> [!info]+ Auteur : [[Pierre Hadot]] Connexion : Tags : [[Clean]] [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 2 heures et 14 minutes --- # Note > [!approfondir] Page 4 Le temps viendra où l’on préférera pour se perfectionner en morale et en raison, recourir aux Mémorables de Xénophon, plutôt qu’à la Bible et où l’on se servira de Montaigne et d’Horace comme de guides sur la voie qui mène à la compréhension du sage et du médiateur le plus simple et le plus impérissable de tous, Socrate. [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] > [!accord] Page 5 On ne s’imagine [[Platon]] et [[Aristote]] qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et, comme les autres, riant avec leurs amis ; et, quand ils se sont divertis à faire leurs Lois et leur Politique, ils l’ont fait en se jouant ; c’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie, la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. Pascal > [!accord] Page 5 Si les théories philosophiques te séduisent, assieds-toi et retourne-les en toi-même. Mais ne t’appelle jamais philosophe et ne souffre pas qu’un autre te donne ce nom. Épictète > [!accord] Page 5 Il y a de nos jours des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes. [[Henry David Thoreau|Thoreau]] ^1cc4a1 ## AVANT-PROPOS > [!accord] Page 7 On réfléchit assez rarement sur ce qu’est en elle-même la philosophie [Signalons l’ouvrage de [[Gilles Deleuze|G. Deleuze]] et [[Félix Guattari|F. Guattari]], Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, 1991, qui est très éloigné dans son esprit et sa méthode du présent ouvrage, et le petit livre d’A. Philonenko, Qu’est-ce que la philosophie ? [[Emmanuel Kant|Kant]] et [[Johann Gottlieb Fichte|Fichte]], Paris, 1991, qui, d’une manière très intéressante, pose à propos de lettres de [[Johann Gottlieb Fichte|Fichte]] et de [[Emmanuel Kant|Kant]] le problème de l’essence de la philosophie. On trouvera dans l'Historisches Wörterbuch der Philosophie, t. 7 (P-Q), Bâle, 1989, col. 572-927, un remarquable ensemble d’études sur la définition de la philosophie depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours.]. Il est effectivement extrêmement difficile de la définir. Aux étudiants en philosophie, on fait surtout connaître des philosophies. ^b99974 > [!accord] Page 7 Pourtant l’histoire de la « philosophie » ne se confond pas avec l’histoire des philosophies, si l’on entend par « philosophies » les discours théoriques et les systèmes des philosophes. À côté de cette histoire, il y a place en effet pour une étude des comportements et de la vie philosophiques. > [!accord] Page 8 En second lieu, comme le disait [[Aristote]], pour comprendre les choses, il faut les voir en train de se développer, il faut les prendre à leur naissance. Si nous parlons maintenant de « philosophie », c’est parce que les Grecs ont inventé le mot philosophia, qui veut dire « amour de la sagesse », et c’est parce que la tradition de la philosophia grecque s’est transmise au Moyen Âge, puis aux Temps Modernes. Il s’agit donc de ressaisir le phénomène à son origine en prenant bien conscience du fait que la philosophie est un phénomène historique qui a commencé dans le temps et a évolué jusqu’à nos jours. > [!accord] Page 8 J’ai l’intention de montrer dans mon livre la différence profonde qui existe entre la représentation que les Anciens se faisaient de la philosophia et la représentation que l’on se fait de nos jours, habituellement, de la philosophie, tout au moins dans l’image qui en est donnée aux étudiants à cause des nécessités de l’enseignement universitaire. Ils ont l’impression que tous les philosophes qu’ils étudient se sont tour à tour évertués à inventer, chacun d’une manière originale, une nouvelle construction systématique et abstraite, destinée à expliquer, d’une manière ou d’une autre, l’univers, ou tout au moins, s’il s’agit de philosophes contemporains, qu’ils ont cherché à élaborer un discours nouveau sur le langage. De ces théories que l’on pourrait appeler de « philosophie générale », découlent, dans presque tous les systèmes, des doctrines ou des critiques de la morale qui tirent en quelque sorte les conséquences, pour l’homme et pour la société, des principes généraux du système et invitent ainsi à faire un certain choix de vie, à adopter une certaine manière de se comporter. Le problème de savoir si ce choix de vie sera effectif est tout à fait secondaire et accessoire. Cela n’entre pas dans la perspective du discours philosophique. > [!accord] Page 9 Je pense qu’une telle représentation est une erreur si on l’applique à la philosophie de l’Antiquité. Évidemment, il ne s’agit pas de nier l’extraordinaire capacité des philosophes antiques à développer une réflexion théorique sur les problèmes les plus subtils de la théorie de la connaissance ou de la logique ou de la physique. Mais cette activité théorique doit être située dans une perspective différente de celle qui correspond à la représentation courante que l’on se fait de la philosophie. Tout d’abord, au moins depuis Socrate, l’option pour un mode de vie ne se situe pas à la fin du processus de l’activité philosophique, comme une sorte d’appendice accessoire, mais bien au contraire, à l’origine, dans une complexe interaction entre la réaction critique à d’autres attitudes existentielles, la vision globale d’une certaine manière de vivre et de voir le monde, et la décision volontaire elle-même ; et cette option détermine ainsi jusqu’à un certain point la doctrine elle-même et le mode d’enseignement de cette doctrine. Le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et une option existentielle et non l’inverse. > [!accord] Page 9 En second lieu, cette décision et ce choix ne se font jamais dans la solitude : il n’y a jamais ni philosophie ni philosophes en dehors d’un groupe, d’une communauté, en un mot d’une « école » philosophique et, précisément, une école philosophique correspond alors avant tout au choix d’une certaine manière de vivre, à un certain choix de vie, à une certaine option existentielle, qui exige de l’individu un changement total de vie, une conversion de tout l’être, finalement à un certain désir d’être et de vivre d’une certaine manière. Cette option existentielle implique à son tour une certaine vision du monde, et ce sera la tâche du discours philosophique de révéler et de justifier rationnellement aussi bien cette option existentielle que cette représentation du monde. > [!approfondir] Page 10 Un des thèmes fondamentaux de ce livre sera la distance qui sépare la philosophie de la sagesse. La philosophie n’est qu’exercice préparatoire à la sagesse. Il ne s’agit pas d’opposer d’une part la philosophie comme un discours philosophique théorique et d’autre part la sagesse comme le mode de vie silencieux, qui serait pratiqué à partir du moment où le discours aurait atteint son achèvement et sa perfection ; c’est le schéma que propose É. Weil [É.Weil, Logique de la philosophie, Paris, 1950, p. 13.] quand il écrit : > > Le philosophe n’est pas « sage » : il n’a pas (ou n’est pas) la sagesse, il parle et quand bien même son discours n’aurait pour seul but que de se supprimer, n’empêche qu’il parlera jusqu’au moment où il aura abouti et en dehors des instants parfaits où il aura abouti. > [!accord] Page 11 Il ne faudrait pas non plus opposer mode de vie et discours, comme s’ils correspondaient respectivement à la pratique et à la théorie. Le discours peut avoir un aspect pratique, dans la mesure où il tend à produire un effet sur l’auditeur ou le lecteur. Quant au mode de vie, il peut être, non pas théorique, évidemment, mais théorétique, c’est-à-dire contemplatif. > [!information] Page 11 Pour être clair, il me faut préciser que j’entends le mot « discours » au sens philosophique de « pensée discursive » exprimée dans le langage écrit ou oral, et non pas dans le sens, répandu de nos jours, de « manière de parler révélant une attitude » (« discours raciste » par exemple). Par ailleurs, je me refuse à confondre langage et fonction cognitive. Je citerais à ce propos les lignes très éclairantes de J. Ruffié [De la biologie à la culture, Paris, 1976, p. 357.] : > > En fait, l’on peut parfaitement penser et connaître sans langage et peut-être, à certains égards, connaître mieux. La pensée se reconnaît à la capacité de définir une conduite raisonnable, à la faculté de représentation mentale et d’abstraction. L’animal (capable de distinguer la forme triangulaire, ou certaines combinaisons d’objets) pense, tout comme le jeune enfant qui ne parle pas encore ou le sourd-muet qui n’a pas été éduqué […] L’étude clinique démontre qu’il n’y a pas de corrélation entre le développement du langage et celui de l’intelligence : un déficient intellectuel peut bien parler, un aphasique être très intelligent […] Et chez l’homme normal, les facultés d’élaboration paraissent quelquefois plus ou moins écrasées par les facultés d’expression. Les grandes découvertes semblent se faire indépendamment du langage, à partir de schémas (patterns) élaborés dans le cerveau. > [!approfondir] Page 12 Il ne s’agit pas d’opposer et de séparer d’une part la philosophie comme mode de vie et d’autre part un discours philosophique qui serait en quelque sorte extérieur à la philosophie. Bien au contraire, il s’agit de montrer que le discours philosophique fait partie du mode de vie. Mais en revanche, il faut reconnaître que le choix de vie du philosophe détermine son discours. Cela revient à dire que l’on ne peut considérer les discours philosophiques comme des réalités qui existeraient en elles-mêmes et pour elles-mêmes, et en étudier la structure indépendamment du philosophe qui les a développés. Peut-on séparer le discours de Socrate de la vie et de la mort de Socrate ? > [!information] Page 12 Une notion apparaîtra souvent dans les pages qui suivent, celle d’exercices spirituels [J.-P. Vernant emploie aussi ce terme dans Mythe et pensée chez les Grecs, t 1, Paris, 1971, p. 96.]. Je désigne par ce terme des pratiques, qui pouvaient être d’ordre physique, comme le régime alimentaire, ou discursif, comme le dialogue et la méditation, ou intuitif, comme la contemplation, mais qui étaient toutes destinées à opérer une modification et une transformation dans le sujet qui les pratiquait. Le discours du maître de philosophie pouvait d’ailleurs prendre lui-même la forme d’un exercice spirituel, dans la mesure où ce discours était présenté sous une forme telle que le disciple, en tant qu’auditeur, lecteur ou interlocuteur, pouvait progresser spirituellement et se transformer intérieurement. > [!approfondir] Page 13 Dans un troisième temps, nous tenterons d’exposer pour quelle raison et dans quelle mesure la philosophie a été conçue à partir du Moyen Âge comme une activité purement théorique. Nous nous demanderons, finalement, s’il est possible de revenir à l’idéal antique de la philosophie. Pour justifier nos affirmations, nous nous appuierons beaucoup sur les textes des philosophes anciens. Ce sera, je pense, rendre service aux étudiants qui n’ont pas toujours facilement accès aux sources. > [!approfondir] Page 14 Par ailleurs, je crois que mon article intitulé « Exercices spirituels et philosophie antique », paru en 1977, a exercé une influence sur l’idée que [[Michel Foucault|M. Foucault]] se faisait de la « culture de soi [Le Souci de soi, Paris, 1984, p. 57.] ». J’ai dit ailleurs les convergences et les divergences qui existaient entre nous [P. Hadot, « Réflexions sur la notion de culture de soi », [[Michel Foucault]] philosophe. Rencontre internationale, Paris, 9, 10, 11 janvier 1988, Paris, 1989, p. 261-269.]. ## LA DÉFINITION PLATONICIENNE DU PHILOSOPHE ET SES ANTÉCÉDENTS ### LA PHILOSOPHIE AVANT LA PHILOSOPHIE #### L’HISTORIA DES PREMIERS PENSEURS DE LA GRÈCE > [!accord] Page 15 « La philosophie avant la philosophie. » En effet les mots de la famille de philosophia n’ont fait leur apparition qu’au V siècle avant J.-C. et elle n’a été définie philosophiquement qu’au IVᵉ siècle, par [[Platon]] ; pourtant [[Aristote]] et, avec lui, toute la tradition de l’histoire de la philosophie considèrent comme des philosophes les premiers penseurs grecs [On trouvera les fragments de leurs œuvres dans Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont (cité Dumont dans les notes qui suivent), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988. Voir également, du même auteur, l’édition qu’il a établie pour le public étudiant, Les Écoles présocratiques, Paris, Gallimard, Folio Essais n° 152.] qui apparurent au début du VIᵉ siècle, à la périphérie de la zone d’influence grecque, dans les colonies d’Asie Mineure, exactement dans la ville de Milet : Thalès, mathématicien et technicien, l’un des Sept Sages, célèbre pour avoir prédit l’éclipse de soleil du 28 mai 585, puis Anaximandre et Anaximène. Ce mouvement de pensée va s’étendre à d’autres colonies grecques, cette fois celles de la Sicile et de l’Italie du Sud. C’est ainsi qu’au VIᵉ siècle, Xénophane de Colophon émigre à Élée, que Pythagore, originaire de l’île de Samos (non loin de Milet), vient se fixer à la fin du VI siècle à Crotone, puis à Métaponte. Peu à peu l’Italie du Sud et la Sicile vont devenir le centre d’une activité intellectuelle extrêmement vivante, par exemple avec Parménide et Empédocle > [!information] Page 16 Tous ces penseurs proposent une explication rationnelle du monde, et c’est là un tournant décisif dans l’histoire de la pensée. Il existait bien, avant eux, dans le Proche-Orient, et d’ailleurs aussi dans la Grèce archaïque, des cosmogonies, mais elles étaient de type mythique, c’est-à-dire qu’elles décrivaient l’histoire du monde comme une lutte entre des entités personnifiées. Elles étaient des « genèses » au sens biblique du livre de la Genèse, « livre des générations », destiné à ramener un peuple au souvenir de ses ancêtres, et à le rattacher aux forces cosmiques et aux générations des dieux. Création du monde, création de l’homme, création du peuple, tel est l’objet des cosmogonies. > [!information] Page 17 Les théories rationnelles, dans toute la tradition philosophique grecque, seront influencées par ce schéma cosmogonique originel. Nous ne donnerons ici que l’exemple de [[Platon]] qui, dans la suite de dialogues intitulés le Timée, le Critias et l’Hermocrate (projeté, mais que les Lois remplaceront), a voulu à son tour écrire un grand traité sur la phusis, dans toute son extension, depuis l’origine du monde et de l’homme jusqu’à l’origine d’Athènes. Ici encore, nous retrouvons un livre des « générations » qui ramène les Athéniens au souvenir de leur origine et de leurs ancêtres pour les enraciner dans l’ordre universel et l’acte fondateur du Dieu créateur. [[Platon]] ne s’en cache d’ailleurs pas : il propose, dans le Timée, ce qu’il appelle une fable vraisemblable, en introduisant la figure mythique du Démiurge qui produit le Monde en regardant le Modèle étemel que sont les Idées [Cf. P. Hadot, « Physique et poésie dans le Timée de Platon », Revue de Théologie et de Philosophie, 115, 1983, p. 113-133; G. Naddaf, L’origine et l’évolution…, p. 341-442.]. > [!information] Page 17 Dans le livre X des Lois, [[Platon]] ne se contente plus de proposer un récit mythique, il veut fonder sa cosmogonie sur une démonstration rigoureuse qui s’appuie sur des arguments acceptables par tous. Dans cet effort rationnel, [[Platon]] revient explicitement à la notion de phusis, conçue comme « nature-processus » par les premiers penseurs grecs, en insistant pour sa part sur le caractère primordial, originel, de ce processus. Mais, pour [[Platon]], ce qui est primordial et originel, c’est le mouvement et le processus qui s’engendre lui-même, qui est automoteur, c’est-à-dire l’âme. Au schéma évolutionniste se substitue ainsi un schéma créationniste : l’univers ne naît plus de l’automatisme de la phusis mais de la rationalité de l’âme et l’âme en tant que principe premier, antérieur à tout, s’identifie ainsi à la phusis. #### LA PAIDEIA > [!information] Page 18 Dès les temps reculés de la Grèce homérique, l’éducation des jeunes gens est la grande préoccupation de la classe des nobles, de ceux qui possèdent l’aretê, c’est-à-dire l’excellence requise par la noblesse de sang [Cf. W. Jaeger, Paideia…, p. 29 et suiv., qui montre bien la différence entre l’éducation (de l’aristocrate, conforme à l’idéal de sa caste) et la culture (de l’homme tel qu’il devrait être, selon la philosophie).], qui deviendra plus tard, chez les philosophes, la vertu, c’est-à-dire la noblesse de l’âme. #### LES SOPHISTES DU Vᵉ SIÈCLE > [!information] Page 19 Les fameux « sophistes » du V siècle sont souvent, eux aussi, des étrangers. Protagoras et Prodicos viennent d’Ionie, Gorgias d’Italie du Sud. Le mouvement de pensée qu’ils représentent apparaît à la fois comme une continuité et comme une rupture par rapport à ce qui l’a précédé. Continuité dans la mesure où la méthode d’argumentation de Parménide, Zénon d’Élée ou Mélissos se retrouve dans les paradoxes sophistiques, continuité aussi dans la mesure où les sophistes visent à rassembler tout le savoir scientifique ou historique accumulé par les penseurs qui leur sont antérieurs. Mais rupture aussi, parce que, d’une part, ils soumettent à une critique radicale ce savoir antérieur, en insistant, chacun à leur manière, sur le conflit qui oppose la nature (phusis) et les conventions humaines (nomoi) et parce que, d’autre part, leur activité est tout spécialement dirigée vers la formation de la jeunesse en vue de la réussite dans la vie politique. Leur enseignement répond à un besoin. > [!information] Page 20 Jusque-là, les jeunes gens étaient formés à l’excellence, à l’aretê, par la sunousia, c’est-à-dire par la fréquentation du monde adulte, sans spécialisation. Les sophistes au contraire inventent l’éducation en milieu artificiel, qui restera une des caractéristiques de notre civilisation > [!information] Page 20 Ce sont des professionnels de l’enseignement, avant tout des pédagogues, bien qu’il faille reconnaître la remarquable originalité d’un Protagoras, d’un Gorgias ou d’un Antiphon, par exemple. Moyennant un salaire, ils enseignent à leurs élèves les recettes qui leur permettront de persuader les auditeurs, de défendre avec autant d’habileté le pour et le contre (antilogie). [[Platon]] et [[Aristote]] leur reprocheront d’être des commerçants en matière de savoir, des négociants en gros et en détail. Ils enseignent d’ailleurs non seulement la technique du discours qui persuade, mais aussi tout ce qui peut servir à atteindre la hauteur de vue qui séduit toujours un auditoire, c’est-à-dire la culture générale, et il s’agit là aussi bien de science, de géométrie ou d’astronomie que d’histoire, de sociologie ou de théorie du droit. Ils ne fondent pas d’écoles permanentes, mais ils proposent, moyennant rétribution, des séries de cours, et, pour attirer les auditeurs, ils font leur propre publicité en donnant des conférences publiques, à l’occasion desquelles ils mettent en valeur leur savoir et leur habileté. Ce sont des professeurs ambulants, qui font ainsi bénéficier de leur technique non seulement Athènes, mais encore d’autres cités. ### L’APPARITION DE LA NOTION DE « PHILOSOPHER » #### LE TÉMOIGNAGE d’HÉRODOTE > [!information] Page 21 Il est à peu près certain que les présocratiques du VIIᵉ et du VIᵉ siècle av. J.-C., Xénophane ou Parménide par exemple, et même probablement, malgré certains témoignages antiques mais très discutables, Pythagore [Opinions divergentes sur ce sujet : R. Joly, Le thème philosophique des genres de vie dans l’Antiquité classique, Bruxelles, 1956; W. Burkert, « Platon oder Pythagoras ? Zum Ursprung des Wortes "Philosophie” », Hermes, t. 88, 1960, p. 159-177; C. J. de Vogel, Pythagoras and Early Pythagorea-nism, Assen, 1966, p. 15 et 96-102. Je pense avec W. Burkert que l’anecdote racontée par Héraclide du Pont (cf. Diogène Laërce, I, 12; Cicéron, Tusculanes, V, 8; Jamblique, Vie de Pythagore, 58) est une projection sur Pythagore de la notion platonicienne de philosophia.] et Héraclite [Héraclite, B 35, Dumont, p. 134 et la note de J.-P. Dumont, p. 1236, qui émet des doutes sur l’authenticité du mot « philosophe » ; de même Diels-Kranz, Die Vorsokratiker, t. I, Dublin-Zurich, 1969, p. 159.], n’ont connu ni l’adjectif philosophos, ni le verbe philosophein (philosopher), à plus forte raison le mot philosophia. Ces mots n’apparaissent en effet, selon toute vraisemblance, qu’au Vᵉ siècle, dans ce « siècle de Périclès » où Athènes brille à la fois par sa prépondérance politique et par son rayonnement intellectuel, à l’époque de Sophocle, d’Euripide, des sophistes, à l’époque aussi où, par exemple, l’historien Hérodote, originaire d’Asie Mineure, au cours de ses nombreux voyages, vient vivre dans la célèbre cité. Et précisément, c’est peut-être dans son œuvre que l’on trouve la première mention d’une activité « philosophique ». Hérodote raconte la rencontre légendaire de Solon, le législateur d’Athènes (VIIᵉ-VIᵉ siècle), l’un de ceux que l’on a appelés les Sept Sages, avec Crésus, le roi de Lydie. > [!accord] Page 22 Une telle expérience peut faire de celui qui la possède un bon juge dans les choses de la vie humaine. C’est pourquoi Crésus va demander à Solon quel est à son avis l’homme le plus heureux. Et celui-ci lui répondra que nul ne peut être dit heureux avant que l’on n’ait vu la fin de sa vie > [!accord] Page 22 Hérodote révèle donc l’existence d’un mot qui était peut-être déjà à la mode, mais en tout cas devait le devenir, dans l’Athènes du Vᵉ siècle, l’Athènes de la démocratie et des sophistes. D’une manière générale, depuis Homère, les mots composés en philo-servaient à désigner la disposition de quelqu’un qui trouve son intérêt, son plaisir, sa raison de vivre, à se consacrer à telle ou telle activité : philo-posia, par exemple, c’est le plaisir et l’intérêt que l’on prend à la boisson, philo-timia, c’est la propension à acquérir des honneurs, philo-sophia, ce sera donc l’intérêt que l’on prend à la sophia. #### FIERTÉ D’ATHÈNES > [!accord] Page 23 Les Athéniens du Vᵉ siècle étaient fiers de cette activité intellectuelle, de cet intérêt pour la science et la culture qui florissaient dans leur cité. Dans l’Oraison funèbre que Thucydide [La Guerre du Péloponnèse, II, 40, 1.] lui fait prononcer à la mémoire des premiers soldats tombés dans la guerre du Péloponnèse, Périclès, l’homme d’État athénien, fait en ces termes l’éloge du mode de vie que l’on pratique à Athènes : « Nous cultivons le beau avec simplicité et nous philosophons sans manquer de fermeté. » Les deux verbes employés sont des composés de philo- : philokalein et philo-sophein. Ici, notons-le en passant, est implicitement proclamé le triomphe de la démocratie. Ce ne sont plus des personnalités d’exception ou des nobles qui parviennent à atteindre l’excellence (aretê), mais tous les citoyens peuvent atteindre à ce but, dans la mesure où ils aiment la beauté et où ils s’adonnent à l’amour de la sophia. Au début du IVe siècle, l’orateur Isocrate, dans son Panégyrique, reprendra le même thème : c’est Athènes qui a révélé au monde la philosophie. #### LA NOTION DE SOPHIA > [!accord] Page 24 Pour définir la sophia, les interprètes modernes hésitent toujours entre la notion de savoir et celle de sagesse. Celui qui est sophos est-il celui qui sait beaucoup de choses, qui a vu beaucoup de choses, qui a beaucoup voyagé, qui a une culture encyclopédique, ou bien est-ce celui qui sait bien se conduire dans la vie, et qui est dans le bonheur ? Nous aurons à le répéter souvent tout au cours de cet ouvrage, les deux notions sont loin de s’exclure : le vrai savoir est finalement un savoir-faire, et le vrai savoir-faire est un savoir faire le bien. > [!information] Page 24 Depuis Homère, les mots sophia et sophos étaient employés dans les contextes les plus divers, à propos de conduites et de dispositions qui, apparemment, n’avaient rien à voir avec celles des « philosophes ». Dans l’Iliade, Homère parle du charpentier qui, grâce aux conseils d’Athéna, s’y connaît en toute sophia, c’est-à-dire en tout savoir-faire. D’une manière analogue, l’hymne homérique À Hermès, après avoir narré l’invention de la lyre, ajoute que ce dieu modela lui-même l’instrument d’une sophia, autre que l’art de la lyre, à savoir la syrinx. Il s’agit donc ici d’un art, d’un savoir-faire musical. > [!accord] Page 26 Une sentence épicurienne, que l’on attribue au disciple d’Épicure, Métrodore, dira : « Souviens-toi que, né mortel et avec une vie limitée, tu es monté, grâce à la science de la nature, jusqu’à l’infinité de l’espace et du temps et que tu as vu ce qui est, ce qui sera et ce qui fut [Cf. Épicure, Lettres, maximes, sentences, traduit et commenté par J.-F. Balaudé, Paris, 1994, p. 210 (sentence 10).] ». Et, avant les épicuriens, [[Platon]], déjà, avait dit que l’âme, à qui appartiennent l’élévation de la pensée et la contemplation de la totalité du temps et de l’être, ne considérera pas la mort comme une chose à craindre. > [!information] Page 27 On voit donc la richesse et la variété des composantes de la notion de sophia. Elles se retrouvent dans la représentation légendaire et populaire, puis historique que l’on s’est faite de la figure des Sept Sages, dont on retrouve la trace déjà chez certains poètes du VI siècle, puis chez Hérodote et chez [[Platon]]. > [!information] Page 28 À partir du VIᵉ siècle une autre composante va s’ajouter à la notion de sophia, avec l’essor des sciences « exactes », la médecine, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie. Il n’y a plus seulement des « experts » (sophoi) dans le domaine des arts ou de la politique, mais aussi dans le domaine scientifique. Par ailleurs, depuis Thalès de Milet, une réflexion de plus en plus précise s’est développée dans le domaine de ce que les Grecs appelaient la phusis, c’est-à-dire le phénomène de la croissance des êtres vivants, de l’homme, mais aussi de l’univers, réflexion qui était d’ailleurs souvent intimement mêlée, comme chez Héraclite par exemple ou surtout chez Démocrite, à des considérations éthiques. > [!information] Page 28 Quant aux sophistes, ils seront appelés ainsi à cause de leur intention d’enseigner aux jeunes gens la sophia : « Mon métier, disait l’épitaphe de Thrasymaque, c’est la sophia. » Pour les sophistes, le mot sophia signifie en premier lieu un savoir-faire dans la vie politique, mais il implique aussi toutes les composantes que nous avons entrevues, notamment la culture scientifique, au moins dans la mesure où elle fait partie de la culture générale. ### LA FIGURE DE SOCRATE > [!accord] Page 29 La figure de Socrate a eu une influence décisive sur la définition du « philosophe » que [[Platon]] propose dans son dialogue Le Banquet et qui est une véritable prise de conscience de la situation paradoxale du philosophe au milieu des hommes. C’est pourquoi nous devrons nous arrêter longuement non pas sur le Socrate historique, difficilement connaissable, mais sur la figure mythique de Socrate telle qu’elle a été présentée par la première génération de ses disciples. > [!accord] Page 29 On a souvent comparé Socrate et Jésus. Entre autres analogies, il est bien vrai qu’ils ont eu une influence historique immense, alors qu’ils ont exercé leur activité dans un espace et un temps minuscules par rapport à l’histoire du monde : une petite cité ou un tout petit pays, et qu’ils n’ont eu qu’un très petit nombre de disciples. Tous deux n’ont rien écrit, mais nous possédons sur eux des témoignages « oculaires » : sur Socrate, les Mémorables de Xénophon, les dialogues de [[Platon]], sur Jésus, les Évangiles ; et pourtant, il est très difficile pour nous de définir avec certitude ce que furent le Jésus historique et le Socrate historique. > [!information] Page 30 Socrate a inspiré à la fois Antisthène, le fondateur de l’école cynique, qui prônait la tension et l’austérité, et qui devait influencer profondément le stoïcisme, Aristippe, le fondateur de l’école de Cyrène, pour qui l’art de vivre consistait à tirer le meilleur parti possible de la situation qui se présentait concrètement, qui ne dédaignait donc pas la détente et le plaisir et devait ainsi exercer une influence considérable sur l’épicurisme, mais il a inspiré également Euclide, le fondateur de l’école de Mégare, célèbre pour sa dialectique. Un seul de ses disciples, [[Platon]], a triomphé pour l’histoire, soit parce qu’il a su donner à ses dialogues une impérissable valeur littéraire, soit plutôt parce que l’école qu’il avait fondée a survécu pendant des siècles en sauvant ainsi ses dialogues et en développant, ou peut-être en déformant, sa doctrine. En tout cas un point semble commun à toutes ces écoles : avec elles apparaît le concept, l’idée de philosophie, conçue, nous le verrons, comme un certain discours lié à un mode de vie et comme un mode de vie lié à un certain discours. > [!information] Page 30 Il faut bien se rappeler, en tout cas, que la donnée fondamentale des dialogues de [[Platon]], la mise en scène de dialogues où Socrate joue, presque toujours, le rôle de l’interrogateur, n’est pas une invention de [[Platon]], mais que ses fameux dialogues appartiennent à un genre, le dialogue « socratique », qui était une véritable mode chez les disciples de Socrate [Aristote, Poétique, 1447 b 10.]