non plus d’ailleurs : justement, il ne peut y avoir de géopolitique sérieuse qui fasse référence à la Nature. Car le terme “Nature”, même quand on l’utilise dans des circonstances aussi anodines que celles qui nous font dire “on va se promener dans la nature” n’a rien d’innocent. Il est, écrit [[Baptiste Morizot]] se référant à [[Philippe Descola]], “le marqueur d’une civilisation (peu aimable, ajoutera-t-il) vouée à exploiter massivement des territoires comme de la matière inerte”. > [!accord] Page 11 Mais les loups le sont également puisqu’ils connaissent l’usage des règles, des limites de territoires, des façons de s’organiser dans l’espace, des codes de conduite et de préséances. Et ainsi en va-t-il de grand nombre d’animaux sociaux. Morizot reprend, pour l’étendre à d’autres vivants – par exemple, aux vers du lombricomposteur, dont les habitudes peuvent s’associer aux nôtres –, l’idée que ce qu’il nous faut réapprendre, ce sont des rapports véritablement sociaux avec eux. Le pistage, comme pratique géopolitique, devient alors l’art de poser des questions quotidiennes, des questions dont les réponses vont composer des habitudes, préparer les alliances ou anticiper les conflits possibles, pour tenter de leur trouver une solution plus civilisée, plus diplomatique : “Qui habite ici ? Et comment vit-il ? Comment fait-il territoire en ce monde ? Sur quels points son action impacte-t-elle ma vie, et inversement ? Quels sont nos points de friction, nos alliances possibles et les règles de cohabitation à inventer pour vivre en concorde ?” > [!accord] Page 13 Dans le très beau livre où il raconte sa longue amitié avec une chienne, Mélodie, l’écrivain d’origine japonaise Akira Mizubayashi évoque les difficultés que charrie sa langue d’adoption pour décrire la relation qui le lie à sa compagne animale. Il écrit : “La langue française, que j’ai embrassée et faite mienne au cours d’un long apprentissage, est issue de l’âge de [[René Descartes|Descartes]]. Elle porte en elle, en un sens, la trace de cette coupure fondamentale à partir de laquelle il devient possible de ranger les vivants non humains dans la catégorie des machines à exploiter. Il est triste de constater que la langue d’après [[René Descartes|Descartes]] m’obscurcit quelque peu la vue quand je contemple le monde animalier, si foisonnant, si généreux, si bienveillant de Montaigne6.” ^8df7fa ## S’enforester > [!accord] Page 16 Pour notre groupe d’amis, la réponse a longtemps été évidente, sans risque et sans problème, inquestionnée. Et puis l’anthropologue [[Philippe Descola]] est arrivé avec son livre Par-delà nature et culture1, et il nous a appris que l’idée de nature, c’était une croyance étrange des Occidentaux, un fétiche de cette civilisation qui justement a un rapport problématique, conflictuel et destructeur à l’égard du monde vivant qu’ils appellent “nature”. ^8e831c > [!accord] Page 16 Le mot de “nature” n’est pas innocent : il est le marqueur d’une civilisation vouée à exploiter massivement les territoires vivants comme de la matière inerte et à sanctuariser des petits espaces voués à la récréation, à la performance sportive ou au ressourcement spirituel – toutes attitudes à l’égard du monde vivant plus pauvres qu’on ne l’aurait voulu. Le naturalisme selon [[Philippe Descola|Descola]], c’est notre conception du monde : cette cosmologie occidentale qui postule qu’il y a les humains d’un côté qui vivent en société fermée, face à une nature objective constituée de matière de l’autre côté, comme un décor passif pour les activités humaines. Cette cosmologie prend pour une évidence que la nature “ça existe” ; c’est tout ce qui est là-dehors, c’est cet endroit qu’on exploite ou qu’on arpente en randonneur, mais ce n’est pas là où l’on habite, ça, c’est sûr, parce qu’elle n’apparaît justement “là-dehors” que par distinction avec le monde humain dedans. > [!accord] Page 17 Dans son livre Histoire des coureurs de bois, Gilles Havard écrit que le peuple amérindien des Algonquins entretient spontanément “des rapports sociaux avec la forêt3”. C’est une idée étrange, qui pourrait nous choquer et pourtant, c’est par là que ce livre veut aller : il s’agit de suivre cette piste. De manière détournée, c’est par des récits de pistage philosophiques, des récits de pratiques qui nous placent dans d’autres dispositions à l’égard du monde vivant, que l’on veut ici avancer vers cette idée. Pourquoi ne pas tenter de bricoler une cosmologie plus aimable, par les pratiques : en tissant ensemble pratiques, sensibilité et idées (car les idées seules ne changent pas si aisément la vie) ? > [!accord] Page 20 Il ne s’agit pas, bien sûr, de trouver un nouveau mot qui s’imposerait à tous pour remplacer “nature” : il s’agissait juste pour nous de bricoler des alternatives, multiples, complémentaires, pour dire et pratiquer autrement nos relations les plus quotidiennes au vivant. > [!accord] Page 20 La troisième formule pour inventer une alternative à “dans la nature” m’est apparue un matin en lisant un poème. On l’utilise peu néanmoins, malgré le charme puissant qu’elle recèle. C’est : “au grand air”. Demain, on va au grand air. Ce qui me fascine dans cette formule, c’est comment les contraintes de la grammaire française vous forcent poétiquement à entendre tout autre chose que ce qu’elle dit lorsque vous la prononcez. Comment elle vous force à entendre l’élément le plus opposé à l’air, et le plus complémentaire : la “terre” qui s’impose dans l’oreille, alors même qu’il n’y a nulle part de t pour l’invoquer comme la vigie au sommet du mât (“Terre ! terre !”). > [!accord] Page 21 Au grand air : la terre est cachée pour l’œil dans la formule, mais l’arcane se révèle à l’oreille. Une fois qu’on l’a entendue, on ne peut plus l’ignorer. Et la formule magique invoque alors un autre monde où il n’y a plus de séparation entre le céleste et le terrestre, car le grand air est le respiré de la terre verte. Plus d’opposition entre l’éthéré et le matériel, plus de ciel au-dessus de nous vers lequel monter, mais nous toujours déjà dans le ciel qui n’est autre que la terre en tant qu’elle est vivante. C’est-à-dire construite par l’activité métabolique des vivants, créant des conditions qui rendent notre vie possible5. Vivre au grand air, ce n’est pas être dans la nature et loin de la civilisation, car il y en a partout, hors des centres commerciaux ; ce n’est pas être à l’extérieur ; c’est être partout chez soi sur les territoires vivants qui fondent notre subsistance et où chaque vivant habite le tissage des autres vivants. > [!accord] Page 21 Être au grand air néanmoins, c’est un peu exigeant : la vie seulement urbaine, déconnectée des circuits qui acheminent la biomasse vers nous, déconnectée des éléments et des autres formes de vie, rend bien difficile d’accéder au grand air. Au cœur des villes, cela passe par le pistage des oiseaux migrateurs ou la pratique de la géopolitique des potagers permacoles sur un balcon. C’est se demander d’où vient cette tomate pour sentir de quel soleil et de quelle portion de territoire que je peux localiser, que j’ai vue de mes yeux, elle est née. C’est activer des alliances mutualistes avec les vers du lombricomposteur à qui on donne les restes de cuisine et les cheveux, pour voir et faire circuler l’énergie solaire dans les dynamiques écologiques plutôt que de les cacher dans des poubelles sans vie. C’est plus difficile mais, même en ville, on peut être au grand air. Avec un peu de vigilance écosensible, le territoire vivant s’y rappelle à nous. C’est fascinant de sentir combien on est branché sur le printemps, combien il monte en nous jusqu’au cœur des grandes villes, par mille petits signes vivifiants. > [!information] Page 22 Le dernier mot, qui a fini par résumer tout ça, nous sommes tombés dessus par hasard. C’est un mot de l’ancien français qui vient des coureurs de bois du Québec. C’est comme ça qu’ils nommaient leur départ vers le grand air, après chaque retour en ville pour faire leur commerce. Ils disaient : “Demain, je repars, je vais m’enforester.” > [!accord] Page 22 S’enforester, c’est une double capture restituée par le pronominal : on va autant dans la forêt qu’elle emménage en nous. S’enforester n’exige pas une forêt au sens strict, mais simplement un autre rapport aux territoires vivants : le double mouvement de les arpenter autrement, en se branchant à eux par d’autres formes d’attention et de pratiques ; et de se laisser coloniser par eux, se laisser investir, les laisser emménager dedans. Comme les fronts pionniers forestiers des pins cévenols avancent vers les villages, recouvrant les anciens pâturages qui ne sont plus maintenus par le pastoralisme. > [!accord] Page 23 Ce pistage “écosensible” inaugure un autre rapport au monde vivant, qui devient simultanément plus aventureux et plus accueillant : aventureux parce qu’il se passe plein de choses, tout se comporte, tout est un peu plus riche d’étrange, toute relation même au fond du jardin mérite d’être explorée ; et plus hospitalier parce que ce n’est plus de la nature muette et inerte dans un cosmos absurde, mais des vivants comme nous, vectorisés par des logiques vitales reconnaissables mais toujours énigmatiques, dont une part de mystère n’est jamais épuisable par l’enquête. > [!accord] Page 23 Il y a un aphorisme zen qui fait entrevoir il me semble quelque chose de cette piste qu’on suit ici, cette piste pour s’enforester : “Un moine est debout sous la pluie battante, le dos tourné à la porte du temple, le regard courant sur les crêtes. Un jeune bonze passe la tête par la porte du temple, emmitouflé dans sa robe, et dit au moine : « Rentrez donc, vous allez attraper la mort ! » Le moine répond, après un silence : « Rentrer ? Je n’avais pas réalisé que j’étais dehors. »” > [!accord] Page 25 L’anthropologue Claude Lévi-Strauss soutient dans une page célèbre que l’impossibilité de communiquer avec les autres espèces avec lesquelles on partage la terre est une situation tragique et une malédiction. Lorsqu’on lui demande ce que c’est qu’un mythe, il répond en effet : “Si vous interrogiez un Indien américain, il y aurait de fortes chances qu’il réponde : une histoire du temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts. Cette définition me semble très profonde. Car, malgré les nuages d’encre projetés par la tradition judéo-chrétienne pour la masquer, aucune situation ne paraît plus tragique, plus offensante pour le cœur et l’esprit, que celle d’une humanité qui coexiste avec d’autres espèces vivantes sur une terre dont elles partagent la jouissance, et avec lesquelles elle ne peut communiquer. On comprend que les mythes refusent de tenir cette tare de la création pour originelle ; qu’ils voient dans son apparition l’événement inaugural de la condition humaine et non de l’infirmité de celle-ci6.” > [!accord] Page 27 Comme tout bon truchement, il faut espérer qu’un diplomate parti s’enforester chez les autres vivants, même pour un jour ou deux, en revienne transformé, tranquillement