> [!info]+ Auteur : [[Antoine Chopot]] & [[Léna Balaud]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 1 heure et 22 minutes --- # Citation > [!article]+ > - [[Discussion avec Paul Guillibert - vers un « communisme du vivant »#^385394|Discussion avec Paul Guillibert - vers un « communisme du vivant »]] > [!livre]+ > - [[Exploiter les vivants#^4PNYK46QaVBTSMZDDp113|Exploiter les vivants]] # Note ## La stratégie de l'amarante - Situation terrestre > [!accord] Page 14 Mais un jour, quelque part dans un champ, invisible de tous. Une amarante (de l’espèce Amaranthus palmeri) a multiplié le nombre de copies du gène que l’herbicide était censé cibler pour éradiquer les mauvaises herbes : la voilà désormais « immunisée » contre la molécule tueuse, ainsi que l’ensemble de sa descendance, qui sera alors involontairement sélectionnée par l’herbicide lui-même… Contaminé·es par les aspersions de glyphosate dans les champs de soja voisins de leurs maisons, des Argentin·es ont une idée ingénieuse : confectionner des « bombes à graines » d’amarante. > [!accord] Page 15 Jusqu’à 70 % dans les champs de soja. Cette population d’amarante, ayant muté en « super-mauvaise herbe », envahit les champs de monocultures, prend de vitesse les plants de soja transgéniques, fraye ses puissantes racines dans le sol épuisé – impossibles à éradiquer par la machine, trop fastidieuses à arracher à la main. D’autres producteurs, dont les champs ont été envahis, finissent par renoncer à la culture des OGM, retournent à des semences paysannes et à des méthodes traditionnelles, à même d’assurer l’autonomie alimentaire. Des jardinier·es argentin·es montent des coopératives de petits producteurs d’amarantes et des programmes de nutrition des enfants pauvres – feuilles et graines sont nourricières, pour les humains comme pour les animaux, riches en protéines et minéraux, et possèdent même des vertus médicinales. Les amarantes ne sont pas une « catastrophe » pour tout le monde. > [!information] Page 16 Une immortelle. Le nom « amarante » tient à la réputation de cette plante de ne pas se flétrir et était, en Europe, associé à la combativité de la déesse de la chasse Artémis. Au Mexique, les colons catholiques cherchèrent à en éradiquer la culture jugée impie (liée à des rituels, on confectionnait notamment de petites figurines symboliques avec de la pâte de graines d’amarante). Cette plante qui constituait une divinité pour les Mayas, les Aztèques et les Incas aurait le pouvoir d’accomplir de vieilles prophéties : les paysan·nes et activistes de là-bas racontent que les divinités précolombiennes attendaient de prendre leur revanche sur ces colons qui ont volé leur terre ## Introduction > [!information] Page 17 À Houston, des « fourmis folles de Rasberry » (Nylanderia fulva), résistantes à tous les insecticides traditionnels, se déplacent de manière erratique par millions et mangent les composants des ordinateurs, des mp3, des alarmes incendie, provoquent des courts-circuits, des incendies et s’approchent du Johnson Space Center de la NASA. ## L'écologie du capitalisme > [!accord] Page 25 Néanmoins, ce « capitalisme » ne peut plus être réduit à une forme de « société » qui exploiterait « l’environnement » : c’est une écologie, au sens où [[Jason Moore|Jason W. Moore]] entend ce mot10. C’est-à-dire une manière d’organiser le tissu des relations entre les humains et les non-humains, qui aura marqué un tournant sans précédent dans l’histoire de la vie. Or, cette écologie-là a un sérieux problème d’insoutenabilité : elle ne sait produire de la valeur qu’en créant des inégalités extrêmes, qu’en s’appropriant les capacités des vivants et des non-vivants, qu’en brûlant la toile de la vie dans les cheminées de l’accumulation. Qu’en bouleversant pour des millénaires les conditions d’habitabilité de la planète – le contraire même de toute véritable valeur. > > --- > #note/capitalisme ## Puissances d'agir > [!accord] Page 36 Un « tournant non humain » entend aujourd’hui redéfinir les catégories, les discours et les visions propres à la modernité occidentale19. Il prend racine dans les recherches visant à rendre compte de l’animation d’êtres et de processus « non humains » – plantes, animaux, forces géophysiques, objets techniques – contribuant activement à faire les mondes que nous habitons (on peut citer la théorie de l’acteur-réseau, l’anthropologie de la nature, l’ethnographie multispécifique, les études animales, la théorie des systèmes et des agencements, le nouveau matérialisme et le réalisme spéculatif). Or ces êtres et processus ont jusque-là été désanimés, réduits au silence car inclus dans une Nature définie comme passive, déterministe et externe. En retour, le « politique » et le « social » ne peuvent se réduire ni au socius humain, ni à la manière bien particulière dont les modernes perçoivent et construisent leurs relations aux réalités non humaines. > > --- > #note/nature > [!approfondir] Page 37 Une ambition commune aux partisan·es de ce décentrement radical, qui nous intéresse particulièrement ici, est de rendre compte de manière non anthropocentrée de la « puissance d’agir » : traditionnellement, la capacité d’action est une propriété de l’être rationnel et intentionnel, réservée à un sujet humain, différente de la simple causalité des objets naturels. Or, l’agentivité (agency) ou l’animation serait une compétence bien plus ordinaire et distribuée. Minimalement, « agit » tout ce qui vient produire une différence qui compte dans une situation donnée, que cet acteur soit humain ou non21. D’autre part, une puissance d’agir ne serait jamais isolée et isolable, car toujours acquise dans un réseau, par l’enrôlement d’autres puissances, dans un système processuel de relations22. L’animation n’appartiendrait donc pas à ce qui est animé comme une propriété qu’elle possède : un agent acquiert sa propre capacité d’action au sein d’un agencement, d’un champ de forces multiples avec d’autres agents, eux-mêmes soumis à, et acteurs de, ce champ qu’ils affectent et qui les affecte en retour. ## Nous ne sommes que parce qu'ils sont > [!accord] Page 38 Mais le coronavirus n’est pas seulement un événement qui aura remis sur le devant de la scène la fragilité de nos systèmes de soins ou l’incompétence de nos gouvernants : il est également l’occasion d’apprendre que 5 à 8 % de l’ADN humain, que l’on pense être le cœur même de notre identité, vient en réalité d’anciennes infections virales passées dans notre génome (d’un de nos lointains ancêtres mammifères et vieilles de plusieurs dizaines de millions d’années). Une protéine d’origine virale, la syncytine, entre d’ailleurs dans la production du placenta qui permet à l’embryon humain de se développer normalement dans le ventre de sa mère… Nous avions déjà appris à quel point nos corps étaient peuplés de milliards de bactéries (notre microbiote), nous permettant de digérer, de nous protéger, influençant même nos émotions. Nous apprenons aujourd’hui qu’ils hébergent encore plus de virus (notre virome), eux-mêmes issus d’autres animaux et plantes, et qu’ils peuvent être bénéfiques à notre santé en tuant certaines bactéries pathogènes25. « Notre » corps est déjà un monde, une « société multiespèce ». On ne sait plus très bien où commence et où se termine notre identité, où commence et où se termine notre humanité, où commence et où se termine l’environnement. ## La responsabilité de fabriquer un monde > [!accord] Page 41 On dira peut-être : la démocratisation des puissances d’agir ne conduit-elle pas à une dissolution de toute responsabilité spécifiquement humaine, et à un abandon de tout idéal de liberté et d’autonomie ? Tout au contraire, si l’on suit le politiste Jedediah Purdy : ce qu’il faut en conclure est que « la prise de