> [!info]+ Auteur : [[John Dewey]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : --- # Citation > [!article]+ > - [[John Dewey - Reconstruction en philosophie]] # Note ## Préface de Richard Rorty > [!accord] Page 8 D’ordinaire, [[John Dewey|Dewey]] observait une retenue et une réserve quelque peu excessives. Mais dans ce livre, il laisse libre cours à son irritation : certains de ses collègues professeurs de philosophie l’agacent et il le dit avec force et véhémence. [[John Dewey|Dewey]] pensait que ceux-ci faisaient trop souvent passer les besoins de leur discipline avant les besoins de la communauté au sens large : les philosophes professionnels ont notamment besoin d’avoir des « problèmes spécifiquement philosophiques » à résoudre… [[John Dewey|Dewey]] quant à lui ne voyait pas trop l’intérêt de la production philosophique si elle ne rejoignait pas des questions socio-politiques. > [!information] Page 9 Ils livrèrent bataille sous la bannière de « l’empirisme logique », mouvement qui se transforma pour donner ce que l’on appelle aujourd’hui « philosophie analytique ». Quand il critique le manque de pertinence de la démarche historique, il pense aux professeurs de philosophie qui ont été les seuls à résister avec quelque énergie à cette hégémonie pour enseigner que la philosophie devait se consacrer à l’étude de textes canoniques plutôt qu’aux problématiques de philosophie du langage et de philosophie des sciences chères aux empiristes logiques. > [!information] Page 11 [[John Dewey|Dewey]] admirait beaucoup [[Henri Bergson|Bergson]] et Russell mais à ses yeux ils étaient tombés dans le « piège dans lequel tant de grands philosophes traditionnels sont tombés : ils n’ont pas été capables de résister au désir d’agencer toutes leurs intuitions en un système cohérent organisé autour d’une idée centrale à laquelle tout renvoie »4. Il était d’accord avec l’attaque de Russell contre la métaphysique idéaliste mais il pensait que l’empirisme sense-date de Russell était une regrettable régression à une psychologie grossière. > [!accord] Page 11 [[John Dewey|Dewey]] n’était ni un philosophe systématique, ni un auteur d’aphorismes à la façon du Wittgenstein des Investigations philosophiques. C’était plutôt un philosophe qui s’efforçait de montrer que les dualismes traditionnels (intellect et sens, théorie et pratique, essence et accident, etc.) — dualismes que les derridiens appellent souvent les « oppositions binaires du logocentrisme occidental » — constituaient un frein au progrès socio-politique. Pour lui, il n’y avait pas lieu de distinguer les bonnes distinctions métaphysiques ou épistémologiques des mauvaises. Il se disait plutôt qu’il fallait essayer de se passer de métaphysique et d’épistémologie, de considérer que l’enquête ne se porte que mieux quand elle laisse de côté des questions comme « qu’est-ce qui est vraiment réel ? » ou « que savons-nous vraiment ? ». Comme le dernier Wittgenstein, il pensait que l’usage principal de la philosophie était thérapeutique. Mais contrairement à Wittgenstein, sa méthode thérapeutique consistait à montrer la genèse historique de ces dualismes si problématiques pour en faire ressortir le caractère obsolète. > [!approfondir] Page 12 [[John Dewey|Dewey]] ne s’est jamais pris pour un penseur révolutionnaire : c’était un réformateur, tant en philosophie que dans le champ social. Il se méfiait de l’idée même de révolution, même si pendant un temps, au cœur de la crise des années trente, il s’est interrogé sur la nécessité d’un renversement du capitalisme. Contrairement à Sartre ou à [[Martin Heidegger|Heidegger]] qui épousent des causes révolutionnaires, contrairement à [[Michel Foucault|Foucault]] passé maître dans l’art de la formule apocalyptique, [[John Dewey|Dewey]] n’est pas un auteur dont les textes embrasent l’imagination. Il est à cet égard intéressant de comparer les derniers paragraphes de Reconstruction en philosophie et ceux de Les mots et les choses. ## Introduction (1948) > [!accord] Page 16 Chez les philosophes d’aujourd’hui, on ne croit pas vraiment que la philosophie ait quelque chose de pertinent à dire sur les problèmes contemporains : on préfère s’intéresser à l’amélioration des techniques philosophiques, à la critique des systèmes du passé. Ces deux préoccupations peuvent certes se comprendre. Mais ce n’est pas en privilégiant la forme au détriment du contenu substantiel — comme c’est le cas de ces techniques qui ne sont utilisées que pour développer et affiner des compétences de plus en plus purement formelles — que l’on travaillera à la reconstruction de la philosophie. Ce n’est pas non plus par un surcroît d’érudition historique qui n’éclaire en rien les problèmes auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée. Il n’est pas exagéré de dire que tant que l’intérêt pour les deux sujets mentionnés prédomine, le retrait de la scène du présent — phénomène de plus en plus évident en philosophie — est lui-même un signe de l’étendue du trouble et du malaise qui caractérisent aujourd’hui les autres aspects de la vie des hommes. > [!information] Page 17 Selon un autre reproche, du même type que celui que nous venons de voir, ma conception du travail et de la fonction de la philosophie repose sur une vision romantique quelque peu exaltée des possibilités offertes à « l’intelligence ». Si par « intelligence » on entendait ce qu’une importante école du passé appelait « raison » ou « pur intellect », cette critique serait plus que fondée. Mais ce mot désigne quelque chose de très différent de ce qui est considéré comme la faculté la plus élevée, ou comme l’instrument destiné à appréhender des vérités ultimes. Pour moi, parler « d’intelligence » est une façon rapide de désigner de formidables méthodes d’observation, d’expérimentation, de réflexion et de raisonnement qui sont en constante évolution et qui ont, en un temps très bref, révolutionné les conditions matérielles de la vie ainsi que, dans une large mesure, les conditions physiologiques de la vie, même si ces méthodes n’ont pas encore trouvé leur application dans le domaine spécifiquement et essentiellement humain. Elle est une nouvelle venue, même dans le domaine physique de l’enquête. Elle doit apporter dans les enquêtes sur des sujets humains et éthiques le genre de méthodes qui a permis d’amener la compréhension de la nature physique à son niveau actuel. Cette méthode repose sur l’observation et l’expérimentation et considère la théorie comme une hypothèse. > [!accord] Page 18 Les conditions de vie réelles en Grèce, particulièrement à Athènes, lorsque la philosophie européenne classique a été formulée, ont instauré une séparation radicale entre faire et savoir, ce qui a donné lieu à une séparation complète entre théorie et « pratique ». À cette époque, cela reflétait une organisation économique dans laquelle l’essentiel du travail « utile » était fait par des esclaves, de sorte que les hommes libres étaient notamment libres de ne pas travailler. Il est évident qu’une telle organisation est pré-démocratique. Néanmoins, en politique, les philosophes ont continué à retenir cette séparation de la théorie et de la pratique alors que les instruments et les processus dérivés des opérations industrielles sont depuis longtemps des ressources indispensables dans la conduite des observations et des expériences qui sont au cœur du savoir scientifique. > [!accord] Page 22 Au moment où j’écrivais cette introduction, j’ai reçu un exemplaire d’une conférence faite récemment par un éminent homme de science anglais. C’est spécifiquement à propos de la science qu’il écrit ceci : « on considère souvent avec désinvolture que la découverte scientifique est la création d’une connaissance nouvelle qui vient s’ajouter au grand corpus des connaissances anciennes. Cela n’est vrai que des découvertes mineures. Cela n’est pas vrai des découvertes fondamentales comme celles concernant les lois de la mécanique, de la chimie, de l’évolution, sur lesquelles repose en dernière analyse le progrès scientifique. Ces dernières entraînent toujours la destruction ou la désintégration du savoir ancien comme préalable à la création du savoir nouveau ». Il continue en soulignant combien il est important de sortir des chemins auxquels l’inertie de l’habitude semble condamner toute activité humaine, y compris l’enquête intellectuelle et scientifique : « ce n’est pas par hasard si la bactérie a d’abord été découverte par un ingénieur de génie civil, l’oxygène par un pasteur unitarien, la théorie de l’infection par un chimiste, celle de l’hérédité par un instituteur monastique et la théorie de l’évolution par un homme qui n’était pas qualifié pour enseigner la botanique ou la zoologie à l’Université ». Il termine en disant : « nous avons besoin d’un ministre du désordre, d’une source régulière de problèmes, d’un destructeur de routine, d’un ennemi de la complaisance ». La routine de l’habitude est mortelle même pour l’enquête scientifique. Elle constitue une résistance à la découverte et un obstacle pour le travailleur scientifique actif. En tant qu’activités, découverte et enquête sont synonymes. La science est un processus, et non la prise de possession de l’immuable. > [!accord] Page 23 Prises dans leur contexte culturel, les « hypothèses » avancées par ceux qui sont aujourd’hui considérés comme de grands philosophes diffèrent des « spéculations » des auteurs de grandes innovations scientifiques de deux manières : elles ont une portée et un champ d’application plus vaste, et elles visent à dire l’humain hors de toute prétention « technique ». Sur le moment, rien ne permet de dire si la nouvelle façon de voir et de faire va devenir science ou philosophie. Par la suite, cette classification est en général plus facile à effectuer. La nouvelle façon de voir ou de faire sera réputée scientifique si — et quand — son champ d’application est si spécifique, si limité, que l’on y vient de façon relativement directe, et ce en dépit du scandale affectif qui a accompagné son apparition comme ce fut par exemple le cas pour la théorie de Darwin. En revanche, on dira que c’est de la philosophie lorsque son champ d’application est si général qu’il ne lui est pas possible d’être formulée de façon à être utilisable pour la conduite immédiate de l’enquête scientifique. Ce fait ne signifie pas qu’elle soit futile. Au contraire, les conditions culturelles à l’époque faisaient obstacle au développement d’hypothèses capables de donner un sens à des observations et à des expériences sur les faits pour se constituer en science. > [!accord] Page 25 Le premier réquisit de la reconstruction est donc d’arriver à une hypothèse pour expliquer pourquoi ce grand changement est intervenu si vite, avec une telle ampleur et une telle profondeur. L’hypothèse présentée ici est la suivante : les bouleversements qui, considérés dans leur ensemble, constituent la crise que connaît l’homme partout dans le monde et qui affectent tous les aspects de sa vie sont dus à l’introduction de processus, dans la conduite des affaires quotidiennes de la vie, de matériaux et d’intérêts dont l’origine se trouve dans le travail accompli par des physiciens au cours d’enquêtes réalisées dans ces ateliers relativement distants que l’on nomme laboratoires. Le trouble ainsi induit ne se limite pas aux croyances et aux pratiques religieuses : il concerne toutes les institutions établies avant l’avènement de la science moderne, il y a tout juste quelques siècles. La guerre qui a fait rage ne s’est pas terminée par la victoire totale de l’un ou de l’autre camp mais par la formation d’un compromis sous la forme d’une division des domaines et juridictions de chacun. Le domaine moral et le monde de l’idéal furent décrétés relever de l’ancien système qui les a préservés à l’identique ou presque. > [!approfondir] Page 26 La conclusion à laquelle parviennent ceux qui accusent la science d’être le fons et origo des périls en effet considérables du temps présent est qu’il est nécessaire de mettre la science sous la tutelle d’une « autorité » institutionnelle spéciale. L’autre possibilité est une reconstruction fondamentale et généralisée qui doit s’appuyer sur une double reconnaissance : les maux qui découlent aujourd’hui de l’introduction de la science dans le champ du quotidien sont bien réels, mais ils sont dus à l’immunité critique et scientifique dont a bénéficié l’« éthique » sous-jacente aux vieux rituels institutionnels. Pour la philosophie, la reconstruction doit porter sur ce point : elle doit faire pour le développement de l’enquête dans le domaine de l’humain, et donc, dans le domaine de l’éthique, ce que les philosophes de ces derniers siècles ont fait pour la promotion de l’enquête scientifique dans le domaine de la vie humaine envisagée du point de vue physique et physiologique. > [!accord] Page 27 Les choses sont en fait beaucoup plus simples. L’attaque actuelle contre la science s’appuie sur l’idée que la coutume ainsi que les croyances produites par les institutions constituent un critère adéquat, et même décisif, permettant de juger de la valeur des conséquences de l’entrée en scène de la science. Ceux qui maintiennent cette idée refusent systématiquement de remarquer que la science n’est pas seule dans le processus qui nous a menés à cette situation critique. Il est facile de voir que la science, loin d’opérer seule et dans le vide, travaille dans un cadre institutionnel qui date de l’époque pré-scientifique. Ce cadre n’a pas été modifié par l’enquête scientifique portant sur les principes moraux qui avaient vu le jour à cette époque-là et qui y étaient, semble-t-il, parfaitement adaptés. > [!information] Page 28 L’incidence de cet état de choses sur l’état actuel de la philosophie et sur la reconstruction qui devrait être entreprise est le thème et la thèse de cette introduction. Mais avant d’en revenir à ce thème, je voudrais évoquer brièvement l’état actuel de l’éthique, mot qui, il faut s’en souvenir, signifie à la fois une moralité entendue comme fait socioculturel pratique concernant ce qui est bon ou mauvais, la question du bien et du mal, mais aussi les théories concernant les fins, les critères, et les principes selon lesquels on peut juger de l’état réel des choses. En fait, il est tout simplement évident que toute enquête portant sur ce qui est profondément et spécifiquement humain entre nécessairement dans le domaine de l’éthique, qu’elle le veuille ou non. > [!information] Page 30 Dans ce qui précède, on a plusieurs fois fait référence à ce que certains êtres humains classés comme philosophes ont réussi à faire aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles en matière de nettoyage de la culture occidentale, en la débarrassant des débris cosmologiques et ontologiques qui avaient fini par s’incruster dans sa texture et sa structure intellectuelle et affective. Il n’a jamais été dit que les découvertes qui ont progressivement révolutionné l’astronomie, la physique, la chimie, et la physiologie sont l’œuvre de philosophes. Mais l’histoire a démontré que ces philosophes ont accompli une tâche qui, compte tenu du climat culturel et de l’inertie des habitudes acquises, était un préalable indispensable à l’œuvre des hommes de science. À cette idée il faut maintenant ajouter — toujours en rapport avec son incidence sur la reconstruction en philosophie — qu’en faisant leur travail spécifique les scientifiques ont élaboré une méthode d’enquête de portée si générale, si profonde, si pénétrante et si universelle qu’elle fournit le schéma et le modèle qui permet, invite et même exige le genre de formulation dont la philosophie a à connaître. Cette méthode de connaissance est autocorrectrice : elle apprend de ses échecs comme de ses succès. > [!approfondir] Page 31 Dans le domaine spécialisé, relativement technique, des activités de la science naturelle, il va de soi que l’on découvre des choses nouvelles et met au rebut des choses anciennes. Mais lorsqu’on regarde ce qui se passe dans les activités intellectuelles en général, on s’aperçoit qu’un tel renouvellement ne va pas du tout de soi et même, dans le domaine prétendument à part que constituent le « spirituel » et « l’idéal », cette idée est choquante pour bon nombre de ceux qui, pourtant, la considèrent comme allant de soi dans leur propre domaine spécialisé. On sait bien que l’invention est indissociable de la découverte lorsque cette dernière est scientifique et théorique et que, dans bien des aspects physiques des affaires humaines, il existe même désormais une méthode généralisée pour l’invention des inventions. Dans ce qui appartient en propre à l’humain, il y a rarement de l’invention, et lorsqu’il y en a, c’est en réponse à une situation d’urgence. Dans le domaine de l’humain, comme pour tous les enjeux importants, le simple fait d’envisager l’invention suscite la peur, l’horreur, tant l’invention est considérée comme dangereuse et destructrice. Ce fait capital passe d’autant plus inaperçu que l’essence de la morale en tant que morale semble l’impliquer tout naturellement. Ce fait montre bien la nature du travail à entreprendre ainsi que sa difficulté. > [!approfondir] Page 32 Cette partition donna à la philosophie la ribambelle de dualismes qui, dans l’ensemble, ont donné ses problèmes « modernes ». Tout cela reflète les conditions culturelles qui sont à la base de la séparation entre le moral et le physique. En fait, ce vocabulaire témoigne d’une tentative visant à obtenir les avantages pratiques qui découlent de l’application de la nouvelle science aux affaires courantes (bien-être, confort, efficacité, puissance…), tout en préservant à l’identique l’autorité suprême de la vieille science pour tout ce qui concerne les problèmes « spirituels ». Les avantages matériels et utilitaires de la nouvelle science, plus que la reconnaissance de sa portée intellectuelle — et à plus forte raison de sa portée morale —, se sont révélés être les alliés les plus fiables des hommes qui construisirent la nouvelle