Auteur : [[Frantz Fanon]]
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# Citation
> [!livre]+
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> - [[La psychanalyse de Frantz Fanon#^DIG87GVMaNESR8FDUp8|La psychanalyse de Frantz Fanon]]
# Note
> [!accord] Page 15
Pourquoi écrire cet ouvrage ? Personne ne m’en a prié. Surtout pas ceux à qui il s’adresse. Alors ? Alors, calmement, je réponds qu’il y a trop d’imbéciles sur cette terre
> [!accord] Page 16
Inversement, le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc.
> [!accord] Page 16
Mais alors les vérités nous brûlaient. Aujourd’hui elles peuvent être dites sans fièvre. Ces vérités-là n’ont pas besoin d’être jetées à la face des hommes. Elles ne veulent pas enthousiasmer. Nous nous méfions de l’enthousiasme
> [!accord] Page 17
Le Noir veut être Blanc. Le Blanc s’acharne à réaliser une condition d’homme. Nous verrons au cours de cet ouvrage s’élaborer un essai de compréhension du rapport Noir-Blanc. Le Blanc est enfermé dans sa blancheur. Le Noir dans sa noirceur
> [!accord] Page 18
Le malheur de l’homme, disait Nietzsche, est d’avoir été enfant. Toutefois, nous ne saurions oublier, comme le laisse entendre Charles Odier, que le destin du névrosé demeure entre ses mains
> [!accord] Page 20
En aucune façon je ne dois me proposer de préparer le monde qui me suivra. J’appartiens irréductiblement à mon époque. Et c’est pour elle que je dois vivre. L’avenir doit être une construction soutenue de l’homme existant. Cette édification se rattache au présent, dans la mesure où je pose ce dernier comme chose à dépasser.
> [!accord] Page 21
La civilisation blanche, la culture européenne ont imposé au Noir une déviation existentielle. Nous montrerons ailleurs que souvent ce qu’on appelle l’âme noire est une construction du Blanc.
> [!accord] Page 22
Le Noir a deux dimensions. L’une avec son congénère, l’autre avec le Blanc. Un Noir se comporte différemment avec un Blanc et avec un autre Noir. Que cette scissiparité soit la conséquence directe de l’aventure colonialiste, nul doute…
> [!accord] Page 22
Comment ne pas réentendre alors, dégringolant les marches de l’Histoire, cette voix : « Il ne s’agit plus de connaître le monde, mais de le transformer. » Il est effroyablement question de cela dans notre vie.
> [!accord] Page 22
Parler, c’est être à même d’employer une certaine syntaxe, posséder la morphologie de telle ou telle langue, mais c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation
> [!accord] Page 22
Le problème que nous envisageons dans ce chapitre est le suivant : le Noir antillais sera d’autant plus blanc, c’est-à-dire se rapprochera d’autant plus du véritable homme, qu’il aura fait sienne la langue française
> [!accord] Page 24
La bourgeoisie aux Antilles n’emploie pas le créole, sauf dans ses rapports avec les domestiques. À l’école, le jeune Martiniquais apprend à mépriser le patois. On parle de créolismes
> [!accord] Page 26
Doit-on postuler une réalité humaine type et en décrire les modalités psychiques, ne tenant compte que des imperfections, ou bien ne doit-on pas tenter sans relâche une compréhension concrète et toujours nouvelle de l’homme ?
> [!accord] Page 26
On ne s’en sortira qu’à la condition expresse de bien poser le problème, car toutes ces découvertes, toutes ces recherches ne tendent qu’à une chose : faire admettre à l’homme qu’il n’est rien, absolument rien – et qu’il lui faut en finir avec ce narcissisme selon lequel il s’imagine différent des autres « animaux ». Il y a là ni plus ni moins capitulation de l’homme.
