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Auteur : [[Personnalité/Gilles Deleuze]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
Temps de lecture : 55 minutes
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# Note
## chapitre premier - Vie de [[Baruch Spinoza|Spinoza]]
> [!accord] Page 6
Car il n’y a pas du tout d’autre vie pour le philosophe. Humilité, pauvreté, chasteté deviennent dès maintenant les effets d’une vie particulièrement riche et surabondante, suffisamment puissante pour avoir conquis la pensée et s’être subordonné tout autre instinct – ce que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] appelle la Nature : une vie qui ne se vit plus à partir du besoin, en fonction des moyens et des fins, mais à partir d’une production, d’une productivité, d’une puissance, en fonction des causes et des effets.
> [!accord] Page 6
Humilité, pauvreté, chasteté, c’est sa manière à lui (le philosophe) d’être un Grand Vivant, et de faire de son propre corps un temple pour une cause trop orgueilleuse, trop riche, trop sensuelle. Si bien qu’en attaquant le philosophe on se donne la honte d’attaquer une enveloppe modeste, pauvre et chaste ; ce qui décuple la rage impuissante ; et le philosophe n’offre aucune prise, bien qu’il prenne tous les coups.
> [!accord] Page 7
Là prend tout son sens la solitude du philosophe. Car il ne peut s’intégrer dans aucun milieu, il n’est bon pour aucun. Sans doute est-ce dans les milieux démocratiques et libéraux qu’il trouve les meilleures conditions de vie, ou plutôt de survie. Mais ces milieux sont seulement pour lui la garantie que les méchants ne pourront pas empoisonner ni mutiler la vie, la séparer de la puissance de penser qui mène un peu plus loin que les fins d’un État, d’une société et de tout milieu en général.
> [!accord] Page 7
Mais en aucun cas il ne confond ses fins avec celles d’un État, ni avec les buts d’un milieu, puisqu’il sollicite dans la pensée des forces qui se dérobent à l’obéissance comme à la faute, et dresse l’image d’une vie par-delà le bien et le mal, rigoureuse innocence sans mérite ni culpabilité. Le philosophe peut habiter divers États, hanter divers milieux, mais à la manière d’un ermite, d’une ombre, voyageur, locataire de pensions meublées.
> [!information] Page 8
Nous ne devons pas imaginer homogène la communauté d’Amsterdam ; elle a autant de diversité, d’intérêts et d’idéologies que les milieux chrétiens. Elle est en majorité composée d’ex-marranes, c’est-à-dire de juifs ayant pratiqué extérieurement le catholicisme en Espagne et au Portugal, et qui durent émigrer à la fin du XVIe siècle. Même sincèrement attachés à leur foi, ils sont imprégnés d’une culture philosophique, scientifique et médicale qui ne se concilie pas sans peine avec le judaïsme rabbinique traditionnel.
> [!information] Page 9
La vie lui devenait difficile à Amsterdam. Peut-être à la suite d’une tentative d’assassinat par un fanatique, il se rend à Leyde pour continuer des études de philosophie, et s’installe dans la banlieue à Rijnsburg. On raconte que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] gardait son manteau percé d’un coup de couteau, pour mieux se rappeler que la pensée n’était pas toujours aimée des hommes ; s’il arrive qu’un philosophe finisse dans un procès, il est plus rare qu’il commence par une excommunication et une tentative d’assassinat.
> [!information] Page 11
Aussi bien [[Baruch Spinoza|Spinoza]] ne rompt pas avec le milieu religieux sans rompre avec l’économique, et abandonne les affaires paternelles. Il apprend la taille des verres, il se fait artisan, philosophe-artisan pourvu d’un métier manuel, apte à suivre et saisir le cheminement des lois optiques. Il dessine aussi ; son ancien biographe Colerus rapporte qu’il s’était dessiné lui-même dans l’attitude et le costume du révolutionnaire napolitain Masaniello
> [!information] Page 12
Mais le projet et le commencement de l’Éthique, dès 1661, font passer [[Baruch Spinoza|Spinoza]] dans une autre dimension, dans un autre élément qui, nous le verrons, ne peut plus être celui d’un « exposé », même méthodique. Peut-être est-ce pour cette raison que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] laisse inachevé le Traité de la réforme, et malgré ses intentions ultérieures n’arrivera pas à le reprendre5. On ne croira pas que dans sa période quasi professorale [[Baruch Spinoza|Spinoza]] fût jamais cartésien. Déjà le Court traité marque une pensée qui se sert du cartésianisme comme d’un moyen non pas de supprimer, mais d’épurer toute la scolastique, la pensée juive et celle de la Renaissance, pour en tirer quelque chose de profondément nouveau qui n’appartient qu’à [[Baruch Spinoza|Spinoza]].
> [!information] Page 13
La raison de son installation près de La Haye est vraisemblablement politique : le voisinage de la capitale lui est nécessaire pour se rapprocher des milieux libéraux actifs et sortir de l’indifférence politique du groupe collégiant. Entre les deux grands partis, calviniste et républicain, la situation est la suivante : le premier reste attaché aux thèmes de la lutte pour l’indépendance, à une politique de guerre, aux ambitions de la maison d’Orange, à la formation d’un État centralisé. Le parti républicain, à une politique de paix, à une organisation provinciale et au développement d’une économie libérale
> [!information] Page 14
Il n’est donc pas étonnant que [[Baruch Spinoza|Spinoza]], en 1665, interrompe provisoirement l’Éthique et entreprenne la rédaction du Traité théologico-politique, dont une des questions principales est : pourquoi le peuple est-il si profondément irrationnel ? pourquoi se fait-il honneur de son propre esclavage ? pourquoi les hommes se battent-ils « pour » leur esclavage comme si c’était leur liberté ? pourquoi est-il si difficile non seulement de conquérir mais de supporter la liberté ? pourquoi une religion qui se réclame de l’amour et de la joie inspire-t-elle la guerre, l’intolérance, la malveillance, la haine, la tristesse et le remords ? En
> [!approfondir] Page 14
Un livre explosif garde pour toujours sa charge explosive : aujourd’hui encore on ne peut pas lire le Traité sans y découvrir la fonction de la philosophie comme entreprise radicale de démystification, ou comme science des « effets ». Un commentateur récent peut dire que la véritable originalité du Traité est de considérer la religion comme un effet
> [!accord] Page 16
[[Baruch Spinoza|Spinoza]] fait partie de cette lignée de « penseurs privés » qui renversent les valeurs et font de la philosophie à coups de marteau, et non pas des « professeurs publics » (ceux qui, suivant l’éloge de Leibniz, ne touchent pas aux sentiments établis, à l’ordre de la Morale et de la Police).
> [!information] Page 17
Son biographe Colerus rapporte qu’il aimait les combats d’araignée : « Il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble, ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir qu’il éclatait quelquefois de rire9. »
> [!approfondir] Page 18
En fait, il n’y a qu’un terme, la Vie, qui comprend la pensée, mais inversement aussi qui n’est compris que par la pensée. Non pas que la vie soit dans la pensée. Mais seul le penseur a une vie puissante et sans culpabilité ni haine, seule la vie explique le penseur. Il faut comprendre en un tout la méthode géométrique, la profession de polir des lunettes et la vie de [[Baruch Spinoza|Spinoza]]. Car [[Baruch Spinoza|Spinoza]] fait partie des vivants-voyants. Il dit précisément que les démonstrations sont les « yeux de l’esprit11 ».
> [!accord] Page 18
Il s’agit du troisième œil, celui qui permet de voir la vie par-delà tous les faux-semblants, les passions et les morts. Pour une telle vision il faut les vertus, humilité, pauvreté, chasteté, frugalité, non plus comme des vertus qui mutilent la vie, mais comme des puissances qui l’épousent et la pénètrent. [[Baruch Spinoza|Spinoza]] ne croyait pas dans l’espoir ni même dans le courage ; il ne croyait que dans la joie, et dans la vision. Il laissait vivre les autres, pourvu que les autres le laissent vivre. Il voulait seulement inspirer, réveiller, faire voir. La démonstration comme troisième œil n’a pas pour objet de commander ni même de convaincre, mais seulement de constituer la lunette ou de polir le verre pour cette vision libre inspirée
## chapitre II - Sur la différence de l’Éthique avec une morale
> [!approfondir] Page 23
ne suffit pas de montrer comment le panthéisme et l’athéisme se combinent dans cette thèse, en niant l’existence d’un Dieu moral, créateur et transcendant. Il faut plutôt partir des thèses pratiques qui firent du spinozisme un objet de scandale. Ces thèses impliquent une triple dénonciation : de la « conscience », des « valeurs », et des « passions tristes ». Ce sont les trois grandes ressemblances avec [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]]. Et déjà, du vivant de [[Baruch Spinoza|Spinoza]], ce sont les raisons pour lesquelles on l’accuse de matérialisme, d’immoralisme et d’athéisme
### I. Dévalorisation de la conscience (au profit de la pensée) : [[Baruch Spinoza|Spinoza]] le matérialiste
> [!information] Page 24
[[Baruch Spinoza|Spinoza]] propose aux philosophes un nouveau modèle : le corps. Il leur propose d’instituer le corps en modèle : « On ne sait pas ce que peut le corps... » Cette déclaration d’ignorance est une provocation : nous parlons de la conscience et de ses décrets, de la volonté et de ses effets, des mille moyens de mouvoir le corps, de dominer le corps et les passions – mais nous ne savons même pas ce que peut un corps1. Nous bavardons, faute de savoir. Comme dira [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], on s’étonne devant la conscience, mais, « ce qui est surprenant, c’est bien plutôt le corps... »
> [!accord] Page 24
Pourtant, une des thèses théoriques les plus célèbres de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] est connue sous le nom de parallélisme : elle ne consiste pas seulement à nier tout rapport de causalité réelle entre l’esprit et le corps, mais interdit toute éminence de l’un sur l’autre. Si [[Baruch Spinoza|Spinoza]] refuse toute supériorité de l’âme sur le corps, ce n’est pas pour instaurer une supériorité du corps sur l’âme, qui ne serait pas davantage intelligible. La signification pratique du parallélisme apparaît dans le renversement du principe traditionnel sur lequel se fondait la Morale comme entreprise de domination des passions par la conscience : quand le corps agissait, l’âme pâtissait, disait-on, et l’âme n’agissait pas sans que le corps ne pâtisse à son tour (règle du rapport inverse, cf. Descartes, Traité des passions, articles 1 et 2). D’après l’Éthique, au contraire, ce qui est action dans l’âme est aussi nécessairement action dans le corps, ce qui est passion dans le corps est aussi nécessairement passion dans l’âme2. Nulle éminence d’une série sur l’autre.