ensauvagé, loin de la sauvagerie fantasmatique attribuée aux Autres. Que celui qui se laisse enforester par eux rentre un peu différent de son voyage garou : en sang-mêlé, à cheval entre deux mondes. Ni avili ni purifié, juste autre et capable de voyager un peu entre les mondes, et de les faire communiquer, pour travailler à mettre en œuvre un monde commun. ## Les signes du loup > [!information] Page 29 Canjuers est un camp militaire interdit aux civils, avec bombardements et passages de tanks. On marche en entendant les détonations des obus, dans une nature vidée d’humains. Au loin les villages fantômes. De ce désert, la faune renaît avec une vigueur explosive. > [!accord] Page 31 Les chiens se calment enfin, ils se sont séparés aux extrémités du troupeau, et vont aboyer sporadiquement toutes les cinq minutes, pour se signifier leurs positions, se tenir éveillés, se donner du courage. Ils ont fait un travail admirable. Je suis ému dans le noir par leur loyauté paradoxale de gardiens. Cette nuit, ils ont si bien servi cet humain qui les a élevés pour qu’ils protègent leur ancienne proie contre leur ancêtre le loup – et obtenir pour récompense de la viande de leur nouveau protégé (lorsque les bergers leur donnent la dépouille des bêtes mortes). Il y aurait de quoi devenir fou dans ces jeux d’inversion. > [!accord] Page 33 Ici, le fait qu’ils nous regardent dans les yeux indique qu’ils savent quelque chose : il y a une intentionnalité cachée derrière nos yeux, comme s’il y avait quelque chose à voir, comme si nous avions vraiment une âme, trahie dans ces miroirs. Je ne sais pas le dire. Le eye-contact révèle ce que ces animaux comprennent de ce que nous sommes. Ils nous attribuent une intériorité, nous qui peinons tant à leur rendre cette politesse, que leur geste pourtant appelle : il n’y a qu’une intériorité pour en reconnaître une autre, parmi les rochers, les forêts, les nuages. > [!accord] Page 35 Pourquoi certains animaux sont-ils plus volontiers métissés à l’humain que d’autres ? Parce que loup et humain sont des super-prédateurs, tous deux dans cette catégorie écologique des consommateurs secondaires dans la “communauté biotique” ? Parce que tous deux sont des mammifères sociaux, hiérarchiques, capables de s’adapter à la plupart des milieux, du désert du Golan au cercle polaire, explorateurs infatigables, apprentis curieux de nouvelles pratiques de chasse ou de pêche ? Je ne sais pas. > [!accord] Page 36 Des caméras infrarouges ont filmé une meute qui envoie un éclaireur pour attirer les patous loin du troupeau, les faire courir, relayé par un autre éclaireur, pendant que le reste de la bande contourne le troupeau pour attaquer. En stratégie militaire, c’est un cas d’école de diversion qui pourrait être enseigné aux élèves officiers. > [!accord] Page 36 Le loup devient donc un sujet. Dans l’ontologie occidentale naturaliste, l’animal est traditionnellement l’objet passif, une matière animée pour le sujet spectateur qu’est l’humain. Peut-être d’abord parce que l’animal est massivement traduit en nourriture ou en instrument pour l’humain. Mais lorsqu’un être trompe notre vigilance ou nos prédictions, lorsqu’on le croise sur son trajet propre, il devient le sujet dont je suis l’objet. Inversion métaphysique locale. > [!accord] Page 40 Comment les loups peuvent-ils vivre ici ? C’est là qu’enfant je venais en balade dominicale. C’est une montagne pour touristes, un musée changeant où de durs sentiers relient des tableaux de paysages grandioses, une ferme à ciel ouvert avec de gentils animaux. Le loup n’était plus là depuis un demi-siècle, il était exclu de la nature-divertissement-périurbain aménagée pour et par les Trente Glorieuses. Mais suivant le mantra d’Aldo Leopold, “il ne faut jamais douter de l’invisible4”. > [!approfondir] Page 40 Même après sa disparition de nos écosystèmes, le loup était visible dans la grâce des chevreuils, comme un écho d’un très lointain passé. La grâce des chevreuils est un cadeau des loups. En exerçant une pression de prédation, les loups sont les opérateurs de la sélection naturelle et produisent ainsi des chevreuils plus agiles, plus vifs, plus alertes, plus malins, plus puissants. Cette vitalité extrêmement aiguë, cette presque perfection sans modèle, tissée dans ses propres conditions écologiques, lorsqu’on la pressent dans le mouvement désinvolte du chevreuil rencontré par hasard, qui broute ou glisse de lisières en soleils, c’est, précisément, ce qu’on appelle sa grâce. > [!information] Page 40 C’est peut-être un invariant de la rencontre animale : quand on croise un animal sauvage par hasard dans la forêt, une biche qui lève les yeux vers soi, on a l’impression d’un don, un don très particulier, sans intention de donner, sans possibilité de se l’approprier. C’est ce qu’en phénoménologie on appelle un don pur : personne n’a voulu donner, personne n’a rien perdu en donnant, et le don ne vous appartient pas, il pourra se donner à d’autres. On sent monter dedans une improbable gratitude. Juste l’envie de rendre grâce pour cet imprévu aussi beau qui en cet instant existe et se donne aux yeux. C’est le même sentiment de don gratuit, inexplicable, qui a lieu lorsqu’on entend la meute tisser son chant collectif, les pieds dans le torrent. Il y a ce vers dans un poème dont j’ai oublié et le nom et l’auteur : “en vérité tout est offert et imprenable, parmi le ciel bleu la terre verte”. > [!accord] Page 42 Le chevreuil ou le cerf a juste à baisser la tête pour trouver sa nourriture, ou chercher ici et là l’herbe qu’il désire paître. Le loup doit se déplacer beaucoup, sur plusieurs modes (maraude aléatoire, lecture de signes olfactifs et auditifs orientant la recherche, approche furtive, attaque, puis retraite). Pour la même quantité de biomasse ingérée, il doit déployer des trésors d’intelligence dans l’action. > [!accord] Page 43 Dans le vivant, la tonalité affective fondamentale est clivée. Aux deux extrêmes du spectre, il faut vivre dans la peur ou vivre dans la faim. Avoir faim ou avoir peur est une ligne de partage entre deux différents types d’être-au-monde animaux, qui correspondent probablement à des places dans la chaîne trophique, la ronde alimentaire. Suivant la loi de Lindeman, seuls dix pour cent de la biomasse passent d’un niveau de la pyramide trophique au niveau supérieur. C’est-à-dire qu’un dixième de la biomasse végétale circule, par le broutage, jusqu’aux herbivores. Et encore un dixième seulement circule, de la biomasse des herbivores jusqu’aux carnivores, par la prédation. Cela explique d’abord la mosaïque proportionnelle de nos paysages vivants : il y a beaucoup plus de végétaux autotrophes que d’herbivores, et beaucoup plus d’herbivores que de carnivores. > [!accord] Page 44 Le mien a fondu dans un bouquet de nuit. Il sait disparaître là où notre cerveau prédit nécessairement sa présence. C’est un aspect d’interaction écologique et éthologique qui est une belle énigme pour la pensée : comment fait-il ? C’est assez rare chez les animaux. Il a un art prestidigitateur de la misdirection, qu’il faudrait analyser. La misdirection, c’est cet art des magiciens qui consiste à vous montrer la main gauche alors que tout se passe dans la main droite. Notre œil, combiné à nos modules mentaux spontanés, déduit spontanément la position des choses en fonction de leur trajectoire, de leur vitesse, de leur volume. Si la balle est dans la main droite du magicien, et qu’il la jette dans la main gauche, alors elle se retrouve dans la main gauche. C’est tellement instantané et automatique que l’on croit que c’est le réel même, l’évidence pure, les faits bruts. Mais c’est ici une perception construite par le cerveau, par traitement cognitif de l’information. C’est le secret de la prestidigitation. Amener l’esprit du spectateur à faire des déductions invisibles pour lui-même, comme si c’était le réel même – mais erronées quant à ce qui se passe. Lui faire croire qu’il a vu ce qu’il a construit. Et tromper ses déductions automatiques par la connaissance de ses biais cognitifs. Vous n’avez pas vu la balle passer dans la main gauche : vous l’avez déduit inconsciemment, mais votre œil croit l’avoir vu. > [!accord] Page 48 On a besoin de diplomates entre hommes et loups, littéralement : de diplomates-garous, pour décoder ses mœurs exotiques. Car à le voir chasser ici, comme chez lui, traquant les failles de la défense avec la pleine vigueur de ses puissances, allant souverain, vivant suivant ses propres normes de comportement, il est clair qu’il n’est pas en faute, et qu’il n’est pas sans droit. > [!information] Page 49 Sa logique est analogue à d’autres pratiques du posséder et du prendre. Les moines chrétiens disaient déjà des Scandinaves venus sur leurs drakkars qu’ils étaient des pillards, suivant le droit chrétien. Mais dans le droit viking, formulé entre les lignes des Konungs skuggsjá, on trouve quelque chose comme des règles pratiques pour les commerçants qui partent en mer, pour lesquels s’exprime un autre code, une autre norme, qu’on pourrait formuler en ce commandement : “Tu ne possèdes effectivement que ce que tu peux protéger.” Tout le reste appartient effectivement à celui qui a la force et la ruse de le prendre. Il est de bon droit, dans ces mœurs vikings, de prendre ce qui est mal protégé : ce que tu ne sais protéger ne t’appartient pas. ## Un seul ours debout > [!information] Page 56 Quelques semaines après mon retour du Yellowstone, sur un sentier que j’avais arpenté seul, un médecin urgentiste du parc, randonneur expérimenté, a été attaqué, tué et dévoré par un vieux mâle. Les récits de la Frontière, ceux de Jedediah Smith ou de Hugh Glass, abondent en anecdotes de rencontres violentes, souvent mortelles pour les humains. Or la peur est une donnée émotionnelle brute, que la psyché doit bien métaboliser pour que le monde ait un sens. Dans certaines cultures, la pensée symbolique humaine s’empare de cette asymétrie des puissances pour faire de la rencontre avec l’ours un motif de mise à l’épreuve de la bravoure masculine. Ce topos omniprésent dans la culture occidentale est une manière de coder et structurer en rite les émotions éthologiques de cette rencontre. Dans la culture scandinave par exemple, le combat en duel avec l’ours consistait, caparaçonné de cuir, à énerver l’animal jusqu’à le faire lever, pour alors se glisser dans ses bras et, survivant à ses crocs et à ses griffes, poignarder son cœur rendu accessible par l’embrassade même. Un dispositif étrange accompagnait parfois ce rituel : un poignard était fixé à la perpendiculaire, sur une planchette accrochée au torse de l’homme. Il pointait droit vers l’avant, pour que, dans l’embrassade, l’ours vienne empaler lui-même son cœur sur la lame. Les légendes racontent parfois que les adversaires roulaient ensemble dans le ravin, et finissaient par panser leurs blessures, à quelques pas l’un de l’autre, au bord d’une rivière. > [!accord] Page 58 Les deux options fournies par la culture occidentale pour interpréter la rencontre