> [!accord] Page 26
À tout prendre, je saisis mon narcissisme à pleines mains et je repousse l’abjection de ceux qui veulent faire de l’homme une mécanique. Si le débat ne peut pas s’ouvrir sur le plan philosophique, c’est-à-dire de l’exigence fondamentale de la réalité humaine, je consens à le mener sur celui de la psychanalyse, c’est-à-dire des « ratés », au sens où l’on dit qu’un moteur a des ratés
> [!accord] Page 27
Voici donc un débarqué. Il n’entend plus le patois, parle de l’Opéra, qu’il n’a peut-être aperçu que de loin, mais surtout adopte une attitude critique à l’égard de ses compatriotes. En présence du moindre événement, il se comporte en original. Il est celui qui sait. Il se révèle par son langage
> > [!cite] Note
> On peut voir aussi le mepris de classe. Plus une adaptation de la classe bourgeoise, que du français de France ??
> [!accord] Page 29
C’est que l’Antillais est plus « évolué » que le Noir d’Afrique : entendez qu’il est plus près du Blanc ; et cette différence existe non seulement dans la rue et sur les boulevards, mais aussi dans les administrations, dans l’armée.
> [!accord] Page 29
Alors, l’un des leurs demanda pourquoi les toubabs n’y allaient pas. Dans ces moments-là, on arrive à ne plus savoir qui l’on est, toubab ou indigène. Cependant pour beaucoup d’Antillais cette situation n’est pas ressentie comme bouleversante, mais au contraire comme tout à fait normale.
> [!accord] Page 31
Aux Antilles, rien de pareil. La langue officiellement parlée est le français ; les instituteurs surveillent étroitement les enfants pour que le créole ne soit pas utilisé. Nous passons sous silence les raisons invoquées. Donc, apparemment, le problème pourrait être le suivant : aux Antilles comme en Bretagne, il y a un dialecte et il y a la langue française
> [!accord] Page 34
Nous répondrons à ces objecteurs que nous faisons ici le procès des mystifiés et des mystificateurs, des aliénés, et que, s’il existe des Blancs à se comporter sainement en face d’un Noir, c’est justement le cas que nous n’avons pas à retenir.
> [!accord] Page 35
Si celui qui s’adresse en petit-nègre à un homme de couleur ou à un Arabe ne reconnaît pas dans ce comportement une tare, un vice, c’est qu’il n’a jamais réfléchi. Personnellement, il nous arrive, en interrogeant certains malades, de sentir à quel moment nous glissons…
> [!accord] Page 37
Mais en dehors des milieux universitaires subsiste une armée d’imbéciles : il importe non pas de les éduquer, mais d’amener le Noir à ne pas être l’esclave de leurs archétypes.
> [!accord] Page 38
Non, parler petit-nègre, c’est enfermer le Noir, c’est perpétuer une situation conflictuelle où le Blanc infeste le Noir de corps étrangers extrêmement toxiques
> [!accord] Page 38
L’Antillais qui revient de la métropole s’exprime en patois s’il veut signifier que rien n’a changé. On le sent au débarcadère, où parents et amis l’attendent. L’attendent non seulement parce qu’il arrive, mais dans le sens où l’on dit : je l’attends au tournant. Il leur faut une minute pour établir le diagnostic. Si à ses camarades le débarqué dit : « Je suis très heureux de me retrouver parmi vous. Mon Dieu, qu’il fait chaud dans ce pays, je ne saurais y demeurer longtemps », on est prévenu : c’est un Européen qui arrive
> [!accord] Page 46
Et l’on va dans un corps à corps avec sa noirceur ou avec sa blancheur, en plein drame narcissiste, enfermé chacun dans sa particularité, avec de temps à autre, il est vrai, quelques lueurs, menacées toutefois à leur source.
> [!accord] Page 48
D’ailleurs, ajoutent-elles, ce n’est pas que nous contestions aux Noirs toute valeur, mais vous savez, il vaut mieux être blanc. Dernièrement, nous nous entretenions avec l’une d’entre elles. À bout de souffle, elle nous jeta à la face : « D’ailleurs, si [[Aimé Césaire|Césaire]] revendique tant sa couleur noire, c’est parce qu’il ressent bien une malédiction. Est-ce que les Blancs revendiquent la leur ? En chacun de nous il y a une potentialité blanche, certains veulent l’ignorer ou plus simplement l’inversent. Pour ma part, pour rien au monde je n’accepterais d’épouser un nègre. » De telles attitudes ne sont pas rares, et nous avouons notre inquiétude, car cette jeune Martiniquaise, dans peu d’années, sera licenciée et ira enseigner dans quelque établissement aux Antilles. On devine aisément ce qu’il en adviendra.