. > [!accord] Page 31 L’auteur affecte de ne pas s’engager dans son œuvre, puisqu’il se contente apparemment de reproduire un débat qui a opposé des thèses adverses : on peut tout au plus supposer qu’il préfère la thèse qu’il fait défendre par Socrate. Il prend donc en quelque sorte le masque de Socrate. Telle est la situation que l’on trouve dans les dialogues de [[Platon]]. Jamais le « Je » de [[Platon]] n’y apparaît. L’auteur n’intervient même pas pour dire que c’est lui qui a composé le dialogue et il ne se met pas non plus en scène dans la discussion entre les interlocuteurs. Mais évidemment il ne précise pas non plus ce qui revient à Socrate et ce qui revient à lui-même dans les propos qui sont tenus. Il est donc souvent extrêmement difficile de distinguer dans certains dialogues la part socratique et la part platonicienne. Socrate apparaît ainsi, peu de temps après sa mort, comme une figure mythique. Mais c’est précisément ce mythe de Socrate qui a marqué d’une empreinte indélébile toute l’histoire de la philosophie. #### LE NON-SAVOIR SOCRATIQUE ET LA CRITIQUE DU SAVOIR SOPHISTIQUE > [!accord] Page 31 Dans son Apologie de Socrate, dans laquelle [[Platon]] reconstitue à sa manière le discours que Socrate prononça devant ses juges lors du procès où il fut condamné, celui-ci raconte comment l’un de ses amis, Chéréphon, avait demandé à l’oracle de Delphes s’il y avait quelqu’un de plus sage (sophos) que Socrate, et l’oracle avait répondu que nul n’était plus sage que Socrate. Ce dernier se demande alors ce que l’oracle a bien voulu dire et il se lance dans une longue enquête auprès des gens qui, selon la tradition grecque dont nous avons parlé au chapitre précédent, possèdent la sagesse, c’est-à-dire le savoir-faire, hommes d’État, poètes, artisans, pour découvrir quelqu’un de plus sage que lui. Il s’aperçoit alors que tous ces gens croient tout savoir alors qu’ils ne savent rien. Il en conclut alors que s’il est le plus sage, c’est parce que, pour sa part, il ne croit pas savoir ce qu’il ne sait pas. Ce que l’oracle a voulu dire, c’est donc que le plus savant des humains, c’est « celui qui sait qu’il ne vaut rien pour ce qui est du savoir ». Telle sera précisément la définition platonicienne du philosophe dans le dialogue intitulé le Banquet : le philosophe ne sait rien, mais il est conscient de son non-savoir > [!accord] Page 33 À vrai dire, il ne s’agit pas là d’une attitude artificielle, d’un parti pris de dissimulation, mais d’une sorte d’humour qui refuse de prendre totalement au sérieux aussi bien les autres que soi-même, parce que, précisément, tout ce qui est humain, et même tout ce qui est philosophique, est chose bien peu assurée, dont on ne peut guère s’enorgueillir. La mission de Socrate est donc de faire prendre conscience aux hommes de leur non-savoir. Il s’agit ici d’une révolution dans la conception du savoir. Sans doute, Socrate peut s’adresser, et il le faisait volontiers, aux profanes qui n’ont qu’un savoir conventionnel, qui n’agissent que sous l’influence de préjugés sans fondement réfléchi, afin de leur montrer que leur prétendu savoir ne repose sur rien. Mais il s’adresse surtout à ceux qui sont persuadés par leur culture de posséder « le » savoir. > [!information] Page 33 Jusqu’à Socrate, il y avait eu deux types de personnages de ce genre : d’une part les aristocrates du savoir, c’est-à-dire les maîtres de sagesse ou de vérité, comme Parménide, Empédocle ou Héraclite, qui opposaient leurs théories à l’ignorance de la foule, d’autre part, les démocrates du savoir, qui prétendaient pouvoir vendre le savoir à tout le monde : on aura reconnu les sophistes. Pour Socrate, le savoir n’est pas un ensemble de propositions et de formules que l’on peut écrire, communiquer, ou vendre toutes faites ; comme le montre le début du Banquet, Socrate arrive en retard, parce qu’il est resté à méditer, immobile et debout, « appliquant son esprit à lui-même ». Aussi lorsqu’il fait son entrée dans la salle, Agathon, qui est l’hôte, le prie de venir s’asseoir près de lui, afin que, « à ton contact, dit-il, je puisse faire mon profit de cette trouvaille de sagesse qui vient de se présenter à toi ». « Quel bonheur ce serait, répond Socrate, si le savoir était chose de telle sorte que, de ce qui est plus plein, il pût couler dans ce qui est le plus vide. » Ce qui veut dire que le savoir n’est pas un objet fabriqué, un contenu achevé, transmissible directement par l’écriture ou par n’importe quel discours > [!accord] Page 34 Mais cette critique du savoir, apparemment toute négative, a une double signification. D’une part, elle suppose que le savoir et la vérité, comme nous l’avons déjà entrevu, ne peuvent être reçus tout faits, mais qu’ils doivent être engendrés par l’individu lui-même. C’est pourquoi Socrate affirme, dans le Théétète, qu’il se contente dans la discussion avec autrui de jouer le rôle d’un accoucheur. Lui-même ne sait rien et n’enseigne rien, mais se contente de questionner et ce sont ses questions, ses interrogations, qui aident ses interlocuteurs à accoucher de « leur » vérité. Une telle image laisse bien entendre que c’est dans l'âme elle-même que se trouve le savoir et que c’est à l’individu lui-même de la découvrir, lorsqu’il a découvert grâce à Socrate que son savoir était vide. Dans la perspective de sa propre pensée, [[Platon]] exprimera mythiquement cette idée en disant que toute connaissance est réminiscence d’une vision que l’âme a eue dans une existence antérieure. > [!accord] Page 35 Chez Socrate, au contraire, la perspective est toute différente. Les questions de Socrate ne conduisent pas son interlocuteur à savoir quelque chose, et à aboutir à des conclusions, que l’on pourrait formuler sous forme de propositions sur tel ou tel objet. Le dialogue socratique aboutit au contraire à une aporie, à l’impossibilité de conclure et de formuler un savoir. Ou plutôt, c’est parce que l’interlocuteur découvrira la vanité de son savoir qu’il découvrira en même temps sa vérité, c’est-à-dire que, passant du savoir à lui-même, il commencera à se mettre lui-même en question. Autrement dit, dans le dialogue « socratique », la vraie question qui est en jeu n’est pas ce dont on parle, mais celui qui parle, > [!information] Page 35 comme le dit Nicias, un personnage de [[Platon]] :   Ne sais-tu pas que celui qui approche Socrate de très près et entre en dialogue avec lui, même s’il a commencé d’abord à parler avec lui de tout autre chose, il ne s’en trouve pas moins forcé d’être entraîné en cercle par ce discours, jusqu’à ce qu’il en vienne à devoir rendre raison de lui-même aussi bien quant à la manière dont il a vécu présentement qu’à celle dont il a vécu son existence passée. Quand on en est arrivé là, Socrate ne vous laisse pas partir avant d’avoir, bien à fond et de la belle manière, soumis tout cela à l’épreuve de son contrôle […] C’est pour moi une joie de le fréquenter. Je ne vois aucun mal à ce qu’on me rappelle que j’ai agi ou que j’agis d’une manière qui n’est pas bonne. Celui qui ne fuit pas cela sera nécessairement plus prudent dans le reste de sa vie. > [!accord] Page 36 Il s’agit donc bien moins d’une mise en question du savoir apparent que l’on croit posséder que d’une mise en question de soi-même et des valeurs qui dirigent notre propre vie. Car en fin de compte, après avoir dialogué avec Socrate, son interlocuteur ne sait plus du tout pourquoi il agit. Il prend conscience des contradictions de son discours et de ses propres contradictions internes. Il doute de lui-même. Il en vient comme Socrate à savoir qu’il ne sait rien. Mais, ce faisant, il prend de la distance vis-à-vis de lui-même, il se dédouble, une partie de lui-même s’identifiant désormais à Socrate dans l’accord mutuel que Socrate exige de son interlocuteur à chaque étape de la discussion. En lui s’opère ainsi une prise de conscience de soi ; il se remet lui-même en question. #### l’appel DE L’« INDIVIDU » À l’« individu » > [!information] Page 37 Philosopher, ce n’est plus, comme le veulent les sophistes, acquérir un savoir, ou un savoir-faire, une sophia, mais c’est se mettre en question soi-même, parce que l’on éprouvera le sentiment de ne pas être ce que l’on devrait être. Telle sera la définition du philosophe, de l’homme désireux de la sagesse, dans le Banquet de [[Platon]]. Et ce sentiment lui-même proviendra du fait que l’on aura rencontré une personnalité, Socrate, qui, par sa seule présence, oblige celui qui s’approche de lui à se remettre en question. C’est ce que laisse entendre Alcibiade à la fin du Banquet. C’est dans cet éloge de Socrate prononcé par Alcibiade qu’apparaît pour la première fois, semble-t-il, dans l’histoire, la représentation de l’individu, chère à Kierkegaard, de l’individu comme personnalité unique et inclassable. Il existe normalement, dit Alcibiade, différents types, dans lesquels on peut ranger les individus ; par exemple, le « grand général noble et courageux », comme Achille, aux temps homériques, comme Brasidas, le chef Spartiate, parmi les contemporains ; ou bien le type « homme d’État éloquent et avisé » : Nestor, au temps d’Homère, Périclès, de nos jours. Mais Socrate est impossible à classer. On ne peut le comparer à aucun autre homme, tout au plus aux Silènes et aux Satyres. Il est atopos : étrange, extravagant, absurde, inclassable, déroutant. Dans le Théétète, Socrate dira de lui-même : « Je suis totalement déroutant (atopos) et je ne crée que de l’aporia (de la perplexité). » #### LE SAVOIR DE SOCRATE : LA VALEUR ABSOLUE DE L’INTENTION MORALE > [!information] Page 42 Ce savoir de la valeur est puisé dans l’expérience intérieure de Socrate, dans l’expérience d’un choix qui l’implique tout entier. Ici encore, il n’y a donc de savoir que dans une découverte personnelle qui vient de l’intérieur. Cette intériorité est d’ailleurs renforcée chez Socrate par la représentation de ce daimôn, de cette voix divine, qui, dit-il, parle en lui et le retient de faire certaines choses. Expérience mystique ou image mythique, il est difficile de le dire, mais nous pouvons y voir, en tout cas, une sorte de figure de ce que l’on appellera plus tard la conscience morale. > [!accord] Page 42 Il semble donc que Socrate ait admis implicitement qu’il existait chez tous les hommes un désir inné du bien. C’est en ce sens aussi qu’il se présentait comme un simple accoucheur, dont le rôle se limitait à faire découvrir à ses interlocuteurs leurs possibilités intérieures. On comprend mieux alors la signification du paradoxe socratique : nul n’est méchant volontairement [Socrate, dans Aristote, Éthique à Nicomaque], ou encore : la vertu est savoir [Socrate, dans Aristote, Éthique à Eudème] ; il veut dire que, si l’homme commet le mal moral, c’est parce qu’il croit y trouver le bien, et s’il est vertueux, c’est qu’il sait avec toute son âme et tout son être où est le vrai bien. Tout le rôle du philosophe consistera donc à permettre à son interlocuteur de « réaliser », au sens le plus fort du mot, quel est le vrai bien, quelle est la vraie valeur. Au fond du savoir socratique, il y a l’amour du bien > [!information] Page 43 Cette valeur absolue du choix moral apparaît aussi dans une autre perspective, lorsque Socrate déclare : « Pour l’homme de bien, il n’y a aucun mal, ni pendant sa vie, ni une fois qu’il est mort. » Cela signifie que toutes les choses qui paraissent des maux aux yeux des hommes, la mort, la maladie, la pauvreté, ne sont pas des maux pour lui. À ses yeux, il n’y a qu’un mal, c’est la faute morale, il n’y a qu’un seul bien, une seule valeur, c’est la volonté de faire le bien, ce qui suppose que l’on ne refuse pas d’examiner sans cesse rigoureusement sa manière de vivre, afin de voir si elle est toujours dirigée et inspirée par cette volonté de faire le bien. On peut dire, jusqu’à un certain point, que ce qui intéresse Socrate, ce n’est pas de définir ce que peut être le contenu théorique et objectif de la moralité : ce qu’il faut faire, mais de savoir si l’on veut réellement et concrètement faire ce que l’on considère comme juste et bien : comment il faut agir. > [!approfondir] Page 44 Nous rencontrons peut-être ici, encore confuse et indistincte, une certaine ébauche de l’idée qui sera développée plus tard, dans une tout autre problématique, par [[Emmanuel Kant|Kant]] : la moralité se constitue elle-même dans la pureté de l’intention qui dirige l’action, pureté qui consiste précisément à donner une valeur absolue au bien moral, en renonçant totalement à son intérêt individuel > [!accord] Page 44 Tout donne à penser d’ailleurs que ce savoir n’est jamais acquis. Ce n’est pas seulement les autres, mais lui-même, que Socrate ne cesse de mettre à l’épreuve. La pureté de l’intention morale doit sans cesse être renouvelée et rétablie. La transformation de soi n’est jamais définitive. Elle exige une perpétuelle reconquête. > [!information] Page 45 Mais d’autre part le portrait de Socrate, tel qu’il est dessiné par Alcibiade, dans le Banquet de [[Platon]], et d’ailleurs aussi par Xénophon, nous révèle tout au contraire un homme qui participe pleinement à la vie de la cité, à la vie de la cité telle qu’elle est, un homme presque ordinaire, quotidien, avec femme et enfants, qui s’entretient avec tout le monde, dans les rues, dans les boutiques, dans les gymnases, un bon vivant qui est capable de boire plus que tout autre sans être ivre, un soldat courageux et endurant > [!information] Page 46 Cette attitude n’est pas du conformisme, car Xénophon fait dire à Socrate que l’on peut bien « obéir aux lois en souhaitant qu’elles changent, comme on sert à la guerre en souhaitant la paix ». Merleau-Ponty l’a bien souligné : « Socrate a une manière d’obéir qui est une manière de résister », il se soumet aux lois pour prouver, à l’intérieur même de la cité, la vérité de son attitude philosophique et la valeur absolue de l’intention morale. Il ne faut donc pas dire avec [[Hegel]] « Socrate s’enfuit en lui-même pour y chercher le juste et le bon », mais, avec Merleau-Ponty, « il pensait qu’on ne peut être juste tout seul, qu’à l’être tout seul, on cesse de l’être ». > [!accord] Page 47 Ainsi Socrate est-il bien à la fois hors du monde et dans le monde, transcendant les hommes et les choses par son exigence morale et l’engagement qu’elle implique, mêlé aux hommes et aux choses, parce qu’il ne peut y avoir de vraie philosophie que dans le quotidien. Et, dans toute l’Antiquité, Socrate restera ainsi le modèle du philosophe idéal, dont l’œuvre philosophique n’est autre que sa vie et sa mort. Comme l’écrivait Plutarque au début du IIᵉ siècle après J.-C. :   La plupart des gens s’imaginent que la philosophie consiste à discuter du haut d’une chaire et à faire des cours sur des textes. Mais ce qui échappe totalement à ces gens-là, c’est la philosophie ininterrompue que l’on voit s’exercer chaque jour d’une manière parfaitement égale à elle-même […] Socrate ne faisait pas disposer des gradins pour les auditeurs, il ne s’asseyait pas sur une chaire professorale ; il n’avait pas d’horaire fixe pour discuter ou se promener avec ses disciples. Mais c’est en plaisantant parfois avec ceux-ci ou en buvant ou en allant à la guerre ou à l’Agora avec eux, et finalement en allant en prison et en buvant le poison, qu’il a philosophé. Il fut le premier à montrer que, en tout temps et en tout endroit, dans tout ce qui nous arrive et dans tout ce que nous faisons, la vie quotidienne donne la possibilité de philosopher. ### LA DÉFINITION DU PHILOSOPHE DANS LE BANQUET DE PLATON > [!information] Page 48 Nous ne savons pas évidemment s’il est arrivé que Socrate, dans ses discussions avec ses interlocuteurs, emploie le mot philosophia. Il est probable, en tout cas, que si cela s’était produit, il aurait utilisé ce mot en lui donnant le sens courant à l’époque, c’est-à-dire qu’il l’aurait employé, comme on le faisait alors, pour désigner la culture générale que les sophistes et d’autres pouvaient dispenser à leurs élèves. C’est ce sens que nous trouvons par exemple dans les rares emplois du mot philosophia que l’on rencontre dans les Mémorables, les souvenirs, de Socrate qu’a réunis son disciple Xénophon. Mais il n’en reste pas moins que c’est sous l’influence de la personnalité et de l’enseignement de Socrate que [[Platon]] va, dans le Banquet, donner au mot « philosophe », et donc aussi au mot « philosophie », un sens nouveau. #### LE BANQUET DE PLATON > [!accord] Page 49 Cette fin du dialogue a fait rêver les poètes. On songe ici aux vers de Hölderlin [Le Rhin, trad. G. Bianquis, Paris, 1943, p. 391-393.] sur le sage qui sait supporter l’intensité du bonheur qu’offre le dieu : > > À chacun sa mesure. Lourd est le poids du malheur, plus lourd encore le bonheur. Il y eut un sage cependant qui sut demeurer lucide au banquet, de midi jusqu’au cœur de la nuit, et jusqu’aux premières lueurs de l’aube. > [!accord] Page 50 C’est avec la même sérénité, remarque [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] [La Naissance de la tragédie, § 13.], qu’il quitta le banquet, et qu’il sut entrer dans la mort : >> Il alla à la mort avec le calme que lui prête la description de [[Platon]], lorsque, dernier de tous les convives, il quitte le banquet aux toutes premières lueurs de l’aube, pour commencer une nouvelle journée, cependant que, derrière lui, sur les bancs et le sol, les convives ensommeillés restent en arrière à rêver de Socrate, le véritable érotique. Socrate mourant devint l’idéal nouveau, jamais rencontré auparavant, de l’élite de la jeunesse. ^f6589c #### ÉROS, SOCRATE ET LE PHILOSOPHE > [!information] Page 52 La description mythique de Diotime, d’une manière très habile et pleine d’humour, s’applique à la fois à Éros, à Socrate et au philosophe. À Éros tout d’abord, le besogneux : > > Il est toujours pauvre, et il est loin d’être délicat et beau, comme le pensent les gens ; au contraire, il est rude, malpropre, va-nu-pieds, sans gîte, couchant toujours par terre et sur la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes ou dans les chemins. > [!information] Page 53 Et le Socrate que décrit le comique Aristophane dans ses Nuées est un digne fils de Poros : « Hardi, beau parleur, effronté, impudent […] jamais à court de paroles, un vrai renard. » Dans son éloge de Socrate, Alcibiade fait aussi allusion à son impudence, et déjà avant lui, au début du dialogue, Agathon en avait fait autant. Pour Alcibiade, Socrate est aussi un véritable magicien, qui ensorcelle les âmes par ses paroles. Quant à la robustesse d’Éros, on la retrouve dans le portrait de Socrate aux armées que trace Alcibiade : il résiste au froid, à la faim, à la peur, tout en étant capable de supporter aussi bien le vin que les privations. > [!accord] Page 54 Il y a, dit Diotime, deux catégories d’êtres qui ne philosophent pas : les dieux et les sages, parce que, précisément, ils sont sages, et les insensés, parce qu’ils croient être sages : > > Aucun dieu ne philosophe ni ne désire devenir sage (sophos), car il l’est ; et s’il existe quelque autre sage, celui-là ne philosophe pas non plus. Par ailleurs, les ignorants ne philosophent pas et ne désirent pas devenir sages : car c’est cela le malheur de l’ignorance que de croire être beau, bon et sage, alors qu’on ne l’est pas. Celui qui n’a pas conscience d’être privé d’une chose ne désire pas ce dont il ne croit pas avoir besoin. > [!accord] Page 54 Ici encore, on reconnaît donc, sous les traits d’Éros, non pas seulement le philosophe, mais Socrate qui, apparemment, ne savait rien, comme les insensés, mais qui, en même temps, était conscient de ne rien savoir : il était donc différent des insensés, du fait que, conscient de son non-savoir, il désirait savoir, même si, comme nous l’avons vu, sa représentation du savoir était profondément différente de la représentation traditionnelle. Socrate ou le philosophe est donc Éros : privé de la sagesse, de la beauté, du bien, il désire, il aime la sagesse, la beauté, le bien. Il est Éros, ce qui veut dire qu’il est le Désir, non pas un désir passif et nostalgique, mais un désir impétueux, digne de ce « dangereux chasseur » qu’est Éros. > [!accord] Page 55 En effet, à l’arrière-plan de cette opposition entre sages, philosophes et insensés, se laisse entrevoir un schéma logique de division des concepts qui est très rigoureux et qui n’autorise pas une perspective aussi optimiste. Diotime a en effet opposé les sages et les non-sages, ce qui veut dire qu’elle a fait une opposition de contradiction qui n’admet aucun intermédiaire : on est sage ou on ne l’est pas, pas de milieu. De ce point de vue, on ne peut pas dire que le philosophe soit un intermédiaire entre le sage et le non-sage, car s’il n’est pas « sage », il est nécessairement et décidément « non-sage ». Il est donc voué à ne jamais atteindre la sagesse. Mais dans les non-sages, Diotime a introduit une division : il y a ceux qui sont inconscients de leur non-sagesse, ce sont proprement les insensés, et il y a ceux qui sont conscients de leur non-sagesse, ce sont les philosophes. Cette fois, on peut considérer que dans la catégorie des non-sages, les insensés, inconscients de leur non-sagesse, sont le contraire des sages, et de ce point de vue, cette fois, c’est-à-dire selon cette opposition de contrariété, les philosophes sont intermédiaires entre les sages et les insensés, dans la mesure où ils sont des non-sages conscients de leur non-sagesse : ils ne sont alors ni sages, ni insensés. Cette division est parallèle à une autre qui était très courante dans l’école de [[Platon]], la distinction entre « ce qui est bon » et « ce qui n’est pas bon ». > [!accord] Page 56 Cette fois, l’opposition de contrariété s’établira entre le bon et le mauvais, et il y aura un intermédiaire entre le bon et le mauvais, à savoir le « ni bon ni mauvais ». Ces schémas logiques avaient une très grande importance dans l’école de [[Platon]]. En effet, ils servaient à distinguer les choses qui ne connaissent pas de plus ou de moins, et celles qui sont susceptibles de degrés d’intensité. Le sage ou ce qui est bon sont absolus. Ils n’admettent pas de variations : on ne peut pas être plus ou moins sage ou plus ou moins bon. Mais ce qui est intermédiaire, le « ni bon ni mauvais », ou le « philosophe », est susceptible de plus ou de moins : le philosophe n’atteindra jamais la sagesse, mais il peut progresser dans sa direction. La philosophie donc, selon le Banquet, n’est pas la sagesse, mais un mode de vie et un discours déterminés par l’idée de sagesse. > [!accord] Page 56 Avec le Banquet, l’étymologie du mot philosophia, « l’amour, le désir de la sagesse », devient ainsi le programme même de la philosophie. On peut dire qu’avec le Socrate du Banquet, la philosophie prend définitivement dans l’histoire une tonalité à la fois ironique et tragique. Ironique, puisque le vrai philosophe sera toujours celui qui sait qu’il ne sait pas, qui sait qu’il n’est pas sage, et qui donc n’est ni sage, ni non-sage, qui n’est à sa place ni dans le monde des insensés ni dans le monde des sages, ni totalement dans le monde des hommes ni totalement dans le monde des dieux, inclassable donc, sans feu ni lieu, comme Éros et Socrate. > [!accord] Page 57 Tragique aussi, parce que cet être bizarre est torturé et déchiré par le désir d’atteindre cette sagesse qui lui échappe et qu’il aime. Comme Kierkegaard [L’Instant, §10, dans Œuvres complètes, I.XIX, p. 300-301.] le chrétien qui voulait être chrétien, mais qui savait que seul le Christ est chrétien, le philosophe sait qu’il ne peut atteindre son modèle, et qu’il ne sera jamais totalement ce qu’il désire. [[Platon]] instaure ainsi une distance insurmontable entre la philosophie et la sagesse. La philosophie se définit donc par ce dont elle est privée, c’est-à-dire par une norme transcendante qui lui échappe et pourtant qu’elle possède en elle d’une certaine manière, selon la célèbre formule pascalienne, si platonicienne : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. » Plotin dira : « Ce qui serait totalement privé du bien ne chercherait jamais le bien. » C’est pourquoi le Socrate du Banquet apparaît à la fois comme celui qui prétend n’avoir nulle sagesse et comme un être dont on admire la manière de vivre. > [!accord] Page 58 Pendant l’expédition de Potidée, ses compagnons d’armes l’ont vu réfléchir, debout et immobile, pendant une journée entière. Et c’est aussi ce qui lui arrive au début du dialogue et qui explique son retard au banquet. [[Platon]] veut peut-être ainsi laisser entendre que Socrate a été initié par la prêtresse de Mantinée aux mystères de l’amour et qu’il a appris à voir la véritable beauté ; celui qui a atteint une telle vision mènera, dit la prêtresse de Mantinée, la seule vie qui vaille la peine d’être vécue et il acquerra de cette manière l’excellence (aretê), la vertu véritable. La philosophie apparaît cette fois, nous aurons à le redire, comme une expérience de l’amour. Ainsi Socrate se révèle-t-il comme un être qui, s’il n’est pas un dieu, puisqu’il apparaît au premier abord comme un homme ordinaire, est pourtant supérieur aux hommes : il est bien un daimôn, un mélange de divinité et d’humanité ; mais un tel mélange ne va pas de soi, il est nécessairement lié à une étrangeté, presque à un déséquilibre, à une dissonance interne. > [!accord] Page 59 Il y a, en quelque sorte, une différence d’essence entre le sage et le non-sage, en ce sens que c’est seulement le non-sage qui est susceptible de plus ou de moins, alors que le sage correspond à une perfection absolue qui n’admet pas de degrés. Mais le fait que le philosophe soit non-sage ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de différence entre le philosophe et les autres hommes. Le philosophe est conscient de son état de non-sagesse, il désire la sagesse, il essaie de progresser vers la sagesse qui, pour les stoïciens, est une sorte d’état transcendant que l’on ne peut atteindre que par une mutation brusque et inattendue. Et d’ailleurs le sage n’existe pas ou très rarement. Le philosophe peut progresser donc, mais toujours à l’intérieur de la non-sagesse. Il tend vers la sagesse, mais de manière asymptote, sans jamais pouvoir la rejoindre. > [!information] Page 59 Les autres écoles philosophiques n’auront pas une doctrine aussi précise de la distinction entre philosophie et sagesse, mais, d’une manière générale, la sagesse apparaîtra comme un idéal qui guide et attire le philosophe, et surtout la philosophie sera considérée comme un exercice de la sagesse, donc comme la pratique d’un mode de vie. Cette idée