avec l’ours (confronter la bête ou saluer l’ami) renvoient chacune à une conception biaisée de nos relations au vivant : d’un côté, le mythe despotique qui stipule qu’il faut vaincre la nature pour la civiliser ; de l’autre, une écologie arcadienne qui rêve une nature sans hostilité. Mais les animaux sauvages ne sont pas nos amis, comme dans le fantasme contemporain qui érige nos animaux domestiques en modèle de toute animalité ; ils ne sont pas non plus des bêtes à vaincre pour accomplir notre destinée civilisatrice. Il faut chercher un autre chemin, d’autres modèles pour penser nos relations à eux, comme leur altérité. > [!accord] Page 61 Le cérémonial en usage exige de moduler son langage corporel pour ne pas apparaître comme un agresseur ni comme une victime – délicat équilibre. Il préconise de ne pas rechercher le contact visuel, mais de regarder l’ours à l’oblique, et de ne jamais courir car c’est un stimulus qui appelle la poursuite dans l’éthogramme de l’ours. Certains conseils des experts sont presque comiques : “Si l’ours vous charge de toute sa puissance, ne fuyez pas. La charge pourrait être un bluff.” Il y a bien un courage diplomatique. Tenir ferme face à l’intimidation gueule béante peut être l’attitude la plus pertinente. > [!accord] Page 61 Le pepper spray, enfin, est un dispositif diplomatique de toute beauté. Porté à la ceinture, pour être dégainé en un instant, il ressemble à un aérosol anti-moustiques destiné à des colosses agressifs d’un quart de tonne. Mais l’intelligence est d’une extrême effectivité éthologique : l’ours pèse peut-être cinq fois notre poids, mais son flair est quant à lui mille fois supérieur au nôtre. C’est dire que sa sensibilité l’est aussi. Or la capsaïcine, tirée des piments et du poivre, irrite les muqueuses proportionnellement à leur sensibilité. Un nuage de gaz peut normalement arrêter un grizzly en pleine charge, d’une pression du pouce. > [!accord] Page 63 . C’est paradoxalement souvent plus efficace pour s’en sortir indemne ; c’est surtout plus efficace pour cohabiter avec des autres, quels qu’ils soient. Il s’agit du courage étrange de confronter une altérité sans conclure que, parce qu’elle est dangereuse, elle constitue un ennemi absolu. C’est une forme de courage empathique qui arpente le point de vue de l’autre, qui voit depuis tous les yeux en présence, qui voit depuis le point de vue de la relation même. C’est un courage sans virilisme, parce que c’est un courage non genré (et c’est d’ailleurs chez une philosophe écoféministe qu’on en trouvera plus loin le modèle). Un courage perspectiviste qui consiste à confronter l’autre sans le bestialiser > [!accord] Page 64 “Mangeur d’homme” : il y a quelque chose d’immémorialement émouvant dans cette formule. David Quammen soutient que le rapport de fascination et de répulsion que nous entretenons à l’égard des animaux mangeurs d’hommes revient à ce qu’ils nous rappellent un pan de notre condition humaine que nous avons oublié, ou plutôt occulté par le contrôle des prédateurs : le fait que nous sommes aussi de la viande (c’est la part animale de l’animal rationnel)7. > [!accord] Page 65 Cette expérience tragique nous fournit un témoignage précieux : celui d’une philosophe à qui un grand prédateur a aimablement rappelé sa condition de biomasse partageable par d’autres. Une philosophe authentique, c’est-à-dire une professionnelle de la perplexité, une experte de l’inversion de perspective : un œil d’Icare presque capable de se sortir de l’équation, pour envisager les enjeux métaphysiques de sa propre dévoration. Elle démontre très vite sa puissance de décentrement : celle qui ne laisse pas la peur réagir par l’agression aveugle. Val Plumwood incarne à mes yeux le courage diplomatique. Quelques heures après l’attaque, en effet, alors qu’elle est emmenée blessée et affaiblie à l’hôpital de Darwin par les rangers, elle surprend une discussion entre eux où ils disent vouloir aller tuer le monstre, et peu importe lequel : en tuer un fera bien l’affaire. Voici la réaction de Val Plumwood : “J’ai dit que j’étais fermement opposée à cette idée : c’était moi l’intrus, et aucun objectif pertinent ne serait rempli par une vengeance aléatoire. La rivière à cet endroit était pleine de crocodiles8.” > [!accord] Page 66 “Il me semble que la culture de la suprématie humaine propre à l’Occident se caractérise par un très grand effort pour nier que nous humains sommes aussi des animaux placés dans la chaîne alimentaire. Cette négation du fait que nous sommes de la nourriture pour d’autres est visible dans nos pratiques mortuaires et funéraires. Le cercueil solide, que l’on enterre, comme le veut la convention, bien en dessous du niveau d’activité de la faune du sol, et la dalle au-dessus de la tombe pour empêcher quiconque de nous déterrer, permettent d’empêcher le corps humain occidental de devenir de la nourriture pour d’autres espèces9.” Ce > [!accord] Page 68 Le tabou consiste donc à interdire et minimiser toutes les conditions par lesquelles nous serions de la biomasse à disposition des autres. La pulsion d’élimination des superprédateurs dans un certain pan de la culture occidentale, qu’on a volontiers mise sur le dos de la protection de l’élevage, et de l’assimilation des prédateurs au diable dans la tradition judéo-chrétienne, trouve ici une autre signification : leur destruction est un dispositif qui maintient le tabou. Ils ne pourront plus se nourrir de nos dépouilles, ou de nos corps vivants. Le tabou est nécessaire pour rendre ce mythe de l’auto-extraction crédible : pour que l’expérience réelle coïncide avec la fiction, pour que la fiction devienne vraie de n’être pas démentie par les faits. Les événements où l’humain est alors “rabaissé” au statut de viande constituent une transgression fondatrice, qui appelle réparation, pour rétablir un ordre du monde. > [!accord] Page 68 Pourtant, dans d’autres ontologies, le fait d’être mangé ne déclenche pas les mêmes psychoses. Dans la cosmologie du chamanisme sibérien décrit par l’anthropologue Roberte Hamayon, l’ordre du monde est décrit comme une circulation de la chair. Lorsqu’elle sent sa mort venir, la personne âgée se rend en forêt où la mort la prend. Elle restitue ainsi sa chair, la dépouille étant partagée par les carnivores, pour qu’elle circule, dans des boucles de réciprocité, jusqu’à la forêt qui la lui a offerte, par le biais des innombrables proies chassées qui lui ont servi de nourriture11. D’autres cultures considèrent aussi qu’être mangé fait partie de l’ordre des choses et ne constitue pas une transgression cosmique. > [!accord] Page 69 La terreur à l’égard du fait d’être consommé n’est donc pas universelle : c’est l’indice qui nous permet d’y voir le tabou lié à un mythe fondateur. L’humanité occidentale, par contraste, s’est ainsi inventée comme une diode pour l’énergie cosmique : la seule espèce en qui la circulation de l’énergie, ou de la chair-soleil dans le cosmos vivant, ne va que dans un seul sens. Val Plumwood l’écrit ainsi : “Cette conception de l’identité humaine place les humains en dehors, et au-dessus de la chaîne alimentaire, non pas comme convives au festin dans une chaîne de réciprocité, mais comme manipulateurs extérieurs et maîtres de cette chaîne : nous pouvons manger les animaux, mais eux ne peuvent pas nous manger.” > [!accord] Page 70 Ce positionnement au sommet est alors méthodiquement construit, par la destruction des grands prédateurs, comme par des dispositifs multiples d’empêchement de la circulation de la biomasse du corps humain (inhumation six pieds sous terre, pierre tombale, cercueil imputrescible…), comme par des contes qui diffusent l’horreur panique à l’idée d’être mangé. Notre définition de la condition humaine peut alors exclure le fait d’être de la viande, assurant ainsi métaphysiquement notre extraction au-dessus de la communauté biotique. > [!accord] Page 70 Cette aptitude à coexister n’est pas un vœu pieux ni une concorde naturelle : elle n’implique pas qu’on se laisse manger sans se défendre. Elle exige toute notre intelligence pour composer des habitats partagés, et mettre en place des comportements diplomatiques aptes à minimiser tous les risques pour les humains – les minimiser sans avoir à aboutir à une éradication généralisée des autres pour prétendument pacifier la Terre. Les grands prédateurs sont la plupart du temps des animaux territoriaux. La territorialité a été inventée par l’évolution comme un dispositif de pacification entre vivants beaucoup plus ancien que les lois et conventions humaines. La férocité sans frein de ces animaux est un mythe des modernes : ils peuvent être féroces comme ils peuvent chercher eux aussi la baisse des conflits et de l’agression, encore plus dès lors que, munis de notre intelligence particulière de diplomates animaux, nous mettons en place des conditions qui permettent la cohabitation, et qui leur font de la place. ## La patience de la panthère > [!accord] Page 74 Voyager : coïncider avec un geste immémorial des vivants, qu’on a comme beaucoup d’autres confisqué en propre de l’homme – aller voir ce qu’il y a derrière. Ce qu’il y a au-delà des limites du regard. Tâche infinie, parce que les limites se déplacent avec le regard. > [!accord] Page 74 Si l’on y réfléchit à la lumière des données de l’histoire de notre espèce, c’est parce que nous sommes, comme loups et corbeaux, des animaux dispersants que nous avons comme eux colonisé la Terre entière, des déserts au cercle polaire – et non parce qu’une singularité d’humains, conscience ou soif d’absolu et d’ailleurs, aurait fait de nous des explorateurs curieux portés par une avidité abstraite de découverte. C’est de l’animal dispersant que nous sommes que provient le goût des voyages, la soif inextinguible d’un ailleurs. > [!accord] Page 77 Djoldosh Baïké, affectueusement surnommé Djoki, est le vice-président de la réserve. Il nous accompagne en tant que spécialiste des ours et chef de l’expédition. À la nuit tombée, dans la tente militaire, après avoir troqué des histoires drôles peuplées d’ivrognes kirghiz contre des blagues françaises, il se tait un instant et demande à notre guide de traduire une question pour le “philosophe” : “Est-ce que… est-ce que la nature a été faite pour nous ou bien sommes-nous avec elle des… (il cherche un mot en kirghiz, qu’il finit par trouver en russe) des partenaires ?” Il reprend en remuant son thé : “Je pense que nous sommes partenaires. Mais on l’écrase sous la botte comme une fourmilière.” > [!accord] Page 79 Depuis quelques kilomètres, nous cheminons le long de fourmilières. Or l’une d’elles là-bas présente une forme étrange, comme une pyramide étêtée. L’hypothèse collective émerge : voilà donc le sens de son joyeux parcours – il fait la tournée des fourmilières. Il les décapite pour se gorger des minuscules hyménoptères, et ingère au passage les épines d’épicéa qu’ils utilisent en quantité pour former leur admirable abri. Ces fourmis des bois laissent souvent des coulées, ou autoroutes, très visibles