> [!accord] Page 49
Toute expérience, surtout si elle se révèle inféconde, doit entrer dans la composition du réel et, par-là, occuper une place dans la restructuration de ce réel. C’est-à-dire qu’avec ses tares, avec ses ratés, avec ses vices, la famille européenne, patriarcale, en rapport étroit avec la société que l’on sait, produit environ trois dixièmes de névrosés. Il s’agit, en s’appuyant sur les données psychanalytiques, sociologiques, politiques, d’édifier un nouveau milieu parental susceptible de diminuer sinon d’annuler la part de déchets, au sens asocial du terme. Autrement dit, il s’agit de savoir si la basic personality est une donnée ou une variable.
> [!accord] Page 50
Nous en connaissions une autre qui avait une liste des dancings parisiens où-l’on-ne-risque-pas-de-rencontrer-des-nègres.
> [!accord] Page 50
Il s’agit de savoir s’il est possible au Noir de dépasser son sentiment de diminution, d’expulser de sa vie le caractère compulsionnel qui l’apparente tant au comportement du phobique. Chez le nègre, il y a une exacerbation affective, une rage de se sentir petit, une incapacité à toute communion humaine qui le confinent dans une insularité intolérable.
> [!accord] Page 52
La haine demande à exister, et celui qui hait doit manifester cette haine par des actes, un comportement approprié ; en un sens, il doit se faire haine. C’est pourquoi les Américains ont substitué la discrimination au lynchage. Chacun de son côté
> [!accord] Page 57
Ce travail vient clore sept ans d’expériences et d’observations ; quel que soit le domaine par nous considéré, une chose nous a frappé : le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité se comportent tous deux selon une ligne d’orientation névrotique. Aussi avons-nous été amenés à envisager leur aliénation en référence aux descriptions psychanalytiques
> [!accord] Page 58
Et puis, un jour, il s’engagea dans l’armée comme médecin auxiliaire ; et, ajoutait-il, pour rien au monde je n’accepte d’aller aux colonies ou d’être affecté à une unité coloniale. Il voulait avoir sous ses ordres des Blancs. C’était un chef ; comme tel, il devait être craint ou respecté. C’est en fait ce qu’il voulait, ce qu’il recherchait : amener les Blancs à avoir avec lui une attitude de Noirs. Ainsi se vengeait-il de l’imago qui l’avait de tout temps obsédé : le nègre effrayé, tremblant, humilié devant le seigneur blanc
> [!accord] Page 63
Il y a une trentaine d’années, un Noir du plus beau teint, en plein coït avec une blonde « incendiaire », au moment de l’orgasme s’écria : « Vive Schœlcher ! » Quand on saura que Schœlcher est celui qui a fait adopter par la IIIe République le décret d’abolition de l’esclavage, on comprendra qu’il faille s’appesantir quelque peu sur les relations possibles entre le Noir et la Blanche. On nous objectera que cette anecdote n’est pas authentique ; mais le fait qu’elle ait pu prendre corps et se maintenir à travers les âges est un indice : il ne trompe pas.
> [!accord] Page 67
En fait tu es comme nous, tu es “nous”. Tes réflexions sont nôtres. Tu agis comme nous agissons, comme nous agirions. Tu te crois – et on te croit – nègre ? Erreur ! Tu n’en as que l’apparence. Pour le reste, tu penses en Européen
> [!accord] Page 68
Ce processus est bien connu des étudiants de couleur en France. On refuse de les considérer comme d’authentiques nègres. Le nègre c’est le sauvage, tandis que l’étudiant est un évolué.
> [!accord] Page 68
Tu es « nous », lui dit Coulanges, et si on te croit nègre c’est par erreur, tu n’en as que l’apparence. Mais Jean Veneuse ne veut pas. Il ne peut pas, car il sait.