sera encore vivante chez [[Emmanuel Kant|Kant]], et elle est implicite chez tous les philosophes qui définissent étymologiquement la philosophie comme l’amour de la sagesse. > [!approfondir] Page 60 Ce que les philosophes ont le moins retenu du modèle du Socrate du Banquet, c’est son ironie et son humour, auquel fait écho le Socrate dansant du Banquet de Xénophon. Ils se sont traditionnellement privés de ce dont ils auraient eu le plus besoin. [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] [Humain trop humain. Le voyageur et son ombre, § 86.] l’a bien ressenti : > > Sur le fondateur du christianisme, l’avantage de Socrate est le sourire qui nuance sa gravité et cette sagesse pleine d’espièglerie qui fait à l’homme le meilleur état d’âme. #### ISOCRATE > [!information] Page 60 La philosophie est toujours la gloire et la fierté d’Athènes, mais son contenu a considérablement changé. Dans la description d’Isocrate, il ne s’agit plus seulement de culture générale et scientifique, mais d’une formation à la vie, qui transforme les rapports humains et nous arme contre l’adversité. Mais surtout Isocrate introduit une distinction capitale entre la sophia (ou epistême) et la philosophia :   Puisqu’il n’est pas dans la nature de l’homme de posséder un savoir (epistêmê) tel que si nous le possédions nous saurions ce qu’il faut faire et ce qu’il faut dire, je considère comme sages (sophoi), dans les limites de ce qui reste possible, ceux qui, grâce à leurs conjectures, peuvent atteindre le plus souvent la solution la meilleure. Et je considère comme philosophes (philosophoi) ceux qui s’adonnent aux exercices, grâce auxquels ils acquerront le plus vite possible une telle capacité de jugement. > [!information] Page 61 Isocrate distingue donc tout d’abord une sagesse idéale, l’epistêmê, conçue comme un savoir-faire parfait dans la conduite de la vie, qui se fonderait sur une capacité de juger totalement infaillible, ensuite une sagesse pratique (sophia) qui est un savoir-faire acquis par une solide formation du jugement, qui permet de pouvoir prendre des décisions raisonnables, mais conjecturales, dans les situations de tout genre qui se présentent, enfin la formation du jugement elle-même, qui n’est autre que la philosophie. Il s’agit d’ailleurs d’un autre type de philosophie que celle de [[Platon]]. On pourrait parler d’humanisme au sens classique du mot. « Isocrate est intimement convaincu que l’on peut devenir meilleur en apprenant à bien parler », à condition de traiter des « sujets élevés, beaux, qui servent l’humanité et touchent l’intérêt général ». La philosophie est, ainsi, pour lui, indissolublement, l’art de bien dire et de bien vivre. ## LA PHILOSOPHIE COMME MODE DE VIE ### PLATON ET L’ACADÉMIE #### LA PHILOSOPHIE COMME FORME DE VIE DANS L’ACADÉMIE DE PLATON ##### Le projet éducateur > [!information] Page 62 Il nous faut encore revenir sur le lien étroit qui lie Socrate et Éros, le philosophe et l’amour, dans le Banquet de [[Platon]]. L’amour y apparaît, en effet, non seulement comme le désir de ce qui est sage et de ce qui est beau, mais comme le désir de fécondité, c’est-à-dire de s’immortaliser en produisant. Autrement dit, l’amour est créateur et fécond. Il y a deux fécondités, dit Diotime, celle du corps et celle de l’âme. Ceux dont la fécondité réside dans le corps cherchent à s’immortaliser en engendrant des enfants, ceux dont la fécondité réside dans l’âme cherchent à s’immortaliser dans une œuvre de l’intelligence, quelle soit littéraire ou technique. Mais la plus haute forme d’intelligence, c’est la maîtrise de soi et la justice, et elle s’exerce dans l’organisation des cités ou d’autres institutions. Plusieurs historiens ont vu ici, dans cette mention des « institutions », une allusion à la fondation par [[Platon]] de son école, car, dans les lignes qui suivent, [[Platon]] laisse clairement entendre que la fécondité dont il veut parler est celle d’un éducateur, qui, comme Éros, fils de Poros, est « plein de ressource » (euporei), « pour discourir sur la vertu, pour dire à quelles sortes de choses doit penser l’homme de bien et à quoi il doit s’occuper ». Dans le Phèdre, [[Platon]] parlera d’« ensemencer les esprits », de […] semer des discours qui, eux-mêmes, ont en eux une semence à partir de laquelle, en d’autres natures, pousseront d’autres discours, capables […] de conduire au plus haut degré de félicité qui soit possible pour un homme. ##### Socrate et Pythagore > [!accord] Page 65 Les Anciens disaient que l’originalité de [[Platon]] consistait dans le fait qu’il avait réalisé en quelque sorte une synthèse entre Socrate, qu’il avait connu à Athènes, et le pythagorisme, qu’il aurait connu lors de son premier voyage en Sicile. De Socrate, il aurait reçu la méthode du dialogue, l’ironie, l’intérêt porté aux problèmes de la conduite de la vie ; de Pythagore, il aurait hérité l’idée d’une formation par les mathématiques et d’une application possible de ces sciences à la connaissance de la nature, l’élévation de la pensée, l’idéal d’une communauté de vie entre philosophes. Il est indiscutable que [[Platon]] a connu des pythagoriciens : il les met d’ailleurs en scène dans ses dialogues. Mais, étant donné les incertitudes de nos connaissances sur le pythagorisme ancien, nous ne pouvons définir exactement la part du pythagorisme dans la formation de [[Platon]]. Une chose est certaine en tout cas, c’est que, dans la République, [[Platon]] fait l’éloge de Pythagore en disant qu’il a été aimé parce qu’il a proposé aux hommes et aux générations futures une « voie », une règle de vie, appelée « pythagorique », qui distingue des autres hommes ceux qui la pratiquent et qui existait encore au temps de [[Platon]]. ##### L’intention politique > [!information] Page 66 L’intention initiale de [[Platon]] est politique : il croit à la possibilité de changer la vie politique par l’éducation philosophique des hommes qui sont influents dans la cité. Le témoignage autobiographique que donne [[Platon]] dans la Lettre VII mérite l’attention. Il raconte comment, dans sa jeunesse, il voulait, comme les autres jeunes gens, s’occuper des affaires de la cité, comment il découvrit alors, par la mort de Socrate et par son examen des lois et des coutumes, à quel point il était difficile d’administrer correctement les affaires de la cité, pour reconnaître finalement que toutes les cités existant à son époque, absolument toutes, avaient un mauvais régime politique. C’est pourquoi, dit-il, « je fus irrésistiblement amené à louer la vraie philosophie et à proclamer que, à sa lumière seule, on peut reconnaître où est la justice dans la vie publique et dans la vie privée ». Mais il ne s’agit pas simplement de discourir dans l’abstrait. Pour [[Platon]] sa « tâche de philosophe » consiste à agir. S’il essaie de jouer un rôle politique à Syracuse, c’est pour ne pas passer à ses propres yeux « pour un beau parleur » incapable d’agir. > [!approfondir] Page 66 Dans cet immense détour, les intentions politiques risquent d’ailleurs d’être oubliées, et il n’est peut-être pas indifférent d’entendre [[Platon]] dire qu’il faudra forcer les philosophes à être rois. Décrivant la vie dans l’Académie de [[Platon]], Dicéarque, le disciple d’[[Aristote]], insiste sur le fait que ses membres vivaient comme une communauté d’hommes libres et égaux, dans la mesure où ils aspiraient également à la vertu et à la recherche en commun. [[Platon]] ne demandait pas d’honoraires à ses élèves, en vertu du principe qu’il faut donner ce qui est égal à ceux qui sont égaux. Selon les principes politiques platoniciens, il s’agissait d’ailleurs d’une égalité géométrique, donnant à chacun selon ses mérites et selon ses besoins. On entrevoit ici que, persuadé que l’homme ne peut vivre en homme que dans une cité parfaite, [[Platon]] voulait, en attendant la réalisation de celle-ci, faire vivre ses disciples dans les conditions d’une cité idéale et il voulait, à défaut de pouvoir gouverner une cité, qu’ils puissent gouverner leur propre moi ; selon les normes de cette cité idéale. C’est ce qu’essaieront de faire, elles aussi, la plupart des écoles philosophiques postérieures. ##### Formation et recherche dans l’Académie > [!information] Page 68 Nous connaissons peu de chose sur le fonctionnement institutionnel de l’Académie. Comme nous aurons à le redire, il ne faut pas se représenter, comme on l’a fait trop souvent, l’Académie, ni, d’ailleurs, les autres écoles philosophiques d’Athènes, comme des associations religieuses, des thiases des Muses. Leur fondation correspond seulement à l’utilisation du droit d’association en vigueur à Athènes. Il y avait, semble-t-il, deux catégories de membres, d’une part les plus âgés, chercheurs et enseignants, d’autre part les plus jeunes, les étudiants. Ces derniers, par exemple, semblent avoir joué par leurs votes un rôle décisif dans l’élection de Xénocrate, le second successeur de [[Platon]]. Le premier successeur, Speusippe, aurait été choisi par [[Platon]] lui-même. Dans l’Antiquité, on regardait comme significatif le fait que deux femmes, Axiothea et Lastheneia, aient été les élèves de [[Platon]] et de Speusippe. Axiothea, racontait-on, avait porté sans honte le simple manteau des philosophes : ce qui laisse supposer que les membres de l’Académie, comme d’autres philosophes de l’époque, tenaient à ce costume qui les distinguait des autres hommes. > [!information] Page 69 La géométrie n’était pas seulement l’objet d’un enseignement élémentaire, mais de recherches approfondies. C’est d’ailleurs dans l’Académie que les mathématiques ont connu leur véritable naissance. C’est là qu’a été découverte l’axiomatique mathématique qui formule les présuppositions des raisonnements : principes, axiomes, définitions, postulats, et met en ordre les théorèmes en les déduisant les uns des autres. Tous ces travaux aboutiront, un demi-siècle plus tard, à la rédaction par Euclide de ses fameux Éléments > [!information] Page 70 La dialectique était, à l’époque de [[Platon]], une technique de discussion soumise à des règles précises. Une « thèse » était posée, c’est-à-dire une proposition interrogative du type : la vertu peut-elle s’enseigner ? Un des deux interlocuteurs attaquait la thèse, l’autre la défendait. Le premier attaquait en interrogeant, c’est-à-dire en posant au défenseur de la thèse des questions habilement choisies pour l’obliger à des réponses telles qu’il soit amené à admettre la contradictoire de la thèse qu’il voulait défendre. L’interrogateur n’avait pas lui-même de thèse. C’est pourquoi Socrate avait coutume de jouer le rôle de l’interrogateur, comme le dit [[Aristote]] : « Socrate jouait toujours le rôle de l’interrogateur et jamais celui du répondant, car il avouait ne rien savoir. » La dialectique n’apprenait pas seulement à attaquer, c’est-à-dire à mener judicieusement des interrogations, mais aussi à répondre en déjouant les pièges de l’interrogateur. La discussion d’une thèse sera la forme habituelle de l’enseignement jusqu’au Iᵉ siècle av. J.-C > [!accord] Page 70 La formation à la dialectique était absolument nécessaire, dans la mesure où les disciples de [[Platon]] étaient destinés à jouer leur rôle dans la cité. Dans une civilisation qui avait pour centre le discours politique, il fallait former à une parfaite maîtrise de la parole et du raisonnement. Aux yeux de [[Platon]], elle était d’ailleurs dangereuse, car elle risquait de faire croire aux jeunes gens que l’on pouvait défendre ou attaquer n’importe quelle position. C’est pourquoi la dialectique platonicienne n’est pas un exercice purement logique. Elle est plutôt un exercice spirituel qui exige des interlocuteurs une ascèse, une transformation d’eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’une lutte entre deux individus dans lequel le plus habile imposera son point de vue, mais d’un effort mené en commun par deux interlocuteurs qui veulent s’accorder avec les exigences rationnelles du discours sensé, du logos. > [!accord] Page 71 Un vrai dialogue n’est possible que si l’on veut vraiment dialoguer. Grâce à cet accord entre interlocuteurs, renouvelé à chaque étape de la discussion, ce n’est pas l’un des interlocuteurs qui impose sa vérité à l’autre ; bien au contraire, le dialogue leur apprend à se mettre à la place de l’autre, donc à dépasser leur propre point de vue. Grâce à leur effort sincère, les interlocuteurs découvrent par eux-mêmes, et en eux-mêmes, une vérité indépendante d’eux, dans la mesure où ils se soumettent à une autorité supérieure, le logos. Comme dans toute la philosophie antique, la philosophie consiste ici dans le mouvement par lequel l’individu se transcende dans quelque chose qui le dépasse, pour [[Platon]], dans le logos, dans le discours qui implique une exigence de rationalité et d’universalité. D’ailleurs ce logos ne représente pas une sorte de savoir absolu ; il s’agit en fait de l’accord qui s’établit entre des interlocuteurs qui sont amenés à admettre en commun certaines positions, accord dans lequel ceux-ci dépassent leurs points de vue particuliers. ##### Exercices spirituels > [!information] Page 75 La plus célèbre pratique est l’exercice de la mort, auquel [[Platon]] fait allusion dans le [[Phédon]], qui raconte précisément la mort de Socrate. Socrate y déclare qu’un homme qui a passé sa vie dans la philosophie a nécessairement du courage pour mourir, puisque la philosophie n’est rien d’autre qu’un exercice de la mort. Et elle est un exercice de la mort, puisque la mort est la séparation de l’âme et du corps et que le philosophe s’emploie à détacher son âme de son corps. Le corps en effet nous cause mille tracas, à cause des passions qu’il engendre, des besoins qu’il nous impose. Il faut donc que le philosophe se purifie, c’est-à-dire qu’il s’efforce de concentrer et ramasser l'âme, de la délivrer de la dispersion et de la distraction que lui impose le corps. On songera ici aux longues concentrations de Socrate sur lui-même évoquées dans le Banquet, pendant lesquelles il reste immobile, sans bouger et sans manger. ^763889 > [!approfondir] Page 78 Selon le mythe de la préexistence des âmes, l’âme a vu, lorsqu’elle n’était pas encore descendue dans le corps, les Formes, les Normes transcendantes. Tombée dans le monde sensible, elle les a oubliées, elle ne peut même plus les reconnaître intuitivement dans des images qui se trouveraient dans le monde sensible. Mais seule la Forme de la beauté a le privilège d’apparaître encore dans ces images d’elle-même que sont les beaux corps. L’émotion amoureuse que l’âme ressent devant tel beau corps est provoquée par le ressouvenir inconscient de la vision que l'âme a eue de la beauté transcendante dans son existence antérieure. Lorsque l’âme éprouve le plus humble amour terrestre, c’est cette beauté transcendante qui l’attire. Ici nous retrouvons l’état du philosophe dont parlait le Banquet, état d’étrangeté, de contradiction, de déséquilibre intérieur, car celui qui aime est déchiré entre son désir de s’unir charnellement à l’objet aimé et son élan vers la beauté transcendante qui l’attire à travers l’objet aimé. Le philosophe s’efforcera donc de sublimer son amour, en cherchant à rendre meilleur l’objet de son amour. Son amour, comme le dit le Banquet, lui donnera la fécondité spirituelle qui se manifestera dans la pratique du discours philosophique. On peut déceler ici chez [[Platon]] la présence d’un élément irréductible à la rationalité discursive, qui est hérité du socratisme, le pouvoir éducateur de la présence amoureuse : « On n’apprend que de qui on aime. » > [!approfondir] Page 79 Nous disions plus haut que la science, chez [[Platon]], n’est jamais purement théorique : elle est transformation de l’être, elle est vertu, nous pouvons dire maintenant qu’elle est aussi affectivité. On pourrait appliquer à [[Platon]] la formule de [[Whitehead]] [Cité par A. Parmentier, La philosophie de [[Whitehead]] et le problème de Dieu, Paris, 1968, p. 222, n. 83 : « Le concept est toujours revêtu d’émotion, c’est-à-dire d’espoir ou de crainte, ou de haine, ou d’ardente aspiration ou du plaisir de l’analyse…»] : « Le concept est toujours revêtu d’émotion. » La science, même la géométrie, est une connaissance qui engage toute l’âme, qui est toujours liée à Éros, au désir, à l’élan et au choix. « La notion de connaissance pure, c’est-à-dire de pur entendement, disait encore [[Whitehead]], est tout à fait étrangère à la pensée de [[Platon]]. L’âge des professeurs n’était pas encore arrivé. » ^887d83 #### LE DISCOURS PHILOSOPHIQUE DE PLATON > [!accord] Page 80 il n’a rédigé aucun ouvrage écrit et qu’il n’y en aura jamais, car il s’agit d’un savoir qui ne peut absolument pas être formulé comme les autres savoirs, mais qui jaillit dans l’âme, lorsqu’on a eu une longue familiarité avec l’activité en quoi il consiste et que l’on y a consacré sa vie. > [!accord] Page 80 Comme dans l’agriculture, il faut du temps pour que la semence germe et se développe, il faut beaucoup d’entretiens, pour faire naître dans l’âme de l’interlocuteur un savoir, qui, comme nous l’avons dit, sera identique à la vertu. Le dialogue ne transmet pas un savoir tout fait, une information, mais l’interlocuteur conquiert son savoir par son effort propre, il le découvre par lui-même, il pense par lui-même. Au contraire, le discours écrit ne peut répondre aux questions, il est impersonnel, et prétend donner immédiatement un savoir tout fait, mais qui n’a pas la dimension éthique que représente une adhésion volontaire. Il n’y a de vrai savoir que dans le dialogue vivant. > [!information] Page 81 Mais, pour convertir à ce mode de vie qu’est la philosophie, il faut donner une idée de ce qu’est la philosophie. [[Platon]] choisit à cet effet la forme du dialogue, et cela pour deux motifs. Tout d’abord, le genre littéraire du dialogue « socratique », c’est-à-dire mettant en scène comme interlocuteur principal Socrate lui-même, est très à la mode à son époque. Et précisément le dialogue « socratique » permet de mettre en valeur l’éthique du dialogue qui est pratiquée dans l’école de [[Platon]]. On peut d’ailleurs légitimement supposer que certains dialogues nous apportent un écho de ce que furent les discussions à l’intérieur de l’Académie. On remarquera seulement que, très vivant dans les premiers dialogues, le personnage de Socrate tend à devenir de plus en plus abstrait dans des dialogues plus tardifs, pour s’évanouir finalement dans les Lois > [!accord] Page 82 V. Goldschmidt, que l’on ne pouvait suspecter de vouloir minimiser l’aspect systématique des doctrines, a proposé la meilleure explication de ce fait en disant que les dialogues n’ont pas été écrits pour « informer », mais pour « former ». Telle est, tout aussi bien, l’intention profonde de la philosophie de [[Platon]]. Sa philosophie ne consiste pas à construire un système théorique de la réalité et à en « informer » ensuite ses lecteurs, en écrivant une suite de dialogues exposant méthodiquement ce système, mais elle consiste à « former », c’est-à-dire à transformer les individus, en leur faisant expérimenter, dans l’exemple du dialogue auquel le lecteur a l’illusion d’assister, les exigences de la raison et finalement la norme du bien. > [!accord] Page 84 Le discours philosophique de [[Platon]] se fonde donc dans le choix voulu de dialoguer, donc dans l’expérience concrète et vécue du dialogue parlé et vivant. Il porte essentiellement sur l’existence d’objets immuables, c’est-à-dire de Formes non sensibles, garantes de la rectitude du discours et de l’action, et aussi sur l’existence en l’homme d’une âme, qui, plus que le corps, assure l’identité de l’individu. On le constate d’ailleurs dans la plupart des dialogues, ces Formes sont surtout les valeurs morales, qui fondent nos jugements sur les choses de la vie humaine : il s’agit avant tout de chercher à déterminer, dans la vie de l’individu et de la cité, grâce à une étude de la mesure propre à chaque chose, cette triade de valeurs qui apparaît d’un bout à l’autre des dialogues : ce qui est beau, ce qui est juste, ce qui est bien. Le savoir platonicien comme le savoir socratique est avant tout un savoir des valeurs > [!information] Page 85 Ce modèle socratico-platonicien de la philosophie a joué un rôle capital. Tout au long de l’histoire de la philosophie antique, nous allons retrouver ces deux pôles de l’activité philosophique que nous venons de distinguer : d’une part, le choix et la pratique d’un mode de vie, d’autre part, un discours philosophique, qui, à la fois, est une partie intégrante de ce mode de vie et explicite les présupposés théoriques impliqués dans ce mode de vie, un discours philosophique pourtant qui apparaît finalement comme incapable d’exprimer ce qui est l’essentiel – pour [[Platon]], les Formes, le Bien, c’est-à-dire ce que l’on expérimente, d’une manière non discursive, dans le désir et dans le dialogue. ### Aristote et son école #### LA FORME DE VIE « THÉORÉTIQUE » > [!information] Page 87 Mais il y a une profonde différence entre le projet que vise l’école d’[[Aristote]] et le projet platonicien. L’école de [[Platon]] a essentiellement une finalité politique, même si elle est le lieu d’une intense activité de recherche mathématique et de discussion philosophique. [[Platon]] considère qu’il suffit d’être philosophe pour pouvoir diriger la cité ; à ses yeux, il y a donc unité entre philosophie et politique. Au contraire, l’école d’[[Aristote]], comme l’a bien montré R. Bodéüs, ne forme qu’à la vie philosophique. L’enseignement pratique et politique s’adressera à un public plus large, à des hommes politiques, extérieurs à l’école, mais qui désirent s’instruire sur la meilleure manière d’organiser la cité. [[Aristote]] distingue en effet entre le bonheur que l’homme peut trouver dans la vie politique, dans la vie active – c’est le bonheur que peut procurer la pratique de la vertu dans la cité –, et le bonheur philosophique qui correspond à la theoria, c’est-à-dire à un genre de vie qui est consacré tout entier à l’activité de l’esprit > [!information] Page 88 La vie selon l’esprit apporte aussi l’absence de trouble. En pratiquant les vertus morales, on se trouve impliqué dans la lutte contre les passions, mais aussi dans beaucoup de soucis matériels : pour agir dans la cité, il faut se mêler aux luttes politiques ; pour aider les autres, il faut avoir de l’argent, pour pratiquer le courage, il faut aller à la guerre. Au contraire la vie philosophique ne peut se vivre que dans le loisir, dans le détachement des soucis matériels. > [!accord] Page 89 Comme chez [[Platon]], le choix philosophique conduit donc le moi individuel à se dépasser dans un moi supérieur, à se hausser à un point de vue universel et transcendant. > [!accord] Page 89 En un certain sens, ce paradoxe inhérent à la vie de l’esprit chez [[Aristote]] correspond au paradoxe inhérent à la notion de sagesse, opposée à la philosophie, dans le Banquet de [[Platon]]. La sagesse y était décrite comme un état divin, de soi inaccessible à l’homme et pourtant le philosophe, celui qui aime la sagesse, la désirait. Sans doute, [[Aristote]] n’affirme pas que cette vie de l’esprit soit inaccessible, et que l’on doive se contenter de progresser vers elle, mais il reconnaît que nous ne pouvons l’atteindre « que dans la mesure du possible », c’est-à-dire en tenant compte de la distance qui sépare l’homme de Dieu et, dirons-nous, le philosophe du sage ; il reconnaît aussi que nous ne pouvons l’atteindre que dans de rares moments. > [!information] Page 90 Il apparaît donc que, pour [[Aristote]], la philosophie consiste dans un mode de vie « théorétique ». À ce sujet, il importe de ne pas confondre « théorétique » avec « théorique ». « Théorique » est un mot qui a bien une origine grecque, mais qui n’apparaît pas chez [[Aristote]], et qui signifiait, dans un tout autre registre que philosophique, « ce qui se réfère aux processions ». Dans le langage moderne, « théorique » s’oppose à « pratique », comme ce qui est abstrait, spéculatif, par opposition à ce qui a rapport avec l’action et le concret. On pourra donc, dans cette perspective, opposer un discours philosophique purement théorique à une vie philosophique pratiquée et vécue. Mais [[Aristote]] lui-même n’emploie que le mot « théorétique », et il l’utilise pour désigner, d’une part, le mode de connaissance qui a pour but le savoir pour le savoir et non pas une fin extérieure à lui-même, et, d’autre part, le mode de vie qui consiste à consacrer sa vie à ce mode de connaissance. En ce dernier sens, « théorétique » ne s’oppose pas à « pratique », autrement dit « théorétique » peut s’appliquer à une philosophie pratiquée, vécue, active, qui apporte le bonheur. #### LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE LA VIE « THÉORÉTIQUE » > [!approfondir] Page 94 On entrevoit dans ce texte les tendances profondes qui animent la vie selon l’esprit, le mode de vie théorétique. Si nous éprouvons de la joie à connaître aussi bien les astres que les êtres de la nature sublunaire, c’est parce que nous y retrouvons, directement ou indirectement, une trace de la réalité qui nous attire d’une manière irrésistible, le principe premier, qui meut toutes choses, dit [[Aristote]], comme l’objet de son amour meut l’amant. C’est pourquoi les astres et les sphères célestes, qui sont eux-mêmes des principes d’attraction, nous donnent tant de plaisir quand nous les observons, comme la vision fugitive et imprécise de la personne aimée. Quant à l’étude de la nature, elle nous procure du plaisir dans la mesure où nous y découvrons un art divin. L’artiste ne fait qu’imiter l’art de la nature, et en un certain sens l’art humain n’est qu’un cas particulier de l’art fondamental et originel qui est celui de la nature. C’est pourquoi la beauté naturelle est supérieure à toute beauté artistique. Mais, dira-t-on, il y a des choses repoussantes. Oui, mais ne deviennent-elles pas belles pour nous quand l’art les imite ? Si nous prenons plaisir à voir la reproduction par l’artiste des choses laides et repoussantes, c’est que nous admirons l’art avec lequel l’artiste les a imitées. Notons en passant que c’est précisément à l’époque hellénistique, qui commence au temps d’[[Aristote]], que l’art grec devient réaliste, représentant des sujets vulgaires, des personnages de classe inférieure ou des animaux de tout genre. Mais, si dans ces œuvres d’art, nous prenons plaisir à observer l’habileté de l’artiste, pourquoi ne pas admirer dans la réalité de ses productions l’habileté de la nature, d’autant plus que c’est de l’intérieur qu’elle fait croître les êtres vivants, qu’elle est en quelque sorte un art immanent ? Nous trouverons plaisir à étudier toutes les œuvres de la nature si nous cherchons son intention, la finalité qu’elle a poursuivie dans son action. > [!approfondir] Page 95 Nous disions, à propos de [[Platon]], que la connaissance est toujours liée au désir et à l’affectivité. Nous pouvons le redire au sujet d’[[Aristote]]. Ce plaisir que l’on éprouve dans la contemplation des êtres, c’est le plaisir que l’on éprouve à contempler l’être aimé. Pour le philosophe, tout être est beau, parce qu’il sait le replacer dans la perspective du plan de la Nature et du mouvement général et hiérarchisé de tout l’univers vers le principe qui est le suprême désirable. Cette étroite liaison entre connaissance et affectivité s’exprime dans la formule de la Métaphysique : « Le suprême désirable et le suprême intelligible se confondent. » À nouveau, le mode de vie théorétique révèle sa dimension éthique. Si le philosophe trouve son plaisir dans la connaissance des êtres, c’est qu’il ne désire rien d’autre finalement que ce qui le conduit au suprême désirable. > [!information] Page 95 On pourrait exprimer cette idée en reprenant la remarque de [[Emmanuel Kant|Kant]] : « Prendre un intérêt immédiat aux beautés de la nature […] est toujours l’indice d’une âme bonne. » La raison en est, dit [[Emmanuel Kant|Kant]], que cette âme prend plaisir, non seulement à la forme de l’être naturel, mais à son existence, « sans l’intervention de l’attrait sensuel ou d’une fin qu’il y rattacherait lui-même ». Le plaisir que l’on prend aux beautés de la nature est, en quelque sorte, paradoxalement, un intérêt désintéressé. Dans la perspective aristotélicienne, ce désintéressement correspond au détachement de soi, par lequel l’individu se hausse au niveau de l’esprit, de l’intellect, qui est son véritable moi, et prend conscience de l’attraction qu’exerce sur lui le principe suprême, suprême désirable et suprême intelligible. > [!information] Page 96 Il n’y a rien de plus éloigné de la théorie que le théorétique, c’est-à-dire la contemplation #### LES LIMITES DU DISCOURS PHILOSOPHIQUE > [!information] Page 97 Les œuvres d’[[Aristote]] sont le fruit de l’activité théorétique du philosophe et de son école. Mais le discours philosophique aristotélicien déroute le lecteur moderne, non seulement par sa concision souvent désespérante, mais surtout par l’incertitude de sa pensée, concernant les points les plus importants de sa doctrine, par exemple la théorie de l’intellect. On n’y trouve pas un exposé exhaustif et cohérent de théories qui constitueraient les différentes parties du système d’[[Aristote]]. > [!information] Page 98 Lorsque [[Aristote]] fait un cours, il ne s’agit pas, comme l’a très bien dit R. Bodéüs « d’un “cours” au sens moderne du terme, cours auquel assisteraient des élèves préoccupés de noter la pensée du maître, en vue de Dieu sait quelle étude postérieure ». Il ne s’agit pas d’« informer », de transvaser dans l’esprit des auditeurs un certain contenu théorique, mais « de les former », et il s’agit aussi de mener une recherche commune : c’est cela la vie théorétique. [[Aristote]] attend de ses auditeurs une discussion, une réaction, un jugement, une critique. L’enseignement reste toujours fondamentalement un dialogue. > [!information] Page 98 Et ces cours sont destinés avant tout à familiariser les disciples avec des méthodes de pensée. Aux yeux de [[Platon]], l’exercice du dialogue était plus important que les résultats obtenus dans cet exercice. De même, pour [[Aristote]], la discussion des problèmes est finalement plus formatrice que leur solution. Dans ses cours, il montre de façon exemplaire par quelle démarche de pensée, par quelle méthode, on doit rechercher les causes des phénomènes dans tous les domaines de la réalité. Il aime à aborder le même problème sous des angles différents, en partant de différents points de départ. > [!information] Page 99 Déjà dans l’ordre théorétique, il ne suffit pas d’entendre un discours, ni même de le répéter, pour savoir, c’est-à-dire pour accéder à la vérité et à la réalité. Il faut d’abord, pour comprendre le discours, que l’auditeur ait déjà une certaine expérience de ce dont parle le discours, une certaine familiarité avec son objet. Il faut ensuite une lente assimilation, capable de créer dans l’âme une disposition permanente, un habitus :   Ceux qui ont commencé à apprendre enchaînent les formules, mais n’en savent pas encore le sens ; car il faut qu’elles soient parties intégrantes de notre nature [mot à mot : qu’elles croissent avec nous]. Or c’est là une chose qui demande du temps. > [!accord] Page 99 Comme pour [[Platon]], le vrai savoir, aux yeux d’[[Aristote]], ne naît que d’une longue fréquentation avec les concepts, les méthodes, mais aussi les faits observés. Il faut expérimenter longuement les choses pour les connaître, pour se familiariser aussi bien avec les lois générales de la nature qu’avec les nécessités rationnelles ou les démarches de l’intellect. Sans cet effort personnel, l’auditeur n’assimilera pas les discours et ceux-ci resteront inutiles pour lui. > [!accord] Page 100 Cela est encore plus vrai dans l’ordre pratique, dans lequel il ne s’agit plus seulement de savoir, mais de pratiquer et d’exercer la vertu. Les discours philosophiques ne suffisent pas à rendre vertueux. Il y a deux catégories d’auditeurs. Les premiers ont déjà des prédispositions naturelles à la vertu ou ont reçu une bonne éducation. À ceux-là, les discours moraux peuvent être utiles : ils les aideront à transformer leurs vertus naturelles, ou acquises par l’habitude, en vertus conscientes et accompagnées de prudence. Dans ce cas, on peut dire, en un certain sens, que l’on ne prêche que des convertis. Les seconds sont esclaves de leurs passions, et dans ce cas le discours moral n’aura aucune influence sur eux :   Qui est enclin à obéir à ses passions écoutera en vain et sans profit, puisque aussi bien la fin n’est pas la connaissance mais l’action.   À ce genre d’auditeurs, il faudra donc autre chose que des discours pour les former à la vertu :   Il faut travailler longtemps par l’habitude l’âme de l’auditeur de façon à ce qu’elle exerce bien ses attraits et ses répulsions, de même qu’on retourne la terre qui doit nourrir les semailles. > [!information] Page 100 Ce travail d’éducation, [[Aristote]] considère que c’est à la cité de l’effectuer par la contrainte de ses lois et par la coercition. C’est donc le rôle de l’homme politique et du législateur d’assurer la vertu de ses concitoyens, et ainsi leur bonheur, d’une part en organisant une cité où les citoyens pourront effectivement être éduqués de façon à devenir vertueux, d’autre part en assurant au sein de la cité la possibilité du loisir qui permettra aux philosophes d’accéder à la vie théorétique. C’est pourquoi [[Aristote]] ne songe pas à fonder une morale individuelle sans rapport avec la cité mais dans l’Éthique à Nicomaque, il s’adresse aux hommes politiques et aux législateurs, pour former leur jugement, en leur décrivant les différents aspects de la vertu et du bonheur de l’homme, afin qu’ils puissent légiférer de façon à donner aux citoyens la possibilité de pratiquer la vie vertueuse ou, pour certains privilégiés, la vie philosophique. Comme le dit excellemment R. Bodéüs, la finalité des Éthiques et de la Politique vise « un objectif au-delà du savoir » ; il ne s’agit pas seulement « d’exposer dans un discours la vérité sur un certain nombre de questions particulières », mais encore, par là, de contribuer à la perfection du devenir humain. > [!information] Page 101 [[Aristote]], comme [[Platon]], fonde sur les hommes politiques son espoir de transformer la cité et les hommes. Mais [[Platon]] considérait que les philosophes doivent être eux-mêmes les hommes politiques qui réaliseront cette œuvre. Il proposait donc aux philosophes un choix de vie et une formation qui en feraient à la fois des contemplatifs et des hommes d’action, savoir et vertu s’impliquant mutuellement. Pour [[Aristote]], au contraire, l’activité du philosophe dans la cité doit se borner à former le jugement des politiques : ceux-ci, de leur côté, auront à agir personnellement, par leur législation, pour assurer la vertu morale des citoyens. Le philosophe, pour sa part, choisira une vie consacrée à la recherche désintéressée, à l’étude et la contemplation, et, il faut bien le reconnaître, indépendante des tracas de la vie politique. La philosophie est donc, pour [[Aristote]], comme pour [[Platon]], à la fois un mode de vie et un mode de discours. ### LES ÉCOLES HELLÉNISTIQUES #### Caractéristique générale ##### La période hellénistique > [!information] Page 102 Le mot « hellénistique » désigne traditionnellement la période de l’histoire grecque qui s’étend d’Alexandre le Grand, le Macédonien, jusqu’à la domination romaine, donc de la fin du IVᵉ siècle av. J.-C. à la fin du I siècle av. J.-C. Grâce à l’extraordinaire expédition d’Alexandre, qui va étendre l’influence grecque depuis l’Égypte jusqu’à Samarkand et à Tachkent et aussi jusqu’à l’Indus, s’ouvre une nouvelle époque de l’histoire du monde. On peut dire que la Grèce commence alors à découvrir l’immensité du monde. C’est le début d’échanges commerciaux intenses, non seulement avec l’Asie centrale, mais aussi avec la Chine, l’Afrique, et également avec l’Ouest de l’Europe. Les traditions, les religions, les idées, les cultures se mêlent, et cette rencontre marquera d’une empreinte indélébile la culture de l’Occident. > [!information] Page 103 On a souvent présenté la période hellénistique de la philosophie grecque comme une phase de décadence de la civilisation grecque abâtardie par le contact avec l’Orient. Plusieurs causes peuvent expliquer ce jugement sévère : tout d’abord le préjugé classique qui fixe a priori un modèle idéal de culture et qui décide que seule la Grèce des présocratiques, des tragiques et, à la rigueur, de [[Platon]], mérite d’être étudiée ; en second lieu l’idée selon laquelle, avec le passage du régime démocratique au régime monarchique et la fin de la liberté politique, la vie publique des cités grecques se serait éteinte. Les philosophes, abandonnant le grand effort spéculatif de [[Platon]] et d’[[Aristote]] et l’espoir de former des hommes politiques capables de transformer la cité, se seraient alors résignés à proposer aux hommes, privés de la liberté politique, un refuge dans la vie intérieure. Cette représentation de l’époque hellénistique, qui remonte, je crois, au début du XXᵉ siècle [Notamment G. Murray, Four Stages of Greek Religion, New York, 1912 (3e éd. 1955), p. 119 et suiv., « The Failure of Nerve ». Presque tous les travaux des historiens de la philosophie postérieurs à G. Murray (Festugière, Bréhier par exemple) sont entachés de ce préjugé.], continue souvent à fausser l’idée que l’on se fait de la philosophie de cette période. > [!information] Page 103 L’épigraphiste Louis Robert, en étudiant attentivement les inscriptions que l’on retrouve dans les ruines des villes grecques de l’Antiquité, a bien montré, dans toute son œuvre, que toutes ces cités ont continué à avoir sous les monarchies hellénistiques, comme ensuite dans l’Empire romain, une intense activité culturelle, politique, religieuse, et même athlétique. Par ailleurs, les sciences exactes et les techniques ont connu alors un essor extraordinaire. Notamment, sous l’influence des Ptolémées, qui régnaient à Alexandrie, cette ville devint en quelque sorte le centre vivant de la civilisation hellénistique > [!accord] Page 104 Il n’y a pas non plus, dans l’orientation de l’activité philosophique elle-même, un changement aussi radical que l’on voudrait le faire croire. On a dit et répété que les philosophes de l’époque hellénistique, devant leur incapacité d’agir dans la cité, auraient développé une morale de l’individu, et se seraient tournés vers l’intériorité. Les choses sont beaucoup plus complexes. D’une part, s’il est vrai que [[Platon]] et [[Aristote]] ont chacun à leur manière des préoccupations politiques, il n’en reste pas moins que la vie philosophique est, pour eux, un moyen de se libérer de la corruption politique. > [!accord] Page 106 Mais, pour ne citer qu’un seul exemple, le philosophe Chrysippe, l’un des fondateurs du stoïcisme, avait écrit au moins sept cents traités. Aucun ne nous a été conservé, seuls quelques rares fragments nous sont parvenus dans les papyri découverts à Herculanum et grâce aux citations qui en ont été faites par des auteurs de l’époque romaine. Notre vision de l’histoire de la philosophie est donc irrémédiablement faussée par des contingences historiques. Nous en aurions peut-être une représenta-lion toute différente, si les œuvres de [[Platon]] et d’[[Aristote]] étaient disparues, et si celles des stoïciens Zénon et Chrysippe avaient été conservées. > [!information] Page 107 Quoi qu’il en soit, c’est grâce à des auteurs vivant dans le monde romain, soit au temps de la République, comme Cicéron, Lucrèce et Horace, soit au temps de l’Empire, comme Sénèque, Plutarque, Épictète, Marc Aurèle, que de précieux renseignements sur la tradition philosophique hellénistique ont été préservés. C’est pourquoi nous serons amenés parfois à citer ces auteurs, bien qu’ils appartiennent à une époque postérieure. ##### Influences orientales ? > [!information] Page 107 On sait que l’expédition d’Alexandre a rendu possibles des rencontres entre sages grecs et sages hindous. Notamment un philosophe de l’école d’Abdère, Anaxarque, et l’élève de celui-ci, Pyrrhon d’Élis, avaient accompagné le conquérant jusqu’en Inde, et l’on racontait que Pyrrhon, à son retour, vécut retiré du monde, parce qu’il avait entendu un Indien dire à Anaxarque qu’il était incapable d’être un maître, puisqu’il fréquentait les cours royales. Dans ces contacts, il ne semble pas y avoir eu véritablement des échanges d’idées, des confrontations de théories. Du moins, nous n’en avons aucune trace évidente. > [!information] Page 108 Les philosophes grecs eurent l’impression de retrouver chez les gymnosophistes la manière de vivre qu’ils recommandaient eux-mêmes : la vie sans convention, selon la pure nature, l’indifférence totale à ce que les hommes considèrent comme désirable ou indésirable, bon ou mauvais, indifférence qui conduisait à une parfaite paix intérieure, à l’absence de trouble. Démocrite, le maître d’Anaxarque, avait lui-même prôné cette tranquillité dame. Les cyniques affectaient de mépriser toutes les conventions humaines. Mais ils découvraient chez les gymnosophistes cette attitude poussée à l’extrême. ##### Les écoles philosophiques > [!information] Page 109 Il en va tout autrement dans l’Antiquité. Aucune obligation universitaire n’oriente le futur philosophe vers telle ou telle école, mais c’est en fonction du mode de vie qui y est pratiqué que le futur philosophe vient assister à des leçons dans l’institution scolaire (scholê) de son choix. À moins que, le hasard le conduisant dans une salle de cours, il ne se convertisse de manière imprévue à telle philosophie en entendant parler un maître. C’est ce que l’on racontait de Polémon qui, après une nuit de débauche, entra le matin par bravade, avec une bande de fêtards, dans l’école du platonicien Xénocrate et, séduit par le discours de celui-ci, décida de devenir philosophe et devint plus tard chef de l’école : invention édifiante sans doute, mais qui pouvait paraître tout à fait vraisemblable. > [!information] Page 110 Vers la fin du IVᵉ siècle, presque toute l’activité philosophique se concentre à Athènes, dans les quatre écoles fondées respectivement par [[Platon]] (l’Académie), par [[Aristote]] (le Lycée), par Épicure (le Jardin) et par Zénon (la Stoa). Pendant près de trois siècles, ces institutions resteront vivantes. En effet, à la différence des groupes transitoires qui se formaient autour des sophistes, elles étaient des institutions permanentes non seulement du vivant de leur fondateur, mais longtemps après la mort de celui-ci. > [!information] Page 111 Ces écoles sont largement ouvertes au public. La plupart des philosophes, mais pas tous, mettent leur point d’honneur à enseigner sans recevoir d’honoraires. C’est ce qui les oppose aux sophistes. Les ressources pécuniaires sont personnelles ou proviennent de bienfaiteurs, tel Idoménée pour Épicure. Les besoins de l’école étaient couverts par une cotisation journalière de deux oboles : deux oboles étaient « le salaire d’un esclave qui travaillait à la journée, et suffisaient à peine, comme dit Ménandre, à se payer une tisane ». En général, on distingue, parmi ceux qui fréquentent l’école, les simples auditeurs et le groupe des vrais disciples, appelés les « familiers », les « amis » ou les « compagnons », eux-mêmes divisés en jeunes et en anciens. Ces vrais disciples vivent parfois en commun avec le maître dans la maison de celui-ci ou près de celle-ci. On racontait des disciples de Polémon, cet élève de Xénocrate dont nous avons parlé, qu’ils avaient bâti des huttes pour vivre près de lui. Par ailleurs, on trouve aussi bien dans l’Académie, dans le Lycée que dans l’école d’Épicure, un même usage, celui de prendre des repas en commun à intervalles réguliers. > [!information] Page 113 Il a donc existé à Athènes, à peu près du IVᵉ au Iᵉ siècle, quatre écoles de philosophie, qui revêtaient, d’une manière ou d’une autre, une forme institutionnelle et qui avaient d’une manière générale des méthodes analogues d’enseignement. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu d’école de philosophie dans d’autres villes, mais elles n’avaient pas le prestige des écoles athéniennes. Il faut y ajouter deux autres courants qui semblent extrêmement différents des quatre écoles, le scepticisme, ou plutôt le pyrrhonisme – car l’idée de scepticisme est un phénomène relativement tardif – et le cynisme. Tous deux n’ont pas d’organisation scolaire. Tous deux n’ont pas de dogmes. Mais ce sont deux modes de vie, le premier proposé par Pyrrhon, le second par Diogène le Cynique, et de ce point de vue, ce sont bel et bien deux haireseis, deux attitudes de pensée et de vie. ##### Identités et différences : priorité du choix d’un mode de vie > [!accord] Page 114 En fait, comme nous l’avons déjà entrevu à propos de Socrate, de [[Platon]] et d’[[Aristote]], et comme nous allons le revoir à propos des écoles hellénistiques, chaque école se définit et se caractérise par un choix de vie, par une certaine option existentielle. La philosophie est amour et recherche de la sagesse, et la sagesse est précisément un certain mode de vie. Le choix initial, propre à chaque école, est donc le choix d’un certain type de sagesse. > [!accord] Page 114 Toutes les écoles hellénistiques paraissent en effet la définir à peu près dans les mêmes termes, et tout d’abord comme un état de parfaite tranquillité de l’âme. Dans cette perspective, la philosophie apparaît comme une thérapeutique des soucis, des angoisses et de la misère humaine, misère provoquée par les conventions et les contraintes sociales, pour les cyniques, par la recherche des faux plaisirs, pour les épicuriens, par la recherche du plaisir et de l’intérêt égoïste, selon les stoïciens, et par les fausses opinions, selon les sceptiques. Qu’elles revendiquent ou non l’héritage socratique, toutes les philosophies hellénistiques admettent avec Socrate que les hommes sont plongés dans la misère, l’angoisse et le mal, parce qu’ils sont dans l’ignorance : le mal n’est pas dans les choses, mais dans les jugements de valeur que les hommes portent sur les choses. > [!accord] Page 115 Et surtout, si les écoles dogmatiques s’accordent à reconnaître que le choix philosophique fondamental doit correspondre à une tendance innée en l’homme, on peut distinguer, parmi elles, d’une part, l’épicurisme, pour qui c’est la recherche du plaisir qui motive toute l’activité humaine, d’autre part, le platonisme, l’aristotélisme, le stoïcisme, pour qui, selon la tradition socratique, l’amour du Bien est l’instinct primordial de l’être humain. Mais, malgré cette identité d’intention fondamentale, ces trois écoles ne se fondent pas moins sur des choix existentiels radicalement différents les uns des autres. ##### Identités et différences : la méthode d’enseignement > [!information] Page 116 C’est pourquoi beaucoup d’élèves viennent à Athènes, de Grèce, du Proche-Orient, d’Afrique et d’Italie, pour recevoir une formation qui leur permettra ensuite d’exercer une activité politique dans leur patrie. Ce sera le cas de beaucoup d’hommes d’État romains, comme Cicéron par exemple. Ils y apprennent d’ailleurs non seulement à gouverner, mais à se gouverner eux-mêmes, puisque la formation philosophique, c’est-à-dire l’exercice de la sagesse, est destinée à réaliser pleinement l’option existentielle dont nous avons parlé, grâce à l’assimilation intellectuelle et spirituelle des principes de pensée et de vie qui y sont impliqués. > [!information] Page 116 Poser une question, appelée « thèse » (« la mort est-elle un mal ? », « le plaisir est-il le bien suprême ? », par exemple), et la discuter, tel est le schéma fondamental de tout enseignement philosophique à cette époque. Cette particularité le distingue radicalement de l’enseignement en honneur à l’époque suivante, c’est-à-dire à l’époque impériale, à partir du Iᵉ et surtout du IIᵉ siècle ap. J.-C., où la tâche du maître sera de commenter des textes. Nous verrons les raisons historiques de ce changement. > [!information] Page 120 C’est pourquoi les philosophies dogmatiques, comme l’épicurisme et le stoïcisme, ont un caractère populaire et missionnaire, parce que, les discussions techniques et théoriques étant l’affaire des spécialistes, elles peuvent se résumer pour les débutants et les progressants en un petit nombre de formules fortement liées ensemble, qui sont essentiellement des règles de vie pratique. Ces philosophies retrouvent ainsi l’esprit « missionnaire » et « populaire » de Socrate. Alors que le platonisme et l’aristotélisme sont réservés à une élite qui a du « loisir » pour étudier, rechercher et contempler, l’épicurisme et le stoïcisme s’adressent à tous les hommes, riches ou pauvres, hommes ou femmes, libres ou esclaves. Quiconque adopte le mode de vie épicurien ou stoïcien, quiconque le met en pratique, sera considéré comme un philosophe, même s’il ne développe pas, par écrit ou par oral, un discours philosophique. En un certain sens, le cynisme est, lui aussi, une philosophie populaire et missionnaire. Depuis Diogène, les cyniques étaient d’ardents propagandistes, s’adressant à toutes les classes de la société, prêchant d’exemple, pour dénoncer les conventions sociales et proposer le retour à la simplicité de la vie conforme à la nature. #### LE CYNISME > [!information] Page 121 Le mode de vie cynique s’oppose d’une manière spectaculaire non seulement à celui des non-philosophes, mais même à celui des autres philosophes. Les autres philosophes, en effet, ne se différencient de leurs concitoyens que dans certaines limites, par exemple parce qu’ils consacrent leur vie à la recherche scientifique, comme les aristotéliciens, ou parce qu’ils mènent une vie simple et retirée, comme les épicuriens. La rupture du cynique avec le monde est radicale. Ce qu’il rejette en effet, c’est ce que les hommes considèrent comme les règles élémentaires, les conditions indispensables de la vie en société, la propreté, la tenue, la politesse. Il pratique une impudeur délibérée, se masturbant ou faisant l’amour en public comme Diogène ou comme Cratès et Hipparchia, il ne s’occupe absolument pas des convenances sociales et de l’opinion, méprise l’argent, n’hésite pas à mendier, ne recherche aucune position stable dans la vie, « sans cité, sans maison, privé de patrie, miséreux, errant, vivant au jour le jour ». Sa besace ne contient que le strict nécessaire à sa survie. Il ne craint pas les puissants et s’exprime en tous lieux avec une provocante liberté de parole (parrhesia). > [!information] Page 123 Diogène jette son écuelle et son gobelet en voyant des enfants qui se passent de ces ustensiles, et il est conforté dans sa manière de vivre en voyant une souris manger quelques miettes dans l’obscurité. Cette opposition entre nature et convention avait fait l’objet de longues discussions théoriques à l’époque sophistique, mais pour les cyniques, il ne s’agit plus de spéculations, mais d’une décision qui engage toute la vie. Leur philosophie est donc totalement exercice (askesis) et effort. Car les artifices, les conventions et commodités de la civilisation, le luxe et la vanité, amollissent le corps et l’esprit. C’est pourquoi le genre de vie cynique consistera dans un entraînement presque athlétique, mais raisonné, à supporter la faim, la soif, les intempéries, afin d’acquérir la liberté, l’indépendance, la force intérieure, l’absence de soucis, la tranquillité d’une âme qui sera capable de s’adapter à toutes circonstances. > [!accord] Page 123 [[Platon]] aurait dit de Diogène : « C’est Socrate devenu fou. » Authentique ou non, la formule peut nous faire réfléchir. En un certain sens, Socrate annonçait les cyniques. Les poètes comiques se moquaient aussi de l’allure extérieure de Socrate, de ses pieds nus et de son vieux manteau. Et si, comme nous l’avons vu, la figure de Socrate se confond dans le Banquet avec celle de l’Éros mendiant, Diogène, errant sans feu ni lieu avec sa pauvre besace, n’est-il pas un autre Socrate, figure héroïque du philosophe inclassable et étranger au monde ? Un autre Socrate, qui, lui aussi, se considère comme investi d’une mission, celle de faire réfléchir les hommes, de dénoncer, par ses attaques mordantes et par son mode de vie, les vices et les erreurs. Son souci de soi est, indissolublement, un souci des autres. Mais si le souci de soi socratique, en faisant accéder à la liberté intérieure, dissout l’illusion des apparences et des faux-semblants liés aux conventions sociales, il garde toujours une certaine urbanité souriante qui disparaît chez Diogène et les cyniques. ^d63b29 #### PYRRHON > [!information] Page 125 Le comportement de Pyrrhon correspond à un choix de vie qui se résume parfaitement en un mot : l’indifférence. Pyrrhon vit dans une parfaite indifférence à l’égard de toutes choses. Il reste donc toujours dans le même état, c’est-à-dire qu’il n’éprouve aucune émotion, aucun changement de ses dispositions, sous l’influence des choses extérieures ; il n’attache aucune importance au fait d’être présent à tel ou tel endroit, de rencontrer telle ou telle personne ; il ne fait aucune distinction entre ce qui est considéré habituellement comme dangereux ou au contraire comme inoffensif, entre des tâches jugées supérieures ou inférieures, entre ce que l’on appelle la souffrance ou le plaisir, la vie ou la mort. Car les jugements que les hommes portent sur la valeur de telle ou telle chose ne sont fondés que sur des conventions. En fait il est impossible de savoir si telle chose est, en soi, bonne ou mauvaise. Et le malheur des hommes en effet vient de ce qu’ils veulent obtenir ce qu’ils croient être un bien ou fuir ce qu’ils croient être un mal. > [!accord] Page 126 il s’agit, comme le dit Pyrrhon de « dépouiller totalement l’homme », c’est-à-dire se libérer totalement du point de vue humain. Cette formule est peut-être très révélatrice. Ne veut-elle pas dire qu’en « dépouillant l’homme », le philosophe transforme complètement sa perception de l’univers, dépassant le point de vue limité de l’humain trop humain, pour se hausser à une vision d’un point de vue supérieur, vision en quelque sorte inhumaine, qui révèle la nudité de l’existence, au-delà des oppositions partielles et de toutes les fausses valeurs que l’homme lui ajoute, pour atteindre peut-être à un état de simplicité antérieur à toutes les distinctions ? Si > [!information] Page 126 Si l’on échoue dans la pratique de ce dépouillement total, il faut s’y exercer par le discours intérieur, c’est-à-dire se remémorer le principe du « pas plus ceci que cela » et les arguments qui peuvent le justifier. Pyrrhon et ses disciples pratiquaient donc des méthodes de méditation. On racontait de Pyrrhon lui-même qu’il cherchait la solitude, et qu’il dialoguait à haute voix avec lui-même, et quand on lui demanda pourquoi il se conduisait ainsi, il répondit : « Je m’exerce à être vertueux. » Et l’on décrivait ainsi son disciple Philon d’Athènes : « Vivant loin des hommes dans la solitude, se parlant à lui-même, sans souci de la gloire et des disputes. » Comme celle de Socrate, comme celle des cyniques, la philosophie de Pyrrhon est donc, avant lout, une philosophie vécue, un exercice de transformation du mode de vie. #### L'épicurisme ##### Une expérience et un choix > [!information] Page 127 Au point de départ de l’épicurisme, il y a une expérience et un choix. Une expérience, celle de la « chair » : > > Voix de la chair, ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid ; celui qui dispose de cela, et a l’espoir d’en disposer à l’avenir, peut lutter même avec Zeus pour le bonheur > [!accord] Page 128 Une expérience donc, mais aussi un choix : ce qui compte avant tout, c’est de délivrer la « chair » de sa souffrance, donc lui permettre d’atteindre le plaisir. Pour Épicure, le choix socratique et