jusqu’à la fourmilière : c’est une bénédiction pour un ours pisteur. > [!accord] Page 79 Dans mon carnet j’écris : “Pister revient pour lui comme pour nous à suivre une logique animale.” Pour cela, il faut le connaître un peu. On cherche par exemple parfois les traces de l’ours dans les petites vallées pentues, car au printemps, ce dernier examine en se pourléchant les coulées d’avalanches – au cas où un bouquetin emporté pendant l’hiver et conservé par le froid serait en train de décongeler au soleil. > [!information] Page 84 Comme me l’explique Takou, en altitude, il y a plus d’uv, donc l’herbe est plus riche : depuis quelques jours, les chevaux ont commencé à engraisser, ils sont vivifiés, ils veulent courir plus spontanément dès que les prairies s’ouvrent devant le cavalier. Le matin, ils sont plus durs à attraper. Le soleil communique avec les steppes des hauts plateaux, et change le comportement des chevaux, dans ces boucles d’interdépendance qui fondent la vie subtile des écosystèmes. > [!accord] Page 90 L’habitude animale, en effet, transforme rarement le paysage de manière spectaculaire, comme nos routes et nos maisons. Elle laisse des indices et des traces infimes, essentielles. Notre aveuglement à l’égard du fait que nos espaces de vie sont aussi l’habitat des autres revient au fait que nos habitats humains se caractérisent par ce bâti matériel qui transforme la matière. Par là, on déduit que les autres n’habitent pas ou peu : les oiseaux ne transforment pas le ciel, ni les dauphins la mer sans chemin, pense-t-on. Mais c’est un biais de primate technicien : les autres animaux habitent aussi, de manière moins manifeste. > [!accord] Page 97 Ce qui est exigeant et fascinant dans le pistage, c’est son absolue absence de spectaculaire. Pister le fauve ici, c’est chercher un poil de panthère dans une vallée glaciaire. Il s’agit de voir l’invisible, de faire lever les habitats immatériels dans un monde enrichi, où l’on n’a jamais été seuls. > [!accord] Page 98 Chaque journée ici nous fait devenir un animal d’un autre genre, de ceux qui n’oublient pas qu’ils sont un animal. Un animal moins médiatisé que d’habitude par des couches concentriques d’enveloppes techniques, un animal à la vie sensorielle intensifiée et à la spiritualité plus sensuelle : gratitude cosmique d’être en vie, chaque matin poignée de main au soleil, purification par l’eau glacée des sources. Notre reconnaissance va à la viande riche qui se donne à la bouche, et pas vers un être abstrait qui l’aurait créée. Mais pas non plus cette absence de gratitude des modernes, comme si cette viande était un dû, ou un pur produit. Car c’est bien d’une brebis que venait cet agneau, de ce soleil et de cette herbe, là sous nos yeux. Un animal plus oublieux aussi. > [!accord] Page 99 Dans mon carnet, j’écris : “L’ail sauvage qui pique la bouche, arraché à portée de main, lorsqu’on va chercher les chevaux. La rhubarbe acidulée qu’on cueille sans descendre du cheval et qui désaltère. Les pollens que les flancs du cheval dispersent, ensemençant plus loin. C’est la grande circulation de la chair-soleil, qui fonde notre subsistance. Réapprendre à restituer.” > [!accord] Page 100 Ce pistage philosophique que je crois deviner chez les rangers, c’est l’attitude d’un vivant porté par un intérêt incandescent et désintéressé pour les vivants devant. Un vivant fasciné par les vivants, mais parmi eux – qui sent que nous sommes des vivants avant d’être des humains. Qui cherche le commun dans la différence, les segments communs qui fondent notre animalité particulière : notre manière humaine d’être vivants. > [!information] Page 101 Un masque de faucon, qui nous confère la vue surpuissante du rapace, et une intimité surnaturelle avec ces inconnus. Je songe à une formule de l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro qui s’attache à définir le sens de la métamorphose dans les traditions animistes : il ne s’agit pas d’enfiler une apparence animale sur une essence humaine, mais “d’activer en soi les pouvoirs d’un corps différent”. > [!approfondir] Page 103 Je risque cette conjecture : cette aptitude étrange qu’est la patience amoureuse dans la recherche, l’ardente patience, l’intense maîtrise de l’attention, serait une ancestralité animale déposée en nous. Un héritage de cette phase de notre passé de primates, il y a quelque deux millions d’années, quand, de cueilleurs frugivores, nous sommes devenus pisteurs partiellement carnivores. C’est avec la patience de la panthère qu’on piste la panthère. Ce n’est pas une métaphore, c’est une ancestralité animale partagée. Ce phénomène ressemble à ce que les biologistes appellent une convergence évolutive : un segment d’aptitude partagé entre plusieurs espèces du fait d’une histoire évolutive momentanément similaire. La convergence est un concept de théorie de l’évolution qui caractérise des traits qui se ressemblent en profondeur chez deux espèces, alors même que leur ancêtre commun ne les possédait pas. Par exemple, les nageoires hydrodynamiques des dauphins (mammifères) et des requins (poissons cartilagineux) sont profondément analogues parce qu’elles ont connu des pressions de sélection très proches sur de longues durées d’évolution. La recherche la plus contemporaine enquête désormais sur la possibilité d’appliquer ce concept, non seulement aux organes du corps, mais aussi aux comportements. > [!accord] Page 104 Cette patience si particulière, la panthère et l’humain en auraient hérité parallèlement : bien entendu, nous n’en héritons pas de la panthère elle-même, qui n’est pas notre ancêtre. C’est le sens du concept de convergence comportementale. C’est par commodité que je l’attribue à la panthère, parce que c’est dans ce support extériorisé qu’elle incarne que ce type de patience se voit le mieux, d’une manière plus pure que dans nos propres matrices comportementales humaines, embrouillées et entremêlées. Comme un certain coup de dés de l’éco-évolution, la panthère montre de manière spectaculaire certaines choses qu’on partage avec elle de manière plus indistincte. > [!accord] Page 104 On dit que la patience est un propre de l’homme. Saint Augustin, s’interrogeant sur la source de la patience, raconte qu’il tire d’abord orgueil de croire qu’elle proviendrait “des forces que la volonté humaine tire du fonds de sa liberté5”, pour reconnaître enfin qu’il faut l’attribuer à la grâce de Dieu : “la vertu qui porte le nom de patience est un bien grand don de la munificence divine”. Lorsqu’il s’attache à la définir : “Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons avec patience”, sa formule s’applique pourtant si bien à chaque prédateur. > [!accord] Page 107 Bien sûr, nous avons aussi d’autres patiences, nous avons été frugivores et cueilleurs bien longtemps avant de nous intéresser aux autres espèces : nous avons bruissant en nous mille ancestralités animales sédimentées, issues d’un long passé, mais elles ne s’expriment pas toutes dans les mêmes conditions. La patience de la panthère n’est pas toutes les patiences humaines. Celle de rester calme face à celui qui t’exaspère est celle du babouin, si l’on en croit l’hypothèse de la primatologue Shirley Strum qui voit dans le jeu des jeunes babouins qu’elle observe un exercice de la maîtrise de soi. La patience des parents, celle de rester calmes devant un enfant qui les épuise de sollicitations, n’est pas la même patience, c’est une patience du loup, comme de toute espèce sociale où les parents contribuent ensemble à l’éducation des petits. > [!accord] Page 108 Parce que nous avons été cueilleurs bien plus longtemps que chasseurs, nous avons hérité une autre patience de cette époque, celle de l’animal cueilleur qui inlassablement flâne, choisit et délicatement collecte mille végétaux différenciés, chacun pour son usage. C’est la patience nonchalante du chevreuil, qui choisit ses herbes préférées et connaît jusqu’aux écorces particulières qui soignent ses maux de ventre au printemps. > [!accord] Page 109 Si nous acceptons que les trames comportementales des vivants tout autour de nous ont été soumises à l’évolution, il doit bien y avoir en nous, non pas seulement dans nos corps, mais jusque dans nos esprits, des traces de qui nous fûmes. Ces traces sont multiples, elles se combinent ensemble, nous ouvrent mille possibles, elles fondent l’intensité de nos désirs et leur pluralité, l’évidence de nos affects et l’inventivité structurée de nos fins. Elles sont la palette, chacun est un tableau. > [!accord] Page 110 Nous sommes riches de mille animalités intérieures, comme les autres animaux d’ailleurs, mais notre mode de vie culturel et technique permet de les combiner de manière plurielle. De révéler leur multiplicité, de les exprimer dans des constellations indéfiniment nouvelles. Les institutions, les mœurs, les systèmes techniques pondèrent en nous différemment ces ancestralités. Les niches techniques que sont nos cultures modulent en mille expressions nos animalités héritées. > [!approfondir] Page 110 Reconnaître les vecteurs fondateurs en soi dans l’ibex qui joue, dans l’aigle qui fait une offrande à sa compagne pour qu’elle le choisisse, dans la panthère hypnotisée par l’objet du désir, dans le loup qui patrouille curieux, et qui explore en dispersant de nouveaux mondes. Dans l’ours, cet infatigable goûteur. Les ancestralités animales de l’humain, ici, sont quelque chose comme les figures incorporées des esprits tutélaires des traditions animistes – scientifiquement documentés. > [!information] Page 111 La patience de la panthère n’est pas une vertu morale d’élévation au-dessus de l’animal archaïque et primal qu’on pense tapi dans nos fors intérieurs, ce n’est pas une muselière mise par la Raison à nos passions prétendument bestiales. Pratiquer cette patience revient à “activer en soi les pouvoirs d’un corps différent”, comme l’écrivait l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro pour définir la métamorphose8. Cela constitue une métamorphose au sens animiste, mais enrichie d’une compréhension éco-évolutive de ces puissances animales qu’on porte en soi. > [!accord] Page 112 Nous humains sommes assaillis chaque fois qu’il faut être pleinement là par ce discours intérieur infini qui éloigne de la pleine conscience. Les dispositifs de captage de l’attention contemporains nous rendent incapables de fixer notre concentration sur un présent, sur un désir suivi, d’aller au rythme des choses. > [!approfondir] Page 113 Le félin solitaire est impérial sans empire autre que sur lui-même. Très peu de veulerie dans son éthogramme, car il n’a pas ou peu de besoin vital qu’il ne sache combler seul ; et pour cette raison, son affection est quelque chose comme un don volontaire, non l’expression d’une dépendance. Il y a cette formule de [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] qui est énigmatique comme idéal politique : “Il n’y a de maîtrise qu’entre maîtres.” Elle devient évidente à vivre avec des félins. ^668738 > [!accord] Page 113 D’autres héritages sont