> [!accord] Page 69
« Allez-vous-en, allez-vous-en ! Voyez… je suis malheureux de vous quitter. Allez-vous-en ! Je ne vous oublierai pas. Je ne m’éloigne de vous que parce que ce pays n’est pas le mien et parce que je m’y sens trop seul, trop vide, trop privé de tout ce confort qui m’est nécessaire et dont vous n’avez pas besoin encore, heureusement pour vous12. »
> [!accord] Page 69
Certains hommes ou certaines femmes épousent en effet dans une autre race des personnes d’une condition ou d’une culture inférieures à la leur, qu’ils n’auraient pas souhaitées comme conjoints dans leur propre race et dont le principal atout semble être une garantie de dépaysement et de “déracialisation” (l’horrible mot) pour le conjoint
> [!accord] Page 72
Qui dira le désespoir des petits pays-chauds que leurs parents implantent en France trop tôt dans le dessein d’en faire de vrais Français ! Ils les internent du jour au lendemain dans un lycée, eux si libres et si vivants, “pour leur bien”, disent-ils en pleurant. »
> [!accord] Page 73
Je ne veux pas être aimé, j’adopte une position de défense. Et si l’objet persiste, je déclarerai : je ne veux pas qu’on m’aime
> [!accord] Page 74
L’abandonnique est un exigeant. C’est qu’il a droit à toutes les réparations. Il veut être aimé totalement, absolument et pour toujours.
> [!accord] Page 78
En aucune façon ma couleur ne doit être ressentie comme une tare. À partir du moment où le nègre accepte le clivage imposé par l’Européen, il n’a plus de répit et, « dès lors, n’est-il pas compréhensible qu’il essaie de s’élever jusqu’au Blanc ? S’élever dans la gamme des couleurs auxquelles il assigne une sorte de hiérarchie33 ? »
> [!accord] Page 80
Le problème de la colonisation comporte ainsi non seulement l’intersection de conditions objectives et historiques, mais aussi l’attitude de l’homme à l’égard de ces conditions
> [!accord] Page 81
Or, puisque tel est le point de départ de M. Mannoni, pourquoi veut-il faire du complexe d’infériorité quelque chose de préexistant à la colonisation ? Nous reconnaissons là le mécanisme d’explication qui, en psychiatrie, donnerait : il y a des formes latentes de la psychose qui deviennent manifestes à la suite d’un traumatisme. Et en chirurgie : l’apparition de varices chez un individu ne provient pas de l’obligation pour lui de rester dix heures debout, mais bien d’une fragilité constitutionnelle de la paroi veineuse ; le mode de travail n’est qu’une condition favorisante, et le sur-expert requis décrète très limitée la responsabilité de l’employeur
> [!accord] Page 81
Une fois pour toutes, nous posons ce principe : une société est raciste ou ne l’est pas. Tant qu’on n’aura pas saisi cette évidence, on laissera de côté un grand nombre de problèmes.
> [!accord] Page 81
Dire, par exemple, que le nord de la France est plus raciste que le sud, que le racisme est l’œuvre des subalternes, donc n’engage nullement l’élite, que la France est le pays le moins raciste du monde, est le fait d’hommes incapables de réfléchir correctement
> [!accord] Page 84
Il nous semble encore entendre [[Aimé Césaire|Césaire]] : « Quand je tourne le bouton de ma radio, que j’entends qu’en Amérique des nègres sont lynchés, je dis qu’on nous a menti : Hitler n’est pas mort ; quand je tourne le bouton de ma radio, que j’apprends que des Juifs sont insultés, méprisés, pogromisés, je dis qu’on nous a menti : Hitler n’est pas mort ; que je tourne enfin le bouton de ma radio et que j’apprenne qu’en Afrique le travail forcé est institué, légalisé, je dis que, véritablement, on nous a menti : Hitler n’est pas mort10. »
^82b728
> [!accord] Page 85
que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absout, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne12. »
> [!accord] Page 85
Car que signifie cette expression : « La civilisation européenne et ses représentants les plus qualifiés ne sont pas responsables du racisme colonial » ? Que signifie-t-elle sinon que le colonialisme est l’œuvre d’aventuriers et de politiciens, les « représentants les plus qualifiés » se tenant en effet au-dessus de la mêlée. Mais, dit Francis Jeanson, tout ressortissant d’une nation est responsable des agissements perpétrés au nom de cette nation
> [!accord] Page 86
La France est un pays raciste, car le mythe du nègre-mauvais fait partie de l’inconscient de la collectivité.