> [!information] Page 25
Bref, le modèle du corps, selon [[Baruch Spinoza|Spinoza]], n’implique aucune dévalorisation de la pensée par rapport à l’étendue, mais, ce qui est beaucoup plus important, une dévalorisation de la conscience par rapport à la pensée : une découverte de l’inconscient, et d’un inconscient de la pensée, non moins profond que l’inconnu du corps.
> [!accord] Page 25
Quand un corps « rencontre » un autre corps, une idée, une autre idée, il arrive tantôt que les deux rapports se composent pour former un tout plus puissant, tantôt que l’un décompose l’autre et détruise la cohésion de ses parties. Et voilà ce qui est prodigieux dans le corps comme dans l’esprit : ces ensembles de parties vivantes qui se composent et se décomposent suivant des lois complexes
> [!accord] Page 26
Mais nous, comme êtres conscients, nous ne recueillons jamais que les effets de ces compositions et décompositions : nous éprouvons de la joie lorsqu’un corps rencontre le nôtre et se compose avec lui, lorsqu’une idée rencontre notre âme et se compose avec elle, de la tristesse au contraire lorsqu’un corps ou une idée menacent notre propre cohérence. Nous sommes dans une telle situation que nous recueillons seulement « ce qui arrive » à notre corps, « ce qui arrive » à notre âme, c’est-à-dire l’effet d’un corps sur le nôtre, l’effet d’une idée sur la nôtre. Mais, ce qu’est notre corps sous son propre rapport, et notre âme sous son propre rapport, et les autres corps et les autres âmes ou idées sous leurs rapports respectifs, et les règles d’après lesquelles tous ces rapports se composent et se décomposent – tout cela, nous n’en savons rien dans l’ordre donné de notre connaissance et de notre conscience.
> [!approfondir] Page 26
Comment la conscience calme-t-elle son angoisse ? Comment Adam peut-il s’imaginer heureux et parfait ? Par l’opération d’une triple illusion. Puisqu’elle ne recueille que des effets, la conscience va combler son ignorance en renversant l’ordre des choses, en prenant les effets pour les causes (illusion des causes finales) : l’effet d’un corps sur le nôtre, elle va en faire la cause finale de l’action du corps extérieur ; et l’idée de cet effet, elle va en faire la cause finale de ses propres actions. Dès lors, elle se prendra elle-même pour cause première, et invoquera son pouvoir sur le corps (illusion des décrets libres). Et là où la conscience ne peut plus s’imaginer cause première, ni organisatrice des fins, elle invoque un Dieu doué d’entendement et de volonté, opérant par causes finales ou décrets libres, pour préparer à l’homme un monde à la mesure de sa gloire et de ses châtiments (illusion théologique5).
> [!accord] Page 27
Encore faut-il que la conscience elle-même ait une cause. Il arrive à [[Baruch Spinoza|Spinoza]] de définir le désir comme « l’appétit avec conscience de lui-même ». Mais il précise qu’il s’agit seulement d’une définition nominale du désir, et que la conscience n’ajoute rien à l’appétit (« nous ne tendons pas vers une chose parce que nous la jugeons bonne, mais au contraire nous jugeons qu’elle est bonne parce que nous tendons vers elle7 »).
> [!information] Page 27
Il faut donc que nous arrivions à une définition réelle du désir, qui montre du même coup la « cause » par laquelle la conscience est comme creusée dans le processus de l’appétit. Or, l’appétit n’est rien d’autre que l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, chaque corps dans l’étendue, chaque âme ou chaque idée dans la pensée (conatus). Mais, parce que cet effort nous pousse à agir différemment suivant les objets rencontrés, nous devons dire qu’il est, à chaque instant, déterminé par les affections qui nous viennent des objets. Ce sont ces affections déterminantes qui sont nécessairement cause de la conscience du conatus
> [!approfondir] Page 28
’objet qui convient avec ma nature me détermine à former une totalité supérieure qui nous comprend, lui-même et moi. Celui qui ne me convient pas compromet ma cohésion, et tend à me diviser en sous-ensembles qui, à la limite, entrent sous des rapports inconciliables avec mon rapport constitutif (mort). La conscience est comme le passage, ou plutôt le sentiment du passage de ces totalités moins puissantes à des totalités plus puissantes, et inversement. Elle est purement transitive. Mais elle n’est pas une propriété du Tout, ni d’aucun tout en particulier ; elle n’a qu’une valeur d’information, et encore d’une information nécessairement confuse et mutilée. Là encore, [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] est strictement spinoziste lorsqu’il écrit : « La grande activité principale est inconsciente ; la conscience n’apparaît d’habitude que lorsque le tout veut se subordonner à un tout supérieur, elle est d’abord la conscience de ce tout supérieur, de la réalité extérieure au moi ; la conscience naît par rapport à l’être dont nous pourrions être fonction, elle est le moyen de nous y incorporer. »
### II. Dévalorisation de toutes les valeurs, et surtout du bien et du mal (au profit du « bon » et du « mauvais ») : [[Baruch Spinoza|Spinoza]] l’immoraliste
> [!accord] Page 29
« Tu ne mangeras pas du fruit... » : Adam l’angoissé, l’ignorant, entend ces mots comme l’expression d’un interdit. Pourtant, de quoi s’agit-il ? Il s’agit d’un fruit qui, comme tel, empoisonnera Adam s’il le mange. C’est le cas de la rencontre entre deux corps dont les rapports caractéristiques ne se composent pas : le fruit agira comme un poison, c’est-à-dire déterminera les parties du corps d’Adam (et parallèlement l’idée du fruit déterminera les parties de son âme) à entrer sous de nouveaux rapports qui ne correspondent plus avec sa propre essence. Mais, parce qu’Adam est ignorant des causes, il croit que Dieu lui interdit moralement quelque chose, tandis que Dieu lui révèle seulement les conséquences naturelles de l’ingestion du fruit.
> [!accord] Page 29
De toute manière, il y a toujours des rapports qui se composent dans leur ordre, conformément aux lois éternelles de la nature entière. Il n’y a pas de Bien ni de Mal, mais il y a du bon et du mauvais. « Par-delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veut pas dire : par-delà le bon et le mauvais10. » Le bon, c’est lorsqu’un corps compose directement son rapport avec le nôtre, et, de tout ou partie de sa puissance, augmente la nôtre. Par exemple, un aliment. Le mauvais pour nous, c’est lorsqu’un corps décompose le rapport du nôtre, bien qu’il se compose encore avec nos parties, mais sous d’autres rapports que ceux qui correspondent à notre essence : tel un poison qui décompose le sang. Bon et mauvais ont donc un premier sens, objectif, mais relatif et partiel : ce qui convient avec notre nature, ce qui ne convient pas.
> [!approfondir] Page 30
Et, par voie de conséquence, bon et mauvais ont un second sens, subjectif et modal, qualifiant deux types, deux modes d’existence de l’homme : sera dit bon (ou libre, ou raisonnable, ou fort) celui qui s’efforce, autant qu’il est en lui, d’organiser les rencontres, de s’unir à ce qui convient avec sa nature, de composer son rapport avec des rapports combinables, et, par là, d’augmenter sa puissance. Car la bonté est affaire de dynamisme, de puissance, et de composition de puissances. Sera dit mauvais, ou esclave, ou faible, ou insensé, celui qui vit au hasard des rencontres, se contente d’en subir les effets, quitte à gémir et à accuser chaque fois que l’effet subi se montre contraire et lui révèle sa propre impuissance. Car, à force de rencontrer n’importe quoi sous n’importe quel rapport, croyant qu’on s’en tirera toujours avec beaucoup de violence ou un peu de ruse, comment ne pas faire plus de mauvaises rencontres que de bonnes ? Comment ne pas se détruire soi-même à force de culpabilité, et ne pas détruire les autres à force de ressentiment, propageant partout sa propre impuissance et son propre esclavage, sa propre maladie, ses propres indigestions, ses toxines et poisons ? On ne sait même plus se rencontrer soi-même
> [!information] Page 32
Mais, de toute manière, ne cesse de se manifester une différence de nature entre la connaissance et la morale, entre le rapport commandement-obéissance et le rapport connu-connaissance. Le drame de la théologie selon [[Baruch Spinoza|Spinoza]], sa nocivité, ne sont pas seulement spéculatifs ; ils viennent de la confusion pratique qu’elle nous inspire entre ces deux ordres différant en nature.
### III. Dévalorisation de toutes les « passions tristes » (au profit de la joie) : [[Baruch Spinoza|Spinoza]] l’athée
> [!information] Page 32
Si l’Éthique et la Morale se contentaient d’interpréter différemment les mêmes préceptes, leur distinction serait seulement théorique. Il n’en est rien. [[Baruch Spinoza|Spinoza]] dans toute son œuvre ne cesse de dénoncer trois sortes de personnages : l’homme aux passions tristes ; l’homme qui exploite ces passions tristes, qui a besoin d’elles pour asseoir son pouvoir ; enfin, l’homme qui s’attriste sur la condition humaine et les passions de l’homme en général (il peut railler autant que s’indigner, cette raillerie même est un mauvais rire13). L’esclave, le tyran et le prêtre... trinité moraliste.
> [!accord] Page 33
C’est que la passion triste est un complexe qui réunit l’infini des désirs et le trouble de l’âme, la cupidité et la superstition. « Les plus ardents à épouser toute espèce de superstition ne peuvent manquer d’être ceux qui désirent le plus immodérément les biens extérieurs. » Le tyran a besoin de la tristesse des âmes pour réussir, tout comme les âmes tristes ont besoin d’un tyran pour subvenir et propager. Ce qui les unit de toute manière, c’est la haine de la vie, le ressentiment contre la vie
> [!information] Page 34
y a bien une philosophie de la « vie », chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]] : elle consiste précisément à dénoncer tout ce qui nous sépare de la vie, toutes ces valeurs transcendantes tournées contre la vie, liées aux conditions et aux illusions de notre conscience. La vie est empoisonnée par les catégories de Bien et de Mal, de faute et de mérite, de péché et de rachat16. Ce qui empoisonne la vie, c’est la haine, y compris la haine retournée contre soi, la culpabilité. [[Baruch Spinoza|Spinoza]] suit pas à pas le terrible enchaînement des passions tristes : d’abord la tristesse elle-même, puis la haine, l’aversion, la moquerie, la crainte, le désespoir, le morsus conscientiae, la pitié, l’indignation, l’envie, l’humilité, le repentir, l’abjection, la honte, le regret, la colère, la vengeance, la cruauté...17. Son analyse va si loin que, jusque dans l’espoir, dans la sécurité, il sait retrouver cette graine de tristesse qui suffit à en faire des sentiments d’esclaves
> [!information] Page 35
Or précisément, du point de vue d’une éthologie de l’homme, on doit distinguer d’abord deux sortes d’affections : les actions, qui s’expliquent par la nature de l’individu affecté et dérivent de son essence ; les passions, qui s’expliquent par autre chose et dérivent du dehors. Le pouvoir d’être affecté se présente donc comme puissance d’agir, en tant qu’il est supposé rempli par des affections actives, mais comme puissance de pâtir, en tant qu’il est rempli par des passions. Pour un même individu, c’est-à-dire pour un même degré de puissance supposé constant dans certaines limites, le pouvoir d’être affecté reste lui-même constant dans ces mêmes limites, mais la puissance d’agir et la puissance de pâtir varient profondément l’une et l’autre, en raison inverse.
