> [!info]+ Auteur : [[Hartmut Rosa]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 28 minutes --- # Note ## Préface Auteur : [[Alexandre Lacroix]] > [!accord] Page 4 [[Hartmut Rosa]] est un penseur qui a forgé parmi les meilleurs outils pour saisir l’esprit de notre époque, qu’il appelle la « modernité tardive ». Mieux, ses concepts ne s’adressent pas aux seuls chercheurs ou étudiants, mais visent à provoquer une prise de conscience chez tous les lecteurs, ainsi qu’un débat de plus large ampleur. En faisant la critique systématique du rythme frénétique de nos existences, du sentiment que nous avons désormais presque tous de manquer de temps, d’avoir toujours « la tête dans le guidon », de ne plus nous appartenir, joint à l’obligation harassante de traiter chaque jour des centaines d’informations, d’être réactifs, [[Hartmut Rosa]] s’adresse aux dirigeants politiques, aux employés du tertiaire, à ceux qui ont frôlé ou vécu un burn-out, aux artisans de la communication comme à ceux qui entretiennent une relation de dépendance avec les smartphones et les réseaux sociaux. En outre, les mécontents, ceux que la modernité tardive hérisse ou apeure, les décroissants, les néoruraux et les nostalgiques, puiseront chez lui de quoi mettre de l’eau à leur moulin ! > [!information] Page 5 En 1986, [[Hartmut Rosa]] entre à la Albert-Ludwigs-Universität de Fribourg-en-Brisgau pour y entreprendre des études en philosophie, en science politique et en littérature germanique (à cette époque, le système allemand offrait la possibilité d’étudier plusieurs disciplines). Mais Fribourg n’est pas n’importe quel lieu pour faire de la philosophie : ce fut le fief de [[Martin Heidegger]], qui y mourut en 1976, quand [[Hartmut Rosa]] avait 11 ans. Les enseignements du « maître » y sont donc encore très prégnants lorsqu’il commence son apprentissage ; et le cursus de philosophie se concentre sur les grands noms de la métaphysique, Platon et [[Hegel]] en tête. > [!information] Page 6 De retour en Allemagne, il décide de consacrer sa thèse de doctorat au philosophe canadien [[Charles Taylor]] (né en 1931), auteur notamment d’une somme : Les Sources du Moi, la formation de l’identité moderne (1989). La démarche de Taylor est extrêmement originale. Sa grande idée, du moins celle qui va inspirer Rosa, est qu’il n’existe aucun point de vue neutre ou objectif sur l’expérience humaine, dans ses dimensions tant individuelles que collectives. Il n’y a pas de faits sociaux, qu’on pourrait poser en dehors de tout référentiel culturel. Pour comprendre une seule vie humaine, il faut donc la réinscrire dans une interprétation plus large du contexte historique, sociopolitique et culturel ; philosopher sur le sens de la vie serait vain sans l’apport des sciences sociales. En fait, Taylor décloisonne la philosophie, et c’est ce qui le rend précieux. Néanmoins, au début des années 1990, il est encore un inconnu, ou peu s’en faut ; le seul à l’avoir lu de près, en Allemagne, est [[Axel Honneth]] (né en 1949), qui enseigne à l’université de Berlin. C’est pourquoi Rosa déménage dans la capitale allemande et entreprend son travail de thèse sous la direction de Honneth. > [!information] Page 7 Mais dans la tradition allemande, représentée notamment par Georg Simmel (1858-1918) ou [[Max Weber]] (1864-1920), l’analyse sociologique reste beaucoup plus attachée à la philosophie, si bien qu’on parle couramment en Allemagne de « philosophie sociale », comme d’une discipline à part entière. > [!accord] Page 7 Non seulement Rosa se situe dans cette perspective, mais cela a des conséquences directes sur ses méthodes de travail. S’il lui arrive de temps à autre de citer un chiffre, il ne produit pas dans ses ouvrages d’indicateurs ni de données quantitatives complètes. Il procède plutôt par descriptions du quotidien, puisant souvent dans ses propres expériences. Comment cela se fait-il, observe-t-il par exemple, qu’on ait cessé de lire les modes d’emploi des appareils qu’on achète, des téléphones ou des robots ménagers ? N’est-ce pas le signe que nous cherchons à gagner du temps ? Quand il est sur la route qui va de Shanghai à l’aéroport de Pudong, Rosa remarque que les Chinois ont une drôle de manière de conduire. Ils ne klaxonnent jamais mais profitent impitoyablement du moindre interstice pour doubler, se faufiler entre les voitures. Serait-ce l’expression d’un trait culturel, d’une capacité à se montrer d’un opportunisme implacable mais sans agressivité ? > [!information] Page 8 Deuxièmement, Rosa ne se situe pas n’importe où dans la tradition sociologique allemande. En tant qu’il a été formé par [[Axel Honneth]] et qu’il traite principalement de la question de la modernité et de l’aliénation, il est aujourd’hui l’un des principaux représentants de ce qu’on appelle l’[[École de Francfort]]. > [!information] Page 8 Ici, quelques indications sont encore utiles pour souligner l’originalité de cette école, dont la critique sociale est fortement influencée par le marxisme, mais en un sens peu orthodoxe. Si vous ouvrez l’« Avertissement aux lecteurs du Livre I du Capital » écrit par Louis Althusser (1918-1990) pour la réédition de 1969 du chef-d’œuvre de [[Karl Marx]] (1818-1883), vous tomberez sur cette recommandation étonnante : « Je donne le conseil suivant : mettre provisoirement entre parenthèses toute la section 1 et commencer la lecture par la section 2. » Plus loin, Althusser enfonce le clou : « Ce conseil est plus qu’un conseil : c’est une recommandation que je me permets, avec tout le respect que je dois à mes lecteurs, de présenter comme une recommandation impérative. » Loin de tordre le cou à la curiosité, des affirmations de ce genre sont peut-être une formidable incitation à s’aventurer dans la zone interdite