> [!info]+ Auteur : [[Michel Feher]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 1 heure et 38 minutes --- # Note ## Introduction. En attendant les « fâchés pas fachos » ### La colère a bon dos > [!accord] Page 8 À droite, il est généralement admis que le parti de Marine Le Pen bénéficie à la fois de la réalité des problèmes qu’il met en avant, même s’il lui arrive de grossir exagérément le trait, et du traitement défaillant que leur réservent les autorités, même lorsque celles-ci sont issues du camp conservateur. > [!accord] Page 9 Pourquoi les gouvernants rechignent-ils à se confronter aux causes du malaise éprouvé par leurs concitoyens ? Pour les éditorialistes de droite, leur pusillanimité s’explique par la pression qu’exercent sur eux des élites culturelles d’autant plus bien-pensantes qu’elles sont déconnectées de la vie des gens ordinaires et d’autant plus condescendantes qu’elles s’estiment moralement irréprochables. Aussi prompte à prôner la repentance pour les autochtones qu’à excuser leurs victimes supposées, toujours prête à brader les valeurs universelles pour faire place aux identités particulières, cette coterie de détracteurs du modèle républicain est désignée comme la principale responsable de la tétanisation des pouvoirs publics. L’antiracisme dévoyé qui lui est imputé contribuerait par conséquent à favoriser la réhabilitation de la préférence nationale aux yeux des Français les plus exposés à la précarité économique et à la désorientation culturelle. > [!accord] Page 9 Lorsqu’elles viennent de la gauche, les analyses consacrées à la popularité du Rassemblement national lui assignent de tout autres motifs mais s’attachent également à décrire l’environnement qui l’entretient et les maux dont elle procède. Soucieux de ne pas réduire les électeurs de Marine Le Pen à leur vote, si récurrent soit-il, leurs auteurs évitent de s’appesantir sur les arguments auxquels cette fraction de la population est sensible, préférant souligner les responsabilités des médias dominants, des dirigeants politiques censément modérés et des réformes néolibérales que les uns et les autres promeuvent. > [!accord] Page 10 Le renforcement continu de l’extrême droite a beau faire l’objet d’interprétations contrastées, force est d’admettre que chez tous ses adversaires, de semblables efforts sont déployés pour dissocier la décision d’apporter sa voix à Marine Le Pen de l’expression d’une préférence réfléchie : loin d’adhérer à son programme, les hommes et les femmes qui se prononcent en sa faveur seraient essentiellement animés par une colère et un désarroi suffisamment aveuglants pour les conduire à voter contre leurs propres intérêts > [!information] Page 11 les diagnostics de droite et de gauche se retrouvent au moins pour ranger la majorité des électeurs lepénistes dans la catégorie des « fâchés pas fachos » – appellation dont la paternité revient à Jean-Luc Mélenchon mais qui désigne une frange de la population dont l’Insoumis est loin d’être le seul à postuler l’existence > [!accord] Page 11 Que les Français qui accordent leur voix au RN soient guidés par l’emportement s’expliquerait par leur nombre même : parce qu’il est inimaginable qu’en ce début de XXIe siècle, la France puisse compter quelque treize millions d’individus d’extrême droite, le geste consistant à glisser un bulletin au nom de Marine Le Pen dans l’urne ne saurait procéder d’un choix délibéré > [!accord] Page 11 Or un pareil raisonnement occulte le caractère performatif de certains actes : s’il n’est pas nécessaire de partager toutes les convictions des cadres du Rassemblement national pour s’aventurer à les gratifier d’un vote, la démarche consistant à soutenir leurs candidatures, surtout si elle se répète à intervalles réguliers, conduit celles et ceux qui l’entreprennent à intégrer le point de vue qu’ils accréditent. > [!accord] Page 12 Reste que traiter le vote RN d’exutoire malencontreux à un sentiment d’abandon revient à faire l’impasse sur son attractivité. Il n’est assurément pas question de nier que l’essor de l’extrême droite est étroitement corrélé aux transformations du travail, à la libre circulation du capital ou à la propagation de discours anxiogènes dans l’espace public. Pour autant, on ne peut comprendre ce qui amène tant d’électeurs et d’électrices à se reconnaître dans le portrait que l’ex-Front national dresse de leur condition sans s’interroger sur les ressorts internes de son succès. Plutôt que de se borner à évoquer la détresse que ce parti exploite, rendre compte de la fidélité dont il bénéficie suppose de s’intéresser aux satisfactions dont il est le vecteur – soit à l’intelligibilité qu’il procure et aux espoirs que celle-ci fait naître. ### Une autre lutte des classes > [!accord] Page 13 Pour les marxistes, on le sait, les travailleurs puisent leur solidarité dans les intérêts qu’ils partagent et qui les opposent aux propriétaires de capitaux. Consubstantielle au salariat, la relation entre les deux classes relève de l’exploitation et repose sur la marchandisation du travail. Les salariés sont en effet payés au prix que le marché réserve à une marchandise appelée force de travail, et non à la hauteur de la valeur créée par leur labeur. La réappropriation de la plus-value ainsi captée par leurs employeurs constitue donc l’enjeu de la lutte où se forge leur conscience de classe. ^9e476d > [!information] Page 13 Tout autre est l’antagonisme mis en avant par le parti de Marine Le Pen : plutôt qu’aux tensions structurelles entre rémunération du travail et rendement du capital, il renvoie à une opposition de nature entre producteurs et parasites. Les premiers, qui comptent dans leurs rangs des chefs d’entreprise, des indépendants et des salariés, contribuent à la richesse nationale par leurs investissements, leur activité professionnelle et leurs impôts. Les seconds, qui sont tantôt des spéculateurs impliqués dans la circulation du capital, financier ou culturel, et tantôt des « assistés » bénéficiant de la redistribution des revenus et des droits, ne prospèrent qu’en accaparant le produit des efforts d’autrui. > [!accord] Page 14 Fondée sur la « valeur travail » – lointain rejeton de la théorie classique qui fait du travail le fondement de la valeur –, la division de la société en contributeurs méritants et en prédateurs oisifs s’accompagne d’un imaginaire où le progrès social prend la forme de l’épuration. Là où l’émancipation selon [[Karl Marx]] suppose l’avènement d’une classe dont les intérêts particuliers sont ceux de l’humanité tout entière, la révolution nationale qu’une formation telle que le RN appelle de ses vœux vise au contraire à restaurer une communauté saine et productive grâce à l’expulsion des éléments parasitaires infiltrés en son sein. > [!accord] Page 15 En France, aujourd’hui encore, le Rassemblement national n’en a aucunement l’exclusivité. Tant du côté des néolibéraux qu’au sein d’une gauche dite « populiste » ou nostalgique des Trente Glorieuses, le souci de faire peuple incline souvent à célébrer la valeur travail censément chérie par les producteurs de richesses et à lui opposer l’oisiveté qu’autorisent les rentes de situation. Force est néanmoins de reconnaître que les rivaux de l’extrême droite souffrent d’un double handicap dans l’exploitation du prisme producériste. Moins à l’aise avec la racialisation des prédateurs voués à la vindicte – même si d’aucuns ne ménagent pas leurs efforts –, ils ont surtout plus de mal à les placer aux deux extrémités de l’échelle sociale. La gauche éprouve en effet quelque gêne à identifier des parasites d’en bas, tandis que la droite libérale n’est pas spontanément portée à dénoncer des parasites d’en haut. > [!approfondir] Page 16 Encore leur faudrait-il assumer qu’en s’interdisant toute compromission avec le [[producérisme]] racialisé, elles n’entameront pas davantage l’attrait que celui-ci exerce sur une part conséquente de la population. Autrement dit, qu’elles s’aventurent sur le terrain de la lutte des classes d’extrême droite ou qu’elles ne veuillent compter que sur leurs propres ressources doctrinales, la gauche éco-socialiste et la droite néolibérale doivent se résoudre à demeurer durablement minoritaires. Reste alors à s’interroger sur les perspectives qu’ouvre un tel dilemme. ### La demande et l’offre > [!accord] Page 17 Les électeurs lepénistes, relatent les chercheurs qui prennent le temps de les écouter, rapportent volontiers leur choix à la défense d’un droit de disposer des fruits de son travail ; droit auquel les Français seraient majoritairement attachés mais dont les agissements de certaines minorités entraveraient l’exercice. Telle qu’elle ressort de ces entretiens, la racialisation des fauteurs d’abus apparaît alors comme une forme de surlignage de la frontière morale derrière laquelle les enquêtés aspirent à faire société > [!approfondir] Page 17 Sans doute les personnes interrogées reconnaissent-elles que la superposition des souches et du mérite n’est pas parfaite – notamment parce que des « Gaulois » se retrouvent aussi bien parmi les « assistés » qui vivent aux frais de la collectivité que chez les nantis qui « se gavent » aux dépens des autres contribuables. Reste que, selon elles, ces exceptions ne sont là que pour confirmer la règle ou, mieux encore, pour attester d’une contamination par osmose. Ainsi les natifs qui optent pour le chômage ne feraient-ils qu’imiter les allocataires étrangers qu’ils ont sous les yeux, tandis que les riches qui s’exemptent des règles communes n’auraient en réalité d’autre domicile que le milieu hors-sol des financiers transnationaux. > [!accord] Page 18 Loin de vouloir renverser la table, comme le suggère l’identification du RN à un parti « antisystème », les électeurs auxquels des sociologues tels que [[Benoît Coquard]], Violaine Girard et [[Félicien Faury]] donnent la parole sont plutôt en quête de dirigeants déterminés à la remettre sur ses pieds. ^25067d > [!accord] Page 18 L’espoir qu’ils nourrissent et qui motive leur adhésion au parti de Marine Le Pen – même s’ils doutent parfois que celle-ci soit capable de le réaliser – ne réside pas dans un bouleversement des rapports sociaux mais au contraire dans la mise en œuvre des mesures de nettoyage nécessaires au retour à la normale, c’est-à-dire au rétablissement d’un juste rapport entre la peine et sa rétribution ### Éclairage généalogique > [!information] Page 19 Hors du milieu des américanistes dont elle procède, la notion de [[producérisme]] compte relativement peu d’usagers. En revanche, l’antinomie qu’elle dénote peut quant à elle être créditée d’une histoire plurinationale longue de près de quatre siècles et dont les méandres serpentent sur toute la largeur du champ politique. > [!information] Page 20 Par la suite, soit de 1848 jusqu’au premier conflit mondial, tant l’arraisonnement des révolutions démocratiques par la bourgeoisie que l’essor du marxisme dans le monde ouvrier affecteront la chasse au parasitisme social d’une nouvelle coloration politique : décidés à défricher une troisième voie entre libéralisme et communisme, nombre de ses adeptes se distinguent bientôt en prenant le parti des producteurs nationaux – qu’ils soient ouvriers, paysans, contremaîtres ou patrons – et attribuent leur infortune aux agissements d’intermédiaires cosmopolites et à l’intrusion de prolétaires étrangers. > [!information] Page 20 Longtemps impliquée dans le procès de la modernité économique et culturelle, l’axiologie producériste connaît une nouvelle mutation importante dans l’entre-deux-guerres. Plutôt qu’à une critique de l’aliénation inhérente à l’essor du capitalisme, c’est à une opposition entre deux usages du capital – l’un fécond et conforme à l’intérêt général, l’autre stérile et attentatoire à la cohésion sociale – qu’elle va désormais être affectée. Présente chez les concepteurs du IIIe Reich, pour qui le développement des forces productives et l’élimination des facteurs de prédation sont tous deux indispensables à l’aménagement d’un « espace vital » digne du peuple allemand, cette nouvelle mouture du [[producérisme]] se retrouve également chez les réformateurs des démocraties libérales. > [!information] Page 20 Dès les années 1930, le New Deal rooseveltien et la Théorie générale de John Maynard Keynes en offrent une version ostensiblement dépouillée de marqueurs raciaux, et cette même formule s’impose ensuite aux gouvernements occidentaux des Trente Glorieuses. Les promoteurs du compromis social néokeynésien concèdent sans doute que les salariés et les propriétaires de capitaux ont des intérêts divergents. Reste qu’à leurs yeux l’apaisement des conflits entre les deux classes passe par la mise en avant d’une autre antinomie – entre l’ethos méritocratique partagé par tous les contributeurs à la prospérité collective et l’impudence distinctive des spéculateurs et des fraudeurs. > [!accord] Page 21 Clé de voûte morale du capitalisme tempéré des premières décennies d’après guerre, le prisme producériste sera, pour cette raison même, une cible privilégiée de sa contestation au cours des « années 68 ». D’aucuns vont alors lui reprocher de saper l’ardeur révolutionnaire du prolétariat – en incitant les ouvriers à communier avec leurs exploiteurs dans la célébration de la « valeur travail » –, tandis que d’autres l’accusent de réserver le statut de vertueux producteurs aux pères de famille blancs et autochtones. > [!information] Page 21 Profitant de la crise de légitimité des politiques contracycliques prônées par Keynes, les figures de proue de la contre-réforme néolibérale vont non seulement œuvrer à la réhabilitation de la régulation marchande mais également lui adjoindre une critique réactualisée du parasitisme social – désormais incarné par des chômeurs réputés volontaires, des syndicalistes en quête de concessions arbitraires, des fonctionnaires attachés à leurs sinécures et des intellectuels solidaires des autres catégories d’improductifs. > [!information] Page 22 Du milieu des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, le tort causé aux producteurs autochtones par des prédateurs étrangers à leur culture demeurera, de père en fille, le thème central du discours lepéniste. En revanche, la nature des dommages supposément infligés à la nation française va connaître une importante évolution : initialement associés à l’érosion de l’esprit d’entreprise et de la responsabilité individuelle, les ravages du parasitisme allochtone seront ensuite portés au compte du capitalisme débridé. Mais si l’impopularité croissante du libre-échange et des institutions financières contraint le parti d’extrême droite à changer de cible, son aggiornamento va s’avérer d’autant plus aisé à réaliser qu’il impliquera peu d’ajustements programmatiques – les mêmes mesures d’épuration s’appliquant aussi bien à la conjuration du socialisme rampant qu’au traitement de l’ultralibéralisme. > [!approfondir] Page 23 Deuxièmement, sur le plan politique, le cheminement de l’axiologie producériste permet de comprendre ce qui autorise les cadres lepénistes à proclamer que, loin de devoir tolérer le qualificatif d’extrémiste qui lui est encore accolé, leur formation est fondée à se situer entre les partis du « système » qu’elle se targue de renvoyer dos à dos. Conforme au slogan « ni droite ni gauche » dont l’historien Zeev Sternhell avait fait le fil rouge de son exposé sur le fascisme français [9] , le positionnement du RN recueille l’ambition d’occuper un juste milieu entre l’individualisme des libéraux et le collectivisme des marxistes – respectivement accusés d’affranchir la liberté de la solidarité et de dissocier cette dernière du mérite. > [!approfondir] Page 23 Troisièmement, c’est encore à la lumière d’une généalogie de l’imaginaire producériste que s’éclaire le principal mot d’ordre de la politique économique lepéniste, à savoir « rendre aux Français leur argent [10]  ». Un tel engagement s’inscrit en effet dans une tradition d’hostilité aux prélèvements abusifs qui, des détracteurs de l’arbitraire monarchique aux contempteurs de la république des « accapareurs », voue les rentiers et les percepteurs d’impôts aux mêmes gémonies. En outre, la restitution promise se place, une fois de plus, à égale distance entre deux fléaux symétriques : elle entend préserver les producteurs de richesses des licences que le marché supposément libre octroie aux usuriers et aux spéculateurs, mais sans les exposer à la confiscation de leurs gains au profit des protégés d’un État prétendument redistributeur. > [!information] Page 24 Quatrièmement, le détour par l’histoire fait bien ressortir la fonction dévolue aux catégories raciales dans l’imaginaire du RN. Profondément méfiants à l’égard des « mission civilisatrice » et autres « fardeau de l’homme blanc » qui ont servi d’alibis aux promoteurs des impérialismes coloniaux, ses prédécesseurs en racialisation des parasites redoutaient déjà que les expéditions ultramarines privent le territoire national d’investissements précieux et, pis encore, qu’elles le rendent accessible aux populations allogènes. Si, dans sa flexion belliqueuse, le racialisme producériste a pu se rallier à l’idée de favoriser l’expansion démographique des natifs par la conquête de nouvelles terres, c’est néanmoins l’intégrité de l’identité nationale – dont l’entretien passe par le renforcement des frontières et l’expulsion des indésirables – qui n’a cessé d’être sa préoccupation majeure. > > [!cite] Note > precis > [!approfondir] Page 25 Enfin, cinquièmement, l’obsession du juste milieu qui rattache l’imaginaire « mariniste » aux itérations antérieures de l’axiologie producériste – juste milieu entre les assistés illégitimes et les élites effrontées, entre les bradeurs de l’égalité et les corrupteurs de la liberté, entre le carcan de l’État et la jungle du marché, entre l’internationale rouge, ou plus récemment verte, et l’internationale dorée – fait bien ressortir ce qui le sépare des visions du monde portées par d’autres courants d’extrême droite. Ainsi le culte de la méritocratie auquel sacrifie la formation lepéniste se distingue-t-il du panégyrique des hiérarchies immémoriales qui fait le succès de niche d’un Éric Zemmour. De même, son appel à sélectionner judicieusement les bénéficiaires des programmes sociaux ne se confond aucunement avec la volonté – éloquemment exprimée par le président argentin Javier Milei – de détruire l’État-providence à la tronçonneuse. S’il arrive que les différentes branches de la famille s’empruntent des mesures et des éléments de langage, en particulier lorsqu’elles siègent ensemble dans les institutions européennes, l’inscription du RN dans la généalogie du [[producérisme]] aide à discerner la singularité de sa position et de son attrait. ## Les pérégrinations d’un prisme. Une brève histoire du producérisme ### Privilégiés et dépendants : les frontières de la nation > [!information] Page 28 L’antinomie du contributeur méritant et du prédateur oisif s’impose d’abord comme l’armature intellectuelle de la contestation des sociétés d’ordres. Elle reçoit une formulation précoce chez les Niveleurs (Levellers), qui composent l’aile radicale du mouvement révolutionnaire anglais, et se retrouve quelque cent-quarante ans plus tard de l’autre côté de la Manche, dans le réquisitoire de l’abbé Sieyès contre les privilèges. > [!information] Page 28 Dans les deux cas, l’indignation porte sur l’injustice faite aux créateurs de richesses par un régime politique qui habilite des improductifs à s’emparer du fruit de leurs efforts. Les rédacteurs de An Agreement of the People reprochent à la noblesse de collecter des loyers sans même prendre part à la gestion de ses domaines, et à la coterie des marchands et banquiers auxquels la cour accorde un monopole de tirer parti de leur situation pour imposer des prix et des taux d’intérêt prohibitifs > [!accord] Page 28 De son côté, l’auteur de Qu’est-ce que le tiers état ? accuse les aristocrates d’extraire des rentes et de monopoliser des postes alors que seul le tiers état contribue utilement aux « travaux particuliers » et aux « fonctions publiques » qui assurent la prospérité de la nation > [!information] Page 29 Et l’allochtonie conférée aux nobles n’a rien de métaphorique. Les Niveleurs affirment se soulever contre le « joug normand » (Norman Yoke) que les Saxons subissent depuis la bataille d’Hastings [4] , tandis que le député du « parti patriote » se veut le champion d’un tiers état de souche gallo-romaine dont les oppresseurs descendent des barbares germains qui ont envahi la France après la chute de Rome > [!information] Page 30 C’est qu’en dépit de leurs objections à l’inégalité des conditions, les Niveleurs et Sieyès s’accordent à considérer que la participation active au corps politique doit être réservée à des individus autonomes : il faudrait donc en priver les fainéants qui jouissent de richesses qu’ils n’ont pas produites mais aussi les fractions de la population dont l’entretien dépend de la bienveillance d’autrui. Tel serait d’abord le lot des femmes, placées sous la tutelle d’un parent ou d’un conjoint, mais aussi des domestiques et des apprentis, tributaires de l’appréciation d’un maître ou d’un patron, ainsi que des indigents qui survivent grâce à la charité publique > [!approfondir] Page 30 Pour justifier ces exclusions, Sieyès invoque l’incidence de la dépendance économique sur le libre-arbitre : selon lui, celles et ceux qui gagent leur subsistance sur la bonne volonté d’autres personnes, ou de la collectivité, ne se risqueront pas à susciter le mécontentement de leurs protecteurs > [!accord] Page 30 Les contributions des Niveleurs et de Sieyès à l’élaboration d’un imaginaire producériste opèrent à trois niveaux. Premièrement, les griefs auxquels ils veulent faire droit sont ceux que des producteurs lésés adressent aux parasites qui prospèrent à leurs dépens. Deuxièmement, le peuple dont ils proclament la souveraineté réunit les hommes qui ne réclament d’autres richesses que celles qu’ils ont eu le mérite de créer : quiconque ne peut revendiquer le produit de ses efforts – du fait de son désœuvrement mais aussi de son assujettissement – n’y a pas sa place. Enfin, troisièmement, la recomposition du corps électoral visée par l’Agreement of the People et Qu’est-ce que le tiers état ? correspond à l’affranchissement d’une population autochtone privée de ses droits par une domination étrangère. ### Rentiers et percepteurs : Proudhon et les prélèvements abusifs > [!accord] Page 31 Forgée dans l’opposition aux privilèges, l’interprétation producériste de la lutte des classes demeure prégnante au XIXe siècle dans la structuration du mouvement ouvrier. Elle y joue même un rôle prépondérant aussi longtemps que la rente, plutôt que le profit, est perçue comme le principal obstacle à l’émancipation des travailleurs. > [!information] Page 32 Pierre-Joseph Proudhon joue un rôle de pivot dans l’histoire du [[producérisme]], tant par son influence propre qu’en raison des conséquences de son différend avec [[Karl Marx|Marx]]. Il acquiert sa notoriété en 1840 grâce à un ouvrage intitulé Qu’est-ce que la propriété ? où il répond « c’est le vol » à la question qu’il pose > [!accord] Page 32 Il faut toutefois rappeler que Proudhon ne plaide aucunement pour une mise en commun des ressources. Ses diatribes s’adressent sans doute à un régime juridique qui, tout en proclamant que le travail légitime l’appropriation des richesses qu’il génère, n’autorise pas moins certains propriétaires à s’emparer des fruits du labeur d’autrui et par conséquent à priver l’immense majorité des travailleurs de ce qui devrait leur revenir. Pour autant, l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? n’envisage pas la condition salariale qu’il dénonce comme le ressort d’une solidarité propre à nourrir la lutte des exploités pour la collectivisation des moyens de production. > [!accord] Page 33 Loin de tenir la prolétarisation des travailleurs pour un fait accompli, Proudhon aspire à leur conférer les instruments de leur autonomie : il ne s’agit pas pour lui d’épouser la dynamique du capitalisme pour extraire une conscience de classe de la contradiction entre le développement des forces productives et la dépossession des producteurs, mais au contraire de réconcilier travail et possession en retirant aux oisifs le pouvoir d’interférer dans leur relation. > [!information] Page 33 Car, à ses yeux, la propriété n’est un vol que dans la mesure où ceux qui s’en prévalent engrangent des bénéfices « sans main mettre », c’est-à dire en se bornant à prélever des loyers, des intérêts, mais aussi des taxes, sur des richesses dont la création ne leur a pas coûté une seule goutte de sueur [11] . Aussi suffirait-il de supprimer les licences dont procèdent ces prélèvements parasitaires pour que les individus qui se donnent la peine de travailler puissent à la fois disposer des biens qu’ils ont produits et les échanger à leur juste valeur. > [!information] Page 33 La justice sociale ne viendra donc pas plus de la redistribution des revenus que de la collectivisation de l’appareil productif. Chez Proudhon, la clé de l’émancipation réside plutôt dans l’institution d’une banque – d’abord dénommée « banque d’échange » puis « banque du peuple » – chargée de court-circuiter les chasseurs de rentes en dispensant un « crédit gratuit ». Grâce à la suppression du prêt à intérêt, disparaîtront les intermédiaires qui s’enrichissent en exigeant des commissions sur les fonds qu’ils avancent et dont la propension à thésauriser entrave le développement du commerce > [!accord] Page 34 En outre, ajoute Proudhon, l’adoption d’un régime d’escompte sans frais d’intermédiation présente l’avantage d’étouffer le pouvoir du capital sans transférer ses prérogatives à l’État. Institution privée mais sans but lucratif et fondée sur l’adhésion de ceux qui recourent à ses services, la banque du peuple doit en effet sauvegarder les transactions entre ses sociétaires de la convoitise des prêteurs comme des arbitrages de la puissance publique. Autrement dit, il ne s’agit pas de socialiser mais bien de mutualiser le crédit : les moyens de paiement n’ont pas vocation à être émis par le gouvernement mais à être rendus aux citoyens. > [!approfondir] Page 35 Les infléchissements distinctifs du [[producérisme]] proudhonien portent sur les trois aspects du prisme. Premièrement, les parasites par excellence ne sont plus les aristocrates, même si la rente foncière héréditaire demeure dénoncée, mais les intermédiaires financiers qui s’enrichissent par l’usure et la spéculation. Deuxièmement, la dépendance économique n’est plus un critère d’exclusion du corps politique mais au contraire la condition dont Proudhon entend affranchir tous les travailleurs en leur restituant les moyens de l’échange et de la production. Enfin, troisièmement, les coordonnées sexuelles et raciales dont l’apôtre du mutuellisme dote l’improductivité étoffent considérablement la présomption d’autochtonie dont bénéficient les producteurs. > [!information] Page 35 Superficiellement instruit des théories différentialistes de son temps, l’autodidacte franc-comtois ne divise pas moins les improductifs en plusieurs catégories. Atteintes de déficiences congénitales mais nécessaires à la reproduction de l’espèce, les femmes seraient destinées à un rôle de procréatrices assignées au foyer conjugal [13] . De leur côté, les juifs, dont le nom Rothschild tient lieu de synecdoque, sont accusés d’être les ordonnateurs de la finance prédatrice et, à ce titre, devraient être expulsés, voire éliminés [14] . Quant aux Noirs d’Afrique et d’Amérique, l’arriération morale et intellectuelle considérable qui leur est prêtée les vouerait à être dirigés par les peuples plus développés [15] . Enfin, à la nécessité de préserver l’ordre sexuel et racial, s’ajouterait encore celle de conjurer l’arrivée de travailleurs issus de pays voisins > [!accord] Page 36 Si leur virulence a parfois un caractère idiosyncratique, la misogynie, la judéophobie, la négrophobie et la xénophobie dont fait preuve Proudhon ne se résument pas à des préjugés résiduels. Bien au contraire, elles annoncent le tour que vont prendre, à la fin du XIXe siècle, la plupart des critiques du capitalisme davantage axées sur la spoliation des créateurs de richesses par les collecteurs de rentes que sur l’exploitation des prolétaires par les propriétaires des moyens de production. ### Spoliation et exploitation : l’incidence du marxisme > [!information] Page 37 Actée dès la rédaction de Misère de la philosophie, la rupture de son auteur avec celui de Philosophie de la misère porte sur la nature même de la question sociale [17] . Pour [[Karl Marx|Marx]], on le sait, le capital n’est pas l’ultime rejeton d’un ordre juridique qui légitime les rentes, mais le produit de la relation d’emploi où s’opère l’extraction de la plus-value : plutôt que dans les licences accordées aux bailleurs et aux prêteurs, son secret réside dans la différence entre la valeur créée par l’employé et la rémunération de sa force de travail, c’est-à-dire de la marchandise que l’employeur lui achète et dont le prix correspond au coût de son entretien. > [!accord] Page 38 Loin de trouver son origine dans la dissociation du travail et de la propriété, l’inégalité qu’il creuse procède du rapport social qui fait de l’ouvrier un propriétaire de sa force de travail. Aussi sa résorption ne viendra-t-elle pas de la suppression du tribut prélevé par des parasites sur les échanges entre producteurs, mais bien de l’avènement d’un mode de production dont la marchandisation du travail aura cessé d’être le ressort : plus qu’à se délivrer des loyers et des intérêts qui entravent leurs transactions, [[Karl Marx|Marx]] appelle les travailleurs à se libérer de leur propre condition de négociant en force de travail. Car, selon lui, il ne s’agit pas de faire du travail la seule mesure de toute valeur marchande – objectif que Proudhon veut atteindre en privant les oisifs de leurs revenus –, mais au contraire de le soustraire au statut de marchandise que lui confèrent la logique du capital et les économistes libéraux. > [!information] Page 39 Le conflit entre marxistes et proudhoniens se rejouera une seconde fois, au sein de l’Association internationale des travailleurs (AIT). Fondée à Londres, en 1864, sous l’impulsion des Trade unionistes anglais, la Première Internationale accueille notamment des proches de [[Karl Marx|Marx]], qui rédige l’adresse inaugurale, et une délégation française dominée par des fidèles de Proudhon. Le différend qui va bientôt opposer ces deux groupes concerne la vocation de ce que les membres de l’AIT appellent des « sociétés de résistance », soit des syndicats de métiers que les uns destinent à la contestation du capitalisme et les autres à la construction d’une économie alternative > [!information] Page 39 Pour les mutuellistes, il s’agit surtout d’encourager la prolifération des prêts à taux zéro. Le crédit mutuel et gratuit doit à la fois former le lien qui unit les producteurs au sein de chaque « société de résistance » et s’imposer comme la relation privilégiée entre ces collectifs dont le fonctionnement est modelé sur celui de la banque du peuple. Quant aux sommes empruntées, elles seront utilisées pour alimenter des caisses de prévoyance affranchies de la tutelle patronale, mais aussi pour financer des coopératives de production et de consommation dégagées de l’emprise des spéculateurs. > [!information] Page 40 Pour les communistes, en revanche, les fonds collectés – sous forme de prêts ou de souscriptions – doivent avant tout servir à aider les grévistes en leur permettant de prolonger leur mouvement aussi longtemps que nécessaire. Aux yeux des marxistes mais aussi de Bakounine, les « sociétés de résistance » sont bien davantage des instruments de combat et de conscientisation des ouvriers que des avant-postes de coopération sincère et de commerce honnête dans un monde encore régi par des créanciers abusifs. Autrement dit, c’est la « lutte finale » contre le capital, et non quelque échappée belle hors de son orbe, qu’il incombe à l’AIT de préparer. > [!accord] Page 40 La rupture sera consommée en 1868 : mis en minorité, les mutuellistes démissionnent des instances et sont peu à peu poussés vers la sortie. Dès lors, c’est principalement en dehors de la famille socialiste que le [[producérisme]] va évoluer. Prenant acte de l’ascendant du marxisme sur le mouvement ouvrier européen, les propagateurs de l’axiologie producériste en viennent bientôt à se poser en défricheurs d’une troisième voie entre la doctrine de leurs rivaux et le libéralisme. Aux marxistes, ils reprochent à la fois de cibler les rapports de production, au lieu de se borner à supprimer la spéculation, et de vouloir substituer la dictature de l’État aux privilèges des possédants. Quant aux libéraux, il ne leur est pas fait grief de défendre le droit de propriété et de promouvoir l’économie de marché, mais seulement d’inclure les rentiers parmi les propriétaires. ### Finance cosmopolite et agitation internationaliste : les troisièmes voies > [!accord] Page 41 De la dissolution de l’AIT jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, la cause des contributeurs spoliés sera portée par des acteurs aussi disparates que les populistes aux États-Unis, les boulangistes en France et la constellation des partis antisémites allemands. Si l’engouement suscité par ces formations sera trop éphémère pour assurer durablement leur place dans le champ politique, leurs brèves carrières ne permettent pas moins à la vision du monde qu’ils défendent de gagner en cohérence autant qu’en rayonnement. > [!information] Page 41 Les arpenteurs de la voie médiane entre le libéralisme des partis bourgeois et le socialisme des membres de la Deuxième Internationale [20]  opposent l’ordre établi qu’ils réprouvent à la société de producteurs indépendants dont ils se veulent les refondateurs. Sans doute reconnaissent-ils que la révolution industrielle et ses conséquences – le machinisme, les économies d’échelle, la standardisation des marchandises, le développement urbain, l’essor des sociétés par actions – font obstacle à la réalisation de leurs aspirations. > [!information] Page 42 Aux États-Unis, la plateforme de l’éphémère People’s Party, fondé à Omaha en 1892, illustre bien cette quadruple préoccupation [21] . Elle adopte d’abord la proposition de l’économiste Henry George, pour qui les revenus procédant de la fécondité de la terre – plutôt que du travail des hommes – doivent être reversés à la communauté sous la forme d’une taxe foncière [22] . Elle s’en prend ensuite aux « barons voleurs » qui concentrent le capital industriel entre leurs mains et s’entendent pour empêcher l’augmentation des salaires et la réduction de la durée du travail journalier > [!accord] Page 44 Radicale dans sa dénonciation des distorsions entre la peine qu’un homme se donne et la compensation qu’il en retire, la plateforme d’Omaha se garde pourtant de plaider pour l’établissement de nouveaux rapports de propriété et de production. Fidèles à l’esprit de la démocratie rêvée par Thomas Jefferson – soit une société de yeomen labourant leur lopin de terre et exigeant de leurs représentants la garantie de pouvoir disposer du fruit de leurs efforts –, ses rédacteurs n’ambitionnent pas de rompre avec le capitalisme. « Prisonniers du rêve américain », comme s’en désolait l’historien marxiste [[Mike Davis]] dans son livre éponyme, ils se bornent à fustiger les rentes de situation extraites par les élites parasitaires et la concurrence déloyale imposée par des intrus inassimilables ^1ea549 > [!information] Page 44 France, un projet analogue se fait jour dans l’entourage du général Georges Boulanger, même si, paradoxalement, la philosophie sociale du boulangisme ne prend véritablement corps qu’après le coup d’État avorté et la disparition de son héros – c’est-à-dire après son exil, suivi de son suicide, en 1891. Rassemblés autour de Maurice Barrès, les rescapés de l’aventure se qualifient volontiers de « socialistes révisionnistes [27]  ». Toutefois, la collectivisation des moyens de production ne figure aucunement à l’horizon de leur socialisme > [!information] Page 45 Le programme économique de ces rédempteurs de la nation française s’apparente à un protectionnisme intégral. Y figurent la réglementation du crédit – voire la nationalisation des banques – afin d’empêcher les spéculateurs d’entraîner les capitaux dans les circuits de la finance internationale, le relèvement des tarifs afin de sauver les artisans et les petits exploitants agricoles de la ruine où les conduit le libre-échange, et d’importantes restrictions à l’accès des prolétaires étrangers au marché du travail afin de conjurer la hausse du chômage et la baisse des salaires. D’une manière générale, réduire la porosité du territoire apparaît aux « révisionnistes » comme le moyen privilégié de renouer avec la prospérité tout en resserrant les liens entre les classes qui y contribuent. Car c’est à leurs yeux de la perméabilité des frontières que tirent parti les prédateurs, tant pour ponctionner les richesses créées par les producteurs français, qu’ils soient salariés ou propriétaires de leur outil de travail, que pour attiser les tensions entre eux. > [!information] Page 46 Comme l’écrit Barrès dans son essai Contre les étrangers, « la loi des harmonies économiques, c’est-à-dire la solidarité des différentes parties du corps social, n’est vraie que dans l’intérieur d’un même pays [30]  », Or tant les amis de Léon Gambetta et de Jules Ferry que les membres de la Deuxième Internationale sont jugés coupables de déroger à cette loi. Les uns parce qu’ils servent les intérêts de la bourgeoisie cosmopolite aux dépens des producteurs français, les autres parce qu’ils égarent les travailleurs natifs dans la poursuite d’une chimérique union « des prolétaires de tous les pays [31]  ». > [!accord] Page 47 Pour autant, il ne s’agit pas de chercher l’unité des siens en s’en prenant aux étrangers hors des frontières. C’est plutôt en purgeant la société des éléments allogènes présents sur son territoire que le peuple français doit retrouver sa cohésion [32] . Principalement dirigés contre les juifs et les travailleurs immigrés, les appels à l’épuration, ou tout au moins aux discriminations raciales, vont donc jouer un rôle croissant dans le nationalisme des socialistes révisionnistes. > [!accord] Page 47 Conformément au réquisitoire déjà dressé par Proudhon, les juifs sont concurremment accusés de corrompre le personnel politique en le gratifiant de pots de vin, d’étrangler les chefs d’entreprise en leur imposant des prêts à des taux usuraires, d’escroquer les épargnants en spéculant avec leurs économies et de tromper l’opinion publique en faisant main basse sur la presse. Parce que l’hostilité aux brasseurs de liquidités est susceptible de traverser les classes – depuis les travailleurs révoltés par l’écart des fortunes jusqu’aux patrons excédés par le renchérissement du crédit en passant par la petite bourgeoisie menacée de prolétarisation –, la désignation d’une population ataviquement encline aux métiers d’argent répond aux vœux des socialistes révisionnistes. Pointer du doigt une race de courtiers et de prêteurs qui prélèvent leurs revenus sur ce que les autochtones produisent leur permet de conjuguer dans un même opprobre les sentiments d’injustice sociale et d’indignation patriotique qu’ils tiennent pour les ferments de la solidarité nationale. > [!information] Page 48 Associé à [[Karl Marx|Marx]] et plus généralement au parti social-démocrate allemand, le socialisme « enjuivé » que dénonce le clan révisionniste souffre à ses yeux d’une triple tare : il est internationaliste mais aussi collectiviste et étatiste. Premièrement, rappellent les barrésiens, la lutte des classes dont se réclament les marxistes est aussi aveugle aux valeurs morales que les employeurs attachés à leur patrie partagent avec leurs employés qu’aux inimitiés qui séparent les travailleurs issus de cultures différentes. Deuxièmement, l’expropriation que prône l’auteur du Capital vise tous les détenteurs de capitaux au lieu de se limiter aux intermédiaires financiers qui privent les producteurs de leur dû. Enfin, troisièmement, [[Karl Marx|Marx]] et ses disciples gagent l’émancipation sur la substitution d’une dictature du prolétariat au parlementarisme bourgeois, alors qu’il s’agirait plutôt d’encourager la libre association des créateurs de richesses en fonction de leurs affinités traditionnelles et de leurs liens de voisinage – quitte à miser sur une forme de césarisme pour assurer la décentralisation du pouvoir. > [!accord] Page 49 L’antisémitisme à deux versants que développent les républicains nationalistes leur est d’autant plus précieux qu’il dessine un portrait en creux de la France proudhonienne dont ils rêvent, à savoir une société autarcique de producteurs indépendants entretenant des relations de coopération volontaire – parce que fondée sur un patrimoine culturel commun – et de concurrence équitable – parce que délivrée des usuriers et des spéculateurs. > [!information] Page 49 Les juifs ne sont pourtant pas les seuls à pâtir de la racialisation du [[producérisme]]. Les travailleurs étrangers font eux aussi l’objet d’un procès en parasitisme. Or, dans ce domaine comme en matière d’antisémitisme, les « boulangistes de gauche » figurent parmi les mieux placés pour donner une tonalité sociale aux craintes qu’ils attisent. Nombre de conservateurs rechignent en effet à indisposer le patronat avec des quotas ou une taxe sur l’emploi des allochtones, tandis que l’obédience marxiste revendiquée par Jules Guesde et [[Paul Lafargue]] retient les chefs de file du Parti ouvrier français (POF) de relayer les sentiments xénophobes éprouvés par une partie de leur base ^61ba17 > [!information] Page 50 À cet exposé censément factuel s’ajoute toutefois une argumentation culturaliste et racialiste : non contents de prendre de la place et des ressources, se lamente Barrès, les allochtones altèrent la consistance de l’identité nationale et précipitent la décadence du peuple français > [!information] Page 50 En outre, quel que soit le reproche retenu, l’étiologie qui en est proposée pointe à son tour vers des causes antinomiques : les défauts prêtés aux étrangers peuvent être rapportés à leur culture d’origine – la grossièreté des Belges, l’agressivité des Italiens, la filouterie des Allemands –, mais aussi au déracinement consécutif de leur émigration. Enfin, le danger qu’ils sont supposés présenter procède alternativement de leur propension à demeurer entre eux et de la mixité raciale dont ils sont les agents : dans un cas, le péril migratoire s’apparente à un kyste sur l’épiderme du corps social, dans l’autre, à une infection fautrice de dégénérescence nationale > [!accord] Page 51 En recrutant le [[producérisme]] proudhonien pour leur projet de redressement national, Barrès et ses comparses révisionnistes lui apportent deux ajustements majeurs au regard de son évolution politique : ils le constituent en voie médiane entre un libéralisme et un communisme jugés également attentatoires à l’intégrité de la nation et ils achèvent d’affecter sa racialisation à l’illustration du contraste entre le peuple méritant et ses deux types d’antagonistes – les détrousseurs d’épargnants et les substituts aux travailleurs natifs. > [!approfondir] Page 52 Comme le montre l’historien George Mosse, la création du Reich a bien davantage attisé la rancœur que suscité la fierté des milieux sensibles à la conception völkisch de la nation allemande [36] . Car, si les Prussiens ont bien rassemblé dans un même État les composantes d’un peuple longtemps fragmenté, tant la « cage de fer » bureaucratique mise en place par Otto von Bismarck que la priorité accordée par le chancelier au développement industriel et urbain empêchent l’esprit du Volk germanique d’habiter le corps social > [!information] Page 53 À la recherche d’une troisième voie entre les nationaux libéraux qui soutiennent l’action de Bismarck et les socio-démocrates dont l’influence s’étend en dépit de leur exclusion du champ électoral, les chantres du Volk qui s’aventurent sur le terrain politique espèrent concilier les dépits concurremment éprouvés par diverses catégories de déphasés : aristocrates sans liens avec l’industrie, artisans et boutiquiers inadaptés à la consommation de masse, paysans menacés par la rareté du crédit et les importations, fonctionnaires arrêtés dans leur ascension professionnelle, intellectuels en mal de reconnaissance académique > [!information] Page 53 Les initiatives visant à les fédérer s’efforcent d’imputer leur sentiment de relégation aux manigances d’usurpateurs sociaux, économiques et intellectuels – bourgeois parvenus, intermédiaires financiers improductifs, trafiquants de théories spécieuses. Ceux-ci apparaissent d’autant plus dangereux aux yeux de leurs contempteurs qu’ils sont à la fois étrangers à l’esprit du peuple allemand et suffisamment familiers de ses valeurs pour abuser de lui efficacement. L’antisémitisme sera donc le ciment privilégié de la coalition imaginée par les militants de la cause völkisch. Contemporaine de la proclamation du Reich, l’émancipation des juifs peut en effet être invoquée comme la raison principale du dévoiement de l’Allemagne réunifiée  > [!information] Page 54 Stoecker, qui qualifie volontiers les juifs de « sangsues », attribue la paupérisation des classes moyennes à leur parasitisme. Il tire en outre parti de l’arrivée de réfugiés chassés par les pogroms en Russie et en Roumanie pour situer le péril qu’il dénonce aux deux extrémités de l’échelle sociale : aux banquiers et autres intermédiaires financiers qu’il accuse de ruiner la petite bourgeoise (Mittelstand) et de placer les Junkers sous leur coupe, s’ajoutent les miséreux qui, à peine la frontière franchie, viennent grossir les rangs de la subversion socialiste. > [!information] Page 54 De son côté, Otto Böckel s’emploie à mobiliser les paysans de sa région contre le capitalisme prédateur qu’il associe aux juifs. L’ennemi protéiforme qu’il les engage à combattre est concurremment accusé de réclamer des taux d’intérêt exorbitants, de faire payer les fournitures au prix fort et de spéculer sur le cours des denrées ### Épuration de la population et expansion du territoire : la fuite en avant nazie > [!information] Page 57 En outre, à la collusion des puissances rivales s’ajoute la conspiration des ennemis de l’intérieur. Proclamée deux jours avant la fin des hostilités, la République de Weimar se voit en effet accusée de placer le Volk sous la coupe de ses plus redoutables antagonistes : aussi habiles dans la corruption des institutions libérales que dans le noyautage des formations socialistes et communistes, les juifs useraient du nouvel ordre international pour faire avancer la réalisation de leur projet d’inversion de la hiérarchie des races > [!information] Page 58 Reste qu’au début des années 1920, la mise en œuvre d’un tel programme n’est pas encore à l’ordre du jour : les réparations de guerre condamnent l’Allemagne à l’impuissance et, à intérieur des frontières, les échecs successifs des putschs de Wolfgang Kapp et d’Adolf Hitler montrent que le rapport de forces n’est pas favorable aux partisans du réarmement militaire et moral. Pour changer la donne, le directoire du petit parti national-socialiste se donne alors pour tâche d’élargir sa base > [!accord] Page 58 Car, loin d’exercer un ascendant démographique et économique sur les autres puissances européennes, l’Allemagne qu’ils rêvent de relever se trouve désormais dans une situation de faiblesse inédite : ballottée entre hyperinflation et récession profonde, il lui faut à la fois endurer l’impudence du revanchisme français, quémander les largesses du capitalisme anglo-américain et vivre sous la menace du communisme soviétique et de ses surgeons locaux. > [!information] Page 59 Embrasser le progrès scientifique et technique sans renoncer à la fustigation du déracinement et de la civilisation urbaine, mais aussi exalter la mobilisation et l’organisation des foules sans cesser de condamner le collectivisme : tels sont alors les défis qu’une rhétorique nazie encore balbutiante se propose de relever. Pour y parvenir, ses concepteurs disposent d’un modèle politique à l’étranger – les fascistes italiens s’emploient à allier technophilie débridée et culte d’un passé glorieux – mais aussi de ressources intellectuelles locales. C’est en effet un [[producérisme]] mutant qui se fait jour chez les auteurs que l’historien Jeffrey Herf qualifie de « modernistes réactionnaires [46]  ». > [!information] Page 59 Parmi eux, figurent notamment l’écrivain Ernst Jünger, le juriste [[Carl Schmitt]] et l’économiste Werner Sombart. Le premier annonce la transformation du petit producteur attaché à ses racines et épris d’autarcie en « travailleur » forgé par la guerre, accouplé à la machine et animé d’une ferveur patriotique sacrificielle ; le deuxième délaisse le césarisme décentralisateur cher aux boulangistes pour confier la dissolution du parlementarisme au « décisionnisme » d’un chef d’État mobilisateur ; enfin, le troisième mérite une attention particulière en raison de la scission qu’il opère, au sein de l’« esprit du capitalisme » wébérien, entre l’ethos de l’entrepreneur héroïque et le cynisme du marchand calculateur. ^dd4ac2 > [!approfondir] Page 60 Tout en reconnaissant les mérites de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Sombart estime que son collègue et ami [[Max Weber]] s’est trompé en faisant du protestantisme l’unique propulseur spirituel du mode de production capitaliste. Car, selon lui, il convient de distinguer deux esprits du capitalisme. Le premier, dont l’Allemagne protestante serait le berceau, se caractérise par le goût de l’effort, l’intuition, la créativité, le souci des choses concrètes, mais aussi la mémoire : issu de la forêt et attaché à la glèbe, l’entrepreneur allemand est fidèle au sol sur lequel il bâtit et à la communauté qu’il mène à la prospérité. Tout autre est le second esprit, dont Sombart affirme qu’il témoigne de l’influence juive sur le capitalisme « tardif » : né dans des déserts trop arides pour être cultivés ou aimés, cet esprit habite des marchands et des banquiers qui répugnent au labeur pénible mais savent tirer profit du travail d’autrui ; qui n’inventent rien de tangible mais excellent dans le calcul abstrait ; qui ignorent l’attachement à une terre ou la loyauté à son peuple mais élisent domicile dans tous les canaux où l’argent circule. > [!accord] Page 61 Publié en feuilleton à partir de 1910, Les Juifs et la vie économique connaît un succès au moins égal à l’essai de Weber. Au cours des premières années d’après guerre, même si son auteur ne fera jamais partie du sérail nazi, le déplacement de l’axiologie producériste qu’il opère répond bien aux besoins de la stratégie discursive des dirigeants du parti national-socialiste : il leur permet en effet de réhabiliter la concentration du capital industriel requise par le réarmement sans en rabattre sur la dénonciation de la finance parasitaire > [!information] Page 62 Prolongeant pour son compte la dualité des « esprits » posée par Sombart, Feder oppose deux types de capital, l’un qu’il nomme fécond ou créateur (Schaffendes Kapital), l’autre qu’il traite de rapace ou de prédateur (Raffendes Kapital). Investi dans l’agriculture ou l’industrie, le premier génère les biens et les services qui répondent aux besoins de la communauté et mérite à ce titre d’être adéquatement rémunéré. Le second, en revanche, octroie des prêts dont les taux usuraires asservissent ceux qui les contractent et dont les intérêts sont affectés à la thésaurisation ou à la spéculation. Autrement dit, les capitalistes créateurs reçoivent la contrepartie de leur contribution à la prospérité collective, alors que les capitalistes prédateurs s’enrichissent à ses dépens > [!information] Page 63 Probablement rédigé par Anton Draxler et Hitler, qui le présente pour la première fois en 1920, le « programme en 25 points du Parti national-socialiste des travailleurs allemands » véhicule le pangermanisme antisémite et xénophobe de ses coauteurs mais inclut également une série de mesures économiques et sociales qui portent la marque de Feder. On y trouve d’abord des exigences telles que la création d’une « grande Allemagne » munie de colonies de peuplement pour faire face à son expansion démographique, la déchéance de citoyenneté pour les juifs et les autres minorités ethniques, ou encore la suspension de toute immigration et la déportation des résidents arrivés après 1914. Mais vient ensuite la fameuse suppression de la servitude de l’intérêt – et plus généralement « de tous les revenus qui ne sont pas dus au travail et à l’effort » – à laquelle s’ajoutent « l’interdiction de toute spéculation foncière », la nationalisation des trusts et même la participation des employés aux profits des grandes entreprises. > [!information] Page 63 Utiles à la consolidation de la doctrine du parti jusqu’au tournant des années 1930, les mesures économiques du « programme en 25 points » deviennent importunes lorsque la séduction des milieux d’affaires prend le pas sur la fidélisation de l’électorat déjà acquis à la conception nazie de la justice sociale. Or les élites économiques font clairement comprendre à Hitler que leur soutien dépend de l’abandon de mesures défendues par Feder – qu’il s’agisse de la nationalisation des banques, de l’instauration graduelle du crédit gratuit, de la suppression de la rente foncière ou de la participation des employés aux bénéfices des entreprises. Parce que le réarmement est sa seule véritable préoccupation, le futur chancelier ne tarde pas à obtempérer. Une fois parvenu au pouvoir, il évite toute allusion à la servitude de l’intérêt et s’en remet plutôt aux recommandations du banquier Hjalmar Schacht, qui dirigera la Reichsbank jusqu’en 1939 et le ministère des Finances de 1934 à 1937. De son côté, Feder perd aussitôt toute influence > [!information] Page 65 Hitler se persuade bientôt que la conquête de l’« espace vital » ne peut attendre : plutôt que l’aboutissement d’une révolution intérieure, il voit dans l’expansion continentale de l’Allemagne un préalable à l’accomplissement de son destin. Comme le souligne l’historien Adam Tooze, ses écrits postérieurs à Mein Kampf témoignent d’une fascination envieuse à l’égard des États-Unis, dont la réussite s’explique à ses yeux par l’immensité de leur territoire. Par conséquent, afin de concurrencer puis de surpasser la puissance américaine, tout doit être mis en œuvre pour constituer la « grande Allemagne » au plus vite > [!accord] Page 65 Après la défaite du IIIe Reich, l’effroyable bilan de ce double processus d’élargissement et de nettoyage du domaine réservé au Volk ne va pas élever le nazisme au rang d’abomination dont l’humanité devrait être à jamais préservée sans jeter le discrédit sur ses précurseurs – soit sur les formes antérieures de racialisation du prisme producériste. À la différence du racisme inhérent à la domination coloniale, dont les dirigeants des anciennes métropoles s’efforceront longtemps encore d’occulter ou au moins de mitiger l’ignominie, la projection de caractères raciaux sur l’antagonisme des producteurs et des parasites devra à son implication dans le projet nazi d’être durablement disqualifiée. Pour autant, le [[producérisme]] lui-même sortira largement indemne de son appropriation par les partis d’extrême droite dans l’entre-deux-guerres et ne sera pas davantage affecté par la répudiation de leur conception de la lutte des races à l’issue du second conflit mondial. ### Royalisme économique et démocratie industrielle : Roosevelt et la nouvelle donne > [!information] Page 66 Dans les années 1930, les promoteurs de la régénérescence raciale ne sont pas les seuls à faire usage de l’antinomie du producteur et du parasite. Le recours à l’axiologie producériste témoigne aussi de la volonté d’arracher le capitalisme à ses propres turpitudes, telle qu’elle se manifeste aussi bien dans le New Deal rooseveltien que dans la doctrine économique keynésienne. Ainsi Franklin D. Roosevelt dépeint-il volontiers ses adversaires en « royalistes économiques [54]  » déterminés à user de leur fortune pour s’emparer du gouvernement et priver les citoyens ordinaires du droit de jouir des fruits de leur travail. De l’autre côté de l’Atlantique, le contraste entre les usages « entrepreneuriaux » et « spéculatifs » du capital est au cœur de La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie et informera ensuite le consensus méritocratique des premières décennies d’après guerre. > [!information] Page 67 En 1933, lorsque Roosevelt prend ses fonctions, la survie du capitalisme américain semble compromise : le chômage touche un quart de la population active, la production dans l’industrie manufacturière a baissé de près de 40 % depuis 1929, et des milliers de banques ont fait faillite. Assourdie par le désarroi, la colère ne se manifeste pas moins par des occupations d’usines et des soulèvements sporadiques de fermiers ruinés, tandis que les élites économiques et les élus Républicains persistent à attendre le salut de l’autorégulation marchande et de la répression des impatients > [!information] Page 68 Même si certains, notamment au sein du mouvement syndical, caressent l’espoir d’une socialisation progressive de la production, pas plus Roosevelt lui-même que les élus de son parti n’entendent rompre avec un régime de libre entreprise. Afin de parer aux accusations de communisme auxquelles les expose leur volonté de contrôler les transactions financières, de démanteler certains monopoles et d’attenter à la concentration de la fortune, les architectes du New Deal situent volontiers leur action dans la vénérable réprobation des rentiers qui accaparent les richesses sans contribuer à leur production. > [!accord] Page 68 Si, conformément à ce qu’il est convenu d’appeler le « rêve américain », l’ethos vanté par l’administration démocrate et ses alliés demeure celui du producteur assidu et jaloux de son indépendance, les conditions dans lesquelles il doit se manifester sont celles d’une société industrielle qu’il a vocation à imprégner de ses vertus. Autrement dit, il ne s’agit pas de brandir le propriétaire autonome et entreprenant comme une objection à la modernité aliénante, mais bien d’en extraire un patrimoine moral commun aux différentes classes – en dépit de leurs intérêts parfois divergents – aux fins d’en faire le ciment de leur conciliation. > [!approfondir] Page 69 Du côté du capital, l’opération est facilitée par la prépondérance des sociétés anonymes cotées en Bourse, dont la direction est davantage assurée par des managers salariés que par les actionnaires. Or, comme le souligne Adolf Berle – coauteur d’un ouvrage majeur sur la séparation du pouvoir et de la propriété dans l’entreprise moderne [56]  et membre éminent du premier cercle (Brain Trust) de Roosevelt –, la priorité du manager n’est pas la maximisation des profits dont l’actionnaire collecte les dividendes sans y avoir contribué par son travail, mais bien la croissance de la firme elle-même et ses répercussions tant sur l’ensemble des parties prenantes de la compagnie que sur la société tout entière. > [!accord] Page 70 Producériste, au double sens où il repose sur l’alliance des contributeurs au redressement national et où il les oppose aux élites prédatrices, le compromis social visé par le New Deal fait également la part belle à un consumérisme déjà encouragé avant la crise de 1929. Loin d’être fustigée comme une trahison de l’esprit du producteur indépendant, la consommation de masse, dont l’administration attend qu’elle contribue à la relance de l’économie, fait figure de compensation méritée pour les sacrifices concurremment consentis par les travailleurs à la chaîne et par les cadres dirigeants, mais aussi de voie que les premiers sont invités à emprunter pour accéder au mode de vie des seconds. > [!approfondir] Page 71 Largement composée de salariés et de demandeurs d’emplois issus des milieux et des minorités les moins favorisés, la coalition qui porte Roosevelt au pouvoir et assure ses réélections est assurément peu demandeuse de stigmatisation des parasites d’en bas. Pour autant, l’inclusivité de la « nouvelle donne » comporte d’importantes limites. > [!information] Page 71 Premièrement, soucieuse de ne pas aliéner sa base blanche dans les États du Sud, l’administration démocrate se garde de combattre la ségrégation raciale – au point de refuser son soutien à des propositions de loi relatives à l’interdiction du lynchage et à l’abolition des restrictions au droit de vote. Pis encore, les administrations créées par le New Deal intègrent la discrimination dans leurs propres règlements > [!information] Page 72 Deuxièmement, même si Roosevelt lève certaines des restrictions à l’immigration que son prédécesseur avait imposées au titre de remède à la Grande Dépression, les États-Unis rechignent à ouvrir leurs frontières aux réfugiés, notamment les juifs cherchant à fuir l’Allemagne. Jusqu’au début de la guerre, le président s’emploie même à minimiser les persécutions commises par les régimes nazi et fasciste, tant pour éviter d’entrer en conflit avec Hitler ou Mussolini que pour s’épargner l’obligation d’accueillir les victimes de leurs crimes > [!information] Page 72 Enfin, troisièmement, l’idéal-type du producteur méritant dont le New Deal s’engage à favoriser le bien-être demeure un père de famille qui aspire à prendre soin des siens avec les revenus de son travail. Pour lui conserver son profil, les agences fédérales multiplient les dispositions destinées à limiter la présence des femmes, et en particulier des femmes mariées, sur le marché de l’emploi : les administrations publiques ne peuvent engager qu’un seul membre d’un même couple, la discrimination salariale est la norme dans tous les secteurs où la mixité est tolérée, et les entreprises privées sont activement incitées à privilégier le recrutement des hommes. ### Entreprise et spéculation : Keynes et la rédemption du capitalisme > [!information] Page 73 Comme [[Max Weber]], l’économiste anglais rapporte le capitalisme à un esprit, ou tout au moins à une disposition psychique [66]  : à défaut de mentionner le sociologue allemand ou l’éthique protestante, c’est bien d’une propension à différer la jouissance qu’il fait procéder le développement économique de l’Occident. Mieux encore, Keynes précise qu’une telle retenue ne relève pas de l’anticipation d’une satisfaction différée plus intense mais plutôt de l’espoir d’accumulation infinie que fait naître son report incessant ^52aea4 > [!information] Page 74 D’où vient que, livré à lui-même, le capitalisme soit voué à trahir les promesses qu’il fait miroiter ? Keynes estime que ce paradoxe témoigne de la dualité des motivations qui animent les détenteurs de capitaux. Un peu à la manière de Werner Sombart, il scinde l’esprit auquel se réfère Weber en deux instincts antinomiques – l’un qui favorise la production des richesses, l’autre qui fait obstacle à leur répartition optimale –, même si l’arrivée au pouvoir de Hitler le persuade de ne plus associer les juifs aux méfaits du second > [!accord] Page 75 À mesure que s’estompent les interdits religieux pesant sur la monétisation du temps, avance Keynes, d’aucuns vont risquer leurs propres ressources, ou celles d’associés gagnés à leur impétuosité, dans des aventures à l’issue imprévisible. Tous ces pionniers du capitalisme ne verront certes pas leur audace récompensée, mais les succès remportés par les plus chanceux suffiront à amorcer le développement économique du monde occidental. > [!approfondir] Page 76 Car, au-delà de l’appât du gain, soutient encore l’auteur de la Théorie générale, c’est aussi de la « satisfaction (autre que pécuniaire) à construire une usine ou un chemin de fer, à exploiter une mine ou une ferme [70]  » que témoignent les investissements auxquels se sont livrés les entrepreneurs des temps héroïques. Sans doute le rendement attendu de ces constructions et de ces exploitations a-t-il conduit leurs instigateurs à exproprier des populations entières et à infliger des conditions de travail effroyables à leurs employés. Pour autant, Keynes estime qu’à terme, le renouvellement des paris sur l’avenir passe par la formation d’une main-d’œuvre en meilleure santé et plus qualifiée ainsi que par l’accroissement des exigences et du nombre des consommateurs solvables. Les conditions d’entretien des esprits animaux seraient donc de nature à entraîner l’humanité tout entière vers l’abolition de la rareté. > [!accord] Page 77 À lui seul, toutefois, ce mécanisme tend à privilégier les entreprises les moins risquées et par conséquent à freiner une expansion économique dont l’expérimentation hasardeuse est le ferment. Pour empêcher la propension à thésauriser de prendre l’ascendant sur l’incitation à investir, il a donc fallu que se développent des marchés boursiers qui, à défaut de calmer pleinement les anxiétés des investisseurs, leur offrent l’opportunité de réviser leur jugement aussi souvent qu’ils le souhaitent. Susceptibles d’être achetées et vendues à tout moment, les actions émises par les sociétés cotées en Bourse ont en effet considérablement amoindri l’aversion au risque des détenteurs de fonds et par conséquent permis la multiplication des investissements > [!information] Page 78 Pour les managers en charge de leur direction, les sociétés anonymes doivent être gouvernées en fonction de l’« efficacité marginale du capital », c’est-à-dire des perspectives de rendement à long terme de leurs investissements : appelée « entreprise » par Keynes, cette logique relève sans doute de la quête du profit mais n’en est pas moins tendanciellement compatible avec une distribution optimale du produit, dans la mesure où le plein emploi et l’augmentation des revenus salariaux sont conformes aux économies d’échelle et à la consommation de masse dont dépendent les bénéfices. > [!information] Page 78 De leur côté, les détenteurs du capital de ces mêmes sociétés réservent leur attention au cours des titres qu’ils ont en leur possession, soit à une courbe qui fluctue en fonction de l’humeur des négociants qui arpentent les Bourses. Qualifié de « spéculation » par la Théorie générale, le jugement que les actionnaires portent sur un investissement dépend bien moins du flux de revenus qu’il est susceptible de générer sur le temps long que de l’accueil que les marchés s’apprêtent à lui réserver. Or ces derniers sont généralement peu enclins à s’enthousiasmer pour des projets dont la rentabilité passe par une immobilisation prolongée du capital et une augmentation substantielle de la masse salariale. > [!accord] Page 79 Le propos de Keynes n’est certes pas de condamner le capitalisme, ni même de suggérer qu’il aurait pu suivre une autre trajectoire. Car, en libérant l’incitation à investir des entraves de la thésaurisation et de l’usure, c’est à ses yeux la liquidité des actifs financiers qui a permis aux sociétés occidentales d’envisager l’abolition de la rareté. L’économiste ne considère pas davantage que le régime de libre entreprise a fait son temps et qu’en raison des dépressions cycliques dont il est la proie, l’heure est venue de lui substituer un autre mode de production. Au contraire, il estime urgent de protéger le dynamisme entrepreneurial de la fièvre spéculative qui menace de l’emporter, de manière à éviter que le ressentiment généré par les retombées des crises – surproduction, déflation, chômage – ne signe l’arrêt de mort des démocraties libérales. > [!information] Page 81 Keynes rejoint une nouvelle fois les promoteurs du New Deal en appelant à une forte implication de la puissance publique : seul l’État, affirme-t-il, est « en mesure de calculer l’efficacité marginale des capitaux avec des vues lointaines et sur la base des intérêts sociaux de la communauté » ; par conséquent, il devrait revenir à ses représentants de « prendre une responsabilité sans cesse croissante dans l’organisation de l’investissement [72]  ». > [!accord] Page 81 Cependant, l’interventionnisme dont il est ici question ne s’apparente aucunement à une transition vers le socialisme. Loin de prôner la collectivisation, même graduelle, des moyens de production, l’auteur de la Théorie générale cherche au contraire à conjurer les sentiments de dépit et de colère dont se nourrissent les socialistes [73] . Bien plus, son opposition à toute confiscation se double d’une forte rétivité aux mesures coercitives. S’il s’amuse à caresser l’idée d’une loi qui contraindrait les investisseurs à traiter leurs décisions avec la solennité attendue de jeunes époux – soit à s’engager pour la vie dans le financement d’une seule entreprise –, sa plaisanterie lui sert avant tout à souligner que le capitalisme libéral ne peut être sauvé par des réformes liberticides. ### Efforts partagés et compensations équitables : le compromis méritocratique d’après guerre > [!approfondir] Page 82 Clé de voûte de la doctrine keynésienne, l’opposition entre « entreprise » et « spéculation » informe les accords de Bretton Woods, dont l’économiste britannique est le principal inspirateur. L’architecture de l’ordre financier qui prévaut jusqu’au début des années 1970 ambitionne en effet de renforcer l’incitation à investir des détenteurs de capitaux au détriment de leur propension spontanée à préférer la liquidité. Pratiquement, il s’agit de rendre les marchés boursiers aussi peu excitants que possible, de manière à décourager les placements spéculatifs. Faute d’alternative, les investisseurs seront contraints de réserver leurs largesses à un capitalisme vertueux parce que productif. > [!information] Page 83 Pour parvenir à leurs fins, les artisans de la régulation dite néokeynésienne du capitalisme misent sur plusieurs types d’interventions dans l’environnement des agents économiques. Tout d’abord, le nouveau système monétaire établi lors de la conférence de Bretton Woods impose des taux de change fixes, de manière à empêcher les paris sur l’évolution des cours, et se soustrait partiellement à l’emprise de l’étalon or – même si, en dépit des efforts de Keynes, c’est le dollar, et non une devise internationale, qui est affecté aux transactions entre États et demeure convertible en métal précieux. À la fixation des rapports de change entre monnaies s’ajoute la réglementation des transactions financières : créés à Bretton Woods, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD, qui deviendra ensuite la Banque mondiale) en assument à l’époque la responsabilité et octroient un large pouvoir de contrôle aux États membres. > [!accord] Page 84 Davantage qu’une sensibilité distinctive et associée à des formations particulières – tels les partis en quête d’une troisième voie à la fin du XIXe siècle –, le [[producérisme]] d’inspiration keynésienne qui prévaut dans les premières décennies d’après guerre constitue un cadre relativement contraignant pour tout le spectre politique dans les pays développés du bloc occidental. Autrement dit, tant les défenseurs du libéralisme économique que les partisans d’une transition démocratique vers le socialisme se gardent de miser sur les ressources de leurs seules doctrines pour emporter l’adhésion d’une majorité de leurs concitoyens. Attentifs à conjurer les soupçons d’affairisme et de gabegie respectivement associés à la libre circulation des capitaux et à la redistribution impérative des revenus, les uns et les autres apprennent, sinon à transiger avec leurs principes, du moins à les passer au crible de l’opposition morale entre la contribution et l’abus. > [!accord] Page 85 Prudemment soustraits aux assignations ethno-raciales explicites, les parasites susceptibles de menacer la prospérité et la concorde nationales ne conservent pas moins leurs profils traditionnels – du rentier qui n’investit pas dans la création de richesses utiles à ses compatriotes au chômeur qui abuse des dispositifs de redistribution des ressources. Leurs conduites demeurent par conséquent interprétées comme la manifestation d’une incompatibilité culturelle avec l’idéal méritocratique censé animer les producteurs autochtones – que ceux-ci soient ouvriers, cadres ou patrons. En outre, les revenus des ménages procèdent encore largement de l’activité professionnelle des hommes, tandis que les travailleurs issus des anciens empires coloniaux demeurent cantonnés en lisière de la citoyenneté. Aussi est-ce bien à un père de famille blanc et « de souche » que correspond l’idéal-type du contribuable solidaire et productif > [!information] Page 88 Référence partagée jusqu’au milieu des années 1960, l’axiologie producériste sera au contraire élevée au rang d’obstacle majeur à une révolution réellement émancipatrice par les mouvements sociaux qui vont marquer la seconde moitié de la décennie. Les critiques qui lui sont adressées portent concurremment sur l’alliance de classes et le patriotisme qu’elle charrie, sur les discriminations raciales et la domination masculine dont elle assure la reconduction tacite, mais aussi sur sa perversion intrinsèque, dans la mesure où, loin d’éveiller les travailleurs à l’aliénation inhérente au salariat, elle les invite à placer leur fierté dans la pénibilité des tâches auxquelles leur condition les assigne. > [!accord] Page 88 Le manque de combativité que la « nouvelle gauche » reproche à la classe ouvrière occidentale est rapporté au statut de producteurs méritants que ses membres, sur les recommandations des organisations qui les représentent, acceptent de partager avec leurs exploiteurs. Car, une fois admis que les patrons et les ouvriers qui ne ménagent pas leur peine pour faire œuvre utile peuvent également s’enorgueillir de contribuer à la prospérité de la nation, leur antagonisme se réduit à une suite de désaccords négociables sur la répartition des revenus de la production et largement solubles dans l’accès des salariés à la consommation de masse. Autrement dit, le [[producérisme]] et le consumérisme qui en est le pendant sont tenus pour responsables de la réconciliation des exploités avec leur condition d’employés du capital > [!accord] Page 89 Accusé d’étouffer l’aspiration des prolétaires à l’émancipation, le consensus méritocratique est perçu par ses critiques comme une manière d’acheter la paix sociale au prix d’une exaltation de la « valeur travail » et de l’assurance de sa convertibilité en oripeaux du confort bourgeois. Mais il est en outre imputé aux artisans de ce marchandage de reporter son coût sur celles et ceux qui demeurent exclus de son orbe. Comme le soulignent les féministes et les militants anti-impérialistes, l’amortissement de la politique d’apaisement des travailleurs du Nord incombe avant tout aux femmes, privées d’une part des droits concédés à leurs concitoyens mâles et encore largement affectées à la reproduction de la force de travail [81] , ainsi qu’aux populations du Sud, exposées au pillage des ressources de leurs pays par les puissances néocoloniales [82]  et surexploitées lorsqu’elles viennent chercher un emploi dans les anciennes métropoles. > [!accord] Page 90 Faute de réenclencher la dynamique révolutionnaire, la mise en cause radicale des équilibres d’après guerre va exposer les régimes politiques occidentaux à ce que l’anthropologue [[David Graeber]] a appelé « une crise de l’inclusion [83]  ». Inquiets de l’afflux, de la virulence et surtout de l’imprévisibilité des défis auxquels ils sont confrontés, les gouvernants vont d’abord tenter de calmer les ardeurs militantes en élargissant le cercle des producteurs méritants à de nouvelles couches de la population – notamment les femmes, les étudiants et les travailleurs marginalisés en raison de leur âge ou du secteur qui les emploient. Toutefois, cette prudente levée des normes discriminatoires se traduit rapidement par des tensions inflationnistes qui, combinées au renchérissement du prix de l’énergie – chocs pétroliers de 1973 et de 1979 – et à la productivité déclinante de l’industrie fordiste, permettront aux détenteurs de capitaux et à leurs représentants politiques de jeter le discrédit sur le [[producérisme]] keynésien. ^b18165 ### Le contribuable excédé et les nouveaux improductifs : le peuple néolibéral > [!accord] Page 91 Durablement délégitimée à gauche, l’antinomie morale du producteur et du parasite va dès lors s’imposer comme la boussole exclusive des représentants du peuple de droite. Pionniers en ce domaine, les instigateurs de la « révolution conservatrice », aux États Unis et au Royaume-Uni, s’emploient à renouveler la panoplie des prédateurs désignés à la vindicte en conciliant libéralisme économique et ressentiment populaire. Il faut toutefois préciser qu’à l’origine la refondation du [[producérisme]] n’est pas une préoccupation qui retient l’attention des intellectuels néolibéraux et que, par la suite, son inscription au programme ne sera pas l’œuvre de leurs plus illustres représentants. > [!information] Page 92 Longtemps, les libéraux ont oscillé entre deux manières de suppléer aux carences de leur doctrine. Tantôt, leur défense de l’autonomie individuelle est demeurée circonscrite à la sphère économique : pour le reste, ils se sont alignés sur les conservateurs – notamment dans les domaines de la famille et du genre, du respect de la notabilité et de la religion, du patriotisme et de la stratification ethno-raciale – quitte à tolérer la suppression des libertés civiles. Tantôt, en revanche, ils se sont appliqués à extraire un relatif progressisme de leur propre fonds. Ainsi les économistes néoclassiques ont-ils justifié la redistribution par la loi de l’utilité marginale décroissante – soit au motif que transférer un peu d’argent des riches aux pauvres apportera davantage de bonheur aux seconds que de souffrance aux premiers – et cautionné l’intervention de l’État fiscal et régulateur dans les cas où le marché est défaillant – pour défaire les monopoles mais aussi pour taxer des externalités négatives telles que la pollution ou pour subventionner des externalités positives telles que l’éducation. > [!accord] Page 93 Préparé de longue date par les économistes et juristes néolibéraux – appellation qui s’attache principalement aux adhérents de la Société du Mont-Pèlerin fondée en 1947 par Friedrich Hayek [85]  –, l’assaut contre le compromis social d’après guerre n’a pas été pensé sous l’angle du [[producérisme]]. Au contraire, les maîtres à penser de la révolution conservatrice à venir ont eu à cœur de discréditer la distinction entre investissement productif et placement spéculatif : ils lui reprochent en effet de jeter un soupçon infondé de parasitisme sur une partie du monde des affaires et, au nom de cette méfiance mal placée, de justifier l’imposition de réglementations tatillonnes qui découragent les initiatives et enfoncent le monde libre dans la nuit bureaucratique. > [!information] Page 95 Détracteurs farouches des déviations progressistes de la rationalité libérale – de John Stuart Mill à Keynes –, les ordolibéraux allemands et les héritiers de l’École autrichienne se contentent de plaider pour un retour à l’option conservatrice. Résignés à jouer le jeu de la démocratie représentative, ils gagent leur fortune électorale sur une reconduction du partage de la société en deux sphères, l’une livrée à la régulation marchande – grâce au soin que l’État apporte au maintien de la stabilité des prix –, l’autre confiée aux normes constitutives de la culture d’une nation et transmises par les générations antérieures > [!accord] Page 96 Plus audacieux, ou plus naïfs, les économistes de l’École de Chicago sont persuadés que le libéralisme n’a besoin d’aucun supplément, progressiste ou conservateur, pour recueillir les suffrages du plus grand nombre. Choisir au mieux parmi des ressources rares, avec un budget limité et des informations imparfaites, est pour eux le lot de chacun, quels que soient les moyens dont il dispose et l’objet de son choix – un produit de consommation ou une stratégie d’investissement, un représentant politique ou un conjoint, une carrière ou une manière d’occuper ses loisirs, une déclaration de guerre ou une coiffure > [!information] Page 97 Tel est en particulier le cas de James Buchanan, le chef de file de l’École dite de Virginie ou du « choix public [89]  ». Selon lui, les postures d’un Hayek ou d’un Friedman sont séduisantes tant qu’il s’agit seulement d’entamer l’hégémonie intellectuelle des néokeynésiens, et leurs recommandations promettent d’être politiquement efficaces une fois les rédempteurs du marché arrivés aux affaires. En revanche, pour parvenir au pouvoir, il ne lui semble pas possible de se passer d’un peuple. Plus précisément, le théoricien du choix public croit que, pour en finir avec le compromis néokeynésien, il sera nécessaire de mobiliser contre lui un électorat soudé par la conviction de représenter les forces vives de la nation, mais aussi par le sentiment d’être confronté aux agissements de forces hostiles à son épanouissement. > [!approfondir] Page 98 Se pose alors la question du type de peuple dont la galvanisation est compatible avec la doctrine néolibérale. Car, d’un point de vue anthropologique, Buchanan est sur la même ligne que ses collègues de l’École de Chicago : il pense lui aussi que l’homme est un optimisateur rationnel qui n’a d’autre préoccupation que la recherche de son utilité – de sorte que ses intérêts seront donc d’autant mieux servis qu’il disposera de marchés efficients pour gérer chacun de ses désirs [90] . Toutefois, loin d’en déduire que des individus pareillement configurés sont peu enclins à la solidarité, l’économiste virginien va s’employer à extraire une identité collective de leurs dispositions > [!information] Page 99 C’est par le biais des rentes de situation que Buchanan introduit le [[producérisme]] dans la doctrine néolibérale [91] . La microéconomie friedmanienne postule que le comportement humain est affaire de choix rationnels et intéressés. Ses interprètes les plus enthousiastes affirment même que, dans tous les domaines de la vie, l’évaluation des coûts et des bénéfices d’une initiative préside au sort que les hommes lui réservent. Sans doute les économistes de l’École de Chicago veillent-ils à préciser que les pertes redoutées et les profits espérés ne sont pas nécessairement d’ordre financier. Ainsi parlent-ils volontiers de revenus psychiques pour qualifier les satisfactions difficilement mesurables en unités monétaires. Reste qu’à leurs yeux le caractère purement affectif d’un gain escompté ne soustrait aucunement sa poursuite à la mécanique des prix et aux estimations qui s’y rapportent. > [!accord] Page 100 Car, sous des prétextes bien identifiés par les autres écoles néolibérales – traitement des externalités, prévention du chômage de masse, apaisement de la contestation sociale –, les gouvernements inspirés par le néo-keynésianisme n’ont cessé d’aménager des enclaves soustraites au mécanisme des prix. Ainsi, du côté de l’offre, d’aucuns se retrouvent en situation de monopole avec la bénédiction des pouvoirs publics, tandis que du côté de la demande, d’autres sont abreuvés de prestations sans avoir à s’acquitter de la moindre contrepartie. > [!information] Page 101 Attiser mais aussi structurer l’exaspération des contribuables spoliés s’impose dès lors comme une tâche que Buchanan juge prioritaire lorsque, non contente de desserrer l’emprise intellectuelle de la doctrine néokeynésienne sur les gouvernants, la droite néolibérale entreprend de conquérir les cœurs et les esprits d’une majorité d’électeurs. Plus encore que la fierté d’appartenir à une nation fondée sur l’exaltation de l’autonomie individuelle et l’ambition de jouir des fruits de son travail, c’est en effet son revers d’amertume, soit la rancœur suscitée par les passe-droits et les dispenses imméritées, qui lui apparaît comme le meilleur gage de popularité pour les idées qu’il défend > [!accord] Page 102 Si la consistance de son [[producérisme]] est somme toute assez classique, le fondateur de l’École du choix public et ses disciples virginiens peuvent néanmoins se prévaloir de deux innovations : ils sont les premiers à avoir conjugué ressentiment populaire et individualisme libéral et, ce faisant, ont considérablement étoffé la typologie des parasites. Mieux encore, Buchanan et ses collègues sont parvenus à retirer les affairistes et autres boursicoteurs de la liste des rentiers à honnir – conformément à la réhabilitation de la finance spéculative entreprise par leurs frères d’armes néolibéraux – tout en proposant un parasitisme toujours composé de prédateurs d’en bas et de prédateurs d’en haut, mais désormais distribué entre quatre grandes figures. > [!information] Page 102 La première d’entre elles est celle du chômeur, réputé volontaire, et, plus généralement, des bénéficiaires de programmes sociaux. Effet pervers des politiques keynésiennes de soutien à la demande, la propension à préférer le chômage et l’assistanat n’est pas interprétée comme la manifestation d’une paresse congénitale, même si elle finit par devenir un trait culturel : ses contempteurs néolibéraux y voient plutôt la preuve que les chômeurs et autres assistés sont eux aussi des optimisateurs rationnels. Amenés à choisir entre les aléas d’une recherche d’emploi et la possibilité de vivre aux frais de la collectivité, c’est bien leur esprit d’entreprise – certes dévoyé – qui décide les chômeurs à investir leur ingéniosité dans la collecte d’allocations > [!information] Page 103 Deuxième cible du [[producérisme]] néolibéral, les travailleurs syndiqués sont accusés de jouir d’avantages sans rapport avec leur mérite personnel. L’assimilation des syndicats ouvriers aux cartels patronaux n’est certes pas nouvelle chez les partisans de l’économie de marché, puisqu’elle remonte à Adam Smith [96] . Il revient toutefois aux néolibéraux – à l’exception de l’École allemande, acquise aux vertus de la cogestion – d’avoir développé une critique des associations de travailleurs en termes de privilèges [97] . Outre le caractère discriminatoire qu’ils prêtent aux garanties que les gouvernements concèdent aux organisations syndicales – obligations faites aux employeurs de négocier avec elles et même d’engager leurs membres –, Hayek, Friedman et Buchanan insistent surtout sur le coût que la distorsion des prix qu’elles imposent représente pour le reste de la population. > [!information] Page 103 Les agents de la fonction publique composent un troisième type de parasites, à la fois du fait de leur propre statut et en raison du rôle qu’ils jouent dans l’entretien des autres dérogations aux mécanismes du marché. D’une part, expliquent les concepteurs du [[producérisme]] néolibéral, les fonctionnaires ont toutes les raisons de ménager leur peine : les contribuables, qui paient leurs salaires, n’ont pas la possibilité d’investir leur argent ailleurs, les usagers, qui dépendent de leur diligence, ne peuvent se tourner vers d’autres pourvoyeurs de services, et leur employeur, qui jouit d’une situation de monopole, est peu enclin à s’alarmer de leur improductivité [98] . D’autre part, ce sont encore les agents de la fonction publique qui ont la charge d’allouer les revenus fiscaux aux bénéficiaires des programmes sociaux et de faire respecter les réglementations qui soustraient certaines institutions à la concurrence. Aussi confortent-ils le mode de vie mais aussi le sentiment de légitimité des différentes catégories d’improductifs. > [!information] Page 104 Enfin, les élites culturelles héritent du parasitisme d’en haut, naguère réservé aux spéculateurs. Plus que la relative inutilité de leurs préoccupations – et leur tendance à invoquer la gratuité de l’art ou le désintéressement de la recherche scientifique pour la justifier –, il leur est principalement reproché de pervertir la notion de mérite. Imbues de leur souci d’égalité et de justice, mais en réalité hostiles à la liberté et à la responsabilité individuelle, elles se montreraient aussi enclines à dépeindre les chômeurs en victimes et à défendre les privilèges des employés surprotégés qu’à entourer de leur mépris les gens ordinaires – à savoir les individus suffisamment intègres pour ne vouloir profiter que du produit de leur propre industrie > [!information] Page 105 En pratique, toutefois, les dirigeants inspirés par les apôtres de la concurrence régénératrice agrémentent volontiers leurs réquisitoires contre les ravages de l’État-providence d’allusions et de sous-entendus qui ne trompent personne. Ainsi en va-t-il de la fameuse « reine des allocations » (welfare queen) dont Ronald Reagan a maintes fois conté les méfaits sans jamais révéler son identité, mais dont nul ne pouvait douter qu’il s’agissait d’une femme noire [100] . Plus transparente, Margaret Thatcher n’hésitera pas à invoquer le risque d’un hiatus culturel entre l’ethos britannique et les dispositions des peuples du Commonwealth pour justifier une réforme de la nationalité – le Nationality Act de 1981 – qui tourne la page de l’Empire en refusant la naturalisation à ses anciens sujets > [!accord] Page 107 Or, en attirant l’attention sur les rentes dont bénéficieraient notamment les chômeurs, les travailleurs syndiqués et les fonctionnaires, les politiciens néolibéraux ont jeté le soupçon de cupidité sur d’autres populations que les détenteurs de capitaux. Mieux encore, ils ont pu s’emparer d’une distinction chère à Hayek – entre une manière de poursuivre son intérêt qui contribue à la prospérité générale parce qu’elle joue le jeu de la concurrence et une autre qui appauvrit la collectivité parce qu’elle grippe le mécanisme des prix – pour opposer la cupidité féconde des entrepreneurs et des investisseurs à l’égoïsme parasitaire des rentiers de situation. > [!accord] Page 108 Pour le chef de file des économistes virginiens, le recours à un [[producérisme]] prudemment racialisé a pour fonction de « populariser » la rationalité néolibérale. Si Buchanan convoque volontiers les mânes de son grand-père populiste et ne cache pas sa nostalgie du Sud ségrégationniste, c’est bien à la constitution d’un peuple de contribuables excédés par le matraquage fiscal et les intérêts corporatistes qu’il affecte l’antinomie du producteur natif et du parasite allogène. En revanche, chez le fondateur du Front national dont il va être à présent question, le retour en grâce du libéralisme économique est une opportunité plutôt qu’un objectif. À ses yeux, en effet, la dénonciation des improductifs désignés par le théoricien du choix public sert moins à accroître la popularité de l’esprit d’entreprise et des marchés concurrentiels qu’à assurer la réhabilitation des phobies chères à sa famille politique. ## Le parti du milieu. La place du lepénisme ### Effet d’aubaine : l’irruption du Front national > [!information] Page 121 Sous la houlette de Jacques Chirac, les légataires du gaullisme se convertissent au néolibéralisme dès 1981. Sans doute les rangs de la droite française étaient-ils parsemés d’adeptes de la doctrine néolibérale depuis bien plus longtemps. Parmi les plus illustres figurent Jacques Rueff, membre éminent de la Société du Mont-Pèlerin, et Raymond Barre, traducteur de Friedrich Hayek et lecteur enthousiaste de Milton Friedman. Tandis que le premier n’a cessé d’appeler Charles de Gaulle et Georges Pompidou à prendre exemple sur l’ordolibéralisme des Chrétiens-Démocrates allemands [1] , pour sa part, le second Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing s’est fait le chantre d’une « désinflation compétitive » destinée à relancer l’économie en rétablissant la vérité des prix > [!approfondir] Page 122 Cependant, jusqu’au tournant des années 1980, même les plus ardents détracteurs des « rigidités » héritées de la Libération s’ingénient à présenter leur tropisme libéral comme une interprétation du planisme – et non, à la manière de Hayek, comme son antithèse. À les en croire, l’affranchissement des marchés doit être l’œuvre d’un État qui n’assouplit les réglementations que pour mieux assurer sa double mission d’optimisation de l’efficacité économique et de poursuite du progrès social. > [!information] Page 123 D’une tout autre facture est la soudaine conversion de Chirac au catéchisme de la « révolution conservatrice ». Après avoir démissionné de son poste de Premier ministre en 1976, le fondateur du Rassemblement pour la république commence pourtant par cultiver sa différence en fustigeant les politiques budgétaire et monétaire à ses yeux trop restrictives de ses rivaux à droite : « [C]e n’est pas je ne sais quel libéralisme, proclame-t-il en 1978, je ne sais quel laissez-aller au nom de je ne sais quels principes qui avaient cours au XIXe siècle qui nous permettront de surmonter nos difficultés [5] . » Partisan d’un « véritable travaillisme français [6]  », comme il le déclare peu après sa démission, il entend occuper une position médiane entre le collectivisme qu’il prête à l’opposition de gauche et l’indifférence à la justice sociale – laquelle est selon lui « une des exigences les plus profondes de notre tempérament national [7] » – dont il accuse la majorité giscardienne. > [!information] Page 124 Pressé de mettre ses pas dans ceux de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, Chirac en viendra bientôt à louer Hayek d’avoir exposé la dangereuse supercherie que constitue la notion de « justice sociale [8]  ». > [!information] Page 124 Dans un premier temps, face à une majorité qui n’a pas encore ouvert la « parenthèse de la rigueur », les caciques du RPR s’appliquent surtout à assimiler la critique hayékienne du socialisme en s’appuyant sur les exégèses fournies par les « nouveaux économistes [10]  » et le « Club de l’horloge [11]  ». > [!information] Page 125 Sans doute les chiraquiens complètent-ils leur droitisation en revendiquant le monopole de l’ordre et de la tradition – l’idée étant de reprocher aux partisans de Valéry Giscard d’Estaing de s’être montrés insuffisamment libéraux en économie et excessivement libertaires sur le plan sociétal. Reste qu’en dépit de leur insistance sur l’insécurité et le relâchement des mœurs – maux dont ils attribuent la responsabilité à François Mitterrand et à son prédécesseur –, le conservatisme qu’ils affichent respire davantage la morgue de notables confrontés aux prétentions de la plèbe que la rancœur d’un peuple exposé à la condescendance d’élites décadentes > [!information] Page 126 Pour l’ancien protégé de Pierre Poujade, les maux dénoncés par les détracteurs du compromis social keynésien – à savoir, la préférence pour le chômage, les impôts confiscatoires, la dilapidation de l’argent public et le pouvoir de nuisance des organisations syndicales – trouvent leur origine dans la porosité des frontières et la perméabilité des élites aux influences étrangères. Le Pen insiste à la fois sur le coût exorbitant de l’immigration de masse et sur les ravages causés par un poison intellectuel protéiforme – puisque également susceptible de revêtir les atours du communisme, du droit-de-l’hommisme [14]  et du mondialisme [15]  – auquel il attribue la corrosion du sentiment patriotique. En réservant ses foudres à des parasites supposément allochtones – et reconnaissables comme tels à leur nationalité, leur ascendance, leur couleur de peau ou leur patronyme –, le [[producérisme]] frontiste présente l’avantage d’exonérer les producteurs d’origine contrôlée de la charge des réformes structurelles. > [!accord] Page 128 Là où les néolibéraux de stricte obédience traitent le parasitisme en imposant des modifications radicales au mode de vie de ses victimes – notamment par le biais de réformes des régimes de protection sociale –, le FN gage sa résorption sur la restauration d’une communauté ethniquement et culturellement homogène. Moins anxiogène aux yeux d’une partie de la population que les remèdes au déclin vantés par les thuriféraires de la libre concurrence, l’épuration proposée par le parti d’extrême droite se heurte néanmoins au discrédit du racisme biologique que son fondateur rechigne à abjurer. Lorsque l’ex-tortionnaire connaît ses premiers succès, les apologies de la colonisation et de ses survivances demeurent sans doute assez répandues pour lui offrir de considérables latitudes dans la stigmatisation des travailleurs immigrés et de leurs familles. En revanche, l’antisémitisme décomplexé qu’il s’obstine à arborer souffre des réinterprétations de la Seconde Guerre mondiale intervenues dans les années 1970 – centralité de la Shoah, rôle de Vichy dans la déportation – et ralentit la progression de son entreprise. ### Basculement sans frais : de la dénonciation du socialisme rampant au procès du libéralisme débridé > [!information] Page 129 Prenant acte du peu d’appétit de leurs sympathisants potentiels pour la libéralisation des marchés, les cadres du Front puis du Rassemblement national cessent bientôt d’invoquer l’impact négatif des étrangers et autres « Français de papier » sur la compétitivité et le dynamisme de l’économie française pour réserver leurs griefs au coût social de la présence des immigrés sur le territoire national. Plus qu’à la bureaucratie envahissante et à la distorsion des prix, ce sera désormais aux conséquences délétères du libre-échange – délocalisations, précarité, chômage –, de l’austérité budgétaire – pouvoir d’achat en berne et services publics délabrés –, ou encore de l’emprise de la finance sur l’économie – bulles spéculatives et rémunérations indécentes des actionnaires – qu’ils vont s’efforcer d’accrocher leur collection d’objets phobiques > [!accord] Page 131 Si l’adaptabilité du « péril migratoire » à des usages contrastés permet au FN/RN de conserver ses parasites d’en bas, en revanche, il lui faut se résoudre à trouver des remplaçants aux juifs pour tenir le rôle de parasites d’en haut. Le discrédit qui frappe l’antisémitisme impose en effet de renoncer à son usage mais ne saurait justifier de laisser la place inoccupée. Non moins indispensables à la rancœur producériste que les fraudeurs sociaux, les élites prédatrices revêtent même une importance particulière lorsque l’air du temps invite davantage à vitupérer contre la mondialisation néolibérale qu’à dénoncer le totalitarisme furtif de l’État-providence. > [!information] Page 132 Alors qu’il s’agissait d’un mot d’ordre concurremment poujadiste et antisémite dans la bouche du père – qui déplorait à la fois le « matraquage fiscal » et l’influence occulte de banquiers solidaires de leurs coreligionnaires étrangers –, l’appel à restituer le produit de leurs efforts aux producteurs nationaux se traduit chez la fille par une politique budgétaire nettement plus nuancée : baisse de la TVA sur les carburants partiellement financée par une taxation exceptionnelle des compagnies pétrolières, suppression des droits de succession réservée aux patrimoines modestes, exonération de charges pour les seules entreprises qui augmentent les salaires de leurs employés, création d’un impôt sur la fortune financière à la place de l’impôt sur la fortune immobilière qu’Emmanuel Macron a substitué à l’ISF [19] . À ces mesures fiscales soigneusement ciblées s’ajoute la stigmatisation de parasites supra- ou transnationaux : la bureaucratie de Bruxelles et, plus récemment, les gestionnaires d’actifs tels que Black Rock ou le cabinet de conseil McKinsey. > [!accord] Page 133 Quant à l’islam, s’il est tenu depuis l’origine du FN pour un important facteur d’extranéité des migrants postcoloniaux, les attentats du 11 septembre 2001 et l’essor de l’islamisme politique lui confèrent bientôt un nouveau rôle : la religion musulmane est en effet désignée comme le terreau d’un projet global qui, à l’instar du cosmopolitisme juif d’antan, réclame une allégeance sans faille de la part de ses fidèles, vise la soumission des populations autochtones et prospère en recrutant des complices dans le monde intellectuel > [!accord] Page 133 Si la mise à jour de ses objets d’opprobre – substitution de l’ultralibéralisme au collectivisme, évacuation du complot juif mondial au profit de la menace islamiste – ne suffit pas encore à lever l’ostracisme qui frappait son fondateur, elle permet déjà au parti de Marine Le Pen d’élargir considérablement sa base et, partant, de susciter l’émulation du camp « républicain ». Prenant acte de l’ancrage territorial de la formation d’extrême droite, ses concurrents jugent en effet qu’un cordon sanitaire tissé de valeurs morales n’est plus à l’ordre du jour > [!accord] Page 134 Les contempteurs de la droitisation du champ politico-médiatique sont donc fondés à soutenir que la dédiabolisation du RN doit bien moins à l’empathie manifestée par la présidente de son groupe parlementaire – qu’il s’agisse de son attention au pouvoir d’achat ou de son souci du bien-être des chats – qu’à l’écho sans cesse grandissant dont bénéficient ses produits d’appel. Il faut cependant se garder de réduire la légitimation offerte au lepénisme de seconde génération à la reprise de ses thèmes favoris par des responsables politiques et des éditorialistes prétendument hostiles à l’extrémisme. Car, plus encore qu’en adaptant ses rengaines, c’est en lui disputant le monopole du [[producérisme]] que les adversaires déclarés de l’extrême droite conforteront son implantation à leurs propres dépens. ### Dilemmes symétriques : droite et gauche à l’épreuve du producérisme racialisé > [!information] Page 134 À droite, où la version néolibérale de l’antinomie entre producteurs et parasites avait un peu perdu de son crédit après la défaite de Jacques Chirac en 1988, c’est à Nicolas Sarkozy qu’il reviendra de procéder à sa réactualisation. La campagne qu’il mène en 2007 promet en effet que, sous sa mandature, « les Français qui se lèvent tôt » auront la possibilité de « gagner plus » – grâce à la défiscalisation des heures supplémentaires et de certaines primes – tandis que les oisifs seront pénalisés – par l’introduction de la conditionnalité dans l’octroi des prestations sociales et la fin de non-recevoir opposée à l’« immigration subie [22]  ». > [!information] Page 135 Mieux encore, lorsque éclate la crise financière, le président fraîchement élu n’hésite pas à étoffer son assortiment de parasites. Lors d’un discours prononcé à Toulon en septembre 2008, il cesse soudain de réserver ses foudres aux seuls bénéficiaires de la largesse publique pour étendre les causes de la spoliation des producteurs français aux « rémunérations extravagantes » des banquiers et autres courtiers internationaux > [!accord] Page 136 La droite ne s’est jamais remise de l’épisode Sarkozy. À sa décharge, il faut reconnaître que l’usage du [[producérisme]] racialisé par le FN/RN la place devant un redoutable dilemme. Quand elle l’adopte à son tour, ce qu’elle n’a cessé de faire depuis plus de dix ans, son rapprochement avec l’extrême droite s’avère toujours plus décevant – parce qu’elle peine à égaler sa rivale dans la fustigation des parasites d’en bas mais surtout parce qu’elle demeure culturellement mal disposée à traquer les parasites d’en haut. Pour autant, renoncer à opposer producteurs et prédateurs pour camper sur ses positions traditionnelles n’est pas forcément une option plus prometteuse. C’est qu’en misant sur un précipité de libéralisme économique et de conservatisme de bon aloi, elle se couperait à la fois du ressentiment antimondialiste des bourgs et des campagnes, et du modernisme affecté par la bourgeoisie des grandes villes. > [!accord] Page 138 , jusqu’en 2012, la résilience du PS lui a fait obstacle, l’émergence d’une force capable de supplanter le parti de François Mitterrand connaît néanmoins un important point d’inflexion sept ans plus tôt, lors du référendum sur la ratification du traité constitutionnel européen (TCE). Le rejet du texte – à la suite d’une campagne menée concurremment par la « gauche du non » et l’extrême droite – témoigne en effet de l’existence d’une majorité hostile au libre-échange, à la privatisation des services publics et à la mise en concurrence des régimes de couverture des risques > [!accord] Page 139 Le parcours de Jean-Luc Mélenchon témoigne bien de l’oscillation des vétérans du « non » entre ces trois options. Après avoir teinté son propos de souverainisme quand, en 2008, il quitte le Parti socialiste, l’ancien sénateur va retrouver des accents plus conformes à l’anticapitalisme de sa jeunesse lors de sa campagne pour l’élection présidentielle de 2012. Cinq ans plus tard, séduit par la thèse du « moment populiste », il délaisse un peu la lutte des classes pour privilégier les dommages infligés aux gens ordinaires par des élites parasitaires, puis se ravise encore à l’approche du scrutin de 2022, mais cette fois en croisant de manière plus audacieuse les questions sociale, raciale, climatique et de genre. D’une candidature à l’autre, les va-et-vient discursifs du chef de file des Insoumis révèlent que la tentation du [[producérisme]] traverse le champ politique – et cause des tourments semblables sur ses deux flans. > [!information] Page 139 En même temps, comme le signalait déjà le résultat du référendum de 2005, la révolte gronde contre les politiques d’austérité décidées à Berlin et imposées au reste de l’Europe par la Commission de Bruxelles. Le défi que cette situation volatile impose de relever consiste donc à empêcher l’extrême droite de récolter les raisins de la colère. Pour s’y préparer, le fondateur de la France insoumise fait siennes les prémisses du populisme tel que défini par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe > [!information] Page 140 Selon le philosophe argentin et la politiste belge, il arrive que le corps politique se dérobe à la latéralité, soit à la répartition des engagements entre la droite et la gauche : de tels moments surviennent quand la démocratie parlementaire est mise à mal par un excès d’inimitié ou, au contraire, par une absence de contraste entre les partis censés la faire vivre. Dans les deux cas, c’est la verticalité, ou plus exactement la polarité du bas et du haut, qui prend alors la relève. > [!accord] Page 140 Persuadé que sa fibre hugolienne le dispose mieux que quiconque à dépeindre l’humiliation des modestes et la suffisance des importants, le chantre de l’insoumission concentre ses foudres sur les méfaits d’une oligarchie prédatrice, pilotée en sous-main par les institutions financières et parée des oripeaux de l’expertise par une caste politico-médiatique complice et grassement stipendiée > [!approfondir] Page 141 Jusqu’à une date récente, l’Insoumis s’obstinera néanmoins à défier Marine Le Pen sur le terrain du [[producérisme]], quitte à s’autoriser quelques sorties équivoques – d’abord sur les travailleurs détachés qui « volent le pain des travailleurs sur place [28]  », puis sur la « souffrance de l’exil » et l’aspiration des migrants à rentrer chez eux [29] . De tels écarts, qui suscitent davantage d’incommodité dans son camp que de revirements dans l’électorat lepéniste, feront pleinement la preuve de leur vanité lorsque apparaissent les Gilets jaunes. Car Jean-Luc Mélenchon aura beau leur témoigner un soutien sans faille, alors que, de son côté, la présidente du RN prend rapidement ses distances, au moment de voter, acteurs et sympathisants du mouvement des ronds-points ne cesseront jamais de lui préférer l’extrême droite ### L’évanescence d’un projet : Emmanuel Macron et sa meilleure ennemie > [!accord] Page 144 Lors de sa première campagne, le candidat d’En Marche a fait le double pari qu’en se réclamant pleinement des deux libéralismes – soit en arborant encore moins de complexes que ses prédécesseurs dans la déréglementation des marchés mais en promettant aussi moins de dérogations aux droits des personnes –, il parviendrait d’abord à fixer les débats sur l’antinomie entre son projet d’ouverture au monde et l’appel au repli entonné par Marine Le Pen, puis à l’emporter largement sur elle au second tour. > [!accord] Page 145 C’est qu’à ses yeux, le jeune de banlieue qui échappe à l’assistanat par son esprit d’entreprise et le champion de l’innovation disruptive qui déjoue les soupçons d’égoïsme par son esprit d’équipe ne sont pas les figures exemplaires d’une république unie dans la poursuite de la compétitivité. Au contraire, ils composent les deux faces d’une même mystification, conçue pour justifier les passe-droits que les objets de la sollicitude présidentielle obtiennent aux dépens des Français ordinaires. > [!accord] Page 146 L’antiproducérisme libéral arboré par le candidat du « en même temps » constituait-il la bonne formule, tant pour contenir la progression du [[producérisme]] racialisé que pour lui octroyer le pouvoir d’éponger les autres oppositions ? On ne le saura jamais. Car, à peine élu, Emmanuel Macron s’est empressé d’abjurer toute ambition de décrisper la France – en levant les soupçons sur l’origine des personnes et des capitaux – pour se consacrer exclusivement au drainage des électeurs de droite. Convaincu qu’il n’avait plus rien à glaner dans l’électorat socialiste et rassuré par l’allergie d’une partie du peuple de gauche à la stratégie populiste de Jean-Luc Mélenchon, il en a conclu qu’un transfert conséquent de votes républicains lui apporterait les meilleures garanties de retrouver Marine Le Pen en 2022 – et de la battre à nouveau. > [!accord] Page 146 Pour mener son opération à bien, le fossoyeur autoproclamé de l’« ancien monde » a bénéficié d’un climat politique peu favorable au respect des libertés civiles et à la séparation des pouvoirs. Sans doute le président français s’est-il volontiers affiché comme un critique intransigeant des démagogues « illibéraux » sur la scène européenne et internationale. Toutefois, c’est bien en suivant leur exemple, soit en escomptant qu’il ne lui en coûterait pas plus qu’à eux de brutaliser ses administrés, qu’il va impudemment embrasser les anathèmes producéristes dont il s’était pourtant présenté comme l’antidote. > [!information] Page 147 Soulever le risque de « submersion migratoire », ironiser sur le « benchmarking » auquel se livreraient les demandeurs d’asile et s’inquiéter des « incubateurs de haine » islamistes disséminés sur le territoire sont des tâches d’abord confiées à des ministres > [!information] Page 147 Mais, une fois le terrain préparé, le chef de l’État intervient à son tour : s’exprimant devant les députés de son parti en septembre 2019, il leur demande de « regarder [la question migratoire] en face ». Et le président d’expliquer aux parlementaires LREM que si « les bourgeois [qu’ils sont] n’ont pas de problème avec ça [parce qu’ils] ne la croisent pas », il n’en va pas de même des « classes populaires [qui] vivent avec ». > [!information] Page 148 Quelques mois plus tard, Emmanuel Macron renchérit mais se montre aussi plus explicite, en prenant appui sur une distinction chère à Charles Maurras : trop s’occuper du « pays légal », prévient-il, conduit à subordonner le ressenti de la majorité aux revendications des minorités allogènes et, ce faisant, à se couper du « pays réel [36]  ». > [!information] Page 149 Empruntant à l’extrême droite les thèmes de l’islamo-gauchisme et, plus récemment, du wokisme, Emmanuel Macron va reprocher aux universitaires pour qui la question raciale est un objet d’étude et d’engagement d’« exploiter un filon » supposément aussi profitable à leur carrière personnelle que corrosif pour l’unité nationale > [!accord] Page 150 Destinée à faire le vide entre la majorité présidentielle et le Rassemblement national, la mutation du macronisme en sarkozysme 2.0 portera ses fruits à la présidentielle de 2022. D’une part, le changement de cap du chef de l’État est parvenu à précipiter le déclin des Républicains. Or, c’est bien au transfuge d’un grand nombre d’électeurs de droite et, pour cette raison, initialement rétifs à son ambidextrie proclamée, que le président sortant devra son arrivée en tête au soir du premier tour. D’autre part, le soin qu’Emmanuel Macron a apporté à décalquer le tableau des préoccupations françaises brossé par Marine Le Pen va considérablement aider celle-ci à obtenir la deuxième place. Or c’est bien à la discipline des électeurs de gauche, au moment de faire barrage à l’extrême droite, qu’il devra la répétition du résultat de 2017 au second tour. ### Les coordonnées du RN (1) : ni haut ni bas > [!accord] Page 151 La perméabilité de la majorité présidentielle au [[producérisme]] racialisé a favorisé le ralliement des électeurs de droite et, plus tardivement, la radicalisation des électeurs de gauche. En revanche, elle a laissé de marbre tant l’électorat que les dirigeants lepénistes. Tout au long du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, Marine Le Pen n’a jamais cessé de dépeindre le chef de l’État en ami des riches et des intrus, en promoteur du libre-échange et de l’immigration sauvage, en président de marchés et de quartiers pareillement affranchis de la République. > [!accord] Page 152 Or c’est peu dire que son obstination ne s’est pas avérée coûteuse. Sans doute a-t-elle une fois encore largement échoué à réunir une majorité de voix au second tour de l’élection présidentielle de 2022. Reste qu’à la différence du vainqueur, son score a considérablement progressé par rapport à 2017, et sa performance a ouvert la voie à l’entrée en force de son parti à l’Assemblée nationale > [!accord] Page 152 Les nouveaux venus, à en croire cette interprétation, viendraient grossir les rangs de l’extrême droite « après avoir tout essayé ». Outre que, parmi eux, nul ne semble avoir jamais eu l’idée de donner sa chance à des formations telles que les Verts ou le NPA, l’assimilation de leur allégeance partisane à la décision d’opter pour une marque différente dans un étalage de produits équivalents n’est guère plus respectueuse de leur intelligence que l’attribution de leur acte à un accès de colère > [!accord] Page 153 Parce que l’attachement de ses dirigeants au droit du sang et à la préférence nationale rappelle que le racisme et la xénophobie lui sont consubstantiels, le RN est encore considéré comme une formation extrémiste – y compris par des rivaux qui puisent allègrement dans son répertoire. Cependant, sous tout autre rapport, la formation lepéniste est bien, sinon de sensibilité centriste, du moins une adepte du juste milieu. > [!accord] Page 153 Ainsi, au cours du débat qui l’a opposée à Emmanuel Macron dans l’entre-deux tours de 2022, Marine Le Pen n’a-telle pas manqué de clamer une nouvelle fois que le peuple dont elle se voulait l’émancipatrice vivait sous le double joug des prédateurs d’en haut, dont son concurrent, venu de la banque, favoriserait les visées, et des prédateurs d’en bas, auxquels la politique migratoire laxiste du gouvernement laisserait les coudées franches > [!accord] Page 154 Protecteur autoproclamé d’une population dont les tourments procèdent des deux extrémités de l’échelle sociale, le RN n’est pas pour autant assimilable au parti des classes moyennes. Sans doute trouve-t-on une importante proportion de petits propriétaires relativement peu diplômés parmi les électeurs qui lui accordent leurs faveurs. Toutefois, ce qui les rassemble est moins leur situation socio-économique ou leur appartenance aux professions intermédiaires que la fierté de ne pas compter parmi les oisifs qui vivent de placements spéculatifs, du trafic d’idées spécieuses ou de transferts sociaux, et dont les agissements attentent aux principales sources de revenus, tant psychiques que monétaires, des Français dont ils abusent. > [!accord] Page 154 Les prédateurs dont Marine Le Pen instruit le procès sont en effet accusés de dévaloriser les actifs, matériels et immatériels, qui assurent le train de vie des producteurs hexagonaux. Il leur est d’abord reproché d’entamer la valeur du capital humain des natifs, lesquels verraient leur employabilité concurremment compromise par la délocalisation des entreprises dans des lieux plus favorables à la rentabilité des investissements et par l’arrivée massive d’une main-d’œuvre immigrée moins coûteuse sur le marché du travail. Il leur est ensuite imputé de peser sur le cours du capital d’autochtonie – c’est-à-dire sur les avantages qu’un enracinement territorial autorise à escompter, mais que ruinerait le mondialisme conjointement imposé par les élites et les exilés. Il leur est enfin fait grief d’injecter de la volatilité dans un secteur des biens immobiliers dont les prix sont alternativement gonflés par la spéculation et cassés par la diversification ethnique des voisinages. > [!information] Page 155 En témoigne notamment la politique du logement esquissée par Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2022. Plus qu’une série de mesures destinées à soutenir « le secteur de la construction ou de l’immobilier », la candidate considère que sa politique « anime et reflète le projet de société [qu’elle] porte pour la France et les Français ». Il s’agit pour la candidate du RN de « renouer avec la France des propriétaires [42]  » en ménageant une extension inédite à un instrument profondément ancré dans la tradition producériste, à savoir le crédit gratuit. > [!information] Page 156 Lors de la naissance de son premier né, énonce le programme du RN, tout couple dont un membre au moins possède la nationalité française sera en droit d’obtenir un prêt à taux zéro de 100 000 euros pour l’achat de son logement. Mieux encore, si, quelques années plus tard, ce même couple en vient à célébrer l’arrivée d’un troisième enfant, il ne lui sera même plus demandé de rembourser la part du principal qui demeure dûe. > [!accord] Page 156 Conçue pour rendre la propriété accessible aux parents disposés à repeupler la France d’enfants autochtones, l’introduction de ce prêt à taux zéro n’a pas seulement vocation à complaire aux classes moyennes désireuses de posséder leur logement afin de fonder une famille. Plus ambitieux, le « projet de société » que cette mesure « anime et reflète » vise à ériger ses bénéficiaires en modèles de Français entravés dans leurs légitimes aspirations par des prédateurs qui tantôt limitent l’accessibilité et tantôt contribuent à la dépréciation des biens qu’ils désirent. Autrement dit, c’est aux victimes des fauteurs de gentrification et de diversification des quartiers que le RN entend réserver la sollicitude des pouvoirs publics ### Les coordonnées du RN (2) : ni droite ni gauche > [!accord] Page 157 Comme le résume Marine Le Pen, la libéralisation des échanges et la privatisation des services sont à leurs yeux trop coûteuses en droits, tandis que la socialisation des ressources et la redistribution fiscale leur font craindre d’être dépossédés de leurs biens au profit de populations moins méritantes. > [!accord] Page 158 Dès la période qui suit le référendum de 2005, ce ne seront plus les fonds engloutis par l’État-providence qui susciteront l’ire du parti d’extrême droite mais au contraire les inégalités creusées par les dogmes européens tels que la limitation des déficits publics à 3 % du PIB et la concurrence libre et non faussée. Cependant, même si l’anathème jeté sur les technocrates mondialistes de Bruxelles résonne bien parmi les électeurs lepénistes, ceux-ci ne souhaitent aucunement déchirer les traités qu’ils contestent et refonder la solidarité nationale sur une sortie de la zone euro. C’est d’ailleurs pour avoir surestimé leur euroscepticisme que Philippot et ses compères chevènementistes seront démis de leurs fonctions après la campagne présidentielle de 2017. > [!accord] Page 158 Nouvelle itération du « ni droite ni gauche » prisé par les tenants de la « troisième voie » de la fin du XIXe siècle et repris par les fascistes d’avant guerre, le juste milieu revendiqué par le RN s’explique, comme jadis, par le souci de rassembler salariés, indépendants et chefs d’entreprise sous la bannière des patriotes spoliés par les agents de l’étranger. Or la solidité d’une pareille coalition suppose de ne pas froisser les employeurs pour qui la stimulation de la demande encourage la fainéantise et attire les fraudeurs sociaux tout en évitant de braquer les employés pour qui la politique de l’offre favorise la finance spéculative et remplit les poches des évadés fiscaux. > [!accord] Page 159 Si la voie médiane recherchée par les dirigeants du RN a bien vocation à se situer entre l’interventionnisme keynésien et la préférence néolibérale pour les mécanismes de marché, il serait néanmoins erroné de la confondre avec un quelconque centrisme. Pour les centristes, en effet, le juste milieu désigne une répartition équitable des coûts et des bénéfices : pour l’atteindre, salariés et propriétaires de capitaux sont requis de tempérer leurs prétentions et, le cas échéant, de consentir à des sacrifices par souci de l’intérêt général. Cet appel à la réciprocité des concessions n’est sans doute pas étranger au contraste entre le succès d’estime des centristes dans les enquêtes d’opinion et leurs piètres résultats dans les scrutins électoraux. > [!accord] Page 159 Or, de son côté, le [[producérisme]] racialisé auquel le RN doit sa popularité stipule que les producteurs dont il épouse le point de vue se sont déjà suffisamment sacrifiés. Pis encore, la peine qu’ils se sont donnée pour créer des richesses et contribuer aux finances publiques a largement été abusée par des prédateurs oisifs et leurs complices au sommet de l’État. Par conséquent, les mesures susceptibles de remédier à une pareille injustice ne doivent pas avoir pour fin de mieux répartir les efforts réclamés à ses victimes : il s’agit au contraire de rendre à celles-ci la jouissance du fruit de leur labeur et des services financés par leurs impôts en mettant fin à la ponction exercée par des parasites simultanément infiltrés dans le monde du travail et responsables de l’évasion du capital. > [!accord] Page 161 Il ne s’agit même pas, comme le proposent les centristes, de conserver l’écart entre les différentes strates de la société en exigeant des concessions proportionnées à chacune d’elles, mais plutôt de conjurer les tensions relatives à la répartition des biens et des droits en gageant la croissance harmonieuse de l’économie sur la radiation des postulants illégitimes aux revenus directs et indirects de la production > [!accord] Page 161 Gagner plus et bénéficier de la solidarité nationale sans travailler davantage, et en partageant moins : l’horizon dessiné par le RN est indéniablement vendeur. Contrairement à la révolution garibaldienne telle que l’interprétait Tancrède dans Le Guépard de Tommaso di Lampedusa, la révolution nationale envisagée par Marine Le Pen ne vise pas à tout changer pour que les choses restent en l’état, mais bien à améliorer la condition des patriotes au nom desquels elle est conduite en les dispensant de changer quoi que ce soit à leurs comportements. ### Le rapprochement qui vient : de l’imitation déniée à la collaboration assumée > [!accord] Page 162 Sans doute existe-t-il encore une majorité de citoyens à la fois hostiles à l’extrême droite et persuadés que ce label convient au parti lepéniste. Reste que la popularité du [[producérisme]] racialisé fait la preuve de son incompressibilité à chaque scrutin majeur et semble encore disposer d’une certaine marge de progression. Même l’exercice du pouvoir, notamment à l’échelon municipal, contribue désormais à fidéliser l’électorat du RN. > [!accord] Page 162 C’est que l’imaginaire de l’épuration curative se révèle aussi insensible aux chiffres qui démentent ses prémisses que prodigue en faits alternatifs destinés à les accréditer. Aussi son entretien ne requiert-il guère de résultats probants. Mieux encore, l’absence de progrès dans les conditions d’existence des producteurs peut aisément être portée au compte des parasites qu’il s’agit de traquer – soit que ceux-ci se montrent encore plus retors que prévu, soit que leur nombre ait été initialement sous-évalué. Ainsi s’enclenche la dynamique du nettoyage sans fin qui relie les producéristes d’aujourd’hui à leurs prédécesseurs d’avant guerre. > [!accord] Page 163 Pour la droite libérale comme pour la gauche éco-socialiste, l’implantation d’un parti rompu à l’usage du [[producérisme]] racialisé se révèle en effet doublement embarrassante : obligées de constater que leurs propres visions de la conflictualité sociale ne mobilisent qu’une minorité de votants, elles doivent en outre reconnaître qu’à terme, toute tentative de panachage entre leur perspective et l’axiologie producériste favorise davantage la légitimation du lepénisme que le rapatriement de ses électeurs dans le giron républicain. > [!accord] Page 164 Le Pen mise sur les appréhensions symétriques que soulèvent la redistribution des ressources et la déréglementation des échanges. Sa défense des producteurs de souche ambitionne de rassembler les Français qui redoutent que l’État ne déverse l’argent de leurs impôts et cotisations sur des prestataires « visiblement » indignes et leurs compatriotes qui craignent que le marché ne ponctionne leurs salaires et leur épargne au profit d’intérêts occultes > [!accord] Page 165 Cependant, celui-ci a aussi un coût qui, paradoxalement, lui paraît de moins en moins supportable à mesure qu’elle engrange les succès. Car, tout en élargissant la base électorale de son parti, sa détermination à renvoyer ses adversaires dos à dos ne l’autorise guère à espérer que d’autres forces politiques lui tendent la main. Or, en dépit des bénéfices qu’ils retirent de leur opposition au « système », les dirigeants du RN ont peur de végéter aux marges du pouvoir aussi longtemps que les partis du sérail républicain s’accorderont à les traiter en parias. Se pose alors la question de savoir comment persuader l’un d’eux du bien-fondé d’une collaboration sans renoncer à se prévaloir d’un juste milieu entre les obligés des parasites d’en haut et les protecteurs des parasites d’en bas. > [!accord] Page 166 Le rapprochement à venir ne se fera pas sans heurts. Sur le plan pratique, les obstacles sont pourtant loin d’être insurmontables : le parti de Marine Le Pen a démontré qu’il savait ajuster son programme économique aux besoins du moment, et les proches d’Emmanuel Macron ont fait la preuve de leur aptitude à la surenchère sécuritaire. En revanche, sur le plan du discours, la tenue de pourparlers impliquera de douloureux sacrifices : les uns devront en effet s’abstenir de loger droite et gauche à la même enseigne, tandis que les autres ne seront plus habilités à appeler au rejet de tous les extrémismes. Des deux côtés, il faudra donc renoncer à revendiquer le monopole du juste milieu pour construire une nouvelle majorité. > [!approfondir] Page 166 Que des chantres de la libre entreprise choisissent de s’allier avec des représentants d’une sensibilité politiquement peu libérale pour pallier l’étroitesse de leur base électorale n’est pas une nouveauté. Reste que le [[producérisme]] néolibéral élaboré par l’École du choix public au cours des années 1970 avait précisément vocation à populariser l’économie de marché. Plus encore qu’à jeter des ponts entre les bastions déjà constitués des droites libérale, néoconservatrice et religieuse, le travail de synthèse opéré par les publicistes du reaganisme consistait à conscientiser un peuple épris de liberté et respectueux du mécanisme des prix en attisant son acrimonie à l’encontre des collecteurs de rentes soustraits à la concurrence. > [!accord] Page 168 En revanche, à l’heure du Take Back Control et de Make America Great Again, il s’agit moins de nier l’existence de discriminations systémiques pour justifier le démantèlement des dispositifs destinés à les combattre que de réclamer le renforcement des normes discriminatoires au nom de la menace de submersion qui pèserait sur les autochtones. Si la doctrine néolibérale guide toujours les décisions relatives à la fiscalité et aux réglementations – nonobstant le relèvement de certains tarifs –, c’est désormais à titre d’instrument plutôt que de caution : loin d’être appelée à laver les politiques publiques du soupçon de racisme ou de xénophobie, la libre concurrence ne conserve sa légitimité que pour autant qu’elle améliore le sort des producteurs natifs – en contribuant à l’appréciation de leur patrimoine mais aussi à l’augmentation de leur nombre relatif au sein de la population. > [!information] Page 168 D’une manière générale, on assiste bien à une interversion des priorités. Pour James Buchanan et ses amis virginiens, la mobilisation d’un peuple de producteurs excédés par les passe-droits accordés aux fainéants était un moyen d’offrir une assise populaire à son programme de démantèlement de l’État-providence, de privatisation des services publics et de lutte contre les syndicats et les mouvements sociaux. Si, de leur côté, les publicistes du trumpisme incorporent toujours certains préceptes associés à la « révolution conservatrice », ils n’hésitent pas à les infléchir, à les amender et, le cas échéant, à les délaisser, en fonction de leur compatibilité avec le [[producérisme]] genré et racialisé qui doit rendre sa grandeur à l’Amérique. > [!accord] Page 169 En revanche, le néolibéralisme mutant [48]  qui prévaut dans l’entourage de Donald Trump et chez les Tories postBrexit assume pleinement que les flux financiers, commerciaux et migratoires ne peuvent être logés à la même enseigne. Si la déréglementation demeure de mise pour les capitaux, les biens et services doivent quant à eux faire l’objet de tractations bilatérales – et non d’accords multilatéraux de libre-échange –, tandis que les mouvements de population ont vocation à être drastiquement restreints et explicitement soumis à des critères ethnoculturels. > [!accord] Page 170 Chez les néolibéraux d’antan, il convenait d’afficher le souci de la rigueur budgétaire – même si les dépenses militaires creusaient d’impressionnants déficits – et de présenter la baisse des impôts comme la juste récompense des efforts consentis – même si les couches de la population requises de se sacrifier étaient rarement celles qui bénéficiaient de cadeaux fiscaux. En revanche, pour leurs successeurs mutants, la promotion de la politique de l’offre prend résolument le pas sur l’affectation de responsabilité comptable. Les promesses de croissance et de création d’emplois qui accompagnent la levée des restrictions à l’appréciation du capital justifient sans doute de nouvelles coupes claires dans les programmes sociaux. Pour autant, la principale mission dévolue à l’État consiste moins à abdiquer toute ambition redistributrice pour se mettre au service du marché que de contribuer activement à la protection des producteurs épris de liberté mais empêchés de restaurer la grandeur de leur nation par la présence de populations allogènes – Trump les accusant même d’« empoisonner le sang » des natifs [49]  – et par les méfaits de la propagande « wokiste » qui prend leur parti. > [!information] Page 170 En raison du bipartisme qui prévaut à Londres comme à Washington, la mutation du [[producérisme]] néolibéral s’est accomplie à l’intérieur des formations qui l’avaient fait éclore. Or, à l’exception de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque – où le FIDESZ de Viktor Orbán, le PiS de Jarosław Kaczyński et l’ANO d’Andrej Babiš assurent la fusion de la droite et de l’extrême droite dans un seul parti –, la configuration est différente en Europe continentale. Le processus de coalescence qu’on peut y observer est certes substantiellement le même mais il passe par la constitution d’alliances entre les droites libérales ou conservatrices – voire des socio-démocrates sous perfusion nationaliste – et des formations qu’elles jugeaient naguère infréquentables. > [!information] Page 171 Telle est bien la situation en Italie, où Forza Italia, le parti de feu Silvio Berlusconi, s’est rangé derrière les Fratelli d’Italia « postfascistes » de Georgia Meloni et la Lega de Matteo Salvini, mais aussi en Suède, où Modérés et Chrétiens-Démocrates gouvernent avec le soutien des Démocrates de Suède (SD) en dépit du passé néonazi de leurs dirigeants, en Finlande, où le Premier ministre conservateur a intégré le Parti des Finlandais – coutumier de propos racistes et antisémites – dans sa coalition, en Slovaquie, où le Parti national slovaque (SNS), qui plaide notamment pour la réhabilitation du responsable de la déportation des juifs slovaques pendant la guerre, figure parmi les alliés du Premier ministre Robert Fico, ou encore aux Pays-Bas, où les partis libéraux (VVD et NSC) et agrarien (BBB) ont signé un accord de gouvernement avec le PVV du nativiste Geert Wilders. > [!accord] Page 172 Pour l’heure, les raisons qui inclineraient le RN à suivre l’exemple de Fratelli d’Italia, de Vox ou des SD sont précisément celles qui dissuadent Emmanuel Macron, les membres de sa majorité et même les Républicains de faire leur part du chemin : la perspective de se retrouver à la remorque de leurs alliés prospectifs est trop humiliante pour être envisagée. Le temps, toutefois, ne joue pas en faveur du statu quo. Car, à la longue, même les braconniers les plus intrépides comprendront qu’il est vain de puiser dans le programme lepéniste sans esquisser le moindre geste d’ouverture. > [!accord] Page 173 Les deux estimations ont été démenties par les faits. Refusant de se laisser piéger par le gouvernement, nombre de députés Républicains ont signalé leur intention de voter contre son projet de loi, ce à quoi Emmanuel Macron a réagi en recourant à l’article 49-3 de la Constitution, qui l’autorise à contourner l’assentiment des parlementaires. Considérée comme un déni de démocratie par les syndicats et les partis d’opposition – de gauche et d’extrême droite –, la procédure utilisée par le président de la République n’a guère été mieux accueillie dans la communauté des bailleurs de fonds, ainsi que l’attestent les articles au vitriol consacrés à cet épisode par la presse spécialisée – du Financial Times au Wall Street Journal – et les mises en garde des agences de notation > [!accord] Page 175 Quel que soit l’arrangement finalement choisi, le rapprochement qui vient restaurera la bipolarité de l’espace politique, même si le défi que l’union des droites représente pour la gauche qui en prendra la mesure s’apparente davantage à l’antagonisme virulent de l’entre-deux-guerres qu’au conflit relativement pacifique des Trente Glorieuses entre les interprétations libérale et social-démocrate du consensus méritocratique > [!accord] Page 176 En témoignent les agissements de Frontex en Méditerranée – en particulier lorsque l’agence était dirigée par Fabrice Leggeri, qui a ensuite rejoint le RN [52]  – ainsi que les accords de sous-traitance conclus avec les pays dits de transit et conçus pour externaliser la gestion du refoulement des exilés. Sans doute les députés des deux groupes d’extrême droite – ECR et ID – ont-ils refusé leur soutien au « Pacte sur la migration et l’asile » adopté par le Parlement européen en avril 2024 – en dépit de l’attention que le texte accordait à leurs préoccupations. Toutefois, nul n’ignore que leur coquetterie se fondait sur la certitude d’obtenir rapidement de nouveaux gages de bonne volonté. Cadre propice pour étendre le [[producérisme]] racialisé à l’échelle du continent, le projet européen tel qu’il évolue n’aura bientôt plus rien pour rebuter des partis tels que le RN. > [!accord] Page 179 Un autre obstacle qui a longtemps interdit aux formations conservatrices ou libérales d’envisager une entente avec le FN puis le RN tenait au passif insuffisamment soldé du parti lepéniste sur la question de l’antisémitisme. Marine Le Pen n’a certes pas ménagé sa peine, sinon pour faire oublier les illustres sorties de son père – du « détail » de l’histoire au jeu de mots sur les fours crématoires –, du moins pour ne plus avoir à s’en justifier. À cet égard, son astucieuse remarque sur ces quartiers où « il ne fait pas bon être femme, ni homosexuel, ni juif, ni même français ou blanc » s’était déjà révélée efficace, dans la mesure où elle lui permettait à la fois de projeter le soupçon d’antisémitisme sur les habitants, présumés musulmans, desdits quartiers et d’insérer les femmes, les homosexuels et les juifs dans le peuple qu’elle entendait libérer de ce qu’elle appelait – dans la même intervention – l’« occupation » islamiste > [!accord] Page 180 Cependant, depuis l’incursion meurtrière des militants du Hamas sur le territoire israélien, le 7 octobre 2023, l’ostracisme qui frappait le RN n’est plus de mise. Le soutien enthousiaste que la formation d’extrême droite a apporté aux représailles menées par l’État hébreu à Gaza semble en effet l’avoir lavée de tout soupçon [56] . Comme l’atteste la présence de Marine Le Pen lors de la marche contre l’antisémitisme organisée par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale un mois après les attentats, le fait de porter le massacre de dizaines de milliers de Palestiniens au compte de la légitime défense d’Israël suffit à lever l’hypothèque sur sa réintégration dans le giron républicain. Mieux encore, leur promptitude à qualifier d’antisémite quiconque s’émeut d’un processus génocidaire pourtant évoqué par les experts de l’ONU autorise les dirigeants du RN à exiger qu’on cesse de leur chercher noise au motif de la propension des fondateurs de leur parti à traiter les juifs de parasites dont la France devrait se défaire. > [!accord] Page 181 Cependant, la remarquable flexibilité du [[producérisme]] nativiste laisse entrevoir, sinon des revirements brutaux, du moins l’aménagement d’un espace de négociation propice à la construction d’un programme commun. Ainsi peut-on imaginer que l’introduction d’une plus forte dose de préférence nationale inclinerait le RN à tolérer des coupes ciblées dans les dispositifs de protection sociale, tandis qu’une batterie de mesures destinées à encourager la natalité française le rendrait sans doute moins intransigeant sur l’âge de la retraite. Plus généralement, la focalisation du RN sur le pouvoir d’achat invite à de fructueux marchandages. Le relèvement de certains tarifs et un moratoire sur la transition énergétique, surtout s’ils s’accompagnent respectivement d’une baisse de la TVA sur la production locale et de subventions pour la consommation des énergies fossiles, pourraient inciter la formation d’extrême droite à mieux tolérer la précarisation du travail, la libre circulation des capitaux et le délabrement des services publics. Bref, en politique intérieure non moins qu’à l’international, il n’est pas déraisonnable d’envisager une réduction graduelle des fractures entre nationaux-« populistes » et « mondialistes » néolibéraux. ### Une minorité sans appoint : les tribulations des réfractaires à l’union des droites > [!accord] Page 183 Le premier d’entre eux réside dans l’obstination à contester l’usage de l’antinomie du producteur et du parasite aux nativistes. Or, dès la fin de la séquence électorale de 2022, les résultats en demi-teinte de la Nupes ont incité certains de ses membres à s’écarter de la synthèse qui avait présidé à sa création pour renouer avec la quête des introuvables « fâchés pas fachos ». Constatant qu’en dépit du rassemblement de ses diverses sensibilités, la gauche peinait toujours à reconquérir les milieux populaires « des bourgs et des campagnes », tant les fidèles de la stratégie « populiste » que les nostalgiques du compromis méritocratique d’après guerre se sont à nouveau persuadés qu’il ne fallait pas abandonner l’axiologie producériste aux amis de Marine Le Pen. > [!accord] Page 184 Au-delà de la tentation d’aller chercher les électeurs du RN sur leur terrain, la posture adoptée par l’ex-député du Nord est informée par l’espoir d’un grand retour en arrière. C’est qu’avant de se dissoudre dans la mondialisation néolibérale, le Parti communiste avait entamé son déclin lors de la contestation soixante-huitarde du travail salarié. Aussi Roussel conçoit-il son [[producérisme]] patriotique comme une machine à remonter le temps susceptible de rendre un peu de son lustre d’antan à la formation qu’il dirige. Force est toutefois de constater qu’à l’exception des médias de droite, qui lui trouvent un charme désuet, l’opération sépia du PCF a du mal à trouver un public. > [!accord] Page 185 Les classes moyennes et populaires, soutient [[François Ruffin|Ruffin]], sont profondément attachées à leur travail – si dur soit-il – et souffrent du peu de considération dont il bénéficie. Mal payées de leurs efforts et contraintes d’accepter des emplois toujours plus précaires, il leur faut en outre exercer leur métier dans des conditions dont la pénibilité s’accroît de jour en jour et qui les empêchent d’être fières de ce qu’elles font. Dès lors, s’il n’est pas question pour lui d’abonder dans la stigmatisation des parasites d’en bas, l’auteur de Mal-travail [61]  se garde également de récuser l’antinomie du producteur méritant et du prédateur oisif. > [!accord] Page 185 Pour reprendre la main, croit-il, la gauche doit s’accommoder du prisme producériste où les travailleurs reconnaissent leur condition mais non sans l’interpréter à sa manière. En l’occurrence, il s’agirait pour elle de promouvoir le « travailler mieux » – en termes de cadences, de sécurité des emplois, d’écoute des salariés et d’utilité des tâches – et d’imputer le parasitisme aux élites qui y font obstacle – parce que, pour elles, le travail est un coût à réduire et non un atout à valoriser. > [!accord] Page 186 À la différence de Fabien Roussel, [[François Ruffin]] s’abstient de signifier que les actionnaires qui profitent des plans sociaux et les « cassos » qui font la grasse matinée sont les deux faces d’une même paresse. Désireux d’apaiser l’animosité dont leurs bénéficiaires sont l’objet, il propose de rendre les allocations à nouveau universelles, alors que depuis la mandature de François Hollande leur octroi est soumis à des conditions de revenus. Reste que pour cette raison même – soit parce qu’il cherche à effacer la ligne de démarcation morale entre contributeurs et inemployés –, mais aussi parce que le bouleversement des conduites qu’il appelle de ses vœux affecterait autant les salariés que les élites prédatrices, le missionnaire du « travailler mieux » ne semble guère en mesure de contourner les obstacles auxquels se heurtent invariablement les réappropriations du [[producérisme]] par la gauche. ^37c523 > [!accord] Page 187 D’autre part, les investissements publics et les réformes législatives que [[François Ruffin|Ruffin]] réclame sont destinés à changer les manières de travailler et même de vivre, puisque la revalorisation des salaires et la restauration des services publics auxquelles il aspire sont liées à une transformation de l’organisation mais aussi de l’orientation de la production – afin de hâter l’abandon des énergies fossiles et de préserver la biosphère. De son côté, le RN assure aux producteurs méritants que l’épuration des populations parasitaires leur offrira une amélioration de leurs conditions d’existence sans leur imposer un quelconque changement dans leurs manières de faire – qu’ils soient employeurs ou employés. Aussi n’est-il pas étonnant qu’aux yeux des Français auxquels il s’adresse, le parti de Marine Le Pen apparaisse comme le plus sûr restaurateur de la « valeur travail ». > [!accord] Page 187 Il est vrai que naguère, les publicistes de l’émancipation ouvrière jugeaient parfois commode d’assimiler les relations d’exploitation constitutives du capital à une situation où le peuple s’épuise à la tâche tandis que les riches jouissent du produit de son labeur sans payer de leurs personnes. Davantage que dans l’inégale liberté de l’employé et de l’employeur, ou même dans la disparité des moyens dont l’un et l’autre disposent pour construire leur vie, l’injustice dénoncée résidait alors dans l’écart entre la peine endurée et sa rétribution. Sans désavouer la conception marxiste de la lutte des classes, cette représentation du tort fait aux prolétaires consistait bien à le traduire en termes producéristes. > [!accord] Page 188 Car, une fois le [[producérisme]] accaparé par une formation à la fois rompue à son maniement et sans complexe dans la racialisation des prédateurs désignés, toute tentative de cooptation de son axiologie est vouée à l’échec : loin de se reconnaître dans une version euphémisée des phobies agitées par le parti lepéniste, les électeurs qui jusque-là hésitaient à lui accorder leurs suffrages – ou étaient un peu gênés de l’avoir déjà fait – y trouvent au contraire une raison de remiser leurs derniers scrupules. Autrement dit, les expéditions sur le terrain de l’extrême droite ont beau être menées au nom de la reconquête de l’électorat populaire, elles ne se traduisent pas moins par de nouveaux transferts de voix en sa faveur. > [!approfondir] Page 188 Si jouer avec les mêmes anathèmes que le RN se révèle contre-productif, il est à craindre que les lui abandonner ne suffira pas davantage à contenir sa progression. Là réside le second enseignement, non moins sinistre, que l’on peut tirer d’un examen du [[producérisme]] et de son attrait. Ainsi constate-t-on que, dans les rangs – mais peut-être vaudrait-il mieux parler de vestiges – de la Nupes, les rivaux de Roussel et de [[François Ruffin]] qui se résignent à l’inexpugnabilité des circonscriptions tombées aux mains du parti lepéniste ne sont pas moins à la peine. Qu’ils aillent chercher le salut dans une opération de recentrage ou qu’ils misent plutôt sur la mobilisation des abstentionnistes – en particulier au sein de la jeunesse urbaine –, les opposants à l’union des droites qui prospectent loin de la France rurale et périurbaine ne semblent pas logés à meilleure enseigne que ceux qui s’acharnent à débusquer les « fâchés pas fachos ». > [!accord] Page 189 Affiché mais aussitôt abandonné par Emmanuel Macron, l’antiproducérisme libéral leur semble pouvoir être récupéré aux fins d’attirer les vrais « progressistes » – quitte à le parer des garanties sociales et environnementales requises pour ne pas trop rebuter les militants éco-socialistes. Caressé par Yannick Jadot en 2022, cet espoir de ranimer une social-démocratie moins timorée et davantage teintée de vert que par le passé se retrouve à présent chez Raphaël Glucksmann – derrière lequel les socialistes se sont rangés pour les élections européennes de 2024. > [!accord] Page 192 Pour autant, Mélenchon ne renonce pas entièrement à la conception de la conflictualité sociale qu’il a puisée chez Ernesto Laclau et Chantal Mouffe : l’insurrection par les urnes des gens d’en bas contre une caste politico-médiatique prête à tout pour conserver son hégémonie demeure l’espoir qui l’anime. > [!accord] Page 193 Dans ses derniers ouvrages, Mélenchon confère une importance cruciale au fait que, depuis 2008, la population mondiale vit majoritairement en ville. En raison de cette évolution démographique, les réseaux qui se forment dans les milieux urbains lui paraissent dotés du pouvoir de générer le peuple dont LFI a vocation à hâter l’éclosion – à savoir un collectif conscient de lui-même, uni dans son rejet de l’ordre existant et capable de rendre sa détermination sensible. Mais, pour que la multitude connectée se constitue en sujet révolutionnaire, ajoute le chantre de l’union populaire, il faut encore que des événements proprement révoltants précipitent la condensation de la défiance > [!approfondir] Page 193 Or, selon lui, la violence génocidaire qui se déchaîne à Gaza depuis le 7 octobre 2023 peut être un déclencheur de cette nature. Le blanc-seing accordé au gouvernement israélien et la censure infligée aux témoignages de solidarité avec le peuple palestinien le confirment dans sa double conviction que le « conflit des civilisations » cher à Samuel Huntington demeure le prisme dont les États-Unis et leurs alliés se servent pour justifier leur domination et que la perspective d’une coalition des dominés du Sud et du Nord inspire une sainte frayeur aux puissants. > [!approfondir] Page 194 Fidèle à l’anti-impérialisme de sa jeunesse – même s’il l’a ensuite mâtiné du culturalisme dont les diplomates français sont coutumiers –, Mélenchon est de ceux pour qui « seul le monde anglo-saxon a une vision des relations internationales fondée sur l’agression [65]  ». Lorsque d’autres grandes puissances donnent l’impression de se livrer à des violations du droit international, explique-t-il, c’est soit qu’elles réagissent de manière excessive à des provocations préalables – à l’instar de la Russie, dont la décision d’envahir l’Ukraine, si déplorable soit-elle, ne pourrait se comprendre qu’à la lumière du harcèlement auquel l’OTAN l’a soumise –, soit qu’elles se bornent à réaffirmer un peu trop brutalement leur souveraineté – à l’image de la Chine, quand elle sévit au Tibet, à Hong Kong et au Xinjiang, ou qu’elle menace de le faire à Taïwan. > [!accord] Page 195 Respectivement extraits du mitan et du crépuscule des années 68, les imaginaires que le chef historique des Insoumis et le jeune rédempteur de la social-démocratie s’emploient à réactualiser ne mobilisent qu’une portion congrue des populations qu’ils ciblent. Tandis que Mélenchon surévalue le nombre d’abstentionnistes qui se détournent de la politique électorale parce que celle-ci ne répond pas à leur désir de radicalité, Glucksmann sous-estime la disposition des électeurs censément modérés à s’accommoder d’un rapprochement des droites. Parce qu’aux limites de leur pouvoir de persuasion s’ajoute l’inimitié réciproque dont se gratifient les publics que l’un et l’autre parviennent à séduire, il est à craindre que l’union de la gauche ne soit pas plus à l’ordre du jour que son élargissement. ## En guise de conclusion : une gauche d’occasions > [!accord] Page 203 Même s’il n’en retire aucun bénéfice, Fabien Roussel aurait donc raison sur un point : lorsque les causes constitutives d’un engagement à gauche sont dépossédées du liant producériste qui les agrégeait dans la période d’après guerre, elles n’attirent plus qu’une minorité d’électeurs. En dépit du creusement des inégalités, les partis qui promettent d’œuvrer à leur résorption sans recourir à l’antinomie du producteur et du parasite échouent à mobiliser de larges pans de la population. Pour autant, et n’en déplaise au secrétaire général du PCF, il n’y aura pas de retour en arrière. > [!accord] Page 204 Pour sa part, le parti de l’émancipation peine à trouver d’autres sources de légitimité que la souveraineté du peuple pour faire triompher ses propositions. Les militants de gauche ont assurément une pleine conscience du décalage entre leur conviction d’articuler des aspirations très largement partagées et les défaites qu’essuient le plus souvent les formations représentatives de leur sensibilité. Cependant, loin d’en concevoir un doute sur la popularité potentielle de leur engagement, ils attribuent généralement ce hiatus à la puissance institutionnelle et financière de leurs adversaires ainsi qu’aux errements de leurs propres représentants. > [!accord] Page 205 À l’appui d’une telle confiance figure un raisonnement simple : s’il est vrai que la gauche combat des inégalités structurelles dont seule une petite minorité bénéficie, quiconque n’émarge pas à la frange des privilégiés est fondé à se reconnaître en elle. « Nous sommes les 99 % », le célèbre slogan du mouvement Occupy, ne fait que pousser cette logique jusqu’à son paroxysme. Sans doute faut-il encore que les conditions d’une prise de conscience soient réunies. Car, outre la paralysie induite par la violence des rapports de domination, ceux qui les exercent excellent dans l’art d’instiller le fatalisme chez les dominés. Toutefois, aux yeux des hérauts de la lutte finale, ni la durée des combats ni les revers subis en chemin ne remettent en question la vocation du parti de l’égalité à devenir hégémonique. > [!accord] Page 205 Or c’est peut-être cet « optimisme de la volonté » vieux de bientôt deux siècles qu’une réflexion sur le [[producérisme]] invite à réviser – non pour s’abandonner à quelque délectation morose mais plutôt pour tempérer le « pessimisme de l’intelligence » qui en est le pendant [1] . Le vide laissé par la mainmise de l’extrême droite sur l’antinomie entre producteurs et parasites montre en effet combien il est difficile de forger des solidarités qui ne doivent rien, ni à la valorisation morale du travail qualifié d’aliéné par [[Karl Marx|Marx]], ni aux soupçons d’usurpation entourant toute jouissance gratuite, ni même à l’agitation de fantasmes d’épuration du corps social. > [!accord] Page 206 Des motifs d’indignation plus conformes aux idéaux de la gauche sont certes capables de mobiliser largement, qu’il s’agisse de l’exploitation du travail, de l’urgence climatique, des discriminations sur les axes du genre, de la sexualité et de la race, ou encore du discrédit qui frappe les populations dépourvues d’actifs appréciables. Cependant, leur nombre même et plus encore leur hétérogénéité produisent des effets ambivalents. Car, si la multiplicité des torts ne fait pas nécessairement obstacle à la convergence des luttes, elle tend néanmoins à attiser les rivalités entre les défenseurs des différentes causes – comme l’a rappelé la querelle de préséances entre la fin du monde imminente et les fins de mois difficiles –, au point d’en inciter certains à s’aligner sur les contempteurs de leurs rivaux. > [!accord] Page 206 Ainsi en va-t-il de ces tenants de la primauté des rapports de classe qui, non contents de reléguer les combats contre le sexisme, le racisme et l’homophobie au rang de préoccupations secondaires, considèrent leur mise en avant comme une ruse de la raison néolibérale destinée à diviser les travailleurs. D’autres formes de désolidarisation opportuniste se retrouvent au sein même des mouvements de lutte contre les discriminations, notamment chez les féministes qui gagent la respectabilité de leur engagement sur l’exclusion des personnes transgenres ou chez des militants gais qui accréditent les discours sur l’arriération de la religion musulmane pour porter la réprobation de l’homophobie au compte d’une modernité désirable [2] . Enfin, on l’a évoqué, nombre de militants excipent de leur préoccupation principale – par exemple la résistance à l’impérialisme occidental mais aussi la dénonciation de l’antisémitisme – pour refuser de reconnaître la nature d’une agression – par exemple en Ukraine mais aussi en Palestine. > [!accord] Page 207 La notion d’intersectionnalité, qui désigne les croisements entre les divers rapports de domination, est moins faite pour annoncer le rassemblement des dominés que pour cartographier les tensions qui ne cessent de l’ajourner. Quiconque est familier des diagrammes de Venn peut en effet témoigner qu’à l’exception de rares cas de superposition parfaite, la surface de l’intersection entre plusieurs ensembles est inférieure à celle de leur réunion. L’écart entre elles tend même à se creuser à mesure que le nombre d’ensembles augmente. Autrement dit, plus la rétivité aux inégales libertés devient profuse, plus elle risque d’entraîner des défections. > [!accord] Page 208 Pour rendre la gauche majoritaire, l’intolérance aux inégalités qui mobilise ses militants devrait s’étendre à des rapports de subordination qu’ils n’endurent pas personnellement et dont la contestation risque d’interférer avec leurs préoccupations principales. Aussi n’est-il pas surprenant qu’elle peine à tenir ses promesses. Longtemps, la vision marxiste d’une société capitaliste fondamentalement divisée en deux classes – même si l’une et l’autre étaient traversées par des conflits d’intérêts intestins – et aux prises avec des contradictions insurmontables – même si leur issue révolutionnaire était sans cesse différée – a facilité l’occultation du problème. Elle permettait en effet d’imputer les dissonances entre les aspirations des dominés à des divisions artificielles opérées par les dominants et de considérer que l’aptitude du capitalisme à se réinventer après chaque crise ne remettait pas en cause l’inévitabilité de son dépassement. > [!accord] Page 209 Sous l’impulsion de la « nouvelle gauche » et des mouvements sociaux qui la nourrissaient, le [[producérisme]] a été temporairement congédié, tandis que d’autres lignes de fracture que l’exploitation du travail ont acquis un droit de cité militant. Dans le même temps, en raison du discrédit où était tombé le « socialisme réel », le matérialisme dialectique a cessé d’éclairer le chemin de l’émancipation. > [!accord] Page 209 Pour autant, les contestataires des orthodoxies social-démocrate et communiste n’ont pas renoncé à postuler l’existence d’une classe porteuse des intérêts de l’humanité et vouée à la soustraire au joug du capital. Si les ouvriers occidentaux et leurs homologues du monde soviétique n’étaient plus en état d’assumer leur mission révolutionnaire, les années 68 laissaient entrevoir l’émergence de candidats à leur succession – aux confins de l’anti-impérialisme, du féminisme, des luttes menées par les minorités raciales et sexuelles, et d’une écologie de rupture avec le productivisme. > [!accord] Page 209 Entamés par les défaites et les dissensions, les espoirs investis dans la formation d’un prolétariat désormais composite mais néanmoins uni – tant par sa propre intransigeance que par la conviction d’être assujetti à des rapports de domination concourants – seront ensuite ensevelis par la contre-révolution néolibérale. Cependant, l’étiolement du sentiment qu’une sortie du capitalisme était imminente n’a toujours pas attenté à la dramaturgie dont cette prophétie procédait, à savoir la représentation d’une société capitaliste divisée en deux classes et affectée de contradictions insurmontables auxquelles elle finira par succomber. > [!accord] Page 210 L’accumulation des revers n’est donc pas venue à bout de la croyance en un processus historique au terme duquel la majorité sociale dont la gauche défend les intérêts constituera une majorité politique. Ainsi s’explique la persistance des controverses sur la cause la plus à même de réduire la pluralité des luttes à un dénominateur commun – qu’il s’agisse de la question sociale, de la question climatique, de la question raciale, ou de la question du genre, voire de leurs combinaisons en éco-socialisme, en éco-féminisme ou en féminisme décolonial – mais aussi la reprise des débats sur le bien-fondé du recours à l’antinomie du producteur et du parasite comme moyen d’élargir le socle de l’union populaire. > [!accord] Page 211 D’une part, en minimisant l’hétérogénéité des inégalités qu’il lui incombe de combattre, la gauche favorise moins l’entretien du moral de ses troupes que l’exacerbation des tensions entre les mouvements qui la composent. Loin de conjurer la discorde et la dépression des militants, sa confiance dans la formation prochaine d’une majorité soudée nourrit plutôt la concurrence entre leurs engagements particuliers et les incite même à s’accuser mutuellement des défaites essuyées. D’autre part, la présomption de convergence des colères sociales, même à admettre que certaines d’entre elles se trompent d’objet, conduit au mieux à la poursuite de régiments fantômes – dont les « fâchés pas fachos » sont le dernier avatar – et au pire à de néfastes confusions entre révolte libératrice et phobie épuratrice. > [!accord] Page 211 Il est certes plus gratifiant de s’imaginer en porte-voix d’un peuple divisé par les manœuvres de ses puissants ennemis et la méconnaissance de ses véritables intérêts qu’en confédératrice d’une multiplicité de causes difficilement ajustables ou superposables. Reste que les effets pervers de la première représentation invitent à considérer la seconde avec davantage de bienveillance. Que les mouvements générés par la rétivité aux inégalités structurelles ne comptent généralement qu’une minorité de soutiens n’implique aucunement qu’il faille se résigner à leur échec. Ne plus miser sur leur solidarité objective interdit sans doute d’interpréter les déconvenues comme des contretemps et les succès comme des étapes sur le chemin d’une émancipation promise par les contradictions du capitalisme. En revanche, il n’est pas nécessaire de posséder une feuille de route pour accueillir les premières comme des épreuves riches d’enseignements stratégiques et envisager les seconds comme des expériences renouvelables. > [!accord] Page 212 Pour se répéter, les victoires ponctuelles remportées dans les urnes, la rue ou l’opinion n’ont pas besoin d’être rapportées à l’assemblage d’un bloc majoritaire et au dénouement qui faisait d’elles des avancées. Les vicissitudes de l’« optimisme de la volonté » laissent même penser que leur récurrence est facilitée par la reconnaissance qu’elles ne sont jamais que le produit de concours de circonstances opportunément saisis. Assumer, comme y invite la politiste [[Wendy Brown]], qu’« il n’y a rien chez les êtres humains et dans leurs histoires qui témoignerait d’un cheminement nécessaire vers un ordre égalitaire [...] n’est pas une raison de renoncer à l’idée d’égalité [3]  ». S’y tenir sans préjuger de son sort relève moins d’un manque d’ambition que d’un souci de délester les résistances aux formes contemporaines d’exploitation, de discrimination et de discrédit du poids d’un scénario imaginé au milieu du XIXe siècle et indissociable du naufrage des socialismes au siècle suivant. ^ca5c0b ## Postface : réveil de l’antifascisme ? > [!accord] Page 215 Le premier de ces deux scenarii s’avère rapidement irréalisable : à l’initiative de [[François Ruffin]], un Nouveau Front Populaire (NFP) naît sur les décombres de la Nupes dès le lendemain de la dissolution. Alors qu’ils étaient à couteaux tirés pendant toute la campagne des européennes, les partis de gauche prennent la mesure de l’urgence et parviennent à s’accorder sur un programme composé de cent cinquante mesures. Aussitôt, Marine Le Pen comprend que, pour son parti, l’adversaire principal se situe de ce côté-là et pivote en conséquence : « L’abomination pour le pays, confie-t elle au Figaro le 16 juin, c’est la Nupes II qui est pire que la Nupes I. C’est l’islamo-gauchisme, qui prône de manière presque assumée la disparition de l’ensemble de nos libertés. La première d’entre elles étant la liberté d’être français et d’en tirer quelques bénéfices [1] . » > [!accord] Page 216 Quant à Emmanuel Macron, c’est peu dire que la formation du NFP le surprend. Faute de l’avoir anticipée, il opte pour une resucée de sa rhétorique habituelle, à savoir le renvoi dos à dos des extrêmes. Reste que, dans un contexte où la victoire du RN apparaît probable – au vu du résultat des européennes –, l’assimilation d’une coalition incluant le PS et les écologistes à un parti fondé par un quarteron de tortionnaires coloniaux et d’anciens SS ne va pas de soi. > [!accord] Page 217 Repris par l’ensemble des droites, à commencer par le RN, et amplifié par leurs caisses de résonance médiatiques, le procès en antisémitisme intenté aux Insoumis fait assez peu état des quelques dérapages verbaux de leur chef – assurément lamentables mais jamais aussi accablants que les propos d’un Gérald Darmanin sur la propension des juifs à l’usure [3] . La faute impardonnable qui leur est imputée réside plutôt dans leur insistance à appeler par leur nom les crimes commis par Israël dans la bande de Gaza. > [!accord] Page 217 Aberrante au regard de l’ordonnance de la Cour internationale de justice, des requêtes du procureur de la Cour pénale internationale et des alertes lancées par la rapporteuse spéciale de l’ONU, la mise en accusation de LFI trouve néanmoins son efficacité dans la posture morale qu’elle procure aux électeurs hostiles à la politique fiscale du NFP. En l’entérinant, les rescapés de la start-up nation peuvent en effet soutenir que c’est la sauvegarde de leurs concitoyens juifs, et non la valorisation de leur épargne, qui les amène à considérer la gauche et l’extrême droite comme des menaces symétriques pesant sur l’ordre républicain. > [!information] Page 218 D’où vient cette inaltérable conviction que les suffrages accordés au parti d’extrême droite attestent d’une hostilité farouche aux réformes néolibérales et d’une nostalgie tenace de forces politiques réellement engagées à réduire les inégalités ? Assurément pas de la manière dont les principaux intéressés expliquent leur geste. Pour 79 % d’entre eux, rapporte un sondage réalisé au soir du dimanche 9 juin, c’est bien le projet de « doubler » les frontières, de refouler systématiquement les bateaux de migrants, d’externaliser le traitement de l’asile et, plus généralement, de faire en sorte que la France cesse d’être un « guichet social » pour les étrangers qui a joué un rôle prépondérant dans le choix de la liste Bardella > [!accord] Page 219 Les explications recueillies par les sondeurs résonnent avec les enquêtes citées au début de cet ouvrage : on l’a vu, [[Félicien Faury]] atteste de l’emprise que le désir d’épuration des populations réputées allogènes exerce sur ses interlocuteurs de la région PACA, [[Benoît Coquard]] montre comment ses jeunes enquêtés du Grand Est retrouvent le « d’abord nous » local dont ils ont fait leur devise dans la « préférence » que le FN/RN entend instaurer au niveau national et, quelques années plus tôt, Violaine Girard plaçait déjà la préservation d’un entre-soi blanc dans l’espace résidentiel en tête des préoccupations conduisant les petits propriétaires de la banlieue lyonnaise à apporter leurs suffrages au Front national. > [!accord] Page 220 Estimant qu’il est de leur devoir de contester qu’un bulletin pour le RN puisse être choisi en connaissance de cause, les artisans de la réunion des forces de gauche s’accrochent aux thèses de l’égarement suscité par un sentiment d’inquiétude et du vote de dernier recours, « après avoir tout essayé ». Or, comme le montrent bien les entretiens conduits par [[Félicien Faury]] et [[Benoît Coquard]], donner sa voix à « Marine » ou à « Jordan » n’est pas plus un geste de détresse qu’un pari à l’aveugle sur une nouvelle équipe. Sans nier que leurs enquêtés ont de bonnes raisons d’être à la fois mécontents de leur condition et inquiets pour leur avenir, le politiste et le sociologue constatent que les moments où ils manifestent leur allégeance partisane s’apparentent bien moins à des occasions d’exprimer leurs angoisses qu’à de brefs intermèdes joyeux dans le cours de leur existence. > [!accord] Page 220 Nombre d’entre eux, ajoute Faury, supputent qu’une fois aux affaires, la formation lepéniste décevra leurs attentes en matière de pouvoir d’achat et de services publics : c’est que la fraction des prédateurs oisifs qui s’enrichit par la spéculation financière n’est pas aisément atteignable. En revanche, ils lui font entière confiance tant pour mener la chasse aux assistés qui squattent les guichets de la République que pour mettre au pas les élites arrogantes qui méprisent les gens ordinaires mais ont les yeux de Chimène pour tous les parasites d’en bas. À défaut d’escompter que ces mesures de nettoyage amélioreront sensiblement leur sort matériel, leur anticipation suffit à sceller la loyauté des individus dont l’auteur de Des électeurs ordinaires rapporte les propos. ^c2bdea > [!information] Page 221 Pourquoi, dans ces conditions, persister à parler d’un vote de dépit ou par défaut ? La raison d’un tel acharnement est à chercher dans le malaise que les discours identifiant l’électorat RN aux classes populaires n’ont cessé de produire au sein de la gauche. Depuis longtemps, en effet, les éditorialistes et les experts qui exercent leur magistère sur les plateaux de télévision se délectent de l’existence d’un peuple gagné aux thèses de l’extrême droite. Dans un premier temps, ils ont mis l’accent sur un phénomène appelé « gaucho-lepénisme », qui aurait vu des électeurs anciennement communistes accorder massivement leurs faveurs au Front national. Formulé à une époque où la mondialisation heureuse apparaissait encore comme une perspective vendable, le thème de la reconversion frontiste des bastions rouges visait à montrer qu’une même rétivité au progrès et à la mobilité pouvait être exploitée par des démagogues aux idéologies ostensiblement antagonistes mais en réalité également conservatrices. > [!information] Page 222 Aussi longtemps que l’amalgame des oppositions à la rationalité néolibérale constituait l’opinion dominante, ses détracteurs de gauche ont réagi en récusant toute similitude entre « leur » peuple et l’électorat du FN. Celui-ci, admettaient-ils, comptait bien une proportion importante de ménages dotés de revenus modestes. Cependant, loin de fonder son essor sur l’accueil de transfuges du PC, le parti de la famille Le Pen bénéficiait avant tout de la radicalisation des fractions traditionnellement conservatrices des classes ouvrière et moyenne. Autrement dit, ce n’était pas d’un gaucho- mais bien d’un gaullo-lepénisme que se nourrissait l’extrême droite, notamment depuis que Jacques Chirac s’était démarqué du souverainisme cher au fondateur de son parti. > [!accord] Page 223 Plus propices à la légitimation des ingénieurs du ressentiment national qu’à la conversion de leurs partisans, les tentatives d’appropriation de l’axiologie producériste n’en ont pas moins continué à irriguer la rhétorique de gauche. Loin d’avoir un effet dissuasif, les échecs essuyés étaient portés au compte d’une empathie encore insuffisante. Les électeurs lepénistes avaient beau redoubler d’assurance et de clarté dans la désignation de leurs cibles, il ne pouvait être question de les croire sur parole. En dépit des apparences, il s’agissait d’hommes et de femmes de bonne foi mais suffisamment désorientés – par la décomposition des anciennes solidarités et les miasmes de l’environnement médiatique – pour être dupes de l’habillage social du programme lepéniste. > [!accord] Page 223 Encore intact à l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, le mythe du « fâché pas facho » s’est soudain dissipé au lendemain du premier tour des législatives. En prévision de sa probable victoire, Jordan Bardella avait veillé à rassurer les milieux d’affaires, annonçant successivement qu’il s’abstiendrait d’abroger la réforme des retraites, qu’il maintiendrait la TVA sur les produits de première nécessité et qu’il reportait sine die son projet de taxe sur la richesse mobilière. Or, on le sait, ces revirements ne lui ont pas coûté une seule voix. > [!accord] Page 224 Le lundi 1er juillet, les commentateurs de tous bords se sont donc livrés à des analyses inédites. La vague brune, ont-ils affecté de découvrir, n’est pas le produit d’une protestation : elle est portée par des citoyens fiers de leur préférence et parfaitement au fait de ses implications. Bref, un vote d’adhésion qui dramatise les enjeux mais non sans les simplifier considérablement : car face à un fascisme qui est certes « patrimonial » – au sens où il est moins question de forger un homme nouveau que de revaloriser un actif appelé « liberté d’être français » – mais néanmoins désiré par un vaste mouvement populaire, il n’y a guère de place pour autre chose qu’un antifascisme d’intensité égale ou une collaboration plus ou moins assumée. > [!accord] Page 225 Rétorquera-t-on qu’il ne saurait s’agir d’une nouveauté, tant est vrai que l’opposition au fascisme structure l’engagement à gauche depuis pratiquement un siècle ? Peut-être. Mais une chose est de s’en réclamer « pour mémoire », à titre d’objet de commémoration rituelle, une autre d’en éprouver l’urgence et d’en ressaisir les implications. Or il semble que, pour quelques jours au moins, la gravité de l’enjeu a libéré la gauche de deux types d’entraves : les mises en garde des demi-habiles qui serinent que faire barrage à l’extrême droite ne suffit pas et les harangues des flagellants qui réclament des leurs toujours plus de contrition afin d’aider les électeurs lepénistes à ne plus se sentir réprouvés. L’antifascisme n’est certes pas un programme et il n’a assurément pas vocation à amadouer les admirateurs du camp qu’il combat. Mais si le mode de vie qu’il enveloppe n’assure pas la victoire, il empêche de se perdre et donne le courage de résister. Reste à savoir si le répit offert par le scrutin du 7 juillet lui permettra de subsister.