> [!information] Page 36
’est l’ensemble de cette théorie des affections qui rend compte du statut des passions tristes. Quelles qu’elles soient, de quelque manière qu’elles se justifient, elles représentent le plus bas degré de notre puissance : le moment où nous sommes au maximum séparés de notre puissance d’agir, au maximum aliénés, livrés aux fantômes de la superstition, aux mystifications du tyran. L’Éthique est nécessairement une éthique de la joie : seule la joie vaut, seule la joie demeure, nous rend proches de l’action, et de la béatitude de l’action. La passion triste est toujours de l’impuissance
## chapitre III - Les lettres du mal (correspondance avec Blyenbergh)
> [!information] Page 40
La correspondance avec Blyenbergh forme un ensemble de huit lettres conservées (XVIII-XXIV et XXVII), quatre pour chacun, entre décembre 1664 et juin 1665. Elle a un grand intérêt psychologique.
> [!information] Page 40
Or c’est précisément l’intérêt profond de cet ensemble de lettres : les seuls longs textes où [[Baruch Spinoza|Spinoza]] considère en soi le problème du mal, et risque des analyses et des formules qui n’ont pas d’équivalent dans ses autres écrits.
> [!information] Page 41
Nous trouvons donc en point de départ la thèse essentielle de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] : ce qui est mauvais doit être conçu comme une intoxication, un empoisonnement, une indigestion. Ou même, compte tenu des facteurs individuants, comme une intolérance ou une allergie. Et
> [!accord] Page 43
Qu’arrive-t-il dès lors en cas d’empoisonnement ? Ou en cas d’allergie (puisqu’il faut tenir compte des facteurs individuels de chaque rapport) ? Eh bien, dans ces cas, il apparaît qu’un des rapports constitutifs du corps est détruit, décomposé. Et la mort survient quand le rapport caractéristique ou dominant du corps est lui-même déterminé à être détruit : « J’entends que le corps meurt lorsque ses parties sont disposées de façon à être entre elles dans un autre rapport de mouvement et de repos2. » [[Baruch Spinoza|Spinoza]] précise par là ce que veut dire : un rapport est détruit, décomposé. C’est lorsque ce rapport, qui est lui-même une vérité éternelle, ne se trouve plus effectué par des parties actuelles. Ce qui a disparu, ce n’est pas le rapport, éternellement vrai, ce sont les parties entre lesquelles il s’établissait et qui ont pris maintenant un autre rapport3. Par exemple, le poison a décomposé le sang, c’est-à-dire a déterminé les parties du sang à entrer sous d’autres rapports qui caractérisent d’autres corps (ce n’est plus du sang...). Là encore, Blyenbergh comprend très bien, et dira dans sa dernière lettre (XXIV) que la même conclusion doit valoir pour l’âme : étant elle-même composée d’un très grand nombre de parties, elle devrait avoir la même dissolution, et ses parties, passer dans d’autres âmes non humaines...
> [!accord] Page 44
Et sans doute, dans le détail, la situation est de plus en plus compliquée. D’une part, nous avons beaucoup de rapports constituants, si bien qu’un même objet peut nous convenir sous un rapport et nous disconvenir sous un autre. D’autre part, chacun de nos rapports jouit lui-même d’une certaine latitude, au point qu’il varie considérablement de l’enfance à la vieillesse et à la mort. D’autre part encore, la maladie ou d’autres circonstances peuvent si bien modifier ces rapports qu’on se demande si c’est le même individu qui subsiste : en ce sens, il y a des morts qui n’attendent pas la transformation du corps en cadavre. Enfin, la modification peut être telle que la partie modifiée de nous-même se comporte comme un poison qui dissout les autres parties et se retourne contre elles (certaines maladies, et, à la limite, le suicide5).
> [!accord] Page 44
Blyenbergh évoque lui-même trois exemples. Dans l’assassinat, je décompose le rapport caractéristique d’un autre corps humain. Dans le vol, je décompose le rapport qui unit un homme et sa propriété. Dans l’adultère aussi, ce qui est décomposé, c’est le rapport avec le conjoint, le rapport caractéristique d’un couple, qui, pour être un rapport contractuel, institué, social, n’en constitue pas moins une individualité d’un certain type.
> [!accord] Page 46
Qu’est-ce qui est positif ou bon dans l’acte de frapper, demande Spinoza6 ? C’est que cet acte (lever le bras, serrer le poing, agir avec vitesse et force) exprime un pouvoir de mon corps, ce que mon corps peut sous un certain rapport. Qu’est-ce qui est mauvais dans cet acte ? Le mauvais apparaît lorsque cet acte est associé à l’image d’une chose dont le rapport est par là même décomposé (je tue quelqu’un en le frappant). Le même acte aurait été bon s’il avait été associé à l’image d’une chose dont le rapport se serait composé avec le sien (par exemple, battre du fer). Ce qui veut dire qu’un acte est mauvais chaque fois qu’il décompose directement un rapport, tandis qu’il est bon lorsqu’il compose directement son rapport avec d’autres rapports
> [!approfondir] Page 46
Mais, ce qui compte, c’est de savoir si l’acte est associé à l’image d’une chose en tant que composable avec lui, ou au contraire en tant que décomposée par lui. Revenons aux deux matricides : Oreste tue Clytemnestre, mais celle-ci a tué Agamemnon, son mari, le père d’Oreste ; si bien que l’acte d’Oreste est précisément et directement associé à l’image d’Agamemnon, au rapport caractéristique d’Agamemnon comme vérité éternelle avec laquelle il se compose. Tandis que, quand Néron tue Agrippine, son acte n’est associé qu’à cette image de mère qu’il décompose directement. C’est en ce sens qu’il se montre « ingrat, impitoyable et insoumis ». De même, quand je donne un coup « avec colère ou haine », je joins mon action à une image de chose qui ne se compose plus avec elle, mais au contraire est décomposée par elle. Bref, il y a certainement une distinction du vice et de la vertu, de la mauvaise et de la bonne action
> [!accord] Page 48
[[Baruch Spinoza|Spinoza]] ne parle-t-il pas lui-même d’« affections de l’essence10 » ? Dès lors, même si l’on considère que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] a réussi à expulser le mal de l’ordre des rapports individuels, il n’est pas sûr qu’il réussisse à l’expulser de l’ordre des essences singulières, c’est-à-dire des singularités plus profondes que ces rapports.
> [!approfondir] Page 48
Surgit la réponse très sèche de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] : si le crime appartenait à mon essence, il serait pure et simple vertu (XXIII11). Mais, justement, toute la question est : que signifie appartenir à l’essence ? Ce qui appartient à une essence, c’est toujours un état, c’est-à-dire une réalité, une perfection qui exprime une puissance ou pouvoir d’être affecté. Or quelqu’un n’est pas méchant, ou malheureux, en fonction des affections qu’il a, mais en fonction des affections qu’il n’a pas. L’aveugle ne peut pas être affecté par la lumière, ni le méchant par une lumière intellectuelle.
> [!information] Page 49
Le mal n’existe donc pas plus dans l’ordre des essences que dans l’ordre des rapports ; car, de même qu’il ne consiste jamais dans un rapport, mais seulement dans un rapport entre deux rapports, le mal n’est jamais dans un état ou dans une essence, mais dans une comparaison d’états qui ne vaut pas plus qu’une comparaison d’essences.
> [!information] Page 50
Ce qui appartient à l’essence, c’est seulement l’état ou l’affection. Ce qui appartient à l’essence, c’est seulement l’état, en tant qu’il exprime une quantité absolue de réalité ou de perfection, sans comparaison possible avec d’autres états. Et sans doute l’état ou l’affection n’exprime pas seulement une quantité absolue de réalité, il enveloppe aussi une variation de la puissance d’agir, augmentation ou diminution, joie ou tristesse. Mais cette variation n’appartient pas comme telle à l’essence, elle n’appartient qu’à l’existence ou à la durée, et ne concerne que la genèse de l’état dans l’existence. Reste que les états de l’essence sont très différents suivant qu’ils sont produits dans l’existence par une augmentation ou par une diminution.
> [!accord] Page 51
C’est en ce sens que l’existence est une épreuve. Mais c’est une épreuve physique et chimique, c’est une expérimentation, le contraire d’un Jugement. C’est pourquoi toute la correspondance avec Blyenbergh porte sur le thème du jugement de Dieu : Dieu a-t-il un entendement, une volonté et des passions qui fassent de lui un juge selon le Bien et le Mal ? En vérité, nous ne sommes jamais jugés que par nous-mêmes et suivant nos états. L’épreuve physico-chimique des états constitue l’Éthique, par opposition au jugement moral. L’essence, notre essence singulière, n’est pas instantanée, elle est éternelle. Seulement, l’éternité de l’essence ne vient pas après, elle est strictement contemporaine, coexistante à l’existence dans la durée.
> [!information] Page 52
Nous avons trois composantes : 1o notre essence singulière éternelle ; 2o nos rapports caractéristiques (de mouvement et de repos), ou nos pouvoirs d’être affecté, qui sont aussi des vérités éternelles ; 3o les parties extensives qui définissent notre existence dans la durée, et qui appartiennent à notre essence tant qu’elles effectuent tel ou tel de nos rapports (de même les affections extérieures qui remplissent notre pouvoir d’être affecté). Il n’y a de « mauvais » qu’au niveau de cette dernière strate de la nature. Le mauvais, c’est quand des parties extensives qui nous appartenaient sous un rapport sont déterminées du dehors à entrer sous d’autres rapports ; ou bien quand une affection nous arrive qui excède notre pouvoir d’être affecté.
> [!accord] Page 53
C’est pourquoi l’Éthique, dans le livre IV, attache beaucoup d’importance aux phénomènes apparents de destruction de soi : en fait, il s’agit toujours d’un groupe de parties qui sont déterminées à entrer sous d’autres rapports et se comportent dès lors en nous comme des corps étrangers. C’est le cas de ce qu’on appelle « maladies auto-immunes » : un groupe de cellules dont le rapport est perturbé par un agent extérieur du type virus sera dès lors détruit par notre système caractéristique (immunitaire). Ou, inversement, dans le suicide : cette fois, c’est le groupe perturbé qui prend le dessus, et qui, sous son nouveau rapport, induit nos autres parties à déserter notre système caractéristique (« des causes extérieures ignorées de nous affectent le corps de telle sorte qu’on revêt une autre nature contraire à la première...17 »). D’où le modèle universel de l’empoisonnement, de l’intoxication, cher à [[Baruch Spinoza|Spinoza]].