plus lucides : certaines sagesses antiques (celle des cyniques et des sceptiques) travaillent à retrouver une quiétude animale d’avant le langage – le nom même des cyniques devient moins énigmatique à la lumière de cette idée. Le chaman amérindien Davi Kopenawa a aussi cette étrange sagesse : il chérit ses plumes d’ara, car elles lui confèrent le pouvoir animal de l’éloquence, pour aller parler avec les chefs blancs en costume trois-pièces qui détruisent la forêt ## L’art discret du pistage > [!information] Page 117 Sous nos yeux, les indices s’accumulent : les empreintes des pieds postérieurs se placent dans les antérieurs, plus massifs, dans un recouvrement presque parfait. Autre signe qui distingue les deux animaux, probablement une ancienne adaptation que le chien a perdue et qui permet au loup, chasseur souverain en hiver, de courir dans la neige en minimisant ses efforts. L’animal que l’on suit ici avance probablement au trot rapide, car le postérieur dépasse légèrement l’antérieur. Nous avançons sur ses traces. > [!information] Page 120 Là, il a inspecté souverainement son royaume ; ici un grattis, pour signifier à une autre meute la frontière qu’ils ne passeront pas sans devoir se battre, ou se mesurer. Ce pistage philosophique a été décrit par le lieutenant des chasses royales Georges Le Roy, proche des encyclopédistes Diderot et d’Alembert, dans ses Lettres sur les animaux : “Le chasseur, en suivant les pas de l’animal, ne cherche qu’à découvrir le lieu de son embûchement ; mais le philosophe y lit l’histoire de ses pensées ; il démêle ses inquiétudes, ses frayeurs, ses espérances ; il voit les motifs qui ont rendu sa marche précautionnée, qui l’ont suspendue, qui l’ont accélérée ; et ces motifs sont certains, ou, comme je l’ai dit, il faudrait supposer des effets sans cause1.” > [!approfondir] Page 120 L’hypothèse est la suivante : l’humain s’est développé intellectuellement du point de vue des aptitudes à décrypter, interpréter, deviner, parce qu’il s’est déplacé il y a près de trois millions d’années dans une niche écologique où trouver sa nourriture exige d’enquêter. Les animaux chasseurs natifs sont souvent dotés d’un odorat puissant. Tout le problème revient au fait que nous sommes à l’origine des corps de primates frugivores, c’est-à-dire des animaux visuels sans odorat, devenus dans un second temps chasseurs et pisteurs, c’est-à-dire voués à trouver des choses absentes. > [!accord] Page 121 Pour cela, dépourvus de nez, il fallut éveiller l’œil qui voit l’invisible, l’œil de l’esprit. Dans le pistage, on assiste à la levée potentielle dans le vivant d’aptitudes intellectuelles décisives, qui tournent autour de la puissance à voir l’invisible, par exemple la destination de l’animal ou une séquence de son passé. Pister est un problème intellectuel qui a probablement contribué à faire l’humain. Sherlock Holmes n’est qu’une forme extrême du primate pisteur qui est notre ancêtre. Paul Klee, lorsqu’il dit que l’art “rend visible”, en est une autre, moins analytique mais tout aussi hypersensible au cosmos d’indices. > [!information] Page 122 Le lendemain, pourtant, un éclat d’étrange, jusque-là insignifiant, attire notre œil. Des écrevisses de rivière, qu’on croise ici et là dans les eaux peu profondes, juste en aval du canyon. L’hypothèse émerge seule du travail obscur de l’animal-cerveau, sans qu’on le commande : et s’ils étaient en train de pêcher ? L’esprit résiste, parce que cela semble improbable pour nos “grands prédateurs”, et puis un souvenir de lecture me revient, qui évoque des loups du Nord du Canada qui pêchent des saumons et peut-être des écrevisses. La physionomie de leurs trajectoires ici, pourtant, deviendrait enfin sensée : les culs-de-sac où ils s’avancent dans l’eau seraient en fait des positions de pêche. > [!accord] Page 122 C’est l’essence du pistage : le passé est invisible, mais nul ne peut exister sans laisser de traces. Il s’agit de déduire les implications visibles des hypothèses invisibles, et de les chercher dans le paysage. De pister les traces du passé percolant jusque dans le présent. C’est ainsi que nous cherchons et trouvons, ici et là, quelques délicats débris rosâtres sur une berge, qui s’avèrent être les dépouilles d’écrevisses de rivière. Maladroitement décortiquées, ou plutôt déchiquetées, à moitié dévorées. Il faudra continuer à chercher : l’hypothèse devient probable, intéressante, mais n’est pas absolument confirmée pour autant. Le pistage n’est pas une science exacte : c’est une science-action où chaque hypothèse oriente le pas et le regard ailleurs – où elle aiguillonne le désir, non de conclure, mais de chercher encore > [!accord] Page 123 Si cette hypothèse est vraie, pourtant, c’est une leçon pour nous : nous pensions que les loups fuiraient spontanément l’activité humaine dans le canyon. Narcissiques comme notre espèce sait l’être, nous croyions être la cause principale qui explique leur comportement. Mais si notre hypothèse tient, les choses apparaissent sous un autre jour : peu leur importait finalement d’être près ou loin des humains, ils étaient là pour pêcher l’écrevisse, or c’est là qu’elles se trouvent, en bas du canyon. Depuis la perspective propre du loup, qui s’intéresse aux choses qu’on ne voit pas, sa manière d’habiter peut faire sens, ses paradoxes peuvent devenir presque transparents. Les animaux sauvages ne sont pas, pour la plupart, cantonnés dans une wilderness : ils vivent parmi nous, animaux interstitiels. Mais c’est par eux-mêmes qu’ils sont parmi nous, suivant leurs logiques propres, leur manière d’habiter et de faire territoire. > [!accord] Page 125 Une laissée de loup massive, garnie de poils et d’os, mais aussi, lorsqu’on la décortique, remplie d’éclats d’une matière étrange, qu’on peine à identifier, jusqu’à ce que l’éclair de l’idée nous traverse. C’est de la chitine blanchâtre, avec des teintes de rose : ce sont les restes de la carapace d’une écrevisse. Il y a une émotion singulière à trouver en même temps une confirmation de l’ancienne hypothèse, et la confirmation, presque formelle, que ce sont les mêmes individus qui arpentent encore cet endroit, après trois ans d’absence : la même meute, parce que dotée de la même tradition, probablement très rare chez les loups, puisqu’elle n’est décrite nulle part en France à ma connaissance. > [!accord] Page 125 C’est une émotion philosophique, parce que ce qui nous permet d’identifier que c’est bien la même meute à travers le temps, la même famille, ce ne sont pas des critères biologiques (leur patrimoine génétique ou leur apparence physique) : c’est une culture partagée. C’est leur culture cynégétique qui nous permet de les identifier malgré le temps qui fait son office de grand transformateur : les territoires ont pu se déplacer, les individus mourir, le couple alpha a pu changer, d’autres loups rejoindre la meute et prendre le pouvoir, toutes choses invisibles pour nous ; et pourtant, il y a des choses qui résistent mieux au temps que les individus ou les souverains, ce sont les traditions. La continuité de la meute, ce qui fait qu’on peut l’appeler cette meute, n’est pas visible ici à travers l’histoire par de la parenté génétique naturelle, mais par une unité culturelle. On n’a jamais vu ces loups ; on ne connaît aucun des individus du groupe, on ne sait pas qui ils sont ni combien ils sont, et malgré tout, ce seul indice confère le sentiment précis d’une reconnaissance, d’une filiation, d’une tradition qui confirme leur existence et leur unité. Les extrayant de l’anonymat de l’espèce biologique, où chaque individu “loup” est prétendument expliqué par les traits abstraits de l’espèce (les instincts ou l’éthogramme du loup), cet indice leur confère leur style bien particulier, leur histoire propre de meute sur ce territoire précis. > [!approfondir] Page 129 Une antilope pronghorn marche au-devant de moi. J’essaie de la rassurer, et de la faire avancer quelque cent pas devant pour qu’elle soit mon éclaireur : son odorat est si supérieur au mien, je lirai dans son comportement, ses oreilles, sa tension, sa course, la présence du grizzly que je ne peux sentir seul. L’antilope n’en fait qu’à sa tête. Plus loin, je localise les cris des corbeaux, triangule les zones de vol des charognards pour ne pas tomber sur une carcasse et celui qui la défend. C’est alors que je me demande : Les autres animaux, que lisent-ils dans mon comportement ? Je décrypte dans leur attitude ce qu’ils savent du monde autour d’eux, mais ne font-ils pas de même ? Tous ces longs moments dans les buissons de sauge où un pronghorn m’a scruté, un bison m’a étudié, un ours noir m’a examiné debout, prennent une autre dimension. Je croyais qu’ils s’intéressaient à moi – lisaient-ils en fait quelque chose qui les intéressait sur d’autres êtres que moi ? Bernd Heinrich, ornithologue spécialiste des corvidés, rappelle que les loups et les ours lisent la présence des proies dans les cris que font les corbeaux. Un écosystème au sens informationnel du terme est pensable comme un circuit de renvois de signes et d’informations partagées. > [!information] Page 129 Vivre, c’est être généreux en signes. C’est donner des signes à tous, à son corps défendant, sans le désirer, sans qu’ils soient appropriables : c’est la définition phénoménologique d’un don pur. Donner et recevoir des signes, en échanger, c’est le fondement et la nature de la grande politique vitale qui tisse les vivants dans la communauté écologique. La pratique du pistage apparaît comme une pratique symétrique du point de vue géopolitique : ce n’est pas seulement lire les signes, mais tout à la fois être lu par d’autres. > [!information] Page 130 Chez les peuples animistes, le chaman est le spécialiste de la compréhension et de la négociation avec les non-humains, en particulier les animaux. Mais pour négocier, il faut passer d’une espèce à l’autre, or cela ne peut pas se faire spontanément et sans effort, car l’écart entre les formes de vie implique un changement de perspective sur le cosmos : c’est ce que nous apprend le perspectivisme amérindien. En conséquence, le pistage en un sens philosophiquement enrichi doit être perspectiviste. > [!information] Page 131 Le perspectivisme est un concept anthropologique élaboré par l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, à partir du système symbolique que constitue le chamanisme amérindien. Le perspectivisme est une attitude ontologique présente chez de nombreux peuples du Nouveau Monde qui partagent l’idée que “le monde est composé d’une multiplicité de points de vue : tous les existants sont des centres d’intentionnalité, qui appréhendent les autres existants selon leurs caractéristiques et puissance respectives3”. > [!accord] Page 132 C’est assez délicat. Est-ce une transmigration de l’âme ? L’esprit humain qui change de corps ? Tout ça est bien trop spectaculaire, bien trop mystique, et trop occidental aussi. Ce qui est fascinant, c’est que cette question rend visible que le sens des concepts d’esprit et de corps