et à lire la section 1 du Capital ! Quoi qu’il en soit, ce qui motive ici l’oukase d’Althusser, c’est qu’au début de son grand livre, [[Karl Marx|Marx]] traite beaucoup de notions vagues, trop philosophiques, comme l’« aliénation » ou encore le « fétichisme de la marchandise ». Aux yeux d’un Althusser, comme d’un marxiste orthodoxe, ce sont là des restes de l’idéalisme du jeune [[Karl Marx|Marx]], des réflexions fantasques, à balayer. À partir de la deuxième section du Capital, tout devient au contraire « lumineux », explique Althusser, parce que [[Karl Marx|Marx]] produit une théorie scientifique de l’exploitation. L’exploitation est un phénomène qui se mesure, qui s’objective, qui se laisse mettre en équations : elle correspond à l’extraction d’une plus-value, soit d’un montant que le capitaliste prélève sur la valeur produite par le travail de l’ouvrier. Mais l’aliénation, c’est quoi ? Comment démontrer qu’un travailleur se sent devenir étranger à lui-même, comment évaluer un tel processus, s’il existe ? Les marchandises sont-elles vraiment des fétiches pour les consommateurs – et quand bien même, est-ce le problème ? De telles analyses ne sont-elles pas un peu trop psychologiques ? Arbitraires ? Que pourrait bien faire le prolétariat de telles divagations ? > [!accord] Page 9 Eh bien, la particularité des penseurs de l’[[École de Francfort]], c’est qu’ils inversent le conseil de Louis Althusser : en simplifiant un peu, on dirait qu’ils ont pris la décision de ne lire que la première section du Capital. C’est-à-dire qu’ils se concentrent sur la critique culturelle du capitalisme. Quels types de pensées, de représentations du monde, de croyances et de désirs le mode de production capitaliste crée-t-il chez les êtres humains ? Comment l’économie transforme-t-elle l’expérience d’être au monde ? Voici la question qui passionne ces penseurs allemands. > [!information] Page 9 Les premiers représentants de l’[[École de Francfort]] furent Theodor W. [[Theodor W. Adorno|Adorno]] (1903-1969), qui fit une critique au vitriol des mœurs américaines dans ses Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée (1951 ; 1980 pour la traduction fraçaise), mais aussi, [[Walter Benjamin]] (1892-1940), qui s’intéressa notamment aux passages parisiens en tant qu’ils furent les premières galeries marchandes, ou encore [[Herbert Marcuse]] (1898-1979), dont la dénonciation de la réduction de l’être humain au rôle de producteur efficace valut à L’Homme unidimensionnel (1964 ; 1968 pour la traduction française) d’être la bible des contestataires des années 1970, un véritable livre culte. ^9f90fe > [!information] Page 9 La deuxième génération de l’[[École de Francfort]] est représentée par [[Jürgen Habermas]] (né en 1929), qui s’intéresse entre autres au fonctionnement de l’espace public et aux procédures de délibération en démocratie. La troisième génération a pour tête de proue [[Axel Honneth]] (né en 1929), qui effectue un retour à G. W. F. [[Hegel]] (1770-1831) et au psychiatre et psychanalyste Donald Winnicott (1896-1971) pour montrer que l’élément clé, celui qui crée des pathologies dans notre société, c’est l’absence de reconnaissance dont souffrent trop souvent les sujets. Enfin, Rosa est le principal représentant de la quatrième génération de l’[[École de Francfort]], aux côtés de Rahel Jaeggi (née en 1967) et de Rainer Forst (né en 1964). Osons même dire qu’il en est sans doute l’un des auteurs les plus passionnants, toutes générations confondues ! ^0cca62 > [!accord] Page 10 Chacun de ces penseurs de l’[[École de Francfort]] a trouvé un angle de visée, un coin de cognée nouveau pour attaquer la culture capitaliste : l’apport de Rosa est d’avoir décidé de procéder à une critique du temps social. Selon lui, l’aliénation contemporaine est directement liée à la pression temporelle que nous subissons. Cette intuition centrale tient en quelques lignes : « Les sociétés modernes sont à mon sens régulées, coordonnées et dominées par un régime temporel rigoureux et strict qui n’est pas articulé en termes éthiques. Les sujets modernes peuvent donc être décrits comme n’étant restreints qu’a minima par des règles et des sanctions éthiques, et par conséquent comme étant “libres”, alors qu’ils sont régentés, dominés et réprimés par un régime-temps en grande partie invisible, dépolitisé, indiscuté, sous-théorisé et inarticulé. Ce régime-temps peut en fait être analysé grâce à un concept unificateur : la logique de l’accélération sociale. » ^5bf7da > [!accord] Page 10 Pourquoi le temps est-il devenu la denrée la plus rare, le problème existentiel numéro un des humains du XXIe siècle ? Parce que le capitalisme a pour moteur la croissance. Concept économique, la croissance se définit comme l’augmentation de la somme des valeurs ajoutées produites dans un pays en un an. Dans cette définition, il y a trois mots qu’on ne remarque pas tout de suite : en un an. Il existe bien des manières de produire de la croissance, une entreprise capitaliste peut déposer par exemple un brevet, conquérir un nouveau marché, lancer un produit, acquérir un concurrent… mais, tôt ou tard, arrive le moment où l’on vient buter sur l’impensé de la définition : en un an. > [!accord] Page 11 Au bout d’un certain temps, vous fatiguez, vous ne pouvez plus suivre, vous devez pédaler en allant jusqu’à la limite de vos forces, simplement pour ne pas tomber… La recherche de la croissance est donc indissociable d’une logique d’accélération qui soumet nos corps et nos appareils psychiques à très rude épreuve. D’où les risques de fatigue informationnelle, d’épuisement professionnel ou de burn-out. Ainsi, le coup de génie de Rosa est d’avoir profondément renouvelé la nature de la critique de la culture capitaliste, en étant