responsabilité pour la nature, et la prise de responsabilité pour la démocratie se réunissent ». En somme, « la responsabilité démocratique devient la responsabilité de fabriquer un monde35 ». Celle de fabriquer un monde avec d’autres puissances fabricatrices. > > --- > #note/nature ## Un contre-pied radical > [!accord] Page 43 Il y va de l’intelligibilité même des causes agissantes du ravage écologique, selon Malm. Prenant le contre-pied radical des ontologies postdualistes et relationnelles, l’enjeu pour lui et d’autres intellectuel·les révolutionnaires est de maintenir, contre un « constructivisme » et un « hybridisme » postdualistes jugés dépolitisants, une distinction analytique forte entre ce que nous devons continuer à appeler société et nature. Il importerait, de ce point de vue, de garder ce découpage de la réalité en reconnaissant, toutefois, que nature et société font bien partie d’un seul et même monde matériel38. Mais cela n’autorise pas à les dissoudre ou à les fusionner. D’un côté, les rapports sociaux humains sont irréductibles à la nature, tout en étant inscrits dans les configurations historiques de la matière. De l’autre, bien que les sociétés humaines ont transformé leur milieu naturel, elles n’ont pas construit la nature, même avec l’Anthropocène : elles ont bien déréglé les cycles du carbone planétaires, mais elles n’ont pas fabriqué de toutes pièces les atomes de carbone eux-mêmes. > > --- > #note/nature ## Bien d'autres mondes sur Terre > [!accord] Page 46 Adressons à notre tour deux critiques à cette féroce accusation marxiste, à partir d’une confrontation à ce que nous jugeons être de réels apports du tournant non humain. D’une part, si les pensées de l’écosocialisme ou de l’État social-écologique et du Green New Deal proposent bien une analyse des méfaits du capitalisme renouvelée par la question écologique, celle-ci reste néanmoins focalisée sur la question du réchauffement climatique, celle des énergies fossiles et des émissions de CO2. Or, c’est prendre le risque de confondre une véritable écologie politique avec un « climato-centrisme de type techno-solutionniste », visant une industrie 100 % renouvelable dans une société plus égalitaire ou sans classes. En ramenant « l’écocide au seul problème du “réchauffement climatique” et celui-ci à l’objectif quantitatif de réduire nos émissions de gaz à effet de serre, le sens du phénomène global de l’exploitation et de la destruction de la vie est perdu de vue et réduit à une série de problèmes techniques portant sur la manière dont nous obtenons et produisons l’énergie que nous consommons45 ». Non, le réchauffement climatique et l’éradication de la diversité vivante ne font pas que « renforcer la légitimité et la pertinence de pratiquement toutes les revendications déjà formulées par la gauche46 ». Camarades, encore un effort pour devenir terrestres ! > [!accord] Page 48 L’hégémonie des modernes dans la définition du monde est en crise. Les conflits politiques indigènes contestant la domination coloniale de l’Europe et de l’Occident (dans les luttes anti-extractivistes notamment) ne sont pas simplement des conflits opposant différentes « représentations culturelles » ou « représentations ethniques » de la Nature : ils nous montrent des incompatibilités entre des manières divergentes de faire exister des mondes, ils contestent le monopole occidental à définir ce qu’est « le Monde ». Un « monde », de ce point de vue, ce n’est pas d’abord un ensemble de représentations (intégrable à un État comme une particularité culturelle parmi d’autres), mais un univers de relations, entre des collectifs d’humains, des collectifs de non-humains, et des milieux de vie animés. Lorsque Malm défend l’universelle nécessité d’une distinction de la nature et de la société, il occulte le fait que tous les collectifs en lutte ne composent pas leur monde de cette manière – il y a bien d’autres mondes sur Terre – et qu’ils n’ont pas à le faire pour être légitimes et entendus. > > --- > #note/nature ## Si tout agit, alors… rien n'agit ? > [!accord] Page 51 Mais nous pourrions aussi soutenir une conclusion autrement féconde. Des multinationales, des groupes de patrons, des grands propriétaires et des ingénieurs sont bien responsables, suivant leurs intérêts et leur manière spécifique d’imposer leur pouvoir, de chercher à enrôler l’agentivité spécifique du charbon et du pétrole : leur capacité à rendre possible pour eux la création de profits grâce au travail-énergie hautement productif et abondant dont ils sont porteurs (lui-même issu de la dégradation et de la transformation des anciennes plantes, planctons, etc., par des bactéries, ayant mis en conserve de l’énergie solaire dans leurs tissus). Si dans cette vision ces humains-là sont encore responsables, c’est du fait de ne pas vouloir tenir compte de l’agentivité et des enchevêtrements de toutes ces autres puissances d’agir dans la vie des autres humains et dans le devenir du monde vivant – provoquant nuisances, maladies respiratoires et pollutions de masse, culminant dans une augmentation de l’effet de serre liée au surplus de CO2 relâché dans l’atmosphère. Les capitalistes enrôlent et dénient simultanément l’agentivité des êtres non humains, celle qu’ils mettent au service de la reproduction de leur monde. > > --- > #note/capitalisme > [!accord] Page 52 C’est donc plus largement un certain agencement écopolitique de ces différentes puissances d’agir qui en a été responsable. Cet agencement, nous l’appelons avec [[Jason Moore]] « l’écologie-monde du capitalisme » : une coalition extrêmement puissante, et radicalement nouvelle dans l’histoire de la vie sur Terre, au sein de laquelle certains êtres humains ont bien tenu un rôle décisif, celui de son assemblage, de son organisation et de son imposition historique, dans le but de produire du profit et d’en tirer des avantages sociaux. Ce que nous apporte notamment cette analyse, c’est l’idée que pour sortir de l’âge du capital, il ne s’agira pas de se débarrasser des seuls partisans de l’économie fossile, en prenant le pouvoir à leur place sur la base du même monde, et sur la base des mêmes infrastructures mais avec d’autres sources d’énergies « propres ». Il s’agira de démanteler l’agencement écopolitique d’humains et de non-humains qui entretient cet état du monde inhabitable. > > --- > #note/captalisme ## Des sciences qui engagent la vie > [!approfondir] Page 55 Pourtant, les données des sciences de l’écologie et du climat sont à ce point inouïes qu’elles appellent une transformation dans le rapport au savoir : les savoirs sur l’état de la planète n’apparaissent plus seulement comme des savoirs de connaissance, des vérités non partisanes, à distance du monde en feu dont parle [[Andreas Malm]]. Quelque chose dans la réception de ces savoirs scientifiques est en train de se produire : ils semblent appeler à agir selon un autre mode, un mode qui engage la vie. Ils ne font plus nécessairement signe vers un maintien de l’ordre établi mais vers une potentielle mise en crise de celui-ci. Dans leur appropriation par les mouvements écologistes, certaines données peuvent paradoxalement prendre part à la composition de ce que [[Michel Foucault]] appelait des « savoirs de spiritualité ». Il entendait par là le type de savoirs qui peut sauver la personne qui le porte, à condition qu’elle change profondément sa vie – ce que le savoir de connaissance n’aurait pas vocation à faire > [!accord] Page 55 Le terme de « spiritualité » est généralement suspecté de renvoyer à des pratiques apolitiques parce qu’individuelles et centrées sur soi. Il peut néanmoins ne pas être suspect s’il est ramené à un certain type de rapport à la vérité, compris comme la transformation de soi et de la conduite de la vie