> [!accord] Page 87
Ayons le courage de le dire : c’est le raciste qui crée l’infériorisé. Par cette conclusion, nous rejoignons Sartre : « Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif : voilà la vérité simple d’où il faut partir… C’est l’antisémite qui fait le Juif16. »
> [!accord] Page 88
Il est utopique d’attendre du nègre ou de l’Arabe qu’ils accomplissent l’effort d’insérer des valeurs abstraites dans leur Weltanschauung alors qu’ils mangent à peine à leur faim. Demander à un nègre du haut-Niger de se chausser, dire de lui qu’il est incapable de devenir un Schubert, n’est pas moins absurde que de s’étonner qu’un ouvrier de chez Berliet ne consacre pas ses soirées à l’étude du lyrisme dans la littérature hindoue ou de déclarer qu’il ne sera jamais un Einstein. En effet, dans l’absolu, rien ne s’oppose à de pareilles choses. Rien – sauf que les intéressés n’en ont pas la possibilité
> [!accord] Page 90
Ici encore, nous retrouvons le même malentendu. Il est en effet évident que le Malgache peut parfaitement supporter de ne pas être un Blanc. Un Malgache est un Malgache ; ou plutôt non, un Malgache n’est pas un Malgache : il existe absolument sa « malgacherie ». S’il est Malgache, c’est parce que le Blanc arrive, et si, à un moment donné de son histoire, il a été amené à se poser la question de savoir s’il était un homme ou pas, c’est parce qu’on lui contestait cette réalité d’homme
> [!accord] Page 104
Le Noir chez lui, au XXe siècle, ignore le moment où son infériorité passe par l’autre… Sans nul doute, il nous est arrivé de discuter du problème noir avec des amis, ou plus rarement avec des Noirs américains. Ensemble nous protestions et affirmions l’égalité des hommes devant le monde.
> [!accord] Page 105
J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : « Y a bon banania. »
> [!accord] Page 108
Toutefois, le Juif peut être ignoré dans sa juiverie. Il n’est pas intégralement ce qu’il est. On espère, on attend. Ses actes, son comportement décident en dernier ressort. C’est un Blanc, et, hormis quelques traits assez discutables, il lui arrive de passer inaperçu. Il appartient à la race de ceux qui de tout temps ont ignoré l’anthropophagie.
> [!accord] Page 109
La honte. La honte et le mépris de moi-même. La nausée. Quand on m’aime, on me dit que c’est malgré ma couleur. Quand on me déteste, on ajoute que ce n’est pas à cause de ma couleur… Ici ou là, je suis prisonnier du cercle infernal
> [!accord] Page 113
De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par-là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe.
> [!accord] Page 117
Oui, nous sommes (les nègres) arriérés, simples, libres dans nos manifestations. C’est que le corps pour nous n’est pas opposé à ce que vous appelez l’esprit. Nous sommes dans le monde. Et vive le couple Homme-Terre ! D’ailleurs, nos hommes de lettres m’aidaient à vous convaincre ; votre civilisation blanche néglige les richesses fines, la sensibilité
> [!accord] Page 117
J’ai connu des fleuves, d’antiques de sombres fleuves mon âme est devenue profonde comme les fleuves profonds
> [!accord] Page 117
Et voici le nègre réhabilité, « debout à la barre », gouvernant le monde de son intuition, le nègre retrouvé, ramassé, revendiqué, assumé, et c’est un nègre, non pas, ce n’est point un nègre, mais le nègre, alertant les antennes fécondes du monde, planté dans l’avant-scène du monde, aspergeant le monde de sa puissance poétique, « poreux à tous les souffles du monde ». J’épouse le monde ! Je suis le monde ! Le Blanc n’a jamais compris cette substitution magique. Le Blanc veut le monde ; il le veut pour lui tout seul. Il se découvre le maître prédestiné de ce monde. Il l’asservit. Il s’établit entre le monde et lui un rapport appropriatif. Mais il existe des valeurs qui ne s’accommodent qu’à ma sauce. En magicien, je vole au Blanc « un certain monde », pour lui et les siens perdu.