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Appartenir à l’essence prend donc un nouveau sens qui exclut le mal et le mauvais. Non pas que nous soyons alors réduits à notre propre essence ; au contraire, ces affections internes, immunitaires, sont les formes sous lesquelles nous devenons conscients de nous-mêmes, des autres choses et de Dieu, du dedans et éternellement, essentiellement (troisième genre de connaissance, intuition). Or, plus nous nous sommes élevés durant notre existence à ces auto-affections, moins nous perdons de choses en perdant l’existence, en mourant ou même en souffrant, et mieux nous pourrons dire en effet que le mal n’était rien, ou que rien ou presque rien de mauvais n’appartenait à l’essence
## chapitre IV - Index des principaux concepts de l’Éthique
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L’essentiel est la différence de nature que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] établit dans l’Éthique entre les concepts abstraits et les notions communes (II, 40, sc. 1). Une notion commune est l’idée de quelque chose de commun entre deux ou plusieurs corps qui conviennent, c’est-à-dire qui composent leurs rapports respectifs suivant des lois, et s’affectent conformément à cette convenance ou composition intrinsèques. Aussi la notion commune exprime-t-elle notre pouvoir d’être affecté et s’explique-t-elle par notre puissance de comprendre. Au contraire, il y a idée abstraite lorsque, notre pouvoir d’être affecté étant dépassé, nous nous contentons d’imaginer au lieu de comprendre : nous ne cherchons plus à comprendre les rapports qui se composent, nous retenons seulement un signe extrinsèque, un caractère sensible variable qui frappe notre imagination, et que nous érigeons en trait essentiel en négligeant les autres (l’homme comme animal de stature droite, ou comme animal qui rit, qui parle, animal raisonnable, bipède sans plumes, etc.)
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Les abstraits fictifs sont de différentes sortes. En premier lieu, les classes, espèces et genres, définis par un caractère sensible variable, déterminé comme spécifique ou générique (le chien, animal aboyant, etc.). Or, au procédé de définition par genre et différence spécifique, [[Baruch Spinoza|Spinoza]] oppose un tout autre procédé lié aux notions communes : définir les êtres par leur pouvoir d’être affecté, par les affections dont ils sont capables, les excitations auxquelles ils réagissent, celles auxquelles ils restent indifférents, celles qui excèdent leur pouvoir et les rendent malades ou les font mourir. On obtiendra ainsi une classification des êtres par leur puissance, on verra lesquels conviennent avec lesquels, lesquels ne conviennent pas, qui peut servir de nourriture à qui, qui est social avec qui, et sous quels rapports.
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En troisième lieu, les transcendantaux : il ne s’agit plus de caractères spécifiques ou génériques par lesquels on établit des différences extérieures entre les êtres, mais d’un concept d’Être ou de concepts de même extension que l’Être, auxquels on accorde une valeur transcendante et qu’on établit par opposition au néant (être-non être, unité-pluralité, vrai-faux, bien-mal, ordre-désordre, beauté-laideur, perfection-imperfection...). On présente comme une valeur transcendante ce qui n’a qu’un sens immanent, et l’on définit par une opposition absolue ce qui n’a qu’une opposition relative : ainsi le Bien et le Mal sont abstraits du bon et du mauvais, qui se disent par rapport à un mode existant précis et qualifient ses affections suivant le sens des variations de sa puissance d’agir (Éthique, IV, préface).
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Les affections (affectio) sont les modes eux-mêmes. Les modes sont les affections de la substance ou de ses attributs (Éthique, I, 25, cor. ; I, 30, dém.). Ces affections sont nécessairement actives, puisqu’elles s’expliquent par la nature de Dieu comme cause adéquate, et que Dieu ne peut pas pâtir
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Il est certain que l’affect suppose une image ou idée, et en découle comme de sa cause (II, ax. 3). Mais il ne s’y réduit pas, il est d’une autre nature, étant purement transitif, et non pas indicatif ou représentatif, étant éprouvé dans une durée vécue qui enveloppe la différence entre deux états. C’est pourquoi [[Baruch Spinoza|Spinoza]] montre bien que l’affect n’est pas une comparaison d’idées, et récuse ainsi toute interprétation intellectualiste : « Quand je parle d’une force d’exister plus grande ou moins grande qu’auparavant, je n’entends pas que l’esprit compare l’état présent du corps avec le passé, mais que l’idée qui constitue la forme de l’affect affirme du corps quelque chose qui enveloppe effectivement plus ou moins de réalité qu’auparavant » (III, déf. gén.).
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Tant que nos sentiments ou affects découlent de la rencontre extérieure avec d’autres modes existants, ils s’expliquent par la nature du corps affectant et par l’idée nécessairement inadéquate de ce corps, image confuse enveloppée dans notre état. De tels affects sont des passions, puisque nous n’en sommes pas la cause adéquate (III, déf. 2). Même les affects à base de joie, qui se définissent par l’augmentation de la puissance d’agir, sont des passions : la joie est encore une passion « en tant que la puissance d’agir de l’homme n’est pas accrue à ce point qu’il se conçoive adéquatement, lui-même et ses propres actions » (IV, 59, dém.). Notre puissance d’agir a beau être accrue matériellement, nous n’en restons pas moins passifs, séparés de cette puissance, tant que nous n’en sommes pas formellement maîtres. C’est pourquoi, du point de vue des affects, la distinction fondamentale entre deux sortes de passions, passions tristes et passions joyeuses, prépare à une tout autre distinction, entre les passions et les actions.
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Chaque attribut est « conçu par soi et en soi » (lettre II, à Oldenburg). Les attributs sont réellement distincts : aucun n’a besoin d’un autre, ni de rien d’autre, pour être conçu. Ils expriment donc des qualités substantielles absolument simples ; aussi doit-on dire qu’une substance correspond à chaque attribut qualitativement ou formellement (non pas numériquement). Multiplicité formelle purement qualitative, définie dans les huit premières propositions de l’Éthique, et qui permet d’identifier une substance pour chaque attribut. La distinction réelle entre attributs est une distinction formelle entre « quiddités » substantielles ultimes.
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Nous ne connaissons que deux attributs, et pourtant nous savons qu’il y en a une infinité. Nous n’en connaissons que deux parce que nous ne pouvons concevoir comme infinies que des qualités que nous enveloppons dans notre essence : la pensée et l’étendue, pour autant que nous sommes esprit et corps (II, 1 et 2). Mais nous savons qu’il y a une infinité d’attributs parce que Dieu a une puissance absolument infinie d’exister, qui ne se laisse épuiser ni par la pensée ni par l’étendue.
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Le bon et le mauvais sont doublement relatifs, et se disent l’un par rapport à l’autre, et tous deux par rapport à un mode existant. Ce sont les deux sens de la variation de la puissance d’agir : la diminution de cette puissance (tristesse) est mauvaise, son augmentation (joie) est bonne (Éthique, IV, 41). Objectivement, dès lors, est bon ce qui augmente ou favorise notre puissance d’agir, mauvais ce qui la diminue ou l’empêche ; et nous ne connaissons le bon et le mauvais que par le sentiment de joie ou de tristesse dont nous sommes conscients (IV, 8
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Tout ce qui est mauvais se mesure donc à la diminution de la puissance d’agir (tristesse-haine), tout ce qui est bon, à l’augmentation de cette même puissance (joie-amour). D’où la lutte totale de [[Baruch Spinoza|Spinoza]], la dénonciation radicale de toutes les passions à base de tristesse, qui inscrit [[Baruch Spinoza|Spinoza]] dans une grande lignée d’Épicure à [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]].
^78fb77
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’est une honte de chercher l’essence intérieure de l’homme du côté de ses mauvaises rencontres extrinsèques. Tout ce qui enveloppe la tristesse sert la tyrannie et l’oppression. Tout ce qui enveloppe la tristesse doit être dénoncé comme mauvais, et nous séparant de notre puissance d’agir : non seulement le remords et la culpabilité, non seulement la pensée de la mort (IV, 67), mais même l’espoir, même la sécurité, qui signifient l’impuissance (IV, 47).
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Mais, dès que nous avons atteint à la possession formelle de notre puissance d’agir, les expressions bonum, summum bonum, trop imprégnées d’illusions finalistes, disparaissent pour faire place au langage de la pure puissance ou vertu (« premier fondement » et non fin dernière) : ainsi dans le troisième genre de connaissance. C’est pourquoi [[Baruch Spinoza|Spinoza]] dit : « Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept de chose bonne ou mauvaise aussi longtemps qu’ils seraient libres » (IV, 68). Précisément parce que le bon se dit par rapport à un mode existant, et par rapport à une puissance d’agir variable et non encore possédée, on ne peut pas totaliser le bon. Si l’on hypostasie le bon et le mauvais en Bien et Mal, on fait du Bien une raison d’être et d’agir, on tombe dans toutes les illusions finalistes, on défigure la nécessité de la production divine, et notre manière de participer à la pleine puissance divine. C’est pourquoi [[Baruch Spinoza|Spinoza]] se distingue fondamentalement de toutes les thèses de son temps d’après lesquelles le Mal n’est rien, et le Bien fait être et agir. Le Bien, comme le Mal, n’a pas de sens. Ce sont des êtres de raison, ou d’imagination, qui dépendent tout entiers des signes sociaux, du système répressif des récompenses et des châtiments.
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Une chose finie existante renvoie à une autre chose finie comme cause. Mais on évitera de dire qu’une chose finie est soumise à une double causalité, l’une horizontale constituée par la série indéfinie des autres choses, l’autre verticale constituée par Dieu. Car, à chaque terme de la série, on est renvoyé à Dieu comme à ce qui détermine la cause à avoir son effet (Éthique, I, 26). Ainsi Dieu n’est jamais cause éloignée, mais est atteint dès le premier terme de la régression. Et il n’y a que Dieu qui soit cause, il n’y a qu’un seul sens et une seule modalité pour toutes les figures de la causalité, bien que ces figures soient elles-mêmes diverses (cause de soi, cause efficiente des choses infinies, cause efficiente des choses finies les unes par rapport aux autres). Prise en son sens unique et dans sa seule modalité, la cause est essentiellement immanente : c’est-à-dire qu’elle reste en soi pour produire (par opposition à la cause transitive), et que l’effet ne sort pas davantage d’elle-même (par opposition à la cause émanative).