depuis une vérité qui porte sur le monde. Le « soi » en jeu dans cette spiritualité n’a pas à être réduit à l’ego individuel : la spiritualité est plus qu’individuelle, transindividuelle, pour le dire dans les mots du philosophe [[Gilbert Simondon]], dans la mesure où nous y partageons ce sur quoi nous n’avons pas de prise en tant qu’individu isolé55. Nous entrons dans une relation transindividuelle lorsque le groupe que nous formons avec d’autres parvient à amplifier et orienter réciproquement notre pouvoir de percevoir, de ressentir et d’agir, conduits par une vérité : le monde ne nous paraît plus être une extériorité qui se dresse devant nous comme un mur ou un obstacle, face auquel notre connaissance ne peut rien, il redevient habitable, un milieu associé chargé de potentiels de transformation. ## Plutôt vivants que citoyens > [!accord] Page 57 La nouveauté du mouvement écologiste international Extinction Rebellion (XR), qui appelle à la « rébellion pour la vie », a été d’être un mouvement partant de cette intuition, de cette identification profonde aux autres vivants (jusqu’à l’identification avec le sort d’espèces qui vivent très loin et que l’on ne connaît pas directement). À l’ère du « temps de la fin », le désespoir et le deuil pour la disparition de milliers d’espèces et de milieux ne sont pas des affects déplacés, mais des affects accordés à notre temps, ajustés à notre être de vivant, à ce qui en nous n’est pas seulement une personne abstraite mais le sujet d’une vie qui se donne des formes au fil des expériences, le sujet d’un corps qui se construit en relation avec d’autres corps. Les ressentir, c’est nécessairement se sentir habité d’un lien de solidarité, voire de fraternité avec les autres vivants. Ces affects-là ne font pas obstacle à l’action politique organisée : ils sont l’une des composantes incontournables de son émergence. > [!accord] Page 57 Pourtant, si nous n’étions qu’action et volonté, incapables de pâtir, d’éprouver et d’être ébranlés par ce qui arrive dans le monde et au monde, nous serions politiquement aveugles. Le Covid-19 est en ce sens une expérience intime de notre appartenance au monde vivant et à la Terre comme communauté biotique : chaque toux, chaque fièvre, chaque angoisse, chaque courbature et chaque difficulté respiratoire ne sont que les effets corporels et émotionnels lointains, ressentis ici, à l’autre bout de la chaîne des relations, de ce qui arrive depuis des décennies et des décennies aux forêts et aux animaux là-bas58. Chaque poumon infecté est un symptôme de déforestation chronique. Notre capacité de pâtir nous met en relation avec la situation des autres vivants – comme une onde se propageant sur la toile de la vie – et c’est bien avec cette capacité d’être affecté que peut se dégager une finesse du savoir des situations, et de l’agir politique que l’on peut choisir d’y ajouter. > > --- > #note/nature > [!accord] Page 58 L’être à qui un tort est causé n’est pas exclusivement le sujet politique, au sens où nous serions seulement privés des pouvoirs de la décision démocratique et collective par les gouvernements et les multinationales. C’est le sujet vivant qui est touché : ce nœud de relations auquel on fait un monde inhabitable, indissociable de ce sujet politique > > --- > #Note/Vivant > [!approfondir] Page 58 Cela nous ferait peut-être le plus grand bien de nous envisager comme vivant plutôt que comme citoyen·ne ou prolétaire, comme capable d’échanges d’attention plutôt que de compétences, comme élément d’un milieu relationnel plutôt que comme individu. En ce sens, le slogan « sauver la planète » ne désigne que le point d’urgence de ce qui devrait permettre l’ouverture d’une complète transformation de notre expérience humaine, comme façon singulière d’être vivant parmi les vivants. > > [!cite] Note > En tout cas reflechir a la place de sujet vivant dans la lutte des classes, mais pas le substituer > > --- > #Note/Vivant ## Un affect terrestre > [!accord] Page 59 Quel mouvement tectonique est en train de faire émerger un « nouvel animisme » dans les sociétés occidentales61 ? Un besoin d’autres systèmes de croyances pour retrouver une capacité (perdue) de coexistence pacifique ? Ou bien une forme de capture des visions non modernes, qui après avoir été violemment colonisées, folklorisées et muséifiées se trouvent désormais mises au service du renouveau de l’écologisme des pays riches ? On ne peut évacuer tous ces soupçons. Mais on peut aussi faire l’hypothèse que cet affect terrestre prend avant tout sa source dans une intuition on ne peut plus juste, et de plus en plus partagée : le refus d’appréhender les mondes non humains comme quelque chose dont l’économie pourrait disposer à sa guise, user, abuser, et saccager. > > --- > #Note/Religion > [!accord] Page 60 Ce nouvel affect commence à s’exprimer de manière formelle dans des propositions juridiques accordant des droits à des milieux entiers (qui dès lors ne sont plus seulement des « choses »). C’est le cas du Bill of Rights pour le lac Érié de la ville de Toledo aux États-Unis, dans le pays même des droits de l’entreprise. Le projet de loi déclare, notons-le, qu’il est aujourd’hui nécessaire « que nous étendions les droits légaux à notre environnement pour garantir que le monde naturel ne soit plus subordonné à l’accumulation de richesses excédentaires et à un pouvoir politique irresponsable62 ». > > --- > #note/nature > [!approfondir] Page 60 L’affect terrestre fait néanmoins signe vers quelque chose de moins formel que l’attribution de statuts légaux pour les autres espèces et l’environnement. Depuis 2014, la ville de Sheffield en Angleterre est le théâtre d’un vaste mouvement populaire, contestant une décision municipale d’amélioration des voiries – l’abattage de plus de 17 500 arbres, la plupart en pleine santé, certains pluricentenaires, d’autres célèbres pour leur histoire. Cerisiers, ormes et chênes menacés sont devenus une vraie source d’imagination politique, bien au-delà du statut de simples ornementations des rues : ils sont rapidement devenus des cohabitants à défendre. Les résident·es ont formé des réseaux très impliqués, dont les Sheffield Tree Action Groups (STAG). Les multiples arrestations n’auront pas eu raison de la détermination et de l’inventivité collective. Certain·es ont commencé à faire leurs réunions sous des arbres, à faire de l’art autour des arbres ; un festival de l’arbre des rues, des comptes Twitter pour arbres ont été créés, des interviews avec des arbres, depuis leur point de vue, ont été réalisées > > --- > #Note/Vivant ## Environnements de travail > [!accord] Page 61 L’affect terrestre ouvre-t-il la possibilité d’une bifurcation des affects de la pensée politique moderne vers une autre forme d’agir politique, ou bien n’est-il qu’un stade infantile et prépolitique de la pensée écologiste ? Nous amènera-t-il à une véritable révolution de la politique ou bien à un énième déplacement hors de la politique ? Nous faisons ce pari : prendre au sérieux la richesse de cet affect en cherchant à activer la puissance conflictuelle dont il paraît être porteur. > > --- > #Note/Vivant > [!accord] Page 61 Rappelons-nous déjà que tout un pan de l’écologisme a fait de la désanimation du monde, par le type de vision (objectivante) issue de la révolution scientifique moderne, la cause du désastre écologique. Nourrie par le refus d’une approche étroitement matérialiste et rationaliste de la nature (qui irrigue encore tout un pan de la gauche), l’écologie animiste de David Abram entend « libérer la psyché de son emprisonnement à l’intérieur d’une sphère purement humaine64 ». L’historienne écoféministe [[Carolyn Merchant]] explique que la mise en économie et la colonisation techno-scientifique du monde à partir