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Auteur : [[Albert Memmi]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
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# Note
## Note de l'éditeur
> [!information] Page 2
Aujourd’hui, il est commenté dans plusieurs facultés, en particulier dans les Universités noires. Léopold Sédar Senghor, Président de la République du Sénégal et poète réputé, écrivait: « Le livre d’Albert Memmi constituera comme un document auquel les historiens de la Colonisation auront à se référer... » Et Alioune Diop, Président de la Société africaine de Culture: « Nous considérons qtie ce Portrait est le meilleur des ouvrages connus sur la psychologie coloniale. » On lira enfin la préface où [[Jean-Paul Sartre]] affirme que dans ce livre : « Tout est dit. »
> [!accord] Page 2
Si l’on a soin de compléter la lecture du Portrait du Colonisé par celle de L’Homme dominé, on verra que Memmi a, en outre, révélé définitivement les mécanismes communs à la plupart des oppressions, n’importe où dans le monde. A travers la diversité des expériences vécues, les mêmes thèmes reviennent en effet, les mêmes attitudes et les mêmes conduites. « En tant qu'homme de couleur qui a vécu l’expérience raciale aux États-Unis, lui écrivait un écrivain américain, il m’est facile de m’identifier avec le Colonisé. Je reconnais aussi, sans difficulté, le parallélisme entre la mentalité du Colonisateur et l’attitude raciste des Blancs de mon pays... »
## Préface de l'édition de 1966
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Je fondais alors de grands espoirs sur le couple, qui me semble encore l’un des plus solides bonheurs de l’homme ; peut-être la seule solution véritable à la solitude. Mais je venais de découvrir également que le couple n’est pas une cellule isolée, une oasis de fraîcheur et d’oubli au milieu du monde ; le monde entier au contraire était dans le couple. Or, pour mes malheureux héros, le monde était celui de la colonisation ; et si je voulais comprendre l’échec de leur aventure, celle d’un couple mixte en colonie, il me fallait comprendre le Colonisateur et le Colonisé, et peut-être même toute la relation et la situation coloniales.
> [!information] Page 4
En tout cas, je n’avais pas le dessein, à l’époque, de peindre ni tous les Opprimés, ni même tous les Colonisés. J’étais Tunisien et donc Colonisé. Je découvrais que peu d’aspects de ma vie et de ma personnalité n’avaient pas été affectés par cette donnée. Pas seulement ma pensée, mes propres passions et ma conduite, mais aussi la conduite des autres à mon égard. Jeune étudiant arrivant à la Sorbonne pour la première fois, des rumeurs m’inquiétèrent : « Avais-je le droit, comme Tunisien, de préparer l’agrégation de philosophie ? »
> [!approfondir] Page 4
Bref, j’ai entrepris cet inventaire de la condition du Colonisé d’abord pour me comprendre moi-même et identifier ma place au milieu des autres hommes. Ce furent mes lecteurs, qui étaient loin d’être tous des Tunisiens, qui m’ont convaincu plus tard que ce Portrait était également le leur.
> [!accord] Page 5
En tout cas, la multitude des faits que j’avais vécus depuis l’enfance, souvent ai apparence incohérents ou contradictoires, s’organisaient ainsi dans des constellations dynamiques. Comment le Colonisateur pouvait-il, a la fois, soigner ses ouvriers et mitrailler périodiquement une foule colonisée? Comment le Colonisé pouvait-il à la fois se refuser si cruellement et se revendiquer d’une manière si excessive? Comment pouvait-il à la fois détester le Colonisateur et l’admirer passionnément (cette admiration que je sentais, malgré tout, en moi)?
> [!approfondir] Page 6
Dois-je avouer que je m’en effarai un peu ? Après les Colonisés explicites, les Algériens, les Marocains ou les Noirs d’Afrique, il commença à être reconnu, revendiqué et utilisé par d’autres hommes dominés d’une autre manière, comme certains Américains du Sud, les Japonais ou les Noirs américains. Les derniers en date furent les Canadiens français qui m’ont fait l’honneur de croire y retrouver de nombreux schémas de leur propre aliénation. Je ne pouvais que le voir vivre avec étonnement, comme un père voit avec une inquiétude mêlée de fierté, sou fils acquérir une renommée où le scandale se mêle aux applaudissements.
> [!information] Page 6
Ce qui ne fut pas tout bénéfice, en effet, car tant de tapage a empêché de voir au contraire plusieurs passages qui me tenaient beaucoup à cœur. Ainsi les développements sur ce que j’ai appelé le complexe de Néron ; la description du fait colonial comme une condition objective, qui s’impose aux deux partenaires de la colonisation ; ou cet effort d’une définition du racisme en relation avec la domination d’un groupe par un autre ; ou encore l’analyse des échecs de la gauche européenne, et particulièrement des partis communistes, pour avoir mésestimé l’aspect national des libérations coloniales ; et surtout, par-delà une esquisse que j’ai voulue aussi épurée que possible, l’importance, la richesse irremplaçable de l’expérience vécue.
> [!accord] Page 7
Ainsi, l’on m’a reproché de ne pas avoir entièrement bâti mes Portraits sur une structure économique. Ea notion de privilège, je l’ai pourtant assez répété, est au cœur de la relation coloniale. Privilège économique, sans nul doute ; et je saisis l’occasion pour le réaffirmer fortement : l’aspect économique de la colonisation est pour moi fondamental.
> [!approfondir] Page 7
Le livre ne s’ouvre-t-il pas par une dénonciation d’une prétendue mission morale ou culturelle de la colonisation et par montrer que la notion de profit y est essentielle 1 ? N’ai-je pas souvent souligné que de nombreuses carences du Colonisé sont les résultats presque directs des avantages qu’y trouve le Colonisateur ? Ne voyons-nous pas aujourd’hui encore certaines décolonisations s’effectuer si péniblement parce que l’ex-Colonisateur n’a pas réellement renoncé à ses privilèges et qu’il essaye sournoisement de les rattraper ? Mais le privilège colonial n’est pas uniquement économique.
> [!accord] Page 8
Ea psychanalyse, comme le marxisme, ne doivent pas, sous prétexte d’avoir découvert le ressort, ou l'un des ressorts fondamentaux de la conduite humaine, souffler tout le vécu humain, tous les sentiments, toutes les souffrances, tous les détours de la conduite, pour n'y voir que la recherche du profit ou le complexe d'Œidipe.
> [!information] Page 8
Ce Portrait du Colonisé, qui est donc beaucoup le mien, est précédé d’un Portrait du Colonisateur. Comment me suis-je alors permis, avec un tel souci de l’expérience vécue, de tracer également le portrait de l’adversaire? Voici un aveu que je n’ai pas encore fait : en vérité, je connaissais presque aussi bien, et de l’intérieur, le Colonisateur. Je m’explique : j’ai dit que j’étais de nationalité tunisienne ; comme tous les autres Tunisiens, j’étais donc traité en citoyen de seconde zone, privé de droits politiques, interdit d’accès à la plupart des administrations, bilingue de culture longtemps incertaine, etc. — bref, que l’on se reporte au Portrait du Colonisé. Mais je n’étais pas musulman. Ce qui, dans un pays où tant de groupes humains voisinaient, mais chacun jaloux étroitement de sa physionomie propre, avait une signification considérable. Si j’étais indéniablement un indigène, comme on disait alors, aussi près que possible du Musulman, par l’insupportable misère de nos pauvres, par la langue maternelle (ma propre mère n’a jamais appris le français), par la sensibilité et les mœurs, le goût pour la même musique et les mêmes parfums, par une cuisine presque identique, j’ai tenté passionnément de m’identifier au Français.
> [!information] Page 8
Mieux encore, ou pire, comme l’on veut, dans cette pyramide de tyranneaux, que j’ai essayé de décrire, et qui constitue le squelette de toute société coloniale, nous nous sommes trouvés juste à un degré plus élevé que nos concitoyens musulmans. Nos privilèges étaient dérisoires mais ils suffisaient à nous donner quelque vague orgueil et à nous faire espérer que nous n’étions plus assimilables à la masse des Colonisés musulmans qui forme la base dernière de la pyramide.
> [!accord] Page 9
Irais-je plus loin? Au fond, même le Pied-Noir, le plus simple de sentiments et de pensée, je le comprenais, si je ne l’approuvais pas. Un homme est ce que fait de lui sa condition objective, je l’ai assez répété. Si j’avais bénéficié davantage de la Colonisation, me disais-je, aurais-je réellement réussi à la condamner aussi vigoureusement? Je veux espérer que oui ; mais d’en avoir souffert à peine moins que les autres, m'a déjà rendu plus compréhensif.
> [!information] Page 10
Bref, le Pied-Noir, le plus têtu, le plus aveugle, a été en somme mon frère à la naissance. La vie nous a traités différemment ; il était reconnu fils légitime de la Métropole, héritier du privilège, qu’il allait défendre à n’importe quel prix, même le plus scandaleux ; j’étais une espèce de métis de la colonisation, qui comprenait tout le monde, parce qu'il n’était totalement de personne
> [!approfondir] Page 10
Non que je n’aie pas toujours eu cette philosophie qui sous-entend ma recherche et colore en quelque sorte ma vie : je suis inconditionnellement contre toutes les oppressions ; je vois dans l’oppression le fléau majeur de la condition humaine, qui détourne et vicie les meilleures forces de l’homme ; opprimé et oppresseur d’ailleurs, car on le verra également : « si la colonisation détruit le Colonisé, elle pourrit le Colonisateur ». Mais tel n’était pas exactement mon propos dans ce livre.
## Préface de [[Jean-Paul Sartre]]
> [!information] Page 11
Cette fois, c’est expérience contre expérience; l'auteur, un Tunisien, a raconté dans « La Statue de sel », sa jeunesse amère. Qu’est-il au juste? Colonisateur ou Colonisé? Il dirait, lui: ni l’un ni l'autre ; vous direz peut-être : l’un et l'autre ; au fond, cela revient au même. Il appartient à un de ces groupes indigènes mais non musulmans, « plus ou moins avantagés par rapport aux masses colonisées et... refusés... par le groupement colonisateur »quipourtant ne « décourage pas tout à fait » leurs efforts pour s'intégrer à la société européenne.
> [!approfondir] Page 12
C’est pour cela, sans doute, qu’on peut lui reprocher une apparence d’idéalisme: en fait, tout est dit. Mais on le chicanera un peu sur l’ordre adopté. Il eût mieux valu, peut-être, montrer le colonialiste et sa victimepareillement étranglés par l’appareil colonial, cette lourde machine qui s'est construite à la fin du Second Empire, sous la Troisième République, et qui, après avoir donné toute satisfaction aux colonisateurs, se retourne encore contre eux et risque de les broyer.
> [!accord] Page 12
En fait, le racisme est inscrit dans le système: la colonie vend bon marché des denrées alimentaires, des produits bruts, elle achète très cher à la métropole des produits manufacturés. Cet étrange commerce n’est profitable aux deux parties que si l'indigène travaille pour rien, ou presque. Ce sous-prolétariat agricole ne peut pas même compter sur l’alliance des Européens les moins favorisés : tous vivent sur lui, y compris ces « petits colons » que les grands propriétaires exploitent mais qui, comparés aux Algériens, sont encore des privilégiés : le revenu moyen du Français d’Algérie est dix fois supérieur à celui du musulman. La tension naît de là.
> [!information] Page 13
Pour que les salaires et le prix de la vie soient au plus bas, il faut une concurrence très forte entre les travailleurs indigènes, donc que le taux de la natalité s'accroisse; mais comme les ressources du pays sont limitées par l’usurpation coloniale, pour les mêmes salaires, le niveau de vie musulman baisse sans cesse, la population vit en état de sous-alimentation perpétuelle.
> [!accord] Page 13
La conquête s’est faite par la violence ; la surexploitation et l'oppression exigent le maintien de la violence, donc la présence de l'Armée. Il n’y aurait pas là de contradiction si la terreur régnait partout sur la terre : mais le colon jouit là-bas, dans la Métropole, des droits démocratiques que le système colonial refuse aux colonisés: c’est le système, en effet, qui favorise l'accroissement de la population pour abaisser le coût de la main-d’œuvre,et c'est lui encore qui interdit l'assimilation des indigènes : s’ils avaient le droit de vote, leur supériorité numérique ferait tout éclater à l’instant.
> [!information] Page 13
Le colonialisme refuse les droits de l’homme à des hommes qu'il a soumis par la violence, qu'il maintient de force dans la misère et l’ignorance, donc, comme dirait [[Karl Marx|Marx]], en état dessous-humanité ».
> [!accord] Page 13
Le racisme est déjà là, porté par la praxis colonialiste, engendré à chaque minute par l’appareil colonial, soutenu par ces relations de production qui définissent deux sortes d’individus : pour l’un, le privilège et l’humanité ne font qu’un; il se fait homme par le libre exercice de ses droits; pour l’autre, l’absence de droit sanctionne sa misère, sa faim chronique, son ignorance, bref sa sous-humanité.
> [!accord] Page 14
Mais laissons ces chicanes. L’ouvrage établit quelques vérités fortes. D’abord qu’il n’y a ni bons ni mauvais colons : il y a des colonialistes. Parmi eux, quelques-uns refusent leur réalité objective : entraînés par l’appareil colonial, ils font tous les jours en fait ce qu’ils condamnent en rêve et chacun de leurs actes contribue à maintenir l’oppression ; ils ne changeront rien, ne serviront à personne et trouveront leur confort moral dans le malaise, voilà tout.
> [!accord] Page 14
Le conservatisme engendre la sélection des médiocres. Comment peut-elle fonder ses privilèges, cette élite d’usurpateurs conscients de leur médiocrité ? Un seul moyen : abaisser le colonisé pour se grandir, refuser la qualité d’homme aux indigènes, les définir comme de simples privations. Cela ne sera pas difficile puisque, justement, le système les prive de tout ; la pratique colonialiste a gravé l’idée coloniale dans les choses mêmes ; c’est le mouvement deschoses qui désigne à la fois le colon et le colonisé. Ainsi l’oppression se justifie par elle-même: les oppresseurs produisent et maintiennent de force les maux qui rendent, à leurs yeux, l’opprimé de plus en plus semblable à ce qu’il faudrait qu’il fût pour mériter son sort. Le colon ne peut s’absoudre qu’en poursuivant systématiquement la « déshumanisation » du colonisé, c’est-à-dire en s’identifiant chaque jour un peu plus à l’appareil colonial
> [!accord] Page 15
La lourde machine maintient entre la vie et la mort — toujours plus près de la mort que de la vie — ceux qui sont contraints delà mouvoir ; une idéologie pétrifiée s’applique à considérer des hommes comme des bêtes qui parlent. Vainement: pour leur donner des ordres, fût-ce les plus durs, les plus insultants, il faut commencer par les reconnaître; et comme on ne peut les surveiller sans cesse, il faut bien se résoudre à leur faire confiance : nul ne peut traiter un homme « comme un chien », s'il ne le tient d’abord pour un homme. L’impossible déshumanisation de l’opprimé se retourne et devient l’aliénation de l’oppresseur: c’est lui, c’est lui-même qui ressuscite par son moindre geste l’humanité qu’il veut détruire; et, comme il la nie chez les autres, il la retrouve partout comme une force ennemie.
> [!accord] Page 15
Mais, avant tout, c'est la rigidité mécanique de l’appareil qui est en train de le détraquer : les anciennes structures sociales sont pulvérisées, les indigènes « atomisés », mais la société coloniale ne peut les intégrer sans se détruire; il faudra donc qu’ils retrouvent leur unité contre elle.
> [!accord] Page 16
Ces exclus revendiqueront leur exclusion sous le nom de personnalité nationale : c’est le colonialisme qui crée le patriotisme des colonisés. Maintenus par un système oppressif au niveau de labête, on ne leur donne aucun droit, pas même celui de vivre, et leur condition empire chaque jour : quand un peuple n’a d’autre ressource que de choisir son genre de mort, quand il n’a reçu de ses oppresseurs qu’un seul cadeau, le désespoir, qu'est-ce qui lui reste à perdre ? C’est son malheur qui deviendra son courage ; cet éternel refus que la colonisation lui oppose, il en fera le refus absolu de la colonisation.
> [!information] Page 16
Le secret du prolétariat, a dit [[Karl Marx|Marx]] un jour, c’est qu'il porte en lui la destruction de la société bourgeoise. Il faut savoir gré à Memmi de nous avoir rappelé que le colonisé a lui aussi son secret, et que nous assistons à l’atroce agonie du colonialisme.
## Portrait du colonisateur
### Le colonial existe-t-il ?
> [!approfondir] Page 16
Je ne sais si cette image d’Êpinal correspondit jamais à quelque réalité ou si elle se limite aux gravures des billets de banque coloniaux. Les motifs économiques de l’entreprise coloniale sont aujourd’hui mis en lumière par tous les historiens de la colonisation ; personne ne croit plus à la mission culturelle et morale, même originelle, du colonisateur. De nos jours, en tout cas, le départ vers la colonie n’est pas le choix d’une lutte incertaine, recherchée précisément pour ses dangers, ce n’est pas la tentation de l’aventure mais celle de la facilité.
> [!accord] Page 16
Mais pourquoi ne les a-t-il pas cherchés en Arabie, ou simplement en Europe centrale, où l’on ne parle pas sa propre langue, où il ne retrouve pas un groupe important de ses compatriotes, une administration qui le sert, une armée qui le protège? L’aventure aurait comporté plus d’imprévu ; mais ce dépaysement-là, plus certain et de meilleure qualité, aurait été d’un profit douteux : le dépaysement colonial, si dépaysement il y a, doit être d’abord d'un bon rapport. Spontanément, mieux que les techniciens du langage, notre voyageur nous proposera la meilleure définition qui soit de la colonie : on y gagne plus, on y dépense moins.
> [!information] Page 17
On rejoint la colonie parce que les situations y sont assurées, les traitements élevés, les carrières plus rapides et les affaires plus fructueuses. Au jeune diplômé on a offert un poste, au fonctionnaire un échelon supplémentaire, au commerçant des dégrèvements substantiels, à l'industriel de la matière première et de la main-d'œuvre à des prix insolites.
> [!accord] Page 17
Bientôt il ne s’en cache plus ; il est courant de l’entendre rêver à haute voix : quelques années encore et il achètera une maison dans la métropole... une sorte de purgatoire en somme, un purgatoire payant. Désormais, même rassasié, écœuré d’exotisme, malade quelquefois, il s'accroche : le piège jouera jusqu’à la retraite ou même jusqu'à la mort. Comment regagner la métropole lorsqu'il y faudrait réduire son train de vie de moitié? Retourner à la lenteur visqueuse de l'avancement métropolitain?...
> [!approfondir] Page 18
On peut les croire en partie ; ils ont quitté leur pays depuis assez longtemps pour n’y avoir plus d’amitiés vivantes, leurs enfants sont nés en colonie, ils y ont enterré leurs morts. Mais ils exagèrent leur déchirement ; s'ils ont organisé leurs habitudes quotidiennes dans la cité coloniale, ils y ont importé et imposé les mœurs de la métropole, où ils passent régulièrement leursvacances, où ils puisent leurs inspirations administratives, politiques et culturelles, sur laquelle leurs yeux restent constamment fixés. Leur dépaysement, en vérité, est à base économique : celui du nouveau riche risquant de devenir pauvre.
> [!accord] Page 18
Sur le plan collectif, l’affaire est encore plus claire. Les entreprises coloniales n’ont jamais eu d’autre sens avoué. Lors des négociations franco-tunisiennes, quelques naïfs se sont étonnés de la relative bonne volonté du gouvernement français, particulièrement dans le domaine culturel, puis de l’acquiescement, somme toute rapide, des chefs de la colonie. C’est que les têtes pensantes de la bourgeoisie et de la colonie avaient compris que l’essentiel de la colonisation n’était ni le prestige du drapeau, ni l’expansion culturelle, ni même la direction administrative et le salut d’un corps de fonctionnaires. Ils admirent qu'on pût concéder sur tout si le fond, c'est-à-dire les avantages économiques, était sauvé. Et si M. Mendès-France put effectuer son fameux voyage éclair, ce fut avec leur bénédiction et sous la protection de l’un des leurs. Ce fut exactement son programme et le contenu premier des conventions
> [!information] Page 18
Ayant découvert le profit, par hasard ou parce qu'il l'avait cherché, le colonisateur n'a pas encore pris conscience, cependant, du rôle historique qui va être le sien. Il lui manque un pas dans la connaissance dé sa situation nouvelle : il lui faut comprendre également l'origine et la signification de ce profit. A vrai dire, cela ne tarde guère. Comment pourrait-il longtemps ne pas voir la misère du colonisé et la relation de cette misère à son aisance ? Il s’aperçoit que ce profit si facile ne l’est tant que parce qu'il est arraché à d'autres. En bref, il fait deux acquisitions en une : il découvre l'existence du colonisé et du même coup son propre privilège.
> [!accord] Page 19
Il ne peut même pas décider de les éviter : il doit vivre en relation constante avec eux, car c'est cette relation même qui lui permet cette vie, qu’il a décidé de rechercher en colonie ; c’est cette relation qui est fructueuse, qui crée le privilège. Il se trouve sur le plateau d’une balance dont l’autre plateau porte le colonisé. Si son niveau de vie est élevé, c’est parce que celui du colonisé est bas ; s’il peut bénéficier d’une main-d’œuvre, d’une domesticité nombreuse et peu exigeante, c'est parce que le colonisé est exploitable à merci et non protégé par les lois de la colonie ; s’il obtient si facilement des postes administratifs, c’est qu’ils lui sont réservés et que le colonisé en est exclu ; plus il respire à l’aise, plus le colonisé étouffe.
> [!information] Page 19
Il est impossible enfin qu’il ne constate point l'illégitimité constante de sa situation. C’est de plus, en quelque sorte, une illégitimité double. Étranger, venu dans un pays par les hasards de l’histoire, il a réussi non seulement à se faire une place, mais à prendre celle de l’habitant, à s’octroyer des privilèges étonnants au détriment des ayants droit. Et cela, non en vertu des lois locales, qui légitiment d’une certaine manière l'inégalité par la tradition, mais en bouleversant les règles admises, en y substituant les siennes. Il apparaît ainsi doublement in juste : c’est un privilégié et un privilégié non légitime, c’est-à-dire un usurpateur.
> [!approfondir] Page 20
Avant de voir comment ces trois découvertes — profit, privilège, usurpation, — ces trois progrès de la conscience du colonisateur vont façonner sa figure, par quels mécanismes elles vont transformer le candidat colonial en colonisateur ou en colonialiste, il faut répondre à une objection courante : la colonie, dit-on souvent, ne comprend pas que des colons. Peut-on parler de privilèges au sujet de cheminots, de moyens fonctionnaires ou même de petits cultivateurs, qui calculent pour vivre aussi bien que leurs homologues métropolitains?...
> [!information] Page 20
Pour convenir d’une terminologie commode, distinguons le colonial, le colonisateur et le colonialiste. Le colonial serait l’Européen vivant en colonie mais sans privilèges, dont les conditions de vie ne seraient pas supérieures à celles du colonisé de catégorie économique et sociale équivalente. Par tempérament ou conviction éthique, le colonial serait l'Européen bienveillant, qui n’aurait pas vis-à-vis du colonisé l'attitude du colonisateur. Eh bien! disons-le tout de suite, malgré l'apparente outrance de l'affirmation : le colonial ainsi défini n’existe pas, car tous les Européens des colonies sont des privilégiés.
> [!accord] Page 21
Certes, tous les Européens des colonies ne sont pas des potentats, ne jouissent pas de milliers d’hectares et ne dirigent pas des administrations. Beaucoup sont eux-mêmes victimes des maîtres de la colonisation. Ils en sont économiquement exploités, politiquement utilisés, en vue de défendre des intérêts qui ne coïncident pas souvent avec les leurs. Mais les relations sociales ne sont presque jamais univoques. Contrairement à tout ce que l’on préfère en croire, aux vœux pieux comme aux assurances intéressées : le petit colonisateur est, de fait, généralement solidaire des colons et défenseur acharné des privilèges coloniaux.
> [!accord] Page 21
C’est que le privilège est affaire relative : plus ou moins, mais tout colonisateur est privilégié, car il l’est comparativement, et au détriment du colonisé. Si les privilèges des puissants de la colonisation sont éclatants, les menus privilèges du petit colonisateur, même le plus petit, sont très nombreux.
> [!accord] Page 21
Chaque geste de sa vie quotidienne le met en relation avec le colonisé et à chaque geste il bénéficie d’une avance reconnue Se trouve-t-il en difficulté avec les lois ? La police et même la justice lui seront plus clémentes. A-t-il besoin des services de l’administration? Elle lui sera moins tracassière ; lui abrégera les formalités ; lui réservera un guichet, où les postulants étant moins nombreux, l’attente sera moins longue. Cherche-t-il un emploi ? Lui faut-il passer un concours ? Des places, des postes lui seront d’avance réservés ; les épreuves se passeront dans sa langue, occasionnant des difficultés éliminatoires au colonisé. Est-il donc si aveugle ou si aveuglé, qu'il ne puisse jamais voir qu’à conditions objectives égales, classe économique, mérite égaux, il est toujours avantagé? Comment ne tournerait-il pas la tête, de temps en temps, pour apercevoir tous les colonisés, quelquefois anciens condisciples ou confrères, qu’il a si largement distancés
> [!accord] Page 22
La pauvreté des Italiens ou des Maltais est telle qu’il peut sembler risible de parler à leur sujet de privilèges. Pourtant, s’ils sont souvent misérables, les petites miettes qu’on leur accorde sans y penser, contribuent à les différencier, à les séparer sérieusement des colonisés.
> [!approfondir] Page 23
La situation des Israélites — éternels candidats hésitants et refusés à l’assimilation — peut être envisagée dans une perspective similaire. Leur ambition constante, et combien justifiée, est d’échapper à leur condition de colonisé, charge supplémentaire dans un bilan déjà lourd. Pour cela, ils s’efforcent de ressembler au colonisateur, dans l’espoir avoué qu’il cesse de les reconnaître différents de lui. D’où leurs efforts pour oublier le passé, pour changer d’habitudes collectives, leur adoption enthousiaste de la langue, de la culture et des mœurs occidentales.
> [!accord] Page 24
Les agents de l’autorité, cadres, caïds, policiers, etc., recrutés parmi les colonisés, forment une catégorie de colonisés qui prétend échapper à sa condition politique et sociale. Mais choisissant de se mettre pour cela au service du colonisateur et de défendre exclusivement ses intérêts, ils finissent par en adopter l'idéologie, même à l’égard des leurs et d’eux-mêmes
> [!accord] Page 24
Telle l’histoire de la pyramide des tyranneaux : chacun, socialement opprimé par un plus puissant que lui, trouve toujours un moins puissant pour se reposer sur lui, et se faire tyran à son tour. Quelle revanche et quelle fierté pour un petit menuisier non colonisé de cheminer côte à côte avec un manoeuvre arabe portant sur la tête une planche et quelques clous ! Pour tous, il y a au moins cette profonde satisfaction d'être négativement mieux que le colonisé : ils ne sont jamais totalement confondus dans l'abjection où les refoule le fait colonial.
> [!accord] Page 25
Le colonial n'existe pas, parce qu’il ne dépend pas de l’Européen des colonies de rester un colonial, si même il en avait eu l’intention. Qu’il l’ait désiré expressément ou non, il est accueilli en privilégié par les institutions, les mœurs et les gens. Aussitôt débarqué ou dès sa naissance, il se trouve dans une situation de fait, commune à tout Européen vivant en colonie, situation qui le transforme en colonisateur.
> [!accord] Page 25
C'est à un deuxième palier que va se poser le véritable problème du colonisateur : une fois qu’il a découvert le sens de la colonisation et pris conscience de sa propre situation, de celle du colonisé, et de leurs nécessaires relations, va-t-il les accepter? Va-t-il s'accepter ou se refuser comme privilégié, et confirmer la misère du colonisé, corrélatif inévitable de ses privilèges? Comme usurpateur, et confirmer l'oppression et l’injustice à l’égard du véritable habitant de la colonie, corrélatives de son excessive liberté et de son prestige? Va-t-il enfin s’accepter comme colonisateur, cette figure de lui-même qui le guette, qu’il sent se façonner déjà, sous l’habitude naissante du privilège et de l’illégitimité, sous le constant regard de l’usurpé? Va-t-il s’accommoder de cette situation et de ce regard et de sa propre condamnation de lui-même, bientôt inévitable?
### Le colonisateur qui se refuse
> [!information] Page 26
Il arrive aussi que, pour des raisons diverses, il ne reparte pas. Mais ayant découvert, et incapable d’oublier, le scandale économique, politique et moral de la colonisation, il ne peut plus accepter devenir ce que sont devenus ses compatriotes ; il décide de rester en se promettant de refuser la colonisation.
> [!information] Page 26
Oh! ce n’est pas nécessairement un refus violent. Cette indignation ne s’accompagne pas toujours d’un goût pour la politique agissante. C’est plutôt une position de principe, quelques affirmations qui n’effrayeraient pas un congrès de modérés, du moins en métropole. Une protestation, une signature de temps en temps, peut-être ira-t-il jusqu’à l’adhésion à un groupement non systématiquement hostile au colonisé. C’en est déjà assez pour qu’il s’aperçoive rapidement qu’il n’a fait que changer de difficultés et de malaise.
> [!accord] Page 26
Il n’est pas si facile de s’évader, par l’esprit, d’une situation concrète, d’en refuser l’idéologie tout en continuant à en vivre les relations objectives. Sa vie se trouve désormais placée sous le signe d’une contradiction qui surgit à chacun de ses pas, qui lui enlèvera toute cohérence et toute quiétude.
> [!accord] Page 27
Arriverait-il à émousser un peu sa contradiction, à s'organiser dans cet inconfort que ses compatriotes se chargeraient de le secouer. D’abord avec une ironique indulgence ; ils ont connu, ils connaissent cette inquiétude un peu niaise du nouveau débarqué ; elle lui passera à l’épreuve de la vie coloniale, sous une multitude de petites et agréables compromissions.
> [!information] Page 27
Elle doit lui passer, insistent-ils, car le romantisme humanitariste est considéré en colonie comme une maladie grave, le pire des dangers : ce n’est ni plus ni moins que le passage au camp de l’ennemi.
> [!accord] Page 27
S’il s’obstine, il apprendra qu’il s’embarque pour un inavouable conflit avec les siens, qui restera toujours ouvert, qui ne cessera jamais, sinon par sa défaite ou par son retour au bercail colonisateur. On s’est étonné de la violence des colonisateurs contre celui d'entre eux qui met en péril la colonisation. Il est clair qu’ils ne peuvent le considérer que comme un traître. Il met en question les siens dans leur existence même, il menace toute la patrie métropolitaine, qu’ils prétendent représenter, et qu’en définitive ils représentent en colonie
> [!accord] Page 27
Ils passeront à l’attaque et lui rendront coup pour coup ; ses camarades deviendront hargneux, ses supérieurs le menaceront ; jusqu’à sa femme qui s’y mettra et pleurera — les femmes ont moins le souci de l’humanité abstraite — et elle l’avoue, les colonisés ne lui sont rien et elle ne se sent à l’aise que parmi les Européens.
> [!accord] Page 28
Une trace de racisme? Peut-être, sans qu’il s’en rende trop compte. Qui peut s’en défaire complètement dans un pays où tout le monde en est atteint, victimes comprises? Est-il si naturel d’assumer, même par la pensée, sans y être obligé, un destin sur lequel pèse un si lourd mépris ? Comment s’y prendrait-il d’ailleurs pour attirer sur lui ce mépris qui colle à la personne du colonisé? Et comment aurait-il l’idée de partager une éventuelle libération, alors qu’il est déjà libre? Tout cela, vraiment, n’est qu’un exercice mental
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Et puisque nous en sommes là, il faut bien qu’il se l’avoue — même s’il refuse d’en convenir avec les colonialistes —, il ne peut s’empêcher de juger cette civilisation et ces gens. Comment nier que leur technique est gravement retardataire, leurs mœurs bizarrement figées, leur culture périmée? Oh! il se hâte de se répondre : Ces manques ne sont pas imputables aux colonisés, mais à des décennies de colonisation, qui ont chloroformé leur histoire. Certains arguments des colonialistes le troublent quelquefois : par exemple, avant la colonisation, les colonisés n’étaient-ils pas déjà en retard? S’ils se sont laissé coloniser, c’est précisément qu’ils n’étaient pas de taille à lutter, ni militairement ni techniquement. Certes, leur défaillance passée ne signifie rien pour leur avenir ; nul doute que si la liberté leur était rendue, ils rattraperaient ce retard ; il a toute confiance dans le génie des peuples, de tous les peuples
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Plus sûrement que les grands bouleversements intellectuels, les petites usures de la vie quotidienne le confirmeront dans cette découverte décisive. Il a mangé le couscous au début par curiosité, maintenant il y goûte de temps en temps par politesse, il trouve que « ça bourre, ça abrutit et ne nourrit pas, c'est, dit-il plaisamment, de l’étouffe-chrétien ». Ou s’il aime le couscous, il ne peut supporter cette « musique de foire », qui le happe et l’assomme chaque fois qu'il passe devant un café ; « pourquoi si fort ? Comment font-ils pour s’entendre? » Il souffre de cette odeur de vieille graisse de mouton qui empeste la maison, depuis la soupente sous l’escalier, où habite le gardien colonisé. Beaucoup de traits du colonisé le choquent ou l’irritent ; il a des répulsions qu’il n’arrive pas à cacher et qu’il manifeste en des remarques, qui rappellent curieusement celles du colonialiste. En vérité, il est loin ce moment où il était sûr, a priori, de l’identité de la nature humaine sous toutes les latitudes. Il y croit encore, certes, mais plutôt comme à une universalité abstraite ou un idéal situé dans l’avenir de l’histoire...
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Vous allez trop loin, dira-t-on, votre colonisateur de bonne volonté ne l’est plus autant : il a lentement évolué, n'est-il pas déjà colonialiste ? Pas du tout ; l’accusation serait le plus souvent hâtive et injuste. Simplement on ne peut vivre, et toute sa vie, dans ce qui demeure pour vous du pittoresque, c’est-à-dire à un degré plus ou moins intense du dépaysement. On peut s'y intéresser en touriste, s’y passionner un temps, on finit par s’en lasser, par se défendre contre lui Pour vivre sans angoisse, il faut vivre distrait de soi-même et du monde ; il faut reconstituer autour de soi les odeurs et les bruits de son enfance, qui seuls sont économiques, car ils ne demandent que des gestes et des attitudes mentales spontanées.
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Il serait aussi absurde d’exiger une telle syntonie de la part du colonisateur de bonne volonté, que de demander aux intellectuels de gauche de singer les ouvriers, comme ce fut de mode un moment. Après s'être obstiné quelque temps à paraître débraillé, à garder indéfiniment ses chemises, à porter des souliers à clous, il fallut bien reconnaître la stupidité de l'entreprise. Ici, pourtant, la langue, le fond de la cuisine sont communs, les loisirs portent sur les mêmes thèmes et les femmes suivent le même rythme de la mode. Le colonisateur ne peut que renoncer à une quelconque identification avec le colonisé. — Pourquoi ne pas coiffer la chéchia dans les pays arabes et ne pas se teindre la figure en noir dans les pays nègres? m’a rétorqué un jour avec irritation un instituteur. Il n’est pas indifférent d’ajouter que cet instituteur était communiste.
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Être de gauche ou de droite, n’est pas seulement une manière de penser, mais aussi (peut-être surtout) une manière de sentir et de vivre. Notons simplement que bien rares sont les colonisateurs, qui ne se laissent pas envahir par ces répulsions et ces doutes, et d’autre part, que ces nuances doivent être prises en considération pour comprendre leurs relations avec le colonisé et le fait colonial.
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Nous touchons là à l’un des chapitres les plus curieux de l’histoire de la gauche contemporaine (si on avait osé l’écrire) et qu’on pourrait intituler le nationalisme et la gauche. L’attitude politique de l’homme de gauche à l’égard du problème colonial en serait un paragraphe ; les relations humaines vécues par le colonisateur de gauche, la manière dont il refuse et vit la colonisation en formerait un autre
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Il existe un incontestable malaise de la gauche européenne en face du nationalisme. Le socialisme s’est voulu, depuis si longtemps déjà, de vocation internationaliste que cette tradition a semblé définitivement liée à sa doctrine, faire partie de ses principes fondamentaux. Chez les hommes de gauche de ma génération, le mot de nationaliste provoque encore une réaction de méfiance sinon d’hostilité
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Dernièrement, on s’en souvient, les gouvernements des peuples menacés par le nazisme ont fait appel, après une brève hésitation, aux ripostes nationales, un peu oubliées. Cette fois, les partis ouvriers, préparés par l’exemple russe, le danger étant imminent, ayant découvert que le sentiment national restait puissant parmi leurs troupes, ont répondu et collaboré à cet appel. De parti communiste français l’a même repris à son compte et s’est revendiqué comme « parti national » réhabilitant le drapeau tricolore et la Marseillaise.
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Or, pour de multiples causes, historiques, sociologiques et psychologiques, la lutte des colonisés pour leur libération a pris une physionomie nationale et nationaliste accusée. Si la gauche européenne ne peut qu’approuver\* encourager et soutenir cette lutte, comme tout espoir de liberté, elle éprouve une hésitation très profonde, une inquiétude réelle devant la forme nationaliste de ces tentatives de libération.
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Prenons un exemple parmi les moyens utilisés dans cette lutte : le terrorisme. On sait que la tradition de gauche condamne le terrorisme et l’assassinat politique. Lorsque les colonisés en vinrent à les employer, l’embarras du colonisateur de gauche fut très grave. Il s'efforce de les détacher de l'action volontaire du colonisé, d'en faire un épiphénomène de sa lutte : ce sont, assure-t-il, des explosions spontanées de masses trop longtemps opprimées, ou mieux des agissements d’éléments instables, douteux, difficilement contrôlables par la tête du mouvement. Bien rares furent ceux, même en Europe, qui aperçurent et admirent, osèrent dire que l’écrasement du colonisé était tel, telle était la disproportion des forces, qu’il en était venu, moralement à tort ou à raison, à utiliser volontairement ces moyens.
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Le colonisateur de gauche avait beau faire des efforts, certains actes lui parurent incompréhensibles, scandaleux et politiquement absurdes ; par exemple la mort d’enfants ou d’étrangers à la lutte, ou même de colonisés qui, sans s’opposer au fond, désapprouvaient tel détail de l’entreprise. Au début, il fut tellement troublé qu’il ne trouvait pas mieux que de nier de tels actes ; ils ne pouvaient trouver aucune place, en effet, dans sa perspective du problème. Que ce soit la cruauté de l’oppression qui explique l’aveuglement de la réaction lui parut à peine un argument : il ne peut approuver chez le colonisé ce qu’il combat dans la colonisation, ce pourquoi précisément il condamne la colonisation.
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Il n’est pas moins troublé sur l’avenir de cette libération, du moins sur son avenir prochain. Il est fréquent que la future nation, qui se devine, s’affirme déjà par-delà la lutte, se veut religieuse par exemple ou ne révèle aucun souci de la liberté. Là encore il n’y a d’autre issue que de lui supposer une pensée cachée, plus hardie et plus généreuse : dans le fond de leur cœur, tous les combattants lucides et responsables sont autre chose que des théocrates, ont le goût et la vénération de la liberté. C’est la conjoncture qui leur impose de déguiser leurs vrais sentiments ; la foi étant trop vive encore chez les masses colonisées, ils doivent en tenir compte. Ils ne manifestent pas de préoccupations démocratiques? Obligés d’accepter tous les concours, ils évitent ainsi de heurter les possédants, bourgeois et féodaux
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Alors, tremblant au fond de lui-même de se tromper une fois de plus, il reculera encore d’un pas, il fera un pari, sur un avenir un peu plus lointain : Plus tard, assurément, il surgira du sein de ces peuples, des guides qui exprimeront leurs besoins non mystifiés, qui défendront leurs véritables intérêts, en accord avec les impératifs moraux (et socialistes) de l’histoire. Il était inévitable que seuls les bourgeois et les féodaux, qui ont pu faire quelques études, fournissent des cadres et impriment cette allure au mouvement. Plus tard les colonisés se débarrasseront de la xénophobie et des tentations racistes, que le colonisateur de gauche discerne non sans inquiétude. Réaction inévitable au racisme et à la xénophobie du colonisateur ; il faut attendre que disparaissent le colonialisme et les plaies qu'il a laissées dans la chair des colonisés. Plus tard, ils se débarrasseront de l’obscurantisme religieux...
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Il arrive même que pour des raisons diverses — pour se ménager la sympathie de puissances réactionnaires, pour réaliser une union nationale ou par conviction — les mouvements de libération bannissent dès maintenant l’idéologie de la gauche et refusent systématiquement son aide, la mettant ainsi dans un insupportable embarras, la condamnant à la stérilité. Alors, en tant que militant de gauche, le colonisateur se trouve même pratiquement exclu du mouvement de libération coloniale
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Quant à l’avenir il sera toujours temps de s’en occuper lorsqu’il se fera présent. Pourtant, insiste-t-il, on peut déjà prévoir la physionomie de l’après-libération... On le fera taire avec un argument décisif — en ceci qu’il est un refus pur et simple d’envisager cet avenir — on lui dira que le destin du colonisé ne le regarde pas, ce que le colonisé fera de sa liberté ne concerne que lui. C'est alors qu’il ne comprend plus du tout. S’il veut aider le colonisé, c’est justement parce que son destin le regarde, parce que leurs destins se recoupent, se concernent l’un l’autre, parce qu'il espère continuer à vivre en colonie. Il ne peut s’empêcher de penser avec amertume que l’attitude des gens de gauche en métropole est bien abstraite.
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Bien sûr, à l’époque de la résistance contre les nazis, la seule tâche qui s’imposait et unissait tous les combattants était la libération. Mais tous luttaient aussi pour un certain avenir politique. Si l’on avait assuré les groupes de gauche par exemple que le régime futur serait théocratique et autoritaire, ou les groupes de droite qu'il serait communiste, s’ils avaient compris que pour des raisons sociologiques impérieuses ils seraient écrasés après la lutte, auraient-ils continué les uns et les autres à se battre ? Peut-être ; mais aurait-on trouvé leurs hésitations, leurs inquiétudes tellement scandaleuses? le colonisateur de gauche se demande s'il n’a pas péché par orgueil en croyant le socialisme exportable et le marxisme universel. Dans cette affaire, il l'avoue, il se croyait le droit de défendre sa conception du monde d'après laquelle il espérait régler sa vie.
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A vrai dire, le style d’une colonisation ne dépend pas d’un ou de quelques individus généreux ou lucides. I«es relations coloniales ne relèvent pas de la bonne volonté ou du geste individuel ; elles existaient avant son arrivée ou sa naissance ; qu’il les accepte ou les refuse ne les changera pas profondément ; ce sont elles au contraire qui, comme toute institution, déterminent a priori sa place et celle du colonisé et, en définitive, leurs véritables rapports. Il aura beau se rassurer : « J'ai toujours été ceci ou cela avec les colonisés », il soupçonne, ne serait-il aucunement coupable comme individu, qu’il participe d’une responsabilité collective, en tant que membre d’un groupe national oppresseur. Opprimés en tant que groupe, les colonisés adoptent fatalement une forme de libération nationale et ethnique d’où il ne peut qu’être exclu.
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Il peut essayer, bien entendu, de composer et toute sa vie sera une longue suite d’accommodements. Les colonisés au milieu desquels il vit ne sont donc pas les siens et ne le seront pas. Tout bien pesé, il ne peut s’identifier à eux et ils ne peuvent l’accepter. « Je suis plus à l’aise avec des Européens colonialistes, m’a avoué un colonisateur de gauche au-delà de tout soupçon, qu’avec n’importe lequel des colonisés. » Il n'envisage pas, s’il l’a jamais envisagé, une telle assimilation ; il manque d’ailleurs de l’imagination nécessaire à une telle révolution.
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On comprend maintenant un des traits les plus décevants du colonisateur de gauche : son inefficacité politique. Elle est d’abord en lui. Elle découle du caractère particulier de son insertion dans la conjonction coloniale. Sa revendication, comparée à celle du colonisé, ou même à celle du colonisateur de droite, est aérienne.
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Le colonisateur de droite est cohérent quand il exige le statu quo colonial, ou même quand il réclame cyniquement encore plus de privilèges, encore plus de droits ; il défend ses intérêts et son mode de vie, il peut mettre en œuvre des forces énormes pour appuyer ses exigences. L’espoir et la volonté du colonisé ne sont pas moins évidents et fondés sur des forces latentes, mal réveillées à elles-mêmes, mais susceptibles de développements étonnants. Le colonisateur de gauche se refuse à faire partie du groupement de ses compatriotes ; en même temps il lui est impossible de faire coïncider son destin avec celui du colonisé. Qui est-il politiquement? De qui est-il l’expression, sinon de lui-même, c’est-à-dire d’une force négligeable dans la confrontation ?
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Tantôt, voulant rivaliser avec les nationalistes les moins réalistes, il se livrera à une démagogie verbale, dont les outrances mêmes augmenteront la méfiance du colonisé. Il proposera des explications ténébreuses et machiavéliques des actes du colonisateur, là où le simple jeu de la mécanique colonisatrice aurait suffi. Ou, à l’étonnement agacé du colonisé, il excusera bruyamment ce que ce dernier condamne en lui-même. En somme, refusant le mal, le colonisateur de bonne volonté ne peut jamais atteindre au bien, car le seul choix qui lui soit permis n’est pas entre le bien et le mal, il est entre le mal et le malaise.
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S’il ne peut supporter ce silence et faire de sa vie un perpétuel compromis, s’il est parmi les meilleurs, il peut finir aussi par quitter la colonie et ses privilèges. Et si son éthique politique lui interdit ce qu'elle considère quelquefois comme un abandon, il fera tant, il frondera les autorités, jusqu’à ce qu’il soit « remis à la disposition de la métropole » suivant le pudique jargon administratif. Cessant d’être un colonisateur, il mettra fin à sa contradiction et à son malaise.
### Le colonisateur qui s'accepte ... Ou le colonialiste
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Le colonialiste n’est, en somme, que le colonisateur qui s’accepte comme colonisateur. Qui, par suite, explicitant sa situation, cherche à légitimer la colonisation. Attitude plus logique, affectivement plus cohérente que la danse tourmentée du colonisateur qui se refuse, et continue à vivre en colonie. L’un essaye en vain d’accorder sa vie à son idéologie ; l’autre son idéologie à sa vie, d’unifier et de justifier sa conduite. A tout prendre, le colonialiste est la vocation naturelle du colonisateur.
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Ce n'est pas un bon signe, déjà, que d’avoir décidé de faire sa vie en colonie ; dans la majorité des cas, tout au moins ; comme ce n’est pas un signe positif que d’épouser une dot. Sans parler de l'immigrant qui est prêt, au départ, à tout accepter ; expressément venu pour goûter au bénéfice colonial. Celui-là sera colonialiste par vocation.
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Combien en ai-je vus qui, arrivés de la veille, timides et modestes, subitement pourvus d’un titre étonnant, voient leur obscurité illuminée d’un prestige qui les surprend eux-mêmes. Puis, soutenus par le corset de leur rôle social, ils redressent la tête, et bientôt, ils prennent une confiance si démesurée en eux-mêmes qu’ils en deviennent stupides.
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Si l’intention n’était pas aussi nette, l’aboutissement n’est pas différent chez le colonialiste par persuasion. Fonctionnaire nommé là par hasard, ou cousin à qui le cousin offre asile, il peut être même de gauche en arrivant et se muer irrésistiblement, par le même mécanisme fatal, en colonialiste hargneux ou sournois. Comme s’il lui avait suffi de traverser la mer, comme s’il avait pourri à la chaleur!
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Inversement, parmi les colonisateurs-natifs, si la majorité s’accroche à sa chance historique et la défend à tout prix, il en existe qui parcourent l’itinéraire opposé, refusent la colonisation, ou finissent même par quitter la colonie. Le plus souvent, ce sont de tout jeunes gens, les plue généreux, les plus ouverts, qui, au sortir de l’adolescence, décident de ne pas faire leur vie d’homme en colonie. Dans les deux cas, les meilleurs s’en vont. Soit par éthique : ne supportant pas de bénéficier de l'injustice quotidienne. Soit simplement par orgueil : parce qu'ils se décident d’une meilleure étoffe que le colonisateur moyen.
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La société colonisatrice se veut une société dirigeante et s’applique à en avoir l’apparence. Les réceptions des délégués métropolitains rappellent davantage celles d’un chef de gouvernement que celles d’un préfet. Le moindre déplacement motorisé entraîne une suite de \* motocyclistes impérieux, pétaradants et sifflants. Rien n’est économisé pour impressionner le colonisé, l’étranger et peut-être le colonisateur lui-même.
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La situation coloniale impose à tout colonisateur des données économiques, politiques et affectives, contre lesquelles il peut s’insurger, sans réussir jamais à les quitter, car elles forment l’essence même du fait colonial. Et bientôt, le colonialiste découvre sa propre ambiguité.
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En somme, le problème posé au colonisateur qui se refuse est le même que pour celui qui s’accepte. Seules leurs solutions diffèrent : celle du colonisateur qui s’accepte, le transforme immanquablement en colonialiste. De cette assomption de soi-même et de sa situation, vont découler en effet plusieurs traits que l’on peut grouper en un ensemble cohérent Cette constellation, nous proposons de l’appeler : le rôle de l'usurpateur (ou encore le complexe de Néron).
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S’accepter comme colonisateur, ce serait essentiellement, avons-nous dit, s’accepter comme privilégié non légitime, c’est-à-dire comme usurpateur. L’usurpateur, certes, revendique sa place et, au besoin, la défendra par tous les moyens. Mais, il l’admet, il revendique une place usurpée. C’est dire qu’au moment même où il triomphe, il admet que triomphe de lui une image qu’il condamne. Sa victoire de fait ne le comblera donc jamais : il lui reste à l’inscrire dans les lois et dans la morale.
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Il lui faudrait pour cela en convaincre les autres, sinon lui-même. Il a besoin, en somme, pour en jouir complètement, de se laver de sa victoire, et des conditions dans lesquelles elle fut obtenue. D’où son acharnement, étonnant chez un vainqueur, sur d’apparentes futilités : il s’efforce de falsifier l’histoire, il fait récrire les textes, il éteindrait des mémoires. N’importe quoi, pour arriver à transformer son usurpation en légitimité
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En outre, cette complémentarité n’épuise pas la relation complexe de ces deux mouvements. Il faut ajouter que plus l'usurpé est écrasé, plus l'usurpateur triomphe dans l’usurpation ; et, par suite, se confirme dans sa culpabilité et sa propre condamnation : Donc plus le jeu du mécanisme s’accentue, sans cesse entraîné, aggravé par son propre rythme A la limite, l'usurpateur tendrait à faire disparaître l'usurpé, dont la seule existence le pose en usurpateur, dont l'oppression de plus en plus lourde le rend lui-même de plus en plus oppresseur.
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même. A quelque chose malheur est bon : l’existence du colonialiste est trop liée à celle du colonisé, jamais il ne pourra dépasser cette dialectique. De toutes ses forces, il lui faut nier le colonisé et, en même temps, l'existence de sa victime lui est indispensable pour continuer à être. Dès qu'il a choisi de maintenir le système colonial, il doit apporter à le défendre plus de vigueur qu’il n’en aurait fallu pour le refuser. Dès qu’il a pris conscience de l'injuste rapport qui l'unit au colonisé, il lui faut sans répit s'appliquer à s’absoudre. Il n'oubliera jamais de faire éclater publiquement ses propres vertus, il plaidera avec une rageuse obstination pour paraître héroïque et grand, méritant largement sa fortune. En même temps, tenant ses privilèges tout autant de sa gloire que de l'avilissement du colonisé, il s’acharnera à l’avilir. Il utilisera pour le dépeindre les couleurs les plus sombres ; il agira, s'il le faut, pour le dévaloriser, pour l’annihiler. Mais il ne sortira jamais de ce cercle : Il faut expliquer cette distance que la colonisation met entre lui et le colonisé ; or, pour se justifier, il est amené à augmenter encore cette distance, à opposer irrémédiablement les deux figures, la sienne tellement glorieuse, celle du colonisé tellement méprisable.
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Tout va l’y conduire, ses nouveaux intérêts, ses relations professionnelles, ses liens familiaux et amicaux noués en colonie. Le mécanisme est quasi fatal : la situation coloniale fabrique des colonialistes, comme elle fabrique des colonisés.
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Rien, enfin, ne peut le sauver en lui donnant cette haute idée compensatrice de lui-même, qu'il cherche si avidement. Ni l'étranger, tout au plus indifférent mais non dupe ni complice ; ni sa patrie d’origine, où il est toujours suspect et souvent attaqué, ni sa propre action quotidienne qui voudrait ignorer la révolte muette du colonisé. En fait, mis en accusation par les autres, il ne croit guère à son propre dossier ; au fond de lui-même, le colonialiste plaide coupable
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En retour, ayant confié à la métropole la délégation et le poids de sa propre grandeur défaillante, il attend d'elle qu'elle réponde à son espoir. Il exige qu’elle mérite sa confiance, qu'elle lui renvoie cette image d'elle-même qu'il souhaite : idéal inaccessible au colonisé et justificatif parfait de ses propres mérites empruntés. Souvent, à force de l’espérer, il finit par y croire un peu. Les nouveaux débarqués, la mémoire encore fraîche, parlent de la métropole avec infiniment plus de justesse que les vieux colonialistes.
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Il serait naïf, cependant, de rétorquer au colonialiste qu’il devrait rejoindre au plus vite cet univers merveilleux, réparer l’erreur de l'avoir quitté. Depuis quand s'installe-t-on quotidiennement dans la vertu et la beauté ? le propre d'un sur-moi est précisément de n’être pas vécu, de régler de loin, sans être jamais atteint, la conduite prosaïque et cahotante des hommes de chair et d’os. La métropole n’est si grande que parce qu’elle est au-delà de l’horizon et qu’elle permet de valoriser l’existence et la conduite du colonialiste. S’il y rentrait, elle perdrait son sublime ; et lui, cesserait d’être un homme supérieur : S’il est tout en colonie, le colonialiste sait qu’en métropole il ne serait rien ; il y retournerait à l’homme quelconque. En fait, la notion de métropole est comparative. Ramenée à elle-même, elle s’évanouirait et ruinerait du même coup la surhumanité du colonialiste. C’est en colonie seulement, parce qu’il possède une métropole et que ses cohabitants n’en ont pas, que le colonialiste est craint et admiré. Comment quitterait-on le seul endroit au monde où, sans être un fondateur de ville ou un foudre de guerre, il est encore possible de débaptiser des villages et de léguer son nom à la géographie ? Sans même craindre le simple ridicule ou la colère des habitants, puisque leur avis ne compte pas ; où tous les jours, on fait l’épreuve euphorique de sa puissance et de son importance ?
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le colonialiste exige que la métropole soit conservatrice. Lui, bien entendu, l’est résolument. C’est même là-dessus qu’il est le plus sévère, qu’il transige le moins. A la rigueur tolère-t-il la critique des institutions ou des mœurs du métropolitain ; il n’est pas responsable du pire, s’il se réclame du meilleur. Mais il est pris d’inquiétude, d’affolement, chaque fois qu’on s’avise de toucher au statut politique. Cest seulement alors que la pureté de son patriotisme est troublée, son attachement indéfectible à la mère-patrie ébranlé. Il peut aller jusqu’à la menace — ô stupeur! — de sécession! Ce qui semble contradictoire, aberrant avec son patriotisme tant affiché et, en un sens, réel
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Mais le nationalisme du colonialiste est, en vérité, d’une nature particulière. Il s’adresse essentiellement à cet aspect de sa patrie qui tolère et protège son existence en tant que colonialiste. Une métropole qui deviendrait démocratique, par exemple, au point dè promouvoir une égalité des droits jusque dans les colonies, risquerait aussi d’abandonner les entreprises -coloniales. Une telle transformation serait, pour le colonialiste, une affaire de vie ou de mort, une remise en question du sens de sa vie. On comprend que son nationalisme vacille et qu’il refuse de reconnaître ce dangereux visage de sa patrie.
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Qu'est-ce que le fascisme, sinon un régime d'oppression au profit de quelques-uns ? or toute la machine administrative et pôhtîque de la colonie n’a pas d'autres fins. Ees relations humaines y sont issues d’une exploitation aussi poussée que possible, fondées sur l’inégalité et le mépris, garanties par l’autoritarisme policier. Il ne fait aucun doute, pour qui l’a vécu, que le colonialisme est une variété du fascisme.
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Ne bougerait-il même jamais, enfin, que sa simple existence, celle du système colonial, proposeront leur constant exemple aux hésitations de la métropole ; une extrapolation séduisante d’un style politique, où les difficultés sont résolues par le servage complet des gouvernés. Il n’est pas exagéré de dire que, de même que la situation coloniale pourrit l’Européen des colonies, le colonialiste est un germe de pourrissement de la métropole.
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Nous n'avons noté jusqu'ici que le privilège du colonisateur par rapport au colonisé. En fait, l'Européen des colonies se sait doublement privilégié : par rapport au colonisé et par rapport au métropolitain. Les avantages coloniaux signifient également qu'à importance égale, le fonctionnaire touche davantage, le commerçant paie moins d'impôts, l'industriel paie moins cher matière première et main-d'œuvre, que leurs homologues métropolitains. Le parallèle ne s'arrête pas là. De même qu'il est consubstantiel à l'existence du colonisé, le privilège colonial est fonction de la métropole et du métropolitain. Le colonialiste n’ignore pas qu'il oblige la métropole à entretenir une armée, que la colonie, si elle est tout avantage pour lui-même, coûte au métropolitain plus qu'elle ne lui rapporte
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Il a fallu, comme chaque fois, répondre à des insinuations ou même à de franches attaques, utiliser l'arsenal, si peu convaincant, des dangers du soleil africain et des maladies du tube digestif, appeler à son secours la mythologie des héros en casque colonial. Ils ne parlent pas, non plus, le même langage politique : A classe égale, le colonialiste est naturellement plus à droite que le métropolitain. Un camarade nouvellement arrivé me faisait part de son naïf étonnement : Il ne comprenait pas pourquoi les joueurs de boule, S. F. I. O. ou radicaux en métropole, sont réactionnaires ou fascisants en colonie.
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Ah ! là-dessus, il n’est pas nécessaire de le pousser : il est plein de son sujet, qui déchire sa conscience et sa vie. Il cherche à l’écarter de sa pensée, à imaginer la colonie sans le colonisé. Une boutade, plus sérieuse qu’elle n’en a l’air, affirme que « Tout serait parfait... s’il n’y avait pas les indigènes. » Mais le colonialiste se rend compte que, sans le colonisé, la colonie n’aurait plus aucun sens. Cette insupportable contradiction le remplit d’une fureur, d’une haine toujours prête à se déchaîner sur le colonisé, occasion innocente mais fatale de son drame. Et pas seulement s'il est un policier ou un spécialiste de l'autorité, dont les habitudes professionnelies trouvent en colonie des possibilités inespérées d’épanouissement.
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J’ai vu avec stupéfaction de paisibles fonctionnaires, des enseignants, courtois et bien disants par ailleurs, se muer subitement, sous des prétextes futiles, en monstres vociférants. Les accusations les plus absurdes sont portées contre le colonisé. Un vieux médecin m’a confié, avec un mélange de hargne et de gravité, que le « colonisé ne sait pas respirer # ; un professeur m’a expliqué doctement que : « Ici, on ne sait pas marcher, on fait de tout petits pas, qui ne font pas avancer », d’où cette impression de piétinement, caractéristique, paraît-il, des rues en colonie. La dévaluation du colonisé s’étend ainsi à tout ce qui le touche. A son pays, qui est laid, trop chaud, étonnamment froid, malodorant, au climat vicieux, à la géographie si désespérée qu’elle le condamne au mépris et à la pauvreté, à la dépendance pour l'éternité
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Ce n’est là, d’ailleurs, qu’un vague rêve d’humaniste métropolitain. Le colonialiste a toujours affirmé, et avec netteté, que cette adéquation était impensable. Mais l’explication, qu’il se croit obligé d'en donner, elle-même fort significative, sera toute différente. Cette impossibilité ne relève pas de lui mais du partenaire : elle tient à la nature du colonisé. En d’autres termes, et voici le trait qui achève ce portrait, le colonialiste a recours au racisme. Il est remarquable que le racisme fasse partie de tous les colonialismes, sous toutes les latitudes. Ce n’est pas une coïncidence : Le racisme résume et symbolise la relation fondamentale qui unit colonialiste et colonisé.
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Il ne s’agit guère d’un racisme doctrinal. Ce serait d’ailleurs difficile ; le colonialiste n’aime pas la théorie et les théoriciens. Celui qui se sait en mauvaise posture idéologique ou éthique, se targue en général d’être un homme d’action, qui puise ses leçons dans l’expérience. Le colonialiste a trop de mal à construire son système de compensation pour ne pas se méfier de la discussion. Son racisme est vécu, quotidien ; mais il n’y perd pas pour autant. A côté du racisme colonial, celui des doctrinaires européens apparaît comme transparent, gelé en idées, à première vue presque sans passion.
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La première démarche n’est pas la plus révélatrice de l’attitude mentale du colonialiste. Être à l’affût du trait différentiel entre deux populations n'est pas une caractéristique raciste en soi. Mais elle occupe sa place et prend un sens particulier dans un contexte raciste. Loin de rechercher ce qui pourrait atténuer son dépaysement, le rapprocher du colonisé, et contribuer à la fondation d’une cité commune, le colonialiste appuie au contraire sur tout ce qui l’en sépare.
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Nous rejoignons encore l’intentionnalité de toute politique coloniale. En voici deux illustrations. Contrairement à ce que l’on croit, le colonialiste n’a jamais sérieusement favorisé la conversion religieuse du colonisé. Les relations entre l’Eglise (catholique ou protestante) et le colonialisme sont plus complexes qu’on ne l’affirme parmi les gens de gauche. L’Église a beaucoup aidé le colonialiste, certes ; cautionnant ses entreprises, lui donnant bonne conscience, contribuant à faire accepter la colonisation, y compris par le colonisé. Mais ce ne fut pour elle qu’une alliance accidentelle et profitable. Aujourd’hui que le colonialisme se révèle mortel, et devient compromettant, die décroche partout ; elle ne le défend plus guère, quand elle ne commence pas déjà à l’attaquer.
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En somme elle s’est servie de lui comme il s'est servi d’elle, mais elle a toujours gardé son but propre. Inversement, si le colonialiste a récompensé l’Eglise de son aide, lui octroyant d’importants privilèges, terrains, subventions, une place inadéquate à son rôle en colonie, il n’a jamais souhaité qu’elle réussisse : c’est-à-dire qu’elle obtienne la conversion de tous les colonisés. S’il l'avait réellement voulu, il aurait permis à l'Église de réaliser son rêve. Surtout au début de la colonisation, il disposait d’une totale liberté d’action, d’une puissance d’oppression illimitée, et d'une large complicité internationale. Mais le colonialiste ne pouvait favoriser une entreprise qui aurait contribué à l’évanouissement de la relation coloniale. Da conversion du colonisé à la religion du colonisateur aurait été une étape sur la voie de l’assimilation. C’est une des raisons pour lesquelles les missions coloniales ont échoué.
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Toute oppression, en vérité, s’adresse globalement à un groupement humain, et, a priori, tous les individus en tant que membres de ce groupe, en sont atteints anonymement. On entend souvent affirmer que les ouvriers, c’est-à-dire tous les ouvriers, puisque ouvriers, sont affligés de tels défauts et de telles tares. D’accusation raciste, portée contre les colonisés, ne peut être que collective, et tout colonisé sans exception doit en répondre. Il est admis, cependant, que l’oppression ouvrière comporte une issue : théoriquement au moins, un ouvrier peut quitter sa classe et changer de statut. Tandis que, dans le cadre de la colonisation, rien ne pourra sauver le colonisé
> [!accord] Page 59
Nous avons comparé l’oppression et la lutte coloniale à l’oppression et la lutte des classes. Le rapport colonisateur-colonisé, de peuple à peuple, au sein des nations, peut rappeler en effet le rapport bourgeoisie-prolétariat, au sein d’une nation. Mais il faut mentionner en outre l’étanchéité presque absolue des groupements coloniaux. A cela veillent tous les efforts du colonialiste ; et le racisme est, à cet égard, l’arme la plus sûre : le passage en devient, en effet, impossible, et toute révolte serait absurde.
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Le racisme apparaît, ainsi, non comme un détail plus ou moins accidentel mais comme un élément consubstantiel au colonialisme. 11 est la meilleure expression du fait colonial, et un des traits les plus significatifs du colonialiste. Non seulement il établit la discrimination fondamentale entre colonisateur et colonisé, condition sine qna non de la vie coloniale, mais il en fonde l’immuabilité. Seul le racisme autorise à poser pour l’éternité, en la substantivant, une relation historique ayant eu un commencement daté. D'où l’extraordinaire épanouissement du racisme en colonie ; la coloration raciste de la moindre démarche, intellectuelle ou active, du colonialiste et même de tout colonisateur. Et non seulement des hommes de la rue : un psychiatre de Rabat a osé m’affirmer, après vingt ans d’exercice, que les névroses nord-africaines s’expliquaient par l’âme nord-africaine.
## Portrait du colonisé
### Portrait mythique du colonisé
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Tout comme la bourgeoisie propose une image du prolétaire, l'existence du colonisateur appelle et impose une image du colonisé. Alibis sans lesquels la conduite du colonisateur, et celle du bourgeois, leurs existences mêmes, sembleraient scandaleuses. Mais nous éventons la mystification, précisément parce qu’elle les arrange trop bien.
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Rien ne pourrait mieux légitimer le privilège du colonisateur que son travail ; rien ne pourrait mieux justifier le dénuement du colonisé que son oisiveté. Le portrait mythique du colonisé comprendra donc une incroyable paresse. Celui du colonisateur, le goût vertueux de l’action. Du même coup, le colonisateur suggère que l’emploi du colonisé est peu rentable, ce qui autorise ces salaires invraisemblables
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Il peut sembler que la colonisation eût gagné à disposer d’un personnel émérite. Rien n’est moins certain, h' ouvrier qualifié, qui existe parmi les simili-colonisateurs, réclame une paie trois ou quatre fois supérieure à celle du colonisé ; or il ne produit pas trois ou quatre fois plus, ni en quantité ni en qualité : il est plus économique d'utiliser trois colonisés qu’un Européen. Toute entreprise demande des spécialistes, certes, mais un minimum, que le colonisateur importe, ou recrute parmi les siens. Sans compter les égards, la protection légale, justement exigés par le travailleur européen. Au colonisé, on ne demande que ses bras, et il n'est que cela : en outre, ces bras sont si mal cotés, qu’on peut en louer trois ou quatre paires pour le prix d’une seule.
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Ce qui est suspect, c’est que l’accusation ne vise pas seulement le manœuvre agricole ou l'habitant des bidonvilles, mais aussi le professeur, l'ingénieur ou le médecin qui fournissent les mêmes heures de travail que leurs collègues colonisateurs, enfin tous les individus du groupement colonisé. Ce qui est suspect, c’est l’unanimité de l’accusation et la globalité de son objet ; de sorte qu’aucun colonisé n'en est sauvé, et n’en pourrait jamais être sauvé. C’est-à-dire : /’indépendance de l’accusation de toutes conditions socio-logiques et historiques.
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Il faut bien se défendre contre les dangereuses sottises d’un irresponsable ; et aussi, souci méritoire, le défendre contre lui-même! De même pour l’absence de besoins du colonisé, son inaptitude au confort, à la technique, au progrès, son étonnante familiarité avec la misère : pourquoi le colonisateur se préoccuperait-il de ce qui n’inquiète guère l’intéressé? Ce serait, ajoute-t-il avec une sombre et audacieuse philosophie, lui rendre un mauvais service que de l'obliger aux servitudes de la civilisation. Allons! Rappelons-nous que la sagesse est orientale, acceptons, comme lui, la misère du colonisé.
> [!accord] Page 63
Mieux encore, les traits prêtés au colonisé s’excluent l’un l’autre, sans que cela gêne son procureur. On le dépeint en même temps frugal, sobre, sans besoins étendus et avalant des quantités dégoûtantes de viande, de graisse, d’alcool, de n’importe quoi ; comme un lâche, qui a peur de souffrir et comme une brute qui n’est arrêtée par aucune des inhibitions de la civilisation, etc. Preuve supplémentaire qu’il est inutile de chercher cette cohérence ailleurs que chez le colonisateur lui-même
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A la base de toute la construction, enfin, on trouve une dynamique unique : celle des exigences économiques et affectives du colonisateur, qui lui tient lieu de logique, commande et explique chacun des traits qu’il prête au colonisé. En définitive, ils sont tous avantageux pour le colonisateur, même ceux qui, en première apparence, lui seraient dommageables
> [!accord] Page 64
Et le mécanisme de ce repétrissage du colonisé est lui-même éclairant. Il consiste d’abord en une série de négations. Le colonisé n’est pas ceci, n’est pas cela. Jamais il n’est considéré positivement ; ou s’il l'est, la qualité concédée relève d'un manque psychologique ou éthique.
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Ainsi pour l'hospitalité arabe, qui peut difficilement passer pour un trait négatif. Si l’on y prend garde on découvre que la louange est le fait de touristes, d’Européens de passage, et non de colonisateurs, c’est-à-dire d’Européens installés en colonie. Aussitôt en place, l’Européen ne profite plus de cette hospitalité, arrête les échanges, contribue aux barrières. Rapidement il change de palette pour peindre le colonisé, qui devient jaloux, retiré sur soi, exclusif, fanatique. Que devient la fameuse hospitalité ? Puisqu’il ne peut la nier, le colonisateur en fait alors ressortir les ombres, et les conséquences désastreuses
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Autre signe de cette dépersonnalisation du colonisé : ce que l’on pourrait appeler la marque du pluriel. Le colonisé n’est jamais caractérisé d’une manière différentielle ; il n’a droit qu’à la noyade dans le collectif anonyme. (« Ils sont ceci... Ils sont tous les mêmes. ») Si la domestique colonisée ne vient pas un matin, le colonisateur ne dira pas qu’elle est malade, ou qu’elle triche, ou qu’elle est tentée de ne pas respecter un contrat abusif. (Sept jours sur sept ; les domestiques colonisés bénéficiant rarement du congé hebdomadaire, accordé aux autres.) Il affirmera qu’on « ne peut pas compter sur eux ». Ce n’est pas une clause de style. Il refuse d’envisager les événements personnels, particuliers, de la vie de sa domestique ; cette vie dans sa spécificité ne l’intéresse pas, sa domestique n’existe pas comme individu.
> [!accord] Page 65
Enfin le colonisateur dénie au colonisé le droit le plus précieux reconnu à la majorité des hommes : la liberté. Les conditions de vie, faites au colonisé par la colonisation, n’en tiennent aucun compte, ne la supposent même pas. Le colonisé ne dispose d’aucune issue pour quitter son état de malheur : ni d’une issue juridique (la naturalisation) ni d’une issue mystique (la conversion religieuse) : Le colonisé n’est pas libre de se choisir colonisé ou non colonisé
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Dernièrement, un auteur nous racontait avec drôlerie comment, à l’instar du gibier, on rabattait vers de grandes cages les indigènes révoltés. Que l’on ait imaginé puis osé construire ces cages, et peut-être plus encore, que l’on ait laissé les reporters photographier les prises, prouve bien que, dans l’esprit de ses organisateurs, le spectacle n’avait plus rien d’humain
> [!accord] Page 66
Ce mécanisme n’est pas inconnu : c’est une mystification. L’idéologie d’une classe dirigeante, on le sait, se fait adopter dans une large mesure par les classes dirigées. Or toute idéologie de combat comprend, partie intégrante d’elle-même, une conception de l’adversaire. En consentant à cette idéologie, les classes dominées confirment, d’une certaine manière, le rôle qu’on leur a assigné. Ce qui explique, entre autres, la relative stabilité des sociétés ; l’oppression y est, bon gré mal gré, tolérée par les opprimés eux-mêmes. Dans la relation coloniale, la domination s’exerce de peuple à peuple, mais le schéma reste le même, La caractérisation et le rôle du colonisé occupent une place de choix dans l’idéologie colonisatrice ; caractérisation infidèle au réel, incohérente en elle-même, mais nécessaire et cohérente à l’intérieur de cette idéologie. Et à laquelle le colonisé donne son assentiment, troublé, partiel, mais indéniable.
### Situation du colonisé
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Puisque le colonisé est présumé voleur, il faut se garder effectivement contre lui ; suspect par définition, pourquoi ne serait-il pas coupable? Du linge a été dérobé (incident fréquent dans ces pays de soleil, où le linge sèche en plein vent et nargue ceux qui sont nus). Quel doit être le coupable sinon le premier colonisé signalé dans les parages? Et puisque c’est peut-être lui, on va chez lui et on l'emmène au poste de police. « La belle injustice, rétorque le colonisateur! Une fois sur deux, on tombe juste. Et, de toute manière, le voleur est un colonisé ; si on ne le trouve pas dans le premier gourbi, il est dans le second. » Ce qui est exact : le voleur (j’entends le petit) se recrute en effet parmi les pauvres et les pauvres parmi les colonisés. Mais s’ensuit-il que tout colonisé soit un voleur possible et doive être traité comme tel?
> [!accord] Page 69
Tout bien réfléchi, ils s'accuseraient plutôt de ne pas se révolter plus souvent ; ils sont responsables, après tout, de leur propre liberté et si, par fatigue ou faiblesse, ou scepticisme, ils la laissent inemployée, ils méritent leur punition.
> [!accord] Page 69
Le colonisé, lui, ne se sent ni responsable ni coupable, ni sceptique, il est hors de jeu. En aucune manière il n’est plus sujet de l’histoire ; bien entendu il en subit le poids, souvent plus cruellement que les autres, mais toujours comme objet. Il a fini par perdre l'habitude de toute participation active à l’histoire et ne la réclame même plus. Pour peu que dure la colonisation, il perd jusqu’au souvenir de sa liberté ; il oublie ce qu’elle coûte ou n’ose plus en payer le prix. Sinon, comment expliquer qu'une garnison de quelques hommes puisse tenir dans un poste de montagne ? Qu’une poignée de colonisateurs souvent arrogants puissent vivre au milieu d'une foule de colonisés ? Les colonisateurs eux-mêmes s’en étonnent, et de là vient qu’ils accusent le colonisé de lâcheté.
> [!accord] Page 69
L'accusation est trop désinvolte, en vérité ; ils savent bien que s’ils étaient menacés, leur solitude serait vite rompue : toutes les ressources de la technique, téléphone, télégramme, avion, mettraient à leur disposition, en quelques minutes, des moyens effroyables de défense et de destruction. Pour un colonisateur tué, des centaines, des milliers de colonisés ont été, ou seront exterminés.
> [!accord] Page 71
De fait est que le colonisé ne gouverne pas. Que strictement éloigné du pouvoir, il finit en effet par en perdre l'habitude et le goût Comment s'intéresserait-il à ce dont il est si résolument exclu ? Les colonisés ne sont pas riches en hommes de gouvernement
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Tôt ou tard, il se rabat donc sur des positions de repli, c’est-à-dire sur les valeurs traditionnelles. Ainsi s’explique l’étonnante survivance de la famille colonisée : elle s’offre en véritable valeur-refuge. Elle sauve le colonisé du désespoir d’une totale défaite, mais se trouve, en échange, confirmée par ce constant apport d'un sang nouveau. Ee jeune homme se mariera, se transformera en père de famille dévoué, en frère solidaire, en oncle responsable, et jusqu’à ce qu’il prenne la place du père, en fils respectueux. Tout est rentré dans l’ordre : la révolte et le conflit ont abouti à la victoire des parents et de la tradition.
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Avec son réseau institutionnel, ses fêtes collectives et périodiques, la religion constitue une autre valeur-refuge : pour l’individu comme pour le groupe. Pour l’individu, elle s’offre comme une des rares lignes de repli ; pour le groupe, elle est une des rares manifestations qui puisse protéger son existence originale. La société colonisée ne possédant pas de structures nationales, ne pouvant s’imaginer un avenir historique, doit se contenter de la torpeur passive de son présent. Ce présent même, elle doit le soustraire à l’envahissement conquérant de la colonisation, qui l’enserre de toutes parts, la pénètre de sa technique, de son prestige auprès des jeunes générations. Le formalisme, dont le formalisme religieux n’est qu’un aspect, est le kyste dans lequel elle s’enferme, et se durcit ; réduisant sa vie pour la sauver. Réaction spontanée d’autodéfense, moyen de sauvegarde de la conscience collective, sans laquelle un peuple rapidement n’existe plus. Dans les conditions de dépendance coloniale, l’affranchissement religieux, comme l’éclatement de la famille, aurait comporté un risque grave de mourir à soi-même
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La sclérose de la société colonisée est donc la conséquence de deux processus de signes contraires : un enkystement né de l’intérieur, un corset imposé de l’extérieur. Les deux phénomènes ont un facteur commun : le contact avec la colonisation. Ils convergent en un résultat commun : la catalepsie sociale et historique du colonisé.
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Or la très grande majorité des enfants colonisés sont dans la rue. Et celui qui a la chance insigne d’être accueilli dans une école, n’en sera pas nationalement sauvé : la mémoire qu’on lui constitue n’est sûrement pas celle de son peuple. L’histoire qu’on lui apprend n’est pas la sienne. Il sait qui fut Colbert ou Cromwell mais non qui fut Khaznadar ; qui fut Jeanne d’Arc mais non la Kahena. Tout semble s’être passé ailleurs que chez lui ; son pays et lui-même sont en l’air, ou n’existent que par référence aux Gaulois, aux Francs, à la Marne ; par référence à ce qu’il n’est pas, au christianisme, alors qu’il n’est pas chrétien, à l’Occident qui s’arrête devant son nez, sur uneligne d’autant plus infrancliissable qu’elle est imaginaire.
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Si le transfert finit par s’opérer, il n’est pas sans danger : le maître et l’école représentent un univers trop différent de l’univers familial. Dans les deux cas, enfin, loin de préparer l’adolescent à se prendre totalement en main, l'école établit en son sein une définitive dualité. Ce déchirement essentiel du colonisé se trouve particulièrement exprimé et symbolisé dans le bilinguisme colonial. Le colonisé n’est sauvé de l’analphabétisme que pour tomber dans le dualisme linguistique. S'il a cette chance. La majorité des colonisés n'auront jamais la bonne fortune de souffrir les tourments du bilingue colonial. Ils ne disposerontjamaisquedeleur langue maternelle ; c’est-à-dire une langue ni écrite ni lue, qui ne permet que l'incertaine et pauvre culture orale.
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Encore si le parler maternel permettait au moins une emprise actuelle sur la vie sociale, traversait les guichets des administrations ou ordonnait le trafic postal. Même pas. Toute la bureaucratie, toute la magistrature, toute la technicité n’entend et n’utilise que la langue du colonisateur, comme les bornes kilométriques, les panneaux de gares, les plaques des rues et les quittances. Muni de sa seule langue, le colonisé est un étranger dans son propre pays.
> [!accord] Page 78
En outre, la langue maternelle du colonisé, celle qui est nourrie de ses sensations, ses passions et ses rêves, celle dans laquelle se libèrent sa tendresse et ses étonnements, celle enfin qui recèle la plus grande charge affective, celle-là précisément est la moins valorisée. Elle n’a aucune dignité dans le pays ou dans le concert des peuples. S’il veut obtenir un métier, construire sa place, exister dans la cité et dans le monde, il doit d'abord se plier à la langue des autres, celle des colonisateurs, ses maîtres. Dans le conflit linguistique qui habite le colonisé, sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée. Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par le faire sien. De lui-même, il se met à écarter cette langue infirme, à la cacher aux yeux des étrangers, à ne paraître à l’aise que dans la langue du colonisateur. En bref, le bilinguisme colonial n'est ni une diglossie. où coexistent un idiome populaire et une langue de puriste, appartenant tous les deux au même univers affectif, ni une simple richesse polyglotte, qui bénéficie d’un clavier supplémentaire mais relativement neutre ; c’est un drame linguistique.
> > [!cite] Note
> Cf la critique de Sanghor dans [[Décoloniser l'esprit]] . Le traître a choisi la langue du colonisateur
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Les conditions matérielles de l’existence colonisée suffiraient, certes, à expliquer sa rareté. La misère excessive du plus grand nombre réduit à l’extrême les chances statistiques de voir naître et croître un écrivain. Mais l’histoire nous montre qu’il n’est besoin que d’une classe privilégiée pour fournir en artistes tout un peuple. En fait, le rôle de l’écrivain colonisé est trop difficile à soutenir : il incarne toutes les ambiguïtés, toutes les impossibilités du colonisé, portées à l’extrême degré
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Supposons qu'il ait appris à manier sa langue, jusqu’à la recréer en œuvres écrites, qu’il ait vaincu son refus profond de s’en servir ; pour qui écrirait-il, pour quel public? S’il s’obstine à écrire dans sa langue, il se condamne à parler devant un auditoire de sourds. Le peuple est inculte et ne lit aucune langue, les bourgeois et les lettrés n’entendent que celle du colonisateur. Une seule issue lui reste, qu’on présente comme naturelle : qu’il écrive dans la langue du colonisateur. Comme s’il ne faisait pas que changer d’impasse!
> [!accord] Page 79
Curieux destin que d’écrire pour un autre peuple que le sien ! Plus curieux encore que d’écrire pour les vainqueurs de son peuple! On s’est étonné de l’âpreté des premiers écrivains colonisés. Oublient-ils qu’ils s’adressent au même public dont ils empruntent la langue ? Ce n’est, pourtant, ni inconscience, ni ingratitude, ni insolence. A ce public précisément, dès qu’ils osent parler, que vont-ils dire sinon leur malaise et leur révolte ? Espérait-on des paroles de paix de celui qui souffre d’une longue discorde ? De la reconnaissance pour un prêt si lourd d’intérêt ?
> [!accord] Page 80
Tout au plus le surgissement de l’artiste colonisé devance un peu la prise de conscience collective dont il participe, qu’il hâte en y participant. Or la revendication la plus urgente d'un groupe qui s’est repris est certes la libération et la restauration de sa langue. Si je m’étonne, en vérité, c’est que l’on puisse s’étonner. Seule cette langue permettrait au colonisé de renouer son temps interrompu, de retrouver sa continuité perdue et celle de son histoire. La langue française est-elle seulement un instrument, précis et efficace? ou ce coffre merveilleux, où s’accumulent les découvertes et les gains, des écrivains et des moralistes, des philosophes et des savants, des héros et des aventuriers, où se transforment en une légende unique les trésors de l’esprit et de l’âme des Français ?
> [!accord] Page 80
L'écrivain colonisé, péniblement arrivé à l’utilisation des langues européennes — celles des colonisateurs, ne l’oublions pas — ne peut que s’en servir pour réclamer en faveur de la sienne. Ce n’est là ni incohérence ni revendication pure ou aveugle ressentiment, mais une nécessité. Ne le ferait-il pas, que tout son peuple finirait par s'y mettre. Il s’agit d’une dynamique objective qu'il alimente certes, mais qui le nourrit et continuerait sans lui. Ce faisant, s’il contribue à liquider son drame d'homme, il confirme, il accentue son drame d'écrivain. Pour concilier son destin avec lui-même, il pourrait s’essayer à écrire dans sa langue maternelle. Mais on ne refait pas un tel apprentissage dans une vie d’homme. L’écrivain colonisé est condamné à vivre ses divorces jusqu’à sa mort.
> [!accord] Page 81
A ce même faux problème revient la question si troublante pour beaucoup : le colonisé n’a-t-il pas, tout de même, profité de la colonisation ? Tout de même, le colonisateur n’a-t-il pas ouvert des routes, bâti des hôpitaux et des écoles ? Cette restriction, à la vie si dure, revient à dire que la colonisation fut tout de même positive ; car, sans elle, il n’y aurait eu ni routes, ni hôpitaux, ni écoles. Qu’en savons-nous ? Pourquoi devons-nous supposer que le colonisé se serait figé dans l’état où l’a trouvé le colonisateur? On pourrait aussi bien affirmer le contraire : si la colonisation n’avait pas eu lieu, il y aurait eu plus d’écoles et plus d’hôpitaux. Si l’histoire tunisienne était mieux connue, on aurait vu que le pays était alors en pleine gésine. Après avoir exclu le colonisé de l’histoire, lui avoir interdit tout devenir, le colonisateur affirme son immobilité foncière, passée et définitive
> [!accord] Page 82
Cette objection, d’ailleurs, ne trouble que ceux qui sont prêts à l’être. J’ai renoncé jusqu’ici à la commodité des chiffres et des statistiques. Ce serait le moment d’y faire un appel discret : après plusieurs décennies de colonisation, la foule des enfants dans la rue l’emporte de si loin sur ceux qui sont en classe! Le nombre des lits d’hôpitaux est si dérisoire devant celui des malades, l’intention des tracés routiers est si claire, si désinvolte à l'égard du colonisé, si étroitement soumise aux besoins du colonisateur!
> [!accord] Page 82
Mais depuis un moment, notre interlocuteur sourit, sceptique. — Ce n’est tout de même pas la même chose... — Pourquoi ? Vous voulez dire, n’est-ce pas, que ces pays sont peuplés d’Européens? — Heu!... oui! — Et voilà, monsieur! vous êtes tout simplement raciste. Nous en revenons, en effet, au même préjugé fondamental. Les Européens ont conquis le monde parce que leur nature les y prédisposait, les non-Européens furent colonisés parce que leur nature les y condamnait.
> [!accord] Page 83
C’est vrai qu’il existe aussi une carence technique du colonisé. « Travail arabe », dit le colonisateur avec mépris. Mais loin d’y trouver une excuse pour sa conduite et un point de comparaison à son avantage, il doit y voir sa propre accusation. C’est vrai que les colonisés ne savent pas travailler. Mais où le leur a-t-ou appris, qui leur a enseigné la technique moderne? Où sont les écoles professionnelles et les centres d’apprentissage ?
> [!accord] Page 83
Le fait vérifiable est que la colonisation carence le colonisé et que toutes les carences s’entretiennent et s’alimentent l’une l’autre. La non-industrialisation, l’absence de développement technique du pays conduit au lent écrasement économique du colonisé. Et l’écrasement économique, le niveau de vie des masses colonisées empêchent le technicien d'exister, comme l’artisan de se parfaire et de créer. Les causes dernières sont les refus du colonisateur, qui s'enrichit davantage à vendre de la matière première qu'à concurrencer l’industrie métropolitaine Mais en outre, le système fonctionne en rond, acquiert une autonomie du malheur.
### Les deux réponses du colonisé
> [!accord] Page 86
L'outrance dans cette soumission au modèle est déjà révélatrice. La femme blonde, fût-elle fade et quelconque de traits, paraît supérieure à toute brune. Un produit fabriqué par le colonisateur, une parole donnée par lui, sont reçus de confiance. Ses mœurs, ses vêtements, sa nourriture, son architecture, sont étroitement copiés, fussent-ils inadaptés. Le mariage mixte est le terme extrême de cet élan chez les plus audacieux.
> [!accord] Page 86
L’écrasement du colonisé est compris dans les valeurs colonisatrices. Lorsque le colonisé adopte ces valeurs, il adopte en inclusion sa propre condamnation. Pour se libérer, du moins le croit-il, il accepte de se détruire. Le phénomène est comparable à la négrophobie du nègre, ou à l’antisémitisme du juif. Des négresses se désespèrent à se défriser les cheveux, qui refrisent toujours, et se torturent la peau pour la blanchir un peu. Beaucoup de juifs, s’ils le pouvaient, s’arracheraient l’âme ; cette âme dont on leur dit qu’elle est mauvaise irrémédiablement.
> [!accord] Page 87
Le candidat à l’assimilation en arrive, presque toujours, à se lasser du prix exorbitant qu’il lui faut payer, et dont il n’a jamais fini de s’acquitter. Il découvre aussi avec effroi tout le sens de sa tentative. Le moment est dramatique où il comprend qu’il a repris à son compte les accusations et les condamnations du colonisateur ; qu’il s’habitue à regarder les siens avec les yeux de leur procureur. Ils ne sont pas sans défauts, ni même sans reproches, certes
> [!accord] Page 88
Au mieux, s’il ne veut pas trop blesser le colonisé, le colonisateur utilisera toute sa métaphysique caractérologique. Des génies des peuples sont incompatibles ; chaque geste est sous-tendu par l’âme entière, etc. Plus brutalement, il dira que le colonisé n’est qu'un singe. Et plus le singe est subtil, plus il imite bien, plus le colonisateur s’irrite. Avec cette attention et ce flair aiguisé que développe la malveillance, il dépistera la nuance révélatrice, dans le vêtement ou le langage, la « faute de goût », qu’il finit toujours par découvrir. Un homme à cheval sur deux cultures est rarement bien assis, en effet, et le colonisé ne trouve pas toujours le ton juste
> [!accord] Page 89
En définitive, son échec ne tient pas aux seuls préjugés du colonisateur, pas plus qu'aux retards du colonisé, ^’assimilation, manquée ou réalisée, n’est pas affaire de bons sentiments ou de seule psychologie. Une série assez longue d’heureuses conjonctures peut changer le sort d’un individu. Quelques colonisés ont pratiquement réussi à disparaître dans le groupe colonisateur. Il est clair, par contre, qu’un drame collectif ne sera jamais épuisé à coups de solutions individuelles. I/individu disparaît dans sa descendance et le drame du groupe continue. Pour que l’assimilation colonisée ait une portée et un sens, il faudrait qu’elle atteigne un peuple tout entier, c’est-à-dire que soit modifiée toute la condition coloniale. Or, nous l’avons assez montré, la condition coloniale ne peut être changée que par la suppression de la relation coloniale
> [!accord] Page 89
Nous retrouvons le rapport fondamental qui unit nos deux portraits, dynamiquement engrenés l’un sur l’autre. Nous vérifions une fois de plus qu’il est vain de prétendre agir sur l’un ou l’autre, sans agir sur ce rapport, donc sur la colonisation. Dire que le colonisateur pourrait ou devrait accepter de bonne grâce l'assimilation, donc l'émancipation du colonisé, c'est escamoter la relation coloniale
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Loin de s’étonner des révoltes colonisées, on peut être surpris, au contraire, qu’elles ne soient pas plus fréquentes et plus violentes. En vérité, le colonisateur y veille : stérilisation continue des élites, destruction périodique de celles qui arrivent malgré tout à surgir, par corruption ou oppression policière ; avortement par provocation de tout mouvement populaire et son écrasement brutal et rapide. Nous avons noté aussi l’hésitation du colonisé lui-même, l’insuffisance et l’ambiguïté d’une agressivité de vaincu qui, malgré soi, admire son vainqueur, l’espoir longtemps tenace que la toute-puissance du colonisateur accoucherait d’une toute-bonté.
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Mais, dorénavant, le colonisateur est devenu surtout négativité, alors qu’il était plutôt positivité. Surtout, il est décidé négativité par toute l’attitude active du colonisé. A tout instant il est remis en question, dans sa culture et dans sa vie, et avec lui, tout ce qu’il représente, métropole comprise, bien entendu. Il est soupçonné, contré, combattu dans le moindre de ses actes. De colonisé se met à préférer avec rage et ostentation les voitures allemandes, les radios italiennes et les réfrigérateurs américains ; il se privera de tabac, s’il porte l’estampille colonisatrice. Moyens de pression et punition économiques certes, mais au moins autant, rites sacrificiels de la colonisation. Jusqu'aux jours atroces où la fureur du colonisateur ou l'exaspération du colonisé, culminant en haine, se déchargent en folies sanguinaires. Puis recommence l’existence quotidienne, un peu plus dramatisée, un peu plus irrémédiablement contradictoire. C’est dans ce contexte que doit être replacée la xénophobie, et même un certain racisme du colonisé.
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Tout racisme et toute xénophobie sont des mystifications de soi-même et des agressions absurdes et injustes des autres. Y compris ceux du colonisé. A plus forte raison, lorsqu’ils s’étendent au-delà des colonisateurs, à tout ce qui n’est pas rigoureusement colonisé ; lorsqu’ils se laissent aller, par exemple, à se réjouir des malheurs d’un autre groupement humain, simplement parce qu’il n’est pas esclave. Mais il faut noter, en même temps, que le racisme du colonisé est le résultat d’une mystification plus générale : la mystification colonialiste
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De même, le colonisé ne connaissait plus sa langue que sous la forme d’un parler indigent. Pour sortir du quotidien et de l’affectif les plus élémentaires, il était obligé de s’adresser à la langue du colonisateur. Revenant à un destin autonome et séparé, il retourne aussitôt à sa propre langue. On lui fait remarquer ironiquement que son vocabulaire est limité, sa syntaxe abâtardie, qu’il serait risible d’y entendre un cours de mathématiques supérieures ou de philosophie. Même le colonisateur de gauche s’étonne de cette impatience, de cet inutile défi, finalement plus coûteux au colonisé qu’au colonisateur. Pourquoi ne pas continuer à utiliser les langues occidentales pour décrire les moteurs ou enseigner l’abstrait?
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Quel qu’en soit le prix payé par le colonisé, et contre les autres, s’il le faut. Ainsi, il sera nationaliste et non, bien entendu, internationaliste. Bien sûr, ce faisant, il risque de verser dans l’exclusivisme et le chauvinisme, de s’en tenir au plus étroit, d’opposer la solidarité nationale à la solidarité humaine, et même la solidarité ethnique à la solidarité nationale. Mais attendre du colonisé, qui a tant souffert de ne pas exister par soi, qu’il soit ouvert au monde, humaniste et internationaliste, paraît d'une étourderie comique. Alors qu'il en est encore à se ressaisir, à se regarder avec étonnement, qu'il revendique passionnément sa langue... dans celle du colonisateur.
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Mais il lui semble nécessaire, pour aller jusqu'au bout de sa révolte, d’accepter ces interdictions et ces amputations. Il s’interdira l’usage de la langue colonisatrice, même si toutes les serrures du pays fonctionnent sur cette clef ; il changera les panneaux et les bornes kilométriques, même s’il en est le premier embarrassé. Il préférera une longue période d’errements pédagogiques plutôt que de laisser en place les cadres scolaires du colonisateur. Il choisira le désordre institutionnel pour détruire au plus vite les institutions bâties par le colonisateur. C’est là, certes, une poussée réactionnelle, de profonde protestation. Ainsi il ne devra plus rien au colonisateur, il aura définitivement brisé avec lui. Mais c’est aussi la conviction confuse, et mystificatrice, que tout cela appartient au colonisateur, et n’est pas adéquat au colonisé : c’est bien ce que le colonisateur lui a toujours affirmé. En bref, le colonisé en révolte commence par s’accepter et se vouloir comme négativité.
## Conclusion
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Tel est le drame de l'homme-produit et victime de la colonisation : il n'arrive presque jamais à coïncider avec lui-même. La peinture colonisée, par exemple, balance entre deux pôles : d’une soumission à l’Europe, excessive jusqu’à l'impersonnalité, elle passe à un retour à soi tellement violent qu’il est nocif et esthétiquement illusoire. En fait l'adéquation n'est pas trouvée, la remise en question de soi continue. Pendant comme avant la révolte, le colonisé ne cesse de tenir compte du colonisateur, modèle ou antithèse. Il continue à se débattre contre lui. Il était déchiré entre ce qu'il était et ce qu’il s’était voulu, le voilà déchiré entre ce qu’il s’était voulu et ce que, maintenant, il se fait Mais persiste le douloureux décalage d’avec soi.
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Le rôle du colonisateur de gauche est insoutenable longtemps, invivable ; il ne peut être que de mauvaise conscience et de déchirement, et finalement de mauvaise foi s’il se perpétue. Toujours au bord de la tentation et de la honte, et en définitive coupable. E’analyse de la situation coloniale par le colonialiste, sa conduite qui en découle, sont plus cohérentes, et peut-être plus lucides : or lui, précisément, a toujours agi comme si un aménagement était impossible. Ayant compris que toute concession le menaçait, il confirme et défend absolument le fait colonial. Mais quels privilèges, quels avantages matériels méritent que l’on perde son âme ? En bref, si l’aventure coloniale est gravement dommageable pour le colonisé, elle ne peut être que sérieusement déficitaire pour le colonisateur
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Il n’y a pas si longtemps que l’Europe a abandonné l’idée de la possibilité d’une extermination totale d’un groupe colonisé. Une boutade, mi-sérieuse mi-plaisante, comme toutes les boutades, affirmait au sujet de l’Algérie : « Il n’y a que neuf Algériens pour un Français... il suffirait de donner à chaque Français un fusil et neuf balles. » On évoque aussi l’exemple américain. Et c’est vrai que la fameuse épopée nationale du Far-West ressemble beaucoup à un massacre systématique.
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Mais aussi bien : il n’y a plus de problème peau-rouge aux Etats-Unis. L’extermination sauve si peu la colonisation que c’en est même exactement le contraire. La colonisation, c’est d’abord une exploitation économico-politique. Si l’on supprime le colonisé, la colonie deviendra un pays quelconque, j’entends bien, mais qui exploitera-t-on? Avec le colonisé disparaîtrait la colonisation, colonisateur compris.
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Au surplus, et voici l’essentiel : l'assimilation est encore le contraire de la colonisation ; puisqu’elle tend à confondre colonisateurs et colonisés, donc à supprimer les privilèges, donc la relation coloniale.
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Révolution : On a noté que la colonisation tuait matériellement le colonisé. U faut ajouter qu’elle le tue spirituellement. La colonisation fausse les rapports humains, détruit ou sclérose les institutions, et corrompt les hommes, colonisateurs et colonisés. Pour vivre le colonisé a besoin de supprimer la colonisation. Mais pour devenir un homme, il doit supprimer le colonisé qu’il est devenu. Si l’Européen doit annihiler en lui le colonisateur, le colonisé doit dépasser le colonisé.
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En bref, il doit cesser de se définir par les catégories colonisatrices. De même, pour ce qui le caractérise négativement. La fameuse et absurde opposition Orient-Occident, par exemple ; cette antithèse durcie par le colonisateur, qui instaurait ainsi une barrière définitive entre lui et le colonisé. Que signifie donc le retour à l’Orient? Si l’oppression a pris la figure de l’Angleterre ou de la France, les acquisitions culturelles et techniques appartiennent à tous les peuples. La science n’est ni occidentale ni orientale, pas plus qu’elle n'est bourgeoise ni prolétarienne. Il n’y a que deux manières de couler le béton, la bonne et la mauvaise.