machine à révolutionner ce qui jusqu’alors passait pour une explication scientifique en présentant la nature comme cosmos. > [!accord] Page 34 L’attaque contre la nouvelle science et ses rejetons par le biais d’une condamnation globale de la nature humaine, ainsi que par la demande visant à rétablir dans son intégralité l’autorité des vieilles institutions médiévales, pose la question suivante : devons-nous aller de l’avant et suivre la voie ouverte par ces nouvelles ressources, ou bien devons-nous au contraire considérer que ces dernières sont si peu fiables que nous devons les placer sous l’autorité d’une instance réputée supra-humaine et extra-naturelle — étant entendu que le « naturel » relève de l’enquête scientifique ? Quand on perçoit pleinement que la philosophie se trouve à cette croisée des chemins, le « moderne » nous apparaît comme informe et en attente de cohérence. Le moderne, théâtre d’antagonismes livrés à l’incertitude, reflète le mélange d’un ancien et d’un nouveau qui sont incompatibles. Le moderne, ce qui est authentiquement moderne, n’est pas encore né et le faire advenir n’est pas de la responsabilité de la philosophie : ce n’est pas son affaire. > [!information] Page 35 Il serait intéressant d’expliciter comment, où et pourquoi des philosophies appropriées aux conditions antiques et médiévales, ainsi qu’aux quelques siècles qui se sont écoulés depuis l’apparition de la science naturelle, ont aujourd’hui perdu toute pertinence au point de rendre plus difficile notre travail de pensée sur le présent. Et comme nous l’avons déjà dit, le travail de reconstruction ne consiste pas à critiquer ou à se livrer à des controverses. Il s’agit strictement d’un travail intellectuel exigeant d’une part la culture historique la plus large possible permettant d’appréhender les liens entre les systèmes du passé et les conditions culturelles qui ont façonné leurs problématiques, et d’autre part une culture scientifique qui aille au-delà de la simple vulgarisation. Quant aux versants négatifs du travail intellectuel à accomplir, il implique nécessairement une exploration systématique des valeurs propres à ce qui est authentiquement nouveau dans les mouvements scientifiques, techniques et politiques du passé immédiat et du présent, une fois débarrassées des scories qui leur sont imposées par les habitudes datant d’une époque pré-scientifique, pré-techno-industrielle et pré-démocratique. ## Chapitre premier - Pour un nouveau paradigme en philosophie > [!approfondir] Page 39 Ces remémorations, cependant, sont rarement littérales. On se souvient naturellement de ce qui nous intéresse et parce que cela nous intéresse. Le passé est rappelé non pas pour lui-même, mais à cause de ce qu’il ajoute au présent. La vie de la mémoire est d’abord émotionnelle plutôt qu’intellectuelle et pratique. L’homme sauvage se rappelle la lutte d’antan avec un animal non pas pour en étudier scientifiquement les caractéristiques, ni pour se figurer comment mieux combattre demain, mais pour échapper à l’ennui d’aujourd’hui en revivant le frisson d’hier. Le souvenir présente toute l’excitation du combat sans danger ni angoisse. Le revivre pour en jouir ajoute un sens nouveau au moment présent, et ce sens n’est ni celui du moment présent, ni celui du moment passé. > [!approfondir] Page 41 cause de nos propres habitudes, nous avons tendance à nous imaginer que les gens passent leur temps à faire quelque chose, ou au moins à penser et à prévoir. Mais en fait, les hommes n’étaient occupés que lors des expéditions pour la chasse, la pêche ou le combat. Néanmoins, l’esprit à l’état de veille doit bien avoir quelque contenu : il ne peut rester absolument inoccupé sous prétexte que le corps est oisif. Et dans ce cas, quelles pensées pouvaient bien se présenter à l’esprit humain sinon des pensées concernant des expériences mettant en scène des animaux, transformées sous l’influence de l’intérêt dramatique dont la tendance est de rendre plus vivants et plus cohérents les événements typiques de la chasse ? Quand les hommes revivent, dans le théâtre de leur imagination, les aspects intéressants de leur vie réelle, les animaux sont eux aussi nécessairement mis en scène et personnifiés pour la bonne raison qu’ils sont des acteurs à part entière du drame qui s’est joué. Eux aussi ont éprouvé désirs, peurs et espoirs, connu amours et haines, triomphes et défaites. De plus, dans la mesure où ils constituaient un fondement essentiel de la communauté par leurs activités et leurs souffrances, ils en faisaient également partie dans la vie imaginaire où le passé était revécu > [!accord] Page 42 L’homme n’est soustrait à l’influence primaire des peurs et des espoirs que lorsqu’il est soumis à une discipline qui est étrangère à la nature humaine ; du point de vue de l’homme naturel, cette discipline est artificielle. Nos livres, nos ouvrages scientifiques et philosophiques, sont écrits par des hommes qui se sont soumis, à un niveau supérieur, à la discipline intellectuelle et à la culture. Leurs pensées sont raisonnables par habitude. Ils ont appris à imposer à leur imagination l’épreuve des faits, à organiser leurs idées logiquement au lieu de leur laisser libre cours au gré des émotions et des réactions qu’elles entraînent. Quand ils laissent leur esprit vagabonder — ce qui leur arrive plus souvent qu’ils ne veulent bien l’avouer — ils savent faire la part de la rêverie. Ils ne se laissent pas abuser par ces vagabondages et ne confondent pas rêverie et expérience objective. > [!accord] Page 42 Du coup, on en oublie que des mots comme « rationalité », « irrationalité » ne sont que d’une pertinence toute relative pour parler de la nature humaine qui est, quant à elle, indisciplinée. On en oublie aussi que les hommes sont gouvernés par la mémoire plus que par la pensée, et que la mémoire n’est pas la simple réminiscence de faits qui se sont produits, mais association, suggestion, et dramatisation. La valeur des idées incidentes n’est pas dans la correspondance avec les faits, mais dans leur compatibilité avec les émotions. Les matériaux qui se présentent à l’esprit vont-ils dans le sens des sentiments ? Ont-ils leur place dans le récit dramatique ? S’harmonisent-ils avec l’humeur dominante ? Sont-ils compatibles avec les peurs et les espoirs inscrits dans la tradition de la communauté ? Si nous voulons bien donner au mot « rêve » un sens assez large, il n’est pas exagéré de dire que l’homme, en dehors des moments où il travaille et lutte effectivement, vit dans un monde de rêve organisé selon des désirs qui, réalisés ou frustrés, lui donnent sa matière. > [!approfondir] Page 44 L’extension de l’emprise du gouvernement fournit une bonne raison à la systématisation et à l’unification de croyances autrefois libres et flottantes. Outre l’adaptation et l’assimilation naturelle qui découlent des interactions spontanées et la nécessité de se comprendre, il y a souvent une nécessité politique qui conduit le chef à centraliser les traditions et les croyances afin d’étendre et de renforcer son prestige et son autorité. La Judée, la Grèce, Rome, ainsi, je suppose, que tous les autres pays qui ont une longue histoire illustrent ce processus d’élaboration des anciens rites indigènes et des vieilles doctrines locales afin de servir une unité sociale plus étendue et un pouvoir social politique élargi. On peut penser que les grandes cosmogonies et cosmologies humaines se sont développées de cette manière. Inutile de chercher à savoir si les choses se sont rigoureusement passées ainsi ou d’essayer de démontrer qu’il en fut effectivement ainsi : je vous demande simplement d’en faire avec moi l’hypothèse. Il nous suffit que sous certaines influences sociales, des doctrines et des cultes se soient fixés, organisés, et aient modelé l’imagination et les règles générales de comportement, et qu’une telle consolidation ait été un préalable nécessaire à la formation de toute philosophie dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui. > [!accord] Page 45 En effet, l’homme ne saurait se contenter d’être une créature de suggestion et d’imagination. Les exigences de l’existence dans sa durée rendent indispensable qu’une certaine attention soit portée aux faits réels du monde extérieur. Or, on est surpris de voir que l’environnement ne pèse pas très lourd dans le processus de formation des idées. En effet, aucune idée n’est trop absurde pour avoir été, à un moment ou à un autre, acceptée par quelqu’un. Pourtant, l’environnement impose bien un minimum d’exactitude si l’espèce ne veut pas disparaître. Certaines choses sont comestibles, on peut les trouver à certains endroits, on peut se noyer dans l’eau, le feu brûle, ce qui est pointu pique, ce qui est effilé coupe, les choses lourdes tombent si on ne les tient pas, il y a une certaine régularité dans le passage du jour à la nuit, du chaud au froid, du mouillé au sec, etc. Des faits aussi prosaïques que ceux-là s’imposent même à une conscience primitive. > [!accord] Page 47 Dans la plupart des cas, les deux produits mentaux sont maintenus séparés parce qu’ils deviennent l’apanage de classes sociales distinctes. Les croyances poétiques et religieuses qui ont acquis une certaine valeur politique et sociale contribuent au maintien d’une classe supérieure et sont associées directement aux éléments dominants de la société. Les ouvriers et artisans qui détiennent le savoir concret ont toutes les chances d’avoir un statut social inférieur, et leur type de savoir est affecté de l’image négative dont pâtit l’ouvrier manuel qui se livre à des activités utiles pour le corps. C’est sans doute ce fait qui, en Grèce, en dépit de la finesse des observations et de la grande liberté de spéculation à laquelle les Athéniens étaient arrivés, a retardé le recours généralisé et systématique à la méthode expérimentale. Dans la mesure où l’artisan était, du point de vue social, juste au-dessus de l’esclave, ses connaissances manquaient de prestige et d’autorité. > [!information] Page 47 Néanmoins, à un certain moment, le savoir concret a atteint un tel niveau qu’il est entré en conflit avec l’esprit comme avec la lettre des croyances issues de l’imagination et de la tradition. Pourquoi ? Comment ? Difficile à dire. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que c’est bien ce qui s’est passé pour le mouvement sophiste en Grèce, au sein duquel est née la philosophie au sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot dans le monde occidental. Le fait que les sophistes se soient vu attribuer un nom péjoratif par [[Platon]] et [[Aristote]], nom dont ils ne sont jamais parvenus à se débarrasser, montre bien qu’avec eux le problème majeur était une lutte entre deux types de croyances, et que le conflit eut un effet déconcertant sur le système traditionnel des croyances religieuses ainsi que sur le code moral de comportement qui lui est lié. Bien que Socrate se soit sans aucun doute intéressé à la réconciliation des deux camps, le fait qu’il aborde le problème du point de vue de la méthode concrète, donnant ainsi le primat à ses canons et à ses critères, suffit à le faire condamner à mort en tant qu’impie et corrupteur de la jeunesse. > [!approfondir] Page 48 Tout montrait que la connaissance vérifiée, spécifique de l’environnement n’avait qu’une portée limitée et purement technique. Elle concernait les arts, et la finalité et le bien de l’artisan, après tout, n’allaient pas très loin. Ces questions étaient subordonnées, presque assujetties, à d’autres. Qui mettrait sur le même plan l’art du cordonnier et l’art du gouvernement de l’État ? Qui même mettrait sur le même plan l’art supérieur du médecin qui guérit le corps et celui du prêtre qui guérit l’âme ? [[Platon]] établit constamment ce type de contraste dans ses dialogues. Le cordonnier sait juger une bonne paire de chaussures, mais il n’a rien à dire sur les questions plus importantes : est-il bon de faire des chaussures ? Quand faut-il en porter ? Etc. Le médecin est un bon juge de la santé, mais quant à savoir si être en bonne santé est une bonne ou mauvaise chose, s’il vaut mieux mourir, il n’en sait rien. Alors que l’artisan est un expert tant que se présentent des questions strictement techniques, il est désemparé dès lors qu’il s’agit des seules questions qui comptent vraiment, à savoir les questions morales, celles qui concernent les valeurs. La connaissance qui lui est propre est intrinsèquement inférieure et doit de ce fait être placée sous la tutelle d’un savoir qui lui est supérieur. Ce savoir de rang supérieur est chargé de révéler fins et finalités ultimes, ainsi que de remettre à sa place le savoir technique et mécanique, et de l’y maintenir. On trouve d’ailleurs chez [[Platon]], grâce à son sens aigu de la tension dramatique, une description vivante de l’impact sur certains individus du conflit entre la tradition et les ambitions du savoir proprement intellectuel. > [!accord] Page 49 Le savoir traditionnel était par conséquent aussi fondamental, aussi varié, aussi étendu que la vie elle-même. Il vibrait au rythme de la vie de la communauté dans laquelle les hommes actualisaient leur être. Le savoir positiviste, quant à lui, traitait d’utilités purement physiques et n’était pas soutenu par des croyances sanctifiées par le sacrifice des ancêtres et l’adoration des contemporains. De par son caractère limité et concret, il était aride, dur et froid. Cependant, les esprits les plus aigus et les plus actifs, notamment [[Platon]], contrairement aux citoyens conservateurs de l’époque, ne pouvaient plus longtemps se contenter des vieilles croyances, issues de la vieille méthode. Le développement du savoir positif et de l’esprit critique d’enquête a miné les croyances sous leur ancienne forme. > [!accord] Page 49 Les avantages en précision, en exactitude, en vérifiabilité, étaient tous du côté de la nouvelle connaissance. La tradition avait un but et une portée plus nobles, mais son fondement était incertain. Une vie sans questionnement, dit Socrate, n’est pas faite pour l’homme, parce qu’il est un être de questions et un être rationnel. Il doit donc rechercher le pourquoi des choses au lieu de les recevoir sans chercher à comprendre. > [!information] Page 50 Mettre au point une méthode de pensée et de savoir qui, tout en justifiant la tradition, devra conserver intactes ses valeurs sociales et morales. Mieux : en les purifiant, cette méthode devrait ajouter encore au pouvoir et à l’autorité de la tradition. En un mot, ce qui s’était appuyé sur la coutume devait être restauré et s’appuyer désormais sur la métaphysique de l’être et de l’univers, et non plus sur les habitudes du passé. La métaphysique remplace la coutume comme source et comme gardienne des valeurs sociales et morales plus élevées — c’est le thème dominant de la philosophie classique en Europe telle qu’elle a été élaborée par [[Platon]] et [[Aristote]], philosophie, ne l’oublions pas, renouvelée et réaffirmée par la philosophie chrétienne de l’Europe du Moyen Âge. > [!approfondir] Page 51 Mais avec le recul historique, et contrairement à différents types de pensées qui se sont développés plus tard dans des contextes sociaux différents, il est facile de voir combien, après tout, [[Platon]] et [[Aristote]] reflètent le sens de la tradition et des habitudes grecques. Leurs textes, avec ceux des grands dramaturges, demeurent la meilleure introduction aux idéaux et aux aspirations intimes caractéristiques de la vie en Grèce. Sans la religion grecque, sans l’art grec, sans l’organisation socio-économique grecque, leur philosophie n’aurait pu voir le jour, alors que les effets de cette science dont les philosophes étaient si fiers se sont avérés être superficiels et négligeables. Cet esprit apologétique de la philosophie est encore plus frappant lorsque le christianisme médiéval, vers le XIIe siècle, a cherché une présentation rationnelle et systématique d’elle-même, et s’est servie de la philosophie classique — en particulier celle d’[[Aristote]] — pour se justifier au regard de la raison. > [!accord] Page 52 Dans le pire des cas, cela réduit la philosophie à une parade de termes élaborés, une logique à couper les cheveux en quatre, et à une dévotion creuse à de simples formes extérieures de démonstration détaillée et étendue. Mais, même dans le meilleur des cas, elle a eu tendance à engendrer un attachement excessif au système pour lui-même, et une prétention excessive à la certitude. L’évêque Butler a dit que c’est la probabilité qui guide la vie, mais peu de philosophes ont eu assez de courage pour admettre que la philosophie peut se contenter du simplement probable. Les coutumes dictées par la tradition et le désir ont eu une prétention à l’achèvement et à l’immutabilité. Elles ont prétendu donner des règles de conduite certaines et invariables. Dès le début de son histoire, la philosophie a eu la prétention d’être aussi définitive, et quelque chose de cet esprit n’a cessé d’accompagner les philosophies classiques. > [!approfondir] Page 53 Quelques dissidents se sont bien risqués à affirmer que la « philosophie est vision » et que sa fonction principale est de libérer l’esprit des hommes des préjugés et des idées reçues et d’élargir leur perception du monde qui les entoure. Mais dans l’ensemble, la philosophie a affiché de bien plus hautes ambitions. Avouer franchement que la philosophie ne peut proférer que des hypothèses et que les hypothèses n’ont de valeur que pour autant qu’elles rendent les hommes plus sensibles à la vie qui les entoure ressemblerait à une négation de la philosophie elle-même. > [!accord] Page 55 Quand on reconnaît que sous couvert de s’occuper de réalité ultime, la philosophie s’est préoccupée de ses précieuses valeurs enfouies dans les traditions sociales, qu’elle est née d’un conflit d’objectifs sociaux et d’une confrontation entre institutions ancestrales et tendances contemporaines incompatibles avec elles, alors on découvrira que la tâche de la philosophie, à l’avenir, consiste à