du XVIe siècle fut le produit d’un désenchantement de la nature et d’une dévalorisation des femmes, qui étaient associées à la nature : la montée en puissance et la diffusion de la science mécaniste auraient opéré une disqualification de l’ancienne vision du monde naturel comme matrice organique et enveloppante, au profit d’une vision quantitative, atomiste, impersonnelle et hiérarchique. Elle aurait ainsi fait tomber les barrières morales, coutumières et populaires à son exploitation et sa domination65. > > --- > #Note/Religion > [!accord] Page 62 Les villes européennes se sont développées et les zones boisées sont devenues plus éloignées, à mesure que les tourbières se sont asséchées et que des modèles géométriques de canaux ont été imposés au paysage, à mesure que les grandes roues hydrauliques, les fours, les forges, les grues et les tapis roulants puissants ont commencé à dominer de plus en plus l’environnement de travail, de plus en plus de gens ont commencé à voir la nature modifiée et manipulée par la technologie mécanique. Une lente mais unidirectionnelle aliénation de la relation organique quotidienne immédiate qui avait formé la base de l’expérience humaine des temps les plus reculés était en train de se produire. Ces changements s’accompagnaient de modifications dans les théories et les bases expérientielles de l’organisation sociale qui faisaient partie intégrante du cosmos organique66. > > --- > #note/nature ## Dans les interstices de la modernité > [!approfondir] Page 63 Pourtant, nous n’avons jamais été tout à fait « Homme » dans les environnements de travail du monde industrialisé. La profondeur de ce désenchantement de la nature ne doit pas être sous-estimée, mais pas non plus surestimée : il n’a jamais été tout à fait absolu et n’est jamais arrivé à son terme. Les nouvelles technologies qui peuplent notre « techno-cocon » procèdent d’ailleurs elles aussi à des formes de réenchantement de l’expérience, comme le remarque David Abram, par leur « tendance à capter et à canaliser nos tendances instinctives et animistes de manière particulière », autrement dit cette « expérience instinctive de réciprocité ou d’échange entre celui qui perçoit et celui qui est perçu67 ». Les ingénieurs de la Silicon Valley avec leurs nouveaux objets connectés et leurs assistants vocaux mettent au travail un désir d’intimité avec le monde environnant, et notre propension à nous relier spontanément à lui : on apprend désormais aux machines à nous parler, et on les voudrait plus animées que jamais. > > [!cite] Note > interessant these dun animisime moderne occidentale > > --- > #Note/Religion/Animisme > [!accord] Page 64 Combien de paysan.nes d’hier et d’aujourd’hui construisent une intimité presque chimérique avec le sort de leur troupeau ? Combien de promeneurs et promeneuses solitaires tissent un lien spirituel avec la forêt qui enveloppe leur marche et la rivière qui baigne et lave leur corps ? Qui ne dialogue et ne négocie avec son chat, son chien, ou même avec le renard qui vient manger les poules ? Combien de personnes recourent finalement assez naturellement, en plus de la médecine allopathique moderne, aux plantes, aux naturopathes, aux géobiologues, aux « coupeurs de feu » ? > > --- > #Note/Religion/Animisme ## Une spiritualisation du politique > [!accord] Page 65 Comment la vérité de l’existence d’un monde « animé » peut-elle nous aider à réexplorer les formes et les pratiques de la politique ? Pour nombre de théoricien·nes et militant·es, viser un réenchantement de la nature n’est qu’une forme de dérive spirituelle, un esthétisme, un détournement de l’attention vis-à-vis du vrai combat. Pire : un appel réactionnaire à retrouver un passé ou une civilisation européenne mythifiés70. Certes, les récits de décentrement de l’humain ne constituent pas comme tels une menace pour l’ordre du monde : ils sont d’abord le signe d’une déstabilisation, et non d’une force constituée ; ils peuvent tout aussi bien être neutralisés que mis au travail pour le néocapitalisme techno-culturel ; et ils traversent probablement de manière très inégale les différentes classes sociales. > > --- > #note/spirituel > [!accord] Page 65 Pourtant, il faut bien admettre que l’affect terrestre peut se construire sur une prise de position : sur le refus de traiter l’autre qu’humain comme une propriété, réduit à un matériau pour le travail ou l’enrichissement. L’autre ou le milieu ne sont pas des objets que l’on pourrait posséder mais des existences à part entière, et des relations qui nous animent. Acter le fait que l’environnement n’existe pas, c’est donc pouvoir relocaliser l’agir politique dans une socialité plus qu’humaine. C’est s’ouvrir la possibilité non pas de sauver la nature en général mais de guérir de milieux intoxiqués qui nous ont séparés de ce que l’on pouvait accomplir avec les autres êtres > > --- > #Note/Vivant ## Troubles ontologiques > [!accord] Page 66 On peut constater avec [[Philippe Descola]] que « l’ontologie dans laquelle nous évoluons ne correspond plus à notre expérience commune74 ». Les mots, les phénomènes, les comportements observés transgressent de plus en plus les supposées frontières entre les êtres. On peut ici parler de « trouble ontologique » dans la mesure où les identités des êtres composant le monde sont de plus en plus affectées d’une précarité qui fait vaciller les vieilles distinctions naturalistes. Il y a ces fourmis « agricultrices » – depuis bien plus longtemps que tout groupe humain – qui cultivent des champignons, pratiquent l’élevage ou se soignent avec certaines pierres. Il y a les maïs supposément « végétatifs » mais en réalité capables de lancer des appels à l’aide, via des molécules chimiques, pour faire venir les prédateurs de leurs propres prédateurs. Il y a ces vieux pins de Douglas « altruistes » qui redistribuent l’ensemble de leurs réserves, via le réseau symbiotique des racines et des champignons, à tous les autres arbres voisins. Ou encore ces récits de chiens ou de bancs de dauphins, que l’on nous a rapportés, qui viennent au secours de migrants en péril dans les Alpes et la Méditerranée, pour leur indiquer un chemin plus sûr au moment de traverser les frontières nationales inhospitalières. > > --- > #note/philosophie/ontologie > [!information] Page 68 Il y a toujours en nous plus que ce que nous sommes et plus que ce que nous pensons être. Pour le dire dans le vocabulaire de [[Gilbert Simondon]], nous portons avec nous, en tant qu’êtres vivants, un potentiel réel, d’association et de transformation, qui existe depuis nos tensions internes (par exemple dans le conflit qui peut exister entre certaines de nos perceptions et certaines normes que l’on a intégrées), et nous ne pouvons le plus souvent mettre en travail ce potentiel qu’avec et dans la vie des autres. C’est bien cette part de tension interne, mise à l’aventure et en partage au-delà des bornes du naturalisme moderne, qui se trouve aujourd’hui en jeu dans la transformation politique. > > --- > #note/Philosophie ## Changer d'ontologie ? > [!information] Page 69 Le cœur du problème porte sur les relations : si l’on suit [[Philippe Descola|Descola]], on ne change d’ontologie que « lorsqu’une relation, à la suite de toutes sortes d’accidents microscopiques, finit par se transformer et n’est plus adéquate à l’ontologie qui l’a vu naître78 ». Il en est ainsi lorsque nous ne pouvons plus nous relier à la forêt comme à un tas de bois sur pied, dès lors qu’une série de rencontres et de microévénements nous l’ont fait connaître comme une communauté vivante (à la suite d’un chantier collectif de bûcheronnage avec les meilleurs « cueilleurs d’arbres » du coin par exemple). > > --- > #note/philosophie/ontologie > [!accord] Page 69 D’autre part, s’il