> [!info]+ Auteur : [[Gilles Deleuze]] & [[Félix Guattari]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 2 heures et 12 minutes --- # Note ## Introduction. Ainsi donc la question... > [!accord] Page 6 Simplement l’heure est venue pour nous de demander ce que c’est que la philosophie. Et nous n’avions pas cessé de le faire précédemment, et nous avions déjà la réponse qui n’a pas varié : la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. > [!information] Page 6 Les concepts, nous le verrons, ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition. Ami est un tel personnage, dont on dit même qu’il témoigne pour une origine grecque de la philo-sophie : les autres civilisations avaient des Sages, mais les Grecs présentent ces « amis » qui ne sont pas simplement des sages plus modestes. Ce serait les Grecs qui auraient entériné la mort du Sage, et l’auraient remplacé par les philosophes, les amis de la sagesse, ceux qui cherchent la sagesse, mais ne la possèdent pas formellement > [!accord] Page 6 La sagesse a beaucoup changé. Il est d’autant plus difficile de savoir ce que signifie « ami », même et surtout chez les Grecs. Ami désignerait-il une certaine intimité compétente, une sorte de goût matériel et une potentialité, comme celle du menuisier avec le bois : le bon menuisier est en puissance du bois, il est l’ami du bois ? La question est importante, puisque l’ami tel qu’il apparaît dans la philosophie ne désigne plus un personnage extrinsèque, un exemple ou une circonstance empirique, mais une présence intrinsèque à la pensée, une condition de possibilité de la pensée même, une catégorie vivante, un vécu transcendantal. > [!approfondir] Page 7 L’amitié comporterait autant de méfiance émulante à l’égard du rival que d’amoureuse tension vers l’objet du désir. Quand l’amitié se tournerait vers l’essence, les deux amis seraient comme le prétendant et le rival (mais qui les distinguerait ?). C’est sous ce premier trait que la philosophie semble une chose grecque et coïncide avec l’apport des cités : avoir formé des sociétés d’amis ou d’égaux, mais aussi bien avoir promu entre elles et en chacune des rapports de rivalité, opposant des prétendants dans tous les domaines, en amour, dans les jeux, les tribunaux, les magistratures, la politique, et jusque dans la pensée qui ne trouverait pas seulement sa condition dans l’ami, mais dans le prétendant et dans le rival (la dialectique que Platon définit par l’amphisbetesis). La rivalité des hommes libres, un athlétisme généralisé : l’agôn4. C’est à l’amitié de concilier l’intégrité de l’essence et la rivalité des prétendants. N’est-ce pas une trop grande tâche ? > [!accord] Page 8 La liste des personnages conceptuels n’est jamais close, et par là joue un rôle important dans l’évolution ou les mutations de la philosophie ; leur diversité doit être comprise, sans être réduite à l’unité déjà complexe du philosophe grec. > [!accord] Page 8 Créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie. C’est parce que le concept doit être créé qu’il renvoie au philosophe comme à celui qui l’a en puissance, ou qui en a la puissance et la compétence. On ne peut pas objecter que la création se dit plutôt du sensible et des arts, tant l’art fait exister des entités spirituelles, et tant les concepts philosophiques sont aussi des « sensibilia ». À dire vrai, les sciences, les arts, les philosophies sont également créateurs, bien qu’il revienne à la philosophie seule de créer des concepts au sens strict. Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. > [!accord] Page 8 Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent. [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] a déterminé la tâche de la philosophie quand il écrivit : « Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir. Jusqu’à présent, somme toute, chacun faisait confiance à ses concepts, comme à une dot miraculeuse venue de quelque monde également miraculeux », mais il faut remplacer la confiance par la méfiance, et c’est des concepts que le philosophe doit se méfier le plus, tant qu’il ne les a pas lui-même créés (Platon le savait bien, quoiqu’il ait enseigné le contraire...) > [!approfondir] Page 9 Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas : elle n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communication, même si elle a pu croire être tantôt l’un, tantôt l’autre, en raison de la capacité de toute discipline à engendrer ses propres illusions, et à se cacher derrière un brouillard qu’elle émet spécialement. Elle n’est pas contemplation, car les contemplations sont les choses elles-mêmes en tant que vues dans la création de leurs propres concepts. Elle n’est pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit : on croit donner beaucoup à la philosophie en en faisant l’art de la réflexion, mais on lui retire tout, car les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes sur la peinture ou la musique ; dire qu’ils deviennent alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à leur création respective. > [!information] Page 10 La philosophie ne contemple pas, ne réfléchit pas, ne communique pas, bien qu’elle ait à créer des concepts pour ces actions ou passions. La contemplation, la réflexion, la communication ne sont pas des disciplines, mais des machines à constituer des Universaux dans toutes les disciplines. Les Universaux de contemplation, puis de réflexion, sont comme les deux illusions que la philosophie a déjà parcourues dans son rêve de dominer les autres disciplines (idéalisme objectif et idéalisme subjectif), et la philosophie ne s’honore pas davantage en se présentant comme une nouvelle Athènes et en se rabattant sur des Universaux de la communication qui fourniraient les règles d’une maîtrise imaginaire des marchés et des médias (idéalisme intersubjectif). > [!accord] Page 10 Toute création est singulière, et le concept comme création proprement philosophique est toujours une singularité. Le premier principe de la philosophie est que les Universaux n’expliquent rien, ils doivent être eux-mêmes expliqués. > [!accord] Page 10 Se connaître soi-même – apprendre à penser – faire comme si rien n’allait de soi – s’étonner, « s’étonner que l’étant est »..., ces déterminations de la philosophie et beaucoup d’autres forment des attitudes intéressantes, quoique lassantes à la longue, mais elles ne constituent pas une occupation bien définie, une activité précise, même d’un point de vue pédagogique. On peut considérer comme décisive, au contraire, cette définition de la philosophie : connaissance par purs concepts. Mais il n’y a pas lieu d’opposer la connaissance par concepts, et par construction de concepts dans l’expérience possible ou l’intuition. > [!accord] Page 10 Car, suivant le verdict nietzschéen, vous ne connaîtrez rien par concepts si vous ne les avez pas d’abord créés, c’est-à-dire construits dans une intuition qui leur est propre : un champ, un plan, un sol, qui ne se confond pas avec eux, mais qui abrite leurs germes et les personnages qui les cultivent. Le constructivisme exige que toute création soit une construction sur un plan qui lui donne une existence autonome. Créer des concepts, au moins, c’est faire quelque chose. La question de l’usage ou de l’utilité de la philosophie, ou même de sa nocivité (à qui nuit-elle ?) en est modifiée. ^44b3bc > [!approfondir] Page 11 Beaucoup de problèmes se pressent sous les yeux hallucinés d’un vieil homme qui verrait s’affronter toutes sortes de concepts philosophiques et de personnages conceptuels. Et d’abord les concepts sont et restent signés, substance d’[[Aristote]], cogito de Descartes, monade de Leibniz, condition de [[Emmanuel Kant|Kant]], puissance de Schelling, durée de [[Henri Bergson|Bergson]]... Mais aussi certains réclament un mot extraordinaire, parfois barbare ou choquant, qui doit les désigner, tandis que d’autres se contentent d’un mot courant très ordinaire qui se gonfle d’harmoniques si lointaines qu’elles risquent d’être imperceptibles à une oreille non philosophique. Certains sollicitent des archaïsmes, d’autres des néologismes, traversés d’exercices étymologiques presque fous : l’étymologie comme athlétisme proprement philosophique. ^5e598d > [!accord] Page 11 Il doit y avoir dans chaque cas une étrange nécessité de ces mots et de leur choix, comme élément de style. Le baptême du concept sollicite un goût proprement philosophique qui procède avec violence ou avec insinuation, et qui constitue dans la langue une langue de la philosophie, non seulement un vocabulaire, mais une syntaxe atteignant au sublime ou à une grande beauté. Or, quoique datés, signés et baptisés, les concepts ont leur manière de ne pas mourir, et pourtant sont soumis à des contraintes de renouvellement, de remplacement, de mutation qui donnent à la philosophie une histoire et aussi une géographie agitées dont chaque moment, chaque lieu se conservent, mais dans le temps, et passent, mais en dehors du temps. > [!accord] Page 11 L’exclusivité de la création des concepts assure à la philosophie une fonction, mais ne lui donne aucune prééminence, aucun privilège, tant il y a d’autres façons de penser et de créer, d’autres modes d’idéation qui n’ont pas à passer par les concepts, ainsi la pensée scientifique. Et l’on reviendra toujours à la question de savoir à quoi sert cette activité de créer des concepts, telle qu’elle se différencie de l’activité scientifique ou artistique : pourquoi faut-il créer des concepts, et toujours de nouveaux concepts, sous quelle nécessité, à quel usage ? Pour quoi faire ? La > [!accord] Page 12 D’où la nécessité pour Platon d’une remise en ordre, où l’on crée les instances grâce auxquelles juger du bien-fondé des prétentions : ce sont les Idées comme concepts philosophiques. Mais même là ne va-t-on pas rencontrer toutes sortes de prétendants pour dire : le vrai philosophe, c’est moi, c’est moi l’ami de la Sagesse ou du Bien-fondé ? La rivalité culmine avec celle du philosophe et du sophiste, qui s’arrachent les dépouilles du vieux sage, mais comment distinguer le faux ami du vrai, et le concept du simulacre ? Le simulateur et l’ami : c’est tout un théâtre platonicien qui fait proliférer les personnages conceptuels en les dotant des puissances du comique et du tragique > [!accord] Page 13 Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup de nouveaux rivaux. Ce furent d’abord les sciences de l’homme, et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. Mais comme la philosophie avait de plus en plus méconnu sa vocation de créer des concepts, pour se réfugier dans les Universaux, on ne savait plus très bien de quoi il était question. S’agissait-il de renoncer à toute création de concept au profit d’une stricte science de l’homme, ou bien au contraire de transformer la nature des concepts en en faisant tantôt des représentations collectives, tantôt des conceptions du monde créées par les peuples, leurs forces vitales, historiques et spirituelles ? Puis ce fut le tour de l’épistémologie, de la linguistique, ou même de la psychanalyse – et de l’analyse logique. > [!accord] Page 13 Enfin le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs ! C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. > [!approfondir] Page 14 Les philosophes ne se sont pas suffisamment occupés de la nature du concept comme réalité philosophique. Ils ont préféré le considérer comme une connaissance ou une représentation données, qui s’expliquaient par des facultés capables de le former (abstraction, ou généralisation) ou d’en faire usage (jugement). Mais le concept n’est pas donné, il est créé, à créer ; il n’est pas formé, il se pose lui-même en lui-même, auto-position. Les deux s’impliquent, puisque ce qui est véritablement créé, du vivant à l’œuvre d’art, jouit par là même d’une auto-position de soi, ou d’un caractère autopoiétique à quoi on le reconnaît. D’autant plus le concept est créé, d’autant plus il se pose. Ce qui dépend d’une libre activité créatrice, c’est aussi ce qui se pose en soi-même, indépendamment et nécessairement : le plus subjectif sera le plus objectif. Ce sont les post-kantiens qui ont porté le plus d’attention en ce sens au concept comme réalité philosophique, notamment Schelling et [[Hegel]]. [[Hegel]] a défini puissamment le concept par les Figures de sa création et les Moments de son autoposition : les figures sont devenues des appartenances du concept, parce qu’elles constituent le côté sous lequel le concept est créé par et dans la conscience, à travers la succession des esprits, tandis que les moments dressent l’autre côté suivant lequel le concept se pose lui-même et réunit les esprits dans l’absolu du Soi. > [!accord] Page 15 Les post-kantiens tournaient autour d’une encyclopédie universelle du concept, qui renvoyait la création de celui-ci à une pure subjectivité, au lieu de se donner une tâche plus modeste, une pédagogie du concept, qui devrait analyser les conditions de création comme facteurs de moments restant singuliers8. Si les trois âges du concept sont l’encyclopédie, la pédagogie et la formation professionnelle commerciale, seul le second peut nous empêcher de tomber des sommets du premier dans le désastre absolu du troisième, désastre absolu pour la pensée, quels qu’en soient bien entendu les bénéfices sociaux du point de vue du capitalisme universel. ## 1. Qu’est-ce qu’un concept ? > [!information] Page 18 Tout concept a un contour irrégulier, défini par le chiffre de ses composantes. C’est pourquoi, de Platon à [[Henri Bergson|Bergson]], on retrouve l’idée que le concept est affaire d’articulation, de découpage et de recoupement. Il est un tout, parce qu’il totalise ses composantes, mais un tout fragmentaire. C’est seulement à cette condition qu’il peut sortir du chaos mental, qui ne cesse pas de le guetter, de coller à lui pour le réabsorber. ^865ed9 > [!information] Page 19 Nous laissons de côté la question de savoir quelle différence il y a entre un problème en science et en philosophie. Mais même en philosophie on ne crée de concepts qu’en fonction de problèmes qu’on estime mal vus ou mal posés (pédagogie du concept). > [!accord] Page 19 Autrui, c’est d’abord cette existence d’un monde possible. Et ce monde possible a aussi une réalité propre en lui-même, en tant que possible : il suffit que l’exprimant parle et dise « j’ai peur » pour donner une réalité au possible en tant que tel (même si ses paroles sont mensongères). > [!accord] Page 20 Voilà donc un concept d’autrui qui ne présuppose rien d’autre que la détermination d’un monde sensible comme condition. Autrui surgit sous cette condition comme l’expression d’un possible. Autrui, c’est un monde possible, tel qu’il existe dans un visage qui l’exprime, et s’effectue dans un langage qui lui donne une réalité. En ce sens, c’est un concept à trois composantes inséparables : monde possible, visage existant, langage réel ou parole. > [!information] Page 20 Évidemment, tout concept a une histoire. Ce concept d’autrui renvoie à Leibniz, aux mondes possibles de Leibniz et à la monade comme expression de monde ; mais ce n’est pas le même problème, parce que les possibles de Leibniz n’existent pas dans le monde réel. Il renvoie aussi à la logique modale des propositions, mais celles-ci ne confèrent pas aux mondes possibles la réalité correspondant à leurs conditions de vérité (même quand Wittgenstein envisage des propositions de frayeur ou de douleur, il n’y voit pas des modalités exprimables dans une position d’autrui, parce qu’il laisse autrui osciller entre un autre sujet et un objet spécial). Les mondes possibles ont une longue histoire > [!accord] Page 20 Bref, nous disons de tout concept qu’il a toujours une histoire, bien que cette histoire soit en zigzag, qu’elle passe au besoin par d’autres problèmes ou sur des plans divers. Dans un concept, il y a le plus souvent des morceaux ou des composantes venus d’autres concepts, qui répondaient à d’autres problèmes et supposaient d’autres plans. C’est forcé parce que chaque concept opère un nouveau découpage, prend de nouveaux contours, doit être réactivé ou retaillé. > [!accord] Page 20 Mais d’autre part un concept a un devenir qui concerne cette fois son rapport avec des concepts situés sur le même plan. Ici, les concepts se raccordent les uns avec les autres, se recoupent les uns les autres, coordonnent leurs contours, composent leurs problèmes respectifs, appartiennent à la même philosophie, même s’ils ont des histoires différentes. En effet, tout concept, ayant un nombre fini de composantes, bifurquera sur d’autres concepts, autrement composés, mais qui constituent d’autres régions du même plan, qui répondent à des problèmes connectables, participent d’une co-création. Un concept n’exige pas seulement un problème sous lequel il remanie ou remplace des concepts précédents, mais un carrefour de problèmes où il s’allie à d’autres concepts coexistants. > > [!cite] Note > les mots en cene > [!approfondir] Page 22 En troisième lieu, chaque concept sera donc considéré comme le point de coïncidence, de condensation ou d’accumulation de ses propres composantes. Le point conceptuel ne cesse de parcourir ses composantes, de monter et de descendre en elles. Chaque composante en ce sens est un trait intensif, une ordonnée intensive qui ne doit être appréhendée ni comme générale ni comme particulière mais comme une pure et simple singularité – « un » monde possible, « un » visage, « des » mots – qui se particularise ou se généralise suivant qu’on lui donne des valeurs variables ou qu’on lui désigne une fonction constante. Mais, contrairement à ce qui se passe en science, il n’y a ni constante ni variable dans le concept, et l’on ne distinguera pas plus d’espèces variables pour un genre constant que d’espèce constante pour des individus variables. > [!information] Page 23 Le concept est un incorporel, bien qu’il s’incarne ou s’effectue dans les corps. Mais justement il ne se confond pas avec l’état de choses dans lequel il s’effectue. Il n’a pas de coordonnées spatio-temporelles, mais seulement des ordonnées intensives. Il n’a pas d’énergie, mais seulement des intensités, il est anergétique (l’énergie n’est pas l’intensité, mais la manière dont celle-ci se déploie et s’annule dans un état de choses extensif). Le concept dit l’événement, non l’essence ou la chose. C’est un Événement pur, une heccéité, une entité : l’événement d’Autrui, ou l’événement du visage (quand le visage à son tour est pris comme concept). Ou l’oiseau comme événement. Le concept se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie. Les concepts sont « des surfaces ou des volumes absolus », des formes qui n’ont pas d’autre objet que l’inséparabilité de variations distinctes2. Le « survol » est l’état du concept ou son infinité propre, quoique les infinis soient plus ou moins grands d’après le chiffre des composantes, des seuils et des ponts. Le concept est bien acte de pensée en ce sens, la pensée opérant à vitesse infinie (pourtant plus ou moins grande). > [!accord] Page 24 Le concept est donc à la fois absolu et relatif : relatif à ses propres composantes, aux autres concepts, au plan sur lequel il se délimite, aux problèmes qu’il est censé résoudre, mais absolu par la condensation qu’il opère, par le lieu qu’il occupe sur le plan, par les conditions qu’il assigne au problème. Il est absolu comme tout, mais relatif en tant que fragmentaire. Il est infini par son survol ou sa vitesse, mais fini par son mouvement qui trace le contour des composantes. Un philosophe ne cesse pas de remanier ses concepts, et même d’en changer ; il suffit parfois d’un point de détail qui grossit, et produit une nouvelle condensation, ajoute ou retire des composantes. Le philosophe présente parfois une amnésie qui en fait presque un malade : [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], dit Jaspers, « corrigeait lui-même ses idées pour en constituer de nouvelles sans explicitement l’avouer ; dans ses états d’altération, il oubliait les conclusions auxquelles il était précédemment parvenu ». > [!approfondir] Page 24 Enfin, le concept n’est pas discursif, et la philosophie n’est pas une formation discursive, parce qu’elle n’enchaîne pas des propositions. C’est la confusion du concept et de la proposition qui fait croire à l’existence de concepts scientifiques, et qui considère la proposition comme une véritable « intension » (ce qu’exprime la phrase) : alors le concept philosophique n’apparaît le plus souvent que comme une proposition dénuée de sens. Cette confusion règne dans la logique, et explique l’idée enfantine qu’elle se fait de la philosophie. On mesure les concepts à une grammaire « philosophique » qui leur substitue des propositions extraites des phrases où ils apparaissent : on nous enferme sans cesse dans des alternatives entre propositions, sans voir que le concept est déjà passé dans le tiers exclu. Le concept n’est nullement une proposition, il n’est pas propositionnel, et la proposition n’est jamais une intension. Les propositions se définissent par leur référence, et la référence ne concerne pas l’Événement, mais un rapport avec l’état de choses ou de corps, ainsi que les conditions de ce rapport. > [!accord] Page 26 Nous ne disposons encore que d’une hypothèse très large : des phrases ou d’un équivalent, la philosophie tire des concepts (qui ne se confondent pas avec des idées générales ou abstraites), tandis que la science tire des prospects (propositions qui ne se confondent pas avec des jugements), et l’art tire des percepts et affects (qui ne se confondent pas davantage avec des perceptions ou sentiments). Chaque fois, le langage est soumis à des épreuves et des usages incomparables, mais qui ne définissent pas la différence des disciplines sans constituer aussi leurs croisements perpétuels > [!information] Page 27 Il faut d’abord confirmer les analyses précédentes en prenant l’exemple d’un concept philosophique signé, parmi les plus connus, soit le cogito cartésien, le Je de Descartes : un concept de moi. Ce concept a trois composantes, douter, penser, être (on n’en conclura pas que tout concept soit triple). L’énoncé total du concept en tant que multiplicité est : je pense « donc » je suis, ou plus complètement : moi qui doute, je pense, je suis, je suis une chose qui pense. C’est l’événement toujours renouvelé de la pensée tel que le voit Descartes. Le concept se condense au point J, qui passe par toutes les composantes, et où coïncident J′ - douter, J′′ - penser, J′′′ -être. > [!accord] Page 29 Les concepts cartésiens ne peuvent être évalués qu’en fonction des problèmes auxquels ils répondent et du plan sur lequel ils se passent. En général, si des concepts antérieurs ont pu préparer un concept, sans le constituer pour autant, c’est que leur problème était encore pris dans d’autres, et le plan n’avait pas encore la courbure ou les mouvements indispensables. Et si des concepts peuvent être remplacés par d’autres, c’est sous la condition de nouveaux problèmes et d’un autre plan par rapport auxquels (par exemple) « Je » perd tout sens, le commencement perd toute nécessité, les présupposés toute différence – ou en prennent d’autres. > [!accord] Page 30 Et si l’on peut rester platonicien, cartésien ou kantien aujourd’hui, c’est parce que l’on est en droit de penser que leurs concepts peuvent être réactivés dans nos problèmes et inspirer ces concepts qu’il faut créer. Et quelle est la meilleure manière de suivre les grands philosophes, répéter ce qu’ils ont dit, ou bien faire ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire créer des concepts pour des problèmes qui changent nécessairement ? > [!accord] Page 30 C’est pourquoi le philosophe a fort peu le goût de discuter. Tout philosophe s’enfuit quand il entend la phrase : on va discuter un peu. Les discussions sont bonnes pour les tables rondes, mais c’est sur une autre table que la philosophie jette ses dés chiffrés. Les discussions, le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne feraient pas avancer le travail, puisque les interlocuteurs ne parlent jamais de la même chose. Que quelqu’un ait tel avis, et pense ceci plutôt que cela, qu’est-ce que ça peut faire à la philosophie, tant que les problèmes en jeu ne sont pas dits ? Et quand ils sont dits, il ne s’agit plus de discuter, mais de créer d’indiscutables concepts pour le problème qu’on s’est assigné. > [!accord] Page 30 On se fait parfois de la philosophie l’idée d’une perpétuelle discussion comme « rationalité communicationnelle » ou comme « conversation démocratique universelle ». Rien n’est moins exact, et, quand un philosophe en critique un autre, c’est à partir de problèmes et sur un plan qui n’étaient pas ceux de l’autre, et qui font fondre les anciens concepts comme on peut fondre un canon pour en tirer de nouvelles armes. On n’est jamais sur le même plan. Critiquer, c’est seulement constater qu’un concept s’évanouit, perd de ses composantes ou en acquiert qui le transforment, quand il est plongé dans un nouveau milieu. > [!accord] Page 30 Mais ceux qui critiquent sans créer, ceux qui se contentent de défendre l’évanoui sans savoir lui donner les forces de revenir à la vie, ceux-là sont la plaie de la philosophie. Ils sont animés par le ressentiment, tous ces discuteurs, ces communicateurs. Ils ne parlent que d’eux-mêmes en faisant s’affronter des généralités creuses. La philosophie a horreur des discussions. > [!accord] Page 31 Le débat lui est insupportable, non pas parce qu’elle est trop sûre d’elle : au contraire, ce sont ses incertitudes qui l’entraînent dans d’autres voies plus solitaires. > [!information] Page 33 Supposons qu’on ajoute une composante à un concept : il est probable qu’il éclatera, ou présentera une mutation complète impliquant peut-être un autre plan, en tout cas d’autres problèmes. C’est le cas du cogito kantien. Sans doute [[Emmanuel Kant|Kant]] construit-il un plan « transcendantal » qui rend le doute inutile et change encore la nature des présupposés. Mais c’est en vertu de ce plan même qu’il peut déclarer que, si « je pense » est une détermination qui implique à ce titre une existence indéterminée (« je suis »), on ne sait pas pour autant comment cet indéterminé se trouve déterminable, ni dès lors sous quelle forme il apparaît comme déterminé. [[Emmanuel Kant|Kant]] « critique » donc Descartes d’avoir dit : je suis une substance pensante, puisque rien ne fonde une telle prétention du Je. [[Emmanuel Kant|Kant]] réclame l’introduction d’une nouvelle composante dans le cogito, celle que Descartes avait repoussée : précisément le temps, car c’est seulement dans le temps que mon existence indéterminée se trouve déterminable. Mais je ne suis déterminé dans le temps que comme moi passif et phénoménal, toujours affectable, modifiable, variable. Voilà que le cogito présente maintenant quatre composantes : je pense, et suis actif à ce titre ; j’ai une existence ; cette existence n’est déterminable que dans le temps comme celle d’un moi passif ; je suis donc déterminé comme un moi passif qui se représente nécessairement sa propre activité pensante comme un Autre qui l’affecte. > [!information] Page 34 [[Emmanuel Kant|Kant]] réintroduit le temps dans le cogito, mais un tout autre temps que celui de l’antériorité