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Propriété de l’idée de se dédoubler, de redoubler à l’infini : idée de l’idée. En effet, toute idée représente quelque chose qui existe dans un attribut (réalité objective de l’idée) ; mais elle est elle-même quelque chose qui existe dans l’attribut pensée (forme ou réalité formelle de l’idée) ; à ce titre, elle est l’objet d’une autre idée qui la représente, etc. (Éthique, II, 21). D’où les trois caractères de la conscience : 1o Réflexion : la conscience n’est pas la propriété morale d’un sujet mais la propriété physique de l’idée ; elle n’est pas réflexion de l’esprit sur l’idée mais réflexion de l’idée dans l’esprit (Traité de la réforme) ; 2o Dérivation : la conscience est toujours seconde par rapport à l’idée dont elle est conscience, et ne vaut que ce que vaut la première idée ; c’est pourquoi [[Baruch Spinoza|Spinoza]] dit qu’il n’y a pas besoin de savoir qu’on sait pour savoir (Idem, 35), mais qu’on ne peut pas savoir sans savoir qu’on sait (Éthique, II, 21 et 43) ; 3o Corrélation : le rapport de la conscience à l’idée dont elle est conscience est le même que le rapport de l’idée à l’objet dont elle est connaissance (II, 21) ; il est vrai que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] dit pourtant qu’entre l’idée et l’idée de l’idée il n’y a qu’une distinction de raison (IV, 8 ; V, 3) ; c’est que toutes deux sont comprises dans le même attribut pensée, mais ne s’en rapportent pas moins à deux puissances différentes, puissance d’exister et puissance de penser, tout comme l’objet de l’idée et l’idée.
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C’est ce noyau positif de l’idée inadéquate dans la conscience qui peut servir de principe régulateur pour une connaissance de l’inconscient, c’est-à-dire pour une recherche de ce que peuvent les corps, pour une détermination des causes et pour la formation des notions communes. Alors, dès que nous avons atteint à de telles idées adéquates, nous rattachons les effets à leurs vraies causes, et la conscience devenue réflexion de l’idée adéquate est capable de surmonter ses illusions en formant des affections et affects qu’elle éprouvait autant de concepts clairs et distincts (V, 4). Ou plutôt elle double les affects passifs par des affects actifs qui découlent de la notion commune et qui ne se distinguent des premiers que par la cause, donc par une distinction de raison (V, 3 sq.). Tel est le but du second genre de connaissance. Et l’objet du troisième, c’est devenir conscient de l’idée de Dieu, de soi-même et des autres choses, c’est-à-dire faire que ces idées telles qu’elles sont en Dieu se réfléchissent en nous (sui et Dei et rerum conscius, V, 42, sc.).
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’univocité des attributs est le seul moyen de distinguer radicalement l’essence et l’existence de la substance et celles des modes, tout en conservant l’unité absolue de l’Être. L’éminence et, avec elle, l’équivocité et l’analogie ont le double tort de prétendre voir quelque chose de commun entre Dieu et les créatures là où il n’y a rien de commun (confusion d’essence) et de nier les formes communes là où elles existent (illusion de formes transcendantes) : à la fois elles brisent l’être et confondent les essences. Le langage de l’éminence est anthropomorphique, parce qu’il confond l’essence du mode avec celle de la substance ; extrinsèque, parce qu’il se modèle sur la conscience et confond les essences avec les propres ; imaginaire, parce qu’il est langage de signes équivoques et non d’expressions univoques
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Le véritable statut de l’entendement infini tient dans les trois propositions suivantes : 1o Dieu produit comme il se comprend ; 2o Dieu comprend tout ce qu’il produit ; 3o Dieu produit la forme sous laquelle il se comprend et comprend toutes choses. Ces trois propositions démontrent, chacune à sa manière, qu’il n’y a pas de possible, que tout le possible est nécessaire (Dieu ne conçoit pas des possibles dans son entendement, mais 1o ne fait que comprendre la nécessité de sa propre nature ou de sa propre essence ; 2o comprend nécessairement tout ce qui découle de son essence ; 3o produit nécessairement cette compréhension de soi-même et des choses). Reste que la nécessité invoquée par ces trois propositions n’est pas la même et que le statut de l’entendement semble varier.
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Et à l’idée de Dieu correspond une puissance de penser égale à celle d’exister et d’agir (II, 7). Comment concilier ces caractères avec l’être seulement modal de l’entendement infini, qui n’est lui-même qu’un produit, ainsi que l’affirme la troisième proposition ? C’est que la puissance de l’idée de Dieu doit s’entendre objectivement : « Tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit objectivement en Dieu de l’idée de Dieu, dans le même ordre et avec la même connexion de l’idée de Dieu »
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Le caractère absolument adéquat de notre connaissance n’est donc pas simplement fondé de façon négative sur la « dévalorisation » de l’entendement infini, réduit à l’état de mode ; le fondement positif est dans l’univocité des attributs qui n’ont qu’une seule et même forme dans la substance dont ils constituent l’essence et dans les modes qui les impliquent, si bien que notre entendement et l’entendement infini peuvent être des modes, ils n’en comprennent pas moins objectivement les attributs correspondants tels qu’ils sont formellement. C’est pourquoi l’idée de Dieu jouera dans la connaissance adéquate un rôle fondamental, étant d’abord saisie dans un usage que nous en faisons lié aux notions communes (deuxième genre de connaissance), puis dans son être propre en tant que nous en sommes une partie (troisième genre).
E
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C’est que âme, trop chargée de préjugés théologiques, ne rend pas compte : 1o de la vraie nature de l’esprit, qui est d’être une idée, et l’idée de quelque chose ; 2o du vrai rapport avec le corps, qui est précisément l’objet de cette idée ; 3o de la véritable éternité dans sa différence de nature avec la pseudo-immortalité ; 4o de la composition pluraliste de l’esprit, comme idée composée qui possède autant de parties que de facultés
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L’esprit est donc l’idée du corps correspondant. Non pas que l’idée se définisse par son pouvoir représentatif ; mais l’idée que nous sommes est à la pensée et aux autres idées ce que le corps que nous sommes est à l’étendue et aux autres corps. Il y a un automatisme de la pensée (Traité de la réforme, 85), comme un mécanisme du corps capable de nous étonner (Éthique, III, 2, sc.). Toute chose est corps et esprit à la fois, chose et idée ; c’est en ce sens que tous les individus sont animata (II, 13, sc.). Le pouvoir représentatif de l’idée ne fait que découler de cette correspondance.
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Non seulement donc la série du corps et la série de l’esprit présentent le même ordre, mais le même enchaînement sous des principes égaux. Enfin, il y a identité d’être (isologie), la même chose, la même modification, étant produite dans l’attribut pensée sous le mode d’un esprit, et dans l’attribut étendue sous le mode d’un corps. La conséquence pratique est immédiate : contrairement à la vision morale traditionnelle, tout ce qui est action dans le corps est aussi action dans l’âme, tout ce qui est passion dans l’âme est aussi passion dans le corps (III, 2, sc. : « L’ordre des actions et des passions de notre corps va, par nature, de pair avec l’ordre des actions et passions de l’esprit »).
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Car le parallélisme ontologique (une modification pour tous les modes qui diffèrent par l’attribut) se fonde sur l’égalité de tous les attributs entre eux comme formes d’essence et forces d’existence (y compris la pensée). Le parallélisme épistémologique se fonde sur une tout autre égalité, celle de deux puissances, la puissance formelle d’exister (conditionnée par tous les attributs) et la puissance objective de penser (conditionnée par le seul attribut pensée).
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Et, ce qui fonde le passage du parallélisme épistémologique au parallélisme ontologique, c’est encore l’idée de Dieu, parce que seule elle autorise le transfert d’unité de la substance aux modes (II, 4). La formule finale du parallélisme est donc : une même modification est exprimée par un mode dans chaque attribut, chaque mode formant un individu avec l’idée qui le représente dans l’attribut pensée.
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Le modèle de l’esprit pur vaut au contraire pour l’esprit comme idée qui exprime l’essence du corps, donc pour la partie éternelle de l’esprit nommée entendement, c’est-à-dire pour l’idée que nous sommes, prise dans son rapport interne avec l’idée de Dieu et les idées des autres choses. Ainsi comprises, les ruptures ne sont qu’apparentes. Car, dans le premier cas, il ne s’agit nullement de donner un privilège au corps sur l’esprit : il s’agit d’acquérir une connaissance des puissances du corps pour découvrir parallèlement des puissances de l’esprit qui échappent à la conscience. Au lieu de se contenter d’invoquer la conscience pour conclure hâtivement au prétendu pouvoir de l’« âme » sur le corps, on procédera à une comparaison des puissances qui nous fait découvrir dans le corps plus que nous ne connaissons, et donc dans l’esprit plus que nous n’avons conscience (II, 13, sc.). Dans
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« Constitue nécessairement l’essence d’une chose..., ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue, et qui inversement ne peut sans la chose ni être ni être conçu » (Éthique, II, 10, sc.). Toute essence est donc essence de quelque chose avec quoi elle se réciproque. Cette règle de réciprocité ajoutée à la définition traditionnelle de l’essence a trois conséquences :
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Si l’essence de la substance enveloppe l’existence, c’est en vertu de sa propriété d’être cause de soi. Cette démonstration est d’abord effectuée pour chaque substance qualifiée par un attribut (I, 7), puis pour la substance constituée par une infinité d’attributs (I, 11), suivant que l’essence est rapportée à l’attribut qui l’exprime ou à la substance qui s’exprime dans tous les attributs. Les attributs n’expriment donc pas l’essence sans exprimer l’existence qu’elle enveloppe nécessairement (I, 20). Les attributs sont autant de forces pour exister et agir, en même temps que l’essence est puissance absolument infinie d’exister et d’agir.
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Caractère de l’existence en tant qu’elle est enveloppée par l’essence (Éthique, I, déf. 8). L’existence est donc « vérité éternelle » au même titre que l’essence elle-même éternelle, et ne s’en distingue que par une distinction de raison. L’éternité s’oppose ainsi à la durée, même indéfinie, qui qualifie l’existence du mode en tant que celle-ci n’est pas enveloppée par l’essence.
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Donc, non seulement le mode infini immédiat est éternel, mais aussi chaque essence singulière qui en est une partie convenant avec toutes les autres à l’infini. Quant au mode infini médiat, qui règle les existences dans la durée, il est lui-même éternel dans la mesure où l’ensemble des règles de composition et de décomposition est un système de vérités éternelles ; et chacun des rapports qui correspondent à ces règles est une vérité éternelle. C’est pourquoi [[Baruch Spinoza|Spinoza]] dit que l’esprit est éternel en tant qu’il conçoit l’essence singulière du corps sous une forme d’éternité, mais aussi en tant qu’il conçoit les choses existantes par notions communes, c’est-à-dire sous les rapports éternels qui déterminent leur composition et leur décomposition dans l’existence (V, 29, dém. : et praeter haec duo nihil aliud ad mentis essentiam pertinet).
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Dans l’expression species aeternitatis, species renvoie toujours à un concept ou à une connaissance. C’est toujours une idée qui exprime l’essence de tel corps, ou la vérité des choses, sub specie aeternitatis. Ce n’est pas que les essences ou les vérités ne soient en elles-mêmes éternelles ; mais l’étant par leur cause et non par elles-mêmes, elles ont cette éternité qui dérive de la cause par laquelle elles doivent nécessairement être conçues. Species signifie donc indissolublement forme et idée, forme et conception.
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Expliquer est un terme « fort » chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]]. Il ne signifie pas une opération de l’entendement extérieure à la chose, mais une opération de la chose intérieure à l’entendement. Même les démonstrations sont dites des « yeux » de l’esprit, c’est-à-dire perçoivent un mouvement qui est dans la chose. L’explication est toujours une auto-explication, un développement, un déroulement, un dynamisme : la chose s’explique. La substance s’explique dans les attributs, les attributs expliquent la substance ; et ils s’expliquent à leur tour dans les modes, les modes expliquent les attributs.
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Et l’implication n’est nullement le contraire de l’explication : ce qui explique implique par là même, ce qui développe enveloppe. Tout dans la Nature est fait de la coexistence de ces deux mouvements, la Nature est l’ordre commun des explications et des implications.
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Il n’y a qu’un seul cas où expliquer et impliquer sont dissociés. C’est le cas de l’idée inadéquate : elle implique notre puissance de comprendre, mais ne s’explique pas par elle ; elle enveloppe la nature d’une chose extérieure, mais ne l’explique pas (Éthique, II, 18, sc.). C’est que l’idée inadéquate concerne toujours un mélange de choses, et ne retient que l’effet d’un corps sur un autre : il lui manque une « compréhension » qui porterait sur les causes
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Comprendre, c’est toujours saisir quelque chose qui existe nécessairement. Comprendre, selon [[Baruch Spinoza|Spinoza]], s’oppose à concevoir quelque chose comme possible : Dieu ne conçoit pas des possibles, il se comprend nécessairement comme il existe, il produit les choses comme il se comprend, et il produit la forme sous laquelle il se comprend et comprend toute chose (idées). C’est en ce sens que toutes les choses sont des explications et des implications de Dieu, à la fois formellement et objectivement.
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L’idée est représentative. Mais nous devons distinguer l’idée que nous sommes (l’esprit comme idée du corps) et les idées que nous avons. L’idée que nous sommes est en Dieu, Dieu la possède adéquatement, non pas simplement en tant qu’il nous constitue, mais en tant qu’il est affecté d’une infinité d’autres idées (idées des autres essences qui conviennent toutes avec la nôtre, et des autres existences qui sont causes de la nôtre à l’infini). Cette idée adéquate, donc, nous ne l’avons pas immédiatement. Les seules idées que nous avons dans les conditions naturelles de notre perception, ce sont les idées qui représentent ce qui arrive à notre corps, l’effet d’un autre corps sur le nôtre, c’est-à-dire un mélange des deux corps : elles sont nécessairement inadéquates
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Tout autres sont les idées adéquates. Ce sont des idées vraies, qui sont en nous comme elles sont en Dieu. Elles sont représentatives, non plus d’états de choses et de ce qui nous arrive, mais de ce que nous sommes et de ce que les choses sont. Elles forment un ensemble systématique à trois sommets, idée de nous-même, idée de Dieu, idée des autres choses (troisième genre de connaissance) : 1o Ces idées adéquates s’expliquent par notre essence ou puissance, comme puissance de connaître et de comprendre (cause formelle). Elles expriment une autre idée comme cause, et l’idée de Dieu comme déterminant cette cause (cause matérielle) ; 2o Elles ne sont donc pas séparables d’un enchaînement autonome d’idées dans l’attribut pensée. Cet enchaînement, ou concatenatio, qui unit la forme et la matière, est un ordre de l’entendement qui constitue l’esprit comme automate spirituel.
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On voit bien, dès lors, ce qui manque à l’idée inadéquate ou à l’imagination. L’idée inadéquate est comme une conséquence sans ses prémisses (II, 28, dém.). Elle est séparée, privée de ses deux prémisses, formelle et matérielle, puisqu’elle ne s’explique pas formellement par notre puissance de comprendre, n’exprime pas matériellement sa propre cause, et s’en tient à un ordre des rencontres fortuites au lieu d’atteindre à la concaténation des idées. C’est en ce sens que le faux n’a pas de forme et ne consiste en rien de positif (II, 33).
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Mais une idée, adéquate ou inadéquate, est toujours suivie de sentiments-affects (affectus) qui en découlent comme de leur cause, bien qu’ils soient d’une autre nature. Inadéquat et adéquat qualifient donc d’abord une idée, mais en second lieu qualifient une cause (III, déf. 1). Puisque l’idée adéquate s’explique par notre puissance de comprendre, nous n’avons pas une idée adéquate sans être nous-mêmes cause adéquate des sentiments qui s’ensuivent, et qui, dès lors, sont actifs (III, déf. 2). Au contraire, en tant que nous avons des idées inadéquates, nous sommes cause inadéquate de nos sentiments, qui sont des passions (III, 1 et 3).
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principe de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] est que jamais la liberté n’est propriété de la volonté, « la volonté ne peut être appelée cause libre » : la volonté, finie ou infinie, est toujours un mode qui est déterminé par une autre cause, cette cause fût-elle la nature de Dieu sous l’attribut pensée (I, 32). D’une part, les idées sont elles-mêmes des modes, et l’idée de Dieu n’est qu’un mode infini sous lequel Dieu comprend sa propre nature et tout ce qui s’ensuit, sans jamais concevoir des possibles ; d’autre part, les volitions sont des modes enveloppés dans les idées, qui se confondent avec l’affirmation ou la négation qui suivent de l’idée même, sans qu’il y ait jamais rien de contingent dans ces actes
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Ce pourquoi ni l’entendement ni la volonté ne font partie de la nature ou essence de Dieu et ne sont des causes libres. La nécessité étant la seule modalité de tout ce qui est, seule doit être dite libre une cause « qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir » : ainsi, Dieu constitué par une infinité d’attributs, cause de toutes choses au même sens que cause de soi. Dieu est libre parce que tout découle nécessairement de sa propre essence, sans qu’il conçoive de possibles ni crée des contingents. Ce qui définit la liberté, c’est un « intérieur » et un « soi » de la nécessité. On n’est jamais libre par sa volonté et ce sur quoi elle se règle, mais par son essence et ce qui en découle.
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Pour le mode encore plus que la substance, il est impossible de lier la liberté à la volonté. En revanche, le mode a une essence, c’est-à-dire un degré de puissance. Lorsqu’il arrive à former des idées adéquates, ces idées sont ou bien des notions communes qui expriment sa convenance interne avec d’autres modes existants (deuxième genre de connaissance), ou bien l’idée de sa propre essence qui convient nécessairement du dedans avec l’essence de Dieu et toutes les autres essences (troisième genre). Des affects ou sentiments actifs découlent nécessairement de ces idées adéquates, de telle manière qu’ils s’expliquent par la propre puissance du mode
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Le vrai problème de la portée de la méthode géométrique n’est pas simplement posé par la différence entre les êtres géométriques et les êtres réels, mais par la différence au niveau des êtres réels entre la connaissance du second genre et celle du troisième genre. Or les deux textes célèbres qui identifient les démonstrations à des « yeux de l’esprit » valent précisément pour le troisième genre, et dans un domaine d’expérience et de vision où les notions communes sont dépassées (Traité théologico-politique, chap. 13, et Éthique, V, 23, sc.).
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Ainsi, un mode fini n’est pas séparable : 1o par son essence, de l’infinité des autres essences qui conviennent toutes ensemble dans le mode infini immédiat ; 2o par son existence, de l’infinité des autres modes existants qui en sont causes suivant différents rapports impliqués dans le mode infini médiat ; 3o enfin, de l’infinité de parties extensives que chaque mode existant possède actuellement sous son propre rapport.
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La Nature dite naturante (comme substance et cause) et la Nature dite naturée (comme effet et mode) sont prises dans les liens d’une mutuelle immanence : d’une part, la cause reste en soi pour produire ; d’autre part, l’effet ou le produit reste dans la cause (Éthique, I, 29, sc.). Cette double condition permet de parler de la Nature en général, sans autre spécification.
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Le Nécessaire est la seule modalité de ce qui est : tout ce qui est, est nécessaire, ou par soi, ou par sa cause. La nécessité est donc la troisième figure de l’univoque (univocité de la modalité, après l’univocité des attributs et l’univocité de la cause).
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Ce qui est nécessaire, c’est : 1o l’existence de la substance en tant qu’elle est enveloppée par son essence ; 2o la production par la substance d’une infinité de modes, en tant que « cause de toutes choses » se dit au même sens que cause de soi ; 3o les modes infinis, en tant qu’ils sont produits dans l’attribut pris dans sa nature absolue ou modifié d’une modification infinie (ils sont nécessaires en vertu de leur cause) ; 4o les essences de modes finis, qui conviennent toutes ensemble et forment l’infinité actuelle des parties constitutives du mode infini médiat (nécessité de rapport) ; 6o les rencontres purement extrinsèques entre modes existants, ou plutôt entre les parties extensives qui leur appartiennent sous les rapports précédents et les déterminations qui en découlent pour chacun, naissance, mort, affections (nécessité de proche en proche).
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’existence des modes est un système d’affirmations variables, et l’essence des modes, un système de posivités multiples. Le principe spinoziste est que la négation n’est rien, parce que jamais quoi que ce soit ne manque à quelque chose. La négation est un être de raison, ou plutôt de comparaison, qui vient de ce que nous groupons toutes sortes d’êtres distincts dans un concept abstrait pour les rapporter à un même idéal fictif au nom duquel nous disons que les uns ou les autres manquent à la perfection de cet idéal (lettre XIX, à Blyenbergh
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Chaque corps existant se caractérise par un certain rapport de mouvement et de repos. Quand les rapports correspondant à deux corps se composent, les deux corps forment un ensemble de puissance supérieure, un tout présent dans ses parties (ainsi le chyle et la lymphe comme parties du sang, cf. lettre XXXII, à Oldenburg). Bref, la notion commune est la représentation d’une composition entre deux ou plusieurs corps, et d’une unité de cette composition. Son sens est biologique plus que mathématique ; elle exprime les rapports de convenance ou de composition des corps existants. C’est seulement en second lieu qu’elles sont communes aux esprits ; et là encore plus ou moins communes, puisqu’elles ne sont communes qu’aux esprits dont les corps sont concernés par la composition et l’unité de composition considérées.