n’est pas possible de construire ou reconstruire à volonté une ontologie, ce qui arrime et matérialise cette ontologie peut néanmoins l’être : si la cosmologie dualiste s’est implantée à mesure que les paysages européens ont été transformés en environnements de travail, alors c’est dans le démantèlement de ces environnements productifs que peut se jouer la modification de nos perceptions (on pense par exemple à la suppression de ces barrages qui coupent inutilement les cours d’eau et qui les traitent avant tout comme des sources de travail-énergie79). On peut voir ce démantèlement matériel comme un travail de perception, agissant sur la manière dont nous sommes agencés aux non-humains. Voir le lit et le flux libérés de la rivière progressivement redevenir un habitat réinvesti par toutes sortes d’espèces exigeantes, voir tous les sédiments accumulés et entassés s’en aller à nouveau vers l’océan, voir les saumons remonter vers leurs frayères : voilà qui peut changer notre perception de ce qu’est et de ce que peut être une rivière. > > [!cite] Note > cf la riviere pollue recemment a cause du compte ## Atuush, l'asocial > [!accord] Page 71 L’histoire d’Atuush peut nous aider à saisir que l’entrée dans l’Anthropocène n’est pas seulement le résultat de siècles de destructions matérielles et de gestions irrationnelles des ressources du « système Terre ». Cette manière-là de penser le monde reste prisonnière de l’illusion que nous aurions affaire à un problème essentiellement technique : changer notre manière d’obtenir notre énergie pour mieux « gérer la planète ». Mais on peut raconter tout autrement le déraillement géologique en cours : comme le résultat d’un effondrement progressif de nos rapports sociaux avec la Terre et ses autres habitants, l’effet d’une perte de réciprocité. Avec l’entrée dans l’histoire capitaliste, les sujets de la modernité ont été conduits à rompre massivement leurs obligations sociales envers leurs voisins et cohabitants non humains : ces rapports asociaux furent systématisés dans des institutions étatiques et sociales, comme la propriété privée, centrées sur l’appropriation de la nature par le travail. En somme : l’asocialité devenue loi. > > [!cite] Note > est ce que l‘empathie entre en jeux la ? > > --- > #note/capitalisme > [!accord] Page 71 Voilà en quoi l’affect terrestre peut ne pas être réduit à une forme de sensibilité apolitique : il constitue une manière de saisir, de l’intérieur, ce qui est arrivé au monde. Au lieu d’activer le seul récit de la « séparation » des hommes et de la nature, nous gagnerions à parler d’une histoire d’atrophie de la socialité : un long processus de contraction de nos rapports sociaux sur un cercle de plus en plus étroitement humain, dont l’effet a été une raréfaction de tout un nuancier de relations : de familiarité, de réciprocité, de curiosité, de politesse, d’amicalité mais aussi de négociation, de reproche, de déception, d’exigence, etc., envers et avec nos voisins non humains (jusqu’à ce qu’aujourd’hui le Larousse définisse ainsi le terme de socialité : « Ensemble des liens sociaux découlant de la capacité de l’homme à vivre en société »). Ce que nous appelons aujourd’hui « société » est le résultat d’une amputation. Et ce que nous appelons aujourd’hui les « asociaux » sont en réalité les personnes qui ne sont pas assez « productives » ou pas assez conformes aux normes relationnelles que cette société mutilée impose. > > [!cite] Note > oui > > --- > #Note/Vivant > [!accord] Page 72 Le ravage de la Terre est le résultat d’une économie politique qui a su capitaliser sur l’atrophie de la socialité envers les non-humains et les altérités en général. En confiant aujourd’hui le soin de gérer la planète à une vision gestionnaire et asociale de l’écologie, qui nous mène à croire que les êtres vivants n’entretiennent entre eux que des rapports fonctionnels, quantitatifs et impersonnels, au service du bien-être de notre société, cette atrophie pourrait bien continuer son expansion interminable dans le tissu des vivants. > > --- > #Note/Vivant ## La destruction des arts de vivre en commun > [!accord] Page 72 Ce qu’on appelle d’ordinaire « l’effondrement de la biodiversité » apparaît alors sous une nouvelle lumière : c’est un « assèchement de la vie en commun82 ». Selon le philosophe et éthologue Dominique Lestel, nous devrions « abandonner l’idée que l’écologie est seulement la science de la régulation des écosystèmes », l’étude et la gestion des « populations » animales et végétales, menée depuis une vue de l’extérieur, dont les concepts et les outils pourraient être exclusivement techniques et quantitatifs. D’un point de vue intérieur au monde biosocial interspécifique, l’écologie cesse de nous montrer une biodiversité « sans âmes » et des « espèces occupant des écosystèmes » : elle nous parle d’êtres qui vivent ensemble, selon « un art de la vie partagée et de la coexistence (plus ou moins conflictuelle) des points de vue et des subjectivités ». C’est ce qu’on peut appeler une écologie à la première et à la deuxième personne (je et tu, nous et vous), et non plus à la troisième personne : « tous les agents impliqués dans la dynamique d’un écosystème ont un point de vue avec lequel les autres doivent composer ». Et c’est précisément cet « espace de sens » (des milieux et non plus l’environnement) que les politiques dites de « conservation de la nature » doivent avoir en vue, pour garantir des conditions d’existence dignes à des sujets vivants exigeants > > --- > #note/philosophie ## 3. - Conflit de mondes > [!accord] Page 75 [[Philippe Descola]] et d’autres anthropologues ont montré que dans les cosmologies non modernes ce que nous appelons le politique n’est pas centré sur la « société humaine » et son exceptionnalité mais « consiste à maintenir des conditions d’interaction86 » entre humains et singes laineux, pécaris ou rivière. Ce sont les « Modernes », avec leur manière caractéristique de nier les relations sociopolitiques avec leurs voisins non humains, qui constituent une curiosité anthropologique : au regard de l’histoire, ils sont en réalité l’exception et non la règle. ## La politique comme art des compositions > [!information] Page 76 Ce que nous identifions comme la première position (« redéfinir la politique comme une écologie des relations ») est incarné en France par des penseurs comme [[Bruno Latour]] ou [[Baptiste Morizot]]. Pour le premier, l’écologie ne porterait pas, contrairement à l’idée reçue, sur la « Nature » et sa protection, mais sur la reconnaissance des « hybrides » : tous les imbroglios d’humains, de techniques et de vivants – OGM, espèces en voie d’extinction, virus, réseaux électriques, réchauffement climatique, Gaïa – qu’on ne peut répartir distinctement entre d’un côté la Nature, de l’autre la Société. L’enjeu est de parvenir à les représenter dans une seule assemblée politique, un « Parlement des choses », dépassant les impasses de la constitution moderne dualiste > > --- > #note/nature > [!accord] Page 76 Pour [[Bruno Latour|Latour]], la Nature est une catégorie dépolitisante : en accréditant l’image d’une autorité transcendante, en présupposant un monde déjà unifié par des lois, et des objets bien à leur place, elle court-circuite la procédure démocratique de composition des humains et des non-humains, en cantonnant les relations aux non-humains en dehors du débat – réduits à n’être que l’objet neutre de la science, ou bien le fondement d’un ordre naturel indiscutable. Cette catégorie nous empêcherait ainsi de négocier les formes d’association d’humains et de non-humains qui sont désirables ou non. Aucun agencement n’est naturel, tout doit être discuté, c’est l’art de composer des puissances hétérogènes dans un monde à faire, et non déjà