platonicienne. Création de concept. Il fait du temps une composante d’un nouveau cogito, mais à condition de fournir à son tour un nouveau concept du temps : le temps devient forme d’intériorité, avec trois composantes, succession, mais aussi simultanéité et permanence. Ce qui implique encore un nouveau concept d’espace, qui ne peut plus être défini par la simple simultanéité, et devient forme d’extériorité. C’est une révolution considérable. Espace, temps, Je pense, trois concepts originaux reliés par des ponts qui sont autant de carrefours. Une rafale de nouveaux concepts. L’histoire de la philosophie n’implique pas seulement qu’on évalue la nouveauté historique des concepts créés par un philosophe, mais la puissance de leur devenir quand ils passent les uns dans les autres. ^9b613a > [!accord] Page 34 Partout nous retrouvons le même statut pédagogique du concept : une multiplicité, une surface ou un volume absolus, auto-référents, composés d’un certain nombre de variations intensives inséparables suivant un ordre de voisinage, et parcourus par un point en état de survol. Le concept est le contour, la configuration, la constellation d’un événement à venir. Les concepts en ce sens appartiennent de plein droit à la philosophie, parce que c’est elle qui les crée, et ne cesse d’en créer. Le concept est évidemment connaissance, mais connaissance de soi, et ce qu’il connaît, c’est le pur événement, qui ne se confond pas avec l’état des choses dans lequel il s’incarne. Dégager toujours un événement des choses et des êtres, c’est la tâche de la philosophie quand elle crée des concepts, des entités. Dresser le nouvel événement des choses et des êtres, leur donner toujours un nouvel événement : l’espace, le temps, la matière, la pensée, le possible comme événements... ## 2. Le plan d’immanence > [!information] Page 37 Les concepts philosophiques sont des touts fragmentaires qui ne s’ajustent pas les uns aux autres, puisque leurs bords ne coïncident pas. Ils naissent de coups de dés plutôt qu’ils ne composent un puzzle. Et pourtant ils résonnent, et la philosophie qui les crée présente toujours un Tout puissant, non fragmenté, même s’il reste ouvert : Un-Tout illimité, Omnitudo qui les comprend tous sur un seul et même plan. C’est une table, un plateau, une coupe. C’est un plan de consistance ou, plus exactement, le plan d’immanence des concepts, le planomène. Les concepts et le plan sont strictement corrélatifs, mais doivent d’autant moins être confondus. Le plan d’immanence n’est pas un concept, ni le concept de tous les concepts. Si on les confondait, rien n’empêcherait les concepts de faire un, ou de devenir des universaux et de perdre leur singularité, mais aussi le plan de perdre son ouverture. La philosophie est un constructivisme, et le constructivisme a deux aspects complémentaires qui diffèrent en nature : créer des concepts et tracer un plan. > [!accord] Page 37 D’Épicure à [[Baruch Spinoza|Spinoza]] (le prodigieux livre V...), de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] à Michaux, le problème de la pensée c’est la vitesse infinie, mais celle-ci a besoin d’un milieu qui se meut en lui-même infiniment, le plan, le vide, l’horizon. Il faut l’élasticité du concept, mais aussi la fluidité du milieu1. Il faut les deux pour composer « les êtres lents » que nous sommes. ^b723be > [!information] Page 37 Les concepts sont l’archipel ou l’ossature, une colonne vertébrale plutôt qu’un crâne, tandis que le plan est la respiration qui baigne ces isolats. Les concepts sont des surfaces ou volumes absolus, difformes et fragmentaires, tandis que le plan est l’absolu illimité, informe, ni surface ni volume, mais toujours fractal. Les concepts sont des agencements concrets comme configurations d’une machine, mais le plan est la machine abstraite dont les agencements sont les pièces. Les concepts sont des événements, mais le plan est l’horizon des événements, le réservoir ou la réserve des événements purement conceptuels : non pas l’horizon relatif qui fonctionne comme une limite, change avec un observateur et englobe des états de choses observables, mais l’horizon absolu, indépendant de tout observateur, et qui rend l’événement comme concept indépendant d’un état de choses visible où il s’effectuerait > [!approfondir] Page 41 nous l’avons vu pour l’être, la pensée, l’un ; ils entrent dans des composantes de concept et sont eux-mêmes concepts, mais alors d’une tout autre façon qu’ils n’appartiennent au plan comme image ou matière. Inversement, le vrai sur le plan ne peut être défini que par un « se tourner vers... », ou « ce vers quoi la pensée se tourne » ; mais nous ne disposons ainsi d’aucun concept de vérité. Si l’erreur est elle-même un élément de droit qui fait partie du plan, elle consiste seulement à prendre le faux pour le vrai (tomber), mais ne reçoit un concept que si l’on en détermine des composantes (par exemple, selon Descartes, les deux composantes d’un entendement fini et d’une volonté infinie). > [!approfondir] Page 41 Les mouvements ou éléments du plan ne sembleront donc que des définitions nominales par rapport aux concepts tant qu’on négligera la différence de nature. Mais, en réalité, les éléments du plan sont des traits diagrammatiques, tandis que les concepts sont des traits intensifs. Les premiers sont des mouvements de l’infini, tandis que les seconds sont les ordonnées intensives de ces mouvements, comme des coupes originales ou des positions différentielles : mouvements finis, dont l’infini n’est plus que de vitesse, et qui constituent chaque fois une surface ou un volume, un contour irrégulier marquant un arrêt dans le degré de prolifération. Les premiers sont des directions absolues de nature fractale, tandis que les seconds sont des dimensions absolues, surfaces ou volumes toujours fragmentaires, définies intensivement. Les premiers sont des intuitions, les seconds, des intensions. Que toute philosophie dépende d’une intuition que ses concepts ne cessent de développer aux différences d’intensité près, cette grandiose perspective leibnizienne ou bergsonienne est fondée si l’on considère l’intuition comme l’enveloppement des mouvements infinis de pensée qui parcourent sans cesse un plan d’immanence. > [!information] Page 42 Si la philosophie commence avec la création des concepts, le plan d’immanence doit être considéré comme pré-philosophique. Il est présupposé, non pas à la manière dont un concept peut renvoyer à d’autres mais dont les concepts renvoient eux-mêmes à une compréhension non-conceptuelle. Encore cette compréhension intuitive varie-t-elle suivant la manière dont le plan est tracé. > [!information] Page 42 Chez Descartes, il s’agissait d’une compréhension subjective et implicite supposée par le Je pense comme premier concept ; chez Platon, c’était l’image virtuelle d’un déjà-pensé qui doublait tout concept actuel. Heidegger invoque une « compréhension pré-ontologique de l’Être », une compréhension « pré-conceptuelle » qui semble bien impliquer la saisie d’une matière de l’être en rapport avec une disposition de la pensée. De toute façon, la philosophie pose comme préphilosophique, ou même non-philosophique, la puissance d’un Un-Tout comme un désert mouvant que les concepts viennent peupler. Pré-philosophique ne signifie rien qui préexiste, mais quelque chose qui n’existe pas hors de la philosophie, bien que celle-ci le suppose. > [!accord] Page 42 Nous verrons que ce rapport constant à la non-philosophie prend des aspects variés ; d’après ce premier aspect, la philosophie définie comme création de concepts implique une présupposition qui s’en distingue, et pourtant en est inséparable. La philosophie est à la fois création de concept et instauration du plan. Le concept est le commencement de la philosophie, mais le plan en est l’instauration6. Le plan ne consiste évidemment pas en un programme, un dessein, un but ou un moyen ; c’est un plan d’immanence qui constitue le sol absolu de la philosophie, sa Terre ou sa déterritorialisation, sa fondation, sur lesquels elle crée ses concepts. Il faut les deux, créer les concepts et instaurer le plan, comme deux ailes ou deux nageoires. > [!accord] Page 43 Penser suscite l’indifférence générale. Et pourtant il n’est pas faux de dire que c’est un exercice dangereux. C’est même seulement quand les dangers deviennent évidents que l’indifférence cesse, mais ils restent souvent cachés, peu perceptibles, inhérents à l’entreprise. Précisément parce que le plan d’immanence est pré-philosophique, et n’opère pas déjà avec des concepts, il implique une sorte d’expérimentation tâtonnante, et son tracé recourt à des moyens peu avouables, peu rationnels et raisonnables. Ce sont des moyens de l’ordre du rêve, de processus pathologiques, d’expériences ésotériques, d’ivresse ou d’excès. On court à l’horizon, sur le plan d’immanence ; on en revient les yeux rouges, même si ce sont les yeux de l’esprit. Même Descartes a son rêve. Penser, c’est toujours suivre une ligne de sorcière. Par exemple le plan d’immanence de Michaux, avec ses mouvements et ses vitesses infinis, furieux. Le plus souvent, ces moyens n’apparaissent pas dans le résultat, qui ne doit être saisi qu’en lui-même et calmement. Mais alors « danger » prend un autre sens : il s’agit des conséquences évidentes, lorsque l’immanence pure suscite dans l’opinion une forte réprobation instinctive, et que la nature des concepts créés redouble encore cette réprobation. C’est qu’on ne pense pas sans devenir autre chose, quelque chose qui ne pense pas, une bête, un végétal, une molécule, une particule, qui reviennent sur la pensée et la relancent. > > [!cite] Note > important > [!approfondir] Page 44 Donner consistance sans rien perdre de l’infini, c’est très différent du problème de la science qui cherche à donner des références au chaos, à condition de renoncer aux mouvements et vitesses infinis, et d’opérer d’abord une limitation de vitesse : ce qui est premier dans la science, c’est la lumière ou l’horizon relatif. La philosophie au contraire procède en supposant ou en instaurant le plan d’immanence : c’est lui dont les courbures variables conservent les mouvements infinis qui reviennent sur soi dans l’échange incessant, mais aussi ne cessent d’en libérer d’autres qui se conservent. Alors il reste aux concepts à tracer les ordonnées intensives de ces mouvements infinis, comme des mouvements eux-mêmes finis qui forment à vitesse infinie des contours variables inscrits sur le plan. En opérant une coupe du chaos, le plan d’immanence fait appel à une création de concepts. > [!accord] Page 44 À la question : la philosophie peut-elle ou doit-elle être considérée comme grecque ?, une première réponse a semblé être que la cité grecque en effet se présente comme la nouvelle société des « amis », avec toutes les ambiguïtés de ce mot. Jean-Pierre Vernant ajoute une seconde réponse : les Grecs seraient les premiers à avoir conçu une stricte immanence de l’Ordre à un milieu cosmique qui coupe le chaos à la manière d’un plan. Si l’on appelle Logos un tel plan-crible, il y a loin du logos à la simple « raison » (comme lorsqu’on dit que le monde est rationnel). La raison n’est qu’un concept, et un concept bien pauvre pour définir le plan et les mouvements infinis qui le parcourent. Bref, les premiers philosophes sont ceux qui instaurent un plan d’immanence comme un crible tendu sur le chaos. Ils s’opposent en ce sens aux Sages, qui sont des personnages de la religion, des prêtres, parce qu’ils conçoivent l’instauration d’un ordre toujours transcendant, imposé du dehors par un grand despote ou par un dieu supérieur aux autres, inspiré d’Éris, à la suite de guerres qui dépassent tout agôn et de haines qui récusent d’avance les épreuves de la rivalité7. Il y a religion chaque fois qu’il y a transcendance, Être vertical, État impérial au ciel ou sur la terre, et il y a Philosophie chaque fois qu’il y a immanence, même si elle sert d’arène à l’agôn et à la rivalité (les tyrans grecs ne seraient pas une objection, parce qu’ils sont pleinement du côté de la société des amis telle qu’elle se présente à travers leurs rivalités les plus folles, les plus violentes). Et ces deux déterminations éventuelles de la philosophie comme grecque sont peut-être profondément liées. Seuls des amis peuvent tendre un plan d’immanence comme un sol qui se dérobe aux idoles. > > [!cite] Note > important > [!accord] Page 45 Reste que les premiers philosophes tracent un plan que ne cessent de parcourir des mouvements illimités, sur deux faces, dont l’une est déterminable comme Physis, en tant qu’elle donne une matière à l’Être, et l’autre, comme Noûs, en tant qu’elle donne une image à la pensée. C’est Anaximandre qui porte à la plus grande rigueur la distinction des deux faces, en combinant le mouvement des qualités avec la puissance d’un horizon absolu, l’Apeiron ou l’Illimité, mais toujours sur le même plan. Le philosophe opère un vaste détournement de la sagesse, il la met au service de l’immanence pure. Il remplace la généalogie par une géologie. > [!approfondir] Page 46 De l’immanence, on peut estimer qu’elle est la pierre de touche brûlante de toute philosophie, parce qu’elle prend sur soi tous les dangers que celle-ci doit affronter, toutes les condamnations, persécutions et reniements qu’elle subit. Ce qui persuade au moins que le problème de l’immanence n’est pas abstrait ou seulement théorique. À première vue, on ne voit pas pourquoi l’immanence est si dangereuse, mais c’est ainsi. Elle engloutit les sages et les dieux. La part de l’immanence, ou la part du feu, c’est à cela qu’on reconnaît le philosophe. L’immanence ne l’est qu’à soi-même, et dès lors prend tout, absorbe Tout-Un, et ne laisse rien subsister à quoi elle pourrait être immanente. En tout cas, chaque fois qu’on interprète l’immanence comme immanente à Quelque chose, on peut être sûr que ce Quelque chose réintroduit le transcendant. > [!accord] Page 47 À partir de Descartes, et avec [[Emmanuel Kant|Kant]] et Husserl, le cogito rend possible de traiter le plan d’immanence comme un champ de conscience. C’est que l’immanence est censée être immanente à une conscience pure, à un sujet pensant. Ce sujet, [[Emmanuel Kant|Kant]] le nommera transcendantal et non transcendant, précisément parce qu’il est le sujet du champ d’immanence de toute expérience possible auquel rien n’échappe, l’extérieur autant que l’intérieur. [[Emmanuel Kant|Kant]] récuse tout usage transcendant de la synthèse, mais il rapporte l’immanence au sujet de la synthèse comme nouvelle unité, unité subjective. Il peut même se donner le luxe de dénoncer les Idées transcendantes, pour en faire l’« horizon » du champ immanent au sujet8. Mais, ce faisant, [[Emmanuel Kant|Kant]] trouve la manière moderne de sauver la transcendance : ce n’est plus la transcendance d’un Quelque chose, ou d’un Un supérieur à toute chose (contemplation), mais celle d’un Sujet auquel le champ d’immanence ne s’attribue pas sans appartenir à un moi qui se représente nécessairement un tel sujet (réflexion). Le monde grec qui n’appartenait à personne devient de plus en plus la propriété d’une conscience chrétienne. > > [!cite] Note > tout ce qui est de chaire ? > [!information] Page 47 Un pas de plus encore : quand l’immanence devient immanente « à » une subjectivité transcendantale, c’est au sein de son propre champ que doit apparaître la marque ou le chiffre d’une transcendance comme acte renvoyant maintenant à un autre moi, à une autre conscience (communication). C’est ce qui se passe avec Husserl et avec beaucoup de ses successeurs, qui découvrent dans l’Autre, ou dans la Chair, le travail de taupe du transcendant dans l’immanence elle-même. Husserl conçoit l’immanence comme celle d’un flux du vécu à la subjectivité, mais comme tout ce vécu, pur et même sauvage, n’appartient pas tout entier au moi qui se la représente, c’est dans les régions de non-appartenance que se rétablit à l’horizon quelque chose de transcendant : une fois sous la forme d’une « transcendance immanente ou primordiale » d’un monde peuplé d’objets intentionnels, une autre fois comme transcendance privilégiée d’un monde intersubjectif peuplé d’autres moi, une troisième fois comme transcendance objective d’un monde idéel peuplé de formations culturelles et par la communauté des hommes. Dans ce moment moderne, on ne se contente plus de penser l’immanence à un transcendant, on veut penser la transcendance à l’intérieur de l’immanent, et c’est de l’immanence qu’on attend une rupture. > [!information] Page 48 La parole judéo-chrétienne remplace le logos grec : on ne se contente plus d’attribuer l’immanence, on lui fait partout dégorger le transcendant. On ne se contente plus d’envoyer l’immanence au transcendant, on veut qu’elle le renvoie, le reproduise, qu’elle en fabrique elle-même. À dire vrai, ce n’est pas difficile, il suffit d’arrêter le mouvement9. Dès que s’arrête le mouvement de l’infini, la transcendance descend, elle en profite pour resurgir, rebondir, ressortir. Les trois sortes d’Universaux, contemplation, réflexion, communication, sont comme trois âges de la philosophie, l’Éidétique, la Critique et la Phénoménologie, qui ne se séparent pas de l’histoire d’une longue illusion. Il fallait aller jusque-là dans l’inversion des valeurs : nous faire croire que l’immanence est une prison (solipsisme...) dont le Transcendant nous sauve. > [!approfondir] Page 48 La supposition de Sartre, d’un champ transcendantal impersonnel, redonne à l’immanence ses droits10. C’est quand l’immanence n’est plus immanente à autre chose que soi qu’on peut parler d’un plan d’immanence. Un tel plan est peut-être un empirisme radical : il ne présenterait pas un flux du vécu immanent à un sujet, et qui s’individualiserait dans ce qui appartient à un moi. Il ne présente que des événements, c’est-à-dire des mondes possibles en tant que concepts, et des autruis, comme expressions de mondes possibles ou personnages conceptuels. L’événement ne rapporte pas le vécu à un sujet transcendant = Moi, mais se rapporte au contraire au survol immanent d’un champ sans sujet ; Autrui ne redonne pas de la transcendance à un autre moi, mais rend tout autre moi à l’immanence du champ survolé. L’empirisme ne connaît que des événements et des autruis, aussi est-il grand créateur de concepts. Sa force commence à partir du moment où il définit le sujet : un habitus, une habitude, rien d’autre qu’une habitude dans un champ d’immanence, l’habitude de dire Je... > [!approfondir] Page 49 Celui qui savait pleinement que l’immanence n’était qu’à soi-même, et ainsi qu’elle était un plan parcouru par les mouvements de l’infini, rempli par les ordonnées intensives, c’est [[Baruch Spinoza|Spinoza]]. Aussi est-il le prince des philosophes. Peut-être le seul à n’avoir passé aucun compromis avec la transcendance, à l’avoir pourchassée partout. Il a fait le mouvement de l’infini, et donné à la pensée des vitesses infinies dans le troisième genre de connaissance, dans le dernier livre de l’Éthique. Il y atteint des vitesses inouïes, des raccourcis si fulgurants qu’on ne peut plus parler que de musique, de tornade, de vent et de cordes. Il a trouvé la seule liberté dans l’immanence. Il a achevé la philosophie, parce qu’il en a rempli la supposition pré-philosophique. Ce n’est pas l’immanence qui se rapporte à la substance et aux modes spinozistes, c’est le contraire, ce sont les concepts spinozistes de substance et de modes qui se rapportent au plan d’immanence comme à leur présupposé. Ce plan nous tend ses deux faces, l’étendue et la pensée, ou plus exactement ses deux puissances, puissance d’être et puissance de penser. [[Baruch Spinoza|Spinoza]], c’est le vertige de l’immanence auquel tant de philosophes tentent en vain d’échapper. Serons-nous jamais mûrs pour une inspiration spinoziste ? > [!information] Page 50 Artaud disait : « le plan de conscience » ou plan d’immanence illimité – ce que les Indiens appelaient Ciguri – engendre aussi des hallucinations, des perceptions erronées, des sentiments mauvais...11. Il faudrait faire la liste de ces illusions, en prendre la mesure, comme [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] après [[Baruch Spinoza|Spinoza]] faisait la liste des « quatre grandes erreurs ». Mais la liste est infinie. Il y a d’abord l’illusion de transcendance, qui peut-être précède toutes les autres (sous un double aspect, rendre l’immanence immanente à quelque chose, et retrouver une transcendance dans l’immanence elle-même). Puis l’illusion des universaux, quand on confond les concepts avec le plan ; mais cette confusion se fait dès qu’on pose une immanence à quelque chose, puisque ce quelque chose est nécessairement concept : on croit que l’universel explique, alors que c’est lui qui doit être expliqué, et l’on tombe dans une triple illusion, celle de la contemplation, ou de la réflexion, ou de la communication. Puis encore l’illusion de l’éternel, quand on oublie que les concepts doivent être créés. Puis l’illusion de la discursivité, quand on confond les propositions avec les concepts... Précisément, il ne convient pas de croire que toutes ces illusions s’enchaînent logiquement comme des propositions, mais elles résonnent ou réverbèrent, et forment un épais brouillard autour du plan. > [!accord] Page 51 Si l’histoire de la philosophie présente tant de plans très distincts, ce n’est pas seulement à cause des illusions, de la variété des illusions, ce n’est pas seulement parce que chacun a sa manière toujours recommencée de redonner de la transcendance ; c’est aussi, plus profondément, dans sa façon de faire l’immanence. Chaque plan opère une sélection de ce qui revient en droit à la pensée, mais c’est cette sélection qui varie de l’un à l’autre. Chaque plan d’immanence est Un-Tout : il n’est pas partiel, comme un ensemble scientifique, ni fragmentaire comme les concepts, mais distributif, c’est un « chacun ». Le plan d’immanence est feuilleté. > [!accord] Page 52 C’est vrai que nous n’imaginons pas un grand philosophe dont on ne doive dire : il a changé ce que signifie penser, il a « pensé autrement » (suivant la formule de [[Michel Foucault|Foucault]]). Et quand on distingue plusieurs philosophies chez un même auteur, n’est-ce pas parce qu’il avait lui-même changé de plan, trouvé une nouvelle image encore ? On ne peut être insensible à la plainte de Biran proche de la mort, « je me sens un peu vieux pour recommencer la construction »12. En revanche, ce ne sont pas des philosophes, les fonctionnaires qui ne renouvellent pas l’image de la pensée, et n’ont même pas conscience de ce problème, dans la béatitude d’une pensée toute faite qui ignore jusqu’au labeur de ceux qu’elle prétend prendre pour modèles. Mais alors comment s’entendre en philosophie, s’il y a tous ces feuillets qui tantôt se recollent et tantôt se séparent ? Ne sommes-nous pas condamnés à tenter de tracer notre propre plan, sans savoir lesquels il va recouper ? N’est-ce pas reconstituer une sorte de chaos ? Et c’est la raison pour laquelle chaque plan n’est pas seulement feuilleté, mais troué, laissant passer ces brouillards qui l’entourent et dans lesquels le philosophe qui l’a tracé risque souvent d’être le premier à se perdre. > [!approfondir] Page 53 Ainsi Descartes fait de l’erreur le trait ou la direction qui exprime en droit le négatif de la pensée. Il n’est pas le premier à le faire, et l’on peut considérer l’« erreur » comme un des traits principaux de l’image classique de la pensée. On n’ignore pas dans une telle image qu’il y a bien d’autres choses qui menacent penser : la bêtise, l’amnésie, l’aphasie, le délire, la folie... ; mais toutes ces déterminations seront considérées comme des faits, qui n’ont qu’un seul effet de droit immanent dans la pensée, l’erreur, encore l’erreur. L’erreur est le mouvement infini qui recueille tout le négatif. Peut-on faire remonter ce trait jusqu’à Socrate, pour qui le méchant (de fait) est en droit quelqu’un qui « se trompe » ? Mais, s’il est vrai que le Théétète est une fondation de l’erreur, Platon ne réserve-t-il pas les droits d’autres déterminations rivales, tel le délire du Phèdre, au point que l’image de la pensée chez Platon nous semble aussi tracer tant d’autres voies ? > [!approfondir] Page 54 Un trait n’est pas isolable. En effet, le mouvement affecté d’un signe négatif se trouve lui-même plié dans d’autres mouvements, de signes positifs ou ambigus. Dans l’image classique, l’erreur n’exprime pas en droit ce qui peut arriver de pire à la pensée sans que la pensée ne se présente elle-même comme « voulant » le vrai, orientée vers le vrai, tournée vers le vrai : ce qui est supposé, c’est que tout le monde sait ce que veut dire penser, donc est capable en droit de penser. C’est cette confiance non sans humour qui anime l’image classique : un rapport à la vérité qui constitue le mouvement infini de la connaissance comme trait diagrammatique. Ce que manifeste au contraire la mutation de la lumière au XVIIIe siècle, de « la lumière naturelle » aux « Lumières », c’est la substitution de la croyance à la connaissance, c’est-à-dire un nouveau mouvement infini qui implique une autre image de la pensée : il ne s’agit plus de se tourner vers, mais plutôt de suivre à la trace, d’inférer plutôt que de saisir et d’être saisi. > [!accord] Page 55 Si l’on tente aussi sommairement de tracer les traits d’une image moderne de la pensée, ce n’est pas d’une manière triomphante, même dans l’horreur. Aucune image de la pensée ne peut se contenter de sélectionner des déterminations calmes, et toutes rencontrent quelque chose d’abominable en droit, soit l’erreur dans laquelle la pensée ne cesse pas de tomber, soit l’illusion dans laquelle elle ne cesse de tournoyer, soit la bêtise dans laquelle elle ne cesse de se vautrer, soit le délire dans lequel elle ne cesse de se détourner d’elle-même ou d’un dieu. Déjà l’image grecque de la pensée invoquait la folie du détournement double, qui jetait la pensée dans l’errance infinie plutôt que dans l’erreur. Jamais le rapport de la pensée avec le vrai n’a été une affaire simple, encore moins constante, dans les ambiguïtés du mouvement infini. C’est pourquoi il est vain d’invoquer un tel rapport pour définir la philosophie. > [!accord] Page 55 Le premier caractère de l’image moderne de la pensée est peut-être de renoncer complètement à ce rapport, pour considérer que la vérité, c’est seulement ce que la pensée crée, compte tenu du plan d’immanence qu’elle se donne pour présupposé, et de tous les traits de ce plan, négatifs aussi bien que positifs devenus indiscernables : pensée est création, non pas volonté de vérité, comme [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] sut le faire entendre. > [!accord] Page 58 Sur une longue période, des philosophes peuvent créer des concepts nouveaux tout en restant sur le même plan et en supposant la même image qu’un philosophe précédent dont ils se réclameront comme d’un maître : Platon et les néo-platoniciens, [[Emmanuel Kant|Kant]] et les néo-kantiens (ou même la façon dont [[Emmanuel Kant|Kant]] lui-même réactive certains pans de platonisme). Dans tous les cas, ce ne sera pas toutefois sans prolonger le plan primitif en l’affectant de nouvelles courbures, au point qu’un doute subsiste : n’est-ce pas un