> [!accord] Page 121
Dans une société comme la nôtre, industrialisée à l’extrême, scienticisée, il n’y a plus de place pour votre sensibilité. Il faut être dur pour être admis à vivre. Il ne s’agit plus de jouer le jeu du monde, mais bien de l’asservir à coups d’intégrales et d’atomes
> [!accord] Page 122
« Mais il y a plus grave : le nègre, nous l’avons dit, se crée un racisme antiraciste. Il ne souhaite nullement dominer le monde : il veut l’abolition des privilèges ethniques d’où qu’ils viennent ; il affirme sa solidarité avec les opprimés de toute couleur. Du coup la notion subjective, existentielle, ethnique de négritude “passe”, comme dit [[Hegel]], dans celle – objective, positive, exacte – de prolétariat. “Pour [[Aimé Césaire|Césaire]], dit Senghor, le ‘Blanc’ symbolise le capital, comme le nègre le travail… À travers les hommes à peau noire de sa race, c’est la lutte du prolétariat mondial qu’il chante.” »
^c62b4f
> [!accord] Page 122
Et, sans doute, ce n’est pas par hasard que les chantres les plus ardents de la négritude sont en même temps des militants marxistes.
> [!accord] Page 125
Mon frère aux dents qui brillent sous le compliment hypocrite Mon frère aux lunettes d’or Sur tes yeux rendus bleus par la parole du Maître Mon pauvre frère au smoking à revers de soie Piaillant et susurrant et plastronnant dans les salons de la Condescendance Tu nous fais pitié
> [!accord] Page 135
La famille blanche est le dépositiaire d’une certaine structure. La société est véritablement l’ensemble des familles. La famille est une institution, qui annonce une institution plus vaste : le groupe social ou national.
> [!accord] Page 136
On a vite dit : le nègre s’infériorise. La vérité est qu’on l’infériorise. Le jeune Antillais est un Français appelé à tout instant à vivre avec des compatriotes blancs. Or la famille antillaise n’entretient pratiquement aucun rapport avec la structure nationale, c’est-à-dire française, européenne. L’Antillais doit alors choisir entre sa famille et la société européenne ; autrement dit, l’individu qui monte vers la société – la Blanche, la civilisée – tend à rejeter la famille – la Noire, la sauvage – sur le plan de l’imaginaire, en rapport avec les Erlebnis infantiles que nous avons décrites précédemment
> [!accord] Page 138
Un Européen, par exemple, au courant des manifestations poétiques noires actuelles, serait étonné d’apprendre que jusqu’en 1940 aucun Antillais n’était capable de se penser nègre. C’est seulement avec l’apparition d’[[Aimé Césaire]] qu’on a pu voir naître une revendication, une assomption de la négritude.
> [!accord] Page 141
Le comportement des femmes en question se comprend nettement sur le plan de l’imaginaire. C’est que la négrophobe n’est en réalité qu’une partenaire sexuelle putative – tout comme le négrophobe est un homosexuel refoulé.
> [!accord] Page 141
Tout étudiant juif qui est reçu à un concours est un « pistonné ». – Les nègres, eux, ont la puissance sexuelle. Pensez donc ! avec la liberté qu’ils ont, en pleine brousse ! Il paraît qu’ils couchent partout, et à tout moment. Ce sont des génitaux. Ils ont tellement d’enfants qu’ils ne les comptent plus. Méfions-nous, car il nous inonderaient de petits métis
> [!accord] Page 144
« Un argument utilisé partout dans le monde, de la part des racistes contre ceux qui ne partagent pas leurs convictions, mérite d’être mentionné à cause de son caractère révélateur. “Quoi ? disent ces racistes, si vous aviez une fille à marier, la donneriez-vous à un nègre ?” J’ai vu des gens qui n’étaient aucunement racistes en apparence, interloqués par ce genre d’argument, perdre tout sens critique. C’est qu’un tel argument touche en eux des sentiments très troubles (exactement incestueux), qui poussent au racisme par une réaction de défense26. »
> [!accord] Page 155
Ici encore, nous rencontrons le Juif. Le sexe nous départage, mais nous avons un point commun. Tous deux nous représentons le Mal. Le Noir davantage, pour la bonne raison qu’il est noir. Ne dit-on pas, dans la symbolique, la Blanche Justice, la Blanche Vérité, la Blanche Vierge ? Nous avons connu un Antillais qui, parlant d’un autre, disait : « Son corps est noir, sa langue est noire, son âme aussi doit être noire. » Cette logique, le Blanc la réalise quotidiennement. Le Noir est le symbole du Mal et du Laid.