platonicien en faveur de l’amour du Bien est une illusion : en réalité l’individu n’est mû que par la recherche de son plaisir et de son intérêt. Mais le rôle de la philosophie consistera à savoir rechercher d’une manière raisonnable le plaisir, c’est-à-dire en fait à rechercher le seul plaisir véritable, le pur plaisir d’exister. Car tout le malheur, toute la peine des hommes, vient de ce qu’ils ignorent le véritable plaisir. Recherchant le plaisir, ils sont incapables de l’atteindre, parce qu’ils ne peuvent se satisfaire de ce qu’ils ont, ou parce qu’ils recherchent ce qui est hors de leur portée, ou parce qu’ils gâchent ce plaisir en craignant sans cesse de le perdre. On peut dire en un certain sens que la souffrance des hommes vient principalement de leurs opinions vides, donc de leurs âmes. La mission de la philosophie, la mission d’Épicure sera donc avant tout thérapeutique : il faudra soigner la maladie de l'âme et apprendre à l’homme à vivre le plaisir. ##### L’éthique > [!information] Page 128 Dans cette théorie épicurienne du plaisir, les historiens de la philosophie décèlent avec raison un écho des discussions sur le plaisir qui avaient lieu dans l’Académie de [[Platon]] et dont témoignent le dialogue de [[Platon]] intitulé le Philèbe et le livre X de l’Éthique à Nicomaque d’[[Aristote]]. Selon Épicure, il y a des plaisirs « en mouvement », « doux et flatteurs » qui, se propageant dans la chair, provoquent une excitation violente et éphémère. C’est en recherchant uniquement ces plaisirs que les hommes trouvent l’insatisfaction et la douleur, parce que ces plaisirs sont insatiables et que, parvenus à un certain degré d’intensité, ils redeviennent des souffrances. Il faut totalement distinguer de ces plaisirs mobiles le plaisir stable, le plaisir en repos comme « état d’équilibre ». C’est l’état du corps apaisé et sans souffrance, qui consiste à ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid : > [!information] Page 129 Ce plaisir stable est d’une autre nature que les plaisirs mobiles. Il s’oppose à eux comme l’être au devenir, comme le déterminé à l’indéterminé et à l’infini, comme le repos au mouvement, comme ce qui est hors du temps à ce qui est temporel. On s’étonnera peut-être de voir attribuer une telle transcendance à la simple suppression de la faim ou de la soif et à la satisfaction des besoins vitaux. Mais on peut penser que cet état de suppression de la souffrance du corps, cet état d’équilibre, ouvre à la conscience un sentiment global, cénesthésique, de l’existence propre : tout se passe alors comme si, en supprimant l’état d’insatisfaction qui l’absorbait dans la recherche d’un objet particulier, l’homme était libre enfin de pouvoir prendre conscience de quelque chose d’extraordinaire, qui était déjà présent en lui de manière inconsciente, le plaisir de son existence, de « l’identité de la pure existence », pour reprendre l’expression de C. Diano. > [!accord] Page 130 Cet état n’est pas sans analogie avec le « bonheur suffisant, parfait et plein » dont parle [[Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]] dans Les Rêveries du promeneur solitaire : ^9ee6c0   De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. > [!accord] Page 130 La méthode pour atteindre à ce plaisir stable consistera dans une ascèse des désirs. En effet, si les hommes sont malheureux, c’est qu’ils sont torturés par des désirs « immenses et creux », la richesse, la luxure, la domination. L’ascèse des désirs se fondera sur la distinction entre les désirs naturels et nécessaires, les désirs naturels et non nécessaires, et enfin les désirs vides, ceux qui ne sont ni naturels, ni nécessaires, distinction qui s’esquissait déjà d’ailleurs dans la République de [[Platon]]. > [!information] Page 130 Sont naturels et nécessaires les désirs dont la satisfaction délivre d’une douleur et qui correspondent aux besoins élémentaires, aux exigences vitales. Sont naturels mais pas nécessaires le désir de mets somptueux ou encore le désir sexuel. Ne sont ni naturels ni nécessaires, mais produits par des opinions vides, les désirs sans limites de la richesse, de la gloire ou de l’immortalité. ##### La physique et la canonique > [!information] Page 132 Il s’agit donc de supprimer la crainte des dieux et de la mort. Pour cela Épicure, surtout dans les Lettres à Hérodote et à Pythoclès, va montrer d’une part que les dieux n’ont rien à voir avec la production de l’univers, qu’ils ne se soucient pas de la conduite du monde et des hommes, et d’autre part que la mort n’est rien pour nous. Dans ce but, Épicure propose une explication du monde qui emprunte beaucoup aux théories « naturalistes » des présocratiques, tout spécialement à celle de Démocrite : le Tout n’a pas besoin d’être créé par une puissance divine, car il est éternel, puisque l’être ne peut venir du non-être pas plus que le non-être ne peut venir de l’être. Cet univers éternel est constitué par les corps et l’espace, c’est-à-dire le vide, dans lequel ils se meuvent. Les corps que nous voyons, les corps des êtres vivants, mais aussi les corps de la terre et des astres, sont constitués par des corps insécables et immuables, en nombre infini, les atomes, qui, tombant à égale vitesse en ligne droite, par leur poids, dans le vide infini, se rencontrent et engendrent des corps composés, dès qu’ils dévient de manière infime de leur trajectoire. Les corps, et les mondes, naissent donc, mais aussi se désagrègent, par suite du mouvement continuel des atomes. > [!information] Page 133 Dans l’infinité du vide et du temps, il y a une infinité de mondes qui apparaissent et disparaissent. Notre univers n’est que l’un d’entre eux. La notion de déviation des atomes a une double finalité : d’une part, expliquer la formation des corps, qui ne pourraient pas se constituer si les atomes se contentaient de tomber en ligne droite à une égale vitesse, d’autre part, en introduisant le « hasard » dans la « nécessité », donner un fondement à la liberté humaine. Ici encore, il apparaît clairement que la physique est élaborée en fonction du choix de vie épicurien. D’une part, l’homme doit être maître de ses désirs : pour pouvoir atteindre le plaisir stable, il faut donc qu’il soit libre ; mais d’autre part, si son âme et son intellect sont formés d’atomes matériels mus d’un mouvement toujours prévisible, comment l’homme pourra-t-il être libre ? La solution va consister précisément à admettre que c’est dans les atomes même que se situe un principe de spontanéité interne, qui n’est autre que cette possibilité de dévier de leur trajectoire, qui donne ainsi un fondement à la liberté du vouloir et la rend possible. > [!information] Page 134 Ainsi, d’une part, l’homme n’a pas à craindre les dieux, car ils n’exercent aucune action sur le monde et sur les hommes, et, d’autre part, l’homme n’a pas non plus à craindre la mort, puisque l’âme, composée d’atomes, se désagrège, comme le corps, lors de la mort et perd toute sensibilité. « La mort n’est donc rien pour nous ; tant que nous sommes là nous-mêmes, la mort n’y est pas et, quand la mort est là, nous n’y sommes plus », c’est de cette manière que C. Diano résume les affirmations de la Lettre à Ménécée : nous ne sommes plus nous-mêmes dès que survient la mort. > [!information] Page 135 C’est là l’une des grandes intuitions d’Épicure : il ne se représente pas la divinité comme un pouvoir de créer, de dominer, d’imposer sa volonté à des inférieurs, mais comme la perfection de l’être suprême : bonheur, indestructibilité, beauté, plaisir, tranquillité. Le philosophe trouve dans la représentation des dieux à la fois le plaisir émerveillé que l’on peut éprouver en admirant la beauté, et le réconfort que peut procurer la vision du modèle de la sagesse. Dans cette perspective, les dieux d’Épicure sont la projection et l’incarnation de l’idéal de vie épicurien. La vie des dieux consiste à jouir de leur propre perfection, du pur plaisir d’exister, sans besoin, sans trouble, dans la plus douce des sociétés. Leur beauté physique n’est autre que la beauté de la figure humaine. ##### Exercices > [!information] Page 137 Mais la lecture des traités dogmatiques d’Épicure ou d’autres maîtres de l’école peut alimenter aussi la méditation et imprégner l’âme de l’intuition fondamentale. Surtout il faut pratiquer la discipline des désirs, il faut savoir se contenter de ce qui est facile à atteindre, de ce qui satisfait les besoins fondamentaux de l’être, et renoncer à ce qui est superflu. Formule simple, mais qui ne manque pas d’entraîner un bouleversement radical de la vie : se contenter de mets simples, de vêtements simples, renoncer aux richesses, aux honneurs, aux charges publiques, vivre retiré. > [!information] Page 137 Ces méditations et cette ascèse ne peuvent être pratiquées dans la solitude. Comme dans l’école platonicienne, l’amitié est, dans l’école épicurienne, le moyen, le chemin privilégié, pour parvenir à la transformation de soi-même. Maîtres et disciples s’y entraident étroitement pour atteindre la guérison de leurs âmes. Dans cette atmosphère d’amitié, Épi-cure lui-même assume le rôle d’un directeur de conscience et, comme Socrate et [[Platon]], il connaît bien le rôle thérapeutique de la parole. > [!information] Page 138 Il sait notamment que la culpabilité torture la conscience morale et que l’on peut s’en libérer en avouant ses fautes et en acceptant les réprimandes, même si elles provoquent parfois un état de « contrition ». L’examen de conscience, la confession, la correction fraternelle sont des exercices indispensables pour parvenir à la guérison de l’âme. Nous possédons des fragments d’un écrit de l’épicurien Philodème intitulé Sur la liberté de parole. Il y traite de la confiance et de l’ouverture qui doit régner entre maître et disciples et entre les disciples. S’exprimer librement, c’est, pour le maître, ne pas craindre de faire des reproches, c’est, pour le disciple, ne pas hésiter à avouer ses fautes ou même ne pas avoir peur de faire connaître à ses amis leurs propres fautes. Une des principales activités de l’école consistait donc dans un dialogue correcteur et formateur. > [!information] Page 139 Plaisir d’une vie en commun qui ne dédaigne pas d’ailleurs d’y faire participer les esclaves et les femmes. Véritable révolution, qui dénote un changement complet d’atmosphère, par rapport à l’homosexualité sublimée de l’école de [[Platon]]. Les femmes, d’ailleurs déjà exceptionnellement admises dans l’école de [[Platon]], font partie maintenant de la communauté, et, parmi elles, non seulement les femmes mariées, comme Themista, la femme de Leonteus de Lampsaque, mais aussi des courtisanes, comme Leontion (la Lionne), que le peintre Theorus représentera en train de méditer. > [!accord] Page 140 E. Hoffmann a admirablement dégagé l’essence du choix de vie épicurien, lorsqu’il a écrit : > > L’existence doit d’abord être considérée comme un pur hasard, pour pouvoir ensuite être vécue totalement comme une merveille unique. Il faut d’abord bien réaliser que l’existence, inexorablement, n’a lieu qu’une fois, pour pouvoir ensuite la fêter dans ce qu’elle a d’irremplaçable et d’unique. #### Le Stoïcisme ##### Le choix fondamental > [!information] Page 141 À propos de l'épicurisme, nous avions parlé d’une expérience, celle de la « chair », et d’un choix, celui du plaisir et de l’intérêt individuel, mais transfiguré en plaisir pur d’exister. Il nous faudra aussi parler d’expérience et de choix, à propos du stoïcisme. Le choix, c’est fondamentalement celui de Socrate qui, dans l’Apologie de Socrate écrite par [[Platon]], déclarait : « Pour l’homme de bien, il n’y a pas de mal possible, qu’il soit vivant ou mort. » Car l’homme de bien considère qu’il n’y a de mal que le mal moral et qu’il n’y a de bien que le bien moral, c’est-à-dire ce que l’on peut bien appeler le devoir ou la vertu ; c’est la valeur suprême pour laquelle il ne faut pas hésiter à affronter la mort. Le choix stoïcien se situe ainsi dans la droite ligne du choix socratique et il est diamétralement opposé au choix épicurien : le bonheur ne consiste pas dans le plaisir ou l’intérêt individuel, mais dans l’exigence du bien, dictée par la raison et transcendant l’individu. Le choix stoïcien s’oppose également au choix platonicien, dans la mesure où il veut que le bonheur, c’est-à-dire le bien moral, soit accessible à tous ici-bas. ##### La physique > [!accord] Page 143 Le discours philosophique stoïcien comportait trois parties, la physique, la logique et l’éthique. Le discours philosophique concernant la physique va donc justifier le choix de vie dont nous venons de parler et expliciter la manière d’être au monde qu’il implique. Comme chez les épicuriens, la physique » chez les stoïciens, n’est pas développée pour elle même, elle a une finalité éthique : > > La physique n’est enseignée que pour pouvoir enseigner la distinction qu’il faut établir au sujet des biens et des maux. > [!accord] Page 143 Le choix de vie stoïcien postule et exige, à la fois, que l’univers soit rationnel. « Serait-il possible qu’il y ait l’ordre en nous et que le désordre règne dans le Tout ? » La raison humaine qui veut la cohérence logique et dialectique avec elle-même et pose la moralité doit se fonder dans une Raison du Tout dont elle n’est qu’une parcelle. Vivre conformément à la raison sera donc vivre conformémement à la nature, conformément à la Loi universelle, qui meut de l’intérieur l’évolution du monde. Univers rationnel, mais en même temps totalement matériel, la Raison stoïcienne étant identique au Feu héraclitéen, matériel, ici encore, en raison du choix de vie stoïcien, comme l’ont pensé G. Rodier et V. Gold-schmidt, qui expliquent ce matérialisme par le désir de rendre le bonheur accessible à tous, en ce monde même, qui ne s’oppose pas à un monde supérieur. > [!information] Page 144 En justifiant rationnellement leurs options radicalement différentes, stoïciens et épicuriens proposent donc des physiques radicalement opposées. Pour les derniers, si les corps sont formés d’agrégats d’atomes, ils ne forment pas une véritable unité et l’univers n’est qu’une juxtaposition d’éléments qui ne se fondent pas ensemble : chaque être est une individualité, en quelque sorte atomisée, isolée, par rapport aux autres ; tout est en dehors de tout et tout arrive par hasard : dans le vide infini se forment une infinité de mondes. Pour les stoïciens au contraire tout est dans tout, les corps sont des touts organiques, le Monde est un tout organique, et tout arrive par nécessité rationnelle ; dans le temps infini, il n’y a qu’un seul cosmos qui se répète une infinité de fois. Deux physiques contraires, et pourtant une démarche analogue, car les deux écoles essaient de fonder dans la nature elle-même la possibilité du choix existentiel. > [!accord] Page 145 Mais alors comment un choix moral est-il possible ? Le prix à payer pour que la moralité soit possible, ce sera la liberté de choix, c’est-à-dire en fait la possibilité pour l’homme, en refusant d’accepter le destin, de se révolter contre l’ordre universel et d’agir ou de penser contre la Raison universelle et contre la nature, c’est-à-dire de se séparer de l’univers, de devenir un étranger, un exilé de la grande cité du monde. Ce refus ne changera d’ailleurs rien à l’ordre du monde. Selon la formule du stoïcien Cléanthe, reprise par Sénèque :   Les destins guident celui qui les accepte, ils traînent celui qui leur résiste. > [!accord] Page 146 Mais, encore une fois, on se demandera comment cette liberté de choix est possible. C’est que la forme de raison propre à l’homme n’est pas cette raison substantielle, formatrice, immanente immédiatement aux choses, qu’est la Raison universelle, mais une raison discursive, qui, dans les jugements, dans les discours qu’elle énonce sur la réalité, a le pouvoir de donner un sens aux événements que le destin lui impose et aux actions quelle produit. C’est dans cet univers de sens que se situent aussi bien les passions humaines que la moralité. Comme le dit Épictète : > > Ce ne sont pas les choses [dans leur matérialité] qui nous troublent, mais les jugements que nous portons sur les choses [c’est-à-dire le sens que nous leur donnons]. ##### La théorie de la connaissance > [!information] Page 147 Pour mieux comprendre ce que veulent dire les stoïciens, on pourra développer un exemple proposé par Épictète. Si, en pleine mer, je perçois un coup de tonnerre et les sifflements de la tempête, je ne peux nier que je perçoive ces bruits terrifiants : c’est la représentation compréhensive et objective. Cette sensation est le résultat de tout l’enchaînement des causes, donc du destin. Si je me contente de constater intérieurement que, par le destin, je suis confronté à une tempête, c’est-à-dire si mon discours intérieur correspond exactement à la représentation objective, je suis dans la vérité. Mais en fait la perception de ces bruits va sans doute me plonger dans la terreur, qui est une passion. Sous l’empire de l’émotion, j’en viendrai à me dire intérieurement : « Me voici plongé dans le malheur, je risque de mourir et la mort est un mal. » Si je donne mon assentiment à ce discours intérieur provoqué par la terreur, je serai dans l’erreur, en tant que stoïcien, puisque mon option existentielle fondamentale est précisément qu’il n’y a pas d’autre mal que le mal moral. ##### La théorie morale > [!information] Page 148 Il y a là un renversement total de la manière de voir les choses. On passe d’une vision « humaine » de la réalité, vision dans laquelle nos jugements de valeur dépendent des conventions sociales ou de nos passions, à une vision « naturelle », « physique » des choses qui replace chaque événement dans la perspective de la nature et de la Raison universelle. l’indifférence stoïcienne est profondément différente de l’indifférence pyrrhonienne. Pour le pyrrhonien, tout est indifférent, parce que, au sujet d’aucune chose, l’on ne peut savoir si elle est bonne ou mauvaise. Il n’y a qu’une chose qui n’est pas indifférente, c’est l’indifférence elle-même. Pour le stoïcien, il y a aussi une seule chose qui n’est pas indifférente, mais c’est l’intention morale, qui se pose elle-même comme bonne et qui engage l’homme à se modifier lui-même et son attitude à l’égard du monde. Et l’indifférence consiste à ne pas faire de différence, mais à vouloir, à aimer même, d’une manière égale, tout ce qui est voulu par le destin. > [!accord] Page 149 Pour fonder cette théorie des « devoirs », les stoïciens vont revenir à leur intuition fondamentale, celle de l’accord instinctif et originel du vivant avec lui-même qui exprime la volonté profonde de la nature. Les êtres vivants ont une propension originelle à se conserver et à repousser ce qui menace leur intégrité. Avec l’apparition de la raison chez l’homme, l’instinct naturel va devenir choix réfléchi et raisonné ; devra être choisi ce qui répond aux tendances naturelles : l’amour de la vie, par exemple, l’amour des enfants, l’amour des concitoyens, fondé sur l’instinct de sociabilité. Se marier, avoir une activité politique, servir sa patrie, toutes ces actions seront donc appropriées à la nature humaine et auront une valeur. Ce qui caractérise l’« action appropriée », c’est qu’en partie elle dépend de nous, puisqu’elle est une action qui suppose une intention morale, et qu’en partie elle ne dépend pas de nous, puisque sa réussite dépend, non seulement de notre volonté, mais des autres hommes ou des circonstances, des événements extérieurs, finalement du destin. ##### Les exercices > [!information] Page 151 Il apparaît ainsi que dans le stoïcisme, les parties de la philosophie ne sont pas seulement des discours théoriques, mais des thèmes d’exercice qui doivent être pratiqués concrètement, si l’on veut vivre en philosophe. C’est ainsi que la logique ne se limite pas à une théorie abstraite du raisonnement, ni même à des exercices scolaires syllogistiques, mais il y aura une pratique quotidienne de la logique appliquée aux problèmes de la vie de tous les jours : la logique apparaîtra alors comme une maîtrise du discours intérieur. > [!information] Page 155 À cette philosophie pratiquée, à cet exercice, à la lois unique et complexe, de la sagesse, les stoïciens opposent le discours théorique philosophique, formé de propositions, qui comprend comme parties distinctes la logique, la physique et l’éthique. Ils veulent dire par là que, lorsque l’on veut enseigner la philosophie et inviter à sa pratique, il faut bien discourir, c’est-à-dire exposer la théorie physique, la théorie logique, la théorie éthique, dans une suite de propositions. Mais lorsqu’il s’agit de s’exercer à la sagesse, c’est-à-dire de vivre philosophiquement, tout ce qui a été énoncé séparément dans l’enseignement doit maintenant être vécu et pratiqué de manière inséparable. Pour eux, c'était en effet la même raison qui était à l’œuvre dans la nature (et la physique), dans la communauté humaine (et l’éthique) et dans la pensée individuelle (et la logique). L’acte unique du philosophe s’exerçant à la sagesse venait coïncider avec l’acte unique de la Raison universelle présente en toutes choses et en accord avec elle-même. #### l’aristotélisme > [!information] Page 156 L’astronome Aristarque de Samos (IIIᵉ siècle av. J.-C.) émit l’hypothèse que le soleil et les étoiles étaient immobiles et que les planètes et la terre tournaient autour du soleil, tout en tournant chacune sur leur axe. On trouve chez Straton de Lampsaque, qui professait une physique matérialiste, certaines tentatives de physique expérimentale, notamment à propos du vide. Nous ne possédons que très peu de témoignages sur l’éthique de modération des passions prônée par les aristotéliciens de cette époque et sur leur attitude concernant la conduite de la vie #### l’académie platonicienne > [!information] Page 157 Aux yeux d’Arcésilas, [[Platon]] a bien compris que les hommes ne peuvent accéder au savoir absolu. Comme Socrate, Arcésilas n’enseigne donc rien, mais, comme Socrate, il trouble et fascine ses auditeurs, il les éduque, en leur apprenant à se libérer de leurs préjugés, en développant leur sens critique, en les invitant, comme Socrate, à se remettre en question. > [!information] Page 157 On peut toutefois déceler, semble-t-il, une différence par rapport au socratisme. Socrate et Arcésilas dénoncent tous deux le faux savoir, les fausses certitudes. Mais Socrate critiquait les opinions et les préjugés des « philosophes », qui étaient, pour lui, les sophistes, et des non-philosophes. Chez Arcésilas, la critique s’exerce avant tout contre le faux savoir et les fausses certitudes des philosophes dogmatiques. > [!information] Page 157 L’Académie, avec les successeurs d’Arcésilas, Carnéade et Philon de Larisse, a évolué dans le sens du probabilisme. L’on admit que, si l’on ne pouvait atteindre le vrai, on pouvait tout au moins atteindre au vraisemblable, c’est-à-dire à des solutions que l’on pouvait raisonnablement accepter aussi bien dans le domaine scientifique que, surtout, dans le domaine de la pratique morale. Cette tendance philosophique a eu une grande influence sur la philosophie moderne grâce à l’immense succès, à la Renaissance et dans les Temps modernes, des œuvres philosophiques de Cicéron. > [!information] Page 159 Dans l’Académie d’Arcésilas et de Caméade, dont Cicéron mais aussi des philosophes encore plus tardifs comme Plutarque et Favorinus (II siècle ap. J.-C.) sont les adeptes, la distinction entre le discours philosophique et la philosophie elle-même est particulièrement nette. La philosophie est avant tout un art de vivre. Ou bien, comme le veut Arcésilas, les discours philosophiques théoriques ne peuvent ni fonder ni justifier cet art de vivre, et seul un discours critique peut y introduire, ou bien, comme le pensent Caméade et Cicéron, les discours philosophiques théoriques et dogmatiques ne sont que des moyens, fragmentaires et passagers, utilisés « au jour le jour », en fonction de leur plus ou moins grande efficacité dans la pratique concrète de la vie philosophique. #### LE SCEPTICISME > [!information] Page 159 La philosophie sceptique, c’est-à-dire le mode de vie, le choix de vie des sceptiques, est celui de la paix, de la tranquillité de l’âme. Comme tous les autres philosophes de l’époque hellénistique, le sceptique émet, « par amour des hommes », un diagnostic sur les causes du malheur des hommes et propose un remède à cette souffrance, une thérapeutique de guérison : > [!accord] Page 161 Un autre sceptique, Agrippa, postérieur à Ænésidème, proposait cinq autres arguments contre les logiciens dogmatiques : les philosophes se contredisent ; pour prouver quelque chose, il est nécessaire d’aller à l’infini ou bien de faire un cercle vicieux, ou de postuler sans fondement des principes indémontrables ; enfin tout est relatif, toutes choses se supposent mutuellement et il est impossible aussi bien de les connaître dans leur ensemble que dans leur détail. > [!information] Page 161 Ce discours philosophique conduit à l’épochê, c’est-à-dire à la suspension de l’adhésion aux discours philosophiques dogmatiques, y compris jusqu’au discours sceptique lui-même, qui, comme un purgatif, s’évacue avec les humeurs dont il a provoqué l’évacuation A.-J. Voelke rapproche avec raison cette attitude de celle de Wittgenstein, rejetant, comme une échelle devenue inutile, à la fin du Tractatus, les propositions du Tractatus, et opposant la philosophie comme pathologie à la philosophie comme cure. > [!information] Page 162 Car, persuadé qu’il est impossible de savoir si telle chose ou tel événement est meilleur que telle autre chose ou tel autre événement, le sceptique sera établi dans la paix de l’âme, grâce à la suspension de tout jugement de valeur sur les choses, suspension qui diminuera, s’il est amené à les subir, ses douleurs et ses souffrances, en lui évitant d’ajouter à la douleur ou au revers de fortune l’idée torturante qu’il s’agit d’un mal. Il se bornera en toute chose à décrire ce qu’il éprouve, ce qui lui apparaît, sans rien ajouter au sujet de ce que sont ou ce que valent les choses ; il se contente de décrire la représentation sensible qui est la sienne et d’énoncer l’état de sa sensibilité, sans y ajouter son avis. Comme les épicuriens ou les stoïciens, le sceptique utilisera d’ailleurs, pour renouveler à tout moment son choix de vie, de courtes formules frappantes, par exemple « pas plus ceci que cela », « peut-être », « tout est indéterminé », « tout échappe à la compréhension » « à tout argument s’oppose un égal argument », « je suspends mon jugement ». Le mode de vie sceptique exige donc lui aussi des exercices de la pensée et de la volonté. On peut donc dire que c’est le choix de vie philosophique d’un mode de vie non philosophique. ### LES ÉCOLES PHILOSOPHIQUES À L’ÉPOQUE IMPÉRIALE #### CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES ##### Les nouvelles écoles > [!information] Page 163 À partir du Ier siècle av. J.-C., on voit s’ouvrir des écoles philosophiques dans de nombreuses villes de l’Empire romain, notamment en Asie et surtout à Alexandrie ou à Rome. Il en est résulté une transformation profonde des méthodes d’enseignement de la philosophie. Il n’existe toujours que quatre grandes écoles, en prenant bien cette fois le terme d’école au sens de tendance doctrinale, le platonisme, l’aristotélisme, le stoïcisme et l’épicurisme, accompagnées des deux phénomènes plus complexes que sont le scepticisme et le cynisme. > [!information] Page 164 On assiste à l’achèvement d’un processus qui avait commencé à s’esquisser dès la fin de l’époque hellénistique : la fonctionnarisation de l’enseignement de la philosophie. Le mouvement avait commencé dans l’Athènes du IIᵉ siècle av. J.-C., lorsque l’institution officielle de l’éphébie athénienne avait mis au programme de son enseignement des leçons de philosophes choisis probablement en tant que représentants de l’une ou l’autre des quatre grandes sectes. Pour cette participation à un service public, la cité donnait vraisemblablement une rétribution à ses philosophes. Quoi qu’il en soit, un enseignement philosophique municipal rétribué par les cités tend de plus en plus à se généraliser à l’époque impériale. Ce mouvement trouve son apogée et sa consécration lorsque l’empereur Marc Aurèle fonde en 176 ap. J.-C. quatre chaires impériales, rétribuées par le Trésor impérial, où seront enseignées les quatre doctrines traditionnelles : platonisme, aristotélisme, épicurisme, stoïcisme. Les chaires créées par Marc Aurèle n’avaient aucun rapport de continuité avec les anciennes institutions athéniennes, mais c’était, de la part de l’empereur, une tentative pour faire à nouveau d’Athènes un centre de culture philosophique. Et de fait les étudiants afflueront à nouveau dans l’antique cité. Il y a une certaine probabilité que la chaire aristotélicienne d’Athènes ait eu, à la fin du II siècle, un titulaire célèbre, le grand commentateur d’[[Aristote]], Alexandre d’Aphrodise. > [!information] Page 165 Ce phénomène de dispersion des écoles philosophiques a eu des conséquences sur l’enseignement lui-même. On peut parler sans doute d’une sorte de démocratisation, avec les avantages et les risques qu’une telle situation peut comporter. Où que l’on se trouve dans l’Empire, il n’est plus nécessaire de voyager très loin désormais pour s’initier à telle ou telle philosophie. Mais ces écoles multiples ne sont plus, pour la plupart, en continuité vivante avec les grands ancêtres : leurs bibliothèques ne contiennent plus les textes des leçons et des discussions des différents chefs d’écoles qui n’étaient communiqués qu’aux adeptes, et il n’y a plus de chaîne ininterrompue des chefs d’école. Il va falloir maintenant revenir aux sources. L’enseignement va consister désormais à expliquer les textes des « autorités », par exemple les dialogues de [[Platon]], les traités d’[[Aristote]], les œuvres de Chrysippe et de ses successeurs. Alors qu’à l’époque précédente l’activité scolaire consistait avant tout à former les élèves à des méthodes de pensée et d’argumentation, et que les membres importants de l’école avaient souvent des opinions très différentes, à cette époque l’enseignement d’une orthodoxie d’école devient essentiel. > [!information] Page 166 Dans cette atmosphère scolaire et professorale, on aura souvent tendance à se satisfaire d’une connaissance des dogmes des quatre grandes écoles, sans se soucier d’acquérir une véritable formation personnelle. Les apprentis philosophes auront souvent tendance à s’intéresser plus au perfectionnement de leur culture générale qu’au choix de vie existentiel que suppose la philosophie. Toutefois, beaucoup de témoignages nous laissent entrevoir que la philosophie continue à cette époque à être conçue comme un effort de progrès spirituel, comme un moyen de transformation intérieure. ##### Les méthodes d’enseignement : l’ère du commentaire > [!information] Page 166 Nous possédons de nombreux témoignages qui nous révèlent ce changement radical dans 1a manière d’enseigner, qui, semble-t-il, a dû commencer déjà à s’esquisser dès la fin du IIe siècle av. J.-C. : nous savons par exemple que Crassus, un homme d’État romain, avait lu à Athènes en 110 av. J.-C. le Gorgias de [[Platon]] sous la direction du philosophe académicien Charmadas. Il faut d’ailleurs bien préciser que le genre littéraire du commentaire philosophique était très ancien. Le platonicien Crantor avait composé, aux environs de 300 av. J.-C., un commentaire sur le Timée de [[Platon]]. Le changement radical qui s’opère aux environs du I siècle av. J.-C. consiste dans le fait que, désormais, c’est l’enseignement même de la philosophie qui, pour l’essentiel, prend la forme d’un commentaire de texte. > [!information] Page 167 Donc, apprendre la philosophie, c’est, pour les platoniciens, lire [[Platon]], et, ajoutons-le, pour les aristotéliciens, c’est lire [[Aristote]], pour les stoïciens, lire Chrysippe, pour les épicuriens, lire Épicure. Nous entrevoyons également dans cette anecdote que, dans l’école de Taurus, si on lit [[Platon]], on le lit selon un certain ordre, qui correspond au programme d’enseignement, c’est-à-dire, en fait, aux étapes du progrès spirituel. En effet, grâce à cette lecture, nous dit Taurus, il s’agit de devenir meilleurs et plus tempérants. Cette perspective ne semble d’ailleurs pas enthousiasmer particulièrement les auditeurs. > [!information] Page 168 Dans la période précédente, l’enseignement se situait presque totalement dans la sphère de l’oralité : maître et disciple dialoguaient ; le philosophe parlait, les disciples parlaient et s’exerçaient à parler. On peut dire qu’en quelque sorte on apprenait à vivre en apprenant à parler. Désormais, on apprend la philosophie par la lecture des textes, mais il ne s’agit pas d’une lecture solitaire : les cours de philosophie consistent dans des exercices oraux d’explication de textes écrits. Mais, fait très caractéristique, en leur quasi-totalité, les œuvres philosophiques, surtout à partir du III siècle apr. J.-C., sont la mise par écrit, soit par le maître, soit par un disciple, d’un commentaire oral de texte, ou, tout au moins, comme beaucoup de traités de Plotin, des dissertations sur des « questions » posées par le texte de [[Platon]]. > [!information] Page 168 Désormais on ne discute plus des problèmes eux-mêmes, on ne parle plus directement des choses, mais de ce que [[Platon]] ou [[Aristote]] ou Chrysippe disent des problèmes et des choses. À la question, « Le monde est-il éternel ? » se substitue la question exégétique « Peut-on admettre que [[Platon]] considère le monde comme éternel, s’il admet un Artisan du monde dans le Timée ? ». En fait, en traitant cette question posée sous forme exégétique, on discutera finalement de la question de fond, en faisant dire aux textes platoniciens ou aristotéliciens ou autres ce que l’on voudrait qu’ils disent. > [!information] Page 168 L’essentiel est désormais de prendre toujours son point de départ dans un texte. M.-D. Chenu a excellemment défini la scolastique du Moyen Âge comme une « forme rationnelle de pensée qui s’élabore consciemment et volontairement à partir d’un texte estimé comme faisant autorité ». Si l’on accepte cette définition, on peut dire que le discours philosophique, à partir du Iᵉ siècle av. J.-C., commence à devenir une scolastique et que la scolastique du Moyen Âge en sera l’héritière. Nous avons déjà entrevu qu’à un certain point de vue cette époque voit la naissance de l’ère des professeurs. > [!information] Page 169 En un certain sens, on peut dire que le discours philosophique de cette époque, surtout sous la forme qu’il revêt dans le néoplatonisme, considère finalement la vérité comme révélée. D’une part, comme le pensaient déjà les stoïciens, il existe en tout homme des notions innées, déposées en lui par la Nature ou la Raison universelles : ces étincelles du logos permettent une première connaissance des vérités fondamentales que le discours philosophique s’efforcera de développer et d’élever à un niveau scientifique. Mais à cette révélation naturelle s’ajoutent ce à quoi les Grecs ont toujours cru, les révélations faites par les dieux à certains hommes inspirés, de préférence aux origines des différents peuples, qu’il s’agisse de législateurs, de poètes, et finalement de philosophes comme Pythagore. Hésiode raconte dans sa Théogonie ce que lui ont dit les Muses. Aux origines, selon le Timée de [[Platon]] Athéna a révélé aux premiers Athéniens les sciences divines : la divination, la médecine. On essaie toujours de remonter aux origines de la tradition, de [[Platon]] à Pythagore, de Pythagore à Orphée. À côté de ces révélations il faut tenir compte aussi des oracles des dieux, proclamés de différentes manières dans différents sanctuaires, notamment ceux de Delphes, antique sagesse, mais aussi les oracles plus récents comme ceux de Didymes ou de Claros. > [!information] Page 170 Les Oracles chaidaïques semblent avoir été écrits et présentés comme, une révélation au II siècle apr. J.-C. Les néoplatoniciens les considéreront comme une Écriture sacrée. Plus une doctrine philosophique ou religieuse est ancienne et plus elle est proche de l’état primitif de l’humanité, dans lequel la Raison était encore présente en toute sa pureté, plus elle est vraie et vénérable. La tradition historique est donc la norme de la vérité ; vérité et tradition, raison et autorité s’identifient. Un polémiste antichrétien, Celse, intitulera son ouvrage Le Vrai Logos, en voulant dire par là « Norme ancienne », « Vraie Tradition ». La recherche de la vérité ne peut donc consister que dans l’exégèse d’un donné préexistant et révélé. La scolastique de cette époque va s’efforcer de concilier toutes ces autorités, pour en tirer une sorte de système général de philosophie. ##### Le choix de vie > [!information] Page 170 On apprend donc la philosophie en commentant les textes, et, précisons-le, en les commentant d’une manière à la fois très technique et très allégorique, mais – et ici nous retrouvons la conception traditionnelle de la philosophie – c’est finalement, comme disait le philosophe Taurus, « pour devenir meilleurs et plus tempérants ». Apprendre la philosophie, même en lisant et commentant les textes, c’est à la fois apprendre un mode de vie et le pratiquer. Considéré formellement, en lui-même, l’exercice du commentaire est déjà, autant que l’était l’exercice de la dialectique, un exercice formateur, dans la mesure où il est un exercice de la raison, une invitation à la modestie, un élément de la vie contemplative. > [!accord] Page 170 Mais, en outre, le contenu des textes commentés, qu’il s’agisse des textes de [[Platon]] ou d’[[Aristote]] ou de Chrysippe ou d’Épicure, invite à une transformation de la vie. Le stoïcien Épictète reprochera à ses élèves de n’expliquer les textes que pour briller et il leur dira : « Plutôt que de me vanter, quand on me demande de commenter Chrysippe, je rougis, si je ne peux pas montrer une conduite qui ressemble à ses enseignements et qui s’accorde avec eux. » > [!information] Page 171 Selon Plutarque, [[Platon]] et [[Aristote]] faisaient culminer la philosophie dans une « époptique », c’est-à-dire, comme pour les mystères, dans la révélation suprême de la réalité transcendante. Il semble donc bien que, depuis le début du IIᵉ siècle apr. J.-C., et plusieurs témoignages nous le prouvent, la philosophie ait été conçue comme un itinéraire spirituel ascendant, qui correspond à une hiérarchie des parties de la philosophie. L’éthique assure la purification initiale de l’âme ; la physique révèle que le monde a une cause transcendante et invite ainsi à rechercher les réalités incorporelles ; la métaphysique ou théologie, appelée aussi époptique, puisqu’elle est, comme dans les mystères, le terme de l’initiation, apporte finalement la contemplation de Dieu. Dans la perspective de l’exercice du commentaire, il faudra, pour parcourir cet itinéraire spirituel, lire dans un certain ordre les textes à commenter. > [!accord] Page 172 Par ailleurs chaque commentaire est considéré comme un exercice spirituel, non seulement parce que la recherche du sens d’un texte exige en fait des qualités morales de modestie et d’amour de la vérité, mais aussi parce que la lecture de chaque ouvrage philosophique doit produire une transformation dans l’auditeur ou le lecteur du commentaire, comme l’attestent par exemple les prières finales que Simplicius, exégète néoplatonicien d’[[Aristote]] et d’Épictète, a placées à la fin de certains de ses commentaires et qui énoncent chaque fois le bienfait spirituel que l’on peut tirer de l’exégèse de tel ou tel écrit, par exemple la grandeur d’âme, en lisant le traité Du ciel d’[[Aristote]] ou la rectification de la raison, en lisant le Manuel d’Épictète. > [!information] Page 173 Plotin, lui aussi, nous le savons par son disciple Porphyre, encourageait ses auditeurs à poser des questions, ce qui occasionnait beaucoup de bavardages, ajoute Porphyre. Or, nous voyons par les Entretiens d’Épictète, et nous entrevoyons dans les écrits de Plotin, que les réponses du maître étaient la plupart du temps destinées à inciter le disciple à changer de vie ou à progresser spirituellement. > [!information] Page 173 Dans ce contexte, il faut signaler la renaissance à cette époque de la tradition pythagoricienne. Il est vrai que depuis l’époque de Pythagore il a toujours existé des communautés se réclamant de lui, qui se distinguaient du commun des mortels par un certain genre de vie : les adeptes ne mangeaient pas de viande, et pratiquaient une vie ascétique, dans la perspective d’avoir un meilleur sort dans la vie future. > [!accord] Page 176 Il retrouve d’ailleurs cette conception dans le Timée qui affirmait que celui qui contemple doit se rendre semblable à ce qu’il contemple et faire ainsi retour à son état antérieur. C’est par cette assimilation, disait [[Platon]], que l’on atteint le but de la vie. La contemplation n’est donc pas connaissance abstraite, mais transformation de soi :   Si le bonheur s’obtenait en enregistrant des discours, il serait possible d’atteindre cette fin sans avoir le souci de choisir sa nourriture ou d’accomplir certains actes. Mais puisqu’il faut changer notre vie actuelle pour une autre vie, en nous purifiant à la fois par des discours et par des actions, examinons quels discours et quelles actions nous disposent à cette autre vie. > [!information] Page 176 Porphyre va donc décrire le mode de vie propre au philosophe : se détacher de la sensation, de l’imagination, des passions, ne donner au corps que le strict nécessaire, se retirer de l’agitation de la foule, comme l’ont fait les pythagoriciens et les philosophes que [[Platon]] décrit dans le Théétète. La vie contemplative implique donc une vie ascétique. Mais cette vie ascétique a aussi sa valeur en elle-même : elle est finalement bonne pour la santé comme en témoigne l’histoire de la conversion du disciple de Plotin, Rogatianus, membre du Sénat romain, qui renonce à ses fonctions, à sa maison, à ses serviteurs, ne se nourrit plus qu’un jour sur deux, et se guérit ainsi de la maladie de la goutte. > [!information] Page 177 Cette ascèse sera destinée surtout à empêcher la partie inférieure de l’âme de détourner vers elle l’attention qui doit être orientée vers l’esprit. Car « c’est par la totalité de nous-mêmes que nous exerçons notre attention ». Le mode de vie ascétique est donc destiné à permettre une discipline de l’attention, qui est tout aussi stricte chez Plotin que chez les stoïciens. Comme Porphyre le note dans sa Vie de Plotin :   Son attention à lui-même ne se relâchait jamais, sinon pendant son sommeil, qu’empêchaient d’ailleurs la maigre chère qu’il faisait (souvent il ne prenait même pas de pain) et la continuelle orientation de sa pensée vers l’Esprit > [!information] Page 178 Le Dieu suprême est supérieur à l’intellect, parce que, comme le dit Porphyre, il est établi au-dessus de l’intellect et de l’intelligible. On pourrait alors penser qu’il y a deux types de vie contemplative et deux buts différents de la vie. Mais le discours philosophique plotinien nous expliquera cette différence de niveau dans le monde divin et il nous fera comprendre que les deux buts sont foncièrement identiques. Porphyre précise que Plotin atteignit ce « but » de l’union au Dieu suprême quatre fois, durant les six ans pendant lesquels il fréquenta l’école de Plotin et que lui-même y est parvenu une fois, dans toute sa vie, alors qu’il a maintenant soixante-huit ans. Il parle donc d’expériences très rares, que l’on peut qualifier de « mystiques », ou d’« unitives ». Ces instants privilégiés et exceptionnels se détachent en quelque sorte sur le fond d’une activité continuellement tournée vers l’intellect. Si ces expériences sont rares, elles n’en donnent pas moins sa tonalité fondamentale au mode de vie plotinien, puisque celui-ci nous apparaît maintenant comme l’attente du surgissement imprévisible de ces moments privilégiés qui donnent tout leur sens à la vie. #### PLOTIN ET PORPHYRE ##### Les niveaux du moi et les limites du discours philosophique > [!approfondir] Page 182 Le discours philosophique peut exposer des arguments sur la distinction entre âme raisonnable et âme irrationnelle, mais ce qui importe, ce n’est pas de parvenir à la conclusion qu’il y a une âme raisonnable, mais c’est de vivre soi-même en âme raisonnable. Le discours philosophique peut s’efforcer de penser l’âme « en la considérant à l’état pur, parce que toute addition à une chose est un obstacle à la connaissance de la chose ». Mais seule l’ascèse permet au moi de se connaître effectivement comme âme séparée de ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire de devenir concrètement et consciemment ce qu’il était sans le savoir : « Retranche et examine-toi », « Enlève ce qui est superflu […] ne cesse pas de sculpter ta propre statue ». Pour cela, il faut soi-même se séparer de ce qui s’est ajouté à lame raisonnable et se voir alors tel que l’on est devenu. > [!accord] Page 182 Il y aura donc, comme le dit Plotin, deux formes de connaissance de soi : d’une part, une connaissance de soi comme âme raisonnable dépendant de l’intellect, mais restant au plan de la raison, et, d’autre part, une connaissance de soi comme devenant soi-même l’intellect. Plotin la décrit de la manière suivante :   Alors se connaître soi-même, c’est se connaître non plus comme un homme, mais comme devenu totalement autre, en s’étant arraché soi-même en haut, pour n’entraîner que le meilleur de l’âme. > [!information] Page 183 Plotin conçoit l’intellect sur le modèle de la Pensée aristotélicienne, c’est-à-dire comme une connaissance de soi parfaitement adéquate et transparente. En même temps, il considère que l’intellect contient en lui-même toutes les Formes, toutes les Idées, ce qui veut dire que chaque Forme est l’intellect, ce qui veut dire, puisque l’intellect est la totalité des Formes qui se pense elle-même, que chaque Forme est, à sa manière, en tant qu’idée de l’Homme, ou Idée du Cheval, la totalité des Formes : dans l’intellect, tout est intérieur à tout. « Devenir Intellect », c’est donc se penser dans la perspective de la totalité, c’est se penser, non plus comme individu, mais comme pensée de la totalité ; non pas en détaillant cette totalité, mais au contraire en en éprouvant la concentration, l’intériorité, l’accord profond « Il faut voir l’Esprit comme notre propre moi » dit Plotin. > [!information] Page 186 Les rapports qui existent chez Plotin entre le discours philosophique et l’option existentielle sont bien résumés dans cette phrase de Plotin, dirigée contre les gnostiques : > > Quand on dit « Dieu » sans pratiquer réellement la vertu, « Dieu » n’est qu’un mot. #### LE NÉOPLATONISME POSTPLOTINIEN ET LA THÉURGIE > [!information] Page 187 Le néoplatonisme postérieur à Plotin, représenté surtout par Jamblique, Syrianus, Proclus et Damascius, pourrait paraître au premier abord comme un développement du système hiérarchique de Plotin. Mais, en fait, il se caractérise, nous l’avons dit, par un gigantesque effort de synthèse entre les éléments les plus disparates de la tradition philosophique et religieuse de toute l’Antiquité. Conformément à une longue tradition, le platonisme s’y identifie au pythagorisme ; par ailleurs, l’aristotélisme s’y trouve réconcilié avec le platonisme, dans la mesure où les écrits d’[[Aristote]], d’ailleurs interprétés dans un sens platonicien, représentent une première étape dans le cursus général de l’enseignement platonicien, qui consiste dans l’explication d’un certain nombre de traités d’[[Aristote]], puis de dialogues de [[Platon]], en fonction des étapes du progrès spirituel. > [!information] Page 188 Par ailleurs des hiérarchies de notions tirées artificiellement des dialogues de [[Platon]] en viennent à correspondre terme à terme avec des hiérarchies d’entités orphiques et chaldaïques. Ainsi les révélations chaldaïques et orphiques pénètrent-elles dans le discours philosophique néoplatonicien. Il ne faudrait d’ailleurs pas s’imaginer pour autant que le discours philosophique néoplatonicien n’est qu’un fatras confus. En fait, toute scolastique est un effort rationnel d’exégèse et de systématisation. Elle oblige l’esprit à une gymnastique intellectuelle qui est finalement formatrice et qui développe la capacité d’analyser les concepts et la rigueur logique : on ne peut qu’admirer la tentative de Proclus cherchant à exposer more geometrico les étapes de la procession des êtres dans ses Éléments de théologie. Les commentaires de Proclus sur [[Platon]] sont de remarquables monuments d’exégèse. Et, pour prendre un autre exemple, les réflexions de Damascius sur les apories qui sont impliquées dans la notion de « Principe de tout » atteignent à une grande profondeur. Il n’est pas étonnant que le « système » de Proclus ait eu une influence capitale dans toute l’histoire de la pensée occidentale, surtout à la Renaissance et à l’époque du romantisme allemand. ##### Le mode de vie > [!information] Page 189 Mais, pour Plotin, la vie selon l’Esprit consistait dans une vie philosophique, c’est-à-dire dans l’ascèse et l’expérience morale et mystique. Il en va tout autrement pour les néoplatoniciens postérieurs. Ils conservent sans doute la pratique philosophique de l’ascèse et de la vertu, mais considèrent comme également importante ou même, apparemment dans le cas de Jamblique, plus importante encore ce qu’ils appellent la pratique « théurgique ». Le mot « théurgie » n’apparaît qu’au II siècle de notre ère ; il paraît avoir été créé par l’auteur ou les auteurs des Oracles chaldaïques, pour désigner des rites capables de purifier l’âme et son « véhicule immédiat », le corps astral, afin de lui permettre de contempler les dieux. Ces rites comportaient des ablutions, des sacrifices, des invocations utilisant des mots rituels souvent incompréhensibles. Ce qui différencie la théurgie de la magie, c’est qu’elle ne prétend pas forcer les dieux, mais au contraire qu’elle se soumet à leur volonté en accomplissant les rites qu’ils sont censés avoir eux-mêmes fixés. > [!accord] Page 190 Cette invasion du platonisme par la théurgie est pour nous très énigmatique. Il est difficile de comprendre pourquoi le néoplatonisme de la fin de l’Antiquité a introduit les pratiques théurgiques dans la pratique philosophique. Comme l’a bien souligné H.-D. Saffrey, cette attitude peut s’expliquer par la représentation que les néoplatoniciens postérieurs se font de la place de l’homme par rapport au divin. Alors que Plotin considérait que l’âme humaine est toujours en contact inconscient avec l’intellect et le monde spirituel, les néoplatoniciens postérieurs considèrent que l’âme, parce qu’elle est tombée dans le corps, a besoin de passer par des rites matériels et sensibles pour pouvoir remonter vers le divin. Il y a là, en somme, une démarche analogue à celle du christianisme, selon lequel il faut à l’homme, cor rompu par le péché originel, la médiation du Logos incarné et des signes sensibles, les sacrements, pour pouvoir entrer en contact avec Dieu. Pour les deux mouvements spirituels qui dominent la fin de l’Antiquité et s’opposent l’un à l’autre, le néoplatonisme et le christianisme, l’homme ne peut se sauver par ses propres forces, et il a besoin d’une initiative divine. ### LA PHILOSOPHIE ET L’AMBIGUÏTÉ DU DISCOURS PHILOSOPHIQUE > [!information] Page 191 Les stoïciens distinguaient la philosophie, c’est-à-dire la pratique vécue des vertus qu’étaient pour eux la logique, la physique et l’éthique, et le « discours selon la philosophie », c’est-à-dire l’enseignement théorique de la philosophie, lui-même divisé en théorie de la physique, théorie de la logique et théorie de l’éthique. Cette distinction, qui a un sens très précis dans le système stoïcien, peut être utilisée d’une manière plus générale pour décrire le phénomène de la « philosophie » dans l’Antiquité. Nous avons reconnu, tout au long de notre enquête, d’une part l’existence d’une vie philosophique, plus précisément d’un mode de vie, que l’on peut caractériser comme philosophique et qui s’oppose radicalement au mode de vie des non-philosophes, d’autre part l’existence d’un discours philosophique qui justifie, motive et influence ce choix de vie. Philosophie et discours philosophiques se présentent ainsi à la fois comme incommensurables et inséparables. > [!accord] Page 191 Incommensurables, tout d’abord, parce que, pour les Anciens, on est philosophe non pas en fonction de l’originalité ou de l’abondance du discours philosophique que l’on a inventé ou développé, mais en fonction de la manière dont on vit. Il s’agit avant tout de devenir meilleur. Et le discours n’est philosophique que s’il se transforme en mode de vie. Cela est vrai pour la tradition platonicienne et aristotélicienne pour qui la vie philosophique culmine dans la vie selon l’esprit. > [!accord] Page 194 Tout d’abord, le discours philosophique justifie théoriquement le choix de vie. Nous l’avons constaté d’un bout à l’autre de l’histoire de la philosophie antique : pour fonder la rationalité de leur choix de vie, les philosophes doivent recourir à un discours visant lui-même, autant que faire se peut, à une rationalité rigoureuse. Qu’il s’agisse, chez [[Platon]], du choix du Bien, ou, chez les épicuriens, du choix du plaisir pur, ou, chez les stoïciens, du choix de l’intention morale, ou, chez [[Aristote]] et Plotin, du choix de la vie selon l’intellect, il faudra chaque fois dégager avec précision les présupposés, les implications, les conséquences d’une telle attitude, par exemple, comme nous l’avons vu pour le stoïcisme ou l’épicurisme, rechercher, dans la perspective de l’option existentielle, la place de l’homme dans le monde et élaborer ainsi une « physique » (couronnée ou non d’une théologie), définir aussi les rapports de l’homme avec ses semblables et élaborer ainsi une « éthique », définir enfin les règles mêmes du raisonnement utilisées dans la physique et l’éthique, et élaborer ainsi une « logique » et une théorie de la connaissance. > [!accord] Page 196 D’une manière générale, on peut dire que l’avantage de la structure systématique des théories stoïcienne et épicurienne, c’est que les raffinements doctrinaux peuvent être réservés aux spécialistes, mais que l’essentiel de la doctrine est accessible à un public plus large : il y a là une analogie avec le christianisme, dans lequel, si les discussions sont réservées aux théologiens, le catéchisme suffit au peuple chrétien. Ces philosophies, peuvent donc, comme nous l’avons dit, devenir « populaires ». Elles sont « missionnaires ». > [!accord] Page 196 Il existe un tout autre type de discours, apparemment eux aussi d’ordre théorique, ce sont ceux qui prennent la forme de l’interrogation, de la recherche, de l’aporie même, ceux donc qui ne proposent ni dogmes, ni système, mais obligent les disciples à un effort personnel, à un exercice actif. De tels discours tendent eux aussi à produire une aptitude, un habitus dans lame de l’interlocuteur et à le conduire à un choix de vie déterminé. Dans le dialogue de type socratique, dans lequel le maître affecte de ne rien savoir et de ne rien apprendre à son interlocuteur, ce dernier est finalement lui-même mis en question : il doit rendre raison de lui-même et de la manière dont il vit et dont il a vécu. Les interrogations socratiques l’engagent donc à prendre souci de lui-même et par conséquent à changer de vie. > [!accord] Page 198 Plus encore que l’école platonicienne, l’école aristotélicienne est une communauté de savants. Le choix de vie aristotélicien, c’est en effet de « vivre selon l’intellect », c’est-à-dire de trouver le sens de sa vie et son plaisir dans la recherche, c’est donc finalement de mener une vie de savant et de contemplatif, entreprendre des recherches, souvent collectives, sur tous les aspects de la réalité humaine et cosmique. Le discours philosophique et scientifique, qui, pour [[Aristote]], ne peut pas être seulement dialogique, est donc, pour lui aussi, un élément essentiel de la vie selon l’esprit. Activité de savant qui peut d’ailleurs se dépasser dans une intuition mystique, lorsque l’intellect humain entre en contact dans un toucher non discursif avec l’intellect divin. > [!accord] Page 198 On reconnaîtra aussi un exercice du mode de vie philosophique dans le discours de méditation, qui est en quelque sorte un dialogue du philosophe seul en face de lui-même, que nous avons déjà rencontré plus haut. Le dialogue avec soi-même est un usage répandu dans toute l’Antiquité. On sait par exemple que Pyrrhon étonnait ses concitoyens parce qu’il parlait à voix haute avec lui-même, et que le stoïcien Cléanthe se faisait des reproches de la même manière. La méditation silencieuse peut se pratiquer debout et immobile – c’est la manière de Socrate –, ou en se promenant, comme le disent le poète Horace : « T’en vas-tu silencieux, à petits pas à travers les bois salubres, ayant en tête toutes les pensées dignes d’un sage et d’un homme de bien ? » et le stoïcien Épictète : « Va te promener seul, converse avec toi-même. » La méditation fait partie d’un ensemble de pratiques, qui ne sont d’ailleurs pas toutes de l’ordre du discours, mais qui sont toujours le témoignage de l’engagement personnel du philosophe et, pour lui, un moyen de se transformer et de s’influencer lui-même. Ce sont ces exercices spirituels que nous allons maintenant évoquer. #### LES EXERCICES SPIRITUELS > [!information] Page 199 Tout au long de notre enquête, nous avons rencontré dans toutes les écoles, même chez les sceptiques, des « exercices » (askesis, meletê), c’est-à-dire des pratiques volontaires et personnelles destinées à opérer une transformation du moi. Elles sont inhérentes au mode de vie philosophique. ##### Préhistoire > [!information] Page 201 Je ne veux pas dire ici qu’il n’ait pas existé des techniques de contrôle du souffle dans la tradition philosophique grecque. La conception de l’âme comme un souffle suffirait à le faire supposer. Et il se pourrait que l’exercice platonicien, qui consiste à concentrer l’âme ordinairement dispersée dans toutes les parties du corps, soit à comprendre dans cette perspective. Il est frappant aussi de constater que, dans les récits se rapportant à la mort des philosophes, par exemple celle de deux cyniques, Diogène et Métroclès, on parle souvent de personnages qui auraient mis fin à leurs jours en retenant leur souffle, ce qui laisse supposer que des pratiques de ce genre étaient évoquées dans les traditions biographiques. > [!information] Page 201 J.