donné. > > --- > #note/nature > [!accord] Page 77 Mais une contradiction fondamentale invalide le projet latourien, liée à son étrange indifférence à toute analyse des rapports de pouvoir structurant le monde capitaliste : par quel miracle allons-nous convaincre des multinationales comme McDonald’s ou Total de siéger dans une assemblée où elles seront amenées à concéder, face aux exigences des représentant·es des océans et des plages, leur propre culpabilité dans les destructions de leurs écosystèmes, destructions grâce auxquelles elles tirent leurs profits faramineux ? Siéger dans un espace commun avec des représentant·es des intérêts des espèces menacées, pour ces entreprises, implique l’impossible reconnaissance de ce qu’elles dénient activement… Des entreprises capitalistes ne sont pas faites pour négocier démocratiquement avec les autres, elles sont faites pour perdurer et persister dans leur logique, l’accumulation de capital. Il devient quelque peu difficile, dans ces conditions, de saisir la contribution de la proposition latourienne à une redéfinition écologique de la politique d’émancipation. > > --- > #note/capitalisme ## Une géopolitique des vivants > [!accord] Page 78 La « géopolitique » explorée par Baptiste Morizot90 entend, pour sa part, nous faire sortir du piège de l’intégration de tous les non-humains dans les espaces de la représentation démocratique – une autre voie, en somme, que l’intégration dans la maison du Maître. Elle entend plus précisément faire saillir une spécificité des vivants, qui possèdent des intérêts entrelacés et des points de vue (par différence avec les non-humains, pris en général, incluant le climat, le pétrole, etc., qui eux n’ont pas d’intérêts au sens propre). > > --- > #Note/Vivant ## Quelle politique des interdépendances ? > [!accord] Page 80 Sa visée politique est d’infléchir les usages des territoires vers des pratiques plus soutenables et plus habitables pour les communautés biotiques elles-mêmes. De notre côté, il nous paraît impératif de rappeler qu’il ne faut pas faire l’erreur de redéfinir nos ennemis politiques uniquement comme les ennemis des interdépendances. Car dès lors que la défense des interdépendances perd le contact avec la question des rapports de pouvoir entre humains, ou que le respect de l’écologie des relations devient le seul critère de déclaration du conflit politique, comment s’opposer à des stratégies d’entreprises ou à des gouvernements qui seraient soucieux de la cohabitation avec les vivants mais structurellement générateurs de domination, de contrôle et d’inégalité entre les humains ? Et dès lors que l’extrême droite ou la nouvelle « écolonomie » font elles aussi de l’écologie leur fonds de commerce idéologique, l’intention de combattre et défaire les forces destructrices ne peut se réduire au seul sursaut de sensibilité envers le vivant ou au bouleversement ontologique > > --- > #Note/Vivant ## La dichotomie Nature/Société et le capitalisme > [!accord] Page 96 La distinction Nature/Société est historiquement antérieure au capitalisme, mais elle se trouve radicalisée au XVIe siècle sous une forme absolutisée, sous l’égide du dualisme cartésien et adossée à la mission civilisatrice de domination de l’Europe, par les moyens de la science, de la philosophie et de la technique mécanistes103. Cette dichotomie n’a pas simplement été une nouvelle manière de voir le monde que l’on pourrait chercher à dépasser par l’invention créative d’autres visions alternatives. Cette dichotomie est ce qu’on peut appeler une « abstraction réelle », c’est-à-dire une manière indissociable de décrire et de faire le monde, c’est une fiction opérante. En ayant défini la Société comme l’ensemble des individus civilisés, cultivés, privilégiés, et l’ensemble des peuples de cultures non occidentales, des femmes, des non-humains, dénués des plus hauts attributs de l’homme, comme appartenant ou étant plus proche de la Nature, les premiers empires capitalistes conquérants ont mis en place un nouveau cadre idéologique et politique justifiant des oppressions et des prises de terres104. C’est ce cadre qui, à partir de la colonisation du Nouveau Monde, permit de construire l’appropriation de formes de vie invisibilisées, dévalorisées, bradées, parce qu’elles sont considérées comme des dons gratuits offerts par la Nature à la Société (ou à la Civilisation). Ces deux ensembles ont été les catégories abstraites par lesquelles la domination capitaliste des nations européennes, visant à réaliser le projet d’accumulation infinie d’argent et sa valorisation en capital, a pu se matérialiser dans un certain régime de relations hiérarchiques et coloniales. Le capitalisme n’est donc pas « une société qui exploite la nature », mais une manière violente de régir un monde qui s’est constituée sur l’abstraction réelle d’une Nature opposée à une Société. > > --- > #note/nature #note/capitalisme > [!approfondir] Page 97 Notre problème est que les mouvements progressistes du passé ont repris à leur compte ces abstractions, et ont eux aussi, dans leur grande majorité, occulté les coûts sociaux, politiques et écologiques du développement des forces productives105. Selon l’historien des idées politiques Serge Audier, l’un des traits saillants d’une très large majorité des visions socialistes, sociales-démocrates et communistes dominantes, qui explique leur manque de contribution à l’avènement d’une sensibilité politique écologiste, a été la volonté de minimiser ou de dénier l’apport de la nature, au sens concret du « tissu de la vie » cette fois-ci (avec un petit « n », pour marquer la différence avec l’abstraction qu’est la Nature106). Dans la vision socialiste majoritaire, le travail humain est la source de toute valeur, et les dons offerts par la Nature ne deviennent utiles que par le travail socialisé. > > --- > #note/nature ## La relation de valeur > [!approfondir] Page 100 Or, entre la poursuite de ce régime de relation et la persistance du tissu de la vie, il y a une contradiction fondamentale. Si les implications sociales, matérielles et écosystémiques de ce mode de valorisation sont insoutenables et destructrices, c’est dans la mesure où il se structure sur ce que [[Karl Marx|Marx]] appelle « la valeur en mouvement » : l’accumulation et la circulation constante de la valeur exigent une transformation constante et radicale de la matière du monde113. Elle suppose que rien n’a de valeur en soi dans ce qui est déjà là, la Terre dans toute son épaisseur relationnelle et historique. C’est seulement dans la transformation de la Nature que se logent les promesses de valeur, et cette injonction à la transformation permanente mobilise, affecte et mutile les vies et les équilibres dynamiques qui les rendent possibles. Les méga-accumulateurs de puissance que sont les réseaux de machines, monocultures, usines, armées, villes, places financières, data centers, équipes de managers, sociétés par actions, etc., épuisent le nombre incalculable d’êtres et de milieux dont ils dépendent par ailleurs. Le régime de valorisation du capital est une écologie d’épuisement. > > --- > #note/capitalisme ## Les natures du capital > [!accord] Page 102 Notre rencontre avec les pouvoirs de ce virus, la sélection de ses caractères de virulence autant que la vitesse et l’efficacité de sa propagation parmi notre espèce, sont provoquées en grande partie par des choix et des actes humains : expropriation de terres au Sud pour l’industrie agroalimentaire du Nord, déforestations massives pour l’implantation de ranchs ou de méga-élevages industriels, homogénéisation génétique des animaux domestiqués, braconnage et commerce de la faune sauvage, concentrations de populations consommatrices en métropole, trafic aérien international permanent115… L’intrusion