> [!accord] Page 156
Chez un de nos malades, la grossièreté et l’obscénité du délire dépassait tout ce que la langue française peut contenir et présentait par sa forme des allusions évidentes et pédérastiques44 dont le sujet détournait la honte intime en la transférant sur le bouc émissaire des Juifs sur qui il appelait le massacre
> [!accord] Page 157
Le Juif, authentique ou inauthentique, tombe sous le coup du « salaud ». La situation est telle que tout ce qu’il fait est appelé à se retourner contre lui. Car naturellement le Juif se choisit, et il lui arrive d’oublier sa juiverie, ou de la cacher, de s’en cacher.
> [!accord] Page 157
Les Américains qui viennent à Paris s’étonnent d’y voir tant de Blanches en compagnie de Noirs. À New York, Simone de Beauvoir, se promenant avec Richard Wright, se fait rappeler à l’ordre par une vieille dame. Sartre disait : ici c’est le Juif, ailleurs c’est le nègre. Ce qu’il faut, c’est un bouc émissaire. Baruk ne dit pas autre chose : « La délivrance des complexes de haine ne sera obtenue que si l’humanité sait renoncer au complexe du bouc émissaire. »
> [!accord] Page 158
Que signifient les méditations sur l’ontologie bantoue, quand on lit par ailleurs : « Lorsque soixante-quinze mille mineurs noirs se sont mis en grève en 1946, la police d’État les a contraints à coups de fusil et à coups de baïonnette à reprendre le travail. Il y a eu vingt-cinq morts, des milliers de blessés. » Smuts était à cette époque à la tête du gouvernement et délégué à la conférence de la Paix. Dans les fermes blanches, les travailleurs noirs vivent presque comme des serfs. Ils peuvent emmener leurs familles, mais aucun homme ne peut quitter la ferme sans l’autorisation de son maître. S’il le fait, la police en est avertie, il est ramené de force et fouetté…
> [!accord] Page 162
Il faut aller doucement, et c’est un drame que de devoir exposer petit à petit des mécanismes qui s’offrent dans leur totalité. Pourra-t-on comprendre cette proposition ? En Europe, le Mal est représenté par le Noir. Il faut aller doucement, nous le savons, mais c’est difficile. Le bourreau c’est l’homme noir, Satan est noir, on parle de ténèbres, quand on est sale on est noir – que cela s’applique à la saleté physique ou à la saleté morale
> [!accord] Page 163
Je crois qu’il faut redevenir enfant pour comprendre certaines réalités psychiques. C’est en quoi Jung est un novateur : il veut aller à la jeunesse du monde. Mais il se trompe singulièrement : il ne va qu’à la jeunesse de l’Europe.
> [!accord] Page 164
Le nègre, immanquablement, reste dans son trou. En Europe, le nègre a une fonction : celle de représenter les sentiments inférieurs, les mauvais penchants, le côté obscur de l’âme. Dans l’inconscient collectif de l’homo occidentalis, le nègre, ou, si l’on préfère, la couleur noire, symbolise le mal, le péché, la misère, la mort, la guerre, la famine. Tous les oiseaux de proie sont noirs.
> [!accord] Page 165
Autrement dit : est nègre celui qui est immoral. Si dans ma vie je me comporte en homme moral, je ne suis point un nègre. D’où, en Martinique, l’habitude de dire d’un mauvais Blanc qu’il a une âme de nègre. La couleur n’est rien, je ne la vois même pas, je ne connais qu’une chose, c’est la pureté de ma conscience et la blancheur de mon âme. « Moi blanc comme neige », disait l’autre.
> [!accord] Page 166
La conscience morale implique une sorte de scission, une rupture de la conscience, avec une partie claire qui s’oppose à la partie sombre. Pour qu’il y ait morale, il faut que disparaisse de la conscience le noir, l’obscur, le nègre. Donc, un nègre à tout instant combat son image.