-P. Vernant ajoute que ces techniques de contrôle du souffle sont à replacer dans la tradition « chamanistique ». Le chamanisme [R. N. Hamayon, La chasse à lame. Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Paris, Société d’ethnologie, 1990. Dans les lignes qui suivent, j’utilise l’exposé sur le chamanisme présenté par R. N. Hamayon, « Le chamanisme sibérien : réflexion sur un médium », La Recherche, n° 275, avril 1995, p. 416-422.] est un phénomène social qui est lié fondamentalement aux civilisations de la chasse ; il n’est resté phénomène central dans la société qu’en Sibérie et en Amérique du Sud, mais il s’est adapté et mêlé à d’autres cultures et religions à des dates plus ou moins reculées, le substrat étant resté plus visible en Scandinavie ou en Indonésie. Il est centré sur la figure du chamane, un personnage qui sait par une action rituelle entrer en contact avec le monde des esprits des animaux ou des hommes, vivants ou morts, pour assurer la chance à la chasse ou dans l’élevage ou la guérison des âmes des vivants ou des morts. Depuis K. Meuli, et E. R. Dodds [E. R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Aubier, 1965, p. 135-174.], on a voulu voir dans le chamanisme l’origine des représentations des philosophes grecs sur l’âme, sur la séparation de l’âme et du corps, l’origine aussi des techniques de concentration spirituelle, des représentations de voyages de l’âme hors du corps, et depuis M. Eliade [M. Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Paris, 1968 (lre éd. 1951).], l’origine également des techniques de l’extase. Je serais, pour ma part, extrêmement réticent sur ce genre d’explication, pour deux raisons principales. > [!accord] Page 202 En second lieu, il me semble que les historiens de la philosophie se font du chamanisme une représentation fortement idéalisée et spiritualisée, ce qui permet de voir du chamanisme partout. Peut-on vraiment, par exemple, parler de Socrate, en disant avec H. Joly [H. Joly, Le Renversement platonicien, Paris, Vrin, 1974, p. 67-69.] :   Que Socrate ait été le dernier shaman et le premier philosophe fait partie désormais des vérités anthropologiquement admises. > [!information] Page 205 J. D. P. Bolton a montré par une étude minutieuse que c’était en fait sous l’influence d’un des disciples de [[Platon]], Héraclide du Pont, intéressé à ce genre de phénomènes, que l’histoire d’Aristée avait été interprétée de cette manière. Mais, selon Bolton, tout donne à penser qu’Aristée, qui vivait au VIIᵉ siècle av. J.-C., a réellement fait un voyage d’exploration dans le Sud de l’actuelle Russie et dans les steppes de l’Asie, et qu’à son retour il a écrit un poème intitulé Arimaspea qui racontait son aventure. Il semble bien donc que, dans le cas d’Aristée, il n’y eut aucun voyage psychique, mais un authentique voyage terrestre. Absent pendant six ans, on l’avait cru mort. On a donc pensé que c’était son âme qui avait fait ce voyage dans un état de mort apparente. On voit ici encore l’incertitude qui pèse sur ce genre d’interprétations « chamanistiques ». ##### Exercices du corps et exercices de l’âme > [!information] Page 209 Bien que beaucoup de textes y fassent allusion, il n’existe aucun traité systématique codifiant d’une manière exhaustive une théorie et une technique de l’exercice (askesis) philosophique. On peut supposer que ces pratiques faisaient avant tout partie d’un enseignement oral et quelles étaient liées à l’usage de la direction spirituelle. On remarquera seulement qu’il a existé des traités Sur l’exercice qui sont maintenant perdus. Nous ne possédons sous ce titre qu’un petit traité du stoïcien Musonius Rufus. Après avoir affirmé que ceux qui entreprennent de philosopher ont besoin de s’exercer, il distingue des exercices propres à l’âme et des exercices communs à l’âme et au corps. > [!accord] Page 209 Ces remarques de Musonius sont précieuses parce quelles nous laissent entrevoir que la représentation d’un exercice philosophique s’enracine dans l’idéal de l’athlétisme et de la pratique habituelle de la culture physique dans les gymnases. De même que, par des exercices corporels répétés, l’athlète donne à son corps une force et une forme nouvelles, de même, par les exercices philosophiques, le philosophe développe sa force d’âme, et se transforme lui-même. L’analogie pouvait paraître d’autant plus évidente que c’était précisément dans le gymnasion, c’est-à-dire dans le lieu où se pratiquaient les exercices physiques, que se donnaient souvent aussi les leçons de philosophie. Exercice du corps et exercice de lame concourent à façonner l’homme véritable, libre, fort et indépendant. ##### Le rapport à soi et la concentration du moi ###### L’ASCESE > [!information] Page 210 Presque toutes les écoles proposent des exercices d’ascèse (le mot grec askesis signifie précisément « exercice ») et de maîtrise de soi : il y a l’ascèse platonicienne, qui consiste à renoncer aux plaisirs des sens, à pratiquer un certain régime alimentaire, allant parfois, sous l’influence du néopythagorisme, jusqu’à l’abstinence de la viande des animaux, ascèse qui est destinée à affaiblir le corps par des jeûnes et des veilles, pour mieux vivre de la vie de l’esprit ; il y a l’ascèse cynique, pratiquée aussi par certains stoïciens, qui fait supporter la faim, le froid, les injures, supprimer tout luxe, tout confort, tous les artifices de la civilisation, pour acquérir l’endurance et conquérir l’indépendance ; il y a l’ascèse pyrrhonienne, qui s’applique à considérer toutes choses comme indifférentes, puisque l’on ne peut dire si elles sont bonnes ou mauvaises ; il y a celle des épicuriens, qui limitent leurs désirs, pour accéder au plaisir pur ; il y a celle des stoïciens, redressant leurs jugements sur les objets en reconnaissant qu’il ne faut pas s’attacher aux choses indifférentes. ###### LE MOI, LE PRÉSENT ET LA MORT > [!accord] Page 211 La pensée de la mort joue ici un rôle décisif. Nous avons vu comment [[Platon]] définissait la philosophie comme un exercice de la mort, dans la mesure où, la mort étant une séparation de l'âme et du corps, le philosophe se séparait spirituellement du corps. Dans la perspective platonicienne, nous sommes ainsi ramenés à l’ascèse qui consiste à découvrir le moi pur, et à dépasser le moi égoïste replié sur son individualité, en le séparant de tout ce qui s’est attaché à lui et à quoi il s’est attaché, et qui l’empêche de prendre conscience de lui-même, comme le dieu marin Glaucos, couvert de coquillages, d’algues et de cailloux, dont parle [[Platon]]. > [!information] Page 213 Les stoïciens distinguaient deux manières de définir le présent. La première consistait à le comprendre comme la limite entre le passé et le futur. De ce point de vue, il n’y a jamais de temps présent, étant donné que le temps est divisible à l’infini. Mais il s’agit là d’une division abstraite, d’ordre mathématique, le présent se réduit alors à un instant infinitésimal. La seconde manière de concevoir le présent consistait à le définir par rapport à la conscience humaine : il représentait alors une certaine épaisseur, une certaine durée, correspondant à l’attention de la conscience vécue. C’est de ce présent vécu qu’il s’agit lorsqu’on parle de concentration sur le présent. > [!information] Page 215 Dans l’épicurisme [Sur le présent, dans le stoïcisme et l’épicurisme, cf. P. Hadot, « Le présent seul est notre bonheur », Diogène, n° 133, janvier-mars 1986, p. 58-81.], il y a aussi une concentration sur soi et une prise de conscience de soi qui est liée à une ascèse, cette ascèse qui consiste à limiter ses désirs aux désirs naturels et nécessaires qui assurent à la chair, c’est-à-dire à l’individu, un plaisir stable. > [!accord] Page 217 Comme pour les stoïciens, cet exercice est d’ailleurs lié étroitement à la pensée de la mort. C’est elle qui donne son prix à chaque instant et à chaque jour de la vie. C’est pourquoi il faut vivre chaque moment comme s’il était le dernier : > [!approfondir] Page 219 Rien ne pourra empêcher, en effet, que j’aie été dans l’être, que j’aie accédé au plaisir de me sentir exister. La méditation épicurienne de la mort est destinée à la fois à faire prendre conscience de la valeur absolue de l’existence et du néant de la mort, à donner l’amour de la vie et à supprimer la crainte de la mort : « C’est une seule et même chose que l’exercice du bien vivre et l’exercice du bien mourir. » Bien mourir, c’est comprendre que la mort, en tant que non-être, n’est rien pour nous, mais c’est aussi se réjouir à chaque instant d’avoir accédé à l’être et savoir que la mort ne peut diminuer en rien la plénitude du plaisir d’être. Comme l’a bien noté C. Diano, derrière l’idée selon laquelle la mort n’est rien pour moi, il y a une intuition ontologique profonde : l’être n’est pas le non-être, il n’y a pas de passage de l’être au néant. Wittgenstein pensera-t-il à Épicure lorsqu’il écrira :   La mort n’est pas un événement de la vie. On n’éprouve pas la mort. Si l’on entend par éternité non pas une durée temporelle infinie, mais l’intemporalité, alors celui-là vit éternellement qui vit dans le présent. > [!accord] Page 219 On entrevoit ici que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] avait tort, en un certain sens, d’opposer la méditation de la mort à la méditation de la vie. Elles sont en effet inséparables l’une de l’autre, elles sont foncièrement identiques, et elles sont, toutes deux, la condition indispensable de la prise de conscience de soi. De ce point de vue aussi, on aurait tort d’opposer radicalement l’exercice de la mort chez [[Platon]], d’une part, et chez les stoïciens et épicuriens, d’autre part. Car, de part et d’autre, dans cet exercice, il s’agit toujours finalement, grâce à la pensée de la mort, d’une prise de conscience de soi, puisque, d’une manière ou d’une autre, le moi qui pense sa mort se pense dans l'intemporalité de l’esprit ou dans l’intemporalité de l’être. On peut donc dire qu’en un certain sens, un des exercices philosophiques les plus fondamentaux est l’exercice de la mort. > > [!cite] Note > mdr parfait ^337e6c ###### CONCENTRATION SUR SOI ET EXAMEN DE CONSCIENCE > [!information] Page 220 Avoir conscience de soi, c’est donc avoir conscience de l’état moral dans lequel on se trouve. C’est ce que la tradition de la spiritualité chrétienne appelle l’examen de conscience, pratique très répandue dans les écoles philosophiques de l’Antiquité. Cette pratique s’enracine d’abord dans le simple fait que le commencement de la philosophie, dans toutes les écoles, est la prise de conscience de l’état d’aliénation, de dispersion, de malheur, dans lequel on se trouve, avant de se convertir à la philosophie. > [!information] Page 220 Pour ce qui est des stoïciens, nous savons que le fondateur de l’école, Zénon, recommandait au philosophe d’examiner ses rêves, pour se rendre compte des progrès de l’âme, ce qui laisse supposer donc une pratique de l’examen de conscience : > [!information] Page 221 [[Platon]], nous l’avons vu, avait déjà constaté que les rêves permettent de déceler l’état de l’âme. Le thème réapparaîtra dans la spiritualité chrétienne. > [!information] Page 221 Aux environs de l’ère chrétienne, le néopythagorisme reprend dans un sens moral les exercices de mémoire que pratiquaient les anciens pythagoriciens, comme on le voit dans les Vers d’or :   Ne laisse le sommeil tomber sur tes yeux las Avant d’avoir pesé tous les actes du jour : En quoi ai-je failli ? Qu’ai-je fait, quel devoir ai-je omis ? Commence par là et poursuis l’examen ; après quoi Blâme ce qui est mal fait, du bien réjouis-toi. > [!information] Page 222 Sénèque développe ailleurs cette comparaison avec la procédure judiciaire : « Fais fonction d’accusateur de toi-même, puis de juge, en dernier lieu d’avocat. » On voit apparaître ici la notion de ce « tribunal intérieur » de la conscience, que l’on retrouvera entre autres chez Hiéroclès commentant les Vers d’or pythagoriciens, ce « tribunal intérieur » dont parlera [[Emmanuel Kant|Kant]] en observant à ce propos que, dans cette situation de juge de lui-même, le moi se dédouble en un moi intelligible, qui se donne à lui-même sa propre loi, en se plaçant à un point de vue universel, et un moi sensible et individuel. Nous retrouvons ici encore le dédoublement impliqué dans l’ascèse et dans la prise de conscience de soi. Le moi vient s’identifier ici avec la Raison impartiale et objective. ##### Le rapport au cosmos et l’expansion du moi ###### l’expansion du moi dans le cosmos > [!accord] Page 225 Notons-le en passant, quoi qu’en pensent certains historiens, il n’a pas fallu attendre Copernic pour que « les murailles du monde s’envolent » et pour que l’on passe du « monde clos à l’univers infini ». Comme la conscience de l’existence, la contemplation épicurienne de la nature est une élévation à l’intemporalité, comme le dit une sentence épicurienne : > > Souviens-toi que, né mortel, et ayant reçu une vie limitée, tu t’es pourtant élevé, par la science de la nature, jusqu’à l’éternité et que tu as vu l’infinité des choses, celles qui seront, et celles qui sont. ###### LE REGARD D'EN HAUT > [!approfondir] Page 228 La vision de la totalité de l’être et du temps, dont parle la République de [[Platon]], conduit à mépriser la mort. Et, dans le Théétète, pour le philosophe qui parcourt toute l’étendue du réel, toutes les affaires humaines sont mesquinerie et néant et il trouve bien petites les possessions des hommes, lui qui est habitué « à embrasser du regard la terre entière ». > [!information] Page 229 Sous l’influence d’une source néopythagoricienne, Ovide, à la fin de ses Métamorphoses, met ces paroles dans la bouche de Pythagore : > > Je veux prendre mon chemin au milieu des astres élevés, je veux abandonner la terre, ce séjour inerte, je veux me faire porter par les nues […] de là-haut je verrai les hommes errant à l’aventure et tremblant de peur, faute de raison, à l’idée de la mort. > > Les épicuriens et les stoïciens recommandent aussi cette attitude. Du haut des régions sereines, Lucrèce abaisse ses regards sur les hommes, et il les voit « errer de toutes parts et chercher au hasard le chemin de la vie ». Pour Sénèque, l’âme du philosophe, transportée au milieu des astres, jette du haut du ciel un regard sur la terre, qui lui apparaît comme un point. Elle se moque alors du luxe des riches. Les guerres pour les frontières que les hommes mettent entre eux lui paraissent ridicules, et les armées qui envahissent les territoires ne sont que des fourmis qui s’évertuent sur un étroit espace. > [!accord] Page 230 On le voit, la prise de conscience de soi, que ce soit dans le mouvement de concentration vers soi ou dans le mouvement d’expansion vers le Tout requiert toujours l’exercice de la mort, qui est, en quelque sorte, depuis [[Platon]], l’essence même de la philosophie. ###### LA PHYSIQUE COMME EXERCICE SPIRITUEL > [!accord] Page 233 Donc, à tout moment, en rencontrant chaque événement, je suis en rapport avec tout le déroulement passé et futur de l’univers. Et le choix de vie stoïcien consiste précisément à dire « oui » à l’Univers dans sa totalité, donc à vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive. Marc Aurèle dit à l’univers : « J’aime avec toi ! » Or c’est la physique qui fait comprendre que tout est dans tout et que, comme disait Chrysippe, une seule goutte de vin peut se mélanger à la mer entière et s’étendre au monde entier. Le consentement au destin et à l’Univers, renouvelé à l’occasion de chaque événement, est donc la physique pratiquée et vécue. Cet exercice consiste à mettre la raison individuelle en accord avec la Nature, qui est la Raison universelle, c’est-à-dire à s’égaler au Tout, à se plonger dans le Tout, à n’être plus « homme », mais « Nature ». ##### Le rapport à autrui > [!accord] Page 237 On retrouve ici le principe de l’éthique du dialogue : on ne peut dialoguer qu’avec quelqu’un qui veut sincèrement dialoguer. On ne cherchera donc pas à contraindre celui qui refuse de changer de mode de vie. Il ne faut ni l’irriter ni le flatter, ni lui faire de vains reproches ni l’aider dans la satisfaction de désirs que l’on réprouve. Et cela est vrai aussi pour la cité qui refuse de changer de mode de vie. Le philosophe pourra dire qu’il réprouve la dépravation de la cité, si cela peut avoir quelque utilité. Mais qu’il n’use pas de violence ! > [!information] Page 239 Quoi qu’il en soit, l’histoire du stoïcisme nous présente plusieurs figures de directeurs d’âme : Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, Musonius Rufus dans ses écrits, Épictète dans les Entretiens rapportés par Arrien. La direction spirituelle de Sénèque est très littéraire. D’un bout à l’autre de ses lettres, les formules frappantes, les images, les sonorités mêmes sont choisies à dessein. Mais les observations psychologiques et la description des exercices stoïciens y sont aussi très précieuses. Tout donne à penser que le maître stoïcien de Marc Aurèle, Junius Rusticus, fut pour lui un directeur de conscience, contre lequel le futur empereur s’irrita souvent, sans doute à cause du franc-parler de ce philosophe. > [!information] Page 239 Dans la Vie de Plotin écrite par Porphyre, et dans d’autres Vies de philosophes de la fin de l’Antiquité, beaucoup d’anecdotes laissent entrevoir des pratiques de direction spirituelle. Par exemple, on y trouve cette célèbre histoire de Plotin conseillant de voyager à Porphyre, hanté par des pensées de suicide. > [!information] Page 241 C’est dans cette tradition qu’à l’époque des sophistes se constitueront les règles de l’art rhétorique. La direction spirituelle philosophique, et d’ailleurs aussi les exercices spirituels par lesquels l’individu s’efforce de s’influencer et de se modifier lui-même, utiliseront bien des procédés rhétoriques pour provoquer la conversion et opérer la conviction #### Le Sage ##### La figure du sage et le choix de vie > [!information] Page 243 La sagesse est considérée dans toute l’Antiquité comme un mode d’être, comme un état dans lequel l’homme est de manière radicalement différente des autres hommes, dans lequel il est une sorte de surhomme. Si la philosophie est l’activité par laquelle le philosophe s’exerce à la sagesse, cet exercice consistera nécessairement non pas seulement à parler et à discourir d’une certaine manière, mais à être, agir et voir le monde d’une certaine manière. > [!accord] Page 244 Tout d’abord, le sage reste identique à lui-même, dans une parfaite égalité d’âme, c’est-à-dire heureux, quelles que soient les circonstances. Ainsi Socrate, dans le Banquet de [[Platon]], garde-t-il les mêmes dispositions, qu’il soit obligé de supporter la faim et le froid ou, au contraire, qu’il se trouve dans l’abondance. Il sait avec la même aisance s’abstenir et jouir des choses. On disait d’Aristippe un des disciples de Socrate, qu’il s’adaptait à toutes les situations, sachant jouir de ce qui se présentait et ne pas souffrir de l’absence des biens qui lui manquaient. Quant à Pyrrhon, il restait toujours dans le même état intérieur, ce qui veut dire que, si les circonstances extérieures venaient à changer, il ne modifiait en rien ses résolutions et ses dispositions. La cohérence avec soi et la permanence dans l’identité caractérisent aussi le sage stoïcien, car la sagesse consiste à toujours vouloir et toujours ne pas vouloir la même chose. > [!information] Page 245 C’est précisément que le sage trouve son bonheur en lui-même et qu’il est donc indépendant (autarkês) par rapport aux circonstances et aux choses extérieures, comme Socrate qui, selon les Mémorables de Xénophon, vivait en se suffisant à lui-même, sans s’embarrasser de choses superflues. C’est l’une des caractéristiques du sage selon [[Platon]], qui fait dire à Socrate : « S’il est un homme qui se suffit à lui-même pour être heureux, c’est bien le sage, et il est celui de tous les hommes qui a le moins besoin d’autrui. » Et selon [[Aristote]] le sage mène la vie contemplative, parce qu’elle n’a pas besoin de choses extérieures pour s’exercer et que le sage trouve ainsi en elle le bonheur et la parfaite indépendance. Ne dépendre que de soi, se suffire à soi-même, en réduisant au maximum ses besoins, c’est tout spécialement l’idéal des philosophes cyniques. Les épicuriens, pour leur part, y parviennent en limitant et maîtrisant leurs désirs ; ils ne sont plus alors dépendants du besoin. Quant aux stoïciens, ils préfèrent dire que c’est la vertu qui suffit à elle seule au bonheur. > [!information] Page 245 Pour Pyrrhon, par exemple, tout est indifférent, parce que nous sommes incapables de savoir si les choses sont bonnes ou mauvaises ; nous ne pouvons donc pas faire de différence entre elles. Pour les stoïciens, toutes les choses qui ne dépendent pas de nous sont indifférentes ; il n’y a qu’une seule chose qui dépende de nous et ne soit pas indifférente, c’est le bien moral, c’est-à-dire l’intention de faire le bien parce que c’est le bien. > [!accord] Page 246 Égalité d’âme, absence de besoin, indifférence aux choses indifférentes : ces qualités du sage fondent sa tranquillité d’âme et son absence de trouble. L’origine des troubles de l’âme peut d’ailleurs être très diverse. Aux yeux de [[Platon]], c’est le corps, par ses désirs et ses passions, qui apporte le désordre et l’inquiétude dans l’âme. Mais il y a aussi les soucis de la vie privée et surtout de la vie politique. ##### Le discours philosophique sur le sage > [!information] Page 248 La figure du sage joue donc un rôle décisif dans le choix de vie philosophique. Mais elle s’offre au philosophe comme un idéal décrit par le discours philosophique plutôt que comme un modèle incarné dans un personnage vivant. Les stoïciens disaient que le sage est extrêmement rare, il y en a très peu, peut-être un, peut-être pas du tout. Ici presque toutes les autres écoles sont à peu près du même avis, sauf les épicuriens qui n’hésitent pas à vénérer Épicure comme le sage par excellence. Le seul sage universellement reconnu par les autres écoles est Socrate, ce sage déroutant qui ne sait pas qu’il est sage. > [!information] Page 250 Ce paradoxe nous met sur la voie d’un autre paradoxe qui se retrouve, cette fois, dans toutes les écoles : si le sage représente un mode d’être différent du mode d’être du commun des mortels, ne peut-on pas dire que la figure du sage [Cf. P. Hadot, « La figure du sage dans l’Antiquité gréco-latine », dans G Gadoffre, Les Sagesses du monde, Paris, 1991, p. 9-26.] tend à se rapprocher de celle de Dieu ou des dieux ? Ce mouvement peut s’observer le plus clairement dans l’épicurisme. D’une part, aux yeux d’Épicure, le sage vit comme un « dieu parmi les hommes ». Et, d’autre part, les dieux d’Épicure, c’est-à-dire les dieux de la tradition, les dieux de l’Olympe, mais réinterprétés par Épicure, vivent comme des sages. Doués de forme humaine, ils vivent dans ce que les épicuriens appellent les intermondes, dans les espaces vides entre les mondes, échappant ainsi à la corruption inhérente au mouvement des atomes. > [!information] Page 251 Le sage, selon [[Aristote]], se consacre à l’exercice de la pensée et à la vie de l’esprit. Ici encore le divin est le modèle du sage. Car, comme le remarque [[Aristote]], la condition humaine rend fragile et intermittente cette activité de l’esprit, dispersée dans le temps et exposée à l’erreur et à l’oubli. Mais on peut se représenter, en passant à la limite, un esprit dont la pensée s’exercerait parfaitement et continuellement dans un éternel présent. Sa pensée se penserait ainsi elle-même, en un acte éternel. Elle connaîtrait éternellement ce bonheur et ce plaisir que l’esprit humain ne connaît qu’à de rares moments. C’est précisément la description qu’[[Aristote]] donne de Dieu, comme premier moteur, cause finale de l’univers. La sage vit ainsi d’une manière intermittente ce que Dieu vit d’une manière continue. Ce faisant, il vit d’une vie qui dépasse la condition humaine et qui pourtant correspond à ce qu’il y a de plus essentiel dans l’homme : la vie de l’esprit. > [!information] Page 251 Les rapports entre l’idée de Dieu et l’idée du sage sont moins clairs chez [[Platon]], probablement parce que l’idée du divin chez [[Platon]] se présente sous une forme extrêmement complexe et hiérarchisée. Le « divin » est une réalité diffuse, qui comprend des entités situées à des niveaux divers, comme le Bien, les Idées, l’intellect divin, la figure mythique de l’Artisan, du Démiurge du monde, et enfin lame du monde. Mais dans la perspective qui nous occupe, [[Platon]] a énoncé en tout cas un principe fondamental. Aller dans la direction opposée au mal, donc aller dans la direction de la sagesse, c’est « s’assimiler à Dieu, dans la mesure du possible : or on s’assimile en devenant juste et saint dans la clarté de l’esprit ». La divinité apparaît donc ici comme le modèle de la perfection morale et intellectuelle de l’homme. Par ailleurs, d’une manière générale, [[Platon]] présente Dieu ou les dieux comme doués de qualités morales qui pourraient être celles d’un sage. Il est véridique, sage et bon ; il n’a aucune envie et il est toujours désireux de produire ce qu’il y a de meilleur. > [!approfondir] Page 253 Le sage des stoïciens connaît le même bonheur que la Raison universelle personnifiée allégoriquement par Zeus, parce que dieux et hommes ont la même raison, parfaite chez les dieux, perfectible chez les hommes, et que précisément le sage a atteint la perfection de la raison, en faisant coïncider sa raison avec la Raison divine, sa volonté avec la volonté divine. Les vertus de Dieu ne sont pas supérieures à celles du sage. La théologie des philosophes grecs est, peut-on dire, une théologie du sage, contre laquelle [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] a protesté :   Éloignons la suprême bonté du concept de Dieu : elle est indigne d’un dieu. Éloignons de même la suprême sagesse – c’est la vanité des philosophes qui s’est rendue coupable de cette extravagance d’un dieu monstre de sagesse : il devait leur ressembler autant que possible. Non, Dieu, la suprême puissance – ça suffit ! D’elle découle tout, d’elle découle le « monde ». > [!approfondir] Page 253 Toute-puissance ou bonté ? Nous ne discuterons pas de ce problème, mais il nous faut affirmer fortement que, contrairement à ce que semble laisser entendre [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], l’idéal du sage n’a rien à voir avec une morale éthique « classique » ou « bourgeoise », mais qu’il correspond plutôt, pour reprendre l’expression de [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], à un renversement total des valeurs reçues et conventionnelles, se présentant d’ailleurs sous les formes les plus diverses, comme nous avons pu l’observer à propos des différentes écoles philosophiques. #### CONCLUSION > [!accord] Page 256 Il est facile d’ironiser sur cet idéal du sage quasiment inaccessible et que le philosophe ne parvient pas à atteindre. Les modernes ne s’en sont pas privés et n’ont pas manqué de parler « d’irréalisme nostalgique et conscient de sa chimère » ; les Anciens, avec le satiriste Lucien, se sont gaussés du malheureux qui, ayant passé toute sa vie dans les efforts et les veilles, n’est toujours pas parvenu à la sagesse. Ainsi parle le gros bon sens, qui n’a pas compris toute la portée de la définition du philosophe comme non-sage dans le Banquet de [[Platon]], définition qui, pourtant, permettra à [[Emmanuel Kant|Kant]] de comprendre le vrai statut du philosophe. Il est facile de se moquer. ## RUPTURE ET CONTINUITÉ. LE MOYEN ÂGE ET LES TEMPS MODERNES ### LE CHRISTIANISME COMME PHILOSOPHIE RÉVÉLÉE #### LE CHRISTIANISME SE DÉFINISSANT COMME PHILOSOPHIE > [!information] Page 259 Rien, apparemment, ne pouvait laisser prévoir qu’un siècle après la mort du Christ, certains chrétiens présenteraient le christianisme non seulement comme une philosophie, c’est-à-dire un phénomène de culture grecque, mais même comme la philosophie, la philosophie éternelle. Pourtant, il ne faut pas oublier qu’il existait en fait depuis longtemps des rapports entre le judaïsme et la philosophie grecque, l’exemple le plus fameux étant Philon d’Alexandrie, philosophe juif contemporain de l’ère chrétienne. Dans cette tradition, la notion d’un intermédiaire entre Dieu et le Monde appelé Sophia ou Logos jouait un rôle central. Le Logos était pour elle la Parole créatrice (Dieu dit : « Que la lumière soit ») mais aussi révélatrice de Dieu. > [!information] Page 261 Dès le IIᵉ siècle ap. J.-C. les écrivains chrétiens, que l’on appelle les apologistes parce qu’ils se sont efforcés de présenter le christianisme sous une forme compréhensible au monde gréco-romain, ont utilisé la notion de Logos pour définir le christianisme comme la philosophie. Les philosophes grecs, disent-ils, n’ont possédé jusqu’ici que des parcelles du Logos, c’est-à-dire des éléments du Discours vrai et de la Raison parfaite, mais les chrétiens sont en possession du Logos, c’est-à-dire du Discours vrai et de la Raison parfaite incarnée en Jésus-Christ. Si philosopher, c’est vivre conformément à la Raison, les chrétiens sont philosophes, puisqu’ils vivent conformément au Logos divin. > [!information] Page 262 même que les platoniciens proposaient un cursus de lecture des dialogues de [[Platon]] correspondant aux étapes du progrès spirituel, des chrétiens, comme Origène, feront lire dans l’ordre à leurs disciples le livre biblique des Proverbes, puis l’Ecclésiaste, puis le Cantique des Cantiques, qui correspondent respectivement selon Origène à l’éthique, qui donne une purification préalable, à la physique, qui apprend à dépasser les choses sensibles, et à l’époptique ou théologie, qui conduit à l’union à Dieu. On entrevoit d’ailleurs ici que la lecture des textes est, comme chez les philosophes de cette époque, une lecture « spirituelle », qui est en étroite relation avec le progrès de l’âme. La notion philosophique de progrès spirituel constitue l’armature même de la formation et de l’enseignement chrétiens. Comme le discours philosophique antique pour le mode de vie philosophique, le discours philosophique chrétien est un moyen de réaliser le mode de vie chrétien > [!accord] Page 262 On dira peut-être, et avec raison, qu’il y a quand même une différence, car l’exégèse chrétienne est une exégèse de textes sacrés et la philosophie chrétienne se fonde sur une révélation : le Logos est précisément la révélation et la manifestation de Dieu. La théologie chrétienne s’est constituée peu à peu dans les controverses dogmatiques, toujours fondées sur l’exégèse de l’Ancien et du Nouveau Testament. Mais il existait bel et bien, dans la philosophie grecque, toute une tradition de théologie systématique, inaugurée par le Timée et par le livre X des Lois de [[Platon]], développée dans le livre XII de la Métaphysique d’[[Aristote]], tradition qui distinguait les différentes sources de révélation, les modes d’action et les différents degrés de la réalité divine, et qui intégrera toutes sortes de révélations à l’époque du néoplatonisme postérieur. La philosophie grecque pouvait, même de ce point de vue, servir de modèle à la philosophie chrétienne. > [!information] Page 265 Il faut aussi se rappeler que déjà, à l’époque de Philon et de Jésus, il existait des communautés d’ascètes contemplatifs, comme les Thérapeutes, que décrit Philon d’Alexandrie dans son traité De la vie contemplative et qu’il appelle d’ailleurs des « philosophes », ou encore comme la secte juive de Qumrân. Mais pour les tenants de la « philosophie chrétienne », qui vont d’ailleurs eux-mêmes pratiquer le monachisme – c’est le mouvement que L. Bouyer appelle « le monachisme savant » –, la « philosophie » va précisément désormais désigner le mode de vie monastique comme perfection de la vie chrétienne, mais cette « philosophie » continuera à être liée étroitement à ces catégories profanes que sont la paix de l’âme, l’absence de passions, la « vie conforme à la nature et à la raison ». Comme > [!information] Page 269 Ce sont plutôt des conceptions platoniciennes et néoplatoniciennes qui exercent leur influence chez Évagre le Pontique, qui avait été le disciple de Grégoire de Nazianze, par exemple lorsqu’il utilise la tri-partition platonicienne de l’âme pour définir l’état de vertu :   L’âme raisonnable agit selon la nature quand sa partie désirante (epithumêtikon) désire la vertu, quand sa partie combattante (thumikon) combat pour la vertu, et quand sa partie raisonnable (logistikon) parvient à la contemplation des êtres. > [!information] Page 269 L’ascèse est souvent conçue aussi, d’une manière platonicienne, comme une séparation du corps et de l’âme, qui est la condition préalable à la vision de Dieu. Le thème apparaît déjà chez Clément d’Alexandrie, pour qui la « réelle piété envers Dieu consiste à se séparer sans retour du corps et de ses passions : voilà pourquoi peut-être la philosophie est appelée à juste titre “exercice de la mort” par Socrate ». Car il faut renoncer à utiliser les sens pour pouvoir connaître les vraies réalités. > [!information] Page 270 Il opposait ainsi le lien naturel du corps à l’âme, qui le fait vivre, au lien affectif qui attache l’âme au corps, lien affectif qui peut être si étroit que l’âme s’identifie au corps et ne se soucie que des satisfactions du corps. Selon Évagre, la mort à laquelle s’exerce ce philosophe qu’est le moine, c’est donc la totale extirpation des passions qui lient l’âme au corps, afin d’atteindre le parfait détachement du corps que procure l’apatheia, l’absence de passions.   #### CHRISTIANISME ET PHILOSOPHIE ANTIQUE > [!approfondir] Page 275 Dans cette perspective augustinienne, le christianisme a bien le même contenu que le platonisme : il s’agit de se détourner du monde sensible pour pouvoir contempler Dieu et la réalité spirituelle, mais seul le christianisme a pu faire adopter ce mode de vie par les masses populaires. [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] aurait pu s’appuyer sur Augustin pour justifier sa formule : « Le christianisme est un platonisme pour le peuple. » > [!accord] Page 276 Parfois la vie chrétienne devient moins la vie d’un homme que celle d’une âme, elle devient une vie selon la raison, analogue à celle des philosophes profanes, et même, plus spécialement encore, une vie selon l’Esprit, analogue à celle des platoniciens : il s’agira alors de fuir le corps pour se tourner vers une réalité intelligible et transcendante, et, si possible, l’atteindre dans une expérience mystique. En tout cas, l’attention à soi, la recherche de l’impassibilité, de la paix de l’âme, de l’absence de souci, et tout spécialement la fuite du corps, sont devenus des objectifs primordiaux de la vie spirituelle. > > [!cite] Note > cf foucault soucis de soi. courage de la verite ### DISPARITIONS ET RÉAPPARITIONS DE LA CONCEPTION ANTIQUE DE LA PHILOSOPHIE #### LA PHILOSOPHIE COMME SERVANTE DE LA THÉOLOGIE > [!information] Page 279 Écrivant dans les dernières années du XVIᵉ siècle ses Disputationes Metaphysicae, ouvrage qui exercera une influence considérable sur beaucoup de philosophes depuis le XVIIᵉ jusqu’au XIXᵉ siècle, l’auteur scolastique F. Suârez déclare : > > Dans cette œuvre, je me mets dans le rôle d’un philosophe, en ayant bien présent à l’esprit que notre philosophie doit être une philosophie chrétienne, et la servante de la divine théologie. #### LES ARTISTES DE LA RAISON > [!accord] Page 282 J’emprunte l’expression « artiste de la raison » à [[Emmanuel Kant|Kant]], qui désigne par cette formule les philosophes qui ne s’intéressent qu’à la pure spéculation. Cette représentation d’une philosophie réduite à son contenu conceptuel a survécu jusqu’à nos jours : on la rencontre quotidiennement, aussi bien dans les cours de l’université que dans les manuels scolaires de tout niveau. On pourrait dire que c’est la représentation classique, scolaire, universitaire, de la philosophie. Inconsciemment ou consciemment, nos universités sont toujours héritières de l’« École », c’est-à-dire de la tradition scolastique > [!approfondir] Page 284 Mais il n’y a pas seulement l’« École », c’est-à-dire la tradition de la théologie scolastique, il y a aussi les écoles, non pas les communautés philosophiques de l’Antiquité, mais les universités, qui, malgré la diversité de leurs fondations et de leurs fonctionnements, n’en sont pas moins les héritières de l’université médiévale. Et de même que dans l’Antiquité, il y avait une étroite interaction entre la structure sociale des institutions philosophiques et la conception quelles se font de la philosophie, de même il y a eu, depuis le Moyen Âge aussi, une sorte de causalité réciproque entre la structure des institutions universitaires et les représentations qu’elles se sont faites de la nature de la philosophie. C’est ce que laisse entrevoir d’ailleurs un texte de [[Hegel]], cité par M. Abensour et P.-J. Labarrière [M. Abensour et P.-J. Labarrière, préface à Schopenhauer, Contre la philosophie universitaire, Paris, 1994, p. 9. Toute cette préface est importante dans la perspective des idées que nous développons ici.] dans leur excellente introduction au pamphlet de Schopenhauer, intitulé Contre la philosophie universitaire. Dans ce texte, [[Hegel]] rappelle que la philosophie n’est plus   […] comme chez les Grecs, exercée comme un art privé, mais qu’elle a une existence officielle qui concerne donc le public, quelle est principalement ou exclusivement au service de l’État. > [!accord] Page 284 Il faut bien reconnaître qu’il y a une opposition radicale entre l’école philosophique antique, qui s’adresse à chaque individu pour le transformer dans la totalité de sa personnalité, et l’université, qui a pour mission de décerner des diplômes, correspondant à un certain niveau de savoir objectivable. Évidemment, la perspective hégélienne d’une université au service de l’État ne peut être généralisée. Mais il faut bien reconnaître qu’il n’y a d’université que par l’initiative d’une autorité supérieure, que ce soit l’État ou les diverses communautés religieuses, catholiques ou luthériennes ou calvinistes ou anglicanes. La philosophie universitaire se trouve donc toujours dans la situation où elle était au Moyen Âge, c’est-à-dire qu’elle est toujours servante, parfois de la théologie, dans les universités dans lesquelles il se trouve que la Faculté de philosophie n’est qu’une Faculté inférieure à la Faculté de théologie, parfois de la science, toujours, en tout cas, des impératifs de l’organisation générale de l’enseignement ou, à l’époque contemporaine, de la recherche scientifique. Le choix des professeurs, des matières, des examens, est toujours soumis à des critères « objectifs », politiques ou financiers, trop souvent, malheureusement, étrangers à la philosophie. > [!accord] Page 285 À cela, il faut ajouter que l’institution universitaire conduit à faire du professeur de philosophie un fonctionnaire dont le métier consiste, en grande partie, à former d’autres fonctionnaires ; il ne s’agit plus, comme dans l’Antiquité, de former au métier d’homme, mais de former au métier de clerc ou de professeur, c’est-à-dire de spécialiste, de théoricien, détenteur d’un certain savoir, plus ou moins ésotérique. Mais ce savoir ne met plus en jeu toute la vie, comme le voulait la philosophie antique > [!accord] Page 286 Par ailleurs la domination de l’idéalisme sur toute la philosophie universitaire, depuis [[Hegel]] jusqu’à l’avènement de l’existentialisme, ensuite la vogue du structuralisme, ont contribué largement à répandre l’idée selon laquelle il n’y a de vraie philosophie que théorique et systématique. Telles sont, me semble-t-il, les raisons historiques qui ont amené à concevoir la philosophie comme une pure théorie. ^70004d #### LA PERMANENCE DE LA CONCEPTION DE LA PHILOSOPHIE COMME MODE DE VIE > [!approfondir] Page 288 [[Michel Foucault|M. Foucault]] voulait faire commencer à Descartes, et non au Moyen Âge, la « théorétisation » de la philosophie. Comme je l’ai déjà dit ailleurs, si je suis d’accord avec lui lorsqu’il dit : « Avant Descartes un sujet ne pouvait avoir accès à la vérité à moins de réaliser d’abord sur lui un certain travail qui le rendait susceptible de connaître la vérité » – il suffira de rappeler ce que j’ai dit plus haut à propos d’[[Aristote]] et de Porphyre –, je me sépare de lui, lorsqu’il ajoute que, selon Descartes « pour accéder à la vérité, il suffit que je sois n’importe quel sujet capable de voir ce qui est évident […] l’évidence s’est substituée à l’ascèse ». Je pense, en effet, que, lorsque Descartes choisit de donner à l’un de ses ouvrages le titre de Méditations, il sait très bien que le mot dans la tradition de la spiritualité antique et chrétienne désigne un exercice de l’âme. Chaque Méditation est effectivement un exercice spirituel, c’est-à-dire précisément un travail de soi sur soi, qu’il faut avoir achevé pour passer à l’étape suivante. ^5d8b2b > [!accord] Page 289 Car si Descartes parle à la première personne, s’il évoque même le feu devant lequel il est assis, la robe de chambre dont il est vêtu, le papier qui est devant lui, et s’il décrit les sentiments dans lesquels il se trouve, il veut en fait que ce soit son lecteur qui parcoure les étapes de l’évolution intérieure qu’il décrit : autrement dit, le « Je » employé dans les Méditations est en fait un « Tu » qui s’adresse au lecteur. Nous retrouvons là le mouvement si fréquent dans l’Antiquité, par lequel on passe du moi individuel à un moi élevé au plan de l’universalité. Chaque Méditation ne traite que d’un sujet, par exemple le doute méthodique dans la première Méditation, la découverte du moi comme réalité pensante dans la seconde. C’est pour que le lecteur puisse bien assimiler l’exercice pratiqué dans chaque Méditation. > [!information] Page 291 Pour [[Emmanuel Kant|Kant]], l’antique définition de la philosophie comme philo-sophia, désir, amour, exercice de la sagesse, est toujours valable. La philosophie, dit-il, est « la doctrine et l’exercice de la sagesse (pas simple science) » et il connaît la distance qui sépare la philosophie de la sagesse : > > L’homme n’est pas en possession de la sagesse. Il tend seulement à elle et peut avoir seulement de l’amour pour elle, et cela est déjà assez méritoire. > [!information] Page 291 La philosophie est pour l’homme effort vers la sagesse qui reste toujours inaccompli. Tout l’édifice technique de la philosophie critique kantienne n’a de sens que dans la perspective de la sagesse, ou plutôt du sage, car [[Emmanuel Kant|Kant]] a toujours tendance à se représenter la sagesse sous la figure du sage, norme idéale, qui n’est jamais incarnée dans un homme, mais selon laquelle le philosophe essaie de vivre. [[Emmanuel Kant|Kant]] appelle également ce modèle du sage l’idée du philosophe. > > Un philosophe correspondant à ce modèle n’existe pas, pas plus qu’un vrai chrétien n’existe réellement. Tous deux sont des modèles […] Le modèle doit servir de norme […] Le « philosophe » n’est qu’une idée. Peut-être pourrons-nous jeter un regard vers lui, l’imiter en quelques points, mais nous ne l’atteindrons jamais totalement. > [!approfondir] Page 292 Ici [[Emmanuel Kant|Kant]] se situe dans la tradition du Socrate du Banquet, disant que la seule chose qu’il sait, c’est qu’il n’est pas sage, qu’il n’a pas encore atteint le modèle idéal du sage. Et ce socratisme annonce déjà celui de Kierkegaard disant qu’il n’est chrétien que dans la mesure où il sait qu’il n’est pas chrétien : > > L’Idée de la sagesse doit être le fondement de la philosophie, comme l’idée de sainteté le fondement du christianisme. ^64c477 > [!approfondir] Page 293 Il y a en fait deux idées, deux représentations possibles, de la philosophie, l’une que [[Emmanuel Kant|Kant]] appelle le concept de la philosophie scolaire, l’autre qu’il nomme le concept de la philosophie du « monde ». Dans son concept scolaire ou scolastique, la philosophie n’est que pure spéculation, elle ne vise qu’à être systématique, elle ne vise que la perfection logique de la connaissance. Celui qui s’en tient à la conception scolastique de la philosophie est, nous dit [[Emmanuel Kant|Kant]], un artiste de la raison, c’est-à-dire un philodoxe, cet « ami de l’opinion », dont parle [[Platon]], celui qui s’intéresse à la multitude des choses belles, mais sans voir la beauté-en-soi, à la multitude des choses justes, mais sans voir la justice-en-soi. > [!accord] Page 295 Le lecteur continuera sans doute à se demander pourquoi [[Emmanuel Kant|Kant]] a appelé précisément « concept de philosophie cosmique » ce programme philosophique dominé par l’idée de sagesse. Mais peut-être comprendra-t-il mieux la raison de cette dénomination en lisant cette définition kantienne de l’idée de philosophie cosmique : « On appelle conception cosmique de la philosophie celle qui intéresse chaque homme », c’est-à-dire, puisque le monde (cosmos) dont il est question ici est le monde humain, « celle qui intéresse tout le monde ». Ce qui intéresse tout le monde, ou plutôt ce qui devrait intéresser tout le monde, ce n’est précisément rien d’autre que la sagesse : l’état normal, naturel, quotidien, des hommes devrait être la sagesse, mais ils ne parviennent pas à l’atteindre. C’était là l’une des idées fondamentales de la philosophie antique. Ce qui revient à dire que ce qui intéresse chaque homme, ce n’est pas seulement la question de la critique kantienne « Que puis-je savoir ? », mais ce sont surtout les questions « Que dois-je faire ? », « Que m’est-il permis d’espérer ? », « Qu’est-ce que l’homme ? », qui sont les questions fondamentales de la philosophie. > [!accord] Page 297 Je me suis contenté de poser quelques jalons : Montaigne, Descartes, [[Emmanuel Kant|Kant]]. Il y aurait bien d’autres noms à évoquer : ceux de penseurs aussi divers que [[Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]], Shaftesbury, Schopenhauer, Emerson, [[Henry David Thoreau|Thoreau]], Kierkegaard, [[Karl Marx|Marx]], [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], [[William James|W. James]], [[Henri Bergson|Bergson]], Wittgenstein, Merleau-Ponty et d’autres encore, qui, tous, d’une manière ou d’une autre, influencés par le modèle de la philosophie antique, ont conçu la philosophie comme une activité concrète et pratique et comme une transformation de la manière de vivre ou de percevoir le monde ^d3b85c ## QUESTIONS ET PERSPECTIVES > [!information] Page 300 Dans les philosophies modernes ou contemporaines, cette interaction existe aussi quelquefois et l’on peut, jusqu’à un certain point, expliquer les discours philosophiques par les choix existentiels qui les motivent. Par exemple, comme on le sait par une lettre de Wittgenstein, le Tractatus logico-philosophicus, qui se présente apparemment comme une théorie de la proposition, et qui l’est d’ailleurs effectivement, n’en est pas moins fondamentalement un livre d’éthique, dans lequel « ce qui est de l’éthique » n’est pas dit, mais montré. La théorie de la proposition est élaborée pour justifier ce silence concernant l’éthique, qui est prévu et voulu dès le début du livre. Ce qui motive le Tractatus, c’est en effet la volonté de conduire le lecteur à un certain mode de vie, une certaine attitude, qui est d’ailleurs tout à fait analogue aux options existentielles de la philosophie antique, « Vivre dans le présent », sans rien regretter ni redouter ni espérer > [!accord] Page 301 Le rapport entre l’œuvre et son destinataire aura une importance capitale. Le contenu de l’écrit est en effet partiellement déterminé par la nécessité de s’adapter aux capacités spirituelles des destinataires. Par ailleurs, il ne faudra jamais oublier de situer les œuvres des philosophes antiques dans la perspective de la vie de l’école à laquelle ils appartiennent. Elles sont presque toujours en relation directe ou indirecte avec l’enseignement. Par exemple, les traités d’[[Aristote]] sont, pour une grande part, des préparations à l’enseignement oral, les traités de Plotin, des échos des difficultés soulevées pendant les cours. > [!accord] Page 304 Mais le philosophe de l’Antiquité, pour pratiquer la philosophie, vivait en relations plus ou moins étroites avec un groupe de philosophes, ou, tout au moins, recevait d’une tradition philosophique ses règles de vie. Sa tâche en était facilitée, même si vivre effectivement selon ces règles de vie exigeait un dur effort. Maintenant, il n’y a plus d’écoles, il n’y a plus de dogmes. Le « philosophe » est seul. Comment trouvera-t-il son chemin ? > [!approfondir] Page 304 Il le trouvera comme beaucoup d’autres l’ont trouvé avant lui, comme Montaigne, ou Goethe, ou [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], qui, eux aussi, ont été seuls, et qui ont choisi comme modèles, selon les circonstances ou leurs besoins profonds, les modes de vie de la philosophie antique. [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] écrivait par exemple :   En ce qui concerne la praxis, je considère les différentes écoles morales comme des laboratoires expérimentaux dans lesquels un nombre considérable de recettes de l’art de vivre ont été pratiquées à fond et pensées jusqu’au bout : les résultats de toutes les écoles et de toutes leurs expériences nous reviennent en légitime propriété. Nous ne nous ferons pas scrupule d’adopter une recette stoïcienne, sous prétexte que nous avons auparavant tiré profit de recettes épicuriennes. > [!accord] Page 305 On me demandera cette fois comment l’on peut expliquer que, malgré les siècles et l’évolution du monde, ces modèles antiques puissent toujours être réactualisés. C’est tout d’abord, comme le disait [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], parce que les écoles antiques sont des sortes de laboratoires d’expérimentation, grâce auxquels nous pouvons comparer les conséquences des différents types d’expérience spirituelle qu’elles proposent. De ce point de vue, la pluralité des écoles antiques est précieuse. Les modèles qu’elles nous proposent ne peuvent d’ailleurs être réactualisés que si on les ramène à leur essence, à leur signification profonde, en les détachant de leurs éléments caducs, cosmologiques ou mythiques et en dégageant les positions fondamentales que les écoles elles-mêmes considéraient comme essentielles. > [!information] Page 305 On peut aller plus loin. Je pense en effet que ces modèles correspondent, comme je l’ai dit ailleurs [P. Hadot, La Citadelle intérieure, p. 330-333.], à des attitudes permanentes et fondamentales qui s’imposent à tout être humain, lorsqu’il cherche la sagesse. J’évoquais dans ce contexte l’existence d’une sorte de stoïcisme universel, que l’on ne trouve pas seulement en Occident, mais également en Chine par exemple, comme l’a montré J. Gemet [J. Gernet, Chine et christianisme, Paris, 2e éd. 1991, p. 191]; « La sagesse chez Wang-Fou-tche, philosophe chinois du XVII siècle », dans Les Sagesses du monde, colloque s.d. G. Gadoffre, Paris, 1991, p. 103-104.]. > [!accord] Page 305 Je l’ai déjà dit, j’ai été longtemps hostile à la philosophie comparée, parce que je pensais quelle pouvait créer des confusions et des rapprochements arbitraires. Mais il me semble maintenant en lisant les travaux des mes collègues, G. Bugault, S R.-P. Droit, M. Hulin, J.-L. Solère, qu’il y a réellement de troublantes analogies entre les attitudes philosophiques de l’Antiquité et de l’Orient, analogies qui d’ailleurs ne peuvent s’expliquer par des influences historiques, mais qui, en tout cas, permettent peut-être de mieux comprendre tout ce qui peut être impliqué dans les attitudes philosophiques qui s’éclairent ainsi les unes par les autres. Les moyens qui nous permettent de parvenir à la paix intérieure et à la communion avec les autres hommes ou avec l’univers ne sont pas illimités. Peut-être faut-il dire que les choix de vie que nous avons décrits, ceux de Socrate, de Pyrrhon, d’Épicure, des stoïciens, des cyniques, des sceptiques, correspondent à des sortes de modèles constants et universels qui se retrouvent sous des formes propres à chaque civilisation dans les différentes aires culturelles de l’humanité. C’est pour cette raison que j’ai évoqué plus haut un texte bouddhiste et aussi un développement de M. Hulin, inspiré par le bouddhisme, parce que je pensais qu’ils pouvaient nous aider à mieux formuler l’essence du sage grec. > [!approfondir] Page 307 D’une manière plus générale, il me semble avoir laissé entendre que, comme le dit J.-L. Solère : « Les Anciens étaient peut-être plus proches de l’Orient que nous », ce que veut dire aussi un auteur chinois moderne lorsqu’il écrit : « Les philosophes chinois étaient tous des Socrates à des degrés divers. En la personne du philosophe, savoir et vertu étaient inséparables. Sa philosophie réclamait d’être vécue par lui ; il en était lui-même le véhicule. Vivre en accord avec ses convictions philosophiques faisait partie de sa philosophie. » Le « philosophe », l’amoureux de la sagesse, au sens où nous l’entendons, pourra donc chercher aussi des modèles de vie dans les philosophies orientales, et ceux-ci ne seront pas tellement éloignés des modèles antiques.