de ce virus dans nos « sociétés » et toutes les autres maladies infectieuses émergentes d’origine animale (les « zoonoses » provenant de chauves-souris, rongeurs, primates et bétails) sont la rétroaction inévitable d’une partie du tissu de la vie à l’avancée du front de la ferme-usine planétaire. Ce n’est pas une Nature extérieure qui réagit, ce sont des écosystèmes qui ont été enrôlés et infléchis en « natures du capital116 » par le régime de valorisation infinie : natures mises en circulation dans les circuits globalisés des chaînes de la marchandise. > > --- > #note/capitalisme > [!accord] Page 102 Cette pandémie, et celles qui attendent encore d’éclater ne trahissent pas seulement la responsabilité des militants de l’économie. Elles mettent plus largement en lumière leur déni de la relation réelle qu’ils entretiennent avec « la Nature ». Quand l’agro-industrie de la viande à bas coût rejette massivement des nitrates dans l’eau des rivières, on pourrait croire qu’elle « externalise » ses déchets dans le milieu naturel, loin des sociétés humaines et de leur économie. En réalité, elle internalise les cours d’eau comme poubelles et les zones humides comme usines de recyclage des eaux usées. Ces zones humides et ces cours d’eau, avec tous leurs habitants et leurs dynamiques propres, sont mobilisés dans le réseau matériel mondial qui fait tourner l’économie, même s’ils ne sont pas inscrits dans ses lignes de compte. Or, les dommages engendrés par cette mobilisation « sont si importants que si nous devions réintégrer ces coûts dans les bilans des entreprises », nous prévient le biologiste Rob Wallace, le capitalisme et notamment « l’agrobusiness tel que nous le connaissons serai[en]t définitivement arrêté[s]. Aucune entreprise ne pourrait supporter les coûts des dommages qu’elle impose117 ». De la plantation coloniale au labo de biotechnologies, ces natures du capital ont évolué, elles ont été réagencées au fil des transformations historiques pour mobiliser de nouvelles énergies vitales, ou plus indirectement pour composer des configurations favorables à l’extraction de profit. > > --- > #Note/Pollution #note/capitalisme ## Appropriation > [!accord] Page 105 « Chaque acte d’exploitation de la force de travail – disons l’ouvrier chinois dans l’usine – requiert un acte disproportionnellement plus important d’appropriation de travail non payé et d’énergie non payée du reste de la nature, les humains inclus120 ». On voit clairement pourquoi on ne peut comprendre les ressorts et les faiblesses de l’écologie du capitalisme en s’en tenant à la sphère de l’exploitation. Car elle ne pourrait rendre possible le profit sans une autre opération : l’appropriation. [[Jason Moore]] désigne par là l’opération qui s’exerce sur toutes les puissances d’agir – matières, énergies, métabolismes, vies animales, végétales et humaines – enrôlées directement ou non dans la fabrication de la plus-value finale, mais sans être médiées par de l’argent : sans être payées, ni même réduites en marchandise, sans être même parfois vues et prises en compte par ceux qui en profiteront sur la surface émergée de l’iceberg121. Comptés nulle part dans les livres de comptes de l’économie, des êtres invisibles sont pourtant mobilisés pour son fonctionnement. > > --- > #note/capitalisme > [!accord] Page 106 L’appropriation concerne donc aussi bien les poulets dans la ferme-usine ; les terres colonisées arrachées aux autochtones ; la dynamique des forêts et la fertilité des sols détruite pour produire du bois standardisé ; les zones humides qui épurent en silence les eaux polluées… sans qu’il y ait là une quelconque marchandise, ou sans que soit reconnu un quelconque « travail » accompli. Leurs actions sont enrôlées dans l’objectif de multiplier de l’argent tout autant que le travail salarié, mais cet enrôlement ne passe pas du tout par la reconnaissance d’un travail, la rémunération ou le marché (ou du moins pas jusque-là, nous aborderons ce point plus bas). Cet enrôlement passe au contraire le plus souvent par une invisibilisation. En somme, l’exploitation du travail humain ne saurait fonctionner sans l’existence de cette autre sphère bien plus large d’appropriation d’un « travail/énergie » du tissu de la vie : « […] le travail produit à travers [le] système monétaire [dépend] en réalité d’un volume de travail bien supérieur, un flux qui se [trouve], lui, en dehors du système monétaire – et pourtant à l’intérieur du pouvoir capitaliste122 ». > > --- > #note/capitalisme ## Aliénation relationnelle > [!accord] Page 109 Ce qui est dérobé au sein du rapport d’appropriation comme de celui d’exploitation, ce sont les relations et les temporalités d’un monde humain et plus qu’humain. La temporalité effrénée de la quête de productivité du travail, qui vise à extraire toujours plus de survaleur par unité de temps travail mesuré, en vient à se découpler des rythmes des vivants pour fonctionner de manière autonome. Or, ce découplage entre en contradiction avec le temps de la vie et les temporalités multiples de régénération des différentes parties du tissu de la vie. La mise au travail du tissu de la vie conduit nécessairement à une dépossession de ses capacités de régénération et de devenir. > > --- > #note/travail ## Les fronts communs du conflit géosocial > [!accord] Page 110 Pour nous aider à faire « atterrir » la politique, [[Bruno Latour]] suggère la notion alternative des classes géosociales. Il entend par là nous faire comprendre que les classes marxistes n’étaient pas assez terrestres – encore centrées sur une économie hors-sol qui voile les relations écologiques. La notion de géoclasse est construite au contraire pour remettre sur le devant de la scène les territoires, au sens d’attachements et de réseaux, composés de tout ce dont nous dépendons pour survivre127. Les rapports de « subsistance » deviendraient la clé pour redessiner la carte politique des amis et des ennemis, en rendant visibles les conflits de territoires : jusqu’où s’étend mon territoire de subsistance ? Qui le menace ? Qui peut s’allier à moi pour le défendre ? > [!accord] Page 111 Avec la proposition latourienne, c’est l’apport marxiste essentiel qui est perdu : il n’y a plus rien qui témoigne de la domination d’une classe sur les autres ! D’autres ont mieux su voir que « les possesseurs d’argent ont en leur main une technologie remarquable pour capturer les agencies, les pouvoirs », ainsi que les territoires des autres vivants128. Mieux vaut donc construire la notion de géoclasse comme un atterrissage du marxisme, superposant pouvoir du capital et territoire dans une seule et même analyse, plutôt que comme une alternative à celui-ci. L’histoire des transformations et des dégradations écologiques doit être reliée à l’histoire des dominations et des inégalités sous toutes leurs formes ## La fausse alternative > [!accord] Page 116 Notons, cependant, que pour le mouvement ouvrier il ne s’agissait pas tant de défendre « le travail » que de défendre les travailleurs, au sein des dispositifs de travail, et parfois contre ces dispositifs. Les mouvements ouvriers révolutionnaires ont voulu avant tout la libération « du » travail : il s’agissait de se libérer du surtravail, c’est-à-dire de la part de travail gratuit contenue dans les dispositifs du travail exploité (en contraignant par exemple les patrons à la réduction du temps de travail journalier ou à une augmentation de salaire). On sait que ce mouvement révolutionnaire a été en grande partie défait ou domestiqué, réduit à une gauche qui croit défendre les travailleurs en défendant le travail. L’erreur est de croire que la bonne santé de la classe laborieuse dépend de la bonne santé de l’emploi, donc de la croissance – et de croire alors qu’écologie