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Mais il s’agit alors d’un ordre d’application, où nous partons des plus générales pour comprendre du dedans l’apparition des disconvenances à des niveaux moins généraux. Les notions communes sont donc ici supposées données. Tout autre est leur ordre de formation. Car, lorsque nous rencontrons un corps qui convient avec le nôtre, nous éprouvons un affect ou sentiment de joie-passion, bien que nous ne connaissions pas encore adéquatement ce qu’il a de commun avec nous. Jamais la tristesse, qui naît de notre rencontre avec un corps ne convenant pas avec le nôtre, ne nous induirait à former une notion commune ; mais la joie-passion, comme augmentation de la puissance d’agir et de comprendre, nous induit à le faire : elle est cause occasionnelle de la notion commune.
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Se distinguent à la fois de l’essence et de ce qui découle de l’essence (propriétés, conséquences ou effets). D’une part, le propre n’est pas l’essence, parce qu’il ne constitue rien de la chose et ne nous fait rien connaître d’elle ; mais il est inséparable de l’essence, il est modalité de l’essence elle-même. D’autre part, le propre ne se confond pas avec ce qui découle de l’essence, car ce qui découle de celle-ci est un produit ayant lui-même une essence, soit au sens logique de propriété, soit au sens physique d’effet.
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Toute puissance est acte, active, et en acte. L’identité de la puissance et de l’acte s’explique par ceci : toute puissance est inséparable d’un pouvoir d’être affecté, et ce pouvoir d’être affecté se trouve constamment et nécessairement rempli par des affections qui l’effectuent. Le mot potestas retrouve ici un emploi légitime : « Ce qui est au pouvoir de Dieu (in potestate) doit être compris dans son essence de façon à en suivre nécessairement » (I, 35). C’est-à-dire : à la potentia comme essence correspond une potestas comme pouvoir d’être affecté, lequel pouvoir est rempli par les affections ou modes que Dieu produit nécessairement, Dieu ne pouvant pas pâtir, mais étant cause active de ces affections.
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La puissance divine est double : puissance absolue d’exister, qui se prolonge en puissance de produire toutes choses ; puissance absolue de penser, donc de se comprendre, qui se prolonge en puissance de comprendre tout ce qui est produit. Les deux puissances sont comme deux moitiés de l’Absolu. On ne les confondra pas avec les deux attributs infinis que nous connaissons : il est évident que l’attribut étendue n’épuise pas la puissance d’exister, mais que celle-ci est une totalité inconditionnée qui possède a priori tous les attributs comme conditions formelles. Quant à l’attribut pensée, il fait lui-même partie de ces conditions formelles qui renvoient à la puissance d’exister, puisque toutes les idées ont un être formel par lequel elles existent dans cet attribut. Il est vrai que l’attribut pensée a un autre aspect : à lui seul il est toute la condition objective que la puissance absolue de penser possède a priori comme totalité inconditionnée.
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Quand le mode passe à l’existence, c’est qu’une infinité de parties extensives sont déterminées du dehors à entrer sous le rapport qui correspond à son essence ou degré de puissance. Alors, et alors seulement, cette essence est elle-même déterminée comme conatus ou appétit (Éthique, III, 7). Elle tend en effet à persévérer dans l’existence, c’est-à-dire à maintenir et renouveler les parties qui lui appartiennent sous son rapport (première détermination du conatus, IV, 39). Le conatus ne doit surtout pas être compris comme une tendance à passer à l’existence : précisément parce que l’essence de mode n’est pas un possible, parce qu’elle est une réalité physique qui ne manque de rien, elle ne tend pas à passer à l’existence. Mais elle tend à persévérer dans l’existence, une fois que le mode est déterminé à exister, c’est-à-dire à subsumer sous son rapport une infinité de parties extensives. Persévérer, c’est durer ; aussi le conatus enveloppe-t-il une durée indéfinie (III, 8).
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La différence consiste en ceci : dans le cas de la substance, le pouvoir d’être affecté est nécessairement rempli par des affections actives, puisque la substance les produit (les modes eux-mêmes). Dans le cas du mode existant, son aptitude à être affecté est encore à chaque instant nécessairement remplie, mais d’abord par des affections (affectio) et des affects (affectus) qui n’ont pas le mode pour cause adéquate, qui sont produits en lui par d’autres modes existants : ces affections et affects sont donc des imaginations et des passions. Les affects-sentiments (affectus) sont exactement les figures que prend le conatus quand il est déterminé à faire ceci ou cela, par une affection (affectio) qui lui arrive. Ces affections qui déterminent le conatus sont cause de conscience : le conatus devenu conscient de soi sous tel ou tel affect s’appelle désir, le désir étant toujours désir de quelque chose (III, déf. du désir).
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Si la mort est inévitable, ce n’est nullement parce qu’elle serait intérieure au mode existant ; c’est au contraire parce que le mode existant est nécessairement ouvert sur le dehors, parce qu’il éprouve nécessairement des passions, parce qu’il rencontre nécessairement d’autres modes existants capables de léser un de ses rapports vitaux, parce que les parties extensives qui lui appartiennent sous son rapport complexe ne cessent pas d’être déterminées et affectées du dehors. Mais, de même que l’essence du mode n’avait aucune tendance à passer à l’existence, elle ne perd rien en perdant l’existence, puisqu’elle ne perd que les parties extensives qui ne constituaient pas l’essence elle-même. « Nulle chose singulière ne peut être dite plus parfaite parce qu’elle a persévéré plus de temps dans l’existence, car la durée des choses ne peut être déterminée par leur essence » (IV, préf.).
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La puissance d’agir ([[Baruch Spinoza|Spinoza]] dit parfois force d’exister, déf. gén. des affects) du mode est donc soumise à des variations considérables tant que le mode existe, bien que son essence reste la même et que son aptitude à être affecté soit supposée constante. C’est que la joie, et ce qui s’ensuit, remplit l’aptitude à être affecté de telle manière que la puissance d’agir ou force d’exister augmente relativement ; inversement la tristesse. Le conatus est donc effort pour augmenter la puissance d’agir ou éprouver des passions joyeuses (troisième détermination, III, 28).
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Encore la constance de l’aptitude à être affecté n’est-elle que relative et contenue dans certaines limites. Il est évident qu’un même individu n’a pas le même pouvoir d’être affecté, enfant, adulte et vieillard, bien portant et malade (IV, 39, sc. ; V, 39, sc.). L’effort pour augmenter la puissance d’agir n’est donc pas séparable d’un effort pour porter au maximum le pouvoir d’être affecté (V, 39). On ne verra nulle difficulté dans la conciliation des diverses définitions du conatus : mécanique (conserver, maintenir, persévérer) ; dynamique (augmenter, favoriser) ; apparemment dialectique (s’opposer à ce qui s’oppose, nier ce qui nie). Car tout dépend et dérive d’une conception affirmative de l’essence : le degré de puissance comme affirmation de l’essence en Dieu ; le conatus comme affirmation de l’essence dans l’existence ; le rapport de mouvement et de repos ou le pouvoir d’être affecté comme position d’un maximum et d’un minimum ; les variations de la puissance d’agir ou force d’exister à l’intérieur de ces limites positives.
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De toute manière, le conatus définit le droit du mode existant. Tout ce que je suis déterminé à faire pour persévérer dans l’existence (détruire ce qui ne me convient pas, ce qui me nuit, conserver ce qui m’est utile ou me convient) par des affections données (idées d’objets), sous des affects déterminés (joie et tristesse, amour et haine...), tout cela est mon droit de nature. Ce droit est strictement identique à ma puissance, et est indépendant de tout ordre de fins, de toute considération de devoirs, puisque le conatus est fondement premier, primum movens, cause efficiente et non finale. Ce droit n’est contraire « ni aux luttes, ni aux haines, ni à la colère, ni à la tromperie, ni à rien absolument de ce que l’appétit conseille » (Traité théologico-politique, chap. 16 ; Traité politique, chap. 2, 8). L’homme raisonnable et l’insensé se distinguent par leurs affections et leurs affects mais s’efforcent également de persévérer dans l’existence en fonction de ces affections et affects : de ce point de vue, leur seule différence est de puissance.
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En un premier sens, le signe est toujours l’idée d’un effet saisi dans des conditions qui le séparent de ses causes. Ainsi l’effet d’un corps sur le nôtre n’est pas saisi par rapport à l’essence de notre corps et l’essence du corps extérieur, mais en fonction d’un état momentané de notre constitution variable et d’une simple présence de la chose dont nous ignorons la nature (Éthique, II, 17). De tels signes sont indicatifs, ce sont des effets de mélange ; ils indiquent primairement l’état de notre corps, et secondairement la présence du corps extérieur. Ces indications fondent tout un ordre de signes conventionnels (langage), qui se caractérise déjà par son équivocité, c’est-à-dire par la variabilité des chaînes associatives où elles entrent (II, 18, sc.).
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Le mot loi est même tellement compromis par son origine morale (Traité théologico-politique, chap. 4), qu’on y voit une borne de puissance au lieu d’une règle de développement : il suffit de ne pas comprendre une vérité éternelle, c’est-à-dire une composition de rapports, pour l’interpréter comme un impératif. Ces signes de seconde espèce sont donc des signes impératifs ou des effets de révélation ; ils n’ont pas d’autre sens que de nous faire obéir. Et, précisément, le plus grave tort de la théologie, c’est d’avoir négligé et caché la différence de nature entre obéir et connaître, de nous avoir fait prendre des principes d’obéissance pour des modèles de connaissance.
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« Ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose pour être formé » (Éthique, I, déf. 3). En ajoutant à la définition classique « ce qui est conçu par soi », [[Baruch Spinoza|Spinoza]] rend impossible une pluralité de substances ayant même attribut ; en effet, celles-ci auraient quelque chose de commun par quoi elles pourraient être comprises l’une par l’autre. C’est pourquoi les huit premières propositions de l’Éthique s’attachent à montrer qu’il n’y a pas plusieurs substances par attribut : la distinction numérique n’est jamais une distinction réelle.
## chapitre V - L’évolution de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] (sur l’inachèvement du Traité de la réforme)
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Dans le Court traité en effet, l’égalité Dieu-Nature fait que Dieu n’est pas lui-même substance, mais « Être » qui présente et réunit toutes les substances ; la substance n’a donc pas sa pleine valeur, n’étant pas encore cause de soi, mais seulement conçue par soi. Au contraire, dans l’Éthique, l’identité Dieu-substance fait que les attributs ou substances qualifiées constituent vraiment l’essence de Dieu, et jouissent déjà de la propriété de cause de soi.