clarifier les idées que les hommes se font des luttes sociales et morales de leur temps. Dans les limites de ce qui est humainement possible, son but est de devenir l’instrument permettant d’appréhender ces conflits. Ce qui peut être irréel à force de prétention, dans une formulation métaphysique, devient intensément significatif une fois relié au drame de la lutte des croyances et des idéaux collectifs. La philosophie qui abandonne son monopole quelque peu stérile du commerce avec la réalité ultime et absolue trouvera une compensation en éclairant les forces morales qui animent l’humanité et en contribuant à l’effort des hommes qui aspirent à un bonheur mieux ordonné et plus intelligent. ## Chapitre II - La dimension historique dans la reconstruction philosophique > [!information] Page 57 Francis Bacon, qui vivait dans l’Angleterre élisabéthaine, est le grand précurseur de la vie moderne. Ses œuvres sont peu nombreuses, mais en tant que prophète des tendances actuelles, il est une figure majeure de la vie intellectuelle de notre monde. Comme pour d’autres prophètes, on retrouve chez lui un mélange d’ancien et de nouveau. Il y avait dans son œuvre des traits remarquablement novateurs, mais ses écrits regorgent d’éléments qui appartiennent à un passé auquel il croyait avoir échappé. Trop en avance sur son temps, et pourtant fixé au passé, Bacon est rarement reconnu en tant que véritable fondateur de la pensée moderne alors que par ailleurs on lui attribue des mérites qui ne lui reviennent pas tout à fait, comme par exemple l’invention des méthodes inductives qui caractérisent la science. Ce qui rend Bacon mémorable, c’est le souffle qui l’a poussé vers des horizons nouveaux. Lui-même n’a jamais atteint la terre promise, mais il a désigné le but à atteindre et, pénétré de sa propre conviction, il en a entrevu les contours depuis le lointain. > [!approfondir] Page 57 Les aspects majeurs de sa pensée nous ont donné à voir les principales caractéristiques du nouvel esprit qui travaillait à une reconstruction intellectuelle. On peut y voir l’expression des forces historiques et sociales d’où est né le nouvel esprit. L’aphorisme le plus célèbre de Bacon, c’est « savoir, c’est pouvoir ». À la lumière de ce critère pragmatique, il condamnait le corpus de connaissances alors disponibles : c’était un non-savoir, un pseudo-savoir, une connaissance d’apparat. En effet, il ne produisait aucun pouvoir. Ce savoir de pure pompe, ce savoir pour la montre n’était pas un instrument. > [!approfondir] Page 59 Mais Bacon a également fait porter son attaque sur la méthode aristotélicienne elle-même. Dans ses versions les plus rigides, elle avait pour but la démonstration. Dans ses versions plus molles, la persuasion. Mais démonstration et persuasion visent à conquérir l’esprit, non la nature. De plus, dans les deux cas, on considère que quelqu’un est déjà en possession d’une vérité ou d’une croyance et que le seul problème consiste à en convaincre quelqu’un d’autre ou à l’enseigner. Sa méthode, quant à elle, n’attachait qu’une très faible importance au capital de vérité qui avait déjà cours. Par contre, elle entretenait avec une grande vivacité le sentiment que d’autres vérités, nombreuses, importantes, étaient encore en attente. C’était une logique de la découverte, et non une logique de l’argumentation, de la preuve et de la persuasion. > [!accord] Page 59 En opposition à ce point de vue, Bacon a proclamé avec éloquence la supériorité de la découverte de nouveaux faits et de nouvelles vérités sur la démonstration de l’ancien. Et il est clair qu’un seul chemin mène à la découverte : les secrets de la nature doivent être soumis à une enquête en profondeur. Principes et lois scientifiques ne s’offrent pas en surface dans la nature. Ils sont cachés et doivent être arrachés à la nature par une technique d’enquête active et élaborée. Ni le raisonnement logique, ni l’accumulation passive d’observations, si nombreuses soient-elles et qui donnent ce que les anciens appelaient expérience, ne suffisent pour les appréhender. Une expérimentation active doit forcer les faits apparents de la nature à prendre des formes différentes de celles sous lesquelles ils se présentaient habituellement. Il s’agit donc de leur faire dire la vérité sur eux-mêmes comme la torture peut contraindre un témoin récalcitrant à révéler ce qu’il cache. Le pur raisonnement comme moyen pour accéder à la vérité est comme l’araignée qui sécrète sa propre toile pour la tisser. La toile est d’un ordonnancement élaboré mais ce n’est qu’un piège. L’accumulation passive d’expériences — la méthode empirique traditionnelle — est comme la fourmi qui se démène afin de ramasser et d’amasser des tas de matériaux bruts. Mais la vraie méthode, celle que Bacon voudrait introduire, est comparable aux opérations de l’abeille qui, comme la fourmi, collecte des matériaux du monde extérieur mais qui, contrairement à cette créature besogneuse, attaque et modifie ce qu’elle recueille afin de lui faire restituer son trésor caché. > [!accord] Page 60 À cette opposition entre sujétion de la nature et sujétion d’autres esprits, à la prééminence d’une méthode de découverte sur une méthode de démonstration, s’ajoute le sentiment que c’est le progrès qui constitue le but de la connaissance véritable et lui impose une épreuve. Selon ses critiques, la logique classique, même sous sa forme aristotélicienne, a inévitablement fait le jeu d’un conservatisme statique : en habituant l’esprit à l’idée que la vérité est déjà connue, la logique classique a habitué les hommes à retomber sur les réalisations intellectuelles du passé et à les accepter sans examen critique. L’esprit médiéval, mais aussi l’esprit de la Renaissance, a eu tendance à considérer l’Antiquité comme un âge d’or de la connaissance, le premier en s’appuyant sur des écritures sacrées, le second sur des écrits profanes. La logique classique ne pouvait pas être légitimement tenue pour responsable de cette attitude, mais Bacon avait le sentiment — avec raison — qu’une logique pour laquelle la technique du savoir n’est autre que la démonstration de vérités déjà appropriées par l’esprit émousse l’esprit d’investigation et confine l’esprit au savoir traditionnel. > [!information] Page 62 Cette opposition en implique d’autres, importantes. Dans la conception aristotélicienne de la raison, cette dernière est capable de communion solitaire avec la vérité rationnelle. Si selon le célèbre adage d’[[Aristote]], l’homme est un animal politique, l’intelligence, le Nous n’est ni animal, ni humain, ni politique. Il est divinement unique et fermé sur lui-même. Pour Bacon, l’erreur a été introduite et entretenue par des influences sociales, et la vérité doit être découverte par des instances sociales organisées à cette fin. Seul, l’individu ne peut pas grand-chose, ou il ne peut rien. Il devient la proie de la toile d’erreurs qu’il a lui-même tissée. D’où le besoin impérieux d’une organisation de la recherche fondée sur la coopération, permettant aux individus de s’attaquer collectivement à la nature, et au travail d’enquête de se poursuivre de génération en génération. Bacon a même fait ce rêve absurde d’une méthode parvenue à une telle perfection que l’on pourrait faire abstraction des différences de talent entre les hommes. Tous seraient égaux devant la production des faits et des vérités nouvelles. Mais cette vaine rêverie n’était que le versant négatif de sa prophétie, de sa grande vision de la science comme entreprise collective et concertée telle que nous la connaissons aujourd’hui. Compte tenu de la qualité de sa vision, dans sa nouvelle Atlantide, d’un état organisé pour l’enquête collective, nous lui pardonnons aisément ses excès d’enthousiasme. > [!information] Page 63 Lorsque [[William James]] a qualifié le pragmatisme de nouveau nom d’une vieille façon de penser, je ne sache pas qu’il ait fait explicitement référence à Francis Bacon, mais en ce qui concerne l’esprit et l’atmosphère de la recherche de la connaissance, Bacon peut être considéré comme le prophète d’une conception pragmatique du savoir. > [!accord] Page 68 Le changement de centre de gravité politique a eu pour conséquence l’émancipation de l’individu par rapport à sa classe et à la tradition, ainsi que l’instauration d’une organisation politique qui dépend moins d’une autorité supérieure et repose davantage sur le choix volontaire. Autrement dit, les États modernes sont moins considérés comme divins et plus comme des créations humaines que par le passé ; moins comme des manifestations nécessaires d’hypothétiques principes suprêmes et souverains et davantage comme des dispositifs que des hommes et des femmes ont mis au point pour réaliser leurs désirs. > [!information] Page 68 La théorie contractualiste de l’origine de l’État est fausse et son erreur est facile à démontrer tant philosophiquement qu’historiquement. Cette théorie a néanmoins été très répandue et elle a exercé une influence considérable. Selon cette théorie, à un certain moment dans le passé, les hommes se sont volontairement rassemblés et ont conclu un pacte entre eux, ils se sont conformés à certaines lois et ainsi ils ont fait naître l’État mais aussi le lien entre gouvernants et sujets. Comme de nombreuses choses en philosophie, cette théorie, bien que sans valeur historique, est très précieuse en tant que symptôme de la tournure prise par le désir des hommes. Elle témoignait d’une croyance de plus en plus prégnante dans le rôle de l’État comme solution aux besoins humains malléables au gré des intentions et de la volonté des hommes. La théorie aristotélicienne d’un État qui existe naturellement ne satisfaisait pas l’esprit du XVIIe siècle parce que en faisant de l’État un rejeton de la nature elle semblait placer sa constitution hors de portée du choix des hommes. Tout aussi important était ce principe de la théorie contractualiste : les individus donnent naissance à l’État par des décisions personnelles qui expriment des souhaits personnels. La rapidité avec laquelle cette théorie a conquis toute l’Europe occidentale a montré à quel point l’emprise des institutions traditionnelles s’était relâchée. Elle a prouvé que les hommes étaient sortis de l’indistinction imposée par la masse et qu’ils étaient devenus conscients d’être des individus avec leurs droits et leurs revendications propres et non pas simplement des membres d’une classe, d’une guilde, ou d’un groupe social. > [!accord] Page 71 En troisième lieu, on attache une grande importance à l’idée de progrès. C’est l’avenir plus que le passé qui domine l’imagination. L’Âge d’Or est devant nous et non derrière nous. Partout de nouvelles possibilités nous font signe et suscitent courage et effort. Les grands penseurs français de la fin du XVIIIe siècle ont emprunté cette idée à Bacon et en ont fait la doctrine de la perfectibilité infinie de l’humanité sur terre. Pour peu qu’il mette en œuvre le courage, l’intelligence et les efforts nécessaires, l’homme est capable de modeler son destin. L’environnement physique n’offre aucune barrière insurmontable. > [!information] Page 72 En rompant avec la pensée antique et médiévale, la première pensée moderne a donc prolongé l’ancienne tradition d’une raison qui crée et constitue le monde, mais elle l’a combinée avec l’idée que cette raison opère par l’esprit humain individuel ou collectif. Tel est le refrain de l’idéalisme répété par toutes les philosophies des XVIIe et XVIIIe siècles, qu’il s’agisse de sa variante britannique chez [[John Locke|Locke]], Berkeley et Hume ou de sa variante continentale chez Descartes. Chez [[Emmanuel Kant|Kant]], comme chacun sait, les deux tendances se rejoignent et le thème de la formation du monde connaissable grâce à une pensée qui opère exclusivement par le sujet connaissant devient explicite. L’idéalisme a cessé d’être métaphysique et cosmique pour devenir épistémologique et personnel. Il est évident que ce mouvement ne représente qu’une étape transitoire. Après tout, il a essayé de faire du neuf avec du vieux. ^d490ea > [!information] Page 73 La série d’idées représentée par le slogan baconien « savoir, c’est pouvoir » n’a pas réussi à s’émanciper et à se donner une formulation indépendante. Ces idées s’empêtrent irrémédiablement dans des points de vue et des préoccupations qui incarnaient une tradition scientifique, politique et sociale avec laquelle ils étaient radicalement incompatibles. Le caractère obscur et confus de la philosophie moderne est le produit de cette tentative pour combiner deux choses qui ne peuvent en aucun cas se rejoindre, que ce soit d’un point de vue moral ou logique. La reconstruction philosophique aujourd’hui est donc une tentative pour défaire ce qui n’aurait pas dû se nouer et pour permettre aux aspirations baconiennes d’arriver à une expression libre et sans entraves. Dans des conférences ultérieures, nous examinerons la reconstruction voulue en tant qu’elle affecte certaines antithèses philosophiques classiques comme expérience et raison, réel et idéal. Mais d’abord, nous devons examiner les modifications subies par la philosophie à la suite du changement — avoué ou inavoué — intervenu dans la conception de la nature que nous devons au progrès de la science. ## Chapitre III - Le facteur scientifique dans la reconstruction de la philosophie > [!information] Page 77 Seules les transformations qui mènent à un changement formel précis ou fixe sont importantes et peuvent être prises en compte ; on peut les créditer d’un logos, d’une raison. La croissance des plantes et des animaux illustre le type de changement le plus élevé auquel il soit possible d’atteindre ici-bas, dans le domaine sublunaire. Plantes et animaux passent d’une forme bien définie à une autre, toujours la même. Les chênes n’engendrent que des chênes, les huîtres des huîtres, et les hommes, des hommes. Le facteur matériel constitué par la production mécanique entre en ligne de compte, mais seulement en tant qu’accident qui empêche le plein accomplissement du type de l’espèce, et amène les variations sans signification qui différencient tel chêne des autres chênes, et telle huître des autres huîtres, ou qui, dans des cas extrêmes, engendre des phénomènes, des anomalies, des monstres, des hommes avec trois mains ou avec quatre orteils. Abstraction faite des variations accidentelles et indésirables, chaque individu a une voie qui l’attend, un chemin tout tracé à parcourir. > [!information] Page 78 La potentialité, au lieu d’impliquer l’émergence de quoi que ce soit de neuf, ne signifie rien d’autre que la facilité avec laquelle une chose particulière répète les processus récurrents de sa classe, et devient ainsi un cas particulier des formes éternelles dans lesquelles et par lesquelles toute chose se constitue. > [!information] Page 80 Le lien de parenté distingue immédiatement ce groupe des autres, lui donne son signe de reconnaissance tout en lui assurant une cohérence interne. Famille, genre, classe, espèce sont synonymes et couvrent un champ qui part des faits sociaux et concrets et va jusqu’au technique et à l’abstrait. La parenté est le signe d’une nature commune, de quelque chose d’universel et de permanent qui passe par tous les individus particuliers et leur donne une unité réelle et objective. C’est parce que tels ou tels individus sont parents qu’ils se distinguent collectivement et forment une classe à part, avec quelque chose qui n’appartient qu’à eux. C’est un lien réel qui n’a rien d’une convention. Tous les membres contemporains sont liés dans une unité objective qui inclut ancêtres et descendants et exclut tous ceux qui appartiennent à une autre famille ou à un autre genre. > [!approfondir] Page 86 Lorsque les qualités se sont trouvées subordonnées à des rapports quantitatifs et mathématiques, la couleur, la musique et la forme ont disparu du champ de l’enquête du scientifique en tant que telles. Mais les propriétés de poids, d’étendue, de vitesse mesurable et de mouvement, etc., sont précisément les qualités qui se prêtent au remplacement d’une chose par une autre, à la conversion d’une forme d’énergie en une autre, à la réalisation de transformations. Lorsque des engrais chimiques peuvent être utilisés à la place des fumiers d’origine animale, lorsque des céréales et du bétail peuvent être améliorés à partir d’espèces moins productives, lorsque l’énergie mécanique peut être convertie en chaleur et l’électricité en énergie mécanique, l’homme acquiert le pouvoir de manipuler la nature. Mais surtout, il acquiert le pouvoir de forger de nouvelles finalités, de nouveaux objectifs, et de travailler de façon systématique à leur réalisation. Seul un processus ininterrompu de remplacements et de conversions, qui ne se soucierait pas des qualités, rend la nature conviviale. La mécanisation de la nature est la condition préalable à un idéalisme pratique et progressiste en actes. > [!accord] Page 88 révolution qui a affecté notre conception de la nature et nos modes de connaissance a engendré une imagination et une aspiration d’une tout autre envergure. Elle a confirmé la nouvelle attitude engendrée par les changements politico-économiques. À cette attitude nouvelle, elle a donné les outils intellectuels de sa logique, de son langage et de sa légitimité ## Chapitre IV - Expérience et raison : nouvelle approche > [!information] Page 90 Nous savons ce que répond la philosophie traditionnelle. Ses réponses varient mais elles convergent pour dire que l’expérience ne dépasse jamais le particulier, le contingent et le probable. Seule une puissance qui transcende toute expérience possible, quant à son origine et à son contenu, peut atteindre à une autorité, à une direction certaine, nécessaire et universelle. Les empiristes eux-mêmes admettaient le bien-fondé de ces affirmations. Ils ont seulement dit que dans la mesure où l’humanité ne disposait pas d’une faculté de pure raison, nous devons nous contenter de ce que nous avons, c’est-à-dire l’expérience, et en tirer le meilleur parti. Ils se sont contentés d’offensives sceptiques contre le transcendantalisme tout en indiquant comment saisir au mieux l’instant dans sa signification, pour ce qu’il a de bon. Ou bien, comme [[John Locke|Locke]], ils ont affirmé que malgré ses limites, l’expérience apporte la lumière requise pour guider modestement le pas des hommes dans leur conduite, et que les repères investis d’autorité imposés par une faculté supérieure les avaient, en pratique, gênés. Le but de cette conférence est de montrer comment et pourquoi il est maintenant possible de revendiquer l’expérience comme guide, en science comme en éthique, alors que l’empirisme ancienne manière ne l’a pas fait et ne pouvait pas le faire. > [!accord] Page 92 Nous en venons à connaître ou à remarquer non pas simplement tel élément singulier qui, en tant qu’il est singulier, ne peut pas être connu du tout (car n’étant pas une catégorie, il ne peut être caractérisé et identifié), mais à le reconnaître en tant qu’homme, arbre, pierre, cuir, etc., c’est-à-dire en tant qu’individu appartenant à une certaine espèce, caractérisé par une forme universelle typique de toute une famille de choses. Avec le développement de ce savoir du sens commun se développe une certaine régularité de la conduite. Les incidents singuliers se confondent et une façon générale d’agir s’élabore. Se met alors en place le savoir-faire dont font preuve l’artisan, le cordonnier, le menuisier, le gymnaste, le médecin, qui tous traitent les problèmes de manière régulière. Cette régularité signifie bien entendu que tel cas particulier n’est pas traité de façon particulière, mais comme un cas parmi d’autres du même type qui, par conséquent, relève d’un type d’action. De la multitude de maladies particulières rencontrées, le médecin, en apprenant à classer certaines d’entre elles dans la catégorie « indigestion », apprend du même coup à traiter de façon semblable tous les cas relevant de cette catégorie. Il prend l’habitude de prescrire un certain régime et un certain remède. C’est tout cela qui participe de l’expérience. Comme on vient de le voir, elle débouche sur une certaine capacité organisée d’action. > [!accord] Page 92 Les difficultés ne viennent pas d’un échec particulier de l’expérience qui serait susceptible de rectification à l’occasion d’une expérience plus concluante. C’est l’expérience elle-même, en tant que telle, qui est faillible et donc la faille est inévitable et irrémédiable. La seule certitude, le seul universel, se tient dans un monde au-delà de l’expérience, dans la sphère du rationnel et du conceptuel. Le singulier était une étape menant à la constitution d’une image générale et d’une habitude qui sont elles-mêmes susceptibles de devenir un marchepied pour la constitution de concepts et de principes. Mais concepts et principes délaissent l’expérience sans la toucher ; ils n’y réagissent pas et n’agissent pas sur elle. Telle est l’idée qui préside encore à l’opposition entre « empirique » et « rationnel », comme lorsque nous disons que tel architecte ou tel médecin est empirique, pour dire que sa façon de faire n’est pas scientifique. > [!information] Page 94 Le rôle de l’empirisme philosophique était de contribuer à l’abandon de ce fardeau. La meilleure façon d’en libérer les hommes était de faire une histoire naturelle de la naissance et de l’évolution, dans les mentalités, des idées liées à des croyances et à des coutumes critiquables. C’est à juste titre que Santayana a parlé de la psychologie malveillante de cette école. Mais M. Santayana a omis de remarquer que cette malveillance n’était que l’autre versant d’un projet social. Il omet également de remarquer que cette malveillance avait pour cible les institutions et les traditions qui avaient perdu leur utilité et il ne voit pas que faire un récit des origines psychologiques de ces institutions et traditions revient en fait à les attaquer. Mais après que Hume eut fait remarquer avec une simplicité désarmante que l’analyse des croyances en termes de sensations et d’associations laissait les idées et les institutions « naturelles » dans le même état que celui où les réformateurs avaient laissé les institutions « artificielles », la situation a changé. Les rationalistes ont utilisé la logique pour montrer que l’expérience, dans la mesure où elle ne produit que des éléments chaotiques et morcelés, est aussi fatale à la science, aux lois et aux obligations morales, qu’aux institutions haïssables. Ils en ont conclu que l’on devait faire appel à la « raison » si l’on voulait fournir à l’expérience un lien et un principe d’organisation. Le nouvel idéalisme rationaliste de [[Emmanuel Kant|Kant]] et de ses successeurs semblait requis par les résultats dévastateurs de la nouvelle philosophie empirique. > [!information] Page 94 Deux choses ont rendu possible une nouvelle conception de l’expérience et une nouvelle conception du rapport de la raison à l’expérience ou, plus précisément, une nouvelle conception de la place de la raison dans l’expérience. Le facteur premier est le changement qui est intervenu dans la véritable nature de l’expérience, telle qu’elle est véritablement vécue, dans ses contenus et ses méthodes. L’autre facteur concerne le développement d’une psychologie fondée sur la biologie qui rend possible une nouvelle formulation scientifique de la nature de l’expérience. > [!accord] Page 95 Le développement de la biologie a eu pour effet d’inverser la perspective : là où il y a de la vie, il y a de la conduite, de l’activité. Pour que cette vie puisse persister, cette activité doit être à la fois continue et adaptée à l’environnement. De plus, cet ajustement adaptatif n’est pas complètement passif. Il ne s’agit pas d’une simple mise en forme de l’organisme par l’environnement. Même un coquillage agit sur l’environnement et le modifie dans une certaine mesure. Il sélectionne des éléments pour se mouvoir et se protéger. Il agit sur l’environnement qui réagit sur lui en retour. Aucune vie ne se limite à une conformité aux conditions qui lui sont faites, sauf peut-être celle du parasite qui tend vers cette forme extrême de vie. Le maintien de la vie exige la transformation de certains éléments de l’environnement. Plus la forme de vie est élaborée, plus la reconstruction active de l’environnement est importante. > [!accord] Page 96 De telles transformations nous sont si familières que nous en négligeons le sens. Nous oublions qu’elles sont à l’image même de la vie et de la force qui est en elle. Remarquez le changement que ce point de vue induit dans les conceptions traditionnelles de l’expérience : l’expérience devient d’abord un « faire ». L’organisme ne reste pas là à attendre, comme Micawber, que quelque chose arrive. Il ne demeure pas inerte dans l’attente que quelque chose s’impose à lui de l’extérieur. L’organisme agit en accord avec sa propre structure, quelle qu’elle soit, simple ou complexe, sur son environnement. En retour, les changements produits par l’environnement réagissent sur l’organisme et ses activités. La créature vivante subit les conséquences de sa propre conduite et en souffre. Ce rapport étroit entre faire, souffrir et subir forme ce que l’on appelle expérience. S’il n’y a pas lien entre ces deux versants, il n’y a pas expérience. > [!approfondir] Page 96 Imaginez qu’un incendie surprenne un homme endormi et qu’une partie de son corps soit dévorée par le feu. Pour autant que l’on puisse en juger, cette brûlure n’est pas le résultat de l’action de l’homme. Rien dans tout cela n’instruit et ne peut être nommé expérience. Prenez aussi l’exemple d’une série d’activités simples, comme des convulsions musculaires lors d’un spasme. Ces mouvements ne mènent à rien. Ils n’ont aucune incidence sur la vie, ou, s’ils en ont une, ces conséquences n’ont pas de lien avec une action antérieure. Mais supposez maintenant un très jeune enfant qui en jouant met son doigt au feu : cet acte est irréfléchi, gratuit, sans but ni cause. Mais il a une conséquence. L’enfant subit la chaleur et souffre. Agir, subir, tendre la main, se brûler : un lien unit l’ensemble à tel point que l’un en vient à suggérer et à signifier l’autre. Il y a donc bien expérience au sens plein et vital du terme. > [!accord] Page 97 En tant qu’élément conscient, une sensation marque une interruption dans le cours d’une action déjà commencée. De nombreux psychologues depuis le temps de Hobbes ont traité de ce qu’ils nomment la relativité des sensations. Nous éprouvons ou nous sentons le froid par rapport à un dégradé de chauds et non de manière absolue. La dureté est ressentie par rapport à une résistance moindre ; une couleur est perçue par contraste avec la lumière ou l’obscurité absolue ou avec une autre teinte. Un ton ou une couleur qui resterait toujours identique à elle-même ne pourrait attirer l’attention ou être perçue. > [!accord] Page 97 Loin d’être monotones et ininterrompues, les sensations sont en fait toujours interrompues par des incursions venant d’autres éléments et elles sont en fait constituées par autant d’allées et venues. Ce fait a été mal interprété pour donner lieu à une doctrine sur la nature de la connaissance. Les rationalistes l’ont utilisé pour jeter le discrédit sur les sens comme moyen légitime d’accéder à la connaissance puisque les sens ne donnent jamais accès à la chose elle-même. Quant aux sensationnalistes, ils se sont emparés de ce fait pour critiquer toute prétention au savoir absolu. > [!accord] Page 99 Lorsque l’expérience est ramenée au processus de vie, lorsque les sensations sont conçues comme des moments de réajustement, le prétendu atomisme des sensations disparaît complètement. Avec lui disparaît également le besoin d’une faculté synthétique de raison sur-empirique pour les relier. Comment faire une belle et bonne corde — ou une illusion, un semblant de corde — avec des grains de sable ? La philosophie n’est plus confrontée à ce type de problème insoluble. Lorsque les existences simples et isolées de [[John Locke|Locke]] et de Hume ne sont plus du tout perçues comme empiriques mais comme des réponses à certaines exigences de leur théorie de l’esprit, alors on n’a plus besoin de tout cet arsenal kantien et post-kantien de concepts et de catégories a priori destiné à synthétiser la prétendue matière de l’expérience. On reconnaît que la véritable « matière » de l’expérience est composée de lignes d’action à visée adaptative, d’habitudes, de fonctions actives, d’actions agies et subies, de coordination sensori-motrice. L’expérience porte en elle des principes de connexion et d’organisation. Plus que des principes épistémologiques, ce sont des principes de vie, des principes pratiques : ils ne sont pas négligeables pour autant. Même la forme de vie la plus rudimentaire a besoin d’un certain niveau d’organisation. Même une amibe doit avoir une certaine continuité dans le temps, dans son activité et faire preuve d’adaptabilité à son environnement spatial. Sa vie et son expérience ne sauraient se limiter à des sensations isolées, atomisées et fugaces. Son activité a pour cadre de référence son voisinage, ainsi que ce qui précède et ce qui suit. Cette organisation inhérente à la vie rend superflue toute synthèse supra-naturelle et supra-empirique. Elle-même fournit le fondement et les matériaux nécessaires à une évolution positive de l’intelligence comme facteur organisateur au sein de l’expérience. > [!accord] Page 100 Il n’est pas non plus indifférent de signaler à quel point l’organisation sociale et biologique intervient dans la formation de l’expérience humaine. L’observation de la vulnérabilité du tout jeune enfant a probablement renforcé l’idée que la connaissance est reçue passivement par l’esprit. Mais cette observation montre une autre direction. À cause de sa dépendance et de son impuissance physique, des médiateurs gèrent les rapports du petit enfant avec la nature. Mère, nourrice, père et aîné déterminent quelles seront les expériences de l’enfant. Ils l’instruisent en permanence quant au sens de ce qu’il fait et subit. Les idées qui ont socialement cours et qui comptent deviennent les principes d’interprétation et d’estimation de l’enfant bien avant qu’il ne soit en mesure de maîtriser sa propre conduite. Les choses ne lui arrivent pas dans un état de nudité originelle, mais habillées de langage et cette enveloppe communicationnelle fait de lui le membre d’une communauté de croyances. Ces croyances qui lui parviennent comme autant de faits façonnent son esprit ; elles peuplent les centres autour desquels s’organisent ses propres notions et perceptions. Il s’agit de « catégories » produisant des liens et une unification aussi importants que les catégories kantiennes ; mais celles-ci sont empiriques, et non point mythologiques. > [!approfondir] Page 101 Lorsque les mathématiques et d’autres sciences rationnelles se sont développées chez les Grecs, les vérités scientifiques n’ont pas réagi sur l’expérience quotidienne. Elles sont demeurées isolées, à l’écart, surimposées. C’est probablement l’art médical qui produisait le plus grand nombre de connaissances positives. Mais la médecine n’a pas été admise au rang de science : elle est restée un art. De plus, il n’y avait pas dans les arts d’invention consciente ou d’amélioration délibérée. Les travailleurs suivaient des protocoles qui leur avaient été transmis et s’écarter des normes et des modèles en vigueur menait à des produits dégénérés. Les améliorations sont venues soit d’une lente accumulation de changements, graduelles et discrètes, soit d’inspirations soudaines qui ont d’emblée imposé de nouvelles normes. N’étant le produit d’aucune méthode consciente, cette inspiration était communément attribuée aux dieux. Dans les arts sociaux, un réformateur aussi radical que [[Platon]] avait le sentiment que les maux existants étaient dus à l’absence de protocoles types comparables à ceux qui régissaient l’activité des artisans. Fournir de telles règles est devenu la fonction éthique de la philosophie et une fois instituées, elles devaient être consacrées par la religion, esthétisées par l’art, inculquées par l’éducation et mises en vigueur par les magistrats de sorte qu’il fût impossible de les modifier. > [!approfondir] Page 102 La science, la raison ne sauraient dès lors se superposer à l’expérience. Elles découlent de l’expérience qui, en retour, les met à l’épreuve. Elles sont également mises à profit, de mille façons, dans des inventions pour étendre et enrichir l’expérience. Comme cela a souvent été répété, cette auto-création et auto-régulation de l’expérience est encore dans une large mesure technologique plutôt que véritablement artistique ou humaine au sens large. Pourtant, ce qui a été accompli donne toutes ses chances à une administration intelligente de l’expérience. Les limites sont morales et intellectuelles, dues aux défauts de notre bonne volonté et de notre savoir ; elles ne sont pas métaphysiquement inhérentes à la nature même de l’expérience. La « raison » en tant que faculté séparée de l’expérience, comme voie d’accès à une sphère supérieure de vérités universelles, commence désormais à nous paraître bien lointaine, sans grand intérêt ni grande importance. La raison en tant que faculté kantienne qui nous apporte généralité et régularité dans l’expérience nous paraît de plus en plus superflue, tout comme la création inutile qui s’adonne au formalisme traditionnel et aux terminologies sophistiquées. > [!approfondir] Page 103 Cette reconnaissance de la place d’une pensée active et planificatrice au sein des processus d’expérience eux-mêmes change radicalement le statut traditionnel des questions techniques, du singulier et de l’universel, des sens et de la raison, du percept et du concept. Mais le changement intervenu dépasse le cadre technique. Car la raison est une intelligence expérimentale conçue selon un modèle scientifique et elle est utilisée dans la création des arts sociaux : elle a une tâche à accomplir. > [!accord] Page 103 Par opposition à cette intelligence expérimentale et modulable, il faut dire que la Raison, telle qu’elle a été utilisée par le rationalisme historique, a eu tendance à se montrer désinvolte, orgueilleuse, irresponsable, rigide. En un mot : absolutiste. Une certaine école psychologique contemporaine utilise le mot « rationalisation » pour désigner ces mécanismes mentaux par lesquels nous enjolivons les faits de notre conduite et de notre expérience. Nous nous disculpons à nos propres yeux en justifiant et en insérant dans un ordre des choses ce dont nous avons honte. Le rationalisme historique a fait de même en ayant souvent tendance à invoquer la Raison comme une instance permettant de tout justifier ou de tout excuser. Ce rationalisme nous a enseigné que les défauts et les maux de l’expérience réelle s’effaçaient devant la « totalité rationnelle » des choses. Ainsi, les choses peuvent bien paraître mauvaises mais ce n’est là qu’un effet de la nature partiale et incomplète de l’expérience. > [!accord] Page 104 Ou bien, comme l’a remarqué Bacon, « raison » a acquis une simplicité, uniformité et universalité de façade et elle a artificiellement facilité le travail de la science. Cela a créé un climat intellectuel d’irresponsabilité et de négligence. Irresponsabilité, parce que le rationalisme tient pour acquis que les concepts de la raison se suffisent à eux-mêmes et dépassent l’expérience au point que toute confirmation de l’expérience est aussi inutile qu’impossible. Négligence, parce que ce même présupposé rend les hommes désinvoltes en matière d’observations et d’expériences concrètes. Ce mépris pour l’expérience a mené à la tragédie dans le champ de l’expérience. Les faits ont été tenus à l’écart, ce qui a mené tout droit à l’échec, au malheur et à la guerre. Il n’est de meilleure illustration de la rigidité dogmatique du rationalisme que dans les conséquences de la tentative kantienne de soutènement, à grand renfort de concepts purs, d’une expérience livrée au chaos. > [!approfondir] Page 105 Raison et loi étaient considérées comme synonymes ; la raison, réputée extérieure et supérieure à l’existence, s’imposait à elle. La loi émanait donc elle aussi d’une autorité extérieure et supérieure pour s’imposer à la vie. Les corollaires pratiques de l’absolutisme au niveau du tempérament sont la rigidité, la dureté et l’inflexibilité. Lorsqu’il professe que certaines conceptions (les plus importantes) sont a priori, qu’elles ne proviennent pas de l’expérience et qu’elles ne sauraient être vérifiées ou mises à l’épreuve dans le champ de l’expérience, lorsqu’il prétend que l’expérience devient anarchique et chaotique si l’on n’y injecte pas de telles notions, [[Emmanuel Kant|Kant]] favorise l’esprit de l’absolutisme, même si techniquement, il nie les absolus dans leur possibilité. Ses successeurs ont été davantage fidèles à son esprit qu’à sa lettre : ils ont donc systématisé leur enseignement de l’absolutisme. > [!accord] Page 105 Les Allemands, malgré leur compétence scientifique, malgré tout leur savoir-faire technologique, ont commis l’erreur tragique (tragique parce qu’elle les condamnait à ne pas comprendre le monde dans lequel il vivait) de s’enfermer dans un style de pensée et d’action rigide tenu pour supérieur. Cela doit nous faire réfléchir aux conséquences du déni systématique du caractère expérimental de l’intelligence et de ses conceptions. Le consensus voulait que l’empirisme anglais eût pour effet le scepticisme, alors que le rationalisme avait un effet de légitimation. Le premier mettait en question alors que le second justifiait. L’empirisme décelait des associations contingentes mettant en évidence le travail de conservation qui donnait à des séries de hasard l’autorité de la coutume sous l’influence d’intérêts égoïstes ou d’intérêts de classe, alors que l’idéalisme rationnel allemand exhumait des significations profondes voulues par la nécessaire évolution de la raison absolue. Le monde moderne a souffert parce que sur tous ces points, la philosophie ne lui a offert qu’un choix arbitraire entre des positions diamétralement opposées : l’analyse, qui désintègre, ou la synthèse qui rigidifie, le radicalisme total qui néglige et attaque un passé historique tenu pour négligeable et néfaste, ou un conservatisme intégral qui voit dans les institutions des manifestations de la raison éternelle, une atomisation de l’expérience en éléments qui ne donnent pas prise à une organisation stable ou une mise au pas de l’expérience par des catégories fixes et des concepts nécessaires. Telles sont les alternatives que des écoles concurrentes ont proposées > [!accord] Page 106 Une reconstruction philosophique qui épargnerait aux hommes un choix obligé entre une expérience appauvrie et abâtardie d’une part, et une raison artificielle et impuissante d’autre part soulagerait l’initiative humaine du fardeau intellectuel le plus lourd qu’elle ait eu à porter. Elle mettrait fin à la séparation des hommes de bonne volonté entre deux camps hostiles. Elle permettrait la coopération de ceux qui respectent le passé et ce que les institutions garantissent, avec ceux qui souhaitent travailler à l’avènement d’un avenir meilleur, plus libre. Cette reconstruction déterminerait les conditions nécessaires à une interaction efficace des expériences du passé sur lesquelles on peut s’appuyer et des ressources d’une intelligence tournée vers l’avenir. Elle permettrait aux hommes de faire droit à la raison sans pour autant s’abandonner au culte stérile d’une autorité méta-empirique ou à une indéfendable « rationalisation » des choses telles qu’elles sont. ## Chapitre V - Nouvelles conceptions de l’idéal et du réel > [!accord] Page 108 On a remarqué que l’expérience de l’homme devient véritablement humaine grâce à l’existence d’associations et de souvenirs remodelés par l’imagination afin de répondre aux demandes des émotions. Une vie humainement intéressante — indépendamment de ce que peut apporter une discipline — est une vie dans laquelle le temps vide et son ennui s’emplissent d’images qui apportent excitation et satisfaction. C’est dans ce sens que la poésie précède la prose dans l’expérience humaine et que la religion vient avant la science. Quant aux arts décoratifs et ornementaux qui ne se placent pas sur le terrain de l’utilité, ils ont très tôt atteint un niveau de développement sans commune mesure avec celui atteint par les arts pratiques. Les motifs qui nous viennent des expériences passées sont élaborés de façon à atténuer le déplaisir et à augmenter le plaisir dont ils sont porteurs, cela afin d’apporter satisfaction et jouissance, de donner de la substance à l’émotion présente, de l’intériorité et de la couleur à la vie consciente. Certains psychologues prétendent qu’il existe ce qu’ils appellent une tendance naturelle à l’oubli du désagréable ; les hommes se détournent de ce qu’il y a de déplaisant dans les pensées et dans les souvenirs, comme ils se détournent de ce qu’il y a de critiquable dans leurs actions. Toute personne sérieuse sait bien que l’effort nécessaire à la discipline morale est affaire de courage : il en faut pour regarder en face les conséquences désagréables de ses actions passées et présentes. Nous faisons tout pour rendre notre paysage mental moins accablant : on fait preuve de mauvaise volonté, de mauvaise foi, on camoufle, on déguise et on masque, on se trouve des excuses et des faux-fuyants. > [!approfondir] Page 109 L’imagination, en tant que réforme de l’expérience, met d’autant plus en avant ce qui est absent de la réalité. Plus la vie est simple et tranquille, plus l’imagination est lourde est poussive. Plus la vie est difficile et tourmentée, plus l’imagination est sollicitée pour forger de la réalité une image contraire. En analysant les traits distinctifs d’une rêverie, on peut se faire une idée très exacte des désirs sous-jacents qui sont frustrés. Dans les rêveries, les difficultés et les déceptions de la vraie vie sont transformées en exploits et en réussites éclatantes. Ce qui est négatif en fait sera positif dans l’image fabriquée par l’imagination. Les conduites contrariées trouveront une compensation spectaculaire dans l’imagination idéalisatrice. > [!accord] Page 109 Ces considérations ne s’appliquent pas seulement à la psychologie individuelle. Elles sont décisives pour comprendre un des traits les plus saillants de la philosophie classique : l’idée d’une réalité suprême, ultime, essentiellement idéale par sa nature même. Les historiens ont souvent établi un parallèle très éclairant entre le panthéon olympien de la religion grecque et le monde idéal de la philosophie platonicienne. Les dieux, quelles que soient leur origine et leurs caractéristiques, sont devenus des projections idéalisées de ce que les Grecs admiraient dans leur être mortel, des qualités soigneusement sélectionnées et portées à leur plus haut degré. Les dieux étaient comme des mortels, mais des mortels qui ne vivaient que des vies que les hommes souhaiteraient vivre, avec davantage de puissance, de beauté et de sagesse. Quand [[Aristote]] critiquait la théorie des idées de son maître [[Platon]], en disant que les idées n’étaient après tout que des choses des sens rendues éternelles, il soulignait bien le parallèle dont on vient de parler entre la philosophie d’une part et la religion et l’art d’autre part. > [!accord] Page 110 Ceux qui s’intéressent à la philosophie savent bien que [[Platon]], [[Aristote]] — quoique de façon différente —, Plotin, Marc-Aurèle, saint Thomas d’Aquin, [[Baruch Spinoza|Spinoza]] et [[Hegel]] ont tous envisagé que la réalité ultime est parfaitement idéale et rationnelle par sa nature, ou qu’elle a pour attributs nécessaires l’idéalité et la rationalité absolues. Tout cela est bien connu. Il convient toutefois de remarquer que ces grands systèmes philosophiques ont défini l’idéalité parfaite en prenant le contre-pied de ce qui rend la vie si compliquée et si frustrante. > [!approfondir] Page 110 Le temps, le changement, le mouvement sont autant d’indications que ce que les Grecs appelaient le non-être contamine bien l’Être véritable. Aujourd’hui, cette terminologie nous paraît étrange, mais de nombreux modernes qui tournent en dérision cette conception du non-être réintroduisent la même pensée sous l’appellation de Fini ou d’Imparfait. > [!information] Page 112 C’est de là que vient la supériorité de la connaissance contemplative sur la connaissance pratique, de la spéculation théorique pure sur l’expérimentation et sur toutes sortes de savoirs qui dépendent de changements dans les choses ou qui induisent des changements dans les choses. La connaissance pure est pure contemplation, regard, constat. Elle forme un tout. Elle ne cherche rien au-delà d’elle-même. Il ne lui manque rien et elle n’a donc ni but ni visée. Elle est sa propre raison d’être. En effet, la connaissance contemplative pure est la chose la plus authentiquement autonome et autosuffisante de l’univers, à tel point qu’elle constitue l’attribut le plus élevé et en fait le seul qui puisse être attribué à Dieu, c’est-à-dire l’être le plus élevé dans l’échelle de l’être. Dans les rares moments où il parvient à l’intuition théorique autosuffisante, l’homme est divin. À l’opposé de ce type de savoir, le prétendu savoir de l’artisan est vulgaire. Son travail consiste à apporter des changements aux choses, au bois et à la pierre, ce qui prouve bien que son matériau manque d’être. Ce qui condamne son savoir encore un peu plus, c’est qu’il ne constitue pas une fin en soi désintéressée. Il fait référence à des résultats à atteindre : se nourrir, se vêtir, se loger, etc. Il s’occupe de choses périssables, du corps et de ses besoins. Il a donc un but ultérieur qui, en lui-même, témoigne de l’imperfection de ce savoir, car le besoin, le désir, les affections de toutes sortes indiquent le manque. > [!accord] Page 112 Là où il y a du besoin et du désir — comme c’est le cas dans tout savoir et dans toute activité pratiques — il y a incomplétude et déficience. Les savoirs sur l’éthique, le politique ou le social sont certes plus prestigieux que l’outillage mental de l’artisan mais intrinsèquement, on considère qu’ils appartiennent à un genre inférieur et inauthentique. L’action morale et politique est pratique : elle suppose des besoins et des efforts pour les satisfaire. Elle a un but qui les dépasse. De plus, elle renvoie au social, ce qui met en échec l’idéal d’autosuffisance. Seule la connaissance pure et solitaire est susceptible d’être poursuivie dans un état de parfaite autarcie. > [!approfondir] Page 113 En somme, pour [[Aristote]] dont la doctrine vient d’être résumée, plus la connaissance est contemplative, plus elle a de valeur — le degré le plus élevé étant atteint dans la connaissance de l’être idéal ultime, du pur esprit. L’Idéal, la forme des formes, n’a ni lacune ni besoin, et il ne connaît ni changement ni variété. Il n’a aucun désir parce que en lui tous les désirs sont consumés. Parce qu’il est Être parfait, il est Esprit parfait, Extase parfaite. Il est rationalité et idéalité portées à leur paroxysme. Encore un point : la philosophie est le savoir qui a pour objet cette réalité ultime (qui est aussi idéalité ultime). La philosophie est donc la forme la plus achevée de contemplation pure. Quoi que l’on dise des autres formes de connaissance, la philosophie quant à elle est refermée sur elle-même. Elle n’a rien à faire en dehors d’elle-même. Elle n’a ni but, ni objectif, ni fonction. Elle se contente d’être philosophie, c’est-à-dire contemplation pure et autosuffisante de la réalité ultime. Il existe bien sûr une étude de la philosophie qui est en deçà de cette perfection car qui dit étude, dit changement et devenir. Mais la fonction de l’étude et de l’apprentissage en philosophie, c’est, comme dit [[Platon]], de convertir les yeux de l’âme pour qu’ils ne se contentent plus de regarder les images des choses et des réalités inférieures qui naissent et périssent, et pour qu’ils s’élèvent jusqu’à l’intuition de l’Être divin et éternel. L’esprit du sujet connaissant s’en trouve transformé. Il s’assimile à ce qu’il connaît. ^52c643 > [!accord] Page 114 Et maintenant, laissons cette conception de la mesure du vrai savoir et de la nature de la vraie philosophie et tournons-nous vers les pratiques en vigueur. Aujourd’hui, si un chimiste ou un physicien veut savoir quelque chose, il ne lui viendrait pas à l’idée de s’en remettre à la contemplation. Il ne passe pas son temps à regarder l’objet de sa recherche en attendant d’y découvrir sa forme fixe et caractéristique. Il sait bien que ce genre d’attente visionnaire ne lui livrerait aucun secret. C’est pourquoi il entreprend de faire quelque chose : il met telle substance en présence d’une énergie pour voir comment elle réagit, ou il la soumet à des conditions inhabituelles pour provoquer un changement. L’astronome ne peut changer les étoiles lointaines et pourtant, même lui ne se contente pas de regarder. Il ne peut changer les étoiles mais il peut en modifier la couleur par des verres et des prismes lorsque cette couleur parvient jusqu’à la terre ; il peut constater des changements qui autrement passeraient inaperçus. Plutôt que de se méfier du changement et de le dénier aux étoiles à cause de leur divinité et de leur perfection, il est à l’affût de changements susceptibles de le mener à des inférences quant à la formation des étoiles ou des constellations. Le changement n’est en somme plus considéré comme une disgrâce, comme une chute hors de la réalité ou comme le signe d’une imperfection de l’être. La science moderne n’essaye plus de déceler une forme fixe ou une essence derrière chaque changement. > [!accord] Page 114 La méthode expérimentale essaye bien plutôt de briser la fixité apparente et d’induire des changements. Si une forme soumise aux sens demeure inchangée — la forme de telle graine ou de tel arbre —, elle n’est pas considérée comme la clef de la connaissance de cette chose mais comme un obstacle, une résistance à vaincre. Le scientifique se livre donc à des expériences avec tel ou tel agent, soumis à telle ou telle condition, jusqu’à ce que cela donne quelque chose. Il part du principe selon lequel le changement est permanent, qu’il y a toujours un mouvement pour animer tout ce qui semble inerte, et dans la mesure où ce processus n’est pas perceptible en l’état, il faut pour le connaître soumettre l’objet à des contraintes nouvelles jusqu’à ce que le changement apparaisse. En résumé, il s’agit de prendre en compte et d’accepter non pas ce qui est donné d’emblée, mais ce qui apparaît, après que l’objet a été soumis à des paramètres très variés dans le but d’observer son comportement. > [!approfondir] Page 116 En fait, toute cette conception du savoir comme contemplation et observation est fondamentalement liée à l’idée que l’on tire une jouissance esthétique d’un bel environnement et d’une vie sereine et qu’au contraire le sens esthétique condamne et proteste lorsque la vie est troublée, la nature morose et hostile. Mais là où prévalent la conception du savoir comme activité et l’idée selon laquelle l’environnement doit être modifié pour être connu, les hommes sont armés de courage et dotés de ce que l’on pourrait appeler une attitude agressive envers la nature. Soumise à l’utilisation qu’en font les humains, celle-ci devient plastique. La disposition morale envers le changement s’en trouve profondément modifiée. Le changement perd son pathos et cesse d’être hanté par la mélancolie. Il ne suggère plus mélancolie et mort, mais possibilités et objectifs nouveaux, promesse d’un devenir meilleur. Le changement est associé au progrès et non plus à l’écart et à la chute. Dans la mesure où le changement est inéluctable, l’essentiel est de le connaître assez bien pour le maîtriser et l’utiliser dans le sens de nos désirs. Contextes et événements ne commandent plus ni évitement ni soumission : ils doivent être utilisés et dirigés. Soit ils font obstacle à nos fins, soit ils les facilitent. La conscience cesse d’être contemplative pour devenir pratique, avec tout ce que ce changement implique. > [!information] Page 118 Un exemple rendra peut-être cette différence sensible. La distance est un obstacle, une source de problèmes. Elle sépare les êtres et empêche les échanges. Elle isole et rend difficiles le contact et la compréhension mutuelle. Cet état de fait provoque le mécontentement et rend fébrile ; il pousse l’imagination à construire des images d’un ordre des choses où les échanges humains ne sont pas soumis à l’influence négative de l’espace. À partir de là, deux solutions sont possibles. La première solution consiste à passer de la rêverie à la réflexion philosophique, à abandonner le rêve d’un monde céleste dans lequel la distance est abolie et où tous les êtres sont comme par magie dans un état permanent de communication immédiate. On dira alors que l’espace et la distance sont purement phénoménaux, ou, dans une version plus moderne, subjectifs. En termes métaphysiques, ils ne sont pas réels. Par conséquent, l’obstacle qu’ils constituent et les difficultés qu’ils créent, après tout, ne sont pas « réels » au sens que la métaphysique donne au mot « réalité ». Les purs esprits, les âmes ne vivent pas dans un monde d’espace. Pour eux, la distance n’est pas. Leurs rapports dans le vrai monde ne sont en aucun cas affectés par telle ou telle considération. Leur intercommunication est directe, fluide et sans obstacle. > [!accord] Page 118 Cette illustration est une caricature de façons de philosopher qui nous sont familières. Si elle n’est pas complètement absurde, elle suggère ceci : ce que les philosophies enseignent sur le monde idéal et nouménal ou supérieurement réel n’est en somme qu’une rêverie déguisée en dialectique par l’artifice d’une terminologie scientiste. En pratique, la difficulté et le trouble demeurent. Quel que soit son statut « métaphysique », l’espace s’obstine à être réel. Cela ne fait certes pas notre affaire. L’homme rêve donc à ce qui l’arrange. Confrontés à des faits qui les dérangent, les hommes se réfugient dans la fantaisie. > [!accord] Page 120 Pour les sciences expérimentales, savoir c’est faire adopter un certain type de conduite intelligente. Le savoir cesse d’être contemplatif pour devenir véritablement pratique. En conséquence, sauf à rompre avec l’esprit autorisé de la science, la philosophie doit elle aussi changer de nature : elle doit être opérante et expérimentale. Nous avons souligné le changement considérable que cette transformation de la philosophie entraîne pour les deux conceptions qui ont joué le plus grand rôle dans l’histoire de la pensée philosophique, celle du « réel » et celle de l’« idéal ». Le réel cesse d’être quelque chose de déjà là et de final. C’est ce qui doit être accepté comme véhicule du changement, comme ce qui empêche ou facilite certaines transformations spécifiques désirées. Quant à l’idéal rationnel, il cesse de constituer un monde achevé une fois pour toutes, impossible à utiliser comme levier de transformation du monde empirique réel, un lieu où se consoler des carences du monde empirique. Il représente alors une possibilité offerte au monde existant, élaborée avec intelligence, utilisable comme méthode pour le transformer et l’améliorer. > [!accord] Page 120 D’un point de vue philosophique, telle est la grande différence impliquée dans le passage d’une connaissance et d’une philosophie contemplatives à une connaissance et à une philosophie opératoires. Ce changement ne signifie pas un rabaissement de la philosophie qui renoncerait à son élévation de vue pour descendre au niveau d’un utilitarisme primaire. Ce changement signifie que la fonction première de la philosophie est de rationaliser les possibilités de l’expérience, et en particulier l’expérience collective des hommes. Pour se donner une idée de l’ampleur de ce changement, il n’est que de constater combien nous en sommes encore loin. Malgré les inventions qui permettent aux hommes de se servir des énergies de la nature, nous n’avons toujours pas pris l’habitude de considérer le savoir comme une méthode visant à assurer une maîtrise de la nature et de l’expérience. Notre modèle de savoir suppose un spectateur qui regarde une image achevée plutôt qu’un artiste aux prises avec la production de ce tableau. C’est de là que viennent toutes sortes de questions épistémologiques que ceux qui s’intéressent aux aspects techniques de la philosophie connaissent si bien et qui ont fini par éloigner la philosophie moderne en particulier de la compréhension des gens ordinaires et des résultats et processus scientifiques. Toutes ces questions s’adossent à l’idée qu’il y a d’un côté un esprit qui se contente de regarder, et de l’autre, un objet distant qui est regardé et observé. Elles demandent comment entre esprit et monde, sujet et objet, peut bien s’établir un rapport qui rende possible une connaissance véritable alors que les termes de la conjonction sont distants et indépendants. Si nos habitudes nous portaient à considérer que la connaissance était active et opérante, sur le modèle de l’expérience guidée par l’hypothèse ou de l’invention guidée par la recherche d’un possible, il n’est pas exagéré de dire que le premier effet serait de libérer la philosophie de toutes ces interrogations épistémologiques qui la désorientent. Celles-ci participent d’une conception du rapport épistémologique entre l’esprit et le monde, le sujet et l’objet, selon laquelle savoir, c’est se saisir d’un déjà là > [!accord] Page 122 Tout cela est bien vague, il est vrai. Mais remarquez d’abord qu’une telle conception d’un domaine légitime de la philosophie, au sein duquel elle serait délivrée de toute vaine métaphysique et de toute épistémologie stérile, est conforme à l’origine de la philosophie dont le récit a été esquissé lors de la première heure. Remarquez ensuite à quel point la société contemporaine, partout dans le monde, a besoin d’être guidée et éclairée d’une manière plus globale et plus fondamentale qu’aujourd’hui. J’ai tenté de montrer que les protocoles actuels d’enquête et d’invention ne pouvaient que transformer radicalement notre conception de la connaissance, le savoir contemplatif le cédant au savoir actif. Mais en même temps, il faut également admettre, ou plutôt affirmer, que le changement a jusqu’à présent principalement affecté l’aspect le plus technique de la vie humaine. Les sciences ont créé de nouveaux arts industriels. La maîtrise physique des énergies naturelles par l’homme a été considérablement augmentée. Il existe un contrôle des sources de la richesse matérielle et de la prospérité. Désormais, c’est chaque jour que l’on accomplit des miracles avec la vapeur, le charbon, l’électricité, l’air, le corps humain. Mais peu de gens sont assez optimistes pour déclarer que nous sommes parvenus au même degré de maîtrise dès lors qu’il s’agit des forces qui président au bien-être social et moral des hommes. > [!accord] Page 122 Où est le progrès moral correspondant à nos prouesses économiques ? Ces dernières sont la conséquence directe de la révolution qui s’est déroulée dans les sciences physiques, mais où trouver la science et un art humain correspondants ? Non seulement l’amélioration dans la méthode du savoir est jusqu’à maintenant restée principalement limitée aux domaines techniques et économiques, mais ce progrès a entraîné de graves problèmes moraux. Je pense par exemple à la dernière guerre, au problème du capital et du travail, au rapport entre les classes économiques, au fait que la nouvelle science qui a accompli des miracles en médecine et en chirurgie a également engendré des maladies et des carences et favorisé leur développement. Ces considérations montrent bien à quel point notre politique est sous-développée, combien notre éducation est grossière et primitive, notre éthique passive et amorphe. > [!approfondir] Page 123 Mais l’attitude scientifique qui a fait ses preuves dans le progrès scientifique est une attitude pratique. Nous l’avons déjà dit. Pour elle, les formes sont des effigies de processus cachés. Elle s’intéresse au changement pour se demander où il mène et ce que l’on peut en faire. Elle s’est bien assuré la maîtrise de la nature mais il y a dans son attitude quelque chose de dur et d’agressif envers l’univers naturel qui n’est pas favorable à la jouissance esthétique du monde. Il est certain que s’interroger sur les possibilités et les modalités d’une réconciliation de ces deux attitudes, celle de la science pratique et celle de l’esthétisme contemplatif, est la tâche la plus importante qui soit. Sans la première, l’homme serait le jouet et la victime des forces naturelles qu’il ne peut ni utiliser ni contrôler. Sans la seconde, l’humanité pourrait devenir une race de monstres économiques, sans cesse aux prises avec d’âpres marchandages, entre eux et avec la nature, ne trouvant remède à leur ennui que dans l’ostentation ou l’excès. > [!accord] Page 123 Comme d’autres questions morales, celle-ci est sociale et même politique. Les peuples occidentaux se sont engagés plus tôt que les peuples orientaux sur le chemin de la science expérimentale et de ses applications au contrôle de la nature. Je pense qu’il n’est pas faux de croire que les Orientaux ont dans leurs habitudes plutôt manifesté un tempérament contemplatif, esthétique, d’une religiosité spéculative, alors que les Occidentaux se sont quant à eux montrés plus pratiques, plus tournés vers la science et l’industrie. Cette différence est au centre d’un complexe qui fait obstacle à une bonne compréhension naturelle et engendre le malentendu. La philosophie qui fait un effort important pour comprendre ces deux attitudes, leur rapport et leurs mérites respectifs, ne saurait manquer d’encourager chaque peuple à profiter de l’expérience de l’autre et à coopérer plus efficacement pour servir une culture féconde. Il est incroyable en effet que l’on ait pu penser que la question des rapports entre le « réel » et « l’idéal » relève en propre de la philosophie. Que la philosophie se soit emparée de cette question, la plus lourde de conséquences pour l’humanité, montre une nouvelle fois combien il est dangereux de renfermer le savoir et l’intellect sur eux-mêmes. Le réel et l’idéal n’ont jamais été aussi bruyamment revendicatifs qu’aujourd’hui et jamais, depuis que le monde est monde, ils n’ont été aussi éloignés l’un de l’autre. Lors de la guerre mondiale, on a combattu pour des objectifs purement idéaux : l’humanité, la justice, la liberté pour tous, puissants ou miséreux. Mais cette guerre a été menée avec des moyens bien réels issus des applications de la science : explosions, bombardements, blocus, autant de prouesses techniques qui ont bien failli réduire le monde en cendres, au point que les esprits sérieux s’inquiètent pour la pérennité de ces valeurs singulières qui forment la civilisation. Les accords de paix sont proclamés à grand bruit au nom des idéaux qui suscitent les émotions les plus profondes, mais sans jamais perdre de vue la nécessité de distribuer les avantages économiques en fonction de la puissance physique et de la capacité de nuisance. > [!accord] Page 125 Répétons-le : la philosophie ne peut « résoudre » le problème de la relation entre l’idéal et le réel. C’est l’éternel problème de la vie. Mais elle peut au moins soulager le fardeau de l’humanité en prenant sa part du problème, c’est-à-dire en libérant l’humanité des erreurs créées par la philosophie elle-même, comme par exemple l’idée d’une réalité indépendante de toute possibilité d’évolution et de changement, ou celle qui désolidarise les idéaux, l’esprit et la raison, des possibilités du matériel et du physique. Tant que l’humanité est engagée dans cette ornière, elle avancera yeux bandés et pieds et poings liés. La philosophie peut, si elle le veut, aller au-delà de cette tâche négative. Elle peut aider l’humanité à choisir la bonne forme d’action en expliquant qu’une intelligence intègre et bienveillante s’appliquant à l’observation et à la compréhension d’événements et de forces sociales concrètes peut donner naissance à des idéaux, c’est-à-dire à des buts qui ne soient ni des illusions, ni de simples compensations affectives. ## Chapitre VI - Les enjeux de la reconstruction logique > [!information] Page 129 Si la pensée est la façon d’effectuer une réorganisation délibérée de l’expérience, alors la logique est une formulation systématisée et clarifiée des procédures de pensée permettant à la reconstruction désirée de se produire de façon plus économique et plus efficace. Pour le dire dans des termes que les étudiants connaissent bien : la logique est à la fois une science et un art. C’est une science en tant qu’elle rend compte de façon organisée, descriptive et éprouvée, de la façon dont la pensée fonctionne effectivement. C’est un art en tant que, en s’appuyant sur cette description, elle projette des méthodes grâce auxquelles des pensées futures sauront profiter des opérations qui marchent et éviter celles qui ne marchent pas. > [!accord] Page 130 On dit volontiers que l’expérience se contente de nous dire comment les hommes ont pensé, ou comment ils pensent effectivement, alors que la logique porte sur les normes et sur la façon dont on devrait penser : cette idée est tout simplement ridicule. C’est bien l’expérience qui a démontré que certains types de pensée menaient à des impasses ou, pire encore, à l’erreur et à l’égarement érigés en système. D’autres, soumis à l’épreuve de l’expérience, ont débouché sur des découvertes fécondes et ont eu des effets durables. C’est précisément dans l’expérience que se manifestent clairement les différentes conséquences des différentes méthodes d’investigation et de raisonnement. Répéter comme un perroquet qu’il y a une différence entre une description empirique de ce qui est et un exposé normatif de ce qui devrait être laisse tout simplement de côté un aspect pourtant évident de la pensée telle qu’elle se présente empiriquement : certaines pensées marchent et d’autres ne marchent pas, certaines sont bonnes et d’autres sont mauvaises. Quiconque s’arrête à cette manifestation empirique n’aura aucun mal à trouver de la matière pour construire un art régulateur. Plus on étudiera les archives empiriques de la pensée telle qu’elle est, plus on verra clairement apparaître le profil de la pensée qui marche et celui de la pensée qui ne marche pas. Les normes et les règles d’un art de penser découlent de l’observation empirique de ces liens de cause à effet. > [!accord] Page 130 Certaines démarches ont fonctionné, pas simplement dans un sens immédiatement pratique, mais dans le sens où elles se sont révélées intéressantes, ont suscité l’attention et mené à des tentatives d’amélioration. Aujourd’hui, un logicien et un mathématicien peuvent bien présenter la structure des mathématiques comme si elles étaient sorties d’un coup de la tête de Zeus, dont l’anatomie serait celle de la logique même. Il n’empêche que cette structure elle-même est le produit d’un long processus historique au cours duquel toutes sortes d’expériences ont été tentées. Certaines sont parties dans telle direction, d’autres ont pris un chemin différent ; des exercices et des opérations se sont achevés dans la confusion, d’autres ont apporté des clarifications et ont permis des avancées fécondes. Il s’agit d’une histoire au cours de laquelle matériaux et méthodes ont subi une sélection et une élaboration constantes en fonction de leur réussite ou de leur échec empirique. La structure des mathématiques, loin d’être a priori et normative, est en fait l’aboutissement de siècles d’expériences laborieuses. > [!accord] Page 132 Des êtres qui pensent sont des êtres qui se sentent à l’étroit et contraints dans leur vie au point de ne pouvoir conduire une action jusqu’à son terme. En général, ils ne pensent pas non plus lorsque, dans la difficulté, leur action leur est dictée par l’autorité. Les soldats connaissent bon nombre de difficultés et de contraintes, mais en tant que soldats — comme dirait [[Aristote]] — ils ne se distinguent pas par leur pensée : on pense pour eux, en haut lieu. La plupart des travailleurs soumis aux conditions économiques actuelles sont dans le même cas. Les difficultés ne font penser que lorsque la pensée est l’issue nécessaire ou urgente, lorsqu’elle est la voie tout indiquée menant à la solution. Là où l’autorité impose son règne de l’extérieur, la pensée est tenue pour suspecte et impertinente. > [!accord] Page 134 L’observation spécifique et générale du fait concret ne correspond donc pas seulement à l’intuition d’un problème ou d’une difficulté, mais aussi à la première intuition du sens de cette difficulté, c’est-à-dire de son importance ou de sa signification pour les expériences à venir. C’est une sorte d’anticipation, de prédiction de ce qui va arriver. Il n’y a pas de contradiction à parler d’ennuis imminents : en observant les signes du problème qui se profile à l’horizon, on l’anticipe, le prévoit, en bref, on s’en fait une idée en prenant conscience de son sens. Lorsque le problème n’est plus seulement imminent mais complètement réel et présent, nous sommes dépassés. Nous ne pensons plus et nous succombons à la dépression. Les problèmes qui donnent à penser sont ceux qui se présentent incomplets et en cours de développement, et par lesquels le déjà connu peut être utilisé comme signe à partir duquel on peut inférer ce qui va probablement se passer. Lorsque nous observons intelligemment, on peut dire que c’est avec appréhension que nous appréhendons : nous sommes sur le qui-vive à guetter ce qui peut arriver. La curiosité, l’enquête, l’investigation sont dirigées tout aussi bien vers ce qui va se passer que vers ce qui s’est déjà passé. Un intérêt intelligemment porté à ceci consiste à trouver preuves, indices et symptômes pour inférer cela. L’observation est diagnostic, et qui dit diagnostic dit aussi anticipation et préparation. Elle prépare à l’avance une attitude qui nous permettra de réagir sans être pris au dépourvu. > [!accord] Page 134 Ce qui n’existe pas encore, ce qu’on ne fait qu’anticiper et inférer, ne peut être observé. Cela n’a pas le statut de fait, de quelque chose de donné ; c’est un sens, une idée. En tant que les idées ne sont pas des fantaisies forgées par une mémoire empreinte d’affectivité afin de trouver évasion et refuge, elles sont des anticipations de quelque chose à venir, suscitées par l’observation des faits dans une situation en cours. Le forgeron surveille son fer, sa couleur et sa texture, à la recherche des signes qui lui permettront d’en connaître l’état ; le médecin observe son patient afin de déceler des symptômes indiquant une évolution ; le scientifique se concentre sur son matériel de laboratoire et guette les signes de ce qui va arriver dans certaines conditions. Le fait même que l’observation n’est pas une fin en soi mais une recherche de preuves et de signes montre que l’observation s’accompagne d’inférences, de prédictions, en bref, d’une idée, d’une pensée ou d’un concept. > [!accord] Page 135 Une méthode d’action, une méthode de réaction qui vise à produire un résultat — permettre au forgeron de donner une certaine forme au fer qu’il a chauffé, au médecin de favoriser la guérison de son patient, à l’expérimentateur scientifique de tirer une conclusion qui s’appliquera à d’autres cas — est par nature hypothétique, incertaine, tant qu’elle n’a pas subi l’épreuve des faits. Les enjeux de ce point pour la théorie de la vérité seront discutés plus tard. Pour l’instant, il nous suffit de remarquer que les notions, les théories, les systèmes, même lorsqu’ils sont très élaborés et très cohérents, n’en doivent pas moins être considérés comme de simples hypothèses. On les accepte non pas comme des fins, mais comme autant de points de départ pour des actions qui se chargeront de les mettre à l’épreuve. Comprendre cela, c’est débarrasser le monde de tous les dogmes rigides, c’est reconnaître que les conceptions, les théories et les systèmes de pensées sont toujours ouverts au développement par l’usage, c’est mettre en pratique la morale selon laquelle nous devons être attentifs à des raisons de les modifier tout autant qu’à des raisons de les affirmer. Ce sont des instruments comme tous les instruments ; leur valeur ne réside pas en eux-mêmes, mais dans leurs capacités de travail, telles qu’elles se révèlent dans les conséquences de leur utilisation. > [!approfondir] Page 137 Plus la pensée s’émancipe des fins que lui assigne la coutume, plus la division sociale du travail se développe. Pour certains, l’enquête est devenue l’activité principale. La confirmation que cela apporte à l’idée que la théorie et la connaissance sont des fins en elles-mêmes est cependant très superficielle. Elles ne sont des fins en elles-mêmes que pour certains individus. Mais ces personnes incarnent une division sociale du travail et leur spécialisation n’est digne de confiance que lorsque de tels individus coopèrent librement avec d’autres travailleurs, lorsqu’ils sont sensibles aux problèmes des autres et leur transmettent des résultats en vue d’une application plus large et d’un passage à l’action. Lorsque les savants professionnels sont socialement isolés, l’enquête perd son élan et sa raison d’être. Elle dégénère en spécialisation stérile, en pensum auquel travaillent des hommes sans conscience sociale. Au nom de la science, on entasse des détails et on construit des systèmes à coups de développements dialectiques abscons. Mais on ne saurait en rester là et à force de rationalisations, ce labeur devient dévouement à la vérité pour elle-même. Mais quand on reprend le chemin de la vraie science, toutes ces choses sont oubliées et écartées. Elles font figure de marotte d’hommes vaniteux et irresponsables. La seule garantie d’impartialité et d’honnêteté dans l’enquête est la sensibilité de l’enquêteur aux besoins et aux problèmes de ceux à qui il est associé. La théorie instrumentale a le plus grand respect pour l’enquête impartiale et désintéressée, et quoi qu’en disent certains critiques, elle attache une grande importance à la déduction. > [!accord] Page 139 Abstraction et généralisation ont toujours été reconnues comme très proches. On peut les considérer comme les deux volets d’une même fonction. L’abstraction libère un facteur de façon à permettre son utilisation et c’est cette utilisation que l’on nomme généralisation. À ce titre, elle entraîne et élargit. D’une façon ou d’une autre, elle constitue toujours un saut dans l’inconnu. C’est une aventure. Rien ne garantit que ce qui est extrait d’une situation concrète puisse s’appliquer avec quelque réussite à un autre cas individuel. Dans la mesure où ces autres cas sont individuels et concrets, ils sont nécessairement dissemblables. De l’oiseau dans sa concrétude, on extrait le fait de voler. Cette abstraction est alors étendue à la chauve-souris dont on supposera qu’elle partage d’autres traits avec les oiseaux. Cet exemple trivial illustre la généralisation dans son essence même, mais il en montre également les dangers. La généralisation transfère, étend, applique le résultat d’une expérience précédente à la réception et à l’interprétation d’une expérience nouvelle. Les processus déductifs définissent, délimitent, purifient et mettent en ordre les conceptions grâce auxquelles cette opération enrichissante et éclairante peut avoir lieu, mais ils ne peuvent en garantir le résultat, même lorsqu’ils sont parfaitement exécutés. > [!approfondir] Page 143 Confirmation, corroboration et vérification résident dans l’œuvre accomplie et ses conséquences. La beauté se reconnaît à ses œuvres : c’est à ses fruits que tu la reconnaîtras. Ce qui nous guide vraiment est vrai — une capacité avérée à donner de telles indications est précisément ce que nous entendons par vérité. L’adverbe « vraiment » est plus fondamental que l’adjectif « vrai » ou que le nom « vérité ». Un adverbe exprime une façon, un mode d’être. Cependant, une idée ou une conception suppose une prétention, une injonction, ou une intention d’agir afin de parvenir à éclairer une certaine situation. L’action qui, le cas échéant, s’ensuit nous mène soit au succès, soit à l’erreur ; elle nous mène à notre objectif ou nous en éloigne. La fonction active et dynamique du principe de l’action est ce qui compte et c’est dans la qualité de l’activité ainsi induite que résident vérité ou erreur. L’hypothèse vraie est celle qui marche. « Vérité » est un nom abstrait qui s’applique à la série de cas réels, prévus et désirés, qui se trouvent confirmés dans leurs travaux et leurs effets. > [!approfondir] Page 144 Cette conception de la vérité se heurte, au-delà de ces malentendus superficiels, à l’héritage laissé par la tradition classique dans les esprits. De la même façon que l’existence est divisée en deux domaines, la sphère supérieure de l’être parfait et la sphère inférieure d’une réalité déficiente, phénoménale, tout en apparences, on fait du vrai et du faux des propriétés prédéterminées et figées des choses elles-mêmes. La réalité ultime, c’est l’être vrai ; la réalité inférieure et imparfaite, c’est l’être faux car sa prétention à être dans le vrai est hors de sa portée. Elle est trompeuse, captieuse, fondamentalement indigne de confiance et de foi. Les croyances sont fausses, non pas parce qu’elles nous induisent en erreur, ni parce qu’elles constituent une façon erronée de penser : elles sont fausses parce qu’elles donnent leur assentiment à des existences et à des substances fausses. Telle est la posture de tous ceux qui sont, d’une façon ou d’une autre, les dépositaires de la tradition antique et médiévale. Cette posture est remise fondamentalement en cause par la conception pragmatique de la vérité qui fait scandale parce qu’elle ne laisse entrevoir aucune possibilité de réconciliation ou de compromis. > [!accord] Page 145 L’ancienne conception s’était en fait arrangée pour confondre vérité et dogme d’autorité. Une société qui valorise d’abord l’ordre, pour laquelle toute croissance est douloureuse, une société qui considère tout changement comme une perturbation ne peut que chercher à se donner un corpus intangible de vérités supérieures sur lequel se reposer. C’est dans le passé, c’est-à-dire dans ce qui existe déjà, qu’une telle société se cherchera une source et une garantie de vérité. Il lui suffît d’envisager l’avenir et son verdict toujours incertain pour éprouver malaise et peur. Une telle perspective menace le sentiment de quiétude que procurent les idées participant de cette vérité immobile et toujours déjà là. Elle fait de la recherche, de l’observation inlassable, de l’élaboration scrupuleuse des hypothèses puis de leur vérification minutieuse une responsabilité considérable. Dans le monde physique, dès lors qu’il s’agit de croyances spécifiques, les hommes se sont lentement habitués à considérer qu’est vrai ce qui est vérifié. Pourtant, ils hésitent encore à tirer toutes les conséquences de l’identité qu’ils ont ainsi créée, et quand il s’agit de leur définition même de la vérité, ils n’en tiennent plus aucun compte. > [!approfondir] Page 145 En effet, il est évident pour tout le monde que les définitions devraient découler de cas spécifiques et concrets, plutôt que d’être inventées dans le vide et imposées à des éléments singuliers. Et pourtant, ce beau principe est étrangement délaissé dès lors qu’il s’agit de définir la vérité. Disons-le : « vrai » signifie « vérifié » et rien d’autre. Généraliser ce principe revient à mettre les hommes devant leurs responsabilités pour les contraindre à renoncer à leurs dogmes politiques et moraux ; c’est aussi les obliger à soumettre à l’épreuve de l’avenir les préjugés auxquels ils tiennent le plus. Une telle généralisation ne peut que bouleverser les fondements de l’autorité ainsi que les méthodes de prise de décision dans la société. ## Chapitre VII - Reconstruction dans l’éthique > [!accord] Page 149 Supposons que l’on adopte une vision apparemment plus empirique : il n’y a pas une fin unique, certes, mais il n’y a pas non plus autant de finalités qu’il y a de situations spécifiques qui demandent à être améliorées. Par contre, il y a un certain nombre de biens naturels tels que la santé, la richesse, l’honneur ou la renommée, l’amitié, la jouissance esthétique, l’éducation ; il y a aussi des biens moraux tels que la justice, la tempérance, la bienveillance, etc. Mais qui ou quoi va décider de privilégier telle ou telle finalité lorsque ces finalités seront en conflit, comme il est inévitable qu’elles le soient à un moment ou à un autre ? Aurons-nous recours à la casuistique, méthode qui a jadis jeté le discrédit sur l’entreprise éthique ? Ou bien aurons-nous recours à ce que Bentham a appelé à juste titre la méthode ipse dixit, c’est-à-dire la préférence arbitraire de telle ou telle personne pour telle ou telle finalité ? Ou bien encore en serons-nous réduits à les classer par ordre d’importance du bien le plus élevé au bien le moins précieux ? Nous voilà à nouveau plongé dans des conflits entre points de vue irréconciliables sans espoir d’en sortir. > [!accord] Page 150 La santé, la richesse, l’éducation, la justice ou la gentillesse en général ne veulent rien dire. L’action est toujours spécifique, concrète, individualisée, unique. Par conséquent, les jugements quant aux actes à accomplir doivent eux aussi être spécifiques. Dire qu’un homme recherche la santé ou la justice revient à dire qu’il cherche à vivre sainement ou justement. Ces choses, comme la vérité, sont adverbiales : elles apportent une nuance à l’action dans certains cas particuliers. La façon de vivre sainement ou justement varie selon les individus, leur expérience passée, les occasions qui se sont offertes à eux, leurs forces et leurs faiblesses innées et acquises. Ce n’est pas l’homme en général, mais un individu particulier qui souffre de tel mal particulier et cherche à recouvrer la santé, de sorte que pour lui, la santé ne signifie pas exactement ce qu’elle signifie pour un autre mortel. Vivre en bonne santé n’est pas quelque chose qui peut s’envisager isolément, indépendamment des autres aspects de la vie. Un homme a besoin d’être en bonne santé dans sa vie : sa santé n’est pas en dehors de sa vie. > [!approfondir] Page 152 La morale n’est pas un catalogue d’actes ou un ensemble de règles à appliquer comme une ordonnance ou une recette de cuisine. L’éthique a besoin de méthodes spécifiques d’enquête et de bricolage : des méthodes d’enquête pour repérer les difficultés et les maux à résoudre, des méthodes de bricolage afin d’élaborer des plans à utiliser comme hypothèses de travail pour résoudre les problèmes repérés. L’enjeu pragmatique de cette logique des situations individualisées est de faire en sorte que l’attention de la théorie se déplace des idées générales vers l’élaboration de méthodes efficaces d’enquête. Deux conséquences éthiques de grande importance doivent être soulignées. Cette croyance en des valeurs fixes a alimenté une distinction entre finalités intrinsèques et finalités instrumentales, celles qui valent la peine pour elles-mêmes et celles qui n’ont d’importance que comme moyens pour atteindre des biens intrinsèques. En effet, être capable de cette distinction est souvent considéré comme le commencement de la sagesse et du changement moral. D’un point de vue dialectique, cette distinction est intéressante et semble inoffensive. Mais une fois mise en pratique, elle a une conséquence tragique. Dans l’histoire, elle a été la source et la justification d’une différence claire et nette entre biens idéaux d’une part, et biens matériels d’autre part. Aujourd’hui, ceux qui se veulent libéraux considèrent les biens intrinsèques comme fondamentalement esthétiques plutôt que comme exclusivement religieux ou intellectuellement contemplatifs. Mais le résultat est le même. Des biens prétendument intrinsèques, religieux ou esthétiques, sont détachés des intérêts la vie quotidienne qui, à cause de leur constance et de leurs urgences, constituent la préoccupation première des masses. [[Aristote]] a utilisé cette distinction pour déclarer que les esclaves et les travailleurs, bien que nécessaires pour l’État — la communauté d’intérêts —, n’en font pas pour autant partie. > [!approfondir] Page 153 On ne voit pas assez ce que le matérialisme brutal de notre vie économique doit au fait que les finalités économiques sont considérées comme purement et simplement instrumentales. Lorsqu’elles seront reconnues comme intrinsèques et finales au même titre que d’autres, on s’apercevra qu’elles peuvent être idéalisées et que, si l’on veut que la vie vaille la peine, elles doivent acquérir une valeur idéale et intrinsèque. Les finalités religieuses, esthétiques et d’autres fins « idéales » sont maintenant réduites à leur plus simple expression — quand elles ne sont pas considérées comme un luxe inutile — parce qu’elles sont séparées des finalités « instrumentales » ou économiques. Elles ne peuvent être intégrées à la toile de la vie quotidienne, devenir importantes et influentes, que si elles s’associent à ces dernières. Nous devrions prendre pleinement conscience de la vanité et de la légèreté de ces valeurs qui se contentent d’être finales sans jamais devenir des moyens utilisables pour l’enrichissement d’autres sphères de la vie. Aujourd’hui, cette doctrine de la supériorité de certaines fins apporte aide, confort et soutien à tous les savants, spécialistes, esthètes et théologiens socialement isolés et irresponsables. Cette doctrine protège la vanité et l’irresponsabilité de leur vocation au regard des autres, et elle les protège de l’autocritique. La carence morale de la vocation se trouve transformée en objet d’admiration et de louange. > [!approfondir] Page 154 Lorsque la physique, la chimie, la biologie, la médecine contribuent à la détection de problèmes humains concrets et au développement de plans visant à les résoudre et à soulager la condition humaine, elles deviennent morales en rejoignant le dispositif de la science ou de l’enquête morale. L’éthique perd alors ce ton didactique et pédant qui la caractérise ainsi que ses sentences et ses exhortations. Elle perd de son caractère superficiel, de sa rigidité et de son imprécision. Elle gagne à son service des agents efficaces. Mais le gain ne profite pas qu’à la seule science morale : la science naturelle n’est plus coupée de l’humanité car elle devient elle-même foncièrement humaniste. La science naturelle n’est plus une recherche technique et spécialisée de la vérité pour la vérité, mais une démarche consciente de son rôle social et de sa nécessité intellectuelle. Elle n’est technique qu’en tant qu’elle fournit une technique d’ingénierie sociale et morale. > [!accord] Page 157 L’incidence de cette idée sur le problème du mal et la controverse entre pessimisme et optimisme sont des questions trop vastes pour être discutées ici en détail, mais on peut néanmoins en dire un mot. Le problème du mal cesse d’être théologique et métaphysique pour devenir pratique : « la question du mal » devient « comment réduire, soulager, voire éliminer les maux de la vie ? ». La philosophie est relevée de la mission consistant à trouver des méthodes ingénieuses pour prouver que les maux ne sont pas réels mais apparents, mission qui peut aussi consister à élaborer des stratégies pour évacuer les problèmes, ou pire encore, les justifier. Son nouveau mandat consiste à apporter une contribution, même modeste, à l’élaboration de méthodes qui nous aideront à mettre en évidence les causes des maux de l’humanité. Le pessimisme est une doctrine qui mène à la paralysie. En déclarant que le monde est intégralement mauvais, elle rend futile tous nos efforts pour découvrir les causes des maux spécifiques auxquels on peut remédier. Elle anéantit à la base toute tentative pour rendre ce monde meilleur et plus heureux. Par ailleurs, il est vrai que l’optimisme à tous crins, avec ses tentatives de dénégation du mal, est un écueil tout aussi redoutable. > [!accord] Page 160 Ces défauts, sous certaines conditions envisageables, auraient pu en rester à un niveau théorique. Mais l’air du temps ainsi que les intérêts de ceux qui avaient propagé les idées utilitaristes les ont rendus délétères. Malgré l’efficacité de l’attaque menée par les idées nouvelles contre les abus sociaux qui perduraient depuis longtemps, il y avait dans cet enseignement des éléments qui conduisaient à de nouveaux abus, les favorisaient ou les légitimaient. L’utilitarisme faisait preuve de zèle réformateur dans sa critique des maux hérités du système féodal de classe — maux économiques, légaux et politiques — mais le nouvel ordre économique du capitalisme qui se substituait à l’ordre féodal était porteur de ses propres maux sociaux, et l’utilitarisme a parfois cherché à en dissimuler certains, voire à les défendre. L’accent mis sur l’acquisition et la possession des objets de jouissance prend une tonalité singulière dès lors qu’on le relie à l’énorme désir contemporain de richesse et de plaisir qu’il rend possible. L’utilitarisme n’a certes pas activement soutenu le nouveau matérialisme économique, mais il ne l’a pas pour autant combattu. > [!accord] Page 160 Sa tendance générale à subordonner l’activité productive à son produit brut était favorable — de façon indirecte — à la cause d’un commercialisme pur et dur. Malgré son intérêt pour un but entièrement social, l’utilitarisme a favorisé un nouvel intérêt de classe, celui de la classe possédante du capitalisme, pourvu que la propriété soit obtenue par le jeu de la libre concurrence et non par faveur gouvernementale. Bentham a insisté sur la sécurité, ce qui a eu tendance à consacrer l’institution légale de la propriété privée pourvu que certains abus liés à son acquisition et à sa transmission soient abolis. Beati possidentes — pourvu que la propriété ait été acquise selon les règles du jeu de la concurrence, c’est-à-dire sans favoritisme