autre plan qui s’est tissé dans les mailles du premier ? La question de savoir dans quels cas des philosophes sont « disciples » d’un autre et jusqu’à quel point, dans quels cas au contraire ils en mènent la critique en changeant de plan, en dressant une autre image, implique donc des évaluations d’autant plus complexes et relatives que jamais les concepts qui occupent un plan ne se laissent simplement déduire. Les concepts qui viennent peupler un même plan, même à des dates très différentes et sous des raccordements spéciaux, on les appellera concepts du même groupe ; au contraire ceux qui renvoient à des plans différents. La correspondance de concepts créés et de plan instauré est rigoureuse, mais se fait sous des rapports indirects qui restent à déterminer. > [!approfondir] Page 59 Les paysages mentaux ne changent pas n’importe comment à travers les âges : il a fallu qu’une montagne se dresse ici ou qu’un fleuve passe par là, encore récemment, pour que le sol, maintenant sec et plat, ait telle allure, telle texture. Il est vrai que des couches très anciennes peuvent remonter, se frayer un chemin à travers les formations qui les avaient recouvertes et affleurer directement sur la couche actuelle à laquelle elles communiquent une nouvelle courbure. Bien plus, suivant les régions considérées, les superpositions ne sont pas forcément les mêmes et n’ont pas le même ordre. Le temps philosophique est ainsi un temps grandiose de coexistence, qui n’exclut pas l’avant et l’après, mais les superpose dans un ordre stratigraphique. C’est un devenir infini de la philosophie, qui recoupe mais ne se confond pas avec son histoire. La vie des philosophes, et le plus extérieur de leur œuvre, obéit à des lois de succession ordinaire ; mais leurs noms propres coexistent et brillent, soit comme des points lumineux qui nous font repasser par les composantes d’un concept, soit comme les points cardinaux d’une couche ou d’un feuillet qui ne cessent pas de revenir jusqu’à nous, comme des étoiles mortes dont la lumière est plus vive que jamais. La philosophie est devenir, non pas histoire ; elle est coexistence de plans, non pas succession de systèmes. > [!accord] Page 60 L’aller-retour incessant du plan, le mouvement infini. Peut-être est-ce le geste suprême de la philosophie : non pas tant penser LE plan d’immanence, mais montrer qu’il est là, non pensé dans chaque plan. Le penser de cette manière-là, comme le dehors et le dedans de la pensée, le dehors non extérieur ou le dedans non intérieur. Ce qui ne peut pas être pensé, et pourtant doit être pensé, cela fut pensé une fois, comme le Christ s’est incarné une fois, pour montrer cette fois la possibilité de l’impossible. Aussi [[Baruch Spinoza|Spinoza]] est-il le Christ des philosophes, et les plus grands philosophes ne sont guère que des apôtres, qui s’éloignent ou se rapprochent de ce mystère. [[Baruch Spinoza|Spinoza]], le devenir-philosophe infini. Il a montré, dressé, pensé le plan d’immanence le « meilleur », c’est-à-dire le plus pur, celui qui ne se donne pas au transcendant ni ne redonne du transcendant, celui qui inspire le moins d’illusions, de mauvais sentiments et de perceptions erronées ## 3. Les personnages conceptuels > [!information] Page 62 Le cogito de Descartes est créé comme concept, mais il a des présupposés. Ce n’est pas comme un concept en suppose d’autres (par exemple, « homme » suppose « animal » et « raisonnable »). Ici, les présupposés sont implicites, subjectifs, pré-conceptuels, et forment une image de la pensée : tout le monde sait ce que signifie penser. Tout le monde a la possibilité de penser, tout le monde veut le vrai... Y a-t-il autre chose que ces deux éléments : le concept, et le plan d’immanence ou image de la pensée qui va être occupé par des concepts de même groupe (le cogito et les concepts raccordables) ? Y a-t-il autre chose, dans le cas de Descartes, que le cogito créé et l’image présupposée de la pensée ? Il y a effectivement autre chose, un peu mystérieux, qui apparaît par moments, ou qui transparaît, et qui semble avoir une existence floue, intermédiaire entre le concept et le plan pré-conceptuel, allant de l’un à l’autre. Pour le moment, c’est l’Idiot : c’est lui qui dit Je, c’est lui qui lance le cogito, mais c’est lui aussi qui tient les présupposés subjectifs ou qui trace le plan. L’idiot, c’est le penseur privé par opposition au professeur public (le scolastique) : le professeur ne cesse de renvoyer à des concepts enseignés (l’homme-animal raisonnable), tandis que le penseur privé forme un concept avec des forces innées que chacun possède en droit pour son compte (je pense). > [!information] Page 63 L’idiot réapparaîtra dans une autre époque, dans un autre contexte, encore chrétien, mais russe. En devenant slave, l’idiot est resté le singulier ou le penseur privé, mais il a changé de singularité. C’est Chestov qui trouve dans Dostoïevski la puissance d’une nouvelle opposition du penseur privé et du professeur public2. L’ancien idiot voulait des évidences auxquelles il arriverait par lui-même : en attendant il douterait de tout, même de 3 + 2 = 5 ; il mettrait en doute toutes les vérités de la Nature. Le nouvel idiot ne veut pas du tout d’évidences, il ne se « résignera » jamais à ce que 3 + 2 = 5, il veut l’absurde – ce n’est pas la même image de la pensée. L’ancien idiot voulait le vrai, mais le nouveau veut faire de l’absurde la plus haute puissance de la pensée, c’est-à-dire créer. L’ancien idiot voulait ne rendre des comptes qu’à la raison, mais le nouvel idiot, plus proche de Job que de Socrate, veut qu’on lui rende compte de « chaque victime de l’Histoire », ce ne sont pas les mêmes concepts. Il n’acceptera jamais les vérités de l’Histoire. > [!accord] Page 64 Il se peut que le personnage conceptuel apparaisse pour lui-même assez rarement, ou par allusion. Pourtant, il est là ; et, même innommé, souterrain, doit toujours être reconstitué par le lecteur. Parfois, quand il apparaît, il a un nom propre : Socrate est le principal personnage conceptuel du platonisme. Beaucoup de philosophes ont écrit des dialogues, mais il y a danger à confondre les personnages de dialogue et les personnages conceptuels : ils ne coïncident que nominalement et n’ont pas le même rôle. Le personnage de dialogue expose des concepts : dans le cas le plus simple, l’un d’entre eux, sympathique, est le représentant de l’auteur, tandis que les autres, plus ou moins antipathiques, renvoient à d’autres philosophies dont ils exposent les concepts de manière à les préparer pour les critiques ou les modifications que l’auteur va leur faire subir. Les personnages conceptuels en revanche opèrent les mouvements qui décrivent le plan d’immanence de l’auteur, et interviennent dans la création même de ses concepts. Aussi, même quand ils sont « antipathiques », c’est en appartenant pleinement au plan que le philosophe considéré trace et aux concepts qu’il crée : ils marquent alors les dangers propres à ce plan, les mauvaises perceptions, les mauvais sentiments ou même les mouvements négatifs qui s’en dégagent, et vont eux-mêmes inspirer des concepts originaux dont le caractère répulsif reste une propriété constituante de cette philosophie. À plus forte raison pour les mouvements positifs du plan, les concepts attractifs et les personnages sympathiques : toute une Einfühlung philosophique. Et souvent, des uns aux autres, il y a de grandes ambiguïtés. > [!accord] Page 64 Le personnage conceptuel n’est pas le représentant du philosophe, c’est même l’inverse : le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets de sa philosophie. Les personnages conceptuels sont les « hétéronymes » du philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages. Je ne suis plus moi, mais une aptitude de la pensée à se voir et se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits. > [!information] Page 64 Le personnage conceptuel n’a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste. Le philosophe est l’idiosyncrasie de ses personnages conceptuels. C’est le destin du philosophe de devenir son ou ses personnages conceptuels, en même temps que ces personnages deviennent eux-mêmes autre chose que ce qu’ils sont historiquement, mythologiquement ou couramment (le Socrate de Platon, le Dionysos de [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], l’Idiot de Cuse). > [!accord] Page 65 Le personnage conceptuel est le devenir ou le sujet d’une philosophie, qui vaut pour le philosophe, si bien que Cuse ou même Descartes devraient signer « l’Idiot », non moins que [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] « l’Antéchrist » ou « Dionysos crucifié ». Les actes de parole dans la vie courante renvoient à des types psycho-sociaux qui témoignent en fait d’une troisième personne sous-jacente : je décrète la mobilisation en tant que président de la République, je te parle en tant que père... De même, l’embrayeur philosophique est un acte de parole à la troisième personne où c’est toujours un personnage conceptuel qui dit Je : je pense en tant qu’Idiot, je veux en tant que Zarathoustra, je danse en tant que Dionysos, je prétends en tant qu’Amant. Même la durée bergsonienne a besoin d’un coureur. Dans l’énonciation philosophique, on ne fait pas quelque chose en le disant, mais on fait le mouvement en le pensant, par l’intermédiaire d’un personnage conceptuel. Aussi les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d’énonciation. Qui est Je ?, c’est toujours une troisième personne. > [!accord] Page 65 Nous invoquons [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] parce que peu de philosophes ont autant opéré avec des personnages conceptuels, sympathiques (Dionysos, Zarathoustra) ou antipathiques (Christ, le Prêtre, les Hommes supérieurs, Socrate lui-même devenu antipathique...). On pourrait croire que [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] renonce aux concepts. Pourtant il en crée d’immenses et intenses (« forces », « valeur », « devenir », « vie », et des concepts répulsifs comme « ressentiment », « mauvaise conscience »...), autant qu’il trace un nouveau plan d’immanence (mouvements infinis de la volonté de puissance et de l’éternel retour) qui bouleverse l’image de la pensée (critique de la volonté de vérité). Mais jamais chez lui les personnages conceptuels impliqués ne restent sous-entendus. > [!accord] Page 66 Mais les personnages conceptuels, chez [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] et ailleurs, ne sont pas des personnifications mythiques, pas plus que des personnes historiques, pas plus que des héros littéraires ou romanesques. Ce n’est pas plus chez [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] le Dionysos des mythes que, chez Platon, le Socrate de l’Histoire. Devenir n’est pas être, et Dionysos devient philosophe, en même temps que [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] devient Dionysos. Là encore, c’est Platon qui commença : il devint Socrate, en même temps qu’il fit devenir Socrate philosophe. > [!information] Page 66 La différence entre les personnages conceptuels et les figures esthétiques consiste d’abord en ceci : les uns sont des puissances de concepts, les autres, des puissances d’affects et de percepts. Les uns opèrent sur un plan d’immanence qui est une image de Pensée-Être (noumène), les autres, sur un plan de composition comme image d’Univers (phénomène). Les grandes figures esthétiques de la pensée et du roman, mais aussi de la peinture, de la sculpture et de la musique, produisent des affects qui débordent les affections et perceptions ordinaires, autant que les concepts débordent les opinions courantes. > [!approfondir] Page 66 Les figures n’ont rien à voir avec la ressemblance ni la rhétorique, mais sont la condition sous laquelle les arts produisent des affects de pierre et de métal, de cordes et de vents, de lignes et de couleurs, sur un plan de composition d’univers. L’art et la philosophie recoupent le chaos, et l’affrontent, mais ce n’est pas le même plan de coupe, ce n’est pas la même manière de le peupler, ici constellations d’univers ou affects et percepts, là complexions d’immanence ou concepts. L’art ne pense pas moins que la philosophie, mais il pense par affects et percepts. > [!information] Page 67 Ce qui n’empêche pas que les deux entités passent souvent l’une dans l’autre, dans un devenir qui les emporte toutes deux, dans une intensité qui les co-détermine. La figure théâtrale et musicale de Don Juan devient personnage conceptuel avec Kierkegaard, et le personnage de Zarathoustra chez [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] est déjà une grande figure de musique et de théâtre. C’est comme si des uns aux autres, non seulement des alliances, mais des bifurcations et des substitutions se produisaient. Dans la pensée contemporaine, Michel Guérin est un de ceux qui découvrent le plus profondément l’existence de personnages conceptuels au cœur de la philosophie ; mais il les définit dans un « logodrame » ou une « figurologie » qui met l’affect dans la pensée4. C’est que le concept comme tel peut être concept d’affect, autant que l’affect, affect de concept. Le plan de composition de l’art et le plan d’immanence de la philosophie peuvent se glisser l’un dans l’autre, au point que des pans de l’un soient occupés par des entités de l’autre. Dans chaque cas, en effet, le plan et ce qui l’occupe sont comme deux parties relativement distinctes, relativement hétérogènes. Un penseur peut donc modifier de façon décisive ce que signifie penser, dresser une nouvelle image de la pensée, instaurer un nouveau plan d’immanence, mais, au lieu de créer de nouveaux concepts qui l’occupent, il le peuple avec d’autres instances, d’autres entités, poétiques, romanesques, ou même picturales ou musicales. Et l’inverse aussi bien > [!accord] Page 67 Igitur est précisément un tel cas, personnage conceptuel transporté sur un plan de composition, figure esthétique entraînée sur un plan d’immanence : son nom propre est une conjonction. Ces penseurs sont « à moitié » philosophes, mais ils sont aussi beaucoup plus que philosophes, et pourtant ne sont pas des sages. Quelle force dans ces œuvres aux pieds déséquilibrés, Hölderlin, Kleist, Rimbaud, Mallarmé, [[Franz Kafka|Kafka]], Michaux, Pessoa, Artaud, beaucoup de romanciers anglais et américains, de Melville à Lawrence ou Miller, dont le lecteur découvre avec admiration qu’ils ont écrit le roman du spinozisme... Certes, ils ne font pas une synthèse d’art et de philosophie. Ils bifurquent et ne cessent de bifurquer. Ce sont des génies hybrides qui n’effacent pas la différence de nature, ne la comblent pas, mais font servir au contraire toutes les ressources de leur « athlétisme » à s’installer dans cette différence même, acrobates écartelés dans un perpétuel tour de force. > > [!cite] Note > important > [!accord] Page 68 À plus forte raison, les personnages conceptuels (et aussi les figures esthétiques) sont irréductibles à des types psycho-sociaux, bien qu’il y ait encore ici des pénétrations incessantes. Simmel puis Goffman ont poussé très loin l’étude de ces types qui semblent souvent instables, dans les enclaves ou les marges d’une société : l’étranger, l’exclu, le migrant, le passant, l’autochtone, celui qui rentre dans son pays...5. Ce n’est pas par goût de l’anecdote. Il nous semble qu’un champ social comporte des structures et des fonctions, mais ne nous renseigne pas directement pour autant sur certains mouvements qui affectent le Socius. > [!information] Page 68 Déjà, chez les animaux nous savons l’importance de ces activités qui consistent à former des territoires, à les abandonner ou à en sortir, et même à refaire territoire sur quelque chose d’une autre nature (l’éthologue dit que le partenaire ou l’ami d’un animal « vaut un chez-soi », ou que la famille est un « territoire mobile »). À plus forte raison l’hominien : dès son acte de naissance, il déterritorialise sa patte antérieure, il l’arrache à la terre pour en faire une main, et la reterritorialise sur des branches et des outils. Un bâton à son tour est une branche déterritorialisée. Il faut voir comme chacun, à tout âge, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes épreuves, se cherche un territoire, supporte ou mène des déterritorialisations, et se reterritorialise presque sur n’importe quoi, souvenir, fétiche ou rêve. > [!information] Page 68 On ne peut même pas dire ce qui est premier, et tout territoire suppose peut-être une déterritorialisation préalable ; ou bien tout est en même temps. Les champs sociaux sont d’inextricables nœuds où les trois mouvements se mêlent ; il faut donc, pour les démêler, diagnostiquer de véritables types ou personnages. Le commerçant achète dans un territoire, mais déterritorialise les produits en marchandises, et se reterritorialise sur les circuits commerciaux. Dans le capitalisme, le capital ou la propriété se déterritorialisent, cessent d’être fonciers, et se reterritorialisent sur des moyens de production, tandis que le travail de son côté devient travail « abstrait » reterritorialisé dans le salaire : ce pourquoi [[Karl Marx|Marx]] ne parle pas seulement du capital, du travail, mais éprouve le besoin de dresser de véritables types psycho-sociaux, antipathiques ou sympathiques, LE capitaliste, LE prolétaire. ^b4a2fe > [!accord] Page 69 Si l’on cherche l’originalité du monde grec, il faudra se demander quelle sorte de territoire les Grecs instaurent, comment ils se déterritorialisent, sur quoi ils se reterritorialisent, et pour cela dégager des types proprement grecs (par exemple l’Ami ?). Il n’est pas toujours facile de choisir les bons types à un moment donné, dans une société donnée : ainsi l’esclave affranchi comme type de déterritorialisation dans l’empire chinois Tcheou, figure d’Exclu, dont le sinologue Tökei a fait le portrait détaillé. Nous croyons que les types psycho-sociaux ont précisément ce sens : dans les circonstances les plus insignifiantes ou les plus importantes, rendre perceptibles les formations de territoires, les vecteurs de déterritorialisation, les procès de reterritorialisation. > [!approfondir] Page 70 Par exemple, si l’on dit qu’un personnage conceptuel bégaie, ce n’est plus un type qui bégaie dans une langue, mais un penseur qui fait bégayer tout le langage, et qui fait du bégaiement le trait de la pensée même en tant que langage : l’intéressant est alors « quelle est cette pensée qui ne peut que bégayer ? » Par exemple encore, si l’on dit qu’un personnage conceptuel est l’Ami, ou bien qu’il est le Juge, le Législateur, il ne s’agit plus d’états privés, publics ou juridiques, mais de ce qui revient en droit à la pensée et seulement à la pensée. Bègue, ami, juge, ne perdent pas leur existence concrète, au contraire ils en prennent une nouvelle comme conditions intérieures à la pensée pour son exercice réel avec tel ou tel personnage conceptuel. Ce ne sont pas deux amis qui s’exercent à penser, c’est la pensée qui exige que le penseur soit un ami, pour qu’elle se partage en elle-même et puisse s’exercer. C’est la pensée même qui exige ce partage de pensée entre amis. Ce ne sont plus des déterminations empiriques, psychologiques et sociales, encore moins des abstractions, mais des intercesseurs, des cristaux ou des germes de la pensée. > [!approfondir] Page 70 Les traits des personnages conceptuels ont avec l’époque et le milieu historiques où ils apparaissent des rapports que les types psycho-sociaux permettent seuls d’évaluer. Mais, inversement, les mouvements physiques et mentaux des types psycho-sociaux, leurs symptômes pathologiques, leurs attitudes relationnelles, leurs modes existentiels, leurs statuts juridiques, deviennent susceptibles d’une détermination purement pensante et pensée qui les arrache aux états de choses historiques d’une société comme au vécu des individus, pour en faire des traits de personnages conceptuels, ou des événements de la pensée sur le plan qu’elle se trace ou sous les concepts qu’elle crée. Les personnages conceptuels et les types psycho-sociaux renvoient l’un à l’autre, et se conjuguent sans jamais se confondre. > [!accord] Page 71 Nous présumons qu’il y a des traits pathiques : l’Idiot, celui qui veut penser par lui-même, et c’est un personnage qui peut muer, prendre un autre sens. Mais aussi un Fou, une sorte de fou, penseur cataleptique ou « momie » qui trouve dans la pensée une impuissance à penser. Ou bien un grand maniaque, un délirant, qui cherche ce qui précède la pensée, un Déjà-là, mais au sein de la pensée même... On a souvent rapproché la philosophie et la schizophrénie ; mais dans un cas le schizophrène est un personnage conceptuel qui vit intensément dans le penseur et le force à penser, dans l’autre cas c’est un type psycho-social qui refoule le vivant et lui vole sa pensée. Et les deux parfois se conjuguent, s’étreignent comme si à un événement trop fort répondait un état vécu trop difficile à supporter. > [!accord] Page 72 Il y a des traits dynamiques : si avancer, grimper, descendre sont des dynamismes de personnages conceptuels, sauter à la manière de Kierkegaard, danser comme [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], plonger comme Melville en sont d’autres, pour des athlètes philosophiques irréductibles les uns aux autres. Et si nos sports aujourd’hui sont en pleine mutation, si les vieilles activités productrices d’énergie font place à des exercices qui s’insèrent au contraire sur des faisceaux énergétiques existants, ce n’est pas seulement une mutation dans le type, ce sont d’autres traits dynamiques encore qui s’introduisent dans une pensée qui « glisse » avec de nouvelles matières d’être, vague ou neige, et font du penseur une sorte de surfeur comme personnage conceptuel ; nous renonçons alors à la valeur énergétique du type sportif, pour dégager la différence dynamique pure qui s’exprime dans un nouveau personnage conceptuel. > [!accord] Page 73 Il y a en effet des traits existentiels : [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] disait que la philosophie invente des modes d’existence ou des possibilités de vie. C’est pourquoi il suffit de quelques anecdotes vitales pour faire le portrait d’une philosophie, comme Diogène Laërce sut le faire en écrivant le livre de chevet ou la légende dorée des philosophes, Empédocle et son volcan, Diogène et son tonneau. On objectera la vie très bourgeoise de la plupart des philosophes modernes ; mais le tire-bas de [[Emmanuel Kant|Kant]] n’est-il pas une anecdote vitale adéquate au système de la Raison8 ? Et le goût de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] pour les combats d’araignées vient de ce que ceux-ci reproduisent purement des rapports de modes dans le système de l’Éthique comme éthologie supérieure. C’est que ces anecdotes ne renvoient pas simplement à un type social ou même psychologique d’un philosophe (le prince Empédocle ou l’esclave Diogène), elles manifestent plutôt les personnages conceptuels qui l’habitent. Les possibilités de vie ou les modes d’existence ne peuvent s’inventer que sur un plan d’immanence qui développe la puissance de personnages conceptuels. Le visage et le corps des philosophes abritent ces personnages qui leur donnent souvent un air étrange, surtout dans le regard, comme si quelqu’un d’autre voyait à travers leurs yeux. Les anecdotes vitales racontent le rapport d’un personnage conceptuel avec des animaux, des plantes ou des rochers, rapport suivant lequel le philosophe lui-même devient quelque chose d’inattendu, et prend une ampleur tragique et comique qu’il n’aurait pas tout seul. Nous philosophes, c’est par nos personnages que nous devenons toujours autre chose, et que nous renaissons jardin public ou zoo. > [!accord] Page 78 La création des concepts n’a pas d’autre limite que le plan qu’ils viennent peupler, mais le plan lui-même est illimité, et son tracé ne se conforme qu’aux concepts à créer qu’il doit raccorder ou aux personnages à inventer qu’il doit entretenir. C’est comme en peinture : même pour les monstres et les nains, il y a un goût d’après lequel ils doivent être bien faits, ce qui ne veut pas dire affadis, mais leurs contours irréguliers mis en rapport avec une texture de la peau ou un fond de la Terre comme matière germinale dont ils semblent jouer. Il y a un goût de la couleur qui ne vient pas modérer la création de couleurs chez un grand peintre, mais au contraire la pousse jusqu’au point où celles-ci rencontrent leurs figures faites de contours, et leur plan fait d’aplats, de courbures, d’arabesques. Van Gogh ne pousse le jaune à l’illimité qu’en inventant l’homme-tournesol, et en traçant le plan des petites virgules infinies. Le goût des couleurs témoigne à la fois du respect nécessaire à leur approche, de la longue attente par laquelle il faut passer, mais aussi de la création sans limite qui les fait exister. Il en est de même du goût des concepts : le philosophe ne s’approche du concept indéterminé qu’avec crainte et respect, il hésite longtemps à se lancer, mais il ne peut déterminer de concept qu’en en créant sans mesure, avec pour seule règle un plan d’immanence qu’il trace, et pour seul compas les étranges personnages qu’il fait vivre. Le goût philosophique ne remplace pas la création ni ne la modère, c’est au contraire la création des concepts qui fait appel à un goût qui la module. La libre création de concepts déterminés a besoin d’un goût du concept indéterminé. Le goût est cette puissance, cet être-en-puissance du concept : ce n’est certes pas pour des raisons « rationnelles ou raisonnables » que tel concept est créé, telles composantes choisies. > [!approfondir] Page 79 Un concept est privé de sens tant qu’il ne se raccorde pas à d’autres concepts, et n’est pas rattaché à un problème qu’il résout ou contribue à résoudre. Mais il importe de distinguer les problèmes philosophiques et les problèmes scientifiques. On ne gagnerait pas grand-chose en disant que la philosophie pose des « questions », puisque les questions sont seulement un mot pour désigner des problèmes irréductibles à ceux de la science. Comme les concepts ne sont pas propositionnels, ils ne peuvent pas renvoyer à des problèmes qui concerneraient les conditions en extensions de propositions assimilables à celles de la science. Si l’on tient quand même à traduire le concept philosophique en propositions, ce ne peut être que sous forme d’opinions plus ou moins vraisemblables, et sans valeur scientifique. Mais on se heurte ainsi à une difficulté que les Grecs affrontaient déjà. C’est même le troisième caractère sous lequel la philosophie passe pour une chose grecque : la cité grecque promeut l’ami ou le rival comme relation sociale, elle trace un plan d’immanence, mais aussi elle fait régner la libre opinion (doxa). La philosophie doit alors extraire des opinions un « savoir » qui les transforme, et qui ne se distingue pas moins de la science. > [!accord] Page 82 Il peut arriver que nous croyions avoir trouvé une solution, mais une nouvelle courbure du plan que nous n’avions pas vue d’abord vient relancer l’ensemble et poser de nouveaux problèmes, un nouveau train de problèmes, opérant par poussées successives et sollicitant des concepts à venir, à créer (nous ne savons même pas si ce n’est pas plutôt