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Cette culpabilité collective est supportée par ce qu’il est convenu d’appeler le bouc émissaire. Or le bouc émissaire pour la société blanche – basée sur les mythes : progrès, civilisation, libéralisme, éducation, lumière, finesse – sera précisément la force qui s’oppose à l’expansion, à la victoire de ces mythes. Cette force brutale, oppositionnelle, c’est le nègre qui la fournit
> [!accord] Page 172
M. Salomon, le nègre ne dégage d’aura de sensualité ni par sa peau, ni par sa chevelure. Simplement, depuis de longs jours et de longues nuits, l’image du nègre-biologique-sexuel-sensuel-et-génital s’est imposée à vous, et vous n’avez pas su vous en dégager
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Ici apparaissent les difficultés. En effet, Adler a créé une psychologie individuelle. Or nous venons de voir que le sentiment d’infériorité est antillais. Ce n’est pas tel Antillais qui présente la structure du nerveux, mais tous les Antillais. La société antillaise est une société nerveuse, une société « comparaison ». Donc nous sommes renvoyés de l’individu à la structure sociale. S’il y a un vice, il ne réside pas dans « l’âme » de l’individu, mais bien dans celle du milieu.
> [!accord] Page 195
Adlériennement, après avoir constaté que mon camarade, dans son rêve, réalise le désir de se blanchir, c’est-à-dire d’être viril, je lui révélerai donc que sa névrose, son instabilité psychique, la brisure de son moi proviennent de cette fiction dirigeante et je lui dirai : « M. Mannoni a très bien décrit ce phénomène chez le Malgache. Vois-tu, il faudrait, je crois, que tu acceptes de rester à la place qu’on t’a faite. » Eh bien non ! Je ne dirai point cela ! Je lui dirai : c’est le milieu, la société qui sont responsables de ta mystification. Ceci dit, le reste viendra tout seul, et l’on sait de quoi il s’agit
> [!accord] Page 200
Le comportement de l’homme n’est pas seulement réactionnel. Et il y a toujours du ressentiment dans une réaction. Nietzsche, dans La Volonté de puissance, l’avait déjà signalé. Amener l’homme à être actionnel, en maintenant dans sa circularité le respect des valeurs fondamentales qui font un monde humain, telle est la première urgence de celui qui, après avoir réfléchi, s’apprête à agir
> [!accord] Page 203
À ce sujet, je formulerai une remarque que j’ai pu retrouver chez beaucoup d’auteurs : l’aliénation intellectuelle est une création de la société bourgeoise. Et j’appelle société bourgeoise toute société qui se sclérose dans des formes déterminées, interdisant toute évolution, toute marche, tout progrès, toute découverte. J’appelle société bourgoise une société close où il ne fait pas bon vivre, où l’air est pourri, les idées et les gens en putréfaction. Et je crois qu’un homme qui prend position contre cette mort est en un sens un révolutionnaire
> [!accord] Page 205
Vues d’Europe, ces choses sont incompréhensibles. Certains arguënt d’une prétendue attitude asiatique devant la mort. Mais ces philosophes de bas étage ne convainquent personne. Cette sérénité asiatique, les « voyous » du Vercors et les « terroristes » de la Résistance l’ont manifestée pour leur compte il n’y a pas si longtemps
> [!accord] Page 205
Les Vietnamiens qui meurent devant le peloton d’exécution n’espèrent pas que leur sacrifice permettra la réapparition d’un passé. C’est au nom du présent et de l’avenir qu’ils acceptent de mourir
> [!accord] Page 207
Non, je n’ai pas le droit de venir et de crier ma haine au Blanc. Je n’ai pas le devoir de murmurer ma reconnaissance au Blanc. Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un Noir. Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela… Si le Blanc me conteste mon humanité, je lui montrerai, en faisant peser sur sa vie tout mon poids d’homme, que je ne suis pas ce « Y a bon banania » qu’il persiste à imaginer. Je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain. Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix
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C’est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c’est par une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions d’existence idéales d’un monde humain. Supériorité ? Infériorité ? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ? À la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience. Mon ultime prière : Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !