> [!info]+ Auteur : [[Nicolas Legendre]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 1 heure et 28 minutes --- # Citation > [!youtube]+ > - Une mafia agricole ? - Green Letter Club [](https://www.youtube.com/watch?v=AgQn0eQoiNE) # Note ## I - Les fondements de l’empire armoricain > [!accord] Page 13 Combien de Bretonnes et de Bretons les ombres ont-elles poursuivis ? Combien de destins ont-elles enrayés ? Combien, qui ne sont plus là pour raconter leurs mésaventures, se sont pendus à la branche d’un vieux chêne, derrière le tas d’ensilage, près d’une désileuse rouillée ou de quelque cuve à fioul, parce qu’ils ne supportaient plus, bien sûr, le travail exténuant, le manque de considération de la part de la « société », le poids des dettes et l’absence de revenus, mais aussi, dans certains cas, la sournoise présence des ombres ? > [!accord] Page 15  On commençait à s’embourgeoiser, me confia mon père, bien plus tard. Ils étaient certes propriétaires de leur appartement, mais ils roulaient en Renault 4 et ne s’autorisaient que le camping pour les vacances… Cela suffisait néanmoins pour que cet homme sur lequel le capitalisme n’est jamais parvenu à s’arrimer (il ne conçoit pas la possibilité de gagner « trop » d’argent) entrevoie avec effroi le spectre de l’embourgeoisement. Et décide de revenir à la terre. > [!accord] Page 16 Avec ses colères contre « la laiterie », cette entité lointaine qui achetait sa production mais fixait elle-même les prix – toujours trop bas. Avec les centaines de litres de lait qu’on jetait parfois dans le ruisseau près de l’étable, parce qu’on avait dépassé le « quota », parce qu’on risquait de payer des « pénalités » – on tuait alors, sans trop y penser, à la fois l’écosystème du ruisseau et notre honneur de paysans, mais il n’y avait « pas le choix ». Il fallait avancer, nom de Dieu, et se conformer aux règles, aux normes, à la marche en avant de… Quoi, au juste ? > [!accord] Page 16 Certains de leurs alter ego ont plongé dans le bain du « toujours plus » : plus d’hectares, plus de machines, plus d’animaux, plus de pesticides, plus de maïs, plus de dettes. Chacun avait ses raisons. Chacun pensait bien faire. La banque, l’État, la coopérative, la chambre d’agriculture et le « syndicat » conseillaient de tirer dans ce sens. Les plus exaltés fonçaient tête baissée, sans trop réfléchir à qui tirait les marrons du feu, à qui était l’esclave de qui, ou de quoi. À l’époque, dans le monde rural, remettre en cause cette logique, même timidement, revenait à blasphémer contre les dieux du productivisme – cette religion dont on ne disait jamais le nom. > [!accord] Page 17 Mes parents, comme bien d’autres paysans, étaient les indispensables petites mains d’un complexe agro-industriel dont le fonctionnement s’appuyait sur une idéologie (le productivisme) répondant à des choix politiques et économiques dans un contexte de pétrole bon marché, de libéralisation des échanges commerciaux, de consumérisme triomphant et d’indifférence à l’égard des enjeux écologiques. Ils faisaient partie de ce grand « tout » mais ils ne prononçaient pas les mots susceptibles de le définir. D’ailleurs, le système productiviste lui-même ne se définit pas de cette façon. > [!accord] Page 17 Ses plus fervents partisans refusent bien souvent le qualificatif « productiviste » et démentent carrément, parfois, qu’il s’agit d’un « système » ou d’un « modèle ». Pourtant, selon la formule consacrée, « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément »… > [!accord] Page 17 Le productivisme agro-industriel, quant à lui, n’a officiellement pas de nom, ce qui lui permet de faire croire qu’il est simplement « la vie », « la normalité » ou « le cours des choses ». Et qu’il n’existe pas d’itinéraire bis. À l’époque, ceux qu’on appelait « les bios », pionniers de l’agroécologie, de la vente directe ou de la transformation à la ferme, étaient extrêmement minoritaires et souvent considérés par leurs confrères « sérieux » comme d’insignifiants hippies, voire comme de dangereux bouénous (« bons à rien », en langue gallèse2) susceptibles d’inoculer le virus de la fainéantise barbue à nos jeunes. > [!accord] Page 18 Car les « gros » avaient les dents longues et peu de sentiments. Ils carburaient au « progrès ». La banque leur parlait progrès. La coopérative leur parlait progrès. L’État leur parlait progrès. Ils se levaient progrès, mangeaient progrès, dormaient progrès. > [!information] Page 18 Michel lui expliqua, en substance, que les difficultés financières concernaient surtout les « petits » et que la filière se porterait mieux une fois que ceux-ci auraient cédé la place aux vrais exploitants modernes. > [!information] Page 19 Quelques années après cet échange, Michel transmit sa ferme à son fils, Vincent, qui a vu (encore) plus grand. Qui a avalé d’autres fermes. Qui a robotisé son exploitation. Qui s’est endetté. Qui passait des journées entières sur son tracteur, du fait de son engouement pour la belle mécanique mais aussi à cause des distances faramineuses qui séparaient désormais ses parcelles. > [!information] Page 19 Vincent s’est épuisé. Il a arrêté avant la faillite, l’infarctus ou le suicide. Il a vendu la ferme. Jadis, dans les campagnes, une telle décision relevait de l’hérésie, mais désormais, on ne s’offusque plus quand un paysan, accablé par le poids du fardeau, cède le patrimoine familial au plus offrant. Vincent a changé de métier. Game over. Un paysan de moins. Une ferme de moins. > [!accord] Page 20 Quiconque a déjà élevé une seule vache et ensemencé un seul hectare imagine le niveau de stress qu’engendre la responsabilité de deux cents fois plus de bêtes et la mise en culture de cinq cents fois plus d’hectares. Même avec les machines les plus perfectionnées – qui sont aussi les plus coûteuses –, même avec les techniques les plus « abouties », cela peut relever du sacerdoce. > [!information] Page 22 Mes parents ont commencé avec cinq vaches. On vivait bien. Moi, j’ai débuté avec soixante, aujourd’hui j’en ai cent cinquante. On gagne 2 000 euros par mois à deux. On travaille entre douze et quatorze heures par jour. Comme on dit avec ma femme : le week-end, pour nous, ça commence le dimanche à 12 heures et ça finit le même jour à 18 heures, pour la traite. > [!information] Page 22 Quand j’ai commencé, y avait dix-sept producteurs laitiers dans la commune. Aujourd’hui, on n’est plus que trois. Ma laiterie ? C’est les mêmes gangsters que les autres… Ça n’a pas de sens… Mais je suis là, j’ai des prêts à rembourser. Faut bien que je vive. J’ai des amis qui se sont suicidés. Mon voisin, il est parti avec son télescopique3, il a pris une corde, il s’est pendu dans un coin de la ferme. Et voilà. > [!accord] Page 23 Des couples qui se séparent, des gars qui finissent dans les hôpitaux ou au bout d’une corde. Produire encore plus pour rien gagner ? C’est pas du boulot. On nous garde la tête sous l’eau. De temps en temps, on nous donne un bol d’air… Ma génération a accepté ça. Ma femme et moi, on a investi un million d’euros et on fait presque soixante-dix heures par semaine. On se tire 1 200 euros par mois chacun. On a un souci : on aura 1 500 euros de retraite pour deux. Travailler quarante ans comme un cinglé, pour ça ? — Mais les lignes bougent, non ? On voit des prises de conscience et… — Combien de gens vont tomber avant ? Combien de drames ? > [!information] Page 23 Il avait raison, Philippe : combien, d’ici là, d’entrefilets de ce genre dans les journaux : « Ce n’est que le soir que Pierre-Yves le retrouvera, pendu, dans un bâtiment près de la ferme » ; « Quand vous avez l’impression que vos bêtes sont mieux nourries que vous… » ; « Il travaillait beaucoup pour s’en sortir, il travaillait trop même » ; « C’est son mari qui l’a retrouvée pendue dans la salle de traite » ; « Il a été retrouvé dans la salle de vêlage » ; « Ce système est en train de nous broyer » ; « Quand son tracteur a brûlé, certains voisins l’ont entendu pleurer » ; « J’avais peur d’aller au courrier » ; « Accroché à un arbre, pas très haut, sur un petit talus » ; « Tous les soirs, j’entends encore ce cri… » ; « Je ne désire pas être enterré. La terre, je lui ai assez donné. Je préfère être incinéré, et mes cendres éparpillées en mer. » > [!accord] Page 24 Le système en question avait promis l’émancipation aux paysans, du travail aux ouvriers et de la viande bon marché pour tout le monde. Il a offert à la Bretagne des routes, des ports, des usines, des empires transnationaux et des baronnies rurales. Il a contribué à la modernisation de la péninsule après la Seconde Guerre mondiale. Il a entraîné l’enrichissement de ses plus importants bénéficiaires et la disparition progressive des paysans, l’asservissement d’un certain nombre d’ouvriers et la généralisation de la nourriture en boîte. Il a contribué à la défiguration des paysages et à l’effondrement des écosystèmes. > [!information] Page 24 Les causes présentées comme récurrentes sont la transformation brutale du monde rural, la faiblesse des revenus, les turbulences liées aux politiques de libre-échange, le poids de l’endettement, le regard porté par la « société » et l’utilisation de certains pesticides de synthèse qui « favoriserait l’apparition de symptômes dépressifs, de troubles de reproduction et de problèmes génotoxiques4 ». > [!information] Page 25 En France, l’agriculture est la profession la plus exposée au risque de suicide. Selon la Mutualité sociale agricole (MSA), un agriculteur se donne la mort tous les deux jours. Toutes professions confondues, la Bretagne a le plus fort taux de suicide du pays > [!information] Page 25 Elle est devenue en quelques décennies le principal espace agricole de l’Hexagone et l’un des principaux d’Europe. On y produit chaque année suffisamment d’aliments pour nourrir l’équivalent de 22 millions de personnes, alors qu’elle ne compte que 3,3 millions d’habitants. Le yaourt que vous avez mangé ce midi ? L’emmental râpé sur votre pizza d’hier ? Les lardons de votre dernière salade « paysanne » ? Les patates utilisées pour confectionner vos chips préférées ? Les tomates que vous achetez en hiver ? Il y a fort à parier qu’une ou plusieurs de ces denrées ont été produites et/ou transformées en Bretagne. > [!accord] Page 26 Le prodigieux élan qui a permis l’émergence de cette « puissance » agroalimentaire a un prix, d’autant plus difficile à évaluer qu’il inclut des coûts cachés. Il y a les proliférations d’algues vertes, immanquables pour qui déambule à Plestin-les-Grèves ou Douarnenez. Il y a la banalisation des paysages, les vastes champs de maïs ayant supplanté les prairies exiguës. Il y a les « cathédrales » porcines ou laitières, ainsi qu’on nomme les plus grands élevages, ces phares d’un nouveau genre qui ont relégué chapelles et calvaires au rang de marqueurs paysagers secondaires. D’autres mutations, moins visibles, ont affecté les liens sociaux, le rapport à la terre et au temps, les solidarités, les corps humains, la courbure des vallons et la vie des lisières, l’habitat du saumon et celui des orvets. D’année en année, le productivisme s’est affirmé ici comme un « fait social total5 ». Il a transformé l’univers mental de communautés entières, acheminant avec lui de nouveaux idéaux et de nouvelles références. > [!information] Page 28 En ce lundi d’hiver, mes interlocuteurs esquissent des chaînons manquants. Ils évoquent les cas de paysans victimes de représailles parce qu’ils ne se soumettent pas aux injonctions de leur coopérative ou du « syndicat », les avantages en nature destinés à ceux qui jouent le jeu, la vente de denrées alimentaires « au noir » vers des pays sous embargo, la falsification de rapports sanitaires, l’intimidation voire le flingage (symbolique) d’élus récalcitrants, le trafic d’influence à tous les étages… > [!accord] Page 30 — T’as des paysans qui sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche, qu’ont les moyens d’investir, qu’ont toujours une longueur d’avance… Et qui font la nique à tout le monde. À côté, le jeune qui veut démarrer, il court après les réglementations, après les terres… > [!accord] Page 31 L’homme devant moi n’en démord pas, cependant. Il peste contre l’« asservissement » des paysans, devenus « esclaves » des firmes, des coopératives, des banques, des vendeurs de tracteurs ou de robots de traite et, d’une manière générale, d’un modèle dominant – le productivisme – qui a façonné la Bretagne depuis soixante ans. Des paysans qu’il estime trahis, voire instrumentalisés, par une partie de ceux, syndicalistes ou administrateurs de coopératives, qui sont censés les représenter. > [!accord] Page 31 Entendre un tel discours, dans la bouche d’un tel personnage, a de quoi surprendre. Longtemps, seuls les opposants farouches à l’agriculture productiviste (élus de gauche, militants environnementalistes ou membres de syndicats minoritaires) ont formulé une critique globale du système agro-industriel. Les bénéficiaires et représentants de ce système, quant à eux, avaient naturellement tendance à le défendre mordicus. > [!accord] Page 32 Il y avait du vrai, dans ces réponses. Elles contenaient aussi beaucoup de raccourcis, d’inexactitudes et de mauvaise foi. Surtout, elles permettaient à ceux qui les formulaient d’identifier des causes externes aux problèmes structurels de l’agro-industrie. Ils évitaient ainsi de s’aventurer dans la critique d’un système dont eux-mêmes faisaient partie, qu’ils avaient éventuellement contribué à mettre en place, consciemment ou non, et qui les faisait vivre – plus ou moins correctement. Ce réflexe d’autodéfense est héréditaire : l’un des leitmotivs des instances agricoles majoritaires, en France, depuis plusieurs décennies, est de faire bloc. Il faut montrer un monde paysan uni. Il faut mettre en sourdine les divergences – voire les ratiboiser –, comme pour mieux exorciser l’individualisme qui caractérise la profession ainsi que les profondes divergences qui la traversent. > [!accord] Page 33 — Parce que certains de nos représentants se servent de leur place pour s’en sortir, plutôt que de jouer collectif. C’est tellement tendu… Le moindre sou que tu peux gagner, tu prends. Tu sauves ta peau… et celle de quelques copains des conseils d’administration. La majorité des agriculteurs ne se rendent même pas compte de ça. Ils sont happés par le système. On leur répète qu’il faut être bon techniquement et qu’ainsi, ils s’en sortiront. Faut être bon, faut être bon ! Y a que ça. Y a une pression permanente du résultat et un poids sur les épaules… Tu peux pas te rendre compte. Nous, on est à fond. Et tous les matins, t’ouvres le journal, on te parle de la pollution, des pesticides… Y a des fois, c’est injuste. C’est vraiment injuste. > [!information] Page 35 Pour Christian, la « grève du lait » fut un détonateur. Initiée en 2009, cette mobilisation massive d’éleveurs européens visait à obtenir une revalorisation des prix d’achat de la production. Christian y a participé. Il y a cru. Il a déchanté. Les avancées ont été minimes. La FNSEA n’a pas soutenu le mouvement, qui s’est construit en opposition aux visées hégémoniques du syndicat majoritaire. > [!accord] Page 35 Après cet épisode, Christian a participé à la création d’une marque de lait « équitable », propriété de cinq cents producteurs français. Désormais, il ne dépend plus directement d’une coopérative ou d’une firme. Il n’enrichit plus personne… à part lui-même. Avec son beau-frère et son fils, il emploie deux salariés, prend trois à quatre semaines de vacances par an, ne travaille pas tous les week-ends, se verse un « très bon » salaire et se dit heureux de payer « un paquet d’impôts ». > [!accord] Page 36 Il y a une telle consanguinité intellectuelle que rien ne bouge. Ils disent qu’ils ont évolué, notamment sur les questions environnementales, et que les choses sont réglées. Mais non ! Puisque c’est un escalier qu’il faut grimper et qu’on en est qu’aux premières marches. Je ne veux pas faire la morale aux copains restés dans le moule. Il est possible d’en sortir, mais ça suppose une remise en cause. Le problème du paysan débordé, c’est qu’il n’a pas le temps de se remettre en cause. Il y a beaucoup d’agriculteurs condamnés. > [!accord] Page 38 Parfois, quand t’es tout seul, tu parles plus qu’à ton chien. Je connais des mecs, le lundi, c’est cassoulet en boîte, le mardi, raviolis en boîte, et puis jeudi, couscous en boîte, et c’est toujours la même gamelle, comme le chien. Et quand y a le repas de la coop, ils sont contents, parce qu’au moins, « on mange ». Et ça, c’est silencieux… Tu les verras jamais, ces mecs-là. > [!approfondir] Page 38 — Je connais au moins une dizaine de collègues qui se sont suicidés, rien que dans le pays de Quimper, en vingt ans. J’ai plein de copains morts de cancers à cause des pesticides. On paye cher, nous, les paysans bretons, pour que les autres deviennent riches ! Je pense qu’il faut vraiment parler d’agricide. Il faut oser utiliser ce mot. > [!information] Page 40 Les vétérinaires, vigies mobiles du monde paysan, entrent dans tous les élevages. Certains, comme Guy, ne soignent pas que les vaches. Ils font office de confidents et de conseillers, parfois de psys et d’agents matrimoniaux. > [!information] Page 40  Son mari l’a trouvée pendue. On savait que le mari se suiciderait aussi. Enfin, on redoutait que ça arrive. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Ils n’étaient pas complètement dans le système. Un organisme les faisait chier sans arrêt pour qu’ils se mettent aux normes. Ils étaient à bout. Alors qu’ils géraient bien leur ferme. Et qu’ils géraient bien leur couple, aussi, de façon remarquable. Ils avaient une technologie adaptée à leurs habitudes. Ils ne voulaient pas se farcir des normes qu’ils appliquaient déjà dans les faits. On leur demandait tout un tas de dossiers… Avec mes trois associés, on s’est relayés auprès du mari. On passait le voir tous les jours. Des voisins et des techniciens de coop aussi. Ça n’a pas suffi. Il s’est pendu un mois plus tard. > [!accord] Page 41 — Ouais. Je me mets à la place des paysans. On leur dit, d’un côté : faut y aller ! Faut produire ! Faut se moderniser ! De l’autre : vous empoisonnez tout le monde. Ils sont complètement perdus. Ils ne supportent plus que des gens extérieurs à l’agriculture leur donnent des leçons. Ils veulent plus parler. Ils courbent le dos. Ils ont le nez dans le guidon. Y a une question de pognon, mais le moral joue beaucoup. Je suis passé de mille cent clients en 1983 à moins de trois cents à la fin de ma carrière. Ici, sur Callac, y a plus que deux grosses fermes et quelques petites. Tu n’as plus ce lien social qui permet aux paysans de parler de leurs problèmes. Ça se répercute sur le moral, sur la tension… Même quand c’est des jeunes cadres dynamiques qui reprennent l’exploitation… Et… c’est vrai que… j’suis très émotif avec cette histoire… Il pleure. — J’en ai vu d’autres qui se sont mis à picoler comme des trous à cause de leur mal-être… Dans le temps, c’était l’if, l’œnanthe et la digitale8, après c’était le puits. Maintenant, c’est la corde… et le vin rouge. > [!accord] Page 42  Le choix, pour certains, c’est la faillite, le servage ou le suicide. C’est dur, ce que je dis, hein ? Mais c’est la vérité. C’est un champ de ruines, l’agriculture. J’ai toujours cru dans le développement industriel de mon métier. J’ai été le plus gros producteur du coin. On a investi tous les ans pour maintenir l’outil au top. On a été près de la faillite, deux fois. Un jour, ma femme m’a trouvé avec mon fusil posé sur le bureau. À cause des dettes. > [!accord] Page 43 Je connais un gars avec une jolie ferme, 150 hectares. Tous ses voisins sont en train d’arrêter. Ils pensaient que le gars reprendrait leurs fermes. Mais lui n’en veut pas ! Il va pas aller prendre 150 hectares en plus, autour d’une agglomération, dans un secteur avec des maisons partout, où tu peux pas épandre à cause des odeurs, t’as tout de suite un collectif de riverains sur la tronche… Toutes ces choses, ajoutées à l’endettement, ça épuise les paysans. On entend qu’untel est allé faire une petite cure à l’hôpital à cause d’un burn-out… Le gars avait deux exploitations, cent cinquante vaches d’un côté, cent trente de l’autre… Il faisait la traite tous les matins et tous les soirs. Il a fini à l’HP10, en cure de sommeil. Il pétait un câble. Qui veut de cette vie ? Ils ont du mal à trouver des prétendants… > [!accord] Page 43 — Je connais plein de couples d’agriculteurs, c’est tout sauf des couples. Le divorce est tabou, en agriculture. Il y a une incapacité technique et pratique de se séparer. Je sais qu’il y en a plein qui n’y arrivent pas. La femme est victime de tout ça, notamment à cause du manque de valorisation du métier. Quand, économiquement, la ferme ne va pas bien, c’est plus souvent la femme qui va travailler à l’extérieur. > [!information] Page 48 Une autopsie révèle qu’une épizootie rare, la « maladie d’Aujetsky », s’est abattue sur l’élevage. Les premières démarches de Pierre pour obtenir une indemnisation de la part de l’État n’aboutissent pas. Les membres de la commission départementale chargée de statuer sur son dossier, composée pour moitié d’éleveurs de porcs, s’opposent au classement de son cas en « catastrophe naturelle ». Pierre demande à sa banque, dont le conseil d’administration est constitué en majorité d’éleveurs du coin, un allègement de ses remboursements. L’établissement ne lui propose qu’un prêt de consolidation à 18 % – impossible, dans ces conditions, de se désendetter. Ses autres requêtes se révèlent infructueuses. Pierre apprendra plus tard que son dossier aurait été « bloqué » en haut lieu. Un soir, alors que la famille finit de dîner, un administrateur de la banque en question, éleveur dans le département, se serait présenté au domicile de Pierre : — Il m’a dit : « Tu n’auras pas un sou de la banque, même si je dois pour cela me rendre à Paris sur les genoux ! » > [!information] Page 48 Avant cela, Pierre Chapalain avait le sentiment que des confrères cherchaient à lui nuire. Cela ne fait désormais plus de doute. En se remémorant les semaines précédant la contamination des animaux, sa compagne et lui se souviennent d’un épisode qu’ils avaient laissé de côté, parce que « la vie continuait » et que « le travail ne manquait pas ». Un soir, leur fils aurait surpris un individu qui se « précipitait hors de la crèche des truies ». Repéré en pleine intrusion dans une propriété privée, le quidam aurait couru jusqu’à une voiture garée non loin. Le véhicule aurait quitté les lieux en trombe. Le fils de Pierre n’aurait pas eu le temps d’identifier l’intéressé. Pierre est convaincu que ses bêtes ont été volontairement contaminées. Il ne dispose cependant d’aucune preuve matérielle permettant d’étayer ces suspicions. Forcée de céder une partie de ses terres, la famille survit grâce à la culture de légumes et aux indemnités de maire de Pierre. Dix ans après les faits, à force de solliciter fonctionnaires, élus et ministres, il obtient des dédommagements équivalant à la moitié de ses pertes. S’ensuivront plusieurs décennies de procédures pour tenter d’obtenir une indemnisation complète. En vain. Selon Pierre, cet épisode a « ruiné » sa carrière : — Trente-huit ans d’inquiétude, de doute, d’angoisse parfois pour moi et les miens. Je ne souhaite à personne de vivre cela, pas même à ceux qui étaient la cause de notre malheur. > [!information] Page 50 Alexis Gourvennec invectivait les ministres et ne lésinait pas sur les ultimatums. Ses combats pour le désenclavement de la Bretagne et l’organisation des filières agricoles ont contribué à la modernisation de la région. Entrepreneur stakhanoviste, fonceur hyperactif, Gourvennec dormait peu et travaillait beaucoup. Au début des années 1990, il pouvait prétendre au titre de premier éleveur porcin breton, avec trois mille huit cents truies pour une production annuelle de quatre-vingt mille animaux, soixante-cinq salariés et 550 hectares au total répartis sur trois sites. Il a possédé un élevage au Venezuela (cinquante salariés, mille sept cents truies), ce qui revenait, d’une certaine façon, à participer au dumping social à l’encontre de ses propres confrères français. À cela s’ajoutait une importante entreprise piscicole, adossée à une société de transformation et de surgélation de poissons. > [!information] Page 51 Homme de droite, ultralibéral selon les uns, « libéral tempéré12 » selon lui-même, Alexis Gourvennec était allergique au centralisme français, mais pas au subventionnement des filières agricoles par l’État français. Partisan d’une agriculture de volume intégrée dans un tissu industriel dense, susceptible de « rivaliser » avec les « grands concurrents » mondiaux, il disposait d’un important réseau dans le monde patronal breton et de relais dévoués au sein de la classe politique, notamment parmi les parlementaires du Finistère. Proche du Rassemblement pour la République (RPR), il tutoyait Jacques Chirac, qu’il avait connu au début des années 1970 alors que le « lion » de Corrèze n’était encore qu’un jeune félin nommé ministre de l’Agriculture à 39 ans. > [!information] Page 53 La libéralisation des marchés entraînait des prix trop faibles, les petits ne pouvaient pas continuer. Les gros, eux, s’en sortaient… parce qu’ils étaient protégés. — Comment étaient-ils protégés ? — Ils avaient l’argent ! L’accès aux prêts. C’est la clé. Quand tu as accès aux prêts, tu peux continuer, malgré les crises… Gourvennec était président du Crédit Agricole. Il était très bien placé pour privilégier certains plutôt que d’autres. Il l’a fait ! Il m’a « embêté » sur un certain nombre de choses. J’ai eu des problèmes pour avoir des financements… Et j’ai été évincé en 1978 de la Fédération nationale porcine, dont j’étais le secrétaire général, parce que les orientations que je prônais n’étaient pas conformes à celles des plus libéraux14. Je n’étais pas d’accord du tout avec la politique de Gourvennec, donc avec celle du Crédit Agricole. Je l’avais dit publiquement, en assemblée générale de la banque… Tous ceux qu’étaient pas d’accord avec lui… C’était violent. Il essayait de les écraser. C’était la technique Gourvennec. Il n’acceptait pas qu’on puisse ne pas être d’accord avec lui. > [!accord] Page 53 Et il avait un parti pris de libéralisme économique qui n’est pas le mien. Je l’ai entendu dire que les socialistes étaient des imbéciles, mais il avait quand même une reconnaissance envers Marie Jacq15 et Louis Le Pensec16, parce que, sans eux, la Brittany Ferries n’existerait plus. Au début des années 1980, la compagnie était dans une situation financière extrêmement grave. On a créé une société d’économie mixte et racheté des bateaux, avec les départements et la région, ce qui a permis de sauver la boîte. L’État était appelé au secours quand ça allait mal… Quand je disais à Gourvennec qu’il privatisait les profits et socialisait les pertes, ça le faisait sourire… — Parce que c’était la vérité ? — Bien sûr que c’était la vérité ! Dans les situations difficiles, il fallait l’État, hein ! La dépense publique était bienvenue. Et tant mieux. Je suis très contente qu’on ait sauvé la Brittany Ferries. > [!information] Page 56 L’histoire ne dit pas si Alexis le Léonard a puisé son inspiration dans la pensée d’Earl Butz, secrétaire d’État à l’Agriculture aux États-Unis de 1971 à 1976. D’obédience conservatrice et ultralibérale, le républicain Butz a engagé des réformes visant à déréguler les marchés agricoles et encourager les productions de masse, avec pour objectifs de « baisser les coûts » et d’exporter les surplus. Sa politique, comme celle de beaucoup de ses successeurs, a entraîné l’anéantissement des fermes de petite taille, le délitement de nombreuses communautés rurales et la prise de pouvoir des firmes agro-industrielles18. Butz résumait son credo en cinq mots qu’il répétait comme un mantra : « Get big or get out. » En bon français : « Grossis ou dégage. » > [!information] Page 57 À sa tête, durant trente-sept ans : le comte Hervé Budes de Guébriant. Visage ovale, moustache au cordeau, petites lunettes rondes, Guébriant était an ôtrou, comme on dit en breton : « un monsieur », un aristocrate aux manières de gentilhomme quelque peu surannées, qui fleuraient bon l’Ancien Régime. Né en 1880, héritier d’une riche famille de propriétaires terriens du Léon, Guébriant possédait une centaine de fermes, soit environ 1 000 hectares à travers la Bretagne19. Agronome de formation, royaliste s’accommodant – bon an, mal an – de la République, ce fervent catholique était un partisan de la modernisation des campagnes… sans bouleversement des hiérarchies sociales. Il fut l’un des piliers français de l’agrarisme, courant de pensée qui considérait le monde rural et l’agriculture comme des entités sociales et économiques singulières devant bénéficier d’un encadrement singulier. Il a prôné et appliqué, depuis son fief du Léon, un corporatisme agricole mâtiné de paternalisme, de volontarisme social et d’aversion pour le capitalisme autant que pour le communisme, perçus comme des menaces pour l’« ordre naturel » des campagnes. > [!information] Page 59 Durant les années 1930, des affrontements parfois violents opposent, en Bretagne, des leaders paysans de droite, populistes et antirépublicains, et leurs équivalents « rouges », socialistes et universalistes. Ça tabasse en marge de réunions syndicales. Ça part en embuscade dans les bocages. Par sens tactique autant que par proximité idéologique, le comte Guébriant s’appuie sur les populistes de droite. Un représentant des Chemises vertes, mouvement rural fascisant créé par le journaliste antisémite Henri d’Halluin, surnommé Dorgères, entre au conseil d’administration de l’Office. « Dorgères est mon ministre de la Guerre21 », affirme alors Guébriant. La devise des Chemises vertes (« Croire, obéir, servir ») et leur emblème (une fourche et une faucille croisées) sont évocateurs. Les historiens Alain Croix et Corentin Canévet expliquent que l’« empreinte » des Chemises vertes « marque profondément une partie de la paysannerie à travers ses modes d’action (opérations de commando, actions directes, politique du fait accompli)22 ». Difficile de ne pas songer, en la matière, aux méthodes musclées mises en œuvre ou approuvées, plus tard, par des représentants de la FNSEA ou des Jeunes agriculteurs – à commencer par Alexis Gourvennec. > [!information] Page 60 Durant l’Occupation, le comte Guébriant est chargé par le maréchal Pétain (qu’il vénère23) de mettre sur pied la « Corporation paysanne ». « Vichy donne enfin l’occasion à notre parti de triompher24 », déclare-t-il alors. Dans le Finistère, l’Office central de Landerneau renforce considérablement son pouvoir. Le préfet de la Libération écrit : « La position de M. Guébriant ne cessa de devenir plus forte et on peut dire que la préfecture du département se trouvait non plus à Quimper, mais à Landerneau […] Sa puissance était telle que rien n’était plus décidé sans son concours25. » À la fin de la guerre, Guébriant est emprisonné pour faits de collaboration avant d’être libéré quelques mois plus tard, « faute de charges suffisantes ». > [!information] Page 61 Le comte Guébriant a également contribué à la création de l’école d’agriculture du Nivot, au cœur des monts d’Arrée. À l’origine, dans les années 1920, cet établissement avait notamment pour objectif de « contrer » l’influence de l’école publique en matière agricole26. Dans la Bretagne cléricale, cette même école publique était parfois surnommée skol an diaoul : « l’école du diable ». Parmi les nombreuses personnalités qui ont fait leurs classes au Nivot figure un certain Alexis Gourvennec. > [!information] Page 62 Leclerc et ses pairs se sont imposés comme des acteurs majeurs du complexe agro-industriel. Principaux pourvoyeurs de denrées alimentaires en France, l’un des pays d’Europe ayant la plus forte densité de grandes surfaces par habitant27, ces titans possèdent leurs propres marques et usines. En 2018, le tiers des porcs tués en Bretagne finissaient leur vie dans les abattoirs Kerméné (Leclerc) et dans ceux d’Agromousquetaires, propriété d’un autre mastodonte de la grande distribution né en Bretagne : Intermarché. > [!accord] Page 63 Dans ce contexte, il n’est pas anodin de noter que les territoires bretons les plus marqués par l’influence du clergé, de la Jeunesse agricole catholique ou du corporatisme agrarien (pays de Lamballe et de Pontivy, Léon, Marches de Bretagne, etc.) sont aussi ceux qui ont connu la plus importante intensification des exploitations. Ils se distinguent par l’ampleur des arrachages de haies et des arasements de talus qui y ont eu lieu, par les hauts niveaux de nitrates ou de pesticides dans leurs masses d’eau et/ou par l’importance des proliférations d’algues vertes sur leurs côtes > [!information] Page 64 Les Bretons, cependant, n’ont pas adhéré de façon unanime au « grand bond en avant » de l’après-guerre. Des paysans, des syndicalistes et des personnalités politiques, à commencer par le socialiste François Tanguy-Prigent, ministre de l’Agriculture de 1944 à 1947, ont ferraillé contre le corporatisme de Landerneau puis contre le productivisme échevelé façon Gourvennec. Par ailleurs, la Jeunesse agricole catholique, de même que la FNSEA, ont été parcourues de courants antagonistes. La création, en 1987, de la Confédération paysanne, syndicat marqué à gauche, s’inscrit dans une opposition à l’industrialisation des productions et à la libéralisation de l’activité agricole. Mais les démarches alternatives se sont heurtées à la puissance de la pensée dominante, d’autant plus hégémonique que ses plus fervents défenseurs (à l’instar d’Alexis Gourvennec) ont trusté les postes à responsabilités dans la région. > [!information] Page 65 — Dans ma formation de BTS technicien agricole, on nous emmenait, au début, dans une ferme qui « tournait pas rond ». Fallait penser un plan pour la redresser. On avait six heures. Tout le monde a eu une note entre 2 et 3 sur 20, la première fois. On s’est fait engueuler par le professeur de gestion : vous avez rien compris, on vous forme pour pousser les paysans à produire ! Après, on a compris. On avait 18 sur 20. Première chose : appeler l’abattoir. Toutes les vaches de races rustiques locales, dehors, remplacées par des Holstein. Deuxième coup de téléphone : bulldozer. On rase toutes les haies. Troisième coup de téléphone : pelleteuse-draineuse. On assèche les zones humides. Quatrième coup de téléphone : on commande 25 tonnes d’ammonitrate32. Cinquième : 25 tonnes de soja. C’était en 1975-1976. Voilà. Je vous passe les doses d’herbicide. > [!accord] Page 66 — Mais vous faites comment, sinon ? Soit vous arrêtez, soit vous allez dans le système ! J’étais au collège Saints-Anges, à Pontivy. Avec ma grande gueule, l’aumônier avait dû se dire : celui-là, on va en faire un leader ! Un jour, je me suis retrouvé embrigadé dans une sortie scolaire, un camp sur une île. J’ai entendu ce que j’avais jamais entendu de la bouche de mon père. Qu’on était des élites, qu’on devait s’affirmer et expliquer aux autres ce qui « devait être fait ». Je suis revenu de là dégoûté à jamais. Je ne suis pas entré dans le moule. Jamais plus on ne m’a considéré comme un leader. À 18 ans, je me suis engagé dans un syndicat minoritaire devenu la Coordination rurale. La conséquence, c’est qu’il a fallu lutter tous les jours, quand on s’est mis en ferme avec ma femme. Avec le centre d’insémination, on n’avait pas le droit aux meilleurs taureaux. Pour avoir des terres, c’était pareil : fallait lutter en permanence. Les routes étaient barrées de partout. Ça explique tout. Le truc, il est lancé. Derrière, vous pouvez faire ce que vous voulez… > [!accord] Page 66 Toujours dans les sixties, l’État français se fixe comme objectif d’assurer aux consommateurs l’accès permanent à des aliments peu onéreux. L’enjeu principal n’est pas de « nourrir la France à la sortie de la guerre », comme on l’entend trop souvent. Et pour cause : le dernier ticket de rationnement est distribué dans l’Hexagone en 1949. Des crises de surproduction surviennent dès les années 195033. La France est donc largement « nourrie » au début des années 1960, quand le productivisme est mis sur orbite. Le but, en fait, est de nourrir le pays à pas cher – ce qui ne revient pas tout à fait au même. Il s’agit notamment de rendre disponible une alimentation bon marché pour les nouveaux prolétaires des villes… parmi lesquels figurent beaucoup d’anciens paysans partis travailler à l’usine, qui ont perdu en autonomie alimentaire ce qu’ils ont gagné en confort domestique > [!accord] Page 68 L’élevage hors-sol est le symbole de ces nouveaux espoirs. Il permet à des jeunes ruraux de devenir paysans ou de le rester alors qu’ils ne disposent pas d’un capital foncier important. Avec ce système, ils peuvent élever plusieurs milliers de poules ou plusieurs centaines de cochons sans cultiver un seul hectare de terre, puisque la coopérative ou la firme avec laquelle ils sont « sous contrat » leur fournit dans certains cas l’intégralité de la ration alimentaire des animaux. Dans un premier temps, ce mode d’élevage est synonyme d’épanouissement et, accessoirement, d’enrichissement. La modernité des vastes hangars tranche avec l’archaïsme des soues boueuses. Les conseillers bancaires jouent sur les cordes sensibles : construisez donc un poulailler, vous aurez plus de temps pour vous, vous profiterez de vos enfants, vous partirez en vacances… En quelques années, la Bretagne se couvre de bâtiments oblongs entourés de hauts silos puis de fosses à lisier, le tout parfois maladroitement « dissimulé » par de mornes haies de conifères. Tomates et fraises suivront la voie des porcs et volailles : elles seront massivement cultivées hors-sol, dans des substrats hypernutritifs qui n’ont plus rien à voir avec un quelconque « terroir », sous des serres chauffées à l’énergie fossile > [!accord] Page 68 Comme son nom l’indique, le « hors-sol » suppose l’avènement d’une agriculture « libérée » du sol, autrement dit détachée des « contraintes » qu’imposent les éléments. Une agriculture théoriquement déconnectée des écosystèmes. Cette approche ne répond pas qu’à des enjeux strictement matériels – produire plus vite avec moins de main-d’œuvre, gagner plus d’argent. Elle témoigne aussi d’un rapport au monde, d’une façon d’appréhender le vivant qui sépare l’humain des autres espèces végétales ou animales et le place au centre et « au-dessus » de tout35. Cet anthropocentrisme, profondément ancré dans la culture judéo-chrétienne, fait écho aux célèbres mots de la Genèse : « Dieu créa l’homme […] et la femme. […] Dieu leur dit : "Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.” » Il renvoie également au rationalisme de la Renaissance et des Lumières – Descartes proposait que l’humain devienne « maître et possesseur de la nature ». Nourri par les penseurs positivistes du XIXe siècle, ce credo a été porté à son paroxysme par la civilisation industrielle, qui a fait de l’exploitation des ressources terrestres son moteur. Le capitalisme et le communisme l’ont pareillement décliné. > [!accord] Page 71 Oui, à première vue, la Mignonne porte bien son nom. C’est en fait une martyre. Comme tant d’autres cours d’eau bretons, elle a beaucoup souffert depuis le milieu du XXe siècle. L’usage immodéré de polluants divers (agricoles ou non) a fragilisé son équilibre biologique. Une partie de la faune et de la flore a disparu. Des pans entiers de chaînes alimentaires se sont effondrés dans la relative indifférence des responsables de cette hécatombe, parfois plus préoccupés par le sort des lions d’Afrique que par celui du saumon bien de chez eux. > [!accord] Page 72 Peu documenté, peu enseigné, le [[Remembrement (Data)|remembrement]] renvoie à des blessures individuelles et familiales, à des fâcheries intravillageoises, à des coups fourrés entre voisins. Beaucoup de ceux qui l’ont vécu – comme mon père – préfèrent ne pas raviver ces souvenirs. Hormis quelques travaux de chercheurs en sciences sociales et quelques films documentaires, cet événement majeur demeure un impensé de l’histoire contemporaine française. ^d416d2 > [!accord] Page 72 Cette monotonie et cette « laideur » résultent en fait d’un chantier titanesque. On associe souvent le [[Remembrement (Data)|remembrement]] à la suppression des haies, étendards du fameux bocage. Celles-ci ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Landes, prairies, tourbières, zones humides, mares, pré-vergers, talus, sentiers, chemins creux, affleurements rocheux, arbres centenaires et cours d’eau secondaires ont été détruits ou « modifiés » par milliers. L’extraordinaire entrelacs de biotopes que constituaient les campagnes bretonnes a laissé place, dans bien des endroits, à un paysage littéralement « industriel », façonné par des machines issues de l’industrie (les bulldozers) pour produire des denrées destinées à l’industrie. > [!information] Page 73 Exigeante mais plutôt rémunératrice, la culture de la pomme de terre fait partie de celles qui, à grande échelle, ont le plus d’impact sur le milieu naturel. En itinéraire « conventionnel », en 2017, en France, un champ de pommes de terre recevait en moyenne 20,1 traitements (insecticides, herbicides, fongicides et adjuvants divers) entre la plantation et la récolte, soit près de trois fois la moyenne toutes catégories confondues (7,025 traitements par an) > [!information] Page 74 Outre cette « routine », la Mignonne a connu une année noire en 2019, quand trois pollutions majeures l’ont frappée comme autant de points d’orgue après un demi-siècle de turbulences. 9 juillet. Fuite d’une lagune de stockage de lisier de porcs installée à quelques mètres d’un affluent du fleuve. Environ 15 000 litres de liquide visqueux souillent les deux cours d’eau sur 16 kilomètres. Des milliers de poissons sont retrouvés morts, ventre à l’air. La faune et la flore aquatiques sont asphyxiées. 2 août. Problème technique à la station d’épuration de Ploudiry. Plusieurs milliers de mètres cubes d’eaux usées se déversent dans le fleuve et deux de ses affluents. Dix-sept kilomètres de cours d’eau sont foudroyés. 7 septembre. Deux cent mille litres de lisier brut s’écoulent dans le Keropartz, affluent de la Mignonne, suite au débordement d’une fosse dans un élevage porcin. Hécatombe sur 13 kilomètres. > [!information] Page 74 Entre 2019 et 2021, l’Association bretonne de pêche à la mouche a recensé quarante pollutions accidentelles du même genre à l’échelle de la Bretagne, survenues dans tous types de cours d’eau. Vingt-neuf d’entre elles étaient liées à des activités agricoles ou agro-industrielles > [!accord] Page 76 — À la base, les vaches mouraient tôt, explique Jean-François. J’en étais à imaginer un système de Caddie à médocs, comme dans les hôpitaux : soutiens du foie, antibios, anti-inflammatoires, etc. J’me suis dit que ça pouvait pas durer. Aujourd’hui, on pète les records en termes de longévité. Nos vaches font 7,5 lactations en moyenne dans leur vie, contre 2,5 en moyenne dans la région. On a remplacé un berger allemand qui dure sept ans par un bâtard qui vit quinze ans. Elles ont une qualité de vie bien meilleure. Elles vivent leur vie de vaches… > [!information] Page 76 Les laitières des frères Glinec sont toutes inséminées au même moment de l’année. Elles vêlent donc en même temps, en fin d’hiver. Le tarissement (période durant laquelle une vache en gestation ne sécrète plus de lait) intervient de façon concomitante pour tout le cheptel. Ce système de « vêlages groupés de printemps » offre aux éleveurs une période annuelle de huit semaines durant laquelle ils ne sont plus soumis à l’astreinte de la traite – un véritable luxe, dans la profession : — On est très occupés du printemps à début août : environ cinquante heures de travail par semaine. À partir de septembre, on est assez tranquilles. L’hiver, on se met au chaud. On travaille environ une heure par jour. Jean-François et Olivier ont choisi de ne pas surinvestir. Ils se contentent de tracteurs de faible puissance et n’ont pas agrandi à tout-va leur exploitation. Ils se versent « entre 2 500 euros et 3 000 euros net chacun par mois ». > [!accord] Page 79 La « Bretagne sauvage » vendue par les magazines et les offices de tourisme relève en grande partie du fantasme, car le vieux pays n’a plus rien, ou presque, de « sauvage », hormis certains fonds marins, quelques falaises du littoral ainsi qu’une poignée d’affleurements rocheux et de vallées enfrichées. Le paysage qui s’offre à nous en ce mercredi matin ne fait pas exception. Il est certes pittoresque mais la graminée qui s’épanouit là, sur le rivage, témoigne de maux invisibles pour le profane. > [!accord] Page 80 — Faut que les gens vivent… Et les élus en charge du bassin versant ne disent jamais ce qu’ils veulent vraiment. Ils n’ont jamais un discours clair. Alors que les problèmes sont assez faciles à régler… Il faudrait déjà pouvoir les emmener sur le terrain, les élus. Mais ils veulent pas. Y a pas de réflexion. Ils disent : « Les paysans font des efforts. » C’est comme une guerre de positions, sans que personne ne soit capable d’éteindre le feu. C’est tellement évident, tu te dis : pourquoi on fait encore ça ? Alors y a des réunions. Ils font des « ateliers ». Ils mettent des idées sur des Post-it… > [!accord] Page 81 Ces propos me rappellent ceux du chercheur François Terrasson. Dans La Peur de la nature, Terrasson identifiait « au plus profond » de notre inconscient les « vraies causes de la destruction de la nature » : « Il y a des cultures qui font l’apartheid de la nature, qui ne la supportent pas, qui ont besoin de s’en séparer, de la dominer. Il y en a d’autres qui, sans renoncer à modifier le milieu, ont choisi la coopération, l’équilibre. Les premières sont fières de leurs terres nues et infinies. Les deuxièmes sont attachées sentimentalement à leurs chemins et à leurs bois. Ce sont les premières qui sont en train de gagner44. » > [!accord] Page 82 — Y a la campanule, la brunelle, des carex, la reine-des-prés, des pissenlits, des gaillets, du houblon aussi… On fait un brassin avec. Une bière endémique. On peut nommer les plantes, hein, moi j’en ai pour la journée ! Et d’ajouter : — Plus on connaît, plus on protège. > [!accord] Page 84 spécialistes estiment qu’il faut entre un siècle et plusieurs millénaires pour créer « naturellement » quelques centimètres de sol fertile, selon divers paramètres comme la géologie et le climat45. Cette terre qui s’en va est donc un capital qui disparaît. L’étape ultime de ce processus de lessivage est bien connue : c’est la désertification. Celle-ci peut être partielle et progressive, comme dans cette Bretagne remembrée, ou brutale et complète, comme dans les plaines du sud des États-Unis surnommées « bassin de poussière » (Dust Bowl) après que la culture hyperintensive de céréales, ajoutées à plusieurs années de sécheresse, y a entraîné l’une des pires catastrophes écologiques de l’histoire contemporaine > [!accord] Page 84 Le président Franklin Roosevelt écrivit à ce sujet : « Une nation qui détruit ses sols s’autodétruit. » — Y a des champs où y a plus rien, affirme Jean-François. Plus de terre ! Le sol qui reste est devenu gris. Tout l’humus est parti. — On peut dire que certains agriculteurs détruisent leur outil de travail ? — Oui. Mais ils ont des investissements lourds. Ils sont obligés de continuer. Nous, on ne peut que constater les dégâts. Y a encore trente ou quarante ans, y avait des petites prairies ici, des petits champs qui amortissaient les pluies. Maintenant, c’est fini. Il reste que quelques talus faits parfois à l’arrache, en catastrophe, après de gros orages… > [!accord] Page 86 Je me suis beaucoup documenté à son sujet. J’ai écouté les anciens qui l’ont connu, à commencer par mes parents. Je n’ignore pas sa rudesse. Je constate cependant que les partisans de la table rase ont allègrement caricaturé et dévalorisé ce « monde d’avant ». Les études récentes montrent en effet que l’agroécosystème breton traditionnel (constitué notamment de jardins, de pré-vergers, de landes valorisées en commun et de champs insérés dans un maillage bocager complexe) était bien moins « improductif » et « stérile » que l’ont prétendu certains agronomes et grands propriétaires terriens à partir du XVIIIe siècle. > [!approfondir] Page 86 Beaucoup de ces observateurs, au premier rang desquels l’Anglais Arthur Young47, ont dépeint avec répugnance les « déserts » bretons, « uniformes », « sauvages » ou « morts ». Leurs récits, largement diffusés, ont influencé les décideurs amenés à se pencher sur le cas de la Bretagne à partir du XIXe siècle. Ils ont façonné l’image que les Bretons avaient d’eux-mêmes. Repris dans des ouvrages de vulgarisation scientifique et des manuels scolaires, ces stéréotypes ont contribué à créer un « complexe de plouc arriéré » dans la population > > [!cite] Note > peut etre liee au rapport coloniale a la bretagne. ces sauvages ne savent pas gerer leur terres. > [!accord] Page 88 — En dehors des sentiers, aujourd’hui, y a personne, dit l’éleveur-botaniste. Dans les champs, la plupart du temps, y a personne non plus. Le paysan n’y va que pour faire une « opération ». Dans ce genre d’endroit, il n’y a plus de gens qui battent la campagne, qui vont chercher des mûres ou des noisettes. La campagne est vide. Vide de chez vide. Qu’est-ce que tu veux faire dans un paysage comme ça ? Tu te balades où ? Y a rien à faire, là-dedans. Rien à voir. — C’est le triomphe de la laideur ? — De l’homogénéisation : lotissements, zones agricoles intensives, usines agroalimentaires, zones d’aménagement. Et les SUV qui vont de l’un à l’autre de ces endroits… Plus « ils » font ça, plus j’ai du goût à faire mes petits trucs un peu confinés, un peu secrets, au viaduc… Mes petits sentiers. Mes arbres. Plus ça va, plus je trouve que ça a de la valeur. Et celui qui comprend le mieux ce que je fais, c’est notre fromager qui vient de Brooklyn. > [!accord] Page 89  Certains comprennent, mais ils sont pris dans le système. Il y a un gars du coin, en élevage au maïs, avec un robot de traite et tout, en modèle intensif, qui a dit à quelqu’un que je connais : « Y en a que deux qui ont tout compris ici, c’est les frères Glinec. » Il a dit ça parce qu’il voit bien qu’il travaille tout le temps et qu’il n’arrive pas à grand-chose en termes de revenus et de confort de vie. Et il nous voit tranquilles, dans notre petit truc… Ce témoignage par personne interposée m’a marqué. Notre modèle peut faire envie à certains. Mais il y a tout un monde entre y penser et l’adopter. > [!information] Page 92 La connexion du milieu avec de nombreux fleuves (dont la Mignonne) qui charrient résidus de pesticides, surplus d’azote et flux de sédiments n’arrange rien. La rade, désormais, est meurtrie. L’huître plate sauvage a quasiment disparu. Les populations de pétoncles ont fondu. Thierry et ses associés ont dû arrêter la production de moules de bouchot, pourtant l’un de leurs cœurs de métier. L’entreprise disposait d’un site d’élevage installé près de l’estuaire de la Mignonne où jusqu’à 400 tonnes du célèbre mollusque bivalve étaient produites annuellement. Les effets des pesticides et engrais de synthèse, ainsi que la prolifération de phytoplanctons toxiques favorisée par l’apport de nutriments dans l’eau56, ont rendu cette activité impossible. > [!information] Page 93 Les taux de nitrates moyens dans les cours d’eau du pays de Brest stagnent, de nos jours, autour de 25 milligrammes par litre59. C’est nettement mieux qu’en 1990 mais toujours deux à trois fois plus que les niveaux relevés ici même avant l’avènement de l’agriculture productiviste. Et deux à trois fois plus, aussi, que les taux actuels de beaucoup de rivières irlandaises > [!accord] Page 94 — Qu’est-ce qu’on pèse, nous, le monde de la mer, par rapport au mammouth agricole ? Rien ! On est là pour la carte postale ! Et il y a toujours une partie importante de la population qui est absolument enchantée de trouver une côte de porc à 1,69 euro du kilo chez Leclerc61. Imagine : c’est trois fois moins que le coût de nos huîtres en sortie de production, vendues 6,75 euros au final ! Pour trois fois moins cher, les mecs vendent de la viande, de la protéine pure, découpée et transformée, mise en barquette ! Élevée normalement, sainement, en payant tous les acteurs correctement, la viande de porc devrait coûter 13 balles du kilo. Ça ne peut pas coûter 1,69 euro ! Ça veut dire qu’il y a forcément une part de la facture qui n’est pas payée. Et qui devra l’être par quelqu’un à l’avenir. > [!accord] Page 95 leur dis, aux responsables agricoles, que ça ne peut pas durer. Ils répondent : « Ouais, mais c’est la base de notre économie, c’est ça qui nous fait vivre. » Je veux bien. Mais prenez la tonne de produit fini. Qu’est-ce qu’elle génère comme valeur ajoutée et comme emplois sur le territoire ? Actuellement, pour produire une tonne de porc industriel, on a une énorme ferme qui emploie très peu de gens, qui vend ses produits à une énorme usine qui emploie très peu de gens rapporté à la quantité transformée. On a de gros propriétaires qui gagnent de l’argent, mais les gens qui bossent ont des boulots de merde, des salaires de merde, et ils sont beaucoup moins nombreux proportionnellement que dans les années 1970, quand il y avait des petits abattoirs et ateliers de découpe un peu partout > [!accord] Page 96 — Ça fait quoi, d’aller au boulot le matin en sachant qu’on a 4 millions d’euros de prêts sur le dos ? En guise de réponse, Yannick, éleveur de porcs dans les Côtes-d’Armor, offre un rire. Un rire nerveux. Un rire tendu. Puis il dit : — J’ai pris le risque, quelque part, donc j’assume. Et de préciser : — Faut être capable d’assumer… > [!accord] Page 96 Comme beaucoup de ses confrères, Yannick a investi pour mettre ses infrastructures aux normes, agrandir son élevage, acheter de nouvelles terres. Sa banque l’a encouragé. L’État, indirectement, l’a encouragé. Sa coopérative l’a encouragé. Cette dernière, basée en Bretagne, est un mastodonte d’échelle mondiale. Yannick possède des parts du capital de la coop, mais ses marges de manœuvre vis-à-vis d’elle sont limitées. > [!information] Page 97 Lorsque Yannick ne peut pas régler ses achats rubis sur l’ongle, la coopérative lui octroie des facilités de paiement… moyennant intérêts. Aux prêts de long terme, contractés auprès des banques, s’ajoutent des crédits de court terme. Les OC (pour « ouvertures de crédit ») s’empilent. Chaque créancier prend des garanties. Qui s’empilent, elles aussi : — La maison est hypothéquée, le cheptel est hypothéqué, les bâtiments sont hypothéqués. > [!accord] Page 99 La logique d’« économie d’échelle » a été présentée comme une recette miracle : exploiter une plus grande surface et/ou élever davantage d’animaux devait diminuer les coûts de production, offrir de meilleures rémunérations et une meilleure qualité de vie. Les fermes se sont agrandies. Les paysans se sont raréfiés. Les emplois agricoles détruits ont été en partie « transférés », statistiquement parlant, dans les usines agroalimentaires. La construction de voies rapides a facilité le transport des marchandises nouvellement produites. > [!accord] Page 100 — Les solutions aux problèmes structurels des filières bretonnes sont connues : moins de cheptels, moins de dépendance aux intrants et à l’alimentation animale importée, plus d’autonomie des paysans, des animaux élevés sur litière ou à l’extérieur et plus de valeur ajoutée. C’est techniquement faisable pour les producteurs, s’ils sont accompagnés. La vraie question concerne l’écosystème qui vit grâce au modèle actuel : les dizaines de milliers d’emplois dans le machinisme, le marketing, les chaînes de distribution en circuit long, les start-up qui travaillent sur l’agriculture de précision, et tout le système bancaire breton… Comment on passe de ça à autre chose sans tout péter ? Il y a une telle imbrication ! Pourrait-on conserver un niveau de développement et de pouvoir d’achat en Bretagne si on changeait de modèle ? Pour beaucoup de gens, la réponse est non. Mais la question n’est même pas officiellement posée ! On ne travaille pas sur une planification. On ne tente pas de trouver des pistes concrètes ni de dégager un horizon. Parce que poser une telle question, c’est déjà explosif ! > [!accord] Page 101 Les fabricants et concessionnaires se sont appuyés sur la fascination pour les « grosses bécanes » en même temps qu’ils l’ont nourrie, à grand renfort de publicité dans les journaux agricoles et, désormais, sur Internet. Une véritable « course à l’armement » s’est engagée dans les campagnes. Vitrine parfois trompeuse de la réussite de son propriétaire, le tracteur s’est imposé comme un symbole incontournable. Entre 2000 et 2021, la puissance moyenne des tracteurs neufs immatriculés en France est passée de 109 à 156 chevaux > [!accord] Page 103 — Beaucoup d’agriculteurs sont suréquipés à cause des systèmes de défiscalisation. C’est pour ça, entre autres, qu’il n’y a pas d’économie d’échelle. Y a une histoire de fierté. À l’ensilage, par exemple, on va pas rester le canard boiteux de l’équipe avec un vieux tracteur. Alors les gars investissent. L’économie d’échelle, c’est une chimère. > [!accord] Page 103 — L’important, ce sont les flux financiers. Des fermes plus autonomes et économes, avec un lien au sol renforcé, sont a priori moins intéressantes pour les banques car moins « rentables ». Le rôle des banques est à la fois super important et extrêmement dissimulé. Il y a un projet : elles préfèrent une agriculture de flux à une agriculture de stocks. Un champ de maïs implique des investissements en matériel puis l’achat de soja comme complément protéique. Tout cela nécessite des bateaux, des camions, de la transformation, etc. Des flux, en somme. À la différence d’une agriculture économe et durable, dont la richesse est stockée dans les sols. Quand une banque finance un gros élevage qui a de bonnes chances de se planter, c’est pas grave : elle sera de toute façon ravie de favoriser la reprise par un plus gros opérateur… avec plus d’investissements et plus d’emprunts > > [!cite] Note > important note sur flux le livre > [!approfondir] Page 105 J’ai découvert, lors de mon enquête, que les services de l’État dans les Côtes-d’Armor disposent depuis plusieurs années d’un fichier informatique spécifiquement dédié au recensement des problèmes en tous genres rencontrés par certains exploitants du département. Supervisé par la Direction départementale des territoires et de la mer, ce fichier regroupe les signalements effectués par différents services amenés à intervenir auprès des paysans. Lorsqu’un agent a connaissance de difficultés morales, financières ou administratives, il peut compléter le fichier en question en indiquant, par exemple, que telle personne est « désespérée », a fait une tentative de suicide ou « a des problèmes financiers ». L’objectif est, selon plusieurs sources, d’activer les dispositifs d’aide existants, d’« alléger le fardeau » de certains agriculteurs, par exemple en limitant les contrôles dans les fermes concernées, mais aussi d’éviter les confrontations pouvant se solder par des violences à l’égard d’agents de l’État. Dans certaines cases du fichier, on trouve cette formule : « Ne pas contrôler. » La > [!accord] Page 106 — Il a toujours fallu que le système ait 10 à 15 % de paysans en difficulté pour pouvoir fonctionner. Quand ils arrêtent, ces paysans mettent des fermes « sur le marché », ce qui permet à d’autres de s’agrandir. Ça explique la saignée perpétuelle. Ce système élimine les paysans. Il est organisé pour que les paysans tombent. C’est la condition de ses profits. L’augmentation des surfaces va de pair avec la dureté des conditions de travail, la nécessité d’investir pour pallier le manque de main-d’œuvre ou de revenus, alors le système vend des tracteurs, de la méthanisation, des drones, etc. Le résultat ultime sera peut-être la disparition des paysans, remplacés par des robots et, pourquoi pas, par des sous-prolétaires indiens aux commandes de ces robots depuis l’autre bout du monde. > [!approfondir] Page 106 Dans ce contexte, beaucoup d’acteurs s’interrogent sur la durabilité du « modèle » breton. Les confidences livrées à ce sujet sous couvert d’anonymat divergent parfois radicalement des propos tenus en public. Les mêmes qui prônent officiellement une « évolution progressive » des pratiques peuvent se montrer beaucoup plus virulents en privé. Combien de fois, lors d’entretiens avec des élus, syndicalistes ou entrepreneurs, ai-je tressailli alors que mon interlocuteur, adepte des éléments de langage policés, se montrait, hors micro, aussi virulent vis-à-vis du modèle dominant qu’un activiste de Greenpeace ! > [!information] Page 108 D’autant que la loi Bussereau, votée en 2006 durant le dernier mandat de Jacques Chirac, a partiellement détricoté certains acquis en matière d’égalité d’accès au foncier. En permettant à des actionnaires de sociétés agricoles de céder jusqu’à 99 % de leurs parts sans que la Safer dispose d’un droit de regard sur la transaction, elle a rendu le régulateur en partie aveugle. Le marché, depuis, s’est opacifié et financiarisé. > [!accord] Page 109 — Je n’ai pas assez de surface pour passer en système herbager car il y a deux ou trois agriculteurs du coin qui sont gourmands. Ils font des sociétés « fictives » pour acquérir des terres près de chez moi. J’ai essayé, mais le gars en face arrive avec une enveloppe de 20 000 ou 30 000 euros direct aux propriétaires. Je connais aussi une juriste qui a pris des terres en son nom alors que c’est son mari qui exploite. Mon bâtiment se trouve à 20 mètres des terres en question mais je suis obligé d’acheter de l’aliment à 20 kilomètres de chez moi, parce que je n’ai pas pu avoir cette terre. On est démunis. Je connais un gars qui est en invalidité : il n’avait pas de revenus et, d’un coup, il a eu plein d’argent. Entre-temps, il avait vendu des parts de son exploitation à un plus gros et il était devenu son salarié. > [!accord] Page 109 — Ils ont habitué les paysans à être cannibales, à bouffer le voisin. Le système a validé cette violence. Il a mis des prolétaires à se battre entre eux. Celui qui s’agrandissait, qui rachetait des fermes, était un gagneur. > [!accord] Page 109 Les « gagneurs », cependant, ne sont pas nécessairement ceux qui vivent le plus confortablement ni les plus heureux. Agrandissement et endettement, présentés comme des buts ultimes, vont souvent de pair avec des marges de manœuvre réduites. Bon nombre d’exploitants agricoles « (sur)vivent dans la crainte de la maladie et de la faillite. Du fait du mouvement conjoint de dégradation de leurs conditions de vie et de marginalisation de leur situation, ils font l’expérience du struggle for life76 cher aux économistes libéraux et aux biologistes darwiniens77 ». > [!information] Page 110 Le « meilleur » éleveur que j’ai, il a seulement 25 hectares et quarante vaches. Il est très perfectionniste, hyperexigeant avec lui-même. Il a moins de surface, mais une bien meilleure maîtrise. Il n’achète pas de fourrage à l’extérieur. Il n’est pas suréquipé et… il a beaucoup de temps libre. > [!accord] Page 110 — La réussite tient à peu de choses. C’est fragile, car les paysans travaillent avec du vivant. Un mauvais lot de poussins, un rendement moyen… Ça peut vite basculer. Or, pour que ça marche, dans le modèle industriel, il faut un super fonctionnement avec de super rendements. Il faut voir le fric ! Ils font des marges de 5 centimes mais ils reçoivent des factures de 500 000 euros. Parce que cent mille poules qu’ils achètent à 5 euros pour les élever, ça fait 500 000 euros ! Ils brassent beaucoup de pognon mais les marges sont minuscules. Ils doivent donc être « fins ». C’est hyperpointu ! > [!accord] Page 112 — Pourquoi les banques acceptent de prêter à un agriculteur en difficulté infiniment plus longtemps qu’à un industriel en difficulté ? Parce qu’elles savent qu’elles pourront, si besoin, se payer sur la terre. La terre a de la valeur. Alors qu’une vieille usine… > [!accord] Page 113 — J’ai l’exemple d’un agriculteur à qui un technico-commercial avait dit d’épandre un produit phytosanitaire au mois de mai, alors que sa culture n’avait pas du tout besoin de ce produit. On a vite trouvé l’explication : le produit était interdit à la vente à partir du 30 juin. Le vendeur s’en était débarrassé ! Parmi ce qui rapporte le plus aux vendeurs, outre les produits de traitement, il y a les semences et les produits de biocontrôle… dont beaucoup sont hélas de la poudre de perlimpinpin. > [!accord] Page 116 La moyenne, ici, c’est trois ou quatre tracteurs par ferme. On peut se poser la question de l’utilité de tout ça. Y a une culture du clinquant, de l’arrogance technologique… Et les opérations vont tellement vite au final que les machines restent beaucoup sous le hangar… L’endettement, c’est un tabou total. Parce que c’est lié au suicide. Et c’est lié à l’honneur. C’est une question de dignité. Alors, on ne montre rien. On dissimule, on cache la pauvreté. Mais ça fait vite le tour du secteur. > [!accord] Page 117 — La coop fait des petits cadeaux de temps en temps. Les gens sont contents : ils ont reçu une veste ou une cotte… Alors qu’ils sont en train de se faire saigner ! Maintenant, moi, j’prends plus les vêtements de la coop. J’veux pas leur faire de pub. On fait en sorte de nous laisser la tête juste au-dessus de l’eau. Ça dure six mois, après on te remet la tête sous l’eau. Pourquoi les conjoints des agriculteurs travaillent tous à l’extérieur79 ? Mes deux parents travaillaient sur la ferme. Ils ont eu sept enfants. Ils étaient pas riches, mais on vivait correctement. On pourrait pas, aujourd’hui, avoir sept enfants. Des fois, je me dis que les animaux sont mieux lotis que les êtres humains. > [!accord] Page 119 — La nouvelle société s’engageait à nous faire un contrat, mais en payant la production 10 % moins cher, explique l’éleveur. Et ils nous ont demandé de réinvestir 150 000 ou 200 000 euros dans les bâtiments pour les adapter aux souches de poules qu’ils voulaient qu’on élève… Ils voulaient des bâtiments sombres, alors qu’on a aujourd’hui des bâtiments clairs et lumineux, plus respectueux du bien-être animal ! J’ai voulu aller voir ailleurs, mais aucune autre firme n’a accepté de me prendre en contrat, soi-disant parce qu’elles étaient « partenaires » de la société en question et ne pouvaient pas lui faire de concurrence. Pourquoi ce système perdure ? Parce qu’on engraisse des gens, nos coopératives, nos fournisseurs. Il faut qu’ils vivent, ces gens-là. Il faut qu’ils fassent du chiffre. J’entends dire : « C’est pas la faute de la coopérative, c’est la faute de la grande distribution. » Et les autres disent l’inverse. Dans cette histoire, en fait, y a deux dindons : l’éleveur et le consommateur. > [!accord] Page 120 Ils nous ont donné des tablettes électroniques à une époque. Je devais transmettre des données tous les soirs. Il fallait que j’indique combien j’avais ramassé d’œufs, combien j’avais donné d’aliments… Mais j’suis pas devenu paysan pour rendre des comptes tous les soirs ! Il manquait plus qu’une caméra pour m’surveiller. Je travaille en moyenne quarante-cinq heures par semaine. Je bosse trois heures par jour le samedi et le dimanche. Et tous les soirs, je devrais faire mon petit rapport ? J’appelle ça de l’esclavage industriel. Ce qui me pèse, c’est de ne jamais arrêter. La fatigue ! Je ne me vois pas avec mes animaux jusqu’à 60 ans. > [!accord] Page 120 — Il m’a dit, en gros : soit vous investissez, soit on vous vire. Le mec ne m’a même pas demandé comment j’allais ! Il est reparti comme il est venu. J’ai refusé de réinvestir. Trois jours après, je recevais un recommandé. C’était fini. J’ai eu quelques nuits un peu difficiles. J’ai hésité à continuer la volaille. Mais j’arrête. J’ai fait le deuil. On aura un bâtiment vide devant la maison. Une friche industrielle. Au final, on n’a pas notre mot à dire. J’ai la chance de ne plus avoir de dettes. Mais quand tu as investi il y a deux ou trois ans… Je connais un éleveur qui a 1,3 million d’euros sur le dos. Pour lui, c’est marche ou crève. J’ai des collègues plus jeunes, endettés, qui ne prennent que trois ou quatre jours de vacances par an. C’est un truc de fou. > [!accord] Page 122 Phénomène global à l’heure du capitalisme mondialisé, la concentration des outils de production, des marques et des sociétés doit permettre de mieux « affronter » la concurrence (elle la réduit de fait). Elle doit générer des économies d’échelle et favoriser la croissance des chiffres d’affaires. Elle n’a pas toujours les effets escomptés, cependant. Dans le « cas » breton, elle nourrit une fragilité structurelle : si l’un de ces mastodontes s’enrhume, c’est, potentiellement, toute l’économie régionale qui tousse. > [!accord] Page 122 Il n’est pas démontré, par ailleurs, que la concentration entraîne une amélioration des conditions de travail et de rémunération des salariés. C’est même plutôt l’inverse, si l’on en croit le prix Nobel d’économie Joseph E. Stiglitz > [!accord] Page 125 Officiellement, l’agroalimentaire tricolore souffre d’un « problème de compétitivité » aggravé par « l’absence d’harmonisation fiscale et sociale » en Europe. Il est vrai que la concurrence fait rage au sein même de l’Union européenne. Cette même concurrence, pourtant, n’a pas toujours gêné les libéraux de l’agro-industrie bretonne, notamment lorsqu’il s’agissait d’inonder certains pays du Sud avec les surplus de lait ou de viande d’ici, bradés là-bas au mépris des équilibres de marché. Qu’importe. Il faut désormais « rattraper » les concurrents allemands, danois ou espagnols. Il faut « libérer les énergies », « réduire les charges », cesser d’« entraver » la filière avec les normes environnementales. > [!information] Page 126 Délégué syndical (Force ouvrière) dans l’entreprise, Olivier Le Bras a été la figure de proue du combat des « Gad ». Il se souviendra longtemps de cette phrase prononcée par un directeur des ressources humaines chargé de superviser le plan de licenciement : « Je ne suis pas là pour donner de l’argent, je préfère des mesures d’accompagnement. Sinon, ils vont aller s’acheter des voitures neuves. » > [!information] Page 128 Après un premier dépôt de bilan en 1984, la firme n’est jamais véritablement sortie de l’ornière : quatre rachats totaux ou partiels, des licenciements, des réorganisations, etc. La liquidation définitive intervient en 2018. Les soixante-trois derniers salariés (l’entreprise en a compté jusqu’à huit cents dans les années 1990) sont licenciés. Durant tout ce temps, la puissance publique a versé plusieurs millions d’euros pour soutenir l’entreprise ou permettre l’implantation de nouvelles activités sur le site de Guerlesquin : aides directes, participation au capital, investissement pour moderniser l’outil de production, dépollution et nettoyage du site… Un « pognon de dingue » qui n’a pas « ruisselé » autant que prévu sur les travailleurs du cru. Après une cessation de paiements en 2015, le représentant légal attend dix mois pour déposer le bilan et continue de se verser 15 000 euros mensuels jusqu’en juin 2016 « pour quatre jours de présence en moyenne par mois86 » dans l’entreprise. Un des autres dirigeants perçoit quant à lui « une rémunération de 18 000 euros mensuels jusqu’en mars 201687 > [!information] Page 131 Le 5 novembre 1981, un rejet d’ammoniac made in Tilly entraîne un anéantissement de la faune sur 10 kilomètres dans le Guic. Cent mille truites sont retrouvées mortes. Des naturalistes décrivent un « spectacle apocalyptique ». Dix mille consommateurs sont privés d’eau potable. Quelques mois plus tôt, l’Association pour la protection et la production du saumon en Bretagne, ancêtre d’Eau et rivières, avait invité Jacques Tilly à débattre en marge du « chantier de nettoyage » d’un cours d’eau du secteur. Le patron ne s’était pas débiné. Il avait déclaré, sur une remorque agricole transformée en estrade : « La pollution, c’est la vie. » Et d’ajouter, après avoir rappelé que lui, chef d’entreprise dévoué, faisait vivre plusieurs centaines de foyers à Guerlesquin : « Expliquez-moi à quoi elle sert, la rivière91 ! » > [!accord] Page 133 Ce paternalisme presque caricatural n’est pas une invention bretonne. Confrontés aux limites de la « politique du bâton », qui consistait à diriger par la peur, de grands industriels européens du XIXe siècle mirent en œuvre une approche moins coercitive, plus « humaniste » mais potentiellement tout aussi aliénante pour les ouvriers. Il s’agissait de fournir des logements à bas coût non loin du lieu de travail, de mettre en place des formes embryonnaires de protection sociale, de favoriser la pratique d’activités de loisirs sous la bannière de l’entreprise, de privilégier des rapports « affectifs » entre patrons et travailleurs, etc. On améliorait ainsi les conditions de vie des salariés. On s’assurait aussi de leur « consentement », alors que beaucoup effectuaient des tâches épuisantes pour des salaires de misère. > [!accord] Page 134 — Historiquement, en Bretagne, les ouvriers de l’agro viennent tous de l’agri. C’est des fils d’agriculteurs. Moi, je suis fils d’agriculteur. J’ai jamais pris de vacances avec mes parents, parce qu’il fallait bosser. Voilà. On inculque ça : faut travailler, faut travailler, faut travailler. Les trois quarts des ouvriers dans les usines viennent de ce milieu-là, de près ou de loin. Pourquoi l’agro s’est développé en Bretagne ? C’est la culture du travail ! On bosse, on demande rien, on courbe l’échine. Ensuite, quand on arrive en usine, on nous installe dans un pseudo-confort. Tout est garanti : le salaire, les horaires. Pour des gens « normaux », c’est complètement taré de se lever à 4 heures du matin pour aller travailler à la chaîne. Mais pour nous, ça va. Et on nous met dans la tête, à tous, qu’on n’est capables de ne faire que ça. Vous mettez juste le coup de couteau pour saigner le cochon : vous pouvez pas faire autre chose. Le management est comme ça. Alors on s’approprie l’usine comme si c’était la nôtre, parce que c’est la seule possibilité pour nous de travailler. > > [!cite] Note > important > [!accord] Page 134 — Le parallèle avec les rapports parfois ambigus entre seigneurs et paysans à l’époque féodale vous semble-t-il pertinent ? — Totalement ! On n’a jamais remis en cause les « noms » Doux, Gad et Tilly… Comment expliquer ça ? Ces trois barons de l’agroalimentaire ont fait des fortunes colossales, ont exploité des gens, les ont brisés, ont détruit la santé de nombreux salariés. Mais j’ai jamais entendu la moindre remise en question de leur personne. Quand le patron de Gad descendait dans l’usine, c’était comme une visite présidentielle. Tout devait être nickel, au carré. On n’avait plus le droit de parler, fallait surtout pas que la chaîne s’arrête. S’il y avait le moindre souci, fallait réagir très vite, parce que c’était le seigneur. Il nous regardait même pas, nous disait même pas bonjour. Il savait pas qui on était. Au tout début, quand je le voyais, j’étais ébahi : « Ah ! Le patron ! » C’était comme voir Mbappé pour un fan de foot. Il passe devant vous sans vous regarder ni donner un autographe, mais c’est pas grave. C’est parce qu’on nous a inculqué que ces gens-là étaient tout-puissants, qu’on leur devait tout. Quand on râlait, on nous disait parfois : « Ah oui, mais si y avait pas le patron, t’aurais pas de boulot ! » C’est aussi débile que de se contenter de dire : « Sans les ouvriers, le patron ne gagnerait pas de fric. » Ça ne fait pas avancer le schmilblick. Et puis, s’il n’y avait pas eu l’agro pour créer des emplois en Bretagne, il y aurait très bien pu y avoir autre chose… > [!information] Page 136 Je pourrais évoquer les sans-papiers africains travaillant « jusqu’à seize heures par jour et six jours sur sept », payés « entre 500 et 800 euros » par mois, subissant insultes, menaces et humiliations, missionnés pour attraper des volailles apeurées qui piaulent à la mort dans la puanteur de leurs fientes94. Je pourrais parler de cette employée d’abattoir, victime d’un grave accident sur une machine « vétuste », qui a renoncé à poursuivre son employeur parce que ce dernier avait embauché dans la foulée plusieurs membres de sa famille95. Je pourrais parler des saisonniers roumains, ramasseurs de haricots, dormant sous un barnum à même le sol, à quelques encablures de la très balnéaire Perros-Guirec96. Je pourrais détailler les conclusions explosives du rapport sur la santé physique et mentale des salariés d’abattoirs bretons, commandé par la MSA au début des années 2000. > [!information] Page 136 Le document en question nous apprend que 89 % des hommes et 92 % des femmes concernés ont souffert d’un trouble musculosquelettique dans l’année qui a précédé l’étude et que les conditions de travail frôlent dans certains cas « les limites de tolérance physique et psychique97 ». > [!information] Page 137 — J’ai vu de ces choses, à la coop… Y a eu des morts par cancer, parce qu’on faisait descendre les gens dans des fosses à pesticides, simplement avec des cuissardes pour se protéger. Jusqu’en 2018, j’ai vu arriver des semi-remorques qui faisaient la collecte des bidons de pesticides usagés. C’était bourré de bidons. On était exposés de façon hallucinante. Il y a aussi les « livraisons directes », une sorte de Chronopost du produit phyto, des camionnettes qui partent livrer à la ferme pour des petites commandes. Les mecs font des heures de route ! Parfois de 7 heures le matin jusqu’au soir. Ça les met à la limite de la rupture physique et nerveuse. Quand on sait leur état de fatigue et la nature de leur cargaison, hautement dangereuse, c’est pas rassurant. Tout était entassé là-dedans, y avait des bidons qui se pétaient la gueule. Fallait le voir pour le croire. Très peu de gars restaient à ces postes-là, parce que c’était ingérable. Alors on prenait des intérimaires. Il y a eu des magouilles avec des sortes de ventes forcées aussi : des commandes étaient passées à l’insu même des paysans puis livrées à la ferme. Parfois le paysan s’en rendait compte, le produit nous revenait, mais la commission sur la vente n’était pas annulée. Le commercial touchait quand même sa commission. > [!accord] Page 137 Y en a qui aimeraient voir un hiatus idéologique dans cette affaire des pesticides. Mais c’est pas idéologique. C’est une réalité sanitaire ! On met des intrants qui appauvrissent la terre, puis des produits pour « rebooster » les cultures. La terre est morte et ça contribue à la tuer un peu plus. > [!accord] Page 138 Quand vous faites tous les jours des livraisons de récipients sur lesquels vous avez des petits pictogrammes morbides, si vous prenez pas conscience du problème, c’est que ça va pas dans votre tête. Les collègues ne mettaient jamais ces trucs-là dans leur jardin ! Ils faisaient du bio. Ça allait jusqu’au mal-être. La mauvaise conscience… Devoir gagner sa croûte en vendant du poison… La majorité des collègues en préparation de commandes faisaient leur boulot à contrecœur, écœurés par tout ce qui était balancé dans les fermes. Ce job, c’est purement alimentaire. Cette boîte ne paye pas trop, mais suffisamment pour qu’on n’ait pas vraiment envie de partir. Y a le fatalisme… Et la routine. On parle de tout ça au boulot… On se rend compte qu’on en avait parlé la veille et l’avant-veille aussi, et chacun sait bien qu’on en reparlera… Y a une pollution de l’image de soi qui s’opère au contact du produit. Les gars voient les pictogrammes. Ils voient que c’est un système qui continue de faire gagner du fric à certains alors qu’eux sont encore en bas du panier. La grande question, chez nous, c’est : est-ce que je vais être malade ? On a la « salle de la mort » où sont stockés tous les phytos… Quelqu’un qui n’est pas habitué à l’odeur, il fait demi-tour direct… Alors la question se pose : que respire-t-on vraiment ? On se demande : quand est-ce que je vais être touché, comme les autres collègues qu’ont eu des brûlures, des allergies… > [!accord] Page 138 Dans la boîte, on est contrôlés et soumis à la censure. Ça me fait penser à du Orwell. L’intégration des nouveaux salariés, c’est du lavage de cerveau. La culture de la loyauté, l’aveuglement, l’absence de sens critique surtout. On avance tous vers un but commun : nourrir la planète ! Toutes ces conneries… Moi, ça va. J’ai donné. Non merci. Je suis parti parce qu’ils m’ont fait craquer. J’ai été mis au placard, déconsidéré, j’avais plus de boulot. > [!accord] Page 138  Pourquoi ? — J’ai été la voix dissidente. Là-bas, le management, ça consiste à traiter les préparateurs de commandes de fainéants. Faut pas compter ses heures, faut adhérer au discours, notamment sur les pesticides… Moi, quand le préparateur avait bossé trois heures, je lui disais de se reposer un peu. Un mec assis, c’est pas forcément un fainéant. Ce qui dérangeait la direction, c’était mon discours progressiste. Et je prenais pas en photo les mecs qui s’accordaient une pause de cinq minutes, pour les balancer… J’étais trop humain avec les gens. J’avais pas ce discours nihiliste qui consiste à rabaisser l’humain plus bas qu’une marchandise. Avant, dans cette boîte, c’était paternaliste, certes, mais il restait une culture de solidarité ouvrière. Aujourd’hui, c’est nihiliste. C’est le pire. Ça ne repose sur aucune autre valeur que l’adhésion sans contestation possible à l’idéologie de l’entreprise. Ça n’exige pas simplement la soumission à l’autorité, mais aussi qu’on n’ait plus d’idée sur quoi que ce soit. Plus d’esprit critique. Ça se couple à un discours néolibéral et, au final, il n’y a plus de valeurs. Les gens qui défendent des valeurs de solidarité et d’humanité se retrouvent dans le viseur. L’enjeu, c’est d’étouffer tout espace pour un discours différent. L’impression que ça me donne ? Un système à bout de souffle. On atteint les limites. Et ce qui va mettre tout le monde d’accord, c’est l’environnement. Parce qu’il est à bout. > [!accord] Page 139 Personne n’a envie de souffrir comme ça. C’est une culture d’entreprise. Ce sont, par exemple, des primes qui ne sont pas versées pour les gens en arrêt maladie. Il y a aussi des accords signés au détriment des salariés, concernant les conditions de travail ou les rémunérations. Ils sont signés parce que certains délégués syndicaux sont des gens un peu manipulables, à qui on offre quelques petits avantages. C’est super vicieux. Nos dirigeants sont des gens très égoïstes. Ils sont là pour gagner de l’argent et sont persuadés qu’ils font les choses bien. Ils se disent : grâce à moi, ces gens ont du travail. Peu importe si ces gens sont dans la souffrance ! Je voudrais pas que mes enfants viennent travailler ici. C’est un travail qui vous pourrit le physique et le moral. C’est la vérité. Ça me démange de balancer tout ce que je sais, cette ambiance… > [!accord] Page 140 Ça fait mal. Ça fait mal ! Les gens qui n’ont pas connu ça ne peuvent pas se rendre compte. Ils n’ont pas mal. C’est des sciatiques, des lumbagos, etc. Vous avez mal partout. C’est vermoulu. Les gens ici ont mal. Tout le monde a mal. On est arrivé à un point où… on a accepté la douleur. Les médecins du travail le disent : les gens ont accepté de souffrir. Quand tu as atteint un niveau de souffrance, si tu souffres moins, tu vois plus ça comme de la souffrance. Alors que tu souffres. Tout le monde souffre. À part dans les bureaux… mais ils peuvent souffrir psychologiquement. > [!accord] Page 141  Comment vos supérieurs apprennent-ils des détails sur votre vie privée ? — Eh bien, ils cherchent ! Certains aiment ça. Ils vont dans les bars du coin, ils écoutent les cancans, etc. Ils savent que [tu as des problèmes familiaux]. Et ils savent te le ressortir, si besoin. Ce genre de choses, c’est courant. Ils arrivent à intimider les gens. — Vous côtoyez des gens « brisés », psychologiquement et physiquement ? — Oh là là… On a des trucs… On n’a pas le droit d’être malade, pas le droit d’être fatigué. Il faut toujours se justifier auprès des chefs et de certains salariés. La culture, ici, c’est : faut crocher dedans, faut suer sang et eau. La vision que certains ont des jeunes, c’est : « Tous des fainéants, ils veulent pas travailler. » J’suis pas d’accord avec ça. Je le dis parfois. Mais si vous dites un mot de travers et que vous vous opposez à leur « politique », on va pas vous garder, même si vous bossez bien. Sauf que maintenant ils ont vraiment du mal à trouver du personnel. On se retrouve avec des gars qu’arrivent les mains dans les poches, qu’en ont rien à foutre… Mais quelque part, c’est le revers de la médaille. > [!accord] Page 141 Y a des jeunes Roumaines, très dynamiques, qui m’ont dit [elle prend l’accent roumain] : « Mais tu crois quoi ? On va pas rester dans cette merde-là. On va faire des formations et on va se barrer ! » Plein de salariés ne sont pas d’accord avec cette façon de dénigrer la boîte. Mais quelque part, ces mots les renvoient à leur propre condition, comme un miroir. > [!information] Page 141 Pendant une grève, un jour, un chef m’a dit d’aller déposer un papier dans les bureaux. J’y suis allée. J’ai trouvé des filles avec les larmes aux yeux qui m’ont dit : « On peut pas faire grève mais on sait que vous vous battez aussi pour nous. » L’une d’elles est venue au piquet de grève à 4 heures du matin avec sa fille, pour nous donner des gâteaux. Il fallait pas que ça se sache. Elle risquait sa peau. Pendant la grève, je recevais des SMS d’éleveurs qui nous disaient : « On vous soutient, mais on peut pas venir vous aider, sinon [la boîte] viendra plus chercher nos [animaux]. » D’autres ont été manipulés. La direction a rassemblé plein d’agriculteurs pour venir nous barrer la route. Ils leur avaient payé à boire et à manger. Ils sont arrivés après le repas, bien énervés. Y en a un qui se colle à moi et me dit : « T’es contente, là, tu jouis ? » Une de mes collègues a été déplacée manu militari. Les éleveurs qu’ils ont envoyés étaient sans doute des gens en difficulté. On a dû leur dire : « Si tu viens barrer la route aux grévistes, on t’aidera à te relever. » Je connais un éleveur qui est venu travailler ici, à l’usine, après avoir fait faillite. Il a changé de discours sur les ouvriers quand il a vu nos conditions de travail. Il était dégoûté. > [!accord] Page 142 — J’ai [plusieurs décennies] de boîte, je suis à [moins de 1 600 euros] net par mois en incluant 10 % d’heures de nuit [et diverses primes]. Sans ces petits avantages, je serais au Smic. J’ai un treizième mois, mais c’est dans la convention collective. Pour nos chefs, 1 500 euros net, c’est déjà beaucoup, parce que dans certaines usines, les gens sont à 1 200 euros. S’ils pouvaient nous enlever le peu d’avantages qu’on a, ils le feraient. Les choses vont bouger, parce que je pense qu’on est à la fin d’un système. C’est comme s’ils faisaient des essais pour voir jusqu’où on peut pousser l’être humain avant de le remplacer par des machines. En attendant, ils sont en train de nous bousiller. > [!accord] Page 144 — Personnellement, je ne souffre pas trop, car mon poste est plutôt épargné. Ce qui me fait souffrir, c’est de voir les autres souffrir. Une majorité de salariés souffrent. Mes collègues sont exposés aux cadences, au comportement de certains chefs, aux discriminations, aux jalousies. C’est l’usine : ça n’a rien d’agréable. On vient pour payer les factures, la maison, la nourrice. Excepté peut-être 15 à 20 % des gens, qui ont des postes plus intéressants. Les boulots les plus durs et pénibles sont aussi les moins bien payés. Un de mes collègues s’est fait opérer de l’épaule il y a cinq ans. Aujourd’hui, ses problèmes recommencent. Tous les mois, deux ou trois salariés sont déclarés inaptes par la médecine du travail puis licenciés. La plupart du temps, ce sont des maladies professionnelles. C’est les tendons qui lâchent, le coude, les poignets… comme une machine. Ces hommes et ces femmes produisent à manger pour l’ensemble de la population au détriment de leur propre santé. On a [plusieurs dizaines] d’accidents par an sur le site. > [!information] Page 144 La moitié de l’humanité est représentée dans l’usine. Des Roumains, Congolais, Portugais, Polonais, Angolais, Tchèques, etc. Parfois des Asiatiques. Une partie du personnel français expérimenté a fini par démissionner ou par être licencié pour inaptitude. La direction se tourne vers des étrangers qui ont l’avantage d’être moins vigilants sur leurs droits et de moins revendiquer. De manière générale, tout est fait pour dissuader de faire grève. Le mot d’ordre, c’est : « Faites ce que vous voulez, mais attention, il peut y avoir des conséquences. » Il y a toujours une forme de pression. Tous les moyens sont bons. La direction joue sur la peur. Ils savent que certains salariés ont peur. La boîte fonctionne comme ça. Les gens connaissent la mentalité. Ils pensent qu’il vaut mieux se taire. C’est : « Travaille et tais-toi. » Tu fais ce qu’on te dit, sinon t’auras des problèmes ## II - Le bal des vampires > [!accord] Page 154 Qui fait bloc autour de l’agro-industrie productiviste ? Qui orchestre ce que d’aucuns nomment le « lobby agro-industriel breton » ? Les réponses à ces questions sont difficiles à formuler, pour la bonne raison que ce lobby, en tant que tel, n’a pas d’existence officielle. Il s’agit d’un ensemble d’individus représentant des entreprises et institutions aux intérêts souvent convergents, parfois divergents. Certains s’entraident et se cooptent. D’autres, notamment dans la filière porcine, se livrent à des batailles de pouvoir acharnées. Leurs points communs : ils bénéficient à divers titres du système en place et s’évertuent, plus ou moins ostensiblement, à ce que ce dernier évolue peu ou n’évolue pas. > > [!cite] Note > faudrai faire une cartographie > [!information] Page 154 Parmi les pontes de l’agrobusiness breton figurent des capitaines d’industrie riches et discrets. Les plus emblématiques sont Jean-Paul Bigard et sa famille, numéro trois européen de la viande, le clan Roullier, géant mondial des engrais, et Louis Le Duff, numéro un mondial des cafés-boulangeries. Réunis, ces empires pèsent 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel et représentent près de soixante mille emplois en Bretagne et dans le monde. > [!information] Page 157 Derrière ces lobbies, ces firmes et ces usines officie une élite qui exhibe peu ses richesses. L’Armorique n’est pas la Côte d’Azur. Pudeur et modération, fruits d’un vieux fond catholique et d’un mystérieux « tempérament régional », sont ici des vertus cardinales. Il n’existe pas de jet-set agricole qui paraderait en voiture italienne sur la riviera morbihannaise. Recenser les sociétés civiles immobilières que possèdent les uns et les autres permet, en revanche, de se faire une idée des fortunes amassées. « En quarante ans de carrière, je n’ai jamais vu quelqu’un avec un tel patrimoine immobilier ! » confie un agent de la répression des fraudes qui a enquêté sur un patron breton de l’agroalimentaire. > [!information] Page 158 Le sponsoring de clubs sportifs et le mécénat artistique témoignent aussi de la force de frappe financière des grands noms de l’agro-industrie. Les trois équipes de football bretonnes évoluant en Ligue 1 durant la saison 2022-2023 arborent le logo d’au moins un acteur agroalimentaire du cru. Le président du Stade brestois, Denis Le Saint, est à la tête du leader français de la distribution de produits frais. René Ruello, qui fut président du Stade rennais à trois reprises entre 1990 et 2014, est un magnat de la viennoiserie. Noël Le Graët, ex-président d’En avant Guingamp, ancien maire de cette même ville et président de la Fédération française de football de 2011 à 2023, est, à l’origine, un transformateur de produits de la mer du Trégor. Bruno Caron, poids lourd de la pâtisserie et de la boulangerie industrielles, a créé la biennale d’art contemporain de Rennes. Édouard Leclerc, fondateur de l’enseigne éponyme, a financé la création, à Landerneau, dans le Finistère, d’un « fonds pour la culture » devenu un haut lieu de l’art contemporain. > [!information] Page 162 Guillaume Roué, quant à lui, est une figure incontournable du lobby porcin depuis quarante ans, à l’échelle régionale mais aussi nationale et internationale. En novembre 1983, cet éleveur d’obédience libérale, passé par le lycée agricole du Nivot, dans le Finistère, fait partie des agriculteurs « en colère » qui pénètrent dans l’hôtel des impôts de Carhaix, mis à sac à cette occasion. Il est alors secrétaire général du Centre départemental des jeunes agriculteurs du Finistère, l’antichambre de la FNSEA. Un an plus tard, il est condamné par le tribunal correctionnel de Morlaix à deux ans de suspension de son permis de conduire et 30 000 francs d’amende dans le cadre des poursuites liées à ces événements17. La même année, il est élu président de la FDSEA du Finistère. En 1986, des manifestations soutenues par « le » syndicat sont organisées contre les pénalités infligées aux éleveurs laitiers. Des commandos d’agriculteurs maculent de peinture les murs de la sous-préfecture de Morlaix, brisent des vitres et dispersent les dossiers de deux centres des impôts du secteur. Guillaume Roué justifie alors ces dégradations : « [Le ministre] ne nous ayant pas entendus, nous n’avons plus d’autres moyens d’expression pour faire avancer nos revendications18. » > [!information] Page 164 Marcel Daunay serait un Zidane des campagnes. Né en 1930, cet éleveur laitier originaire de Saint-Méen-le-Grand, en Ille-et-Vilaine, a été formé, roulement de tambour… à la Jeunesse agricole catholique. Mieux vaut prendre une grande inspiration avant de dérouler son CV. Fondateur de la Coopérative laitière d’Ille-et-Vilaine en 1965, il devient par la suite secrétaire général puis vice-président de l’entité qui va absorber cette dernière : l’Union laitière normande (ULN). Président de 1963 à 1965 du Centre départemental des jeunes agriculteurs, il se hisse ensuite à la tête de la FDSEA d’Ille-et-Vilaine et devient à partir de 1978 vice-président de la FNSEA. Membre (comme Alexis Gourvennec) du conseil de direction du Fonds d’orientation et de régulation des marchés agricoles, secrétaire général de la Fédération nationale des producteurs de lait de 1975 à 1980, il représente durant près de dix ans la FNSEA au Conseil économique et social de Bretagne. Élu en 1977 président de la chambre d’agriculture d’Ille-et-Vilaine, il conserve ce poste très stratégique durant près de vingt ans. Au milieu des années 1980, il lui vient une idée : pourquoi ne pas organiser une foire aux bestiaux d’un nouveau genre, pensée comme la vitrine de l’agriculture moderne ? Ainsi naît le Space, qui deviendra l’un des plus importants salons agricoles d’Europe. > [!accord] Page 166 Toujours en 1998, Marcel Daunay a rendez-vous devant le tribunal correctionnel de Rennes pour « défaut de maîtrise » de son véhicule et « délit de fuite » après un accident de la route qu’il a provoqué, quelques mois plus tôt, à Saint-Méen-le-Grand. « Quand on est à l’origine des lois, on ne se comporte pas comme un fuyard abandonnant d’éventuels blessés sur le bord de la route21 », déclare ce jour-là le procureur. Déjà condamné auparavant pour conduite sous l’emprise d’un état alcoolique, Marcel Daunay écope de quatre mois de prison avec sursis et mise à l’épreuve d’une durée de deux ans, d’une obligation de soins, d’une amende de 1 000 francs et d’une suspension de permis de conduire. En décembre de la même année, il passe une quinzaine de jours en prison pour « non-paiement d’une caution d’un million de francs et non-réponse aux convocations du juge d’instruction22 ». > > [!cite] Note > cest les memes qui apres disent les jeunes, voir memed des fois, les arabes, font nimporte quoi... nsm > [!accord] Page 168 Comment expliquer que le grand manitou du plus puissant syndicat agricole d’Europe vante ainsi les mérites d’un multicondamné, qui plus est en public ? Nous sommes certes en France, où les démêlés judiciaires des dominants ne valent pas forcément mise au ban. Daunay, bien sûr, avait donné de son temps pour la cause agricole à partir des années 1960. Mais il avait aussi beaucoup servi la sienne, de cause. L’usage veut qu’on ne déroule pas le casier judiciaire d’un mort à son enterrement. Qu’à cela ne tienne : Jean-Michel Lemétayer (décédé en 2013) aurait pu se faire porter pâle, ce jour-là. Par respect pour les contribuables dont l’argent avait servi à remplir les caisses de bars à hôtesses. Non. Il a choisi d’être présent et de saluer son « ami » Daunay. > [!information] Page 170 Auteur d’une thèse soutenue en 2020 à l’université Rennes 228, le sociologue Ali Romdhani est l’un des rares chercheurs à avoir théorisé les ressorts de cet « ordre social breton ». « Ce n’est pas une organisation formelle, mais plutôt une imbrication de réseaux d’acteurs qui se mobilisent quand leurs intérêts, leur identité, leurs privilèges ou leurs routines sont remis en cause », écrit-il. Ali Romdhani évoque le poids des « règles du jeu social » qui « empêchent l’évolution de la situation ». La force de cette organisation informelle s’exerce par « l’impunité, l’exclusion, le déni, la pression sociale et la censure ». L’enjeu n’est « pas nécessairement de faire taire les voix discordantes, mais de produire l’autocensure chez la majorité ». L’État s’est montré parfois conciliant, parfois faible, parfois lâche vis-à-vis de cet « ordre établi ». Dans certains cas, il l’a renforcé. > [!information] Page 170 Des bruits. Des cris. Des intrus – nombreux. Réveillé à l’aube, en ce 8 juin 1961, par un tintamarre de tous les diables, le sous-préfet de Morlaix quitte précipitamment « son » bâtiment officiel, envahi par plusieurs centaines d’agriculteurs, et se réfugie dans le commissariat le plus proche. Depuis des semaines, la colère gronde dans les campagnes finistériennes. La modernisation des exploitations maraîchères a entraîné une augmentation de la production ainsi – déjà – qu’un important endettement de certains paysans. Ces derniers bradent leurs légumes à des négociants tout-puissants, qui tirent les prix vers le bas. Les invendus pourrissent sur les tas de fumier. Le gouvernement rechigne à agir. La coupe est pleine. > [!information] Page 171 Deux syndicalistes considérés comme les têtes pensantes du coup d’éclat sont arrêtés et placés en détention provisoire. Parmi eux figure le jeune Alexis Gourvennec, qui se forge alors un destin de héros paysan. Gourvennec et son compère, Marcel Léon, comparaissent quinze jours plus tard devant le tribunal correctionnel local. Dehors, environ dix mille de leurs collègues, encadrés par trois mille CRS, attendent le jugement. Le magistrat relaxe les assaillants, bientôt portés en triomphe par la foule. Marcel Léon harangue ses camarades : « Nous avons prouvé que nous pouvons faire n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment30. » > [!information] Page 172 La « cogestion » agricole à la française, caractérisée par une « collaboration extrêmement étroite entre le pouvoir politique et les organisations professionnelles31 », voit le jour dans le sillage des événements de Morlaix. Cet épisode est une sorte de feu d’artifice inaugural. Il préfigure, pour les soixante ans qui vont suivre, les relations entre l’État, d’un côté, et, de l’autre, une partie du monde agricole breton – sa frange libérale, en l’occurrence. À l’époque, celle-ci est incarnée par de jeunes et fougueux paysans, parmi lesquels le fameux Gourvennec. Certains deviendront les chevilles ouvrières d’un complexe agro-industriel indissociable de la réalité économique, politique, sociale et environnementale de la région. La cogestion mise en place dans les années 1960 leur offrira un accès privilégié au cœur de la machine étatique. > [!accord] Page 172 Les éleveurs et maraîchers qui ont passé des nuits dans le froid, devant des feux de palettes, ont-ils servi leurs propres intérêts et/ou les causes individuelles de leurs plus éminents représentants ? Question insoluble, que posait déjà l’historienne Suzanne Berger en 1975 : « Les “libéraux” ont compris mieux que personne l’efficacité de l’action collective et, en particulier, le besoin de mobiliser les masses paysannes derrière leurs propres revendications. […] Aujourd’hui, le sentiment d’avoir été exploités par les libéraux lancés à la poursuite de leurs propres intérêts est très répandu parmi les cultivateurs. Ne marchaient-ils pas en tête des manifestations de masse qui arrachèrent au gouvernement des concessions qui, en fin de compte, n’ont profité qu’à un petit nombre ? Et maintenant, ceux, trop rares, qui ont prospéré, en partie au moins du fait de la solidarité paysanne, se font les tenants de mots d’ordre libéraux et réinvestissent leurs bénéfices d’une manière qui accroît la concurrence au sein de la société rurale et menace la survie des autres. Ces considérations ont créé beaucoup d’amertume et de rancune contre les néolibéraux32. » > [!accord] Page 173 Un an après les événements de Morlaix, en 1962, les responsables de la FDSEA du Finistère théorisent les ressorts de leur victoire lors de l’assemblée générale du syndicat. Ils soulignent l’efficacité de l’« action directe » par rapport à celle de la « négociation menée patiemment pendant des mois »33. « Deux mille agriculteurs qui cassent tout, c’est plus payant que dix mille manifestants qui défilent dans le calme34 », résumera Alexis Gourvennec. > [!accord] Page 175 — On garde les paysans attachés. On les affame. Et puis, quand il faut, quand on a besoin d’obtenir des subventions ou une évolution réglementaire, on les lâche. On leur donne l’ordre d’aller casser des trucs. Quand c’est fini, hop, à la niche. > [!accord] Page 176 Le complexe agro-industriel représente, de nos jours, quelque trois cent mille postes dans la région, en incluant l’activité induite, soit environ 20 % des actifs bretons. Certaines firmes et coopératives constituent localement les principaux employeurs. Leur poids économique et symbolique est considérable. > [!accord] Page 177 À l’évocation de ces faits, Marylise Lebranchu soupire. L’ancienne maire (PS) de Morlaix, élue quatre fois députée du Finistère, nommée trois fois ministre, a connu bien des manifestations d’agriculteurs et moult réunions houleuses avec des acteurs de l’agro-industrie : — Il y a un problème de lobbying et de chantage à l’emploi. Ce chantage fonctionne toujours, parce que le politique a la trouille du chômage. Et il a raison ! Pour engager des transformations en profondeur, il faut vraiment avoir beaucoup de force… et beaucoup d’élus. Il faut être soutenu par les citoyens, les syndicalistes, etc. C’est épuisant. Or il y a des choses politiquement plus rentables à court terme… > [!accord] Page 179 Au lobbying en coulisse s’ajoute une stratégie de communication de terrain, à destination de la « base » paysanne et du public. Cette démarche a été impulsée à partir des années 2010, quand le lobby agro-industriel a affronté une série de revers : alors que les impasses sociales, environnementales et économiques du modèle dominant étaient de plus en plus mises en lumière, les méthodes musclées de la FNSEA avaient perdu de leur fraîcheur. À l’heure du soft power triomphant, elles pouvaient même s’avérer contre-productives. Le système s’est donc réinventé. Imagine-t-on un ministre de la Santé intervenir sur la scène d’un événement musical dont l’organisateur serait un patron du secteur paramédical, le tout sous l’égide d’un lobby financé notamment par de grands acteurs de l’industrie pharmaceutique, mais qui se présenterait comme la vitrine des médecins généralistes de la région, avec comme invité de marque une vedette de la télévision qui vanterait, dans ses émissions, les mérites de l’industrie en question, pour laquelle il effectue de temps à autre des « ménages » ? En Bretagne, un tel mélange des genres est possible. > [!information] Page 182 L’éleveuse Danielle Even, présidente de l’association entre 2014 et 2022, a dirigé la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor de 2016 à 2019, sous la bannière de la FNSEA. En 2020, elle a été candidate aux élections sénatoriales dans les Côtes-d’Armor sur une liste de centre droit. Par ailleurs, l’un des administrateurs d’Agriculteurs de Bretagne n’est autre que… Jean-Luc Martin, le président des Vieilles Charrues et patron de l’entreprise Tell Élevage, spécialisée dans le diagnostic technique d’installations hors-sol. Le présentateur vedette de M6, Mac Lesggy, a quant à lui vanté les mérites de l’agriculture industrielle dans des émissions de vulgarisation scientifique accumulant parfois « erreurs » et « omissions », selon l’association de consommateurs UFC-Que choisir > [!information] Page 184 Les amitiés et convergences de vues jouent aussi un rôle décisif. L’exemple le plus emblématique est celui de Marc Le Fur, élu (UMP puis LR) à partir de 1993 dans la troisième circonscription des Côtes-d’Armor, l’un des territoires bretons les plus marqués par l’activité agro-industrielle. Surnommé « le député du cochon » pour son soutien bec et ongles au modèle agricole dominant, Marc Le Fur a notamment été à l’origine, en 2010, d’un amendement controversé destiné à alléger la réglementation en matière de création et d’extension d’élevages hors-sol. En 2012, il affirmait que les proliférations d’algues vertes étaient un « problème de journalistes parisiens » et appelait à « distinguer l’essentiel de l’accessoire » : « L’essentiel, c’est l’emploi ; l’écologie, c’est accessoire47. » > [!information] Page 186 Devinette : en quelle année des ténors du Parti socialiste (PS) ont-ils déploré, noir sur blanc, les « symptômes inquiétants de dégradation » de l’environnement en Bretagne « en raison du productivisme excessif imposé aux paysans » ? En quelle année ont-ils prôné des remèdes de cheval pour soigner une agriculture « gravement malade » et « lourdement dominée » par le « capitalisme industriel, la grande distribution commerciale, les entreprises agroalimentaires et le commerce mondial », ajoutant que les paysans avaient été « trahis par un certain nombre de leurs responsables professionnels » ? C’était en 1981, dans un manifeste « pour une autre agriculture en Bretagne »50. > [!approfondir] Page 188 Dans ce contexte, la question de l’alliance avec les écologistes – partisans historiques d’une transformation de fond des pratiques agricoles – constitue un point de crispation majeur pour la gauche « traditionnelle ». Dominé en interne par ses courants libéraux, le PS breton a longtemps penché vers le centre. Beaucoup de ses ténors, enfants de l’après-guerre, ont une culture productiviste, scientiste voire saint-simonienne > [!information] Page 189 Malgré leurs divergences, socialistes et écolos ont gouverné ensemble au conseil régional de Bretagne entre 2004 et 2010, le temps d’un mandat, sous l’égide du président Jean-Yves Le Drian. Nourri par sa propre vision de l’économie, agacé par le côté trop « remuant » de ses amis verts, Le Drian a fait le choix de ne plus s’encombrer avec ces alliés par la suite. Son successeur, Loïg Chesnais-Girard, a fait de même lorsqu’il a été élu en 2021. À cette époque, Jean-Yves Le Drian, alors ministre des Affaires étrangères et ministre officieux de la Bretagne, avait qualifié une potentielle alliance avec les écologistes de « ligne rouge57 » à ne pas franchir pour son dauphin. La consigne a été respectée. > [!accord] Page 190 Jean-Charles Larsonneur, député macroniste du Finistère — La vision de beaucoup d’« éléphants », en Bretagne, c’est : « On a un truc qui marche, qui rapporte de l’argent à la Bretagne58, qu’est-ce que tu vas nous faire chier à le remettre en cause ? » Moi, je leur parle environnement, emplois précaires, développement, etc. Ils me disent : « Mais tu nous emmerdes ! » Les hommes politiques ont une forte capacité à s’autoconvaincre des éléments du réel qui leur conviennent. Et le temps politique est court. Quand les éléments sont favorables et que l’élection arrive, ils finissent par se persuader que la meilleure chose à faire est de ne pas changer grand-chose. > [!accord] Page 190 Olivier Roellinger, ex-chef étoilé, candidat écologiste aux élections régionales de 2021 — Il y a une espèce de contrat ici, ou plutôt une entente non écrite, très sourde et très profonde, entre les politiques et l’agrobusiness. La ligne rouge politique, en Bretagne, ce sont les écolos, pas le Front national ! C’est étonnant, quand même. Il y a vraiment un nœud, là. Tant qu’il ne sera pas débloqué, je pense qu’on n’arrivera pas à faire grand-chose. On a des politiques qui pétochent. Ils te disent que ça va faire trop de bruit si on dit telle ou telle chose. Ou alors, pour se trouver une raison, ils disent : « Ah, mais on va perdre des emplois… » Alors qu’on ne propose pas d’en perdre, mais d’en créer ! Avec un autre modèle ! > [!information] Page 192 À la même époque, le syndicaliste Jean-Claude Philipot est secrétaire général de la Fédération générale agroalimentaire de la CFDT du Finistère. Il siège à la chambre d’agriculture en tant que représentant des salariés des secteurs agricole et agroalimentaire. Sa voix et celle de ses camarades de la CFDT ont leur importance lors des votes au sein de la « chambre ». Quelque temps après la victoire de la liste emmenée par la Confédération paysanne, l’intéressé reçoit un coup de téléphone de la préfecture… Aujourd’hui retraité, il se souvient de cet épisode : — On me dit : « Le préfet veut vous voir. » Il fallait que j’y aille tout seul. J’y vais. Le préfet me dit que la situation est tendue dans le département, à cause notamment des manifestations d’éleveurs et des débats liés aux algues vertes. Il ajoute que la CFDT n’a « pas intérêt à faire n’importe quoi » à la chambre d’agriculture et qu’il aimerait que je le tienne au courant de nos « orientations ». Je lui dis que je suis un élu syndical et que je n’ai pas de comptes à rendre. Il insiste. Je lui réponds : « Vous connaissez le programme sur lequel on a été élus, on va s’y tenir ! » Le préfet désigne alors les deux messieurs présents dans la pièce avec nous et me dit qu’ils sont officiers des renseignements généraux. Il me dit que c’est à eux que je devrai transmettre des informations. Je m’énerve : « Qu’est-ce que c’est que ce merdier ! » Le préfet me parle alors de ma situation professionnelle… À cette époque, je travaille dans un lycée agricole du Finistère. J’ai un détachement syndical mais j’ai toujours dit que je ne serais pas syndicaliste à vie et que je comptais retrouver mon poste. Il se trouve qu’un des administrateurs de l’école en question est… le préfet. Qui me fait savoir, sans me le dire, qu’il me tient par la barbichette. Je sais qu’il peut me mettre des bâtons dans les roues, par exemple pour la formation que je voulais faire à l’issue de mon mandat syndical… J’ai une famille, deux filles qui font des études… Je sais qu’il peut agir au niveau du patronat, ou autre, pour nous torpiller, moi ou mes enfants. J’ai parlé de tout ça à mes camarades dans les jours qui ont suivi. On a décidé d’accepter d’échanger avec la préfecture, à certaines conditions. J’ai parlé avec les renseignements généraux de temps à autre jusqu’à la fin de mon mandat. Quand c’était vraiment sensible, j’allais voir directement le préfet, le soir, après dîner. Ça s’est globalement bien passé. Parfois, le ton est monté. Un jour, on s’engueule, le préfet me dit : « Vous savez, l’État sait se montrer reconnaissant… » Plus tard, ils ont entrepris des démarches pour me donner la Légion d’honneur. J’ai refusé. J’ai demandé par la suite à avoir une copie du dossier d’instruction de ma nomination pour cette distinction, établi par les renseignements généraux. Ça m’a pris trois ans, mais ils me l’ont finalement envoyé. J’ai été très surpris : ils connaissaient tout sur mes mandats et ma vie professionnelle59. Devoir de réserve oblige, très peu de fonctionnaires se sont exprimés jusqu’alors sur les ressorts de cet attelage étatico-agricole. Plusieurs ont néanmoins accepté de me confier leur point de vue. Ils déplorent à l’unisson les injonctions contradictoires des élus, le manque chronique de moyens dédiés au contrôle des installations agro-industrielles et l’écart entre la parole officielle et les actes > [!information] Page 194 Gérard, biologiste de formation, commissaire enquêteur pour le compte de l’État durant une vingtaine d’années, a examiné la demande d’autorisation d’agrandissement d’élevage d’un « baron » de la filière porcine, également président d’une coopérative. Considérant les impacts environnementaux et la proximité d’habitations et de bâtiments publics, il a rendu un avis négatif. Quelque temps plus tard, la commission chargée de délivrer les agréments aux commissaires enquêteurs n’a pas renouvelé le sien. L’État n’a plus jamais fait appel à lui : — Pour rendre mon avis, j’avais pris en compte la totalité de l’exploitation, soit environ quinze mille cochons en incluant l’extension de deux mille neuf cents animaux. La personne qui représentait le préfet m’a dit que je n’avais pas à me prononcer sur la globalité, mais uniquement sur l’extension. Ça s’appelle du saucissonnage ! Quand on ne juge qu’un morceau, c’est moins important, donc ça passe. En fait, je n’avais pas fait ce qu’ils attendaient de moi : donner un avis positif. > [!information] Page 198 Michel fait partie de ces « kamikazes ». Avec plusieurs collègues, cet agriculteur a créé, dans les années 2010, une structure « alternative » pour cesser de dépendre des firmes et coopératives auxquelles il reproche d’« exploiter les paysans ». En court-circuitant les filières traditionnelles, ses camarades et lui se sont immiscés dans la géopolitique agro-industrielle. Leur initiative s’est rapidement transformée en chemin de croix. D’abord, un coup de téléphone. À l’autre bout du fil, un cadre d’une institution agricole : — Il m’a dit : « On vous mettra à genoux, on vous cassera les reins. » Dans la foulée, les démarches bancaires et administratives se seraient révélées interminables. À ces entraves se seraient ajoutées des intimidations : — J’ai eu droit à des menaces de mort, anonymes ou non. J’ai reçu des centaines de SMS en tous genres… Enfin, les sabotages présumés : — On nous a mis des antibiotiques dans le lait. Ça s’est probablement passé de nuit : des types viennent dans la ferme et vident des seringues dans le tank à lait. Au final, les antibiotiques sont détectés par la laiterie et le producteur est sanctionné. Des vraies méthodes de barbouzes. > [!information] Page 201 — J’ai connu le cas d’un paysan en difficulté qui demandait une facilité de trésorerie. En bas d’un document que j’ai pu consulter, il était indiqué que cet éleveur était « manipulé par la Confédération paysanne » et qu’il fallait lui refuser un concours financier. > [!accord] Page 201 Regard perçant, accolade franche, Jacques, quant à lui, raconte avec un certain détachement les turpitudes qui ont accompagné la création de sa société de conseil en agriculture, dans les années 1990. Son credo : faire gagner du temps et de l’argent aux paysans et améliorer leur qualité de vie en leur permettant de réduire leur utilisation d’engrais et de pesticides de synthèse. Rien de très subversif, a priori. Pourtant, Jacques a « sérieusement morflé », comme il dit. Aider les cultivateurs à diminuer les doses revenait à saper (très modestement) le business des puissants vendeurs d’intrants. > [!information] Page 201 Le sort se serait acharné contre lui : — J’ai reçu des lettres anonymes disant qu’il ne faudrait pas que je m’étonne si mes roues se dévissent dans un virage… Et des coups de téléphone menaçants, dans le même genre. Un jour, deux gros bras ont débarqué au bureau, sans se présenter. Ils m’ont dit : « Y a un système qui existe, il vaudrait mieux pour vous que vous n’en sortiez pas. » N’étant pas du genre à me laisser faire, ils sont repartis perdants… Dans le même temps, j’ai eu d’innombrables contrôles du fisc et de l’Urssaf, nettement plus que mes confrères… Et puis des propositions d’emplois, notamment de la part de grosses firmes agro-industrielles, avec des salaires mirobolants à la clé. S’il avait accepté certaines de ces offres, il aurait pu gagner « entre cinq et quinze fois mieux » sa vie, affirme-t-il. Soit un différentiel de plusieurs millions d’euros, en incluant les propositions d’actionnariat. > [!approfondir] Page 203 Les témoignages recueillis laissent toutefois entrevoir une typologie des procédés et des victimes. Messages anonymes, propagation de rumeurs, entraves pour l’accès au foncier ou aux financements et multiplication des contrôles en tous genres semblent récurrents. Parmi les « classiques », d’après plusieurs sources : la livraison d’animaux de mauvaise qualité aux éleveurs censés les engraisser. Dans le jargon, on appelle cela les « queues de lots ». En clair : les moins bons spécimens > > [!cite] Note > volonte de couler lautre. le pousser au suicide > [!information] Page 204 — Le niveau de revenus des éleveurs sélectionneurs de cochons dépend de leur « taux de labellisation62 ». Une parole de travers et la semaine d’après, votre taux s’effondre. Autre possibilité : la coopérative ne prend plus les cochons prêts à partir à l’abattoir, ou bien retarde leur enlèvement. Ça engendre des surcoûts importants. Il y a aussi des effondrements de l’indice de consommation63 dans certains élevages, même chez des éleveurs performants. D’un seul coup, les gens se retrouvent la tête dans le mur. Ils se demandent : mais comment ça se fait ? J’ai rien changé. Ce sont des sous-marins. Des torpilles. Ils agissent dans l’ombre, toujours à visage couvert. > [!accord] Page 205 — Je connais des producteurs de porcs qui se sont opposés à leur coopérative et qui n’avaient plus ensuite de débouchés pour leur production. On ne sort pas du système : on y meurt, mais on n’en sort pas. C’est cette approche complètement inhumaine qui me révolte. C’est tellement injuste ! Pour résister aux attaques, faut être sacrément costaud. Ces pratiques ne sont pas quasi mafieuses. Elles sont mafieuses. > [!approfondir] Page 205 Ali Romdhani, sociologue — La mafia, c’est vrai et c’est pas vrai. Il y a un réseau organisé qui défend des intérêts et fait du lobbying. Il n’y a pas, a priori, d’activité criminelle organisée. C’est plus informel. Ils peuvent faire taire les gens autrement. Certaines méthodes s’apparentent cependant à celles qu’une mafia pourrait utiliser, avec un degré moindre de violence. C’est pour ça que je préfère parler d’« ordre social breton ». Les règles sont tacites, intériorisées, pour défendre cet ordre social. Ce n’est pas une spécificité bretonne. Ce qui est spécifique, en Bretagne, c’est que cela concerne l’organisation de la vie collective. Il y a une cohésion très forte dans le monde agricole : tout le monde peut être amené à défendre à un moment ou à un autre cet ordre social, qui n’a pas de représentant attitré. L’idée, c’est que le modèle agricole dominant doit perdurer et qu’il faut condamner plus ou moins explicitement les autres. Mais il n’y a pas de coordination sur les méthodes. > [!accord] Page 206 — Toutes sortes de moyens de pression sont bons et c’est impossible à prouver. Un coup de fil et hop, ça suffit. Ils n’ont pas de sentiments pour les hommes. S’opposer à eux, c’est aller droit dans le mur. Quand on veut vraiment martyriser un producteur, on fait en sorte qu’il soit dépossédé de son outil de travail. Alors, on met les financiers autour de la table, pour pouvoir reprendre l’outil en question. > [!information] Page 206 Francis, maraîcher finistérien en désaccord avec la « course au volume » et l’« esprit hyperintensif » de son groupement, raconte : — Quand j’ai annoncé mon départ, ils ont trouvé un prétexte fallacieux pour me réclamer de l’argent. Les factures arrivaient à la maison : une, puis deux, trois, six, soit plusieurs dizaines de milliers d’euros. Leur but était de faire un exemple : il ne fallait pas que d’autres quittent le navire. J’ai dû payer un avocat pour avoir gain de cause. Je me suis battu parce que j’avais les ressources pour me battre. Mais si tu es faible, ils te broient. > [!information] Page 210 En 2019, Le Monde et France 2 ont révélé que la firme agrochimique Monsanto (propriété de Bayer) avait fiché « plus de deux cents personnalités » en fonction de leur positionnement dans le débat public sur le glyphosate65. En 2021, suite à des plaintes déposées à ce sujet, la Commission nationale de l’informatique et des libertés a prononcé une amende administrative de 400 000 euros à l’encontre de la multinationale. Gilles Lanio faisait partie des deux cents personnes fichées. Jusqu’à présent, aucun élément tangible n’a permis d’établir un lien entre ce fichage et les mésaventures qu’il aurait subies. > [!information] Page 213 En 2011, le secrétaire de notre association est allé voir un des plus gros paysans de la vallée, maire d’une commune du coin, suite à une pollution. Le gars avait flingué un ruisseau. C’était un rendez-vous de conciliation en présence de deux experts de son assurance. L’un des fils de l’agriculteur, en présence de son père, a dit quelque chose comme : « Votre gars qui instruit les dossiers de pollution, on va le passer dans la broyeuse et on le mettra dans le compost. » Peu de temps après, l’agriculteur a réitéré ses menaces au téléphone. Il a dit que notre directeur devait « finir ses jours » dans la station de traitement de lisier de la ferme, où les cinq réacteurs allaient « rapidement le transformer en compost » et que ses restes finiraient épandus « sur les plaines céréalières » de la région parisienne. Il a aussi menacé plusieurs fois d’intervenir pour couper les aides financières versées à notre association. Pour nous, cette histoire, c’était la fois de trop. Ils savent qu’on a des couilles, on leur a dit : « Vous êtes bretons, vous êtes têtus, cons et bornés, mais on est encore plus cons que vous. Donc on ne calera jamais. Tant qu’on sera vivants, on calera jamais. » [Jean-Yves est ému, il respire fort] Et ils le savent ! On a menacé de porter plainte et j’ai demandé des excuses écrites, qui nous ont été envoyées > [!accord] Page 214 Ça fait vingt ans que je me bats contre les fermes usines. Ça grignote tout le temps les chemins creux, les talus, les haies. La Pac rémunère en fonction de la surface, donc ils essaient de gagner 50 centimètres par-ci par-là, parce que c’est bénéfique pour leur portefeuille. Le long des petites routes, le maïs est semé en bord de fossé, les rampes de traitement passent au-dessus de l’eau ! Autour de chez moi, ils ont rasé une pointe de bois communal pour que le pulvérisateur puisse passer. À chaque fois que j’entends un broyeur, je suis aux aguets. Je sais qu’ils vont encore détruire la vallée et moi, ça m’arrache les tripes. J’emmenais les écoliers dans cette vallée, je faisais des animations nature dans ces chemins. > [!accord] Page 215 Un jour, ils m’ont dit : « Tu peux faire c’que tu veux, on est protégés. » Le maire est au courant. Il m’a dit : « On fera rien. » Il a jamais rien fait. Il y a une agressivité que les urbains ne soupçonnent pas. Pas sûr que les écolos des villes sachent ce que nous, écolos des champs, on vit dans les campagnes. > [!information] Page 215 — Ça remonte à fin 2010. Une pollution à l’herbicide détruit le fleuve Le Guillec sur 14 kilomètres67. Un maraîcher avait épandu 600 litres de métam-sodium68 sur une parcelle en bord de cours d’eau, sans talus, alors que la météo prévoyait de la pluie. J’ai été voir l’estuaire. J’ai encore l’image : un arbre mort à marée basse, des poissons crevés dans les branches. C’était une vision d’apocalypse. J’ai porté plainte au nom de l’association. Dans la région, ça plaît pas du tout quand on porte plainte contre des agriculteurs. Après ça, [des paysans] qui connaissaient mon véhicule faisaient en sorte de me coincer sur le bord de la route. Ils m’insultaient. Une fois, je double un tracteur avec une remorque. Je reconnais au dernier moment le conducteur. Quand je passe à sa hauteur, il met un coup de volant à gauche, de manière que j’aille dans le talus. J’ai évité de peu l’accident. Je suis allé à la gendarmerie pour signaler les faits, mais j’ai pas été très bien accueilli. Les gendarmes ne voulaient pas prendre ma plainte. Ils ont finalement fait une main courante. Ma fille en a pâti aussi. En boîte, un jour, [des fils d’agriculteurs du coin] l’ont vue. Elle a ramassé une gifle. Quand elle m’a raconté ça le lendemain, elle s’est mise à pleurer… Tout ça parce qu’elle porte le même nom que moi ! > [!information] Page 218 Les prophéties se sont réalisées. Les attaques publiques contre les écolos ont alors gagné en virulence, empruntant parfois à la sémantique religieuse. Lors d’un procès qui lui était intenté pour augmentation illicite de cheptel, en 1997, l’éleveur Pierre Rannou, président de la coopérative porcine Porfimad, déclarait : « Les écologistes forment une secte aussi dangereuse que celle du Temple solaire71. » En 2013, Daniel Picard, président du Marché du porc breton, fustigeait dans une note de conjoncture le « mal profond » à l’origine, selon lui, des difficultés traversées par les filières agroalimentaires. En cause : une « véritable fatwa » lancée par « quelques illuminés intégristes […] contre la production porcine » > [!information] Page 219 En 2011, suite à la diffusion par l’association France nature environnement de publicités destinées à alerter l’opinion sur les conséquences environnementales de « l’élevage industriel », le député (LR) Marc Le Fur, connu pour sa défense mordicus du productivisme agricole, dénonçait une « campagne anti-bretonne74 ». Jean-Yves Le Drian, président (PS) du conseil régional, fustigeait quant à lui une « opération malveillante » et des « attaques caricaturales [qui] risquent de réduire à néant les efforts des acteurs de terrains et de raviver les clivages » > [!information] Page 220 À l’inverse, les violences exercées contre des agriculteurs par des acteurs extérieurs à l’agriculture ont donné lieu à une intense opération de communication de la FNSEA, à partir de 2018, à l’échelle régionale et nationale, sous la bannière de la lutte contre l’« agribashing ». Cet anglicisme fourre-tout a été utilisé, entre autres, pour désigner les insultes et menaces subies par des paysans alors qu’ils épandent des pesticides ou du lisier dans leurs champs, les lettres anonymes reçues par des éleveurs souhaitant agrandir leurs installations ou les intrusions de militants antispécistes dans des élevages. De l’avis général, ces méfaits se seraient multipliés à partir des années 2010. Nombreux sont ceux, agriculteurs « conventionnels » ou « bio », qui ont déploré leur recrudescence. L’activisme de la FNSEA en la matière a contribué à la création, par l’État, en lien avec la gendarmerie nationale, de la cellule Demeter, chargée notamment de lutter contre ces délits. Des « observatoires de l’agribashing » ont même été mis en place sous l’égide de certaines préfectures de département, aux quatre coins de la France. > [!information] Page 222 Florence, ex-cadre bancaire — J’ai constitué un dossier auprès d’une avocate, mais elle a eu des pressions. C’est pour ça aussi que je vous demande de ne pas noter mon nom. Parce que j’ai un fils. Et si un jour, il a besoin d’un prêt… > [!accord] Page 222 — Une partie des éleveurs accepte son sort. Certains n’ont pas compris. D’autres ont peur. La tension financière n’incite pas à se mobiliser. [Les firmes] ont aussi du fric pour communiquer. Les éleveurs ont du mal à avoir du recul. J’en ai déjà trop pris dans la gueule et ma situation n’est pas stabilisée, alors je ne veux pas apparaître. Je sais bien qu’ils peuvent me toucher. Ils ont des avocats, des services juridiques, ils peuvent me déplumer comme ils veulent. > [!accord] Page 223 — Le séchage de céréales est devenu une industrie en plein bourg. Beaucoup de monde s’en plaint, mais personne ne dit rien, parce les gens ont peur des représailles. C’est la même histoire pour la porcherie à 1,5 kilomètre du bourg. Des élus avaient été menacés parce qu’ils avaient voté en conseil municipal contre son implantation. Certains élus travaillent dans l’agroalimentaire. Des gens ont été voir leurs patrons, qui leur ont mis la pression et ont menacé de les virer. C’est comme ça que fonctionne le système agro-industriel. On éjecte les personnes qui dérangent. > [!accord] Page 223 — Ils font peur. Faut être costaud pour lutter. La plupart des gens ont peur. J’aimerais abattre ce système. Avant de mourir. J’aimerais le voir crever. J’ai plein de copains qu’ont crevé. Suicides, pesticides, alcoolisme, solitude, etc. Si j’avais voulu ramper… J’ai du mépris pour tous ces dirigeants qui rampent. C’est des lopettes. Des nuls. Dans le milieu agricole, on peut pas discuter. J’étais un peu un intellectuel. Ça m’a détruit nerveusement. Ça a détruit ma famille. C’est des trucs de fous. C’est des petites corruptions, des avantages… > [!accord] Page 224 Des contrôles que n’ont pas les dirigeants… On te salit. Ça, c’est pire que tout. On te salit dans ta commune. S’il y avait une poule d’écrasée dans Gourin, c’était ma faute. Ma mère était vieille, y avait des gens qui venaient chez elle pour me critiquer. C’est dur, d’être traité de fainéant, dans la campagne… Un matin, j’arrive au bord de la route, près d’un de mes champs : fil de fer coupé, barrière ouverte. T’es toujours sur le qui-vive. Faut pas être fragile. J’étais au bord du suicide. T’as pas de preuve. Mais d’où ça viendrait, autrement ? Aujourd’hui, quand je sors, je rencontre des paysans qui me disent : « T’avais raison ! Ils sont allés dans le mur. » Moi, je savais qu’on allait dans le mur ! Un copain de mon âge est mort empoisonné : cancer de l’estomac. C’est les traitements. Il faisait des patates. Il avait été élu du syndicat dans le coin… Je me souviens aussi d’un président de coopérative qu’était au-dessus de la moyenne. Il était trop intelligent. Le directeur de la coop n’en voulait pas. Pendant un déplacement à Paris, le gars entre dans sa chambre d’hôtel, qu’est-ce qu’il trouve ? Une pute. En rentrant en Bretagne, tout le monde se foutait de lui : « Alors, bien, ce voyage à Paris ? » Je l’ai revu, plus tard, il disjonctait. Il était en train de perdre pied. Ils l’ont cisaillé. Il avait plus d’argent. Il est devenu fou, carrément. C’est pas la Corse ici. On te tue pas. C’est plus subtil. C’est sournois. La peur… Les mecs ont la trouille. Moi, ils m’ont pas eu. J’ai pas fini dans l’alcool ou suicidé. On n’a jamais pu m’acheter. J’suis très fier de ça. > [!accord] Page 226 Je ressassai cette « confession » durant les jours qui suivirent. Les faits présumés ne me surprenaient pas : j’étais désormais habitué à ce genre de litanie. L’élément le plus notable, à mes yeux, était que mon amie eût intériorisé cette violence. Nous sommes tous deux enfants de paysans, on se connaît de longue date mais on n’avait jamais parlé de ça. En avait-elle déjà parlé à quelqu’un ? La situation, à l’évidence, ne lui semble ni acceptable ni légitime, mais cette violence et son corollaire, le silence, font partie du décor. Il n’y a pas de registre où cracher sa colère. Pas de guichet où se plaindre. > [!accord] Page 227 Et la tolérance à la violence m’a étonnée, ici. J’ai été très surprise et je pense qu’on sous-estime beaucoup ces aspects. Je me rappelle avoir entendu : « Ah oui, le grand-père, des fois, il pouvait être un peu violent… Il traînait sa femme par les cheveux dans le couloir. » Un peu violent ? On tolère des choses qu’on ne devrait pas tolérer, jusqu’à des points où le commun des mortels ne devrait pas arriver. J’ai aussi constaté une tendance à cultiver le traumatisme qui ne permet pas de dépasser ce traumatisme. Les gars disent : « On nous en veut. » Ce « on », c’est la société, l’État, etc. Il me semble qu’il y a ici, en Bretagne, et peut-être plus particulièrement en Centre-Bretagne, une tendance à cultiver le traumatisme social, politique et socioculturel. Je trouve que ça fige les gens. > [!accord] Page 228 Les anciens en question ont-ils déjà raconté leur « histoire » ? D’autres l’ont-ils racontée à leur place ? Qui, au pays des taiseux, ose dévoiler ses fêlures ? S’ils n’ont pas témoigné, les taiseux, est-ce parce que personne ne leur a donné la parole ou bien parce qu’ils considèrent que leur récit n’a pas de valeur, qu’il n’est la traînée d’aucune étoile majeure ni le sillage d’aucun fier navire ? Se sont-ils persuadés que le grand mouvement de l’Histoire concerne avant tout les seigneurs, les Napoléon, les présidents, les maires à la rigueur, les Gourvennec, tout ce monde-là, mais surtout pas eux ? Pourquoi ont-ils souffert en silence ? Comment se fait-il qu’on ait si peu documenté le [[Remembrement (Data)|remembrement]], événement le plus cataclysmique survenu dans nos campagnes depuis… quand, au juste ? Depuis les grands défrichements de l’an mil ? Depuis le néolithique ? Pourquoi un célèbre patron breton, lorsque je lui ai exposé ma démarche d’enquête, m’a-t-il asséné qu’il ne servait à rien de « remuer le passé », ajoutant que seul l’avenir avait de l’importance ? > [!information] Page 230 Dès les années 1950, alors que la France se remet péniblement des chocs de la guerre et que la Pac n’est qu’un mirage, André Pochon et quelques-uns de ses confrères s’attellent à moderniser les techniques d’élevage traditionnelles. Réunis au sein du Centre d’études techniques agricoles82 (Ceta) de Mur-Corlay, dans les Côtes-d’Armor, ils s’intéressent notamment aux travaux visionnaires de l’agronome André Voisin, consacrés à la productivité de l’herbe dans les systèmes d’élevage. Ils introduisent dans leurs prairies du trèfle blanc, une fabacée qui fixe l’azote atmosphérique et le transforme en éléments nutritifs pour elle-même et les plantes alentour. Les végétaux n’ont ainsi pas besoin (ou très peu) d’engrais de synthèse pour pousser vigoureusement. Les déjections animales suffisent à compléter les apports en matières organiques. Ces prairies « revisitées » sont incluses dans des rotations de cultures qui permettent d’optimiser dans le même temps les rendements en céréales. Le tout s’intègre dans un système de polyculture et de polyélevage : des porcs élevés sur paille sont engraissés avec le lait écrémé des vaches de la ferme. > [!accord] Page 232 Il crée le Centre d’études pour un développement agricole plus autonome, une association qui fédère, en 2023, environ cent soixante-dix fermes engagées dans des démarches agroécologiques. Le « pape du trèfle blanc », ainsi qu’il est surnommé, accumule les distinctions : officier de la Légion d’honneur, officier du Mérite agricole, diplômé et médaillé d’or de l’Académie d’agriculture. La « méthode Pochon » compte de nombreux adeptes, en Bretagne et ailleurs, mais sa diffusion a été entravée par le surgissement, dans les années 1960, du colosse agro-industriel. En quelques années, le productivisme a éclipsé les démarches alternatives, condamnées à vivoter dans l’ombre du géant alors même qu’elles l’avaient précédé. Cette mise au point chronologique n’est pas anodine. Elle permet de réfuter l’idée – communément admise – selon laquelle le modèle productiviste aurait été adopté presque « naturellement » durant l’après-guerre, comme s’il était l’unique proposition sur la table, comme si quelque divinité agraire l’avait fait descendre des cieux pour « nourrir la France » et « moderniser les campagnes ». Ce genre d’idée reçue agace prodigieusement mon hôte : > [!accord] Page 232 — Le productivisme a démarré juste après la guerre ? Je m’insurge : c’est faux, archi-faux ! L’Inra a été créé en 1946 avec des ingénieurs de haut niveau, des grands chercheurs qui n’avaient qu’un objectif : sortir le monde rural de sa pauvreté. Il y a eu dans le même temps la création des Ceta, qui a entraîné un mouvement extraordinaire. Les chercheurs de l’Inra et les paysans des Ceta vont collaborer, les uns apportant la pratique, les autres la théorie. On avançait ! On invente à cette époque un modèle basé sur la prairie, mais une prairie économe, sans besoin d’azote de synthèse. Voilà comment je suis devenu célèbre. Et là, on est en 1956-1957, donc AVANT le productivisme, car le rouleau compresseur n’a commencé qu’en 1962, avec l’arrivée de la Pac > > [!cite] Note > important > [!information] Page 233 Avant le productivisme, l’Inra préconisait la polyculture-élevage, le système herbager et le porc sur paille. Le lait écrémé produit par les vaches de la ferme servait à nourrir les porcs de la ferme. C’était un fonctionnement circulaire et ça nous a sortis de la misère. Dès la fin des années 1950, on avait d’excellents résultats et on gagnait de l’argent. Quand la Pac arrive, elle instaure des prix garantis. À partir de là, on peut produire n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment, on est sûrs d’être payés. Ça a tout bousculé, même au sein de mon Ceta. Jusque-là, on faisait à la fois des vaches laitières et des porcs85. Et là, on s’est dit : pourquoi s’emmerder à faire trente-six productions, on en fait une seule, ce sera beaucoup plus simple puisque les prix sont garantis. Sur dix-sept agriculteurs dans mon Ceta, neuf ont choisi la production porcine, huit la production laitière. Ceux qui se sont lancés dans l’élevage de porcs hors-sol n’avaient plus la contrainte de la gestion des prairies86, mais ils n’avaient plus, non plus, le lait des vaches pour nourrir leurs porcs… puisqu’ils avaient abandonné les vaches laitières. Il leur fallait donc acheter le complément pour nourrir les cochons : ça tombait bien, le soja arrivait d’Amérique ! Or, en Bretagne, on a des ports pour accueillir les bateaux de soja… Les comptables, les techniciens et le Crédit Agricole passaient dans les fermes. Ils disaient : « Vous gagnez beaucoup d’argent avec vos cinquante truies, vous gagnerez encore plus avec cent truies… » Pour convaincre les gens, ils organisaient des voyages d’étude chez ceux qu’avaient changé de modèle87. Un jour, on est allé chez Gourvennec. Chez lui, y avait du goudron partout dans la ferme, des géraniums partout, tout était sur caillebotis88. Il n’y avait plus de paille… Gourvennec était un sacré orateur, qui savait entraîner les foules. Mais dam’, fallait produire, produire, produire… Et puis, dis donc, l’odeur, chez lui ! On va voir ses cochons : ils n’avaient plus de queue ! Gourvennec nous explique : « Si je ne coupe pas la queue, ils fouinent dans le derrière des autres. » Et aussi, fallait couper leurs dents. Mes collègues ont gobé ça. Personne n’a trop relevé la chose… Des cochons sans queue… Tant pis… Et puis, j’entendais : « Si on ne fait pas comme Gourvennec, on va être dépassés. » Le résultat, ça a été l’agrandissement partout. C’est le démarrage de l’élevage industriel intégré et de la spécialisation. > [!accord] Page 238 — Quand je fais des conférences, c’est la première question qu’on me pose. Pourquoi ? D’abord parce que les gens sont passés par les écoles dans lesquelles il n’y en avait que pour le maïs et les caillebotis. C’est difficile, ensuite, de se remettre en cause. Et puis, y avait la pression des coopératives et des industriels. Pour certaines coopératives, l’affaire du maïs, c’est une aubaine : elles vendent la semence tous les ans, le produit de traitement, fournissent le matériel, le soja, etc. C’est une affaire en or. Elles se rendent compte assez rapidement que c’est le maïs-fourrage et l’élevage industriel qui les font vivre. Lors d’une grande réunion à laquelle j’assistais, à Rennes, Camille Guillou91 était là. Y avait des dirigeants nationaux de coopératives. Guillou se lève, il explique qu’il nourrit ses vaches à l’herbe et qu’il gagne bien sa vie. Eh ben, l’un des directeurs à la tribune lui dit : « Monsieur Guillou, si tous les agriculteurs faisaient comme vous, je n’aurais plus qu’à fermer boutique ! » Tout est dit. En Bretagne, jusque dans les années 1960, il y avait une grosse coopérative, l’Office central de Landerneau, qui était marquée à droite92. À côté, il y avait sept ou huit petites coopératives de terrain, plutôt rouges et socialistes, dans le Trégor notamment. Des vraies coopératives de paysans. Pour faire face à la grosse, elles ont fusionné et créé Unicopa, qui est devenue de plus en plus puissante93. Elle a tenu tête à Landerneau en faisant la même politique, parfois pire. Ça, c’est l’agrobusiness. > [!accord] Page 241 Les règles du jeu ne sont-elles pas faussées, alors même que les aliments cultivés de façon « conventionnelle », dont la production entraîne des coûts cachés importants (liés par exemple à la dépollution de l’eau)96, sont vendus moins cher en magasin que leurs équivalents plus « vertueux » ? Comment l’État peut-il organiser cette cohabitation quand il a, par ailleurs, failli dans le soutien à l’agriculture biologique, voire qu’il a « freiné » son développement97 ? > [!accord] Page 241 Pour justifier ces pirouettes, élus, lobbyistes et industriels ont recours à deux arguments massue. D’une part, il serait strictement impossible de nourrir l’ensemble de la population mondiale avec une agriculture « alternative ». D’autre part, le « verdissement » des pratiques demanderait du temps – beaucoup de temps. Ces sentences sont répétées à l’envi. Qu’importe si plusieurs études leur donnent tort98. Qu’importe si le plus important projet agroécologique au monde, mis en place à partir de 2016 dans l’État indien de l’Andhra Pradesh (53 millions d’habitants), a porté ses fruits au-delà des espérances > [!accord] Page 248 « Avec 251 000 kilomètres de haies, l’agriculture façonne la beauté des paysages bretons. Elle lutte contre l’artificialisation des terres et entretient les zones humides. » Statistiques et études scientifiques montrent une autre réalité. Le [[Remembrement (Data)|remembrement]], qui a accompagné l’industrialisation des pratiques agricoles, a entraîné la disparition de 70 % du linéaire bocager. Dans le même temps, pour les mêmes raisons, des milliers d’hectares de zones humides ont été asséchés. Des milliers de cours d’eau secondaires ont été rectifiés. L’agriculture n’est pas l’unique responsable de la transfiguration récente des paysages. Elle a, cependant, largement contribué à la banalisation des milieux naturels ainsi qu’à la fragilisation des écosystèmes. Affirmer de manière péremptoire qu’elle « façonne la beauté des paysages bretons » revient à tordre le réel. ## III - Une lumière d’automne > [!accord] Page 260 Gilles précise qu’il a souhaité engager une conversion en agriculture biologique mais que sa banque n’a « jamais voulu » l’accompagner financièrement. Il déplore le « déni » du monde agricole, le « refus de voir ». Peut-être parce que, quand on regarde la réalité en face, « c’est quarante ans de métier qui s’écroulent ». Lui n’a pas eu d’autre choix que d’ouvrir les yeux, d’affronter les angoisses, de composer avec les fantômes : — Le fait d’avoir [peut-être] intoxiqué mes enfants, voire mes voisins, avec mon pulvé’3… Ça me revient, parfois… Ça m’empêche de dormir. > [!accord] Page 264 Alors, en attendant que quelque chose se passe, on fait semblant. On fait semblant d’évoluer. On promeut l’agriculture biologique après l’avoir conspuée durant des années, tout en introduisant dans les filières « durables » des logiques capitalistiques qui les déstabilisent en profondeur. On affiche les portraits de sympathiques « petits producteurs du coin » à l’entrée des supermarchés tout en proposant, en rayon, de la bidoche brésilienne et des kiwis néo-zélandais.