le premier à mettre en évidence – avec une telle clarté d’exposition – le régime-temps insoutenable que celle-ci impose. > [!accord] Page 11 Les retraites de méditation dans des monastères zen, la randonnée en montagne ne lui sont jamais apparues comme des alternatives sociopolitiques crédibles au régime-temps capitaliste. Vous avez l’option, certes, de passer quinze jours en été dans une île grecque pour respirer un peu. La mer est belle, le ciel bleu… Mais à votre retour, les organisations n’auront en rien changé. Rosa perçoit le slow comme une rustine ou une bouffée d’oxygène qui évite l’asphyxie aux malmenés de l’accélération, à ceux qui se trouvent constamment « sous l’eau ». ## 10 THÈSES POUR COMPRENDRE LA MODERNITÉ ### 1. La thèse de la modernité > [!accord] Page 15 Qu’est-ce que la vie bonne ? Et qu’est-ce qui nous empêche de l’atteindre ? Telle est la question qui m’a incité à me plonger dans l’analyse des processus modernes d’accélération. Si nous nous penchons sur le problème de la rareté du temps et du désir de confort temporel, alors ces questions se posent inévitablement, car se demander comment nous voulons vivre n’est après tout qu’une autre façon de s’interroger sur la manière dont nous devons passer notre temps > [!accord] Page 16 La caractéristique des sociétés modernes est de ne pouvoir se stabiliser que de manière dynamique, ce qui signifie qu’elles ont en permanence besoin de croissance, d’accélération et de condensation de l’innovation pour maintenir, selon les cas, leur structure ou le statu quo. Cette contrainte d’augmentation a des conséquences sur le mode de vie, l’orientation de l’existence et l’expérience vitale des sujets. ### 2. La thèse du progrès > [!accord] Page 16 C’est précisément cette attente qui s’effondre aujourd’hui dans les États occidentaux développés : pour la première fois depuis deux cent cinquante ans, la génération des parents a perdu, et ce à grande échelle, l’espoir que la situation de leurs enfants sera meilleure que la leur, elle se contente désormais d’espérer qu’elle ne sera pas bien pire, que les crises ne seront pas tout à fait aussi graves, que les normes atteintes seront à peu près respectées. Mais elle comprend que cela ne sera possible qu’au prix d’un effort encore supérieur de mobilisation individuelle et collective des énergies, afin de propulser vers l’avant croissance, accélération et innovation. Bref, nous, contemporains, ne courons plus après un objectif prometteur qui se trouverait devant nous : nous fuyons l’abîme catastrophique qui avance dans notre dos. C’est une différence culturelle radicale ### 3. La première thèse de l’autonomie > [!accord] Page 17 En un mot : le processus d’augmentation a servi dans un premier temps (au moins dans la perspective) à gagner des plages d’autonomie (et à les garantir par le biais de l’État providence) afin de mener un projet de vie personnel. Aujourd’hui, en revanche, on peut observer l’abandon complet et le retournement de ce rapport : le projet de vie sert à tenir bon dans le jeu de l’augmentation, à rester compétitif ou à le devenir. Sur le plan individuel autant que sur le plan collectif, les fantasmes et les énergies liés au façonnage de l’existence visent de plus en plus à maintenir la faculté d’augmentation – la promesse fondamentale de la modernité est rompue, les champs d’autonomie individuels et politiques sont rongés par les contraintes liées à l’augmentation. ### 4. La seconde thèse de l’autonomie > [!accord] Page 18 C’est la raison pour laquelle l’exigence d’autonomie moderne a un besoin urgent de correction ou de complément passant par la redécouverte de « l’exigence de résonance » : si la vie réussit là où les gens font des « expériences de résonance » (au travail, dans la communauté politique, en famille, dans la nature, dans l’art, etc.), l’autonomie n’est pas dépourvue d’importance – mais la multiplication « aveugle » des options n’est ni en soi ni dans tous les cas un gain en termes de qualité de la vie, comme continuent par exemple à le penser l’Indien Armatya Sen et l’Américaine Martha Nussbaum > > [!cite] Note > gorz a une take proche sur l‘autonomie ### 5. La thèse de la compétition > [!accord] Page 18 Si croissance, accélération et densification de l’innovation constituent les « impératifs de dynamisation » structurels de la société moderne, ils passent, dans la logique de l’action, par le biais de l’allocation non seulement de marchandises et de ressources, mais aussi de privilèges et de positions, de statut et de reconnaissance, d’amis et de partenaires amoureux, etc. – et cette allocation prend la forme d’une compétition. La logique de la compétition débouche sur une dynamisation sans limite de toutes les sphères de la société organisées selon le principe de la concurrence. Il s’agit toujours d’obtenir des performances légèrement supérieures à celles du concurrent et d’investir à cette fin plus d’énergie que celui-ci – lequel doit ensuite surenchérir. Cette logique-là, on l’observe partout : en particulier dans les pratiques éducatives mais aussi dans notre rapport avec notre corps. ### 6. La thèse du burn-out > [!accord] Page 19 Le revers du jeu de l’augmentation, c’est le surmenage psychique et physique que nous observons d’ores et déjà dans les taux de burn-out. Que le diagnostic soit avéré ou non, dans la postmodernité, les individus obéissent à la logique répétitive métro-boulot-dodo : ils sont incapables de s’en extraire, leur corps agissant à leur insu. Malgré la grippe, une jambe dans le plâtre ou une hernie discale, nous continuons ce que nous avons à faire, nous programmons tout, une naissance par césarienne ou une inhumation avec le dépôt de l’urne, de telle sorte que les événements s’adaptent à notre emploi du