change radicalement si on est naturaliste ou animiste. > [!information] Page 132 Notre tradition culturelle a ses manières bien à elle de penser ces voyages de corps à corps : réincarnation, métempsychose, voyage astral. La métempsychose désigne par exemple le passage d’une âme dans un autre corps, humain ou animal, végétal voire minéral. Le philosophe Apollonios de Tyane, raconte que, voyant un lion, il reconnut une incarnation du pharaon Amasis (d’après Philostrate l’Athénien, dans sa Vie d’Apollonios de Tyane, V, 42). Le thème du voyage astral est une expression de l’ésotérisme qui désigne l’impression que l’esprit se dissocie du corps physique pour vivre une existence autonome et explorer librement l’espace environnant. > [!information] Page 134 Les invites sont définies par le psychologue de la perception visuelle, James J. Gibson comme les “possibilités d’actions singulières d’un corps spécifique sur un environnement partagé”. La spécificité du corps fait saillir des types d’invites particulières dans l’environnement qui nous entoure : chaque arbre, ruisseau, gué, trou de mulot, corniche, marquage territorial d’un autre, suggère une action différente en fonction de la forme de vie de celui qui perçoit. Une invite est comme une incitation à se lancer dans telle action, à se comporter de telle ou telle façon, qui n’a pas besoin d’être conscientisée pour être suivie. > [!approfondir] Page 134 Par exemple encore, pour un animal capable de préhension, une poignée de porte constitue une invite à la tourner, qui échappe aux autres animaux. Pour un animal territorial, un marquage odorifère constitue une invite à inspecter et à répondre, alors que les herbivores s’en désintéressent complètement. Un conifère rare dans une hêtraie pyrénéenne est une invite pour un ours qui cherche un arbre à grattage aux propriétés parfaites (et c’est d’ailleurs comme ça qu’on peut trouver ses poils au cœur de la forêt, collés dans la sève du résineux), alors que les autres animaux ne le repèrent même pas. Un rocher en dévers est une invite au marquage géopolitique pour une panthère des neiges, une invite à signifier sa présence et son désir à ses partenaires, mais c’est une invite à se protéger de l’orage pour un bouquetin, et à se percher pour un vautour de l’Himalaya. > [!accord] Page 135 Dans l’attitude perspectiviste, on saisit que le visible et l’invisible sont relatifs aux capacités visuelles de celui qui voit. De telle sorte qu’en toute rigueur, il ne s’agit pas de se déplacer dans l’esprit d’un autre, mais dans son corps : c’est son corps avec ses puissances de voir et de faire propres qui fonde sa perspective sur le monde ; c’est la grande idée du perspectivisme. Or ce corps, c’est précisément un effet original de l’éco-évolution qui lui donne ses puissances propres et ses perspectives. Par exemple, l’idée amazonienne que “le vautour voit la viande pourrie qui nous répugne comme nous voyons du poisson grillé” révèle que c’est depuis son corps de charognard, capable de métaboliser et neutraliser tous les pathogènes, que le vautour voit et évalue le désirable. C’est en ce sens que la viande pourrie est pour lui une invite à se repaître et se régaler, alors qu’elle est pour nous une invite répulsive à se détourner. > [!information] Page 137 Pour qualifier cette manière particulière de s’intéresser au vivant, ou pourrait parler de néo-naturalisme. “Naturalisme” veut dire tellement de choses différentes que le mot est malaisé à utiliser, mais parfois les ambiguïtés servent à quelque chose. Les deux sens qui m’intéressent ici sont celui de Darwin et celui de [[Philippe Descola|Descola]]. Il s’agit d’abord d’être naturaliste au sens où Darwin, durant son tour du monde en bateau sur le Beagle, observe les vivants et enquête sur tout ce qu’il voit comme sur un mystère fascinant à explorer ; c’est le nom d’une pratique partagée par tous ceux qui s’intéressent à la nature en amateur. Au xixe siècle et avant, c’est le nom du savant, souvent amateur éclairé, qui s’intéresse ardemment aux phénomènes naturels. Le mot apparaît vraisemblablement vers 1527 pour désigner ceux qui s’intéressent aux relations entre vivants, minéraux et climat, mais il qualifie aussi à cette époque celui “qui suit ses instincts naturels”. Lorsque les sciences naturelles vont s’officialiser et s’engager dans des protocoles plus professionnels, le mot rencontre le second sens qui m’intéresse ici, celui de [[Philippe Descola|Descola]]. “Naturalisme” renvoie alors à une conception du monde où la nature est essentiellement une matière inerte privée d’intériorité, explicable par des causes exclusivement physiques et des lois mathématiques. Les naturalistes de terrain sont rarement naturalistes au sens de [[Philippe Descola|Descola]], mais les pratiques de recherche officielles vont tendre dans certains cas à se limiter à la classification logique des vivants et de leurs propriétés, dont les muséums nationaux sont les vecteurs et les réceptacles. > [!approfondir] Page 139 Le néo-naturaliste contemporain n’est pas nécessairement un savant de métier, c’est un amateur éclairé et discret qu’on peut aisément pister sur le Net : il partage dans des blogs obscurs son savoir diplomatique sur les alliances et les inimitiés des végétaux de son potager agroécologique, son savoir géopolitique sur les vivants qui cohabitent dans son jardin la nuit, et qu’il essaie de mieux connaître en posant de délicats pièges photographiques… Il partage sa manière bricolée de ne pas croire en l’ontologie naturaliste, de postuler toujours plus au vivant que ceux qui le privent de tout, sans pour autant savoir quelles sont ses puissances, sans pour autant affirmer des dogmes sur ce qu’il est. Il s’est émancipé de la confiscation des savoirs officiels sur le vivant par l’accès aux savoirs bruissants et infinis du Web, qui ne sont plus cloisonnés dans l’esprit d’experts ou des bibliothèques lointaines, mais pistables sur le Net avec la même ardeur méthodique qu’on piste sur les sentes. > [!information] Page 141 Il est si facile de les trouver bêtes, c’est-à-dire inintéressants : bestioles, animaux machines, cas de lois mathématiques, effets de causes mécaniques. C’est ce que notre civilisation en a fait. Il faut se battre pour les rendre à leur enchantement vital d’avant le langage – mais par le langage. Par l’exercice d’une autre sensibilité au vivant autour. On pourrait nommer pistage écosensible toute attention d’un vivant aux signes des vivants, à tout indice des structures immatérielles qui les régissent, à toute trace qui les concerne, engage leur manière d’habiter et de cohabiter, et appelle l’enquête. > [!accord] Page 142 Le pistage écosensible n’implique pas d’être dans la nature sauvage : on peut bien enquêter sur les mœurs des goélands qui nichent sur les toits de Paris ; sur les habitudes nocturnes de son chat, et son impact de prédateur qui joue l’innocent matou sur la communauté biotique du quartier ; sur l’ethos complexe des vers du lombricomposteur sur la terrasse, avec qui on entretient une délicate association mutualiste ; sur les amitiés et inimitiés entre plantes d’un potager permacole sur le balcon. (Ou sur les indices éthologiques et écologiques laissés par les humains bourdonnant dans les villes, en tant qu’ils sont, malgré d’intenses dénégations, avant tout des vivants.) > [!accord] Page 142 Ma compagne laisse un pot de terre riche sur notre terrasse en pleine ville, pour faire de la place aux aventurières adventices, ces plantes qui explorent par le vent, ou dans le jabot des oiseaux, de nouveaux territoires pionniers. C’est un peu comme ces coutumes d’hospitalité nomade où l’on laisse une place vacante à table, au cas où. Cette année, un de ces voyageurs végétaux, le séneçon commun, s’est installé avec nous. > [!accord] Page 143 Par pistage, il faut entendre ici toute aptitude à accéder à l’immatériel et à l’invisible structurant des communautés de vie à partir d’éléments empiriques versatiles et invisibles pour d’autres. “Tu ne peux pas exister sans laisser de traces” est la formule magique du pisteur. Elle fait lever les signes. Le pistage est probablement une voie d’accès à l’écosensibilité mutilée par l’“extinction de l’expérience” : notre perte de sensibilité et de savoir à l’égard du vivant. Il impose une formulation de la question que les yeux posent au paysage, sous la forme du “qui habite ici ?”, “comment configurent-ils cet endroit comme un enchevêtrement de chez soi ?”. > [!accord] Page 144 Le pistage comme manière d’arpenter donne à voir les limites insoupçonnées de nos pratiques familières de randonnée. Par contraste avec la forme d’attention développée par le pistage, le randonneur apparaît parfois comme un personnage insensible aux autres vivants, un voyageur qui ne verrait que lui en traversant pourtant les habitats enchevêtrés des autres, érigés en son terrain de jeu personnel et de ressourcement spirituel. (Comme dit Montaigne d’un certain voyageur : “Il ne vit rien pendant son voyage, car il s’estoit emporté avec lui4.”) Comme s’il était partout chez lui, dans un monde de choses. Quand on piste, on est souvent étonné par l’étrange habitude des Occidentaux en balade, parlant fort, riant sans retenue : il n’y a que seul chez soi qu’on se permet d’être aussi bruyant. > [!accord] Page 147 C’est cette dimension du pistage qu’on explore ici, comme pratique contemporaine de la nature. L’écofragmentation qui détruit massivement les habitats animaux n’est pas qu’un effet des grands projets d’infrastructures, elle est d’abord l’effet de notre ignorance quant aux configurations invisibles par lesquelles les animaux et végétaux habitent ces espaces que nous avons cru nous arroger. > [!information] Page 147 C’est un des sens du projet de “l’écologie de la réconciliation” de Michael Rosenzweig5 : rendre les territoires qu’on habite habitables par d’autres espèces, à grande échelle, en se rendant sensibles à leurs invisibles exigences, en voyant par leurs yeux. Habitables pour eux : c’est-à-dire leur donner l’espace et le temps pour qu’ils puissent évoluer (varier et être sélectionnés), et s’adapter à un monde qu’on a massivement transformé, et qui dans ses grandes lignes ne reviendra pas en arrière. > [!accord] Page 148 Il ne s’agit pas d’une nature vierge ou intacte au fond de la forêt, loin des villes. Il ne s’agit pas d’une nature pleinement organisée, artificialisée, mise au travail par l’industrialisation et l’économie capitaliste. Il s’agit d’autre chose que l’ancienne nature : des territoires vivants profondément constitués et transformés par les activités humaines, mais où les vivants n’ont pas perdu leur pouvoir vivant de reprendre la main, c’est-à-dire de recomposer des relations nouvelles aux autres espèces, aux humains, de nouveaux comportements, de nouvelles directions évolutives. Et ce quel que soit l’héritage de destruction issu de notre histoire. La nouvelle donne revient donc à pister dans les tissages de l’Anthropocène, ou, suivant la formule plus joyeusement