un nouveau plan qui se détache du précédent). Inversement, il peut arriver qu’un nouveau concept s’enfonce comme un coin entre deux concepts qu’on croyait voisins, sollicitant à son tour sur la table d’immanence la détermination d’un problème qui surgit comme une sorte de rallonge. La philosophie vit ainsi dans une crise permanente. > [!accord] Page 84 Les concepts les plus universels, ceux qu’on présente comme des formes ou valeurs éternelles, sont à cet égard les plus squelettiques, les moins intéressants. On ne fait rien de positif, mais rien non plus dans le domaine de la critique ni de l’histoire, quand on se contente d’agiter de vieux concepts tout faits comme des squelettes destinés à intimider toute création, sans voir que les anciens philosophes auxquels on les emprunte faisaient déjà ce qu’on voudrait empêcher les modernes de faire : ils créaient leurs concepts, et ne se contentaient pas de nettoyer, de racler des os, comme le critique ou l’historien de notre époque. Même l’histoire de la philosophie est tout à fait inintéressante si elle ne se propose pas de réveiller un concept endormi, de le rejouer sur une nouvelle scène, fût-ce au prix de le tourner contre lui-même. ## 4. Géophilosophie > [!accord] Page 86 La terre n’est pas un élément parmi les autres, elle réunit tous les éléments dans une même étreinte, mais se sert de l’un ou de l’autre pour déterritorialiser le territoire. Les mouvements de déterritorialisation ne sont pas séparables des territoires qui s’ouvrent sur un ailleurs, et les procès de reterritorialisation ne sont pas séparables de la terre qui redonne des territoires. Ce sont deux composantes, le territoire et la terre, avec deux zones d’indiscernabilité, la déterritorialisation (du territoire à la terre) et la reterritorialisation (de la terre au territoire). On ne peut pas dire lequel est premier. On demande en quel sens la Grèce est le territoire du philosophe ou la terre de la philosophie. > [!approfondir] Page 87 Dans les États impériaux, la déterritorialisation est de transcendance : elle tend à se faire en hauteur, verticalement, suivant une composante céleste de la terre. Le territoire est devenu terre déserte, mais un Étranger céleste vient re-fonder le territoire ou reterritorialiser la terre. Dans la cité, au contraire, la déterritorialisation est d’immanence : elle libère un Autochtone, c’est-à-dire une puissance de la terre qui suit une composante maritime, qui passe elle-même sous les eaux pour refonder le territoire (l’Érechteion, temple d’Athéna et de Poséidon). Il est vrai que les choses sont plus compliquées, parce que l’Étranger impérial a lui-même besoin d’autochtones survivants, et que l’Autochtone citoyen fait appel à des étrangers en fuite – mais justement ce ne sont pas du tout les mêmes types psycho-sociaux, pas plus que le polythéisme d’empire et le polythéisme de cité ne sont les mêmes figures religieuses > [!approfondir] Page 88 Les philosophes sont des étrangers, mais la philosophie est grecque. Qu’est-ce que ces émigrés trouvent dans le milieu grec ? Trois choses au moins, qui sont les conditions de fait de la philosophie : une pure sociabilité comme milieu d’immanence, « nature intrinsèque de l’association », qui s’oppose à la souveraineté impériale, et qui n’implique aucun intérêt préalable, puisque les intérêts rivaux la supposent au contraire ; un certain plaisir de s’associer, qui constitue l’amitié, mais aussi de rompre l’association, qui constitue la rivalité (n’y avait-il pas déjà des « sociétés d’amis » formées par les émigrés, tels les Pythagoriciens, mais sociétés encore un peu secrètes qui trouveraient leur ouverture en Grèce ?) ; un goût pour l’opinion, inconcevable dans un empire, un goût pour l’échange d’opinions, pour la conversation > [!approfondir] Page 89 Physique, psychologique ou sociale, la déterritorialisation est relative tant qu’elle concerne le rapport historique de la terre avec les territoires qui s’y dessinent ou s’y effacent, son rapport géologique avec des ères et catastrophes, son rapport astronomique avec le cosmos et le système stellaire dont elle fait partie. Mais la déterritorialisation est absolue quand la terre passe dans le pur plan d’immanence d’une pensée-Être, d’une pensée-Nature aux mouvements diagrammatiques infinis. Penser consiste à tendre un plan d’immanence qui absorbe la terre (ou plutôt l’« adsorbe »). La déterritorialisation d’un tel plan n’exclut pas une reterritorialisation, mais pose celle-ci comme la création d’une nouvelle terre à venir. Reste que la déterritorialisation absolue ne peut être pensée que suivant certains rapports à déterminer avec les déterritorialisations relatives, non seulement cosmiques, mais géographiques, historiques et psychosociales. Il y a toujours une manière dont la déterritorialisation absolue sur le plan d’immanence prend le relais d’une déterritorialisation relative dans un champ donné. > [!accord] Page 92 La question qui revient périodiquement : « y a-t-il une philosophie chrétienne ? » signifie : le christianisme est-il capable de créer des concepts propres ? La croyance, l’angoisse, la faute, la liberté...? Nous l’avons vu chez Pascal ou Kierkegaard : peut-être la croyance ne devient-elle un véritable concept que quand elle se fait croyance à ce monde-ci, et se connecte au lieu de se projeter. Peut-être la pensée chrétienne ne produit-elle de concept que par son athéisme, par l’athéisme qu’elle sécrète plus que toute autre religion. Pour les philosophes, l’athéisme n’est pas un problème, la mort de Dieu non plus, les problèmes ne commencent qu’ensuite, quand on a atteint à l’athéisme du concept. > [!approfondir] Page 95 [[Hegel]] et Heidegger restent historicistes, dans la mesure où ils posent l’histoire comme une forme d’intériorité dans laquelle le concept développe ou dévoile nécessairement son destin. La nécessité repose sur l’abstraction de l’élément historique rendu circulaire. On comprend mal alors l’imprévisible création des concepts. La philosophie est une géo-philosophie, exactement comme l’histoire est une géo-histoire du point de vue de Braudel. ^e3b88d > [!accord] Page 96 Il en est comme pour le capitalisme selon Braudel : pourquoi le capitalisme en tels lieux et à tels moments, pourquoi pas en Chine à tel autre moment puisque tant de composantes y étaient déjà présentes ? La géographie ne se contente pas de fournir une matière et des lieux variables à la forme historique. Elle n’est pas seulement physique et humaine, mais mentale, comme le paysage. Elle arrache l’histoire au culte de la nécessité pour faire valoir l’irréductibilité de la contingence. Elle l’arrache au culte des origines pour affirmer la puissance d’un « milieu » (ce que la philosophie trouve chez les Grecs, disait [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], ce n’est pas une origine, mais un milieu, une ambiance, une atmosphère ambiante : le philosophe cesse d’être une comète...). Elle l’arrache aux structures pour tracer les lignes de fuite qui passent par le monde grec à travers la Méditerranée. Enfin elle arrache l’histoire à elle-même, pour découvrir les devenirs, qui ne sont pas de l’histoire même s’ils y retombent : l’histoire de la philosophie en Grèce ne doit pas cacher que les Grecs, chaque fois, ont d’abord à devenir philosophes, autant que les philosophes à devenir Grecs. > [!approfondir] Page 96 On ne peut pas réduire la philosophie à sa propre histoire, parce que la philosophie ne cesse de s’arracher à cette histoire pour créer de nouveaux concepts qui retombent dans l’histoire, mais n’en viennent pas. Comment quelque chose viendrait-il de l’histoire ? Sans l’histoire, le devenir resterait indéterminé, inconditionné, mais le devenir n’est pas historique. Les types psycho-sociaux sont de l’histoire, mais les personnages conceptuels sont du devenir. L’événement lui-même a besoin du devenir comme d’un élément non-historique. L’élément non-historique, dit [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], « ressemble à une atmosphère ambiante où seule peut s’engendrer la vie, qui disparaît de nouveau quand cette atmosphère s’anéantit ». C’est comme un moment de grâce, et « où y a-t-il des actes que l’homme eût été capable d’accomplir sans s’être enveloppé d’abord de cette nuée non-historique ? »7. Si la philosophie apparaît en Grèce, c’est en fonction d’une contingence plutôt que d’une nécessité, d’une ambiance ou d’un milieu plutôt que d’une origine, d’un devenir plutôt que d’une histoire, d’une géographie plutôt que d’une historiographie, d’une grâce plutôt que d’une nature. > [!approfondir] Page 98 Le lien de la philosophie moderne avec le capitalisme est donc du même genre que celui de la philosophie antique avec la Grèce : la connexion d’un plan d’immanence absolu avec un milieu social relatif qui procède aussi par immanence. Ce n’est pas une continuité nécessaire qui va de la Grèce à l’Europe, du point de vue du développement de la philosophie, par l’intermédiaire du christianisme ; c’est le recommencement contingent d’un même processus contingent, avec d’autres données. > [!accord] Page 98 Le capitalisme réactive le monde grec sur ces bases économiques, politiques et sociales. C’est la nouvelle Athènes. L’homme du capitalisme n’est pas Robinson, mais Ulysse, le plébéien rusé, l’homme moyen quelconque habitant des grandes villes, Prolétaire autochtone ou Migrant étranger qui se lancent dans le mouvement infini – la révolution. Ce n’est pas un cri, mais deux cris qui traversent le capitalisme et courent à la même déception : Émigrés de tous les pays, unissez-vous... Prolétaires de tous les pays... Aux deux pôles de l’Occident, l’Amérique et la Russie, le pragmatisme et le socialisme jouent le retour d’Ulysse, la nouvelle société des frères ou des camarades qui reprend le rêve grec et reconstitue la « dignité démocratique ». > [!accord] Page 99 En effet, la connexion de la philosophie antique avec la cité grecque, la connexion de la philosophie moderne avec le capitalisme ne sont pas idéologiques, et ne se contentent pas de pousser à l’infini des déterminations historiques et sociales pour en extraire des figures spirituelles. Certes, il peut être tentant de voir dans la philosophie un commerce agréable de l’esprit qui trouverait dans le concept sa marchandise propre, ou plutôt sa valeur d’échange du point de vue d’une sociabilité désintéressée nourrie de conversation démocratique occidentale, capable d’engendrer un consensus d’opinion, et de fournir une éthique à la communication comme l’art lui fournirait une esthétique. Si c’est une telle chose qu’on appelle philosophie, on comprend que le marketing s’empare du concept, et que le publicitaire se présente comme le concepteur par excellence, poète et penseur : le navrant n’est pas dans cette appropriation effrontée, mais d’abord dans la conception de la philosophie qui l’a rendue possible. Toutes proportions gardées, les Grecs étaient passés par des hontes semblables, avec certains sophistes. Mais, pour le salut de la philosophie moderne, celle-ci n’est pas plus l’amie du capitalisme que la philosophie antique n’était celle de la cité. La philosophie porte à l’absolu la déterritorialisation relative du capital, elle le fait passer sur le plan d’immanence comme mouvement de l’infini et le supprime en tant que limite intérieure, le retourne contre soi, pour en appeler à une nouvelle terre, à un nouveau peuple. Mais ainsi elle atteint à la forme non propositionnelle du concept où s’anéantissent la communication, l’échange, le consensus et l’opinion. > [!approfondir] Page 99 C’est donc plus proche de ce qu’[[Theodor W. Adorno|Adorno]] nommait « dialectique négative », et de ce que l’[[école de Francfort]] désignait comme « utopie ». En effet, c’est l’utopie qui fait la jonction de la philosophie avec son époque, capitalisme européen, mais déjà aussi cité grecque. Chaque fois, c’est avec l’utopie que la philosophie devient politique, et mène au plus haut point la critique de son époque. L’utopie ne se sépare pas du mouvement infini : elle désigne étymologiquement la déterritorialisation absolue, mais toujours au point critique où celle-ci se connecte avec le milieu relatif présent, et surtout avec les forces étouffées dans ce milieu. Le mot employé par l’utopiste Samuel Butler, « Erewhon », ne renvoie pas seulement à « No-where », ou Nulle part, mais à « Now-here », ici-maintenant. Ce qui compte n’est pas la prétendue distinction d’un socialisme utopique et d’un socialisme scientifique ; ce sont plutôt les divers types d’utopie, la révolution étant l’un de ces types. Il y a toujours dans l’utopie (comme dans la philosophie) le risque d’une restauration de la transcendance, et parfois son orgueilleuse affirmation, si bien qu’il faut distinguer les utopies autoritaires ou de transcendance, et les utopies libertaires, révolutionnaires, immanentes ^d9161e > [!accord] Page 101 La déterritorialisation absolue n’est pas sans reterritorialisation. La philosophie se reterritorialise sur le concept. Le concept n’est pas objet, mais territoire. Il n’a pas d’Objet, mais un territoire. Précisément à ce titre il a une forme passée, présente et peut-être à venir. La philosophie moderne se reterritorialise sur la Grèce comme forme de son propre passé. Ce sont les philosophes allemands surtout qui ont vécu le rapport avec la Grèce comme un rapport personnel. Mais justement ils se vivaient comme l’envers ou le contraire des Grecs, le symétrique inverse : les Grecs tenaient bien le plan d’immanence qu’ils construisaient dans l’enthousiasme et l’ivresse, mais ils devaient chercher avec quels concepts le remplir, pour ne pas retomber dans les figures d’Orient ; tandis que nous, nous avons des concepts, nous croyons les avoir, après tant de siècles de pensée occidentale, mais nous ne savons guère où les mettre, parce que nous manquons d’un véritable plan, distraits que nous sommes par la transcendance chrétienne. Bref, sous sa forme passée, le concept, c’est ce qui n’était pas encore. Nous, aujourd’hui, nous avons les concepts, mais les Grecs ne les avaient pas encore ; ils avaient le plan, que nous n’avons plus. > [!accord] Page 101 C’est pourquoi les Grecs de Platon contemplent le concept, comme quelque chose qui est encore très loin et au-dessus, tandis que nous, nous avons le concept, nous l’avons dans l’esprit d’une manière innée, il suffit de réfléchir. C’est ce que Hölderlin exprimait si profondément : le « natal » des Grecs, c’est notre « étranger », ce que nous devons acquérir, tandis que notre natal, les Grecs au contraire avaient à l’acquérir comme leur étranger14. Ou bien Schelling : les Grecs vivaient et pensaient dans la Nature, mais ils laissaient l’Esprit dans les « mystères », tandis que nous, nous vivons, sentons et pensons dans l’Esprit, dans la réflexion, mais laissons la Nature dans un profond mystère alchimique que nous ne cessons de profaner. L’autochtone et l’étranger ne se séparent plus comme deux personnages distincts, mais se distribuent comme un seul et même personnage double, qui se dédouble à son tour en deux versions, présente et passée : ce qui était autochtone devient étranger, ce qui était étranger devient autochtone. Hölderlin en appelle de toutes ses forces à une « société des amis » comme condition de la pensée, mais c’est comme si cette société avait traversé une catastrophe qui change la nature de l’amitié. Nous nous reterritorialisons chez les Grecs, mais en fonction de ce qu’ils n’avaient pas et n’étaient pas encore, si bien que nous les reterritorialisons sur nous-mêmes. > [!accord] Page 102 La reterritorialisation philosophique a donc aussi une forme présente. Peut-on dire que la philosophie se reterritorialise sur l’État démocratique moderne et les droits de l’homme ? Mais, parce qu’il n’y a pas d’État démocratique universel, ce mouvement implique la particularité d’un État, d’un droit, ou l’esprit d’un peuple capable d’exprimer les droits de l’homme dans « son » État, et de dessiner la moderne société des frères. En effet, ce n’est pas seulement le philosophe qui a une nation, en tant qu’homme, c’est la philosophie qui se reterritorialise sur l’État national et l’esprit du peuple (le plus souvent ceux du philosophe, mais pas toujours). Ainsi [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] a fondé la géo-philosophie en cherchant à déterminer les caractères nationaux de la philosophie française, anglaise et allemande. Mais pourquoi trois pays seulement furent-ils collectivement capables de produire de la philosophie dans le monde capitaliste ? Pourquoi pas l’Espagne, pourquoi pas l’Italie ? > [!information] Page 102 L’Italie notamment présentait un ensemble de cités déterritorialisées et une puissance maritime capables de renouveler les conditions d’un « miracle », et marqua le commencement d’une philosophie inégalable, mais qui avorta, et dont l’héritage passa plutôt en Allemagne (avec Leibniz et Schelling). Peut-être l’Espagne était-elle trop soumise à l’Église, et l’Italie trop « proche » du Saint-Siège ; ce qui sauva spirituellement l’Angleterre et l’Allemagne, ce fut peut-être la rupture avec le catholicisme, et la France, le gallicanisme... L’Italie et l’Espagne manquaient d’un « milieu » pour la philosophie, si bien que leurs penseurs restaient des « comètes », et qu’elles étaient prêtes à brûler leurs comètes. L’Italie et l’Espagne furent les deux pays occidentaux capables de développer puissamment le concettisme, c’est-à-dire ce compromis catholique du concept et de la figure, qui avait une grande valeur esthétique mais déguisait la philosophie, la détournait sur une rhétorique et empêchait une pleine possession du concept. > [!accord] Page 103 Et la philosophie française se réclame déjà d’une république des esprits et d’une capacité de penser comme de « la chose la mieux partagée », qui finira par s’exprimer dans un cogito révolutionnaire ; l’Angleterre ne cessera de réfléchir sur son expérience révolutionnaire, et sera la première à demander pourquoi les révolutions tournent si mal dans les faits, quand elles promettent tant en esprit. L’Angleterre, l’Amérique et la France se vivent comme les trois terres des droits de l’homme. Quant à l’Allemagne, elle ne cessera pas de son côté de réfléchir sur la révolution française, comme ce qu’elle ne peut pas faire (elle manque de villes suffisamment déterritorialisées, elle souffre du poids d’un arrière-pays, le Land). Mais ce qu’elle ne peut pas faire, elle se donne pour tâche de le penser. Chaque fois, c’est conformément à l’esprit d’un peuple et à sa conception du droit que la philosophie trouve à se reterritorialiser dans le monde moderne. L’histoire de la philosophie est donc marquée par des caractères nationaux, ou plutôt nationalitaires, qui sont comme des « opinions » philosophiques. > [!approfondir] Page 105 Dans la trinité Fonder-Bâtir-Habiter, ce sont les Français qui bâtissent, et les Allemands qui fondent, mais les Anglais habitent. Il leur suffit d’une tente. Ils se font de l’habitude une conception extraordinaire : on prend des habitudes en contemplant, et en contractant ce qu’on contemple. L’habitude est créatrice. La plante contemple l’eau, la terre, l’azote, le carbone, les chlorures et les sulfates, et les contracte pour acquérir son propre concept, et s’en remplir (enjoyment). Le concept est une habitude acquise en contemplant les éléments dont on procède (d’où la grécité très spéciale de la philosophie anglaise, son néo-platonisme empirique). Nous sommes tous des contemplations, donc des habitudes. Je est une habitude. Il y a concept partout où il y a habitude, et les habitudes se font et se défont sur le plan d’immanence de l’expérience radicale : ce sont des « conventions »16. C’est pourquoi la philosophie anglaise est une libre et sauvage création de concepts. > [!approfondir] Page 106 S’il n’y a pas d’État démocratique universel, malgré le rêve de fondation de la philosophie allemande, c’est parce que la seule chose qui soit universelle dans le capitalisme, c’est le marché. Par opposition aux empires archaïques qui procédaient à des surcodages transcendants, le capitalisme fonctionne comme une axiomatique immanente de flux décodés (flux d’argent, de travail, de produits...). Les États nationaux ne sont plus des paradigmes de surcodage, mais constituent les « modèles de réalisation » de cette axiomatique immanente. Dans une axiomatique, les modèles ne renvoient pas à une transcendance, au contraire. C’est comme si la déterritorialisation des États modérait celle du capital, et fournissait à celui-ci les reterritorialisations compensatoires. Or les modèles de réalisation peuvent être très divers (démocratiques, dictatoriaux, totalitaires...), ils peuvent être réellement hétérogènes, ils n’en sont pas moins isomorphes par rapport au marché mondial, en tant que celui-ci ne suppose pas seulement, mais produit des inégalités de développement déterminantes. C’est pourquoi, comme on a souvent remarqué, les États démocratiques sont tellement liés, et compromis, avec les États dictatoriaux que la défense des droits de l’homme doit nécessairement passer par la critique interne de toute démocratie. > [!accord] Page 106 Certes, il n’y a pas lieu de croire que nous ne pouvons plus penser après Auschwitz, et que nous sommes tous responsables du nazisme, dans une culpabilité malsaine qui n’affecterait d’ailleurs que les victimes. Primo Levi dit : on ne nous fera pas prendre les victimes pour des bourreaux. Mais ce que le nazisme et les camps nous inspirent, dit-il, c’est beaucoup plus ou beaucoup moins : « la honte d’être un homme » (parce que même les survivants ont dû pactiser, se compromettre...)17. Ce ne sont pas seulement nos États, c’est chacun de nous, chaque démocrate, qui se trouve, non pas responsable du nazisme, mais souillé par lui. > [!accord] Page 107 Les droits de l’homme ne disent rien sur les modes d’existence immanents de l’homme pourvu de droits. Et la honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate. > [!accord] Page 108 Les démocraties sont des majorités, mais un devenir est par nature ce qui se soustrait toujours de la majorité. C’est une position complexe, ambiguë, celle de beaucoup d’auteurs par rapport à la démocratie. L’affaire Heidegger est venue compliquer les choses : il a fallu qu’un grand philosophe se reterritorialise effectivement sur le nazisme pour que les commentaires les plus étranges se croisent, tantôt pour mettre en cause sa philosophie, tantôt pour l’absoudre au nom d’arguments si compliqués et contournés qu’on reste songeur. Ce n’est pas toujours facile d’être heideggérien. On aurait mieux compris qu’un grand peintre, un grand musicien tombent ainsi dans la honte (mais justement ils ne l’ont pas fait). Il a fallu que ce soit un philosophe, comme si la honte devait entrer dans la philosophie même. Il a voulu rejoindre les Grecs par les Allemands, au pire moment de leur histoire : qu’y a-t-il de pire, disait [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], que de se trouver devant un Allemand quand on attendait un Grec ? Comment les concepts (de Heidegger) ne seraient-ils pas intrinsèquement souillés par une reterritorialisation abjecte ? À moins que tous les concepts ne comportent cette zone grise et d’indiscernabilité où les lutteurs se confondent un instant sur le sol, et où l’œil fatigué du penseur prend l’un pour l’autre : non seulement l’Allemand pour un Grec, mais le fasciste pour un créateur d’existence et de liberté. Heidegger s’est perdu dans les chemins de la reterritorialisation, car ce sont des chemins sans balise ni parapet. Peut-être ce strict professeur était-il plus fou qu’il ne paraissait. Il s’est trompé de peuple, de terre, de sang. Car la race appelée par l’art ou la philosophie n’est pas celle qui se prétend pure, mais une race opprimée, bâtarde, inférieure, anarchique, nomade, irrémédiablement mineure – ceux-là que [[Emmanuel Kant|Kant]] excluait des voies de la nouvelle Critique... Artaud disait : écrire pour les analphabètes – parler pour les aphasiques, penser pour les acéphales. Mais que signifie « pour » ? Ce n’est pas « à l’intention de... », ni même « à la place de... ». C’est « devant ». C’est une question de devenir. Le penseur n’est pas acéphale, aphasique ou analphabète, mais le devient. Il devient Indien, n’en finit pas de le devenir, peut-être « pour que » l’Indien qui est Indien devienne lui-même autre chose et s’arrache à son agonie. On pense et on écrit pour les animaux mêmes. On devient animal pour que l’animal aussi devienne autre chose. L’agonie d’un rat ou l’exécution d’un veau restent présentes dans la pensée, non par pitié, mais comme la zone d’échange entre l’homme et l’animal, où quelque chose de l’un passe dans l’autre. C’est le rapport constitutif de la philosophie avec la non-philosophie. Le devenir est toujours double, et c’est ce double devenir qui constitue le peuple à venir et la nouvelle terre. Le philosophe doit devenir non-philosophe, pour que la non-philosophie devienne la terre et le peuple de la philosophie. > > [!cite] Note > important magnifique > [!accord] Page 109 Même un philosophe aussi bien considéré que l’évêque Berkeley ne cesse de dire : nous autres Irlandais, la populace... Le peuple est intérieur au penseur parce que c’est un « devenir-peuple », pour autant que le penseur est intérieur au peuple, comme devenir non moins illimité. L’artiste ou le philosophe sont bien incapables de créer un peuple, ils ne peuvent que l’appeler, de toutes leurs forces. Un peuple ne peut se créer que dans des souffrances abominables, et ne peut pas plus s’occuper d’art ou de philosophie. Mais les livres de philosophie et les œuvres d’art contiennent aussi leur somme inimaginable de souffrance qui fait pressentir l’avènement d’un peuple. Ils ont en commun de résister, résister à la mort, à la servitude, à l’intolérable, à la honte, au présent. > [!accord] Page 110 La déterritorialisation et la reterritorialisation se croisent dans le double devenir. On ne peut plus guère distinguer l’autochtone et l’étranger, parce que l’étranger devient autochtone chez l’autre qui ne l’est pas, en même temps que l’autochtone devient étranger, à soi-même, à sa propre classe, à sa propre nation, à sa propre langue : nous parlons la même langue, et pourtant je ne vous comprends pas... Devenir étranger à soi-même, et à sa propre langue et nation, n’est-ce pas le propre du philosophe et de la philosophie, leur « style », ce qu’on appelle un charabia philosophique ? Bref, la philosophie se reterritorialise trois fois, une fois dans le passé sur les Grecs, une fois dans le présent sur l’État démocratique, une fois dans l’avenir sur le nouveau peuple et la nouvelle terre. Les Grecs et les démocrates se déforment singulièrement dans ce miroir de l’avenir. > [!accord] Page 110 Ce que l’Histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses ou dans le vécu, mais l’événement dans son devenir, dans sa consistance propre, dans son auto-position comme concept, échappe à l’Histoire. Les types psycho-sociaux sont historiques, mais les personnages conceptuels sont des événements. Tantôt l’on vieillit suivant l’Histoire, et avec elle, tantôt l’on devient vieux dans un événement très discret (peut-être le même événement qui permet de poser le problème « qu’est-ce que la philosophie ? »). Et c’est la même chose pour ceux qui meurent jeunes, il y a plusieurs manières de mourir ainsi. Penser, c’est expérimenter, mais l’expérimentation, c’est toujours ce qui est en train de se faire – le nouveau, le remarquable, l’intéressant, qui remplacent l’apparence de vérité et qui sont plus exigeants qu’elle. Ce qui est en train de se faire, ce n’est pas ce qui finit, mais pas davantage ce qui commence. L’histoire n’est pas expérimentation, elle est seulement l’ensemble des conditions presque négatives qui rendent possible l’expérimentation de quelque chose qui échappe à l’histoire. Sans l’histoire, l’expérimentation resterait indéterminée, inconditionnée, mais l’expérimentation n’est pas historique, elle est philosophique. > [!approfondir] Page 111 C’est dans un grand livre de philosophie que Péguy explique qu’il y a deux manières de considérer l’événement, l’une qui consiste à passer au long de l’événement, à en recueillir l’effectuation dans l’histoire, le conditionnement et le pourrissement dans l’histoire, mais l’autre à remonter l’événement, à s’installer en lui comme dans un devenir, à rajeunir et à vieillir en lui tout à la fois, à passer par toutes ses composantes ou singularités. Il se peut que rien ne change ou ne semble changer dans l’histoire, mais tout change dans l’événement, et nous changeons dans l’événement : « Il n’y a rien eu. Et un problème dont on ne voyait pas la fin, un problème sans issue... tout d’un coup n’existe plus et on se demande de quoi on parlait » ; il est passé dans d’autres problèmes ; « il n’y a rien eu et on est dans un nouveau peuple, dans un nouveau monde, dans un nouvel homme »19. Ce n’est plus de l’historique et ce n’est pas de l’éternel, dit Péguy, c’est de l’Internel. Voilà un nom qu’il a fallu que Péguy crée pour désigner un nouveau concept, et les composantes, les intensités de ce concept. Et n’est-ce pas quelque chose de semblable qu’un penseur loin de Péguy avait désigné du nom d’Intempestif ou d’Inactuel : la nuée non-historique qui n’a rien à voir avec l’éternel, le devenir sans lequel rien ne se ferait dans l’histoire, mais qui ne se confond pas avec elle. > [!accord] Page 112 Agir contre le passé, et ainsi sur le présent, en faveur (je l’espère) d’un avenir – mais l’avenir n’est pas un futur de l’histoire, même utopique, c’est l’infini Maintenant, le Nûn que Platon déjà distinguait de tout présent, l’Intensif ou l’Intempestif, non pas un instant, mais un devenir. N’est-ce pas encore ce que [[Michel Foucault|Foucault]] nommait l’Actuel ? Mais comment le concept recevrait-il maintenant le nom d’actuel tandis que [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] le nommait inactuel ? C’est que, pour [[Michel Foucault|Foucault]], ce qui compte est la différence du présent et de l’actuel. Le nouveau, l’intéressant, c’est l’actuel. L’actuel n’est pas ce que nous sommes, mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, c’est-à-dire l’Autre, notre devenir-autre. Le présent, au contraire, c’est ce que nous sommes et, par là même, ce que nous cessons déjà d’être. Nous devons distinguer non seulement la part du passé et celle du présent, mais, plus profondément, celle du présent et celle de l’actuel20. Non pas que l’actuel soit la préfiguration même utopique d’un avenir encore de notre histoire, mais il est le maintenant de notre devenir. > > [!cite] Note > important > [!approfondir] Page 112 Lorsque [[Michel Foucault|Foucault]] admire [[Emmanuel Kant|Kant]] d’avoir posé le problème de la philosophie non pas par rapport à l’éternel mais par rapport au Maintenant, il veut dire que la philosophie n’a pas pour objet de contempler l’éternel, ni de réfléchir l’histoire, mais de diagnostiquer nos devenirs actuels : un devenir-révolutionnaire qui, selon [[Emmanuel Kant|Kant]] lui-même, ne se confond pas avec le passé, le présent ni l’avenir des révolutions. Un devenir-démocratique qui ne se confond pas avec ce que sont les États de droit, ou même un devenir-grec qui ne se confond pas avec ce que furent les Grecs. Diagnostiquer les devenirs dans chaque présent qui passe, c’est ce que [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] assignait au philosophe comme médecin, « médecin de la civilisation » ou inventeur de nouveaux modes d’existence immanents. La philosophie éternelle, mais aussi l’histoire de la philosophie, font place à un devenir-philosophique. Quels devenirs nous traversent aujourd’hui, qui retombent dans l’histoire, mais qui n’en viennent pas, ou plutôt qui n’en viennent que pour en sortir ? L’Internel, l’Intempestif, l’Actuel, voilà des exemples de concepts en philosophie ; des concepts exemplaires... Et si l’un appelle Actuel ce que l’autre appelait Inactuel, c’est seulement en vertu d’un chiffre du concept, en vertu de ses proximités et composantes dont de légers déplacements peuvent entraîner, comme disait Péguy, la modification d’un problème (le Temporellement-éternel chez Péguy, l’Éternité du devenir selon [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], le Dehors-intérieur avec [[Michel Foucault|Foucault]]). ^075010 ## 5. Fonctifs et concepts > [!accord] Page 117 La science n’a pas pour objet des concepts, mais des fonctions qui se présentent comme des propositions dans des systèmes discursifs. Les éléments des fonctions s’appellent des fonctifs. Une notion scientifique est déterminée non par des concepts, mais par fonctions ou propositions. C’est une idée très variée, très complexe, comme on peut le voir déjà dans l’usage qu’en font respectivement les mathématiques et la biologie ; c’est pourtant cette idée de fonction qui permet aux sciences de réfléchir et de communiquer. La science n’a nul besoin de la philosophie pour ces tâches. En revanche, quand un objet est scientifiquement construit par fonctions, par exemple un espace géométrique, il reste à en chercher le concept philosophique qui n’est nullement donné dans la fonction. Bien plus, un concept peut prendre pour composantes les fonctifs de toute fonction possible, sans avoir pour autant la moindre valeur scientifique, mais dans le but de marquer les différences de nature entre concepts et fonctions. > > [!cite] Note > important anthrpocene > [!approfondir] Page 117 On définit le chaos moins par son désordre que par la vitesse infinie avec laquelle se dissipe toute forme qui s’y ébauche. C’est un vide qui n’est pas un néant, mais un virtuel, contenant toutes les particules possibles et tirant toutes les formes possibles qui surgissent pour disparaître aussitôt, sans consistance ni référence, sans conséquence1. C’est une vitesse infinie de naissance et d’évanouissement. Or la philosophie demande comment garder les vitesses infinies tout en gagnant de la consistance, en donnant une consistance propre au virtuel. Le crible philosophique, comme plan d’immanence qui recoupe le chaos, sélectionne des mouvements infinis de la pensée, et se meuble de concepts formés comme de particules consistantes allant aussi vite que la pensée. > [!accord] Page 117 La science a une tout autre manière d’aborder le chaos, presque inverse : elle renonce à l’infini, à la vitesse infinie, pour gagner une référence capable d’actualiser le virtuel. Gardant l’infini, la philosophie donne une consistance au virtuel par concepts ; renonçant à l’infini, la science donne au virtuel une référence qui l’actualise, par fonctions. La philosophie procède avec un plan d’immanence ou de consistance ; la science, avec un plan de référence. Dans le cas de la science, c’est comme un arrêt sur image. C’est un fantastique ralentissement, et c’est par ralentissement que la matière s’actualise, mais aussi la pensée scientifique capable de la pénétrer par propositions. Une fonction est une Ralentie. Certes, la science ne cesse de promouvoir des accélérations, non seulement dans les catalyses, mais dans les accélérateurs de particules, dans les expansions qui éloignent les galaxies. Ces phénomènes cependant ne trouvent pas dans le ralentissement primordial un instant-zéro avec lequel ils rompent, mais plutôt une condition coextensive à leur développement tout entier. Ralentir, c’est poser une limite dans le chaos sous laquelle toutes les vitesses passent, si bien qu’elles forment une variable déterminée comme abscisse, en même temps que la limite forme une constante universelle qu’on ne peut pas dépasser (par exemple un maximum de contraction). Les premiers fonctifs sont donc la limite et la variable, et la référence est un rapport entre valeurs de la variable, ou plus profondément le rapport de la variable comme abscisse des vitesses avec la limite. > [!approfondir] Page 119 Ce sont ces limites premières qui constituent le ralentissement dans le chaos ou le seuil de suspension de l’infini, qui servent d’endo-référence et opèrent un comptage : ce ne sont pas des rapports, mais des nombres, et toute la théorie des fonctions dépend de nombres. On invoquera la vitesse de la lumière, le zéro absolu, le quantum d’action, le Big Bang : le zéro absolu des températures est de – 273,15 degrés ; la vitesse de la lumière, 299 796 km/s, là où les longueurs se contractent à zéro et où les horloges s’arrêtent. De telles limites ne valent pas par la valeur empirique qu’elles prennent seulement dans des systèmes de coordonnées, elles agissent d’abord comme la condition de ralentissement primordial qui s’étend par rapport à l’infini sur toute l’échelle des vitesses correspondantes, sur leurs accélérations ou ralentissements conditionnés. Et ce n’est pas seulement la diversité de ces limites qui autorise à douter de la vocation unitaire de la science ; c’est chacune en effet qui engendre pour son compte des systèmes de coordonnées hétérogènes irréductibles, et impose des seuils de discontinuité, suivant la proximité ou l’éloignement de la variable (par exemple l’éloignement des galaxies). La science n’est pas hantée par sa propre unité, mais par le plan de référence constitué par toutes les limites ou bordures sous lesquelles elle affronte le chaos. Ce sont ces bordures qui donnent au plan ses références ; quant aux systèmes de coordonnées, ils peuplent ou meublent le plan de référence lui-même. > [!approfondir] Page 121 Quand la limite engendre par ralentissement une abscisse des vitesses, les formes virtuelles du chaos tendent à s’actualiser suivant une ordonnée. Et certes le plan de référence opère déjà une pré-sélection qui apparie les formes aux limites ou même aux régions d’abscisses considérées. Mais les formes n’en constituent pas moins des variables indépendantes de celles qui se déplacent en abscisse. C’est très différent du concept philosophique : les ordonnées intensives ne désignent plus des composantes inséparables agglomérées dans le concept en tant que survol absolu (variations), mais des déterminations distinctes qui doivent s’apparier dans une formation discursive avec d’autres déterminations prises en extension (variables). Les ordonnées intensives de formes doivent se coordonner aux abscisses extensives de vitesse de telle manière que les vitesses de développement et l’actualisation des formes se rapportent les unes aux autres, comme déterminations distinctes, extrinsèques3. C’est sous ce deuxième aspect que la limite est maintenant l’origine d’un système de coordonnées composé de deux variables indépendantes au moins ; mais celles-ci entrent dans un rapport dont dépend une troisième variable, à titre d’état de choses ou de matière formée dans le système (de tels états de choses peuvent être mathématiques, physiques, biologiques...). C’est bien le nouveau sens de la référence comme forme de la proposition, le rapport d’un état de choses au système. L’état de choses est une fonction : c’est une variable complexe qui dépend d’un rapport entre deux variables indépendantes au moins. > [!accord] Page 121 L’indépendance respective des variables apparaît en mathématiques lorsque l’une est à une puissance plus élevée que la première. C’est pourquoi [[Hegel]] montre que la variabilité dans la fonction ne se contente pas de valeurs qu’on peut changer (2/3 et 4/6), ni qu’on laisse indéterminées (a = 2b), mais exige que l’une des variables soit à une puissance supérieure (y2/x = P). Car c’est alors qu’un rapport peut être directement déterminé comme rapport différentiel dy/dx, sous lequel la valeur des variables n’a plus d’autre détermination que de s’évanouir ou de naître, bien qu’elle soit arrachée aux vitesses infinies. D’un tel rapport dépend un état de choses ou une fonction « dérivée » : on a fait une opération de dépotentialisation qui permet de comparer des puissances distinctes, à partir desquelles pourront même se développer une chose ou un corps (intégration) > [!approfondir] Page 122 Quand nous passons de l’état de choses à la chose même, nous voyons qu’une chose se rapporte toujours à la fois à plusieurs axes suivant des variables qui sont fonctions les unes des autres, même si l’unité interne reste indéterminée. Mais, quand la chose passe elle-même par des changements de coordonnées, elle devient un corps à proprement parler, et la fonction ne prend plus pour référence la limite et la variable, mais plutôt un invariant et un groupe de transformations (le corps euclidien de la géométrie, par exemple, sera constitué d’invariants par rapport au groupe des mouvements). Le « corps », en effet, n’est pas ici une spécialité biologique, et trouve une détermination mathématique à partir d’un minimum absolu représenté par les nombres rationnels, en opérant des extensions indépendantes de ce corps de base qui limitent de plus en plus les substitutions possibles jusqu’à une parfaite individuation. La différence entre le corps et l’état des choses (ou de la chose) tient à l’individuation du corps qui procède par une cascade d’actualisations. Avec les corps, le rapport entre variables indépendantes complète suffisamment sa raison, quitte à se pourvoir d’un potentiel ou d’une puissance qui en renouvelle l’individuation. Notamment quand le corps est un vivant, qui procède par différenciation et non plus par extension ou adjonction, c’est encore un nouveau type de variables qui surgit, variables internes déterminant des fonctions proprement biologiques en rapport avec des milieux intérieurs (endo-référence), mais aussi entrant dans des fonctions probabilitaires avec les variables externes du milieu extérieur (exo-référence) > [!approfondir] Page 123 La science n’opère aucune unification du Référent, mais toutes sortes de bifurcations sur un plan de référence qui ne préexiste pas à ses détours ou à son tracé. C’est comme si la bifurcation allait chercher dans l’infini chaos du virtuel de nouvelles formes à actualiser, en opérant une sorte de potentialisation de la matière : le carbone introduit dans le tableau de Mendeleïev une bifurcation qui en fait, par ses propriétés plastiques, l’état d’une matière organique. Le problème d’une unité ou multiplicité de la science ne doit donc pas être posé en fonction d’un système de coordonnées éventuellement unique à un moment donné ; comme pour le plan d’immanence en philosophie, il faut demander quel statut prennent l’avant et l’après, simultanément, sur un plan de référence à dimension et évolution temporelles. Y a-t-il un seul ou plusieurs plans de référence ? La réponse ne sera pas la même que pour le plan d’immanence philosophique, ses couches ou ses feuillets superposés. C’est que la référence, impliquant un renoncement à l’infini, ne peut monter que des chaînes de fonctifs qui cassent nécessairement à un moment. > [!approfondir] Page 126 C’est donc sous deux caractères liés que le concept philosophique et la fonction scientifique se distinguent : variations inséparables, variables indépendantes ; événements sur un plan d’immanence, états de choses dans un système de référence (en découle le statut des ordonnées intensives différent dans les deux cas, puisqu’elles sont les composantes intérieures du concept, mais sont seulement coordonnées aux abscisses extensives dans les fonctions, quand la variation n’est plus qu’un état de variable). Les concepts et les fonctions se présentent ainsi comme deux types de multiplicités ou variétés qui diffèrent en nature. Et, bien que les types de multiplicités scientifiques aient par eux-mêmes une grande diversité, ils laissent hors d’eux les multiplicités proprement philosophiques, pour lesquelles [[Henri Bergson|Bergson]] réclamait un statut particulier défini par la durée, « multiplicité de fusion » qui exprimait l’inséparabilité des variations, par opposition aux multiplicités d’espace, nombre et temps, qui ordonnaient des mélanges et renvoyaient à la variable ou aux variables indépendantes9. Il est vrai que cette opposition même, entre les multiplicités scientifiques et philosophiques, discursives et intuitives, extensionnelles et intensives, est apte à juger aussi de la correspondance entre la science et la philosophie, de leur éventuelle collaboration, de leur inspiration de l’une à l’autre. > [!information] Page 127 Les coordonnées, les fonctions et équations, les lois, les phénomènes ou effets restent attachés à des noms propres, comme une maladie reste désignée par le nom du médecin qui a su en isoler, grouper ou regrouper les signes variables. Voir, voir ce qui se passe, a toujours eu une importance essentielle, plus grande que les démonstrations, même dans les mathématiques pures, qui peuvent être dites visuelles, figurales, indépendamment de leurs applications : beaucoup de mathématiciens pensent aujourd’hui qu’un ordinateur est plus précieux qu’une axiomatique, et l’étude des fonctions non linéaires passe par des lenteurs et des accélérations dans des séries de nombres observables. Que la science soit discursive ne signifie nullement qu’elle soit déductive. Au contraire, dans ses bifurcations, elle passe par autant de catastrophes, de ruptures et de réenchaînements marqués par les noms propres. Si la science garde avec la philosophie une différence impossible à combler, c’est que les noms propres marquent dans un cas une juxtaposition de référence, et dans l’autre une superposition de feuillet : ils s’opposent par tous les caractères de la référence et de la consistance. Mais la philosophie et la science comportent des deux côtés (comme l’art lui-même avec son troisième côté) un je ne sais pas devenu positif et créateur, condition de la création même, et qui consiste à déterminer par ce qu’on ne sait pas – comme disait Galois : « indiquer la marche des calculs et prévoir les résultats sans jamais pouvoir les effectuer » > [!approfondir] Page 130 Ces observateurs partiels sont au voisinage des singularités d’une courbe, d’un système physique, d’un organisme vivant ; et même l’animisme est moins loin de la science biologique qu’on ne dit, quand il multiplie les petites âmes immanentes aux organes et aux fonctions, à condition de leur retirer tout rôle actif ou efficient pour en faire seulement des foyers de perception et d’affection moléculaires : les corps sont ainsi peuplés d’une infinité de petites monades. On appellera site la région d’un état de choses ou d’un corps appréhendé par un observateur partiel. Les observateurs partiels sont des forces, mais la force n’est pas ce qui agit, c’est, comme le savaient Leibniz et [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], ce qui perçoit et éprouve. > [!information] Page 130 Il y a des observateurs partout où apparaissent des propriétés purement fonctionnelles de reconnaissance ou de sélection, sans action directe : ainsi dans toute la biologie moléculaire, en immunologie, ou avec les enzymes allostériques12. Déjà Maxwell supposait un démon capable de distinguer dans un mélange les molécules rapides et lentes, de haute et de faible énergie. Il est vrai que, dans un système en état d’équilibre, ce démon de Maxwell associé au gaz serait nécessairement pris dans une affection d’étourdissement ; il peut toutefois passer longtemps dans un état métastable proche d’une enzyme. La physique des particules a besoin d’innombrables observateurs infiniment subtils. On peut concevoir des observateurs dont le site est d’autant plus petit que l’état de choses traverse des changements de coordonnées. Finalement, les observateurs partiels idéaux sont les perceptions ou affections sensibles des fonctifs eux-mêmes. Même les figures géométriques ont des affections et des perceptions (pathèmes et symptômes, disait Proclus) sans lesquelles les problèmes les plus simples resteraient inintelligibles. Les observateurs partiels sont des sensibilia qui doublent les fonctifs. Plutôt que d’opposer la connaissance sensible et la connaissance scientifique, il faut dégager ces sensibilia qui peuplent les systèmes de coordonnées et qui sont propres à la science. > [!information] Page 131 De leur côté, les personnages conceptuels sont les sensibilia philosophiques, les perceptions et affections des concepts fragmentaires eux-mêmes : par eux les concepts ne sont pas seulement pensés, mais perçus et sentis. On ne peut pas toutefois se contenter de dire qu’ils se distinguent des observateurs scientifiques comme les concepts se distinguent des fonctifs, puisqu’ils n’apporteraient alors aucune détermination supplémentaire : les deux agents d’énonciation doivent se distinguer non seulement par le perçu, mais par le mode de perception (non-naturel dans les deux cas). Il ne suffit pas avec [[Henri Bergson|Bergson]] d’assimiler l’observateur scientifique (par exemple le voyageur en boulet de la relativité) à un simple symbole, qui marquerait des états de variables, tandis que le personnage philosophique aurait le privilège du vécu (un être qui dure), parce qu’il passerait par les variations elles-mêmes14. L’un n’est pas plus vécu que l’autre n’est symbolique. Il y a dans les deux cas perception et affection idéales, mais très différentes. Les personnages conceptuels sont toujours et déjà à l’horizon et opèrent sur fond de vitesse infinie, les différences anergétiques entre le rapide et le lent venant seulement des surfaces qu’ils survolent ou des composantes par lesquelles ils passent en un seul instant ; aussi la perception n’y transmet pas d’information, mais circonscrit un affect (sympathique ou antipathique). Les observateurs scientifiques au contraire sont des points de vue dans les choses mêmes, qui supposent un étalonnage d’horizons et une succession de cadrages sur fond de ralentissements et d’accélérations : les affects y deviennent des rapports énergétiques, et la perception même une quantité d’information. Nous ne pouvons guère développer ces déterminations, parce que le statut des percepts et des affects purs nous échappe encore, renvoyant à l’existence des arts. Mais justement, qu’il y ait des perceptions et affections proprement philosophiques, et proprement scientifiques, bref, des sensibilia de concept et de fonction, indique déjà le fondement d’un rapport entre la science et la philosophie d’une part, l’art d’autre part, de telle manière qu’on peut dire d’une fonction qu’elle est belle, d’un concept qu’il est beau. Les perceptions et affections spéciales de la philosophie ou de la science s’accrocheront nécessairement aux percepts et affects de l’art, celles de la science autant que celles de la philosophie > [!approfondir] Page 132 Quant à la confrontation directe de la science et de la philosophie, elle se fait sous trois chefs d’opposition principaux qui groupent les séries de fonctifs d’une part, les appartenances de concepts d’autre part. C’est d’abord le système de référence et le plan d’immanence ; ensuite, les variables indépendantes et les variations inséparables ; enfin, les observateurs partiels et les personnages conceptuels. Ce sont deux types de multiplicité. Une fonction peut être donnée sans que le concept soit lui-même donné, bien qu’il puisse et doive l’être ; une fonction d’espace peut être donnée sans que soit encore donné le concept de cet espace. La fonction en science détermine un état de choses, une chose ou un corps qui actualisent le virtuel sur un plan de référence et dans un système de coordonnées ; le concept en philosophie exprime un événement qui donne au virtuel une consistance sur un plan d’immanence et dans une forme ordonnée. Le champ de création respectif se trouve donc jalonné d’entités très différentes dans les deux cas, mais qui n’en présentent pas moins une certaine analogie dans leurs tâches : un problème, en science ou en philosophie, ne consiste pas à répondre à une question, mais à adapter, coadapter, avec un « goût » supérieur comme faculté problématique, les éléments correspondants en cours de détermination (par exemple, pour la science, choisir les bonnes variables indépendantes, installer l’observateur partiel efficace sur un tel parcours, construire les meilleures coordonnées d’une équation ou d’une fonction). Cette analogie impose deux tâches encore. Comment concevoir les passages pratiques entre les deux sortes de problèmes ? Mais surtout, théoriquement, les chefs d’opposition empêchent-ils toute uniformisation, et même toute réduction des concepts aux fonctifs ou l’inverse ? Et, si toute réduction est impossible, comment penser un ensemble de rapports positifs entre les deux ? ## 6. Prospects et concepts > [!approfondir] Page 136 Encore faut-il fixer des conditions de la référence qui donnent les limites ou intervalles dans lesquels une variable entre dans une proposition vraie : X est un homme, Jean est un homme, parce qu’il a fait ceci, parce qu’il se présente ainsi... De telles conditions de référence constituent, non pas la compréhension, mais l’intension du concept. Ce sont des présentations ou des descriptions logiques, des intervalles, des potentiels ou « mondes possibles », comme disent les logiciens, des axes de coordonnées, des états de choses ou situations, des sous-ensembles du concept : l’étoile du soir et l’étoile du matin. Par exemple, un concept à un seul élément, le concept de Napoléon Ier, a pour intension « le vainqueur d’Iéna », « le vaincu de Waterloo »... On voit bien qu’aucune différence de nature ne sépare ici l’intension et l’extension, puisque toutes deux ont trait à la référence, l’intension étant seulement condition de référence et constituant une endo-référence de la proposition, l’extension constituant l’exo-référence. On ne sort pas de la référence en s’élevant jusqu’à sa condition ; on reste dans l’extensionalité. > [!approfondir] Page 137 Les phrases n’ont pas d’auto-référence, comme le montre le paradoxe du « je mens ». Même les performatifs ne sont pas auto-référentiels, mais impliquent une exo-référence de la proposition (l’action qui lui est liée par convention, et qu’on accomplit en énonçant la proposition) et une endo-référence (le titre ou l’état de choses sous lequel on est habilité à formuler l’énoncé : par exemple, l’intension du concept dans l’énoncé « je le jure » est témoin au tribunal, enfant auquel on reproche quelque chose, amoureux qui se déclare, etc.)2. En revanche, si l’on prête à la phrase une auto-consistance, celle-ci ne peut résider que dans la non-contradiction formelle de la proposition ou des propositions entre elles. Mais c’est dire que les propositions ne jouissent matériellement d’aucune endo-consistance, ni exo-consistance. Dans la mesure où un nombre cardinal appartient au concept propositionnel, la logique des propositions a besoin d’une démonstration scientifique de la consistance de l’arithmétique des nombres entiers, à partir d’axiomes ; or suivant les deux aspects du théorème de Gödel, la démonstration de consistance de l’arithmétique ne peut pas être représentée à l’intérieur du système (il n’y a pas d’endo-consistance), et le système se heurte nécessairement à des énoncés vrais qui ne sont pourtant pas démontrables, qui restent indécidables (il n’y a pas d’exo-consistance, ou le système consistant ne peut pas être complet). Bref, en devenant propositionnel, le concept perd tous les caractères qu’il possédait comme concept philosophique, son auto-référence, son endo-consistance et son exo-consistance. C’est qu’un régime d’indépendance a remplacé celui de l’inséparabilité (indépendance des variables, des axiomes, et des propositions indécidables). > [!information] Page 138 Les actes de référence sont des mouvements finis de la pensée par lesquels la science constitue ou modifie des états de choses et des corps. On peut dire aussi que l’homme historique opère de telles modifications, mais dans des conditions qui sont celles du vécu où les fonctifs sont remplacés par des perceptions, des affections et des actions. Il n’en est plus de même pour la logique : comme elle considère la référence vide en elle-même comme simple valeur de vérité, elle ne peut que l’appliquer à des états de choses ou à des corps déjà constitués, soit dans des propositions acquises de la science, soit dans des propositions de fait (Napoléon est le vaincu de Waterloo), soit dans de simples opinions (« X croit que... »). Tous ces types de propositions sont des prospects, à valeur d’information. La logique a donc un paradigme, elle est même le troisième cas de paradigme, qui n’est plus celui de la religion ni de la science, et qui est comme la recognition du vrai dans les prospects ou les propositions informatives. L’expression savante « méta-mathématique » montre bien le passage de l’énoncé scientifique à la proposition logique sous une forme de recognition. C’est la projection de ce paradigme qui fait que les concepts logiques ne sont à leur tour que des figures, et que la logique est une idéographie. La logique des propositions a besoin d’une méthode de projection, et le théorème de Gödel lui-même invente un modèle projectif > [!information] Page 140 La logique elle-même laisse parfois renaître les concepts philosophiques, mais sous quelle forme et dans quel état ? Comme les concepts en général ont trouvé un statut pseudo-rigoureux dans les fonctions scientifiques et logiques, la philosophie hérite de concepts de troisième zone, qui échappent au nombre et ne constituent plus des ensembles bien définis, bien découpés, rapportables à des mélanges assignables comme états de choses physico-mathématiques. Ce sont plutôt des ensembles vagues ou flous, simples agrégats de perceptions et d’affections, qui se forment dans le vécu comme immanent à un sujet, à une conscience. Ce sont des multiplicités qualitatives ou intensives, tel le « rouge », le « chauve », où l’on ne peut pas décider si certains éléments appartiennent ou non à l’ensemble. Ces ensembles vécus s’expriment dans une troisième sorte de prospects, non plus des énoncés scientifiques ou des propositions logiques, mais de pures et simples opinions du sujet, des évaluations subjectives ou jugements de goût : c’est déjà du rouge, il est presque chauve... Toutefois, même pour un ennemi de la philosophie, ce n’est pas dans ces jugements empiriques qu’on trouve immédiatement le refuge des concepts philosophiques. Il faut dégager des fonctions dont ces ensembles flous, ces contenus vécus sont seulement les variables. Et, à ce point, nous nous trouvons devant une alternative : ou bien l’on arrivera à reconstituer pour ces variables des fonctions scientifiques ou logiques, qui rendront définitivement inutile l’appel à des concepts philosophiques5 ; ou bien l’on devra inventer un nouveau type de fonction proprement philosophique, troisième zone où tout semble bizarrement se retourner, puisqu’elle sera chargée de supporter les deux autres. > [!approfondir] Page 142 Mais c’est Husserl qui va jusqu’au bout en découvrant, dans les multiplicités non-numériques ou les ensembles fusionnels immanents perceptivo-affectifs, la triple racine des actes de transcendance (pensée) par lesquels le sujet constitue d’abord un monde sensible peuplé d’objets, puis un monde intersubjectif peuplé d’autrui, enfin un monde idéel commun que peupleront les formations scientifiques, mathématiques et logiques. Les nombreux concepts phénoménologiques ou philosophiques (tels que « l’être dans le monde », « la chair », « l’idéalité », etc.) seront l’expression de ces actes. Ce ne sont pas seulement des vécus immanents au sujet solipsiste, mais les références du sujet transcendantal au vécu ; ce ne sont pas des variables perceptivo-affectives, mais les grandes fonctions qui trouvent dans ces variables leur parcours respectif de vérité. Ce ne sont pas des ensembles vagues ou flous, des sous-ensembles, mais des totalisations qui excèdent toute puissance des ensembles. Ce ne sont pas seulement des jugements ou des opinions empiriques, mais des proto-croyances, des Urdoxa, des opinions originaires comme propositions6. Ce ne sont pas les contenus successifs du flux d’immanence, mais les actes de transcendance qui le traversent et l’emportent en déterminant les « significations » de la totalité potentielle du vécu. Le concept comme signification est tout cela à la fois, immanence du vécu au sujet, acte de transcendance du sujet par rapport aux variations du vécu, totalisation du vécu ou fonction de ces actes. On dirait que les concepts philosophiques ne se sauvent qu’en acceptant de devenir des fonctions spéciales, et en dénaturant l’immanence dont ils ont encore besoin : comme l’immanence n’est plus que celle du vécu, elle est forcément immanence à un sujet, dont les actes (fonctions) seront les concepts relatifs à ce vécu – comme nous l’avons vu suivant la longue dénaturation du plan d’immanence. > [!information] Page 143 Bien qu’il soit dangereux pour la philosophie de dépendre de la générosité des logiciens, ou de leurs repentirs, on peut se demander si un équilibre précaire ne peut être trouvé entre les concepts scientifico-logiques et les concepts phénoménologiques-philosophiques. Gilles-Gaston Granger a pu proposer une répartition où le concept, étant d’abord déterminé comme fonction scientifique et logique, laisse pourtant une place de troisième zone, mais autonome, à des fonctions philosophiques, fonctions ou significations du vécu comme totalité virtuelle (les ensembles flous semblent jouer un rôle de charnière entre les deux formes de concepts)7. La science s’est donc arrogé le concept, mais il y a quand même des concepts non-scientifiques, qu’on supporte à des doses homéopathiques, c’est-à-dire phénoménologiques. D’où les plus étranges hybrides qu’on voit naître aujourd’hui de frégo-husserlianisme ou même de wittgensteino-heideggérianisme. N’était-ce pas depuis longtemps déjà la situation de la philosophie en Amérique, avec un gros département de logique et un tout petit de phénoménologie, bien que les deux partis fussent le plus souvent en guerre ? C’est comme le pâté d’alouette, mais la part de l’alouette phénoménologique n’est même pas la plus exquise, c’est celle que le cheval logique concède parfois à la philosophie. C’est plutôt comme le rhinocéros et l’oiseau qui vit de ses parasites. > [!information] Page 144 Prospects désignent d’abord les éléments de la proposition (fonction propositionnelle, variables, valeur de vérité...), mais aussi les types de propositions divers ou modalités du jugement. Si le concept philosophique est confondu avec une fonction ou une proposition, ce ne sera pas sous une espèce scientifique ou même logique, mais par analogie, comme une fonction du vécu ou une proposition d’opinion (troisième type). Dès lors on doit produire un concept qui rende compte de cette situation : ce que l’opinion propose, c’est un certain rapport entre une perception extérieure comme état d’un sujet et une affection intérieure comme passage d’un état à un autre (exo- et endo-référence). Nous dégageons une qualité supposée commune à plusieurs objets que nous percevons, et une affection supposée commune à plusieurs sujets qui l’éprouvent et saisissent avec nous cette qualité. L’opinion est la règle de correspondance de l’une à l’autre, c’est une fonction ou une proposition dont les arguments sont des perceptions et des affections, en ce sens fonction du vécu. > [!accord] Page 145 La doxa est un type de proposition qui se présente de la façon suivante : étant donné une situation vécue perceptive-affective (par exemple, on apporte du fromage à la table du banquet), quelqu’un en extrait une qualité pure (par exemple, odeur puante) ; mais en même temps qu’il abstrait la qualité, il s’identifie lui-même à un sujet générique éprouvant une affection commune (la société de ceux qui détestent le fromage – rivalisant à ce titre avec ceux qui l’aiment, le plus souvent en fonction d’une autre qualité). La « discussion » porte donc sur le choix de la qualité perceptive abstraite, et sur la puissance du sujet générique affecté. Par exemple, détester le fromage, est-ce se priver d’être un bon vivant ? Mais, « bon vivant », est-ce une affection génériquement enviable ? Ne faut-il pas dire que ceux qui aiment le fromage, et tous les bons vivants, puent eux-mêmes ? À moins que ce ne soient les ennemis du fromage qui puent. C’est comme l’histoire que racontait [[Hegel]], la marchande à qui l’on a dit : « Vos œufs sont pourris, la vieille », et qui répond : « Pourri vous-même, et votre mère, et votre grand-mère » : l’opinion est une pensée abstraite, et l’injure joue un rôle efficace dans cette abstraction, parce que l’opinion exprime les fonctions générales d’états particuliers8. Elle tire de la perception une qualité abstraite et de l’affection une puissance générale : toute opinion est déjà politique en ce sens. C’est pourquoi tant de discussions peuvent s’énoncer ainsi : « moi en tant qu’homme, j’estime que toutes les femmes sont infidèles », « moi en tant que femme, je pense que les hommes sont des menteurs ». > [!accord] Page 146 L’opinion dans son essence est volonté de majorité, et parle déjà au nom d’une majorité. Même l’homme du « paradoxe » ne s’exprime avec tant de clins d’œil, et de sottise sûre de soi, que parce qu’il prétend exprimer l’opinion secrète de tout le monde, et être le porte-parole de ce que les autres n’osent pas dire. Encore n’est-ce que le premier pas du règne de l’opinion : celle-ci triomphe quand la qualité retenue cesse d’être la condition de constitution d’un groupe, mais n’est plus que l’image ou la « marque » du groupe constitué qui détermine lui-même le modèle perceptif et affectif, la qualité et l’affection que chacun doit acquérir. Alors le marketing apparaît comme le concept même : « nous, les concepteurs... ». Nous sommes à l’âge de la communication, mais toute âme bien née fuit et rampe au loin chaque fois qu’on lui propose une petite discussion, un colloque, une simple conversation. Dans toute conversation, c’est toujours le sort de la philosophie qui s’agite, et beaucoup de discussions philosophiques en tant que telles ne dépassent pas celle sur le fromage, injures comprises et affrontement de conceptions du monde. La philosophie de la communication s’épuise dans la recherche d’une opinion universelle libérale comme consensus, sous lequel on retrouve les perceptions et affections cyniques du capitaliste en personne. > [!information] Page 147 De plus, il semble bien que les Grecs se faisaient de la science une idée assez claire qui ne se confondait pas avec la philosophie : c’était une connaissance de la cause, de la définition, une sorte de fonction déjà. Alors, tout le problème était : comment peut-on arriver aux définitions, à ces prémisses du syllogisme scientifique ou logique ? C’était grâce à la dialectique : une recherche qui tendait, sur un thème donné, à déterminer parmi les opinions celles qui étaient les plus vraisemblables par la qualité qu’elles extrayaient, les plus sages par les sujets qui les proféraient. Même chez [[Aristote]], la dialectique des opinions était nécessaire pour déterminer les propositions scientifiques possibles, et chez Platon l’« opinion vraie » était le requisit du savoir et des sciences. Déjà Parménide ne posait pas le savoir et l’opinion comme deux voies disjonctives10. Démocrates ou non, les Grecs opposaient moins le savoir et l’opinion qu’ils ne se débattaient parmi les opinions, et ne s’opposaient les uns aux autres, ne rivalisaient les uns avec les autres dans l’élément de l’opinion pure. Ce que les philosophes reprochaient aux sophistes, ce n’était pas de s’en tenir à la doxa, mais de mal choisir la qualité à extraire des perceptions, et le sujet générique à dégager des affections, si bien que les sophistes ne pouvaient pas atteindre à ce qu’il y avait de « vrai » dans une opinion : ils restaient prisonniers des variations du vécu. Les philosophes reprochaient aux sophistes de s’en tenir à n’importe quelle qualité sensible, par rapport à un homme individuel, ou par rapport au genre humain, ou par rapport au nomos de la cité (trois interprétations de l’Homme comme puissance, ou « mesure de toutes choses »). Mais eux, les philosophes platoniciens, avaient une extraordinaire réponse qui leur permettait, pensaient-ils, de sélectionner les opinions. Il fallait choisir la qualité qui était comme le déploiement du Beau dans telle situation vécue, et prendre pour sujet générique l’Homme inspiré par le Bien. > [!accord] Page 148 La phénoménologie ne recommence-t-elle pas une tentative analogue ? Car elle aussi part à la recherche des opinions originaires qui nous lient au monde comme à notre patrie (Terre). Et elle a besoin du beau et du bien pour que celles-ci ne se confondent pas avec l’opinion empirique variable, et que la perception et l’affection atteignent à leur valeur de vérité : il s’agit cette fois du beau dans l’art et de la constitution de l’humanité dans l’histoire. La phénoménologie a besoin de l’art, comme la logique de la science ; Erwin Straus, Merleau-Ponty ou Maldiney ont besoin de Cézanne ou de la peinture chinoise. Le vécu ne fait pas du concept autre chose qu’une opinion empirique comme type psycho-sociologique. Il faut donc que l’immanence du vécu à un sujet transcendantal fasse de l’opinion une proto-opinion dans la constitution de laquelle entrent l’art et la culture, et qui s’exprime comme un acte de transcendance de ce sujet dans le vécu (communication), de manière à former une communauté des amis. > [!accord] Page 149 Mais le sujet transcendantal husserlien ne cachet-il pas l’homme européen dont le privilège est d’« européaniser » sans cesse, comme le Grec « grécisait », c’est-à-dire de dépasser les limites des autres cultures maintenues comme types psycho-sociaux ? N’est-on pas alors reconduit à la simple opinion du Capitaliste moyen, le grand Majeur, l’Ulysse moderne dont les perceptions sont des clichés, et les affections, des marques, dans un monde de communication devenu marketing, auquel même Cézanne ou Van Gogh ne peuvent échapper ? La distinction de l’originaire et du dérivé ne suffit pas elle-même à nous faire sortir du simple domaine de l’opinion, et l’Urdoxa ne nous élève pas jusqu’au concept. Comme dans l’aporie platonicienne, la phénoménologie n’a jamais eu tant besoin d’une sagesse supérieure, d’une « science rigoureuse », qu’au moment où elle nous invitait pourtant à y renoncer. La phénoménologie voulait renouveler nos concepts, en nous donnant des perceptions et des affections qui nous feraient naître au monde : non pas comme des bébés ou comme des hominiens, mais comme des êtres en droit dont les proto-opinions seraient les fondations de ce monde. Mais on ne lutte pas contre les clichés perceptifs et affectifs si l’on ne lutte pas aussi contre la machine qui les produit. > [!approfondir] Page 150 La confusion du concept avec la fonction est ruineuse à plusieurs égards pour le concept philosophique. Elle fait de la science le concept par excellence, qui s’exprime dans la proposition scientifique (le premier prospect). Elle remplace le concept philosophique par un concept logique, qui s’exprime dans les propositions de fait (second prospect). Elle laisse au concept philosophique une part réduite ou dégénérée, qu’il se taille dans le domaine de l’opinion (troisième prospect) en jouant de son amitié avec une sagesse supérieure ou une science rigoureuse. Mais le concept n’a sa place dans aucun de ces trois systèmes discursifs. Le concept n’est pas plus une fonction du vécu qu’une fonction scientifique ou logique. L’irréductibilité des concepts aux fonctions ne se découvre que si, au lieu de les confronter de manière indéterminée, on compare ce qui constitue la référence des unes et ce qui fait la consistance des autres. Les états de choses, les objets ou corps, les états vécus forment les références de fonction, tandis que les événements sont la consistance de concept. Ce sont ces termes qu’il faut considérer du point de vue d’une réduction possible. > [!approfondir] Page 151 Mais on atteint peut-être alors à une conversion d’immanence de la situation, conversion de l’excès au vide qui va réintroduire le transcendant : c’est le site événementiel, qui se tient au bord du vide dans la situation, et ne comporte plus d’unités, mais des singularités comme éléments dépendant des fonctions précédentes. Enfin l’événement lui-même apparaît (ou disparaît), moins comme une singularité que comme un point aléatoire séparé qui s’ajoute ou se soustrait au site, dans la transcendance du vide ou LA vérité comme vide, sans qu’on puisse décider de l’appartenance de l’événement à la situation dans laquelle se trouve son site (l’indécidable). Peut-être en revanche y a-t-il une intervention comme un jet de dé sur le site qui qualifie l’événement et le fait entrer dans la situation, une puissance de « faire » l’événement. C’est que l’événement est le concept, ou la philosophie comme concept, qui se distingue des quatre fonctions précédentes, bien qu’elle en reçoive des conditions, et leur en impose à son tour – que l’art soit fondamentalement « poème », et la science, ensembliste, et que l’amour soit l’inconscient de Lacan, et que la politique échappe à l’opinion-doxa > [!information] Page 153 Ce qu’on appelle « perception » n’est plus un état de choses, mais un état du corps en tant qu’induit par un autre corps, et « affection », le passage de cet état à un autre comme augmentation ou diminution du potentiel-puissance, sous l’action d’autres corps : aucun n’est passif, mais tout est interaction, même la pesanteur. C’était la définition que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] donnait de l’« affectio » et de l’« affectus » pour les corps pris dans un état de choses, et que [[Whitehead]] retrouvait quand il faisait de chaque chose une « préhension » d’autres choses, et du passage d’une préhension à une autre, un « feeling » positif ou négatif. L’interaction devient communication. L’état de choses (« public ») était le mélange des données actualisées par le monde dans son état antérieur, tandis que les corps sont de nouvelles actualisations dont les états « privés » redonnent des états de choses pour de nouveaux corps12. Même non-vivantes ou plutôt non-organiques, les choses ont un vécu, parce qu’elles sont des perceptions et des affections. ^641b1f > [!accord] Page 154 Quand la philosophie se compare à la science, il arrive qu’elle en propose une image trop simple qui fait rire les savants. Pourtant, même si la philosophie a le droit de présenter de la science une image dénuée de valeur scientifique (par concepts), elle n’a rien à gagner en lui assignant des bornes que les savants ne cessent de dépasser dans leurs démarches les plus élémentaires. Ainsi, quand la philosophie renvoie la science au « tout fait », et garde pour soi le « se-faisant », comme [[Henri Bergson|Bergson]] ou comme la phénoménologie, notamment chez Erwin Straus, on ne court pas seulement le danger de rapprocher la philosophie d’un simple vécu, mais on offre de la science une mauvaise caricature : Paul Klee a certainement une vision plus juste lorsqu’il dit qu’en s’attaquant au fonctionnel les mathématiques et la physique prennent pour objet la formation même, et non la forme achevée13. Bien plus, quand on compare les multiplicités philosophiques et les multiplicités scientifiques, les multiplicités conceptuelles et les multiplicités fonctionnelles, il peut être beaucoup trop sommaire de définir ces dernières par des ensembles. Les ensembles, nous l’avons vu, n’ont d’intérêt que comme actualisation de la limite ; ils dépendent des fonctions et non l’inverse, et la fonction est le véritable objet de la science. > [!information] Page 155 Or, si l’on remonte la ligne au contraire, si l’on va des états de choses au virtuel, ce n’est pas la même ligne, parce que ce n’est pas le même virtuel (on peut donc aussi bien la descendre sans qu’elle se confonde, avec la précédente). Le virtuel n’est plus la virtualité chaotique, mais la virtualité devenue consistante, entité qui se forme sur un plan d’immanence qui coupe le chaos. C’est ce qu’on appelle l’Événement, ou la part dans tout ce qui arrive de ce qui échappe à sa propre actualisation. L’événement n’est pas du tout l’état de choses, il s’actualise dans un état de choses, dans un corps, dans un vécu, mais il a une part ombrageuse et secrète qui ne cesse de se soustraire ou de s’ajouter à son actualisation : contrairement à l’état de choses, il ne commence ni ne finit, mais a gagné ou gardé le mouvement infini auquel il donne consistance. Il est le virtuel qui se distingue de l’actuel, mais un virtuel qui n’est plus chaotique, devenu consistant ou réel sur le plan d’immanence qui l’arrache au chaos. Réel sans être actuel, idéal sans être abstrait. On dirait qu’il est transcendant parce qu’il survole l’état de choses, mais c’est l’immanence pure qui lui donne la capacité de se survoler lui-même en lui-même et sur le plan. Ce qui est transcendant, trans-descendant, c’est plutôt l’état de choses dans lequel il s’actualise, mais, jusque dans cet état de choses, il est pure immanence de ce qui ne s’actualise pas ou de ce qui reste indifférent à l’actualisation, puisque sa réalité n’en dépend pas. L’événement est immatériel, incorporel, invivable : la pure réserve. > [!approfondir] Page 158 Sans doute l’événement n’est pas seulement fait de variations inséparables, il est lui-même inséparable de l’état de choses, des corps et du vécu dans lesquels il s’actualise ou s’effectue. Mais on dira l’inverse aussi : l’état de choses n’est pas davantage séparable de l’événement qui déborde pourtant son actualisation de toute part. Il faut remonter jusqu’à l’événement qui donne sa consistance virtuelle au concept, autant que descendre jusqu’à l’état de choses actuel qui donne ses références à la fonction. De tout ce qu’un sujet peut vivre, du corps qui lui appartient, des corps et objets qui se distinguent du sien, et de l’état de choses ou du champ physico-mathématique qui les déterminent, il se dégage une vapeur qui ne leur ressemble pas, et qui prend le champ de bataille, la bataille et la blessure comme les composantes ou variations d’un événement pur, où subsiste seulement une allusion à ce qui concerne nos états. La philosophie comme gigantesque allusion. On actualise ou on effectue l’événement chaque fois qu’on l’engage, bon gré mal gré, dans un état de choses, mais on le contre-effectue chaque fois qu’on l’abstrait des états de choses pour en dégager le concept. Il y a une dignité de l’événement qui a toujours été inséparable de la philosophie comme « amor fati » : s’égaler à l’événement, ou devenir le fils de ses propres événements – « ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner »18. Je suis né pour l’incarner comme événement parce que j’ai su la désincarner comme état de choses ou situation vécue. Il n’y a pas d’autre éthique que l’amor fati de la philosophie. La philosophie est toujours entre-temps. Celui qui contre-effectue l’événement, Mallarmé l’appelait le Mime, parce qu’il esquive l’état de choses et « se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace »19. Un tel mime ne reproduit pas l’état de choses, pas plus qu’il n’imite le vécu, il ne donne pas une image, mais construit le concept. De ce qui arrive, il ne cherche pas la fonction, mais extrait l’événement ou la part de ce qui ne se laisse pas actualiser, la réalité du concept. Non pas vouloir ce qui arrive, avec cette fausse volonté qui se plaint et se défend, et se perd en mimique, mais porter la plainte et la fureur au point où elles se retournent contre ce qui arrive, pour dresser l’événement, le dégager, l’extraire dans le concept vivant. Devenir digne de l’événement, la philosophie n’a pas d’autre but, et celui qui contre-effectue l’événement, c’est précisément le personnage conceptuel. Mime est un nom ambigu. C’est lui, le personnage conceptuel opérant le mouvement infini. Vouloir la guerre contre les guerres à venir et passées, l’agonie contre toutes les morts, et la blessure contre toutes les cicatrices, au nom du devenir et non pas de l’éternel : c’est en ce sens seulement que le concept rassemble. > [!accord] Page 160 Quant aux états de choses trop denses, ils sont sans doute adsorbés, contre-effectués par l’événement, mais on n’en trouve que des allusions sur le plan d’immanence et dans l’événement. Les deux lignes sont donc inséparables, mais indépendantes, chacune complète en elle-même : c’est comme les enveloppes des deux plans si divers. La philosophie ne peut parler de la science que par allusion, et la science ne peut parler de la philosophie que comme d’un nuage. Si les deux lignes sont inséparables, c’est dans leur suffisance respective, et les concepts philosophiques n’interviennent pas plus dans la constitution des fonctions scientifiques que les fonctions dans celle des concepts. C’est dans leur pleine maturité, et non dans le procès de leur constitution, que les concepts et les fonctions se croisent nécessairement, chacun n’étant créé que par ses moyens propres – dans chaque cas un plan, des éléments, des agents. C’est pourquoi il est toujours fâcheux que les savants fassent de la philosophie sans moyen réellement philosophique, ou que les philosophes fassent de la science sans moyen effectivement scientifique (nous n’avons pas prétendu le faire). > [!accord] Page 160 Le concept ne réfléchit pas sur la fonction, pas plus que la fonction ne s’applique au concept. Concept et fonction doivent se croiser, chacun suivant sa ligne. Les fonctions riemanniennes d’espace, par exemple, ne nous disent rien d’un concept d’espace riemannien propre à la philosophie : c’est dans la mesure où la philosophie est apte à le créer qu’on a le concept d’une fonction. De même, le nombre irrationnel se définit par une fonction comme limite commune de deux séries de rationnels dont l’une n’a pas de maximum, ou l’autre pas de minimum ; le concept, en revanche, ne renvoie pas à des séries de nombres, mais à des suites d’idées qui se ré-enchaînent par-dessus une lacune (au lieu de s’enchaîner par prolongement). La mort peut être assimilée à un état de choses scientifiquement déterminable, comme fonction de variables indépendantes, ou même comme fonction d’état vécu, mais apparaît aussi comme un événement pur dont les variations sont coextensives à la vie : les deux aspects très différents se trouvent chez Bichat. Goethe construit un grandiose concept de couleur, avec les variations inséparables de lumière et d’ombre, les zones d’indiscernabilité, les processus d’intensification qui montrent à quel point en philosophie aussi il y a des expérimentations, tandis que Newton avait construit la fonction de variables indépendantes ou la fréquence. Si la philosophie a fondamentalement besoin de la science qui lui est contemporaine, c’est parce que la science croise sans cesse la possibilité de concepts, et que les concepts comportent nécessairement des allusions à la science, qui ne sont ni des exemples, ni des applications, ni même des réflexions. Y a-t-il inversement des fonctions de concepts, fonctions proprement scientifiques ? Autant demander si la science, comme nous le croyons, a également et intensément besoin de la philosophie. Mais seuls les savants sont aptes à répondre à cette question. ## 7. Percept, affect et concept > [!accord] Page 164 Le jeune homme sourira sur la toile autant que celle-ci durera. Le sang bat sous la peau de ce visage de femme, et le vent agite une branche, un groupe d’hommes s’apprête à partir. Dans un roman ou dans un film, le jeune homme cessera de sourire, mais recommencera si l’on se reporte à telle page ou à tel moment. L’art conserve, et c’est la seule chose au monde qui se conserve. Il conserve et se conserve en soi (quid juris ?), bien qu’en fait il ne dure pas plus que son support et ses matériaux (quid facti ?), pierre, toile, couleur chimique, etc. La jeune fille garde la pose qu’elle avait il y a cinq mille ans, geste qui ne dépend plus de celle qui le fit. L’air garde l’agitation, le souffle et la lumière qu’il avait tel jour de l’année dernière, et ne dépend plus de celui qui le respirait ce matin-là. Si l’art conserve, ce n’est pas à la manière de l’industrie qui ajoute une substance pour faire durer la chose. La chose est dès le début devenue indépendante de son « modèle », mais elle l’est aussi des autres personnages éventuels, qui sont eux-mêmes des choses-artistes, personnages de peinture respirant cet air de peinture. Et elle n’est pas moins indépendante du spectateur ou de l’auditeur actuels, qui ne font que l’éprouver par après, s’ils en ont la force. Alors le créateur ? Elle est indépendante du créateur, par l’auto-position du créé qui se conserve en soi. Ce qui se conserve, la chose ou l’œuvre d’art, est un bloc de sensations, c’est-à-dire un composé de percepts et d’affects. > [!information] Page 164 Les percepts ne sont plus des perceptions, ils sont indépendants d’un état de ceux qui les éprouvent ; les affects ne sont plus des sentiments ou affections, ils débordent la force de ceux qui passent par eux. Les sensations, percepts et affects, sont des êtres qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu. Ils sont en l’absence de l’homme, peut-on dire, parce que l’homme, tel qu’il est pris dans la pierre, sur la toile ou le long des mots, est lui-même un composé de percepts et d’affects. L’œuvre d’art est un être de sensation, et rien d’autre : elle existe en soi. > [!accord] Page 165 Les accords sont des affects. Consonnants et dissonants, les accords de tons ou de couleurs sont les affects de musique ou de peinture. Rameau soulignait l’identité de l’accord et de l’affect. L’artiste crée des blocs de percepts et d’affects, mais la seule loi de la création, c’est que le composé doit tenir tout seul. Que l’artiste le fasse tenir debout tout seul, c’est le plus difficile. Il y faut parfois beaucoup d’invraisemblance géométrique, d’imperfection physique, d’anomalie organique, du point de vue d’un modèle supposé, du point de vue des perceptions et affections vécues, mais ces sublimes erreurs accèdent à la nécessité de l’art si ce sont les moyens intérieurs de tenir debout (ou assis, ou couché). Il y a une possibilité picturale qui n’a rien à voir avec la possibilité physique, et qui donne aux postures les plus acrobatiques la force d’être d’aplomb. En revanche, tant d’œuvres qui prétendent à l’art ne tiennent pas debout un seul instant. Tenir debout tout seul, ce n’est pas avoir un haut et un bas, ce n’est pas être droit (car même les maisons sont saoules et de guingois), c’est seulement l’acte par lequel le composé de sensations créé se conserve en lui-même. Un monument, mais le monument peut tenir en quelques traits ou quelques lignes, comme un poème d’Emily Dickinson. > [!accord] Page 165 . À travers son admiration de Pissarro, de Monet, ce que Cézanne reprochait aux impressionnistes, c’était que le mélange optique des couleurs ne suffisait pas à faire un composé suffisamment « solide et durable comme l’art des musées », comme « la perpétuité du sang » chez Rubens2. C’est une façon de parler, parce que Cézanne n’ajoute pas quelque chose qui conserverait l’impressionnisme, il cherche une autre solidité, d’autres assises et d’autre blocs > [!accord] Page 166 La question de savoir si les drogues aident l’artiste à créer ces êtres de sensation, si elles font partie des moyens intérieurs, si elles nous mènent réellement aux « portes de la perception », si elles nous livrent aux percepts et aux affects, reçoit une réponse générale dans la mesure où les composés sous drogue sont le plus souvent extraordinairement friables, incapables de se conserver eux-mêmes, se défaisant en même temps qu’ils se font ou qu’on les regarde. On peut aussi admirer les dessins d’enfants, ou plutôt s’en émouvoir ; il est rare qu’ils tiennent debout, et ne ressemblent à du Klee ou du Miró que si on ne les regarde pas longtemps. Les peintures de fous, au contraire, tiennent souvent, mais à condition d’être bourrées et de ne pas laisser subsister de vide. Pourtant les blocs ont besoin de poches d’air et de vide, car même le vide est sensation, toute sensation se compose avec le vide en se composant avec soi, tout se tient sur terre et dans l’air, et conserve le vide, se conserve dans le vide en se conservant soi-même. Une toile peut être entièrement remplie, au point que même l’air n’y passe plus, ce n’est une œuvre d’art que si, comme dit le peintre chinois, elle garde cependant assez de vides pour y faire gambader des chevaux (ne serait-ce que par la variété des plans) > [!information] Page 167 Et pourtant la sensation n’est pas la même chose que le matériau, du moins en droit. Ce qui se conserve en droit n’est pas le matériau, qui constitue seulement la condition de fait, mais, tant que cette condition est remplie (tant que la toile, la couleur ou la pierre ne tombent pas en poussière), ce qui se conserve en soi, c’est le percept ou l’affect. Même si le matériau ne durait que quelques secondes, il donnerait à la sensation le pouvoir d’exister et de se conserver en soi, dans l’éternité qui coexiste avec cette courte durée. Tant que le matériau dure, c’est d’une éternité que la sensation jouit dans ces moments mêmes. La sensation ne se réalise pas dans le matériau sans que le matériau ne passe entièrement dans la sensation, dans le percept ou l’affect. Toute la matière devient expressive. C’est l’affect qui est métallique, cristallin, pétrique, etc., et la sensation n’est pas colorée, elle est colorante, comme dit Cézanne. > [!accord] Page 168 Le but de l’art, avec les moyens du matériau, c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objet et aux états d’un sujet percevant, d’arracher l’affect aux affections comme passage d’un état à un autre. Extraire un bloc de sensations, un pur être de sensation. Il y faut une méthode, qui varie avec chaque auteur et qui fait partie de l’œuvre : il suffit de comparer Proust et Pessoa, chez qui la recherche de la sensation comme être invente des procédés différents > [!approfondir] Page 168 La mémoire intervient peu dans l’art (même et surtout chez Proust). Il est vrai que toute œuvre d’art est un monument, mais le monument n’est pas ici ce qui commémore un passé, c’est un bloc de sensations présentes qui ne doivent qu’à elles-mêmes leur propre conservation, et donnent à l’événement le composé qui le célèbre. L’acte du monument n’est pas la mémoire, mais la fabulation. On n’écrit pas avec des souvenirs d’enfance, mais par blocs d’enfance qui sont des devenirs-enfant du présent. La musique en est pleine. Il y faut non pas de la mémoire, mais un matériau complexe qu’on ne trouve pas dans la mémoire, mais dans les mots, dans les sons : « Mémoire, je te hais. » On n’atteint au percept ou à l’affect que comme à des êtres autonomes et suffisants qui ne doivent plus rien à ceux qui les éprouvent ou les ont éprouvés : Combray tel qu’il ne fut jamais vécu, ne l’est ni ne le sera, Combray comme cathédrale ou monument. > [!accord] Page 168 Et si les méthodes sont très différentes, non seulement d’après les arts mais suivant chaque auteur, on peut néanmoins caractériser de grands types monumentaux, ou des « variétés » de composés de sensation : la vibration qui caractérise la sensation simple (mais elle est déjà durable ou composée, parce qu’elle monte ou descend, implique une différence de niveau constitutive, suit une corde invisible plus nerveuse que cérébrale) ; l’étreinte ou le corps-à-corps (lorsque deux sensations résonnent l’une dans l’autre en s’épousant si étroitement, dans un corps-à-corps qui n’est plus que d’« énergies ») ; le retrait, la division, la distension (lorsque deux sensations s’écartent au contraire, se desserrent, mais pour ne plus être réunies que par la lumière, l’air ou le vide qui s’enfoncent entre elles ou en elles comme un coin, à la fois si dense et si léger qu’il s’étend en tout sens à mesure que la distance croît, et forme un bloc qui n’a plus besoin d’aucun soutien). Vibrer la sensation – accoupler la sensation – ouvrir ou fendre, évider la sensation. La sculpture présente ces types presque à l’état pur, avec ses sensations de pierre, de marbre ou de métal qui vibrent suivant l’ordre des temps forts et des temps faibles, des saillies et des creux, ses puissants corps-à-corps qui les entrelacent, son aménagement de grands vides d’un groupe à l’autre et à l’intérieur d’un même groupe où l’on ne sait plus si c’est la lumière, si c’est l’air qui sculpte ou qui est sculpté. > [!accord] Page 169 Le roman s’est souvent élevé au percept : non pas la perception de la lande, mais la lande comme percept chez Hardy ; les percepts océaniques de Melville ; les percepts urbains, ou ceux du miroir chez Virginia Woolf. Le paysage voit. En général, quel grand écrivain n’a su créer ces êtres de sensation qui conservent en soi l’heure d’une journée, le degré de chaleur d’un moment (les collines de Faulkner, la steppe de Tolstoï ou celle de Tchekhov) ? Le percept, c’est le paysage d’avant l’homme, en l’absence de l’homme. Mais dans tous ces cas, pourquoi dire cela, puisque le paysage n’est pas indépendant des perceptions supposées des personnages, et, par leur intermédiaire, des perceptions et souvenirs de l’auteur ? Et comment la ville pourrait-elle être sans homme ou avant lui, le miroir sans la vieille femme qui s’y reflète même si elle ne s’y regarde pas ? C’est l’énigme (souvent commentée) de Cézanne : « l’homme absent, mais tout entier dans le paysage ». Les personnages ne peuvent exister, et l’auteur ne peut les créer, que parce qu’ils ne perçoivent pas, mais sont passés dans le paysage et font eux-mêmes partie du composé de sensations. > [!accord] Page 170 C’est vrai de tous les arts : quels étranges devenirs déchaîne la musique à travers ses « paysages mélodiques » et ses « personnages rythmiques », comme dit Messiaen, en composant dans un même être de sensation le moléculaire et le cosmique, les étoiles, les atomes et les oiseaux ? Quelle terreur hante la tête de Van Gogh prise dans un devenir tournesol ? À chaque fois il faut le style – la syntaxe d’un écrivain, les modes et rythmes d’un musicien, les traits et les couleurs d’un peintre – pour s’élever des perceptions vécues au percept, des affections vécues à l’affect. > [!information] Page 171 Même dans les romans les moins autobiographiques on voit s’affronter, se croiser les opinions d’une multitude de personnages, chaque opinion étant fonction des perceptions et affections de chacun, suivant sa situation sociale et ses aventures individuelles, l’ensemble étant pris dans un vaste courant qui serait l’opinion de l’auteur, mais celle-ci se divisant pour rebondir sur les personnages, ou se cachant pour que le lecteur puisse se faire la sienne : c’est même ainsi que commence la grande théorie du roman de Bakhtine (heureusement il n’en reste pas là, c’est justement la base « parodique » du roman...). > [!accord] Page 172 « On appelle styles, disait Giacometti, ces visions arrêtées dans le temps et l’espace. » Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain. La mort du porc-épic chez Lawrence, la mort de la taupe chez [[Franz Kafka|Kafka]], sont des actes de romancier presque insoutenables ; et parfois il faut se coucher par terre, comme le peintre le fait aussi pour atteindre au « motif », c’est-à-dire au percept. Les percepts peuvent être télescopiques ou microscopiques, ils donnent aux personnages et aux paysages des dimensions de géants, comme s’ils étaient gonflés par une vie à laquelle aucune perception vécue ne peut atteindre. Grandeur de Balzac. Peu importe que ces personnages soient médiocres ou non : ils deviennent des géants, comme Bouvard et Pécuchet, Bloom et Molly, Mercier et Camier, sans cesser d’être ce qu’ils sont. C’est à force de médiocrité, même de bêtise ou d’infamie, qu’ils peuvent devenir, non pas simples (ils ne sont jamais simples), mais gigantesques. Même les nains ou les infirmes peuvent faire l’affaire : toute fabulation est fabrication de géants ^722702 > [!information] Page 172 Médiocres ou grandioses, ils sont trop vivants pour être vivables ou vécus. Thomas Wolfe extrait de son père un géant, et Miller, de la ville, une planète noire. Wolfe peut décrire les hommes du vieux Catawba à travers leurs opinions imbéciles et leur manie de discussion ; ce qu’il fait, c’est dresser le monument secret de leur solitude, de leur désert, de leur terre éternelle et de leurs vies oubliées, inaperçues. Faulkner peut crier aussi bien : ô hommes d’Yoknapatawpha... On dit que le romancier monumental « s’inspire » lui-même du vécu, et c’est vrai ; M. de Charlus ressemble beaucoup à Montesquiou, mais entre Montesquiou et M. de Charlus, quand les comptes sont faits, il y a à peu près le même rapport qu’entre le chien-animal aboyant et le Chien constellation céleste. > [!accord] Page 173 Les artistes sont comme les philosophes à cet égard, ils ont souvent une trop petite santé fragile, mais ce n’est pas à cause de leurs maladies ni de leurs névroses, c’est parce qu’ils ont vu dans la vie quelque chose de trop grand pour quiconque, de trop grand pour eux, et qui a mis sur eux la marque discrète de la mort. Mais ce quelque chose est aussi la source ou le souffle qui les font vivre à travers les maladies du vécu (ce que [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] appelle santé). « Un jour on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine... » > [!accord] Page 174 Précisément parce que les opinions sont des fonctions du vécu, elles prétendent avoir une certaine connaissance des affections. Les opinions excellent sur les passions de l’homme et leur éternité. Mais, comme le remarquait [[Henri Bergson|Bergson]], on a l’impression que l’opinion méconnaît les état affectifs, et qu’elle groupe ou sépare ceux qui ne devraient pas l’être13. Il ne suffit même pas, comme fait la psychanalyse, de donner des objets interdits aux affections répertoriées, ni de substituer aux zones d’indétermination de simples ambivalences. Un grand romancier est avant tout un artiste qui invente des affects inconnus ou méconnus, et les fait venir au jour comme le devenir de ses personnages : les états crépusculaires des chevaliers dans les romans de Chrétien de Troyes (en rapport avec un concept éventuel de chevalerie), les états de « repos » presque catatoniques qui se confondent avec le devoir suivant Mme de Lafayette (en rapport avec un concept de quiétisme)..., jusqu’aux états de Beckett, comme des affects d’autant plus grandioses qu’ils sont pauvres en affections. > [!accord] Page 175 Quand Zola suggère à ses lecteurs : « faites attention, ce n’est pas du remords que mes personnages éprouvent », nous ne devons pas y voir l’expression d’une thèse physiologiste, mais l’assignation de nouveaux affects qui montent avec la création de personnages dans le naturalisme, le Médiocre, le Pervers, la Bête (et ce que Zola appelle instinct ne se sépare pas d’un devenir-animal). Quand Emily Brontë trace le lien qui unit Heathcliff et Catherine, elle invente un affect violent qui ne doit surtout pas être confondu avec l’amour, comme une fraternité entre deux loups. Quand Proust semble décrire si minutieusement la jalousie, il invente un affect parce qu’il ne cesse de renverser l’ordre que l’opinion suppose dans les affections, d’après lequel la jalousie serait une conséquence malheureuse de l’amour : pour lui, au contraire, elle est finalité, destination, et, s’il faut aimer, c’est pour pouvoir être jaloux, la jalousie étant le sens des signes, l’affect comme sémiologie. Quand Claude Simon décrit le prodigieux amour passif de la femme-terre, il sculpte un affect de glaise, il peut dire : « c’est ma mère », et on le croit puisqu’il le dit, mais une mère qu’il a fait passer dans la sensation, et à laquelle il dresse un monument si original que ce n’est plus avec son fils réel qu’elle a un rapport assignable, mais plus lointainement, avec un autre personnage de création, l’Eula de Faulkner. > [!accord] Page 177 Les figures esthétiques (et le style qui les crée) n’ont rien à voir avec la rhétorique. Ce sont des sensations : des percepts et des affects, des paysages et des visages, des visions et des devenirs. Mais n’est-ce pas aussi par le devenir que nous définissions le concept philosophique, et presque dans les mêmes termes ? Pourtant les figures esthétiques ne sont pas identiques aux personnages conceptuels. Peut-être passent-ils les uns dans les autres, dans un sens ou dans l’autre, comme Igitur ou comme Zarathoustra, mais c’est dans la mesure où il y a des sensations de concepts et des concepts de sensations. Ce n’est pas le même devenir. > [!information] Page 177 Le devenir sensible est l’acte par lequel quelque chose ou quelqu’un ne cesse de devenir-autre (en continuant d’être ce qu’il est), tournesol ou Achab, tandis que le devenir conceptuel est l’acte par lequel l’événement commun lui-même esquive ce qui est. Celui-ci est l’hétérogénéité comprise dans une forme absolue, celui-là l’altérité engagée dans une matière d’expression. Le monument n’actualise pas l’événement virtuel, mais il l’incorpore ou l’incarne : il lui donne un corps, une vie, un univers. C’est ainsi que Proust définissait l’art-monument par cette vie supérieure au « vécu », ses « différences qualitatives », ses « univers » qui construisent leurs propres limites, leurs éloignements et leurs rapprochements, leurs constellations, les blocs de sensations qu’ils font rouler, univers-Rembrandt ou univers-Debussy. Ces univers ne sont ni virtuels ni actuels, ils sont possibles, le possible comme catégorie esthétique (« du possible, sinon j’étouffe »), l’existence du possible, tandis que les événements sont la réalité du virtuel, formes d’une pensée-Nature qui survolent tous les univers possibles. Ce n’est pas dire que le concept précède en droit la sensation : même un concept de sensation doit être créé avec ses moyens propres, et une sensation existe dans son univers possible sans que le concept existe nécessairement dans sa forme absolue. > [!accord] Page 178 La sensation peut-elle être assimilée à une opinion originaire, Urdoxa comme fondation du monde ou base immuable ? La phénoménologie trouve la sensation dans des « a-priori matériels », perceptifs et affectifs, qui transcendent les perceptions et affections vécues : le jaune de Van Gogh, ou les sensations innées de Cézanne. La phénoménologie doit se faire phénoménologie de l’art, nous l’avons vu, parce que l’immanence du vécu à un sujet transcendantal a besoin de s’exprimer dans des fonctions transcendantes qui ne déterminent pas seulement l’expérience en général, mais qui traversent ici et maintenant le vécu lui-même, et s’y incarnent en constituant des sensations vivantes. L’être de la sensation, le bloc du percept et de l’affect, apparaîtra comme l’unité ou la réversibilité du sentant et du senti, leur intime entrelacement, à la manière de mains qui se serrent : c’est la chair qui va se dégager à la fois du corps vécu, du monde perçu, et de l’intentionnalité de l’un à l’autre encore trop liée à l’expérience – tandis que la chair nous donne l’être de la sensation, et porte l’opinion originaire distincte du jugement d’expérience. Chair du monde et chair du corps comme corrélats qui s’échangent, coïncidence idéale17. C’est un curieux Carnisme qui inspire ce dernier avatar de la phénoménologie, et la précipite dans le mystère de l’incarnation ; c’est une notion pieuse et sensuelle à la fois, un mélange de sensualité et de religion, sans lequel la chair, peut-être, ne tiendrait pas debout toute seule (elle descendrait le long des os, comme dans les figures de Bacon). > [!accord] Page 181 C’est comme un passage du fini à l’infini, mais aussi du territoire à la déterritorialisation. C’est bien le moment de l’infini : des infinis infiniment variés. Chez Van Gogh, chez Gauguin, chez Bacon aujourd’hui, on voit surgir l’immédiate tension de la chair et de l’aplat, des coulées de tons rompus et de la plage infinie d’une pure couleur homogène, vive et saturée (« au lieu de peindre le mur banal du mesquin appartement, je peins l’infini, je fais un fond simple du bleu le plus riche, le plus intense... »)19. Il est vrai que l’aplat monochrome est autre chose qu’un fond. Et quand la peinture veut recommencer à zéro, en construisant le percept comme un minimum avant le vide, ou en le rapprochant au maximum du concept, elle procède par monochromie libérée de toute maison ou de toute chair. C’est notamment le bleu qui se charge de l’infini, et qui fait du percept une « sensibilité cosmique », ou ce qu’il y a de plus conceptuel dans la nature, ou de plus « propositionnel », la couleur en l’absence de l’homme, l’homme passé dans la couleur ; mais, si le bleu (ou le noir ou le blanc) est parfaitement identique dans le tableau, ou d’un tableau à l’autre, c’est le peintre qui devient bleu – « Yves, le monochrome » – suivant un pur affect qui fait basculer l’univers dans le vide, et ne laisse plus rien à faire au peintre par excellence > [!accord] Page 182 N’est-ce pas la définition du percept en personne : rendre sensibles les forces insensibles qui peuplent le monde, et qui nous affectent, nous font devenir ? Ce que Mondrian obtient par simples différences entre côtés d’un carré, et Kandinsky par les « tensions » linéaires, et Kupka par les plans courbes autour du point. Du fond des âges nous vient ce que Worringer appelait la ligne septentrionale, abstraite et infinie, ligne d’univers qui forme des rubans et des lanières, des roues et des turbines, toute une « géométrie vivante » « élevant à l’intuition les forces mécaniques », constituant une puissante vie non-organique21. L’éternel objet de la peinture : peindre les forces, comme le Tintoret. > [!accord] Page 184 C’est cette émergence qui est déjà de l’art, non seulement dans le traitement de matériaux extérieurs, mais dans les postures et couleurs du corps, dans les chants et les cris qui marquent le territoire. C’est un jaillissement de traits, de couleurs et de sons, inséparables en tant qu’ils deviennent expressifs (concept philosophique de territoire). Le Scenopoïetes dentirostris, oiseau des forêts pluvieuses d’Australie, fait tomber de l’arbre les feuilles qu’il a coupées chaque matin, les retourne pour que leur face interne plus pâle contraste avec la terre, se construit ainsi une scène comme un ready-made, et chante juste au-dessus, sur une liane ou un rameau, d’un chant complexe composé de ses propres notes et de celles d’autres oiseaux qu’il imite dans les intervalles, tout en dégageant la racine jaune de plumes sous son bec : c’est un artiste complet > [!accord] Page 184 Ce ne sont pas les synesthésies en pleine chair, ce sont ces blocs de sensations dans le territoire, couleurs, postures et sons, qui esquissent une œuvre d’art totale. Ces blocs sonores sont des ritournelles ; mais il y a aussi des ritournelles posturales et de couleurs ; et des postures et des couleurs s’introduisent toujours dans les ritournelles. Courbettes et redressements, rondes, traits de couleurs. La ritournelle tout entière est l’être de sensation. Les monuments sont des ritournelles. À cet égard, l’art ne cessera d’être hanté par l’animal. L’art de [[Franz Kafka|Kafka]] sera la plus profonde méditation sur le territoire et la maison, le terrier, les postures-portrait (la tête penchée de l’habitant avec le menton enfoncé dans la poitrine, ou au contraire « le grand honteux » qui perce le plafond avec son crâne anguleux), les sons-musique (les chiens qui sont musiciens par leurs postures mêmes, Joséphine la souris cantatrice dont on ne saura jamais si elle chante, Grégoire qui unit son piaulement au violon de sa sœur dans un rapport complexe chambre-maison-territoire). Voilà tout ce qu’il faut pour faire de l’art : une maison, des postures, des couleurs et des chants – à condition que tout cela s’ouvre et s’élance sur un vecteur fou comme un balai de sorcière, une ligne d’univers ou de déterritorialisation. « Perspective d’une chambre avec ses habitants » (Klee). > [!approfondir] Page 186 L’art commence non pas avec la chair, mais avec la maison ; ce pourquoi l’architecture est le premier des arts. Quand Dubuffet cherche à cerner un certain état d’art brut, c’est d’abord vers la maison qu’il se tourne, et toute son œuvre se dresse entre l’architecture, la sculpture et la peinture. Et, à s’en tenir à la forme, l’architecture la plus savante ne cesse de faire des plans, des pans, et de les joindre. C’est pourquoi on peut la définir par le « cadre », un emboîtement de cadres diversement orientés, qui s’imposera aux autres arts, de la peinture au cinéma. On a présenté la préhistoire du tableau comme passant par la fresque dans le cadre du mur, le vitrail dans le cadre de la fenêtre, la mosaïque dans le cadre du sol : « Le cadre est l’ombilic qui rattache le tableau au monument dont il est la réduction », tel le cadre gothique avec colonnettes, ogive et flèche ajourée26. En faisant de l’architecture l’art premier du cadre, Bernard Cache peut énumérer un certain nombre de formes cadrantes qui ne préjugent d’aucun contenu concret ni fonction de l’édifice : le mur qui isole, la fenêtre qui capte ou sélectionne (en prise sur le territoire), le sol-plancher qui conjure ou raréfie (« raréfier le relief de la terre pour laisser libre cours aux trajectoires humaines »), le toit, qui enveloppe la singularité du lieu (« le toit en pente place l’édifice sur une colline... »). Emboîter ces cadres ou joindre tous ces plans, pan de mur, pan de fenêtre, pan de sol, pan de pente, est un système composé riche en points et contrepoints. Les cadres et leurs jonctions tiennent les composés de sensations, font tenir les figures, se confondent avec leur faire-tenir, leur propre tenue. Là sont les faces d’un dé de sensation. Les cadres ou les pans ne sont pas des coordonnées, ils appartiennent aux composés de sensations dont ils constituent les faces, les interfaces. Mais, si extensible que soit ce système, il faut encore un vaste plan de composition qui opère une sorte de décadrage suivant des lignes de fuite, qui ne passe par le territoire que pour l’ouvrir sur l’univers, qui va de la maison-territoire à la ville-cosmos, et qui dissout maintenant l’identité du lieu en variation de la Terre, une ville ayant moins un lieu que des vecteurs plissant la ligne abstraite du relief. > [!accord] Page 188 Il ne semble pas que la littérature et particulièrement le roman soient dans une autre situation. Ce qui compte, ce ne sont pas les opinions des personnages d’après leurs types sociaux et leur caractère, comme dans les mauvais romans, mais les rapports de contrepoint dans lesquels elles entrent, et les composés de sensations que ces personnages éprouvent eux-mêmes ou font éprouver, dans leurs devenirs et leurs visions. Le contrepoint ne sert pas à rapporter des conversations, réelles ou fictives, mais à faire monter la folie de toute conversation, de tout dialogue, même intérieur. C’est tout cela que le romancier doit extraire des perceptions, affections et opinions de ses « modèles » psycho-sociaux, qui passent entièrement dans les percepts et les affects auxquels le personnage doit être élevé sans garder d’autre vie. Et cela implique un vaste plan de composition, non pas préconçu abstraitement, mais qui se construit à mesure que l’œuvre avance, ouvrant, brassant, défaisant et refaisant des composés de plus en plus illimités suivant la pénétration de forces cosmiques. > [!information] Page 191 Composition, composition, c’est la seule définition de l’art. La composition est esthétique, et ce qui n’est pas composé n’est pas une œuvre d’art. On ne confondra pas toutefois la composition technique, travail du matériau qui fait souvent intervenir la science (mathématiques, physique, chimie, anatomie) et la composition esthétique, qui est le travail de la sensation. Seul ce dernier mérite pleinement le nom de composition, et jamais une œuvre d’art n’est faite par technique ou pour la technique. Certes, la technique comprend beaucoup de choses qui s’individualisent suivant chaque artiste et chaque œuvre : les mots et la syntaxe en littérature ; non seulement la toile en peinture, mais sa préparation, les pigments, leurs mélanges, les méthodes de perspective ; ou bien les douze sons de la musique occidentale, les instruments, les échelles, les hauteurs... Et le rapport entre les deux plans, le plan de composition technique et le plan de composition esthétique, ne cesse de varier historiquement. > [!information] Page 193 Dans le second cas, ce n’est plus la sensation qui se réalise dans le matériau, c’est plutôt le matériau qui passe dans la sensation. Bien sûr, la sensation n’existe pas plus en dehors de ce passage, et le plan de composition technique n’a pas plus d’autonomie que dans le premier cas : il ne vaut jamais pour lui-même. Mais on dirait maintenant qu’il monte dans le plan de composition esthétique, et lui donne une épaisseur propre, comme dit Damisch, indépendante de toute perspective et profondeur. C’est le moment où les figures de l’art se libèrent d’une transcendance apparente ou d’un modèle paradigmatique, et avouent leur athéisme innocent, leur paganisme. Et sans doute entre ces deux cas, ces deux états de la sensation, ces deux pôles de la technique, les transitions, les combinaisons et les coexistences se font constamment (par exemple le travail en pleine pâte du Titien ou de Rubens) : ce sont des pôles abstraits plus que des mouvements réellement distincts. Reste que la peinture moderne, même quand elle se contente de l’huile et du médium, se tourne de plus en plus vers le second pôle, et fait monter et passer le matériau « dans l’épaisseur » du plan de composition esthétique. C’est pourquoi il est si faux de définir la sensation dans la peinture moderne par l’assomption d’une planéité visuelle pure : l’erreur vient peut-être de ce que l’épaisseur n’a pas besoin d’être forte ou profonde. On a pu dire de Mondrian que c’était un peintre de l’épaisseur ; et quand Seurat définit la peinture comme « l’art de creuser une surface », il lui suffit de s’appuyer sur les creux et pleins du papier Canson. C’est une peinture qui n’a plus de fond, parce que le « dessous » émerge : la surface est creusable ou le plan de composition prend de l’épaisseur en tant que le matériau monte, indépendamment d’une profondeur ou perspective, indépendamment des ombres et même de l’ordre chromatique de la couleur (le coloriste arbitraire). On ne recouvre plus, on fait monter, accumuler, empiler, traverser, soulever, plier. C’est une promotion du sol, et la sculpture peut devenir plane, puisque le plan se stratifie. On ne peint plus « sur », mais « sous ». L’art informel a poussé très loin ces nouvelles puissances de texture, cette montée du sol avec Dubuffet ; et aussi l’expressionnisme abstrait, l’art minimal, en procédant par imbibations, fibres, feuilletés, ou en usant de la tarlatane ou du tulle, de telle manière que le peintre puisse peindre derrière son tableau, dans un état de cécité > [!accord] Page 195 Toute sensation est une question, même si le silence seul y répond. Le problème en art consiste toujours à trouver quel monument dresser sur tel plan, ou quel plan tirer sous tel monument, et les deux à la fois : ainsi chez Klee le « monument à la limite du pays fertile » et le « monument en pays fertile ». N’y a-t-il pas autant de plans différents que d’univers, d’auteurs ou même d’œuvres ? En fait, les univers, d’un art à l’autre autant que dans un même art, peuvent dériver les uns des autres, ou bien entrer dans des rapports de capture et former des constellations d’univers, indépendamment de toute dérivation, mais aussi se disperser dans des nébuleuses ou des systèmes stellaires différents, sous des distances qualitatives qui ne sont plus d’espace et de temps. C’est sur leurs lignes de fuite que les univers s’enchaînent ou se séparent, si bien que le plan peut être unique en même temps que les univers, multiples irréductibles. > [!approfondir] Page 196 L’univers ne vient pas après la figure, et la figure est aptitude d’univers. Nous sommes allés de la sensation composée au plan de composition, mais pour reconnaître leur stricte coexistence ou leur complémentarité, l’un n’avançant que par l’autre. La sensation composée, faite de percepts et d’affects, déterritorialise le système de l’opinion qui réunissait les perceptions et affections dominantes dans un milieu naturel, historique et social. Mais la sensation composée se reterritorialise sur le plan de composition, parce qu’elle y dresse ses maisons, parce qu’elle s’y présente dans des cadres emboîtés ou des pans joints qui cernent ses composantes, paysages devenus purs percepts, personnages devenus purs affects. Et en même temps le plan de composition entraîne la sensation dans une déterritorialisation supérieure, la faisant passer par une sorte de décadrage qui l’ouvre et la fend sur un cosmos infini. Comme chez Pessoa, une sensation sur le plan n’occupe pas un lieu sans l’étendre, le distendre à la Terre entière, et libérer toutes les sensations qu’elle contient : ouvrir ou fendre, égaler l’infini. Peut-être est-ce le propre de l’art, passer par le fini pour retrouver, redonner l’infini. > [!approfondir] Page 197 Les deux tentatives récentes pour rapprocher l’art de la philosophie sont l’art abstrait et l’art conceptuel ; mais elles ne substituent pas le concept à la sensation, elles créent des sensations et non des concepts. L’art abstrait cherche seulement à affiner la sensation, à la dématérialiser, en tendant un plan de composition architectonique où elle deviendrait un pur être spirituel, une matière radieuse pensante et pensée, non plus une sensation de mer ou d’arbre, mais une sensation du concept de mer ou du concept d’arbre. L’art conceptuel cherche une dématérialisation opposée, par généralisation, en instaurant un plan de composition suffisamment neutralisé (le catalogue qui réunit des œuvres non montrées, le sol recouvert par sa propre carte, les espaces désaffectés sans architecture, le plan « flatbed ») pour que tout y prenne une valeur de sensation reproductible à l’infini : les choses, les images ou clichés, les propositions – une chose, sa photographie à la même échelle et dans le même lieu, sa définition tirée du dictionnaire. Il n’est pas sûr pourtant qu’on atteigne ainsi, dans ce dernier cas, la sensation ni le concept, parce que le plan de composition tend à se faire « informatif », et que la sensation dépend de la simple « opinion » d’un spectateur auquel il appartient éventuellement de « matérialiser » ou non, c’est-à-dire de décider si c’est de l’art ou pas. Tant de peine pour retrouver à l’infini les perceptions et affections ordinaires, et ramener le concept à une doxa du corps social ou de la grande métropole américaine. ## Conclusion. Du chaos au cerveau > [!accord] Page 203 De tout cela, nos opinions sont faites. Mais l’art, la science, la philosophie exigent davantage : ils tirent des plans sur le chaos. Ces trois disciplines ne sont pas comme les religions qui invoquent des dynasties de dieux, ou l’épiphanie d’un seul dieu pour peindre sur l’ombrelle un firmament, comme les figures d’une Urdoxa d’où dériveraient nos opinions. La philosophie, la science et l’art veulent que nous déchirions le firmament et que nous plongions dans le chaos. Nous ne le vaincrons qu’à ce prix. Et j’ai trois fois vainqueur traversé l’Achéron. Le philosophe, le savant, l’artiste semblent revenir du pays des morts. Ce que le philosophe rapporte du chaos, ce sont des variations qui restent infinies, mais devenues inséparables sur des surfaces ou dans des volumes absolus qui tracent un plan d’immanence sécant : ce ne sont plus des associations d’idées distinctes, mais des ré-enchaînements par zone d’indistinction dans un concept. Le savant rapporte du chaos des variables devenues indépendantes par ralentissement, c’est-à-dire par élimination des autres variabilités quelconques susceptibles d’interférer, si bien que les variables retenues entrent sous des rapports déterminables dans une fonction : ce ne sont plus des liens de propriétés dans les choses, mais des coordonnées finies sur un plan sécant de référence qui va des probabilités locales à une cosmologie globale. L’artiste rapporte du chaos des variétés qui ne constituent plus une reproduction du sensible dans l’organe, mais dressent un être du sensible, un être de la sensation, sur un plan de composition anorganique capable de redonner l’infini. > [!accord] Page 204 Alors suivent la foule des imitateurs qui ravaudent l’ombrelle avec une pièce qui ressemble vaguement à la vision, et la foule des glossateurs qui remplissent la fente avec des opinions : communication. Il faudra toujours d’autres artistes pour faire d’autres fentes, opérer les destructions nécessaires, peut-être de plus en plus grandes, et redonner ainsi à leurs prédécesseurs l’incommunicable nouveauté qu’on ne savait plus voir. C’est dire que l’artiste se bat moins contre le chaos (qu’il appelle de tous ses vœux, d’une certaine manière) que contre les « clichés » de l’opinion4. Le peintre ne peint pas sur une toile vierge, ni l’écrivain n’écrit sur une page blanche, mais la page ou la toile sont déjà tellement couvertes de clichés préexistants, préétablis, qu’il faut d’abord effacer, nettoyer, laminer, même déchiqueter pour faire passer un courant d’air issu du chaos qui nous apporte la vision. > [!approfondir] Page 207 Si les attracteurs d’équilibre (points fixes, cycles limites, tores) expriment bien la lutte de la science avec le chaos, les attracteurs étranges démasquent sa profonde attirance pour le chaos, ainsi que la constitution d’un chaosmos intérieur à la science moderne (toutes choses qui se trahissaient d’une manière ou d’une autre dans les périodes précédentes, notamment dans la fascination pour les turbulences). Nous retrouvons donc une conclusion analogue à celle où nous menait l’art : la lutte avec le chaos n’est que l’instrument d’une lutte plus profonde contre l’opinion, car c’est de l’opinion que vient le malheur des hommes. La science se retourne contre l’opinion qui lui prête un goût religieux d’unité ou d’unification. Mais aussi elle se retourne en elle-même contre l’opinion proprement scientifique en tant qu’Urdoxa qui consiste tantôt dans la prévision déterministe (le Dieu de Laplace), tantôt dans l’évaluation probabilitaire (le démon de Maxwell) : en se déliant des informations initiales et des informations à grande échelle, la science substitue à la communication des conditions de créativité définies par les effets singuliers de fluctuations minimes. Ce qui est création, ce sont les variétés esthétiques ou les variables scientifiques qui surgissent sur un plan capable de recouper la variabilité chaotique. Quant aux pseudo-sciences qui prétendent considérer les phénomènes d’opinion, les cerveaux artificiels dont elles se servent gardent pour modèles des processus probabilitaires, des attracteurs stables, toute une logique de la recognition des formes, mais doivent atteindre à des états chaoïdes et à des attracteurs chaotiques pour comprendre à la fois la lutte de la pensée contre l’opinion et la dégénérescence de la pensée dans l’opinion même (une des voies d’évolution des ordinateurs va dans le sens d’une assomption d’un système chaotique ou chaotisant > [!approfondir] Page 208 Nous avons vu comment ce résultat pouvait être obtenu dans la mesure où des variations devenaient inséparables suivant des zones de voisinage ou d’indiscernabilité : elles cessent alors d’être associables suivant les caprices de l’imagination, ou discernables et ordonnables suivant les exigences de la raison, pour former de véritables blocs conceptuels. Un concept est un ensemble de variations inséparables qui se produit ou se construit sur un plan d’immanence en tant que celui-ci recoupe la variabilité chaotique et lui donne de la consistance (réalité). Un concept est donc un état chaoïde par excellence ; il renvoie à un chaos rendu consistant, devenu Pensée, chaosmos mental. Et que serait penser s’il ne se mesurait sans cesse au chaos ? La Raison ne nous tend son vrai visage que quand elle « tonne en son cratère ». Même le cogito n’est qu’une opinion, au mieux une Urdoxa, tant qu’on n’en tire pas les variations inséparables qui en font un concept, à condition qu’on renonce à y trouver une ombrelle ou un abri, qu’on cesse de supposer une immanence qui se ferait à lui-même, pour le poser lui-même au contraire sur un plan d’immanence auquel il appartient et qui le ramène en pleine mer. Bref, le chaos a trois filles suivant le plan qui le recoupe : ce sont les Chaoïdes, l’art, la science et la philosophie, comme formes de la pensée ou de la création. On appelle chaoïdes les réalités produites sur des plans qui recoupent le chaos. > [!approfondir] Page 210 Les opinions sont des formes prégnantes, comme les bulles de savon suivant la Gestalt, eu égard à des milieux, des intérêts, des croyances et des obstacles. Il semble alors difficile de traiter la philosophie, l’art et même la science comme des « objets mentaux », simples assemblages de neurones dans le cerveau objectivé, puisque le modèle dérisoire de la recognition cantonne ceux-ci dans la doxa. Si les objets mentaux de la philosophie, de l’art et de la science (c’est-à-dire les idées vitales) avaient un lieu, ce serait au plus profond des fentes synaptiques, dans les hiatus, les intervalles et les entre-temps d’un cerveau inobjectivable, là où pénétrer pour les chercher serait créer. Ce serait un peu comme dans le réglage d’un écran de télé dont les intensités feraient surgir ce qui échappe au pouvoir de définition objectif9. C’est dire que la pensée, même sous la forme qu’elle prend activement dans la science, ne dépend pas d’un cerveau fait de connexions et d’intégrations organiques : suivant la phénoménologie, elle dépendrait de rapports de l’homme avec le monde – avec lesquels le cerveau concorde nécessairement parce qu’il est prélevé sur eux, comme les excitations le sont sur le monde et les réactions sur l’homme, y compris dans leurs incertitudes et leurs défaillances. « L’homme pense et non le cerveau » ; mais cette remontée de la phénoménologie qui dépasse le cerveau vers un Être dans le monde, sous une double critique du mécanisme et du dynamisme, ne nous fait guère sortir de la sphère des opinions, elle nous mène seulement à une Urdoxa posée comme opinion originaire ou sens des sens > [!accord] Page 212 La sensation, c’est l’excitation même, non pas en tant qu’elle se prolonge de proche en proche et passe dans la réaction, mais en tant qu’elle se conserve ou conserve ses vibrations. La sensation contracte les vibrations de l’excitant sur une surface nerveuse ou dans un volume cérébral : la précédente n’a pas encore disparu quand la suivante apparaît. C’est sa manière de répondre au chaos. La sensation vibre elle-même parce qu’elle contracte des vibrations. Elle se conserve elle-même parce qu’elle conserve des vibrations : elle est Monument. Elle résonne parce qu’elle fait résonner ses harmoniques. La sensation, c’est la vibration contractée, devenue qualité, variété. C’est pourquoi le cerveau-sujet ici est dit âme ou force, puisque seule l’âme conserve en contractant ce que la matière dissipe, ou rayonne, fait avancer, réfléchit, réfracte ou convertit. Aussi cherchons-nous en vain la sensation tant que nous en restons à des réactions et aux excitations qu’elles prolongent, à des actions et aux perceptions qu’elles réfléchissent : c’est que l’âme (ou plutôt la force), comme disait Leibniz, ne fait rien ou n’agit pas, mais est seulement présente, elle conserve ; la contraction n’est pas une action, mais une passion pure, une contemplation qui conserve le précédent dans le suivant > [!accord] Page 213 La sensation est donc sur un autre plan que les mécanismes, les dynamismes et les finalités : c’est un plan de composition, où la sensation se forme en contractant ce qui la compose, et en se composant avec d’autres sensations qu’elle contracte à leur tour. La sensation est contemplation pure, car c’est par contemplation qu’on contracte, se contemplant soi-même à mesure qu’on contemple les éléments dont on procède. Contempler, c’est créer, mystère de la création passive, sensation. La sensation remplit le plan de composition, et se remplit de soi-même en se remplissant de ce qu’elle contemple : elle est « enjoyment », et « self-enjoyment ». C’est un sujet, ou plutôt un injet. Plotin pouvait définir toutes les choses comme des contemplations, non seulement les hommes et les animaux, mais les plantes, la terre et les rochers. Ce ne sont pas des Idées que nous contemplons par concept, mais les éléments de la matière, par sensation. La plante contemple en contractant les éléments dont elle procède, la lumière, le carbone et les sels, et se remplit elle-même de couleurs et d’odeurs qui qualifient chaque fois sa variété, sa composition : elle est sensation en soi13. Comme si les fleurs se sentaient elles-mêmes en sentant ce qui les compose, tentatives de vision ou d’odorat premiers, avant d’être perçues ou même senties par un agent nerveux et cérébré. > [!accord] Page 213 Les rochers et les plantes n’ont certes pas de système nerveux. Mais, si les connexions nerveuses et les intégrations cérébrales supposent une force-cerveau comme faculté de sentir coexistante aux tissus, il est vraisemblable de supposer aussi une faculté de sentir qui coexiste avec les tissus embryonnaires, et qui se présente dans l’Espèce comme cerveau collectif ; ou avec les tissus végétaux dans les « petites espèces ». Et les affinités chimiques et les causalités physiques renvoient elles-mêmes à des forces primaires capables de conserver leurs longues chaînes en en contractant les éléments et en les faisant résonner : la moindre causalité reste inintelligible sans cette instance subjective. Tout organisme n’est pas cérébré, et toute vie n’est pas organique, mais il y a partout des forces qui constituent des micro-cerveaux, ou une vie inorganique des choses. > [!accord] Page 214 Ces deux premiers aspects ou feuillets du cerveau-sujet, la sensation autant que le concept, sont très fragiles. Ce ne sont pas seulement des déconnexions et des désintégrations objectives, mais une immense fatigue qui fait que les sensations, devenues pâteuses, laissent échapper les éléments et vibrations qu’elles ont de plus en plus de mal à contracter. La vieillesse est cette fatigue même : alors, ou bien c’est une chute dans le chaos mental, hors du plan de composition, ou bien un rabattement sur des opinions toutes faites, clichés qui témoignent de ce qu’un artiste n’a plus rien à dire, n’étant plus capable de créer des sensations nouvelles, ne sachant plus comment conserver, contempler, contracter. Le cas de la philosophie est un peu différent, bien qu’il dépende d’une fatigue semblable ; cette fois, incapable de se maintenir sur le plan d’immanence, la pensée fatiguée ne peut plus supporter les vitesses infinies du troisième genre qui mesurent, à la manière d’un tourbillon, la co-présence du concept à toutes ses composantes intensives à la fois (consistance) ; elle est renvoyée aux vitesses relatives qui ne concernent que la succession du mouvement d’un point à un autre, d’une composante extensive à une autre, d’une idée à une autre, et qui mesurent de simples associations sans pouvoir reconstituer de concept. Et sans doute il arrive que ces vitesses relatives soient très grandes, au point de simuler l’absolu ; ce ne sont pourtant que des vitesses variables d’opinion, de discussion ou de « réparties », comme chez d’infatigables jeunes gens dont on vante la rapidité d’esprit, mais aussi chez les vieillards fatigués qui poursuivent des opinions ralenties et entretiennent des discussions stagnantes en parlant tout seuls, à l’intérieur de leur tête évidée, comme un lointain souvenir de leurs anciens concepts auxquels ils s’accrochent encore pour ne pas retomber tout à fait dans le chaos. > [!approfondir] Page 217 Même dans un modèle linéaire comme celui des réflexes conditionnés, Erwin Straus montrait que l’essentiel était de comprendre les intermédiaires, les hiatus et les vides. Les paradigmes arbrifiés du cerveau font place à des figures rhizomatiques, systèmes acentrés, réseaux d’automates finis, états chaoïdes. Sans doute ce chaos est-il caché par le renforcement des frayages générateurs d’opinion, sous l’action des habitudes ou des modèles de recognition ; mais il se fera d’autant plus sensible si l’on considère au contraire des processus créateurs et les bifurcations qu’ils impliquent. Et l’individuation, dans l’état des choses cérébral, est d’autant plus fonctionnelle qu’elle n’a pas pour variables les cellules elles-mêmes, puisque celles-ci ne cessent de mourir sans se renouveler, faisant du cerveau un ensemble de petits morts qui mettent en nous la mort incessante. Elle fait appel à un potentiel qui s’actualise sans doute dans les liaisons déterminables qui découlent des perceptions, mais plus encore dans le libre effet qui varie suivant la création des concepts, des sensations ou des fonctions mêmes. > [!accord] Page 218 La règle dans tous ces cas est que la discipline interférente doit procéder avec ses propres moyens. Par exemple, il arrive qu’on parle de la beauté intrinsèque d’une figure géométrique, d’une opération ou d’une démonstration, mais cette beauté n’a rien d’esthétique tant qu’on la définit par des critères empruntés à la science, tels que proportion, symétrie, dissymétrie, projection, transformation : c’est ce que [[Emmanuel Kant|Kant]] a montré avec tant de force15. Il faut que la fonction soit saisie dans une sensation qui lui donne des percepts et des affects composés par l’art exclusivement, sur un plan de création spécifique qui l’arrache à toute référence (le croisement de deux lignes noires ou les couches de couleur aux angles droits chez Mondrian ; ou bien l’approche du chaos par sensation d’attracteurs étranges chez Noland ou Shirley Jaffe). > [!accord] Page 218 Ce sont donc des interférences extrinsèques, parce que chaque discipline reste sur son propre plan et utilise ses éléments propres. Mais un second type d’interférence est intrinsèque, quand des concepts et des personnages conceptuels semblent sortir d’un plan d’immanence qui leur correspondrait, pour se glisser sur un autre plan parmi les fonctions et les observateurs partiels, ou parmi les sensations et les figures esthétiques ; et de même pour les autres cas. Ces glissements sont si subtils, comme celui de Zarathoustra dans la philosophie de [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] ou celui d’Igitur dans la poésie de Mallarmé, qu’on se trouve sur des plans complexes difficiles à qualifier. Les observateurs partiels à leur tour introduisent en science des sensibilia qui sont parfois proches des figures esthétiques sur un plan mixte. > [!accord] Page 219 De telles pédagogies ne sont possibles que si chacune des disciplines pour son compte est dans un rapport essentiel avec le Non qui la concerne. Le plan de la philosophie est préphilosophique tant qu’on le considère en lui-même indépendamment des concepts qui viennent l’occuper, mais la non-philosophie se trouve là où le plan affronte le chaos. La philosophie a besoin d’une non-philosophie qui la comprend, elle a besoin d’une compréhension non-philosophique, comme l’art a besoin de non-art, et la science de non-science > [!accord] Page 219 Ils n’en ont pas besoin comme commencement, ni comme fin dans laquelle ils seraient appelés à disparaître en se réalisant, mais à chaque instant de leur devenir ou de leur développement. Or, si les trois Non se distinguent encore par rapport au plan cérébral, ils ne se distinguent plus par rapport au chaos dans lequel le cerveau plonge. Dans cette plongée, on dirait que s’extrait du chaos l’ombre du « peuple à venir », tel que l’art l’appelle, mais aussi la philosophie, la science : peuple-masse, peuple-monde, peuple-cerveau, peuple-chaos. Pensée non-pensante qui gît dans les trois, comme le concept non-conceptuel de Klee ou le silence intérieur de Kandinsky. C’est là que les concepts, les sensations, les fonctions deviennent indécidables, en même temps que la philosophie, l’art et la science, indiscernables, comme s’ils partageaient la même ombre, qui s’étend à travers leur nature différente et ne cesse de les accompagner.