gouvernemental. C’est ainsi que l’utilitarisme a apporté une caution intellectuelle à toutes ces tendances qui font de l’activité économique non pas un instrument au service du public, ou un moyen de développer sa créativité personnelle, mais un moyen d’accumuler des ressources à des fins privées. L’éthique utilitariste offre donc un exemple remarquable du besoin de reconstruction philosophique évoqué dans ces conférences. D’une certaine façon, l’utilitarisme reflétait le sens de la pensée et des aspirations modernes. Mais il était encore prisonnier des idées fondamentales de l’ordre qu’il pensait avoir laissées derrière lui. Cette idée qu’une grande finalité unique se tenait au-delà de la diversité des besoins et des actes de la communauté humaine rendait l’utilitarisme inapte à représenter l’esprit moderne. Pour le reconstruire, il faut le libérer de son héritage. > [!accord] Page 162 Ces deux idées, que l’on admet généralement sans même y réfléchir, vont à l’encontre de l’idée selon laquelle la croissance ou la reconstruction permanente de l’expérience est la seule fin. Si un individu est engagé dans un processus de croissance tout au long de sa vie, alors l’éducation ne saurait être principalement considérée comme une préparation à quelque chose qui viendra plus tard. L’éducation, c’est tirer du présent tout ce qui sert à la croissance. Il s’agit d’une fonction constante qui n’a rien à voir avec l’âge. La plus belle chose que l’on puisse dire d’un processus d’éducation, comme par exemple dans le cadre de la scolarité, est qu’il rend son sujet capable de poursuivre ce processus au-delà de son cadre initial, c’est-à-dire de le rendre plus sensible aux conditions favorables à la croissance et plus à même d’en profiter. L’acquisition d’une compétence, la maîtrise d’un savoir ou un bagage intellectuel ne sont pas des fins mais des signes de développement et des moyens de poursuivre ce développement. > [!accord] Page 162 On a tort d’opposer une période d’éducation, marquée par la dépendance vis-à-vis du groupe, et une période de maturité qui se caractériserait par l’indépendance par rapport au groupe. On répète à l’envi que l’homme est un animal social tout en confinant la portée de cette maxime au domaine dans lequel la socialité semble d’ordinaire la moins évidente, c’est-à-dire la politique. L’éducation est au cœur de la socialité humaine. L’idée que l’éducation est une préparation et que l’âge adulte marque la fin du processus de croissance sont deux volets de la même contrevérité perverse. Si l’activité morale de l’adulte comme du jeune est bien une expérience toujours en développement, toujours en croissance, alors l’instruction qui découle du jeu social des dépendances et interdépendances est aussi importante pour l’adulte que pour l’enfant. Pour un adulte, indépendance morale signifie arrêt de la croissance, isolement signifie sclérose. Nous exagérons la dépendance intellectuelle de l’enfance, de sorte que les enfants sont brimés, et en même temps, nous exagérons l’indépendance de la vie adulte en minimisant l’importance de l’intimité du lien et de la communication avec autrui. > [!accord] Page 163 Lorsque nous serons devenus pleinement conscients de l’identité du processus moral et du processus de croissance, nous serons d’autant plus conscients du fait qu’une éducation réfléchie de l’enfance, dans le fond comme dans la forme, est le levier le plus économique et le plus efficace de progrès social et de réorganisation. De plus, il deviendra évident que les institutions de la vie adulte doivent être jugées à leur capacité à favoriser un processus continu d’éducation. Qu’elle soit politique, économique, artistique ou religieuse, toute institution sociale a un sens et un but : libérer et développer les capacités de l’individu quels que soient sa race, son sexe, sa classe ou son statut économique. Cela revient à dire que l’institution n’a de valeur qu’en tant qu’elle éduque l’individu et lui permet d’actualiser pleinement ses capacités. On peut définir la démocratie de bien des façons, mais du point de vue moral, l’exigence démocratique consiste à juger institutions politiques et organisations industrielles en fonction de leur contribution au développement général de chacun des membres de la société. ## Chapitre VIII - Enjeux de la reconstruction pour la philosophie sociale > [!accord] Page 164 Dans quelle mesure le changement philosophique peut-il affecter la philosophie sociale ? S’agissant des éléments fondamentaux, tous les points de vue ont été formulés, toutes leurs combinaisons ont été envisagées. La société est composée d’individus : voilà un fait évident, une donnée brute, qu’aucune philosophie, même si elle se présente comme résolument novatrice, ne peut remettre en cause ou modifier. Trois possibilités sont donc envisageables : soit la société est tenue d’exister pour servir les individus, soit les individus voient leurs objectifs et leur mode de vie dictés par la société, soit société et individus sont organiquement liés, la société exigeant le service et la subordination des individus tout en étant à leur service. On ne peut, semble-t-il, envisager logiquement d’alternative à ces trois cas de figure. Les trois cas en question connaissent d’ailleurs de nombreuses variantes, et tant de combinaisons ont été essayées que les formules encore inédites sont très peu nombreuses. > [!accord] Page 164 Il semble en particulier que la conception « organique » évite les objections faites aux théories extrêmes, qu’elles soient de type individualiste ou au contraire de type socialiste, et du même coup, elle semble ne pas tomber dans les mêmes ornières que celles de [[Platon]] ou de Bentham. Les individus d’une part et les biens sociaux qui les lient d’autre part doivent être d’importance équivalente pour la bonne raison qu’une société se compose d’individus. Sans des individus forts et compétents, les liens dont dépend la société n’ont aucune prise. Au-delà de quelques relations contingentes, les individus sont isolés ; ils dépérissent et se renferment, ou bien ils entrent en conflit les uns avec les autres, au détriment de leur développement individuel. La loi, l’État, l’église, la famille, l’amitié et les relations professionnelles sont autant d’institutions et de dispositifs nécessaires au plein épanouissement des individus. Si elle ne peut prendre appui sur eux, la vie humaine est, comme l’a dit Hobbes, brutale, solitaire et pleine d’embûches. Mais ces théories présentent toutes le même défaut et en disant cela, nous entrons dans le vif du sujet. > [!accord] Page 165 On nous répond avec Proudhon que la propriété c’est le vol, ou avec [[Hegel]] que l’accomplissement de la volonté est la finalité de toute institution et que la propriété privée, en tant qu’expression de la maîtrise de la nature physique par la personnalité, est un élément nécessaire. Il peut se trouver que ces deux réponses aient une certaine pertinence par rapport à certaines situations spécifiques. Mais elles ne sont pas formulées afin d’éclairer, dans la mesure du possible, des phénomènes historiques particuliers. Elles constituent des réponses générales, de portée universelle, et englobent à ce titre tous les cas singuliers. Par conséquent, loin de soutenir l’enquête, elles lui imposent une clôture. > [!accord] Page 166 En déplaçant le questionnement des situations concrètes vers des problèmes de définitions et de déductions conceptuelles, on produit un dispositif de justification intellectuelle de l’ordre établi, et cet effet est d’autant plus frappant dans le cas de la théorie organique. Ceux qui s’intéressent le plus au progrès social d’un point de vue pratique ainsi qu’à l’émancipation des groupes opprimés se sont détournés de la théorie organique. L’idéalisme allemand appliqué à la philosophie sociale a eu pour effet, sinon pour intention, d’endiguer le flot d’idées radicales venant de la France révolutionnaire et de maintenir le statu quo politique. [[Hegel]] a explicitement affirmé que le but des États et des institutions est de favoriser l’avènement de la liberté pour tous, mais cela a eu pour effet de consacrer l’État prussien et de sacraliser l’absolutisme bureaucratique. Cette tendance apologétique est-elle un simple accident ou émane-t-elle au contraire de la logique des notions utilisées ? C’est assurément cette seconde possibilité qui est la bonne. > [!accord] Page 166 Comme nous l’avons déjà dit, le point de vue organique a tendance à minimiser l’importance des conflits spécifiques. Dans la mesure où l’individu et l’État ou l’institution sociale ne sont que deux facettes de la même réalité — puisqu’ils sont déjà réconciliés en principe comme en conception — le conflit qui pourrait se présenter ne peut être qu’apparent. Si, dans la théorie, l’individu et l’État sont nécessaires et utiles l’un à l’autre, pourquoi s’arrêter au fait que dans tel État particulier tout un groupe d’individus souffre dans l’oppression ? Dans la « réalité », leurs intérêts ne peuvent être en conflit avec ceux de l’État auquel ils appartiennent. L’opposition est donc superficielle et ne porte pas à conséquence. « En réalité », le capital et le travail ne peuvent être en conflit parce que chacun constitue pour l’autre une nécessité organique et tous deux constituent une nécessité organique pour la communauté organisée dans son ensemble. Il ne peut « en réalité » y avoir de problèmes entre les sexes parce que les hommes et les femmes sont indispensables les uns aux autres et indispensables à l’État. En son temps, [[Aristote]] pouvait facilement utiliser la logique de la supériorité des concepts généraux sur les individus pour montrer que l’institution de l’esclavage était dans l’intérêt tant de l’État que des esclaves eux-mêmes. Même si l’intention n’est pas de justifier l’ordre établi, l’effet est bien de soustraire les situations particulières à l’attention. Autrefois, la logique rationaliste a encouragé à la désinvolture dans l’observation du concret en philosophie physique. Aujourd’hui, cette même logique décourage et retarde l’observation dans le domaine des phénomènes sociaux spécifiques. Le philosophe social qui vit dans un monde peuplé de ses propres concepts « résout » les problèmes en montrant le rapport des idées entre elles, au lieu d’aider les hommes à résoudre des problèmes dans le concret en leur fournissant des hypothèses à utiliser et à mettre à l’épreuve dans les projets de réforme > [!approfondir] Page 173 [[Hegel]] est un exemple frappant de cette entreprise, mais il est loin d’être le seul. Beaucoup de ceux qui se sont vivement opposés à lui n’étaient en fait en désaccord que sur les détails de l’évolution ou sur le sens particulier à attribuer comme Begriff essentiel à l’une ou l’autre des institutions énumérées. La querelle fut d’autant plus acharnée que les hypothèses de départ étaient les mêmes. En particulier, de nombreuses écoles de pensée, en désaccord profond quant à la méthode à suivre et quant à la conclusion à atteindre, se sont néanmoins accordées sur l’éminence de l’État comme aboutissement. Elles n’allaient peut-être pas jusqu’à dire avec [[Hegel]] que le seul sens de l’histoire était l’évolution des États-Nations et des États-territoires, dont chacun incarne davantage que le précédent la conception essentielle de l’État et, de ce fait, le remplace, jusqu’à ce que nous aboutissions à cette apothéose de l’évolution historique que constitue l’État prussien. Mais elles ne remettent pas en question le caractère unique et suprême de l’État dans la hiérarchie sociale. En effet, cette conception s’est rigidifiée pour devenir dogme intangible de la souveraineté. ^107e64 > [!approfondir] Page 174 Lorsque le travail d’intégration et de consolidation touche à son terme se pose la question de savoir si l’État-Nation, une fois fermement établi, n’ayant désormais plus rien à craindre d’ennemis puissants, ne serait pas un simple instrument de promotion et de protection d’autres formes d’associations, plus volontaires, plutôt qu’une fin en soi et un aboutissement. Deux phénomènes actuels le donnent à penser. Avec le développement d’une organisation étatique plus large, plus générale et plus unifiée, les individus se sont affranchis des restrictions et des servitudes qui leur étaient auparavant imposées par la coutume et le statut social. Mais les individus ainsi libérés des liens externes et coercitifs ne sont pas restés isolés. Les molécules sociales se sont aussitôt regroupées en nouvelles associations et en nouvelles organisations. Des associations forcées ont été remplacées par des associations volontaires, et des organisations rigides par d’autres, plus réceptives aux choix et aux objectifs des hommes, et plus à même de se transformer à la demande. Ce qui par certains aspects s’apparente à un mouvement individualiste multiplie finalement toutes sortes d’associations et favorise la diversité. Ainsi, les partis politiques, les entreprises individuelles, les organisations scientifiques et artistiques, les syndicats, les églises, les écoles, les clubs et les innombrables sociétés œuvrent pour tous les intérêts que les individus pourraient se trouver en commun. À mesure que ces associations gagnent en nombre et en importance, l’État tend à devenir un arbitre et un régulateur qui définit les limites de leur action et qui prévient ou résout les conflits. > [!accord] Page 176 De plus, les associations volontaires dont nous venons de parler ne coïncident pas avec les frontières politiques. Les associations entre mathématiciens, chimistes, astronomes, entre les grandes entreprises, les organisations syndicales, les églises sont transnationales pour la bonne raison que les intérêts qu’ils représentent sont mondiaux. Dans ce sens, l’internationalisme n’est pas une aspiration, mais un fait, non pas un bon sentiment, mais une force. Pourtant, ces intérêts se trouvent barrés et désolidarisés par la doctrine traditionnelle de la souveraineté nationale comme seule forme de souveraineté. La vogue que connaît cette doctrine, ce dogme, représente la plus grande résistance à la formation effective d’un esprit international qui seul est en accord avec les forces de mouvement dans le monde du travail, du commerce, de la science, de l’art et de la religion. > [!accord] Page 177 Cette tendance à considérer l’organisation comme une fin en soi est responsable de toutes ces théories extrêmes dans lesquelles les individus sont subordonnés à quelque institution à laquelle on donne le nom de société. La société est le processus par lequel on s’associe afin que les expériences, les idées, les émotions et les valeurs soient transmises et mises en commun. On peut véritablement dire que l’individu et ce qui est institutionnellement organisé sont subordonnés à ce processus. L’individu y est subordonné parce que sans la communication de l’expérience à l’autre, il demeure muet, livré aux sens, animal. Ce n’est qu’en association avec autrui qu’il devient un centre conscient d’expérience. Mais l’organisation, c’est-à-dire ce que la théorie traditionnelle a généralement désigné sous le terme de société ou d’État, est elle aussi subordonnée parce qu’elle devient statique, rigide, institutionnalisée, dès l’instant où elle n’est pas utilisée pour faciliter et enrichir les contacts entre les êtres humains. > [!approfondir] Page 180 Nous avons commencé par souligner que la philosophie européenne a vu le jour lorsque les méthodes intellectuelles et les résultats scientifiques se sont éloignés des traditions sociales qui avaient conforté et incarné les fruits du désir spontané et de la fantaisie. Nous avons vu comment la philosophie était depuis ce temps confrontée à la nécessité de concilier le point de vue scientifique aride, pointu et ascétique, avec un corps de croyances qui n’en veut rien savoir, débridé et chaleureux. La science moderne a bien proposé des conceptions du faisable, du progrès, de la liberté d’agir, de l’infinité des possibles. Mais tant qu’elles pèseront sur l’imagination, ces notions d’ordre immuable et systématisé, de mécanisme et de matière, écraseront les émotions, paralyseront la religion et déformeront l’art. Lorsque la libération des potentiels ne sera plus perçue comme une menace pour l’organisation et l’institution, comme quelque chose qui, du point de vue pratique, ne peut être évité mais n’en représente pas moins un danger pour la conservation des valeurs les plus précieuses du passé, lorsque la libération du potentiel humain constituera une force sociale de création, alors l’art ne sera plus un luxe étranger à la nécessité quotidienne de gagner sa vie. Gagner sa vie et vivre sa vie seront une seule et même chose. Lorsque la force émotionnelle, la force quasi mystique de la communication, du miracle de la vie et de l’expérience partagée sera spontanément éprouvée, alors la dureté et la brutalité de la vie contemporaine sera visitée par une lumière jusque-là inconnue dans notre monde. > [!approfondir] Page 181 Certes pas par une action qui viserait directement leur production, mais en faisant advenir la foi dans les tendances actives de notre temps, là où n’étaient que craintes et rejets, et en permettant au courage et à l’intelligence d’aller là où les changements sociaux et scientifiques nous commandent d’aller. Aujourd’hui, nous souffrons de la faiblesse de nos idéaux parce que l’intelligence est séparée de l’inspiration. La force des circonstances nous oblige à aller de l’avant dans les détails quotidiens de nos croyances et de nos actes, mais nos pensées et nos désirs plus profonds sont attachés à notre passé. Lorsque la philosophie aura coopéré avec le cours des événements, clarifié et explicité le sens du quotidien, la science et l’émotion s’interpénétreront, la pratique et l’imagination se retrouveront unies. La poésie et le sentiment religieux seront les fruits spontanés de la vie. Contribuer à cette articulation, révéler le sens du cours des événements : telle est la tâche de la philosophie dans les périodes de transition.