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Mais, dans l’Éthique, ou déjà dans le Traité de la réforme, quand [[Baruch Spinoza|Spinoza]] dispose d’une méthode de développement continu, il évite précisément de commencer par Dieu. Dans l’Éthique, il part des attributs substantiels quelconques pour arriver à Dieu comme substance constituée par tous les attributs. Il arrive donc à Dieu le plus vite possible, il invente lui-même cette voie courte qui nécessite pourtant neuf propositions. Et dans le Traité de la réforme, il partait d’une idée vraie quelconque pour arriver « le plus vite possible » à l’idée de Dieu. Mais on a pris tellement l’habitude de croire que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] devait commencer par Dieu que les meilleurs commentateurs conjecturent des lacunes dans le texte du Traité, et des inconséquences dans la pensée de Spinoza3. En fait, atteindre à Dieu le plus vite possible, et non pas immédiatement, fait pleinement partie de la méthode définitive de [[Baruch Spinoza|Spinoza]], à la fois dans le Traité de la réforme et dans l’Éthique.
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C’est en ce sens que la connaissance de la cause sera dite plus parfaite, et procédera le plus vite possible de la cause aux effets. La synthèse contient bien à son début un procès analytique accéléré, mais dont elle se sert seulement pour atteindre au principe de l’ordre synthétique : comme disait déjà Platon, on part d’une « hypothèse » pour aller, non pas vers des conséquences ou conditions, mais vers le principe « anhypothétique » d’où découlent en ordre toutes les conséquences et conditions
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En effet, il apparaît que les notions communes sont un apport propre de l’Éthique. Elles n’apparaissaient pas dans les ouvrages précédents. Il s’agit de savoir si leur nouveauté est seulement celle d’un mot, ou d’un concept entraînant des conséquences. Selon [[Baruch Spinoza|Spinoza]], toute chose existante a une essence, mais elle a aussi des rapports caractéristiques par lesquels elle se compose avec d’autres choses dans l’existence, ou se décompose en d’autres choses. Une notion commune, c’est précisément l’idée d’une composition de rapports entre plusieurs choses.
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Il apparaît alors que les notions communes sont des Idées pratiques, en rapport avec notre puissance : contrairement à leur ordre d’exposition qui ne concerne que les idées, leur ordre de formation concerne les affects, montre comment l’esprit « peut ordonner ses affects et les enchaîner entre eux ». Les notions communes sont un Art, l’art de l’Éthique elle-même : organiser les bonnes rencontres, composer les rapports vécus, former les puissances, expérimenter.
## chapitre VI - [[Baruch Spinoza|Spinoza]] et nous
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« [[Baruch Spinoza|Spinoza]] et nous » : cette formule peut vouloir dire beaucoup de choses, mais, entre autres, « nous au milieu de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] ». Essayer de percevoir et de comprendre [[Baruch Spinoza|Spinoza]] par le milieu. Généralement, on commence par le premier principe d’un philosophe. Mais ce qui compte, c’est aussi bien le troisième, le quatrième ou le cinquième principe. Tout le monde connaît le premier principe de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] : une seule substance pour tous les attributs. Mais le troisième, quatrième ou cinquième principe, on le connaît aussi : une seule Nature pour tous les corps, une seule Nature pour tous les individus, une Nature qui est elle-même un individu variant d’une infinité de façons.
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Comment [[Baruch Spinoza|Spinoza]] définit-il un corps ? Un corps quelconque, [[Baruch Spinoza|Spinoza]] le définit de deux façons simultanées. D’une part, un corps, si petit qu’il soit, comporte toujours une infinité de particules : ce sont les rapports de repos et de mouvement, de vitesses et de lenteurs entre particules qui définissent un corps, l’individualité d’un corps. D’autre part, un corps affecte d’autres corps, ou est affecté par d’autres corps : c’est ce pouvoir d’affecter et d’être affecté qui définit aussi un corps dans son individualité. En apparence, ce sont deux propositions très simples : l’une est cinétique, l’autre est dynamique. Mais, si l’on s’installe vraiment au milieu de ces propositions, si on les vit, c’est beaucoup plus compliqué et l’on se retrouve spinoziste avant d’avoir compris pourquoi.
> [!accord] Page 162
Même le développement d’une forme, le cours du développement d’une forme dépend de ces rapports, et non l’inverse. L’important, c’est de concevoir la vie, chaque individualité de vie, non pas comme une forme, ou un développement de forme, mais comme un rapport complexe entre vitesses différentielles, entre ralentissement et accélération de particules. Une composition de vitesses et de lenteurs sur un plan d’immanence. Il arrive de même qu’une forme musicale dépende d’un rapport complexe entre vitesses et lenteurs des particules sonores. Ce n’est pas seulement affaire de musique, mais de manière de vivre : c’est par vitesse et lenteur qu’on se glisse entre les choses, qu’on se conjugue avec autre chose : on ne commence jamais, on ne fait jamais table rase, on se glisse entre, on entre au milieu, on épouse ou on impose des rythmes.
> [!accord] Page 163
Par exemple : il y a de plus grandes différences entre un cheval de labour ou de trait, et un cheval de course, qu’entre un bœuf et un cheval de labour. C’est parce que le cheval de course et cheval de labour n’ont pas les mêmes affects ni le même pouvoir d’être affecté ; le cheval de labour a plutôt des affects communs avec le bœuf.
> [!accord] Page 164
On voit bien que le plan d’immanence, le plan de Nature qui distribue les affects, ne sépare pas du tout des choses qui seraient dites naturelles et des choses qui seraient dites artificielles. L’artifice fait complètement partie de la Nature, puisque toute chose, sur le plan immanent de la Nature, se définit par des agencements de mouvements et d’affects dans lesquels elle entre, que ces agencements soient artificiels ou naturels.
> [!information] Page 164
Longtemps après [[Baruch Spinoza|Spinoza]], des biologistes et des naturalistes essaieront de décrire des mondes animaux définis par les affects et les pouvoirs d’affecter ou d’être affecté. Par exemple, J. von Uexküll le fera pour la tique, animal qui suce le sang des mammifères. Il définira cet animal par trois affects : le premier, de lumière (grimper en haut d’une branche) ; le deuxième, olfactif (se laisser tomber sur le mammifère qui passe sous la branche) ; le troisième, calorifique (chercher la région sans poil et plus chaude). Un monde avec trois affects seulement, parmi tout ce qui se passe dans la forêt immense. Un seuil optimal et un seuil pessimal dans le pouvoir d’être affecté : la tique repue qui va mourir, et la tique capable de jeûner très longtemps
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Cela vaut pour nous, pour les hommes, non moins que pour les animaux, parce que personne ne sait d’avance les affects dont il est capable, c’est une longue affaire d’expérimentation, c’est une longue prudence, une sagesse spinoziste qui implique la construction d’un plan d’immanence ou de consistance.
> [!accord] Page 165
Par exemple, un animal étant donné, à quoi cet animal est-il indifférent dans le monde infini, à quoi réagit-il positivement ou négativement, quels sont ses aliments, quels sont ses poisons, qu’est-ce qu’il « prend » dans son monde ? Tout point a ses contrepoints : la plante et la pluie, l’araignée et la mouche. Jamais donc un animal, une chose, n’est séparable de ses rapports avec le monde : l’intérieur est seulement un extérieur sélectionné, l’extérieur, un intérieur projeté ; la vitesse ou la lenteur des métabolismes, des perceptions, actions et réactions s’enchaînent pour constituer tel individu dans le monde.
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Bref : si nous sommes spinozistes, nous ne définirons quelque chose ni par sa forme, ni par ses organes et ses fonctions, ni comme substance ou comme sujet. Pour emprunter des termes au Moyen Âge, ou bien à la géographie, nous le définirons par longitude et latitude. Un corps peut être n’importe quoi, ce peut être un animal, ce peut être un corps sonore, ce peut être une âme ou une idée, ce peut être un corpus linguistique, ce peut être un corps social, une collectivité. Nous appelons longitude d’un corps quelconque l’ensemble des rapports de vitesse et de lenteur, de repos et de mouvement, entre particules qui le composent de ce point de vue, c’est-à-dire entre éléments non formés
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Nous appelons latitude l’ensemble des affects qui remplissent un corps à chaque moment, c’est-à-dire les états intensifs d’une force anonyme (force d’exister, pouvoir d’être affecté). Ainsi nous établissons la cartographie d’un corps. L’ensemble des longitudes et des latitudes constitue la Nature, le plan d’immanence ou de consistance, toujours variable, et qui ne cesse pas d’être remanié, composé, recomposé, par les individus et les collectivités.
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Ici, le plan ne retient que des mouvements et des repos, des charges dynamiques affectives : le plan sera perçu avec ce qu’il nous fait percevoir, et au fur et à mesure. Nous ne vivons pas, nous ne pensons pas, nous n’écrivons pas de la même manière sur l’un et l’autre plan. Par exemple, Goethe, ou même [[Hegel]] à certains égards, ont pu passer pour spinozistes. Mais ils ne le sont pas vraiment, parce qu’ils n’ont pas cessé de relier le plan à l’organisation d’une Forme et à la formation d’un Sujet. Les spinozistes, ce sont plutôt Hölderlin, Kleist, [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], parce qu’ils pensent en termes de vitesses et de lenteurs, catatonies figées et mouvements accélérés, éléments non formés, affects non subjectivés.
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> [!approfondir] Page 169
Des écrivains, des poètes, des musiciens, des cinéastes, des peintres aussi, même des lecteurs occasionnels, peuvent se retrouver spinozistes, plus que des philosophes de profession. C’est affaire de conception pratique du « plan ». Non pas qu’on soit spinoziste sans le savoir. Mais, bien plutôt, il y a un curieux privilège de [[Baruch Spinoza|Spinoza]], quelque chose qui semble n’avoir été réussi que par lui. C’est un philosophe qui dispose d’un appareil conceptuel extraordinaire, extrêmement poussé, systématique et savant ; et pourtant il est au plus haut point l’objet d’une rencontre immédiate et sans préparation, tel qu’un non-philosophe, ou bien quelqu’un dénué de toute culture, peuvent en recevoir une soudaine illumination, un « éclair ».
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Qui est spinoziste ? Parfois, certainement, celui qui travaille « sur » [[Baruch Spinoza|Spinoza]], sur les concepts de [[Baruch Spinoza|Spinoza]], à condition que ce soit avec assez de reconnaissance et d’admiration. Mais aussi celui qui, non-philosophe, reçoit de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] un affect, un ensemble d’affects, une détermination cinétique, une impulsion, et qui fait ainsi de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] une rencontre et un amour. Le caractère unique de [[Baruch Spinoza|Spinoza]], c’est que lui, le plus philosophe des philosophes (contrairement à Socrate même, il ne réclame que de la philosophie...), il apprend au philosophe à devenir non-philosophe. Et c’est dans le livre V, qui n’est pas du tout le plus difficile, mais le plus rapide, d’une vitesse infinie, que les deux se réunissent, le philosophe et le non-philosophe, comme un seul et même être. Aussi, quelle extraordinaire composition a ce livre V, et comment s’y fait la rencontre du concept et de l’affect. Et comment cette rencontre est préparée, rendue nécessaire par les mouvements célestes et souterrains qui, tous deux ensemble, composent les livres précédents.