apocalyptique d’[[Anna Tsing]], à pister dans “les ruines du capitalisme6”. ^e242b1 > [!accord] Page 150 Récemment, j’ai passé plusieurs nuits d’affût dans le Sud de la France pour observer la vie nocturne d’une meute de loups dans le cadre d’un projet de recherche-action. Posté en silence sur un promontoire au milieu de la plaine, on braque une caméra thermique sur la nuit, qui capture le différentiel de chaleur entre les corps dans le paysage, et le restitue en contrastes dans le viseur. Alors, des silhouettes lupines faites de lumière crue apparaissent dans les clairières, jouent, répètent les rituels qui sont leur existence, partent chasser ou patrouiller leur territoire. Mais le malaise de cette expérience, c’est que la caméra en question est un objet militaire interdit à la vente : du matériel de guerre, dit “sensible”. Il a été conçu pour les postes frontières de l’armée, et a pour vocation de repérer, entre autres, les migrants qui voudraient illégalement entrer sur le territoire. Cet objet matérialise par l’anecdote la porosité des modes de relation : même si le but n’est pas le même, utiliser pour observer les loups des caméras faites pour surveiller les migrants laisse songeur. Le dispositif technique matérialise ce qu’il y a de commun dans nos relations aux altérités qui vivent tout contre nous. Par ailleurs, c’est dans un camp militaire que nous observons ces animaux : alors que les hélicoptères nous survolent et que les obus éclatent au loin, on surprend quatre louveteaux en train de jouer dans des tanks désaffectés. Une nuit, les hurlements des loups se sont superposés aux rafales d’un fusil-mitrailleur. Entre les tanks et les troupeaux de moutons, toute cette faune humaine et technique, les loups s’installent et reprennent la main, au sens minimal où ils apprennent à vivre et à transformer ces environnements qui héritent d’un passé long et complexe, qui héritent des ruines d’un passé dans lesquelles les vivants se retissent en des assemblages nouveaux. ## Cosmologie du lombric > [!accord] Page 153 C’est parmi nous que prospèrent ou périclitent les vivants, tout contre nous, et il n’est pas nécessaire d’arpenter des lieux exotiques ou de s’indianiser pour pister, c’est-à-dire pour se laisser affecter par la multiplicité tissée des manières d’habiter qui sont le monde commun. La forme d’attention, la qualité précise de disponibilité que la pratique enseigne nous ramènent tout droit à la maison, en deux sens énigmatiques > [!accord] Page 153 Le monde auquel nous sommes restitués lorsqu’on piste, presque sans le vouloir, est simultanément plus aventureux et plus hospitalier. Aventureux d’être ainsi repeuplé de mille formes de vie fascinantes avec lesquelles il va falloir recommencer à négocier des modus vivendi. C’est un monde plus exigeant en diplomatie, mais plus accueillant du fait même que les relations constitutives ne sont pas niées ni déchirées, et que la solitude cosmique des modernes n’y existe pas – puisque nous sommes bien entourés par tous les autres, les vivants, les rivières, les bactéries, les végétaux, les animaux, les insectes, les océans, les friches et les forêts, qui nous constituent du dedans. Pister, dans cette mesure, est enfin un art de rentrer chez soi > [!accord] Page 154 Dans l’histoire coloniale, ce topos est intéressant : le colon, issu d’un milieu différent, volontiers urbain, considère qu’un territoire nouveau, sauvage, ne devient civilisé que dans des conditions bien particulières. “Civilisé” signifie que les arrivants, ignorants de l’éthologie et de l’écologie des cohabitants non humains, peuvent y vivre sans la moindre vigilance et en toute innocence (c’est-à-dire ignorance plus insouciance). L’espace est civilisé si je n’y risque rien sans même le connaître de l’intérieur. Et pour cela, il faut l’expurger de tous ces êtres étranges, araignées, moustiques, fauves, bactéries, qui deviennent dangereux dès lors que je ne sais pas comment cohabiter avec eux. Voilà en un sens ce que signifie domestiquer ou faire foyer dans la nature “sauvage” pour un colon. Or sur le même territoire, les autochtones sont bien “chez eux”, et même bien plus chez eux, sans avoir à détruire systématiquement ou à contrôler tout ce qui déborde, ou qui fait sa vie suivant d’autres normes que les nôtres. Il serait absurde de croire que ces espaces, arpentés depuis toujours par les autochtones, sont pour eux sauvages et inhospitaliers. Bien sûr, tous deux transforment le milieu pour le rendre mieux habitable, mais pas sur le même vecteur de “civilisation”. > [!information] Page 158 Il y a du chamanisme caché dans un lombricomposteur. Pour l’entrevoir, il faut faire un bref détour par le chamanisme sibérien. Si l’on se fie à la définition qu’en donne l’anthropologue Roberte Hamayon, celui-ci se caractérise par une cosmologie de la circulation de la chair qui a été évoquée brièvement plus haut. “Le système d’échange dont le chasseur est le preneur assure la circulation des chairs entre les mondes : d’abord celle, crue, du gibier dont le rituel ramène le meurtre à une prise de viande qui nourrit l’homme, et, au terme du circuit, celle, morte, de la dépouille du chasseur qui retourne à la (sur)nature1.” > [!accord] Page 159 Or le lombricomposteur, quel que soit certes, à première vue, le comique de cette idée, est un objet chamanique. Une expérience de pensée suffit seule à le rendre visible. Les lombrics et les communautés de bactéries qui leur sont associées se régalent de vos cheveux, ils se régalent de vos ongles. Si cela peut répugner de prime abord, c’est qu’on a bien incorporé l’héritage métaphysique qui nous érige en sommet de la pyramide alimentaire, mangeur non mangeable, cette construction philosophique que Val Plumwood a exhumée : elle est devenue viscérale. Ongles et cheveux, c’est bien notre matière vivante, produite par nos corps grâce à l’énergie ingérée, que l’on peut restituer aux lombrics, et ces derniers la restituent en engrais, qui ira nourrir les communautés de vivants d’un potager ou d’un jardin agroécologique, dont les fruits nourriront jusqu’aux oiseaux de passage. Circulation de la chair-soleil. > [!accord] Page 160 D’après ma compagne, de cette étrange alliance avec le lombricomposteur émerge parfois la sensation étrange que les lombrics veillent à notre vitalité commune. Lorsqu’on est pris du scrupule de les avoir peu nourris pendant plusieurs jours, c’est un signe que l’on s’est nous-mêmes nourris de produits non frais, qu’on a négligé les végétaux. Ils mangent peu lorsqu’on mange mal. Les boucles de réciprocité, en des sens multiples, sont partout, comme les causes communes improbables. > [!accord] Page 160 Il y a d’autres pratiques qui produisent des effets analogues. Toutes celles qui envisagent les relations aux vivants sous des formes diplomatiques. La cueillette sauvage, en ville ou ailleurs, en est une : lorsqu’on la pratique en apprenant à restituer, en favorisant par exemple la dispersion des plantes cueillies pour imaginer des réciprocités, elle reconstitue quelque chose comme une cosmologie de la circulation horizontale de la chair (de l’énergie solaire convertie en biomasse par les grandes dynamiques écologiques). > [!accord] Page 163 L’invisible laisse des traces visibles. Les dedans inaccessibles des autres vivants, loups, bactéries et champignons qui font vivre les sols, arbres qui communiquent, abeilles qui s’orientent pour polliniser le monde, se donnent à voir par les indices visibles qu’ils laissent, par tout ce qui a lieu et qui ne peut s’expliquer autrement que par le postulat tranquille de cet invisible. Ce sont ces traces qui appellent le pistage. Le pistage n’est que le nom de l’attention aux marques visibles des dedans invisibles des autres formes de vie, de leur manière d’être vivants, que ce soit des lombrics, des simples ou des panthères. > [!approfondir] Page 163 En s’exerçant au pistage comme attitude d’intense disponibilité à l’art des autres d’envoyer des signes, d’être chez soi, parmi nous mais par eux-mêmes, il devient possible de faire une autre expérience de la vie tout autour, comme une communauté omniprésente dont il faut connaître les mœurs pour vivre avec elle et vivre d’elle. Cela crée un sentiment de complétude que je ne parviens pas à expliquer. Par contraste, on peut se demander si les “divertissements” pascaliens ne sont pas des stratégies d’évitement, non pour oublier d’abord notre propre mortalité, mais pour combler l’absence de cette vie. “Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie4”, dit Pascal, exprimant par-là l’archétype du sentiment de solitude cosmique des modernes – mais pourquoi toute l’ethnographie des peuples premiers qui vivent encore en cohabitants dans leur communauté écologique n’évoque-t-elle jamais cette angoisse du silence du monde et de la solitude cosmique, qui est pour Pascal la condition humaine universelle ? > [!accord] Page 163 Pascal a bien vu le symptôme, mais son diagnostic est peut-être erroné : ce n’est pas de notre mortalité, ou du sentiment d’absurde dans un cosmos muet, dont il faudrait se “divertir”, mais du silence d’un monde vivant transformé en réserve de choses muettes et de ressources à portée de main. Le silence de l’univers infini n’est pas une condition humaine fondamentale, mais un effet tardif de la perte de contact avec nos communautés écologiques, probablement initiée au Néolithique, puis infléchie et démultipliée par la modernité. L’univers vivant n’est pas silencieux, il est saturé de signes, il est toujours en chant complexe, en interprétation nécessaire. C’est probablement le caractère urbain de la vie de Pascal, et l’ontologie naturaliste naissante, permise par la mise à distance des communautés biotiques, des points de vue spatiaux (l’enracinement dans les villes), ontologique (le refus de reconnaître une consistance ontologique à tout ce qui n’est pas humain) et technique (l’instrumentalisation généralisée du vivant par les modernes), qui permettent de fantasmer un silence, de créer le silence assourdissant des espaces infinis. Car derrière la clôture, ou dans le terrain vague, ou à la fenêtre, pour qui veut ou sait écouter, il n’y a pas de silence. ## L’origine de l’enquête > [!information] Page 170 C’est ce qui amène à postuler que la technique de chasse qui a été omniprésente pendant la plus longue partie de l’histoire du genre Homo est la chasse à l’endurance (persistence hunting). La chasse à l’endurance est une technique qui est encore observable aujourd’hui, chez certains peuples de chasseurs-cueilleurs, notamment les Koi bushmen du Kalahari. Elle consiste à chercher la piste fraîche d’un ongulé, puis à la suivre, pourchassant l’animal qui se déplace systématiquement lorsqu’il sent ou entend le pisteur sur ses traces, et ce pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que l’animal soit immobilisé par sa propre hyperthermie (c’est-à-dire la chaleur produite par l’activité de ses muscles). Il est alors à la merci du chasseur. En effet, les grands ongulés de la savane disposent de moyens de régulation de la chaleur corporelle induite par l’effort qui sont moins efficaces sur le long terme que ceux des humains (comme les grands félins, ils disposent de thermorégulation plus efficace pour le sprint). C’est donc en induisant chez l’animal une hausse de température telle qu’il ne peut plus fuir que le chasseur peut s’en approcher d’assez près pour l’obtenir. La traque dure volontiers huit heures, jusqu’à douze heures dans de rares cas. L’animal est alors achevé, à bout portant, d’un coup de lance dans le cœur > [!accord] Page 175 Les sabots d’un ongulé sécrètent des odeurs, et le loup voit l’ongulé avec plus de netteté dans cette odeur que dans l’image mentale enflammée par ignition neurale à la vue de l’empreinte, comme l’humain. Une odeur puissante a d’ailleurs un effet d’évocation analogue sur nous, dont l’odorat est si dérisoire. Postulons donc que le loup suit plus volontiers une piste d’odeurs, non parce que ses yeux en sont incapables, mais parce que l’autre piste est plus vivante. C’est parce que les pistes d’odeurs sont peu vivantes pour lui, pauvres en évocation, que l’humain a dû exhausser le pouvoir symbolique d’évocation de la seule trace morte visible dans le sable, et exhausser ainsi les assemblées de neurones qui créent l’image mentale de manière abstraite : naissance de quelque chose comme le proto-symbole, érigé ainsi par l’activité d’interprétation qui y lit plus qu’elle n’y voit > [!accord] Page 177 Pister consiste ainsi à reconstruire et extrapoler une histoire de l’activité animale bien plus riche que ce que montrent les seules traces – qui donne accès à l’invisible. Le traqueur voit donc l’invisible, au sens littéral du terme, comme le médecin qui diagnostique la présence d’une invisible bactérie cachée dans les viscères du seul décryptage d’un faisceau de symptômes à la surface du corps. Il accède à l’invisible par les discrètes traces visibles que l’invisible laisse (et rien n’existe sans laisser de traces). > [!accord] Page 180 La première compétence propre au pistage spéculatif est en effet la formulation d’hypothèses et sa mise à l’épreuve. Le pistage spéculatif consiste à créer une hypothèse de travail portant sur quelque chose d’inaccessible aux sens : de l’invisible. C’est l’abduction. Puis à déduire ce qu’on devrait observer dans le visible, dans l’empirie, si jamais l’hypothèse était vraie. Enfin à le chercher effectivement sur le terrain pour mettre l’hypothèse à l’épreuve, de manière répétée pour pouvoir généraliser un savoir. Or cette articulation des trois inférences fondamentales de la logique humaine (abduction, déduction, induction) coïncide précisément, dans cet ordre, avec ce que le logicien pragmatiste Charles Sanders Peirce appelle la “méthode scientifique”, ou méthode de l’enquête8. La chasse d’endurance serait la forme de fourragement d’un mammifère qui implique les aptitudes cognitives à l’origine de l’enquête. L’enquête est ici à entendre dans le sens pragmatiste de ce processus de recherche de croyances fiables qui articule dans un ordre précis les trois inférences de la logique humaine. > [!approfondir] Page 181 Le rôle des pressions de sélection multimillénaires propres au pistage sur l’émergence ou l’orientation de certaines aptitudes cognitives humaines, de l’ordre de la logique, mériterait d’être systématiquement examiné. L’épistémologue Ian Hacking fait l’hypothèse que si les styles de raisonnement scientifiques sont historiquement datés, les aptitudes logiques, elles, sont préhistoriques9. Par exemple, le raisonnement par l’absurde semble jouer un rôle décisif dans le pistage : “Il est aussi important pour les pisteurs de savoir discerner les moments où il n’y a pas de traces du tout. Sur un terrain dur, les pisteurs doivent être capables de dire si l’animal aurait laissé des traces s’il était effectivement passé par là. C’est important, car les pisteurs doivent savoir quand ils ne sont plus sur une piste. Admettons qu’un animal ait pu suivre deux voies différentes. Si le pisteur voit qu’il n’y a aucune trace là où il devrait y en avoir, alors c’est que l’animal a probablement choisi l’autre route10.” > [!approfondir] Page 182 Cette connaissance de l’animal n’est pas qu’un savoir inductif sur ses habitudes, ses comportements, son écologie ; c’est aussi une aptitude à se transposer en lui pour faire des hypothèses. De ce point de vue, on voit se métisser les aptitudes cognitives propres au pistage et nos aptitudes propres de primate social à maîtriser une théorie de l’esprit, c’est-à-dire une aptitude à postuler chez nos congénères humains des intentions, des croyances et des désirs, et à les décoder. La théorie de l’esprit se décale (s’exapte) chez le primate devenu chasseur, depuis ses seuls congénères, jusqu’à ses proies. On peut faire l’hypothèse qu’Homo trouve sa singularité cognitive d’être un interprète social orienté vers le pistage, c’est-à-dire qu’il va utiliser ses dons sélectionnés de primate psychologue pour interpréter d’autres vivants que ses congénères. > [!approfondir] Page 183 L’articulation chez un certain primate des aptitudes au pistage spéculatif et de la théorie de l’esprit implique que l’activité de recherche de proie coïncide avec ce qu’on a décrit plus haut comme un phénomène chamanique : une forme de déplacement de l’esprit jusque dans le corps de l’animal. C’est dans l’acte quotidien du pistage, sous pression de sélection, que résiderait une origine de la thérianthropie originelle de l’homme (les thérianthropes sont ces personnages mi-humains mi-animaux, comme les dieux égyptiens) : sa puissance immémoriale de métissage avec le reste du cosmos animal – par l’aptitude à devenir le loup qui chasse et l’antilope qui choisit son chemin. Pour Liebenberg, ce décentrement à l’égard de son propre corps nécessaire lors de la chasse à l’endurance permet de rendre compte de la valeur adaptative de l’empathie. > [!information] Page 188 Au cours des explorations territoriales des différentes espèces d’Homo (probablement ergaster, puis sapiens), la colonisation de nouveaux milieux a amené une radiation des techniques de fourragement (récolte de coquillages, pêche, piégeage, enrichissement de la cueillette dans des écosystèmes aux végétaux plus différenciés) pour aboutir au Néolithique à la révolution que constituent la domestication et le stockage de la nourriture. Cette diversification des techniques de fourragement a d’abord permis un relâchement de pression sur les aptitudes au pistage, qui ont pu, ce faisant, devenir disponibles pour d’autres usages. Cette situation de vacance fonctionnelle est caractéristique de l’exaptation. Elle constitue la “libération” d’un trait pour un changement imprévu de fonction (ici d’usage) susceptible de révolutionner une forme de vie. Mais la forme matricielle est restée. Dans l’animal combiné qu’est l’humain, le module des comportements de pistage est présent dans le palimpseste (c’est le nom de ces parchemins mille fois grattés et réécrits), mais les transformations ultérieures l’ont presque rendu méconnaissable. > [!information] Page 190 Temple Grandin, spécialiste du comportement animal de premier ordre, analyse ainsi la puissance émotionnelle qui nourrit nos projets les plus divers comme un dérivé du pistage évolutionniste. Par le biais des avancées de la neurobiologie animale, elle la traduit en un état d’amour neuronal du désir même de chercher, et pas du seul plaisir de trouver. Elle propose ainsi une théorie du sens profond de l’activité humaine qu’est la “quête”, mythifiée dans la chevalerie occidentale, les légendes nordiques, les romans policiers, et probablement toutes les littératures d’aventure. Son analyse consiste à aller chercher dans la vie animale des singularités comportementales qui nous éclairent sur nous-mêmes. > [!approfondir] Page 191 Grandin s’appuie sur les résultats expérimentaux du neuroscientifique Jaak Panksepp. Ce dernier propose l’idée de système “chercheur” (il écrit seeking en majuscules) pour qualifier le système neuronal en activité lorsque se manifestent chez le vivant des émotions “d’intérêt intense, de curiosité attentive et de vive anticipation14” procurées par la recherche de la nourriture. Ces émotions sont aussi présentes durant la recherche d’un abri ou d’un partenaire sexuel. Les découvertes de Panksepp sont à cet égard décisives, car il a associé ce circuit à quelque chose de profondément nouveau : “Les chercheurs pensaient que ces circuits étaient le centre du plaisir, parfois appelé centre de la gratification. Puisque la dopamine est le principal neurotransmetteur de cette zone, ils la considéraient comme le médiateur chimique du plaisir15…” Il s’avère en fait que ce que les animaux de laboratoire étudiés stimulent pour obtenir la synthèse de dopamine, ce n’est pas le système du plaisir, c’est le centre “chercheur” du cerveau : “Ce que stimulaient les rats, c’étaient leurs circuits curiosité-intérêt-anticipation : le plaisir est d’être excité par quelque chose et très intéressé par ce qui se passe, de vivre intensément, pourrait-on dire16.” > [!approfondir] Page 193 L’exaptation de notre système chercheur fait le sel de nos vies : elle fonde, aux plis de nos cerveaux, nos quêtes, nos projets, notre vitalité de force qui va, notre capacité à accomplir de grandes choses. Cette matrice comportementale est zoomorphe au sens où c’est par l’attention à la finesse d’un complexe comportemental et émotionnel chez l’animal que nous finissons par comprendre mieux qui nous sommes, par le tissage de l’évolution qui nous lie à eux. Grandin propose ainsi une théorie animale des joies de la quête : Don Quichotte est l’exemple de l’activité continue, portée à incandescence, du système chercheur de l’animal cerveau > [!information] Page 197 Si l’on évacue l’image d’Épinal du pisteur comme un Indien solitaire et mutique qui, avec sa seule intuition et sans mot, sans raisonner, avec ses sens, saisit l’essence cachée des choses, alors il reste l’image d’un groupe de pisteurs, dans un passé immémorial, autour d’un jeu de traces. Dans quoi sont-ils pris ? Dans un bavardage interminable, tissé d’argumentations serrées, où chacun fait valoir son point de vue. L’anthropologue Louis Liebenberg a bien montré dans ses travaux que les pisteurs bushmen contemporains font perdurer cette pratique du débat collectif pour interpréter les pistes (il y voit d’ailleurs les prémisses du dispositif scientifique de l’évaluation par les pairs des hypothèses des autres). > [!accord] Page 200 C’est quelque chose comme les puissances à l’origine d’un pan de la chose publique, d’un sens du mot “démocratie” né au grand air : le débat argumenté et collectif destiné, à partir de perceptions individuelles et segmentées, à faire une histoire commune sur laquelle on s’entende, pour recueillir dans un faisceau convergent les versions différentes que chacun cache derrière son crâne, et permettre d’avancer ensemble, pour quelque temps, sur le même chemin, sur la même piste.