temps. > [!accord] Page 19 Ainsi, faisant l’expérience de « l’arrêt coriace et sans espoir du temps », ils sombrent dans le burn-out dépressif. De mon point de vue, qui repose sur des évidences empiriques, le burn-out n’est PAS provoqué par une grande quantité de travail et ne l’est PAS non plus par l’obligation d’avancer au pas de charge, mais par l’absence de tout horizon d’objectif (cf. 2. La thèse du progrès). « Devoir courir toujours plus vite dans le seul but de garder sa place », voilà ce qui achève les gens. > > [!cite] Note > ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii > [!accord] Page 19 Être forcé de croître, d’accélérer et d’innover sans arrêt dans le seul but de GARDER SA PLACE, de ne pas déraper dans la crise, débouche sur une impossibilité existentielle. Jusqu’ici, nous nous tirions d’affaire grâce à l’idée que cette petite frénésie était momentanée et que les choses iraient bientôt mieux, que l’on était en train d’éviter le burn-out collectif. Mais, aujourd’hui, dans toute notre civilisation, nous commençons à nous rendre compte que c’était une illusion. C’est pourquoi on peut comprendre le burn-out comme une forme extrême du détachement. ### 7. La thèse du détachement > [!information] Page 20 En somme, le burn-out est la conséquence du silence soudain de « l’axe de résonance » sur le lieu de travail – de la même manière que la perte de l’emploi ne provoque pas seulement des pertes matérielles, mais aussi, et avec des conséquences très sérieuses, la perte des espaces de résonance. Des psychologues observent d’ailleurs que les patients atteints de burn-out présentent très fréquemment deux caractéristiques : 1) la perte des relations sociales intenses et chargées de signification, qu’ils ont fréquemment sacrifiées à leur carrière ; et 2) un cynisme croissant envers eux-mêmes et le monde. Ils ne disposent plus d’espaces de résonance ni dans l’art, ni dans la nature, ni dans le travail, ni au sein de leur famille, ni même dans leur religion. Le monde leur devient étranger, il est extérieurement muet. Ce détachement à l’égard du travail et de la famille, des espaces et des choses, de leur propre corps et de leur propre moi, est toutefois la conséquence des contraintes liées à l’augmentation : c’est que les relations de résonance ont besoin de stabilité et de consommation intensive de temps. ### 8. La thèse des surfeurs, des dériveurs et des terroristes > [!accord] Page 22 La question décisive est donc de savoir si d’autres projets de vie positifs de la modernité tardive sont au moins observables in statu nascendi. Ils devraient, à mon avis, avoir pour but de créer et de sécuriser des espaces de résonance qui ne respecteraient pas la logique de l’augmentation, d’une part, et qui pourraient résister aux impératifs de la dynamisation, d’autre part. De nombreuses communautés et projets alternatifs n’en sont justement pas capables. Mais s’il est vrai que même des jeunes remarquablement qualifiés et doués se refusent à occuper des postes de direction dans l’économie, la politique et la science parce qu’ils ne veulent pas se mettre à courir éperdument dans un rythme métro-boulot-dodo, c’est qu’il existe tout de même des ressources manifestes de résistance dans nos sociétés et nos cultures. ### 9. La thèse de la consommation > [!accord] Page 22 Mais cela pose un problème : les résonances ne s’enclenchent plus, parce que la consommation qui produit une résonance est elle-même consommatrice de temps. On peut remarquer que la consommation réelle des produits n’a pas lieu et qu’elle est compensée par une augmentation des achats, qui permettent auconsommateurdeseretrouverdansuncomportementd’augmentation maniaque au terme duquel se trouvera nécessairement le détachement à l’égard des offres de consommation. ### 10. La thèse de la résonance > [!approfondir] Page 23 La démocratie est l’instrument dont dispose la modernité pour s’« approprier » les structures du monde social partagé ou les « rendre résonantes ». La politique « répond » aux sujets – du moins en théorie. Le dégoût de la politique peut être réinterprété comme l’expression du « mutisme soudain » de la politique : les passerelles de commandement ne répondent plus. > [!approfondir] Page 24 Le fait anthropologique que constitue le besoin d’expériences de résonance apparaît, entre autres, dans l’institution de la « mort sociale » dans les prétendues « cultures archaïques » qui tuent leurs membres par refus de résonance. Peut-être est-ce aussi ce que fait la culture de la modernité tardive… ## IMPRESSIONS D’UN VOYAGE EN CHINE ### Cité à croissance rapide > [!information] Page 28 Quand les habitants de la ville parlent du « vieux Shanghai », ils désignent les immeubles qui ont été construits autour de 1990. La plupart d’entre eux ont déjà disparu. Ceux qui sont encore debout semblent effectivement très anciens, pour ne pas dire antiques. Au premier regard, on pourrait croire qu’ils ont bel et bien survécu au poids des siècles. Vieillir de plusieurs centaines d’années en vingt-cinq ans : cela n’est possible qu’à Shanghai, et cela résume bien le sentiment qu’on y a de l’existence. Ici, en vingt-cinq ans, ce sont les immeubles de rues entières qui disparaissent, et assez fréquemment les rues elles-mêmes. > [!accord] Page 28 De ce fait, chaque génération naît dans un monde nouveau, parce que la précédente recrée en quelque sorte le monde – c’est (avec l’accélération technique du transport, de la communication et de la production) un marqueur caractéristique de la modernité classique. Chaque génération entre dans la vie avec une nouvelle mission d’innovation : Crée-toi une nouvelle patrie, ne te contente pas de reprendre ce que tes pères (et mères) te donnent quand tu arrives. Trouve ta propre profession, fonde ta propre famille, construis-toi ta propre maison. Et pourtant, à presque tous les points de vue, la vitesse de transformation de Shanghai ne correspond plus à ce modèle du changement de génération, elle a atteint depuis longtemps un rythme intragénérationnel : aucun emploi, aucun immeuble, pratiquement aucune disposition familiale ne dure toute une vie. Attends-toi à ce que dès demain tout soit neuf et différent : telle est la signature de la modernité tardive. Pour les habitants de Shanghai, c’est tout simplement devenu une irréfutable réalité existentielle. > [!information] Page 29 Il faut attendre la nuit pour que le décor change, comme sur un coup de tête. Alors, tout d’un coup, sur les ponts et dans les sombres rues adjacentes, surgissent les matelas sur lesquels les travailleurs migrants arrivés depuis peu dans la ville passent la nuit. Souvent, de très jeunes types, tout sauf déguenillés, ou pas toujours, et pour beaucoup équipés d’un smartphone. Ils semblent moins déprimés que portés par l’espoir, mais l’apparence peut être trompeuse, surtout quand il pleut et que tout devient humide. Le plus inquiétant, ce sont ces vélomoteurs électriques qui roulent dans un silence parfait et dont on trouve pléthore dans n’importe quel arrondissement de la ville – les vélomoteurs à combustion ont récemment été interdits. La nuit, ils roulent sans feux pour économiser l’énergie. On les appelle couramment Silent Death (« mort silencieuse »). Les faces cachées d’une vie diurne menée à toute vitesse. ### Juxtaposition de l’ancien et du moderne > [!information] Page 31 Cela vaut aussi pour les maisons : alors qu’une moitié de la maison rurale a non seulement l’air antique mais présente une sobriété tout archaïque – un petit âtre, un puits à l’extérieur, un sol nu en ciment, un lit de bois dur, un chat –, on trouve de l’autre côté le mobilier le plus moderne, un grand congélateur-bahut et une gigantesque télévision à écran plat, le modèle le plus récent en provenance de Shanghai. Ici, les fils sont partis dans la métropole comme travailleurs migrants, ils ont envoyé et rapporté de l’argent chez eux. Ils conservent dans ces localités leur hukou, c’est-à-dire leur domicile permanent, celui où ils sont inscrits. Ils n’ont pas officiellement le droit d’habiter à Shanghai, à Wuhan ou à Nanjing, les villes où ils travaillent. Pour cette raison, ils n’y bénéficient d’aucune prestation sociale – ce qui ne signifie pas nécessairement qu’ils gagnent mal leur vie. ### Pérégrination vers l’ouest > [!information] Page 32 Mais partout, et sans prévenir, on retrouve le puissant contraste entre l’ancienne et la nouvelle Chine : au centre de ce paysage de collines ondoyant avec tendresse, d’apparence intemporelle, se dressent soudain d’immenses installations solaires, des capteurs alignés les uns contre les autres. Cette simultanéité du non-simultané semble constituer en Chine un principe structurel fondamental, le nouveau apparaissant en règle générale – en tout cas dans les provinces – comme le fruit d’une consigne centralisée ou d’une prescription de l’État. On trouve ainsi dans les universités du pays les théories de Confucius enseignées à la School of Marxism, qui semble n’avoir aucun problème à prêcher et à s’accorder avec la nouvelle économie occidentale de l’entreprise, le tout sous un gigantesque buste de Mao. ### Comme un paradis coupé du monde > [!accord] Page 33 Je développe devant eux ma théorie selon laquelle une société moderne est caractérisée par le fait qu’elle ne peut se stabiliser que de manière dynamique. Cela signifie qu’elle doit forcément croître, accélérer et produire des innovations en permanence si elle veut conserver sa structure institutionnelle et le statu quo social. Sans croissance, sans innovation permanente, elle perd des emplois, les sociétés et les entreprises ferment, les revenus de l’État diminuent, on ne peut donc plus financer l’État social, les systèmes de santé et d’éducation, et nous nous retrouvons au bout du compte – en Europe comme en Chine – confrontés à la perte de légitimité du système politique. > [!accord] Page 33 La conséquence en est que chaque année, et peu importe que nous vivions en Europe, en Chine ou aux États-Unis, nous courons un peu plus vite dans le seul but de défendre notre place, dans le seul but que tout puisse rester en l’état. La modernité tardive débouche ainsi sur une immobilité fulgurante qui nous éloigne systématiquement du monde et de la vie, et produit un désir croissant d’une autre forme de vie, d’un mode plus réactif ou plus résonant de l’être-dans-le-monde ### Résonance et aliénation > [!information] Page 35 Les jeunes Chinois ne choisissent pas cependant un cursus d’études, ils ne rêvent pas d’une discipline, d’une activité, d’une profession, non : ils rêvent d’une université. Pris dans un système de compétition intégrale, ils tentent d’entrer dans un établissement supérieur aussi renommé que possible : lorsque c’est fait, c’est l’université qui leur indique la discipline qu’ils auront le devoir ou le droit d’étudier. C’est un procédé totalement hostile à la résonance, il contredit radicalement l’idée de la formation et de la vocation : ici, le jeune homme ou la jeune femme ne choisit pas la matière qui lui convient, on lui en attribue une, au contraire, en fonction de paramètres de performance abstraits. > [!accord] Page 35 Le problème de l’accélération, comme je le répète aux jeunes étudiants de Wuhan, tient au fait qu’elle nous incite, ou même nous contraint, à nous contenter de l’appropriation du monde, mais ne nous force plus à le transformer pour l’adapter à nous. Nous tentons en permanence d’agrandir notre portée dans le monde : en ayant plus d’argent sur notre compte, plus d’amis sur Facebook, une technologie plus rapide dans notre voiture et notre smartphone, nous mettons de plus en plus de détails du monde à notre portée. > [!accord] Page 36 Ce que le monde a à offrir – en matière de lieux, de gens, de choses et de possibilités, de biens culturels et de trésors du savoir – devient pour nous susceptible d’être acheté, connaissable, à portée de main, accessible. Mais le revers de tout cela, c’est l’aliénation : le monde rendu disponible semble devenir muet, il est gris et vide devant nous, il nous laisse froid. Les lieux où nous voyageons ne nous émeuvent pas, les gens que nous rencontrons nous restent étrangers, ce que nous lisons ou entendons ne nous dit rien. Alors nous aussi devenons intérieurement gris, vieux et vides. Marx a donné à ce phénomène le nom d’aliénation, [[Max Weber|Weber]] celui de désenchantement, Lukács celui de réification, Camus y a vu la naissance de l’absurde. Cette plongée du monde dans le mutisme est l’angoisse fondamentale de la modernité ; revers de l’agrandissement des distances à notre portée, nous la trouvons aujourd’hui sous la forme de la peur du burn-out. ### Au cœur du « pays jaune » > [!information] Page 38 Une petite ville sous la pluie. Des portes ouvertes sur des espaces ressemblent à des garages mais se révèlent être de petites boutiques ou des maisons privées. Des hommes y sont assis autour d’une petite table jouent au mah-jong – un jeu traditionnel où quatre joueurs déplacent de petits pions en céramique et qui s’apparente un peu, par sa logique, à un jeu de cartes, au poker ou au rami. Le plus souvent, ce sont de petites sommes qui sont misées, mais elles peuvent parfois grimper. Les joueurs y passent presque toujours de longues heures. Les femmes se tiennent à l’arrière-plan, souvent accroupies sur le sol. Parfois, elles partagent la table du repas. Seule l’école est neuve, grande et moderne. S’il y a un doute auquel le gouvernement chinois n’est pas en proie, c’est bien sur l’importance de l’éducation. ### Fête sous les auspices de Mao > [!information] Page 40 Ce qui frappe : dans les maisons, à la campagne, il n’y a pas de vestibule ou d’entrée, on passe directement de la rue au séjour. L’entrée est toujours au sud – un sol nu et rugueux, du ciment ou de l’argile, sur le mur d’en face une sorte d’autel où brûlent des bâtonnets d’encens, il y a des bougies, du thé, un drap rouge –, et il n’est pas rare qu’un gigantesque portrait de Mao trône au-dessus de tout cela. Jusqu’à ce jour, Mao a pris la place des dieux, il règne sur la quasi-totalité des maisons. Un tableau représentant des grues peut offrir une alternative : depuis que les dieux ont été interdits, ces oiseaux sont devenus pour beaucoup de Chinois du Sud un symbole du transcendant ou de l’éternel. ## 03 - Naissance du concept de résonance > [!accord] Page 51 J’ai pris conscience que, pour moi, la musique jouait un rôle décisif. Quand les axes de résonance sont ouverts, une mélodie flotte sur mes lèvres et dans mon cœur. En écoutant de la musique, je perçois des correspondances secrètes entre le disque, cette musique intérieure et le monde extérieur. Dans mes mauvais jours, en revanche, je suis capable d’apprécier un disque mais la musique ne me touche pas, elle ne fait pas écho au monde extérieur. C’est pourquoi je suis réticent à partager la thèse de mon mentor [[Axel Honneth]], qui considère le désir de reconnaissance sociale comme notre moteur. > [!accord] Page 51 Il ne nous suffit pas d’être aimés : nous aspirons à une connexion. Nous avons besoin d’entrer en résonance avec autrui, avec la nature, avec notre travail et, comme le dirait Charles Taylor, mon autre maître en philosophie, avec un univers qui fasse positivement sens. Ce phénomène ne renvoie pas qu’à la tradition romantique (chanter le monde et l’enchanter), mais aussi à la grande peur de la modernité : même si nous nous rendons maîtres de la nature, le monde risque toujours de devenir indifférent à nous. > [!accord] Page 51 Cette peur, elle s’exprime dans l’aliénation de Karl Marx, le désenchantement de [[Max Weber]], la réification de Georg Lukács, l’absurde d’Albert Camus. C’est la raison pour laquelle nous diffusons de la musique en tous lieux. Dans les transports, nous mettons nos écouteurs pour faire taire un environnement urbain avec lequel nous avons perdu tout espoir d’entrer en résonance. Cela trahit l’angoisse d’un monde silencieux. Nos rythmes de vie et l’accélération vertigineuse des modes d’interaction ne nous aident pas à renouer avec nos cordes de résonance. ^d05d3b ### Rue Saint-André-des-Arts (75006) La résonance, c’est quoi ? > [!accord] Page 56 J’ai beaucoup réfléchi au phénomène de l’accélération. Nos sociétés sont vouées à accélérer, puisque nos économies sont fondées sur la croissance. Qu’est-ce que la croissance ? L’augmentation du produit intérieur brut d’une année sur l’autre. Or, pour produire plus, dans la même unité de temps, il n’y a qu’une solution, à population égale : il faut aller plus vite. Nous sommes donc pris, malgré nous, dans ce régime temporel démentiel. Cependant, une fois posé le diagnostic, je butais sur une difficulté : faut-il pour autant condamner l’accélération et faire l’éloge du ralentissement ? Il y a une mode de la lenteur, qui s’exprime à la fois par le succès des cours de méditation de pleine conscience, de la slow food ou des théories de la décroissance. Cependant, cette vision manichéenne – l’accélération c’est mal, le ralentissement c’est bien – me paraissait insatisfaisante. Voulons-nous vraiment ralentir ? Cela nous rendra-t-il plus heureux, meilleurs ? > [!accord] Page 56 J’ai déplacé mon thème de réflexion et me suis mis à méditer sur l’aliénation. Être aliéné, c’est devenir étranger à soi-même, ne plus sentir ses émotions. Quand les gens font un burn-out, ils fournissent toujours le même témoignage : ils admettent qu’ils ont un travail, une famille, des amis, que tout va bien objectivement, et pourtant, ils se sentent vides, sans émotion. Le monde extérieur ne leur parle plus. Ils sont secs. Voilà, ça c’est l’aliénation. > [!information] Page 56 Alors, je me suis demandé : quel est le contraire de l’aliénation ? Je suis arrivé à la conclusion que c’était la résonance, le fait d’entrer dans une relation de réciprocité avec le monde > [!accord] Page 57 J’insiste sur l’importance de cette réciprocité, car à mon sens la résonance n’est pas un phénomène seulement psychologique – c’est pourquoi, d’ailleurs, la méditation de pleine conscience et toutes les disciplines subjectives ne sont pas suffisantes pour y accéder. Il faut aussi que quelque chose provienne du monde. C’est pourquoi la question du cadre sociopolitique doit être abordée. > [!information] Page 57 La liberté de faire ceci ou cela est parfaitement compatible avec l’aliénation. J’ajouterai encore que l’expérience de la résonance est possible aussi dans des actions très rapides, voire brutales : un pilote de Formule1 se sentira en résonance avec son bolide, avec la route ; idem pour le spectateur d’un concert de hard rock. La résonance n’est ni synonyme de lenteur ni de douceur. ### Quai des Grands-Augustins (75006), devant une boîte de bouquiniste Préférez-vous l’horizontale, la verticale ou la diagonale ? > [!accord] Page 58 Mon directeur de thèse était [[Axel Honneth]], le grand théoricien de la reconnaissance. Selon lui, c’est la relation de reconnaissance qui permet à une société de tenir ; l’absence de reconnaissance, le mépris entraînent des frustrations, des luttes, des tensions parfois insurmontables. Toutefois, je me suis aperçu que le concept de reconnaissance était impuissant à décrire certaines expériences qui nous transforment profondément. Supposons qu’il y ait reconnaissance entre nous deux : vous me reconnaissez en tant que philosophe, je vous reconnais en tant que journaliste, c’est-à-dire que je considère que vous écrivez de bons articles et vous trouvez que j’écris de bons livres. Très bien ! Est-ce que cela décide de la qualité de notre relation ? Non… ^c6639f > [!accord] Page 58 Et puis, je suis aussi frappé par le fait que les relations interpersonnelles ne forment pas tout le tissu de nos existences. Regardez par exemple les relations que les gens entretiennent avec leurs animaux domestiques. Ou bien, chez ceux qui aiment jardiner, observez la relation aux plantes, aux fleurs. Est-ce encore de la reconnaissance ? J’en doute. Imaginez, encore, que vous êtes bouleversé par un livre. Vous dites : « J’ai découvert Jean-Paul Sartre à 20 ans, et cela a changé ma vie. » Avez-vous simplement reconnu la valeur de l’existentialisme ? Non… C’est pourquoi je me suis éloigné de la notion de reconnaissance, et que je donne à celle de résonance une étendue plus vaste. ### Cour du Louvre (75001) Mais comment je résonne, moi ? > [!accord] Page 60 Si l’on me demande de délivrer des conseils de vie, de proposer « sept choses à faire pour entrer en résonance avec le monde », je dirai que c’est une ambition assez vaine. Pour deux raisons : d’abord parce que la résonance ne dépend pas entièrement de nous, mais aussi de l’état du monde extérieur, du contexte sociopolitique, elle a des conditions de possibilité objectives ; ensuite, parce qu’il faut justement sortir de la logique de l’optimisation et du rendement pour commencer à résonner. > [!accord] Page 60 Il y a, en Autriche, un événement auquel j’ai participé, « Penser dans les hauteurs ». On emmène un groupe avec des philosophes à plus de trois mille mètres pour écouter des conférences. Résultat, double ratage : au sommet d’une montagne, le paysage est si beau qu’on n’écoute la conférence qu’à moitié et on ne profite pas bien du panorama parce qu’il y a ce discours intellectuel. Si l’on recherche les expériences de résonance, il faut sortir des logiques d’appropriation et d’accumulation propres au capitalisme, et il convient de tenter d’approfondir un axe de résonance particulier. Mais, que l’on ne se méprenne pas, je ne suis pas en train de donner un conseil de vie ! Je déteste ces bouddhistes qui vous disent en substance : « Si vous faites un travail sur vous-même, tout ira bien. » ### Jardin des Tuileries (75001) Et le culte du présent dans tout ça ? > [!information] Page 61 Mais ces considérations amènent, me semble-t-il, à reconsidérer le conseil du carpe diem. Convient-il de cueillir le moment présent ? J’ai l’impression que le culte du présent, très contemporain, peut aller de pair avec un gigantesque malentendu. Pour qu’il y ait résonance, il est indispensable que l’instant présent se déplie et s’ouvre sur le passé ainsi que sur le futur. Relisez la célèbre scène où le narrateur d’À la recherche du temps perdu trempe une madeleine dans son thé : tout à coup, la saveur lui redonne accès à son propre passé. C’est exactement ce que j’entends par résonance. Inversement, se barricader dans le présent, en n’y laissant entrer ni les souvenirs ni aucune forme d’attente, c’est se couper du monde. C’est pourquoi je ne ferais pas l’éloge du présent. Je préfère la coprésence. Ce qui m’intéresse, en d’autres termes, c’est ce phénomène par lequel passé, présent et futur semblent être là simultanément, ensemble. Non pas carpe diem, donc, mais quelque chose comme : « Ouvrez-vous à la coprésence ! » ## ÊTRE CHEZ SOI À L’HEURE DE LA MONDIALISATION ### Les deux visages de l’étranger > [!approfondir] Page 65 Pour Friedrich Nietzsche, ce dernier mode d’existence est une conséquence directe de la perte de ce chez-soi (die Heimat). « Les corneilles crient, / Et migrent à tire-d’aile vers la ville : / Bientôt il va neiger. / Heureux qui, maintenant encore, a un chez-soi ! » : ce sont les premiers vers de son poème Sans pays, qui, ensuite, dans son dernier vers, se transforme en menace : « Malheur à celui qui n’a pas de chez-soi. » L’étranger constitue donc pour des poètes comme Nietzsche et Rainer Maria Rilke le signe d’un processus d’aliénation dans lequel le monde et le sujet deviennent réciproquement indifférents et indépendants, tandis que le « chez-soi » sert de métaphore pour une relation au monde dans laquelle le sujet et le monde entretiennent des relations positives et hautes en couleur. > [!accord] Page 66 étranger peut, en retour, apparaître attirant, ouvert, sinon « chantant » ; la « nostalgie des voyages » et le « vague à l’âme » sont les signes d’une forme d’« être au monde » imprégnée de la conviction que le vaste monde se comporte à notre égard, par principe, de façon responsive et affirmative, mais que nous ne serions pas encore « au bon endroit ». La modernité a justement pour point de départ le sentiment d’exister ; elle est indissociablement liée à lui. L’homme moderne commence à se chercher un nouveau chez-soi, un chez-soi qu’il aura lui-même choisi. Pris sous l’angle de la théorie sociale, cela aboutit à une dynamisation inédite de notre relation au monde. ### Dépasser la crise d’aliénation ? > [!information] Page 68 Comme le montre clairement, par exemple, l’idéal du roman de formation, la conception moderne du monde vise en définitive à présenter une identité stable a posteriori : après la crise d’autodétermination de l’adolescence, qui peut en effet être interprétée comme une « crise d’aliénation », un nouveau chez-soi stable se forme, dans la mesure où le métier, la famille, le lieu d’habitation, la religion et le positionnement politique sont pensés comme durables et stables. Des liens durables choisis par soi-même et des relations stables dans un lieu « adapté » à notre être, résonant, « juste » : c’est là l’idéal de la modernité. Cette façon d’être au monde demeure dynamique dans l’idée d’une croissance, d’un élargissement et d’un développement continus : nous améliorons notre potentiel et notre position professionnelle dans ce « nouveau chez-soi », nous nous développons religieusement et politiquement, nous acquérons une maison et élevons des enfants, etc. > [!accord] Page 69 Dans la modernité tardive, nous ne sommes plus, à proprement parler, à la recherche d’un nouveau chez-soi ; l’absence de chez-soi devient, dans un sens radical, notre destin. ### Des hommes pressés et figés > [!accord] Page 69 Le sociologue Zygmunt Bauman observe, de ce fait, le retour et la « vengeance » du nomade : si les sans domicile fixe étaient, dans la « modernité classique », stigmatisés comme étant des sans-abris, ils sont aujourd’hui, au contraire, désavantagés par rapport à ceux possédant un chez-soi au sens d’un lieu d’habitation fixe, à ceux qui sont immobiles. Une personne qui n’est pas capable de déménager fait face à un « problème de localisation » et n’est plus concurrentielle. Être constamment en déplacement est devenu un marqueur de l’élite mondialisée, de la jet set society composée de politiciens, d’artistes, de sportifs, de managers et de scientifiques ; ce sont les gagnants de la mondialisation, ceux qui sont immobiles en sont les perdants. > [!accord] Page 69 À cela s’ajoute le fait que l’on peut, depuis n’importe quel lieu, se connecter de la même manière à Internet et aux réseaux téléphoniques. De cette façon, on peut être physiquement très mobile, mais intellectuellement, socialement et « médialement » totalement immobile : c’est une autre variante de l’« immobilité fulgurante ». > [!accord] Page 70 Le philosophe français Marc Augé observe à cet égard une transformation continue des lieux en non-lieux : les premiers se caractérisent justement par ces souvenirs partagés et ces relations vivantes et par le fait qu’ils deviennent une partie de notre identité ; les seconds n’ont qu’une importance instrumentale pour nous : ils sont interchangeables, ce sont des lieux de passage. Mais c’est le même processus qui concerne maintenant les meubles de nos logements, la voiture, les vêtements : comme les cycles d’échange se raccourcissent de plus en plus et qu’il vaut de moins en moins la peine de réparer, nous ne travaillons plus les choses, de sorte que nous ne pouvons plus les assimiler à une activité ni les rendre précisément irremplaçables grâce à leurs petits défauts et leurs petites particularités. Nous les jetons avant qu’ils n’aient pu nous devenir chers. > [!accord] Page 71 La forte mobilité de la vie sociale de la modernité tardive conduit donc de façon tendancielle à l’aliénation – à ce que les choses et les lieux, les personnes et notre environnement nous deviennent étrangers. Mais cela recèle le danger que le monde se métamorphose en une surface froide, figée, indifférente, qu’il se métamorphose durablement en « mille déserts, silencieux et froids » (Nietzsche), parce que plus rien ne se transforme en chez-soi, au sens où en découle une signification créatrice d’identité. L’indifférence est le problème de cette façon d’être au monde : le monde offre des myriades de possibilités, mais elles ne signifient plus rien pour nous. Ceci pourrait conduire à une « stagnation intérieure », à une « stagnation fulgurante » sous la forme d’un burn-out, qui se produit non pas malgré, mais justement à cause des degrés de mobilité physique, sociale et médiale élevés. Ce « figement interne » me semble être, par rapport à l’épuisement des sources d’énergie carbonées, la fin assez probable de la spirale de mobilisation : les sources d’énergies fossiles sont substituables, les sources d’énergies psychiques ne le sont pas.