et égalité sont deux voies contradictoires. Penser la défense des travailleurs depuis l’horizon du plein-emploi, c’est se faire les complices objectifs du fonctionnement ravageur de la mégamachine. > > --- > #note/travail/emploi ## Mettre la nature au travail > [!information] Page 117 S’agit-il de considérer que « tout est travail » ? Ne risque-t-on pas d’élargir ce concept au point de brouiller plutôt que d’aiguiser l’analyse ? Non, tout n’est pas mis au travail. Ce n’est pas l’eau en général, ou la photosynthèse en tant que telle, qui sont mises au travail. C’est ce cours d’eau, à cet endroit, qui va être pris dans une relation de valeur. Un cours d’eau précis, mais pris dans un nœud relationnel au sein d’un écosystème : en le mettant au travail en amont, par le rejet des nitrates d’une ferme-usine, ou pour le nettoyage du minerai extrait, c’est tout le long du bassin-versant en aval jusqu’à la mer que peuvent se répercuter les effets en cascade de cette appropriation. Le travail désigne non pas toutes les activités sans discernement, mais toute activité, humaine ou non, enrôlée dans une relation de valeur et qui contribue à rendre possible la valorisation de l’argent. C’est donc toute activité, marchandisée ou non, qui est indispensable pour produire du profit, ou construire les conditions favorables à cette production de profit > > --- > #note/travail > [!accord] Page 119 Si le courant du tournant non humain a raison d’insister sur le fait que les vivants participent à engendrer le monde par sa capacité d’agir, la notion de travail ne doit pas pour autant être abandonnée, car c’est bien le lieu du conflit politique au cœur de la question écologique : l’activité par laquelle une toile de vivants et de milieux est enrôlée dans un régime de relation qui la mutile, et par lequel celle-ci est forcée à être complice de projets qui lui sont étrangers. Une rivière ne peut plus couler sans engendrer de profits… et cet engendrement n’est pas un simple voile qui viendrait se poser sur le flux inchangé de l’eau : cela implique des réagencements bien réels de son cours et des dynamiques socioécologiques qui l’habitent. Reconnaître que les non-humains coopèrent au monde habitable que nous partageons nous oblige définitivement à cesser de vivre selon un régime de relation dans lequel « le positif est invisible136 », par lequel ceux qui engendrent le monde n’apparaissent à nos yeux que lorsqu’ils disparaissent. > > --- > #note/travail ## Un compromis marchand avec les non-humains ? > [!accord] Page 122 Faudrait-il, dans cette situation commune de mise au travail, revendiquer et exiger que le travail non humain soit lui aussi payé ? Avant d’écarter d’un revers de la main cette solution, examinons les tactiques sous-jacentes aux propositions qui y répondent positivement. Des économistes néolibéraux, suivis par les institutions internationales et les plus grandes ONG de protection de la nature, ont leur manière bien à eux de théoriser le fait que nous ne sommes pas seuls : la nature prodiguerait des « services écosystémiques » aux sociétés (des services d’approvisionnement en ressources, des services de régulation, des services culturels)140, et constituerait un « capital naturel » jusque-là invisibilisé par l’économie standard. La stratégie néolibérale consiste à « vendre la nature pour la protéger », comme le dit Kathleen McAfee141, en permettant de la conserver à travers le maintien des « services » qu’elle procure. Agir pour le vivant ou le climat n’est alors plus un « fardeau » pour les agents économiques mais une opportunité d’investissements et de création de richesses. > > --- > #Note/Vivant > [!accord] Page 124 Cette optique peut s’appuyer sur l’évaluation des « services annuellement rendus par la nature à l’échelle planétaire, estimée entre 16 000 et 54 000 milliards de dollars, soit le même ordre de grandeur que le PIB mondial144 ». Malgré l’aspect contradictoire de cette vision – compter sur le système qui détruit la nature pour la protéger – on peut reconnaître une sorte de vertu involontaire à ces évaluations et ces approches basées sur le marché : en voulant prendre en compte les « contributions de la nature », elles mettent à nu l’ampleur et la profondeur du travail gratuit (en réalité inévaluable) sur lequel le fonctionnement du capitalisme repose. Les équilibres économiques du capitalisme ne tiennent que sur une invisibilisation politique gigantesque des charges qu’ils font porter à d’autres êtres et des destructions qu’ils génèrent. > > --- > #note/capitalisme ## La bataille des autonomies politiques > [!approfondir] Page 127 Le refus du travail a été thématisé dans les années 1960 en Italie pour parler de cette bataille entre deux autonomies incompossibles, antagoniques. Ce qui nous intéresse dans cette tradition s’inspirant librement du marxisme est la manière dont le conflit entre propriétaires et ouvrier·es a été pensé comme un conflit dont l’enjeu, en même temps que l’horizon, était l’autonomie politique. Nous entendons par là l’indépendance vis-à-vis de son ennemi, et la marge de manœuvre pour définir les termes mêmes du conflit : leurs lieux et leurs enjeux ; les termes mêmes de leurs définitions ; le choix des armes, notamment la définition de ce qui est reconnu comme violence légitime ou non. L’histoire entière du « développement » peut être vue comme l’effet de cette bataille des autonomies. > > [!cite] Note > operaisme ? > [!accord] Page 128 Notons qu’entre la destruction des écosystèmes et la croissance de l’économie de la substitution, il existe une sorte d’alliance infernale (conduisant ce monde aux enfers climatiques). Car à mesure que la part de nature gratuite ou bon marché, facilement accessible, est détruite et se réduit, le surplus écologique de travail gratuit rétrécit : se met alors en place une spirale autodestructrice entre la destruction croissante de la nature et l’artificialisation croissante des « fonctionnements » écosystémiques, progressivement remplacés par des dispositifs techniques qui deviennent payants (comme le transport des colonies d’abeilles par camion aux États-Unis pour dispenser des services de pollinisation, ou bientôt une armée de minidrones abeilles). Plus la toile de vie est détruite, plus l’artificialisation est nécessaire pour suppléer à l’absence de ce qui a été détruit, et plus ce qui était auparavant gratuit devient payant et requiert une course à l’innovation high tech, qui s’appuie nécessairement sur plus d’appropriation du tissu de la vie. > > --- > #note/capitalisme ## Changer ce que nous demandons aux abeilles > [!accord] Page 131 En agriculture, en foresterie, dans les bureaux d’études d’écologie… et partout où notre activité est prise dans des relations avec les autres êtres mis au travail, nous faisons l’expérience d’être rendu.e complice de la mise au travail d’autrui. C’est ici, dans et contre ces relations aliénantes, que la reconnaissance d’un travail non humain peut être une voie d’entrée en politique pour chacun·e. Car le fait d’être pris·e dans une relation subie d’aliénation relationnelle avec les non-humains nous donne en même temps des prises pour transformer cette relation « en extranéité délibérée, organisée, intentionnelle, créative150 » – une étrangeté vécue au régime de valorisation capitaliste, qui pourrait dire « je ne serais plus complice de cette mise au travail des autres ». > > --- > #note/travail > [!accord] Page 131 Refuser de collaborer, c’est se mettre en capacité de trouver nos complices. La reconnaissance et le refus de cette mise au travail nécessitent d’explorer d’autres relations, non plus de travail, mais de coopération. Battistoni considère à juste titre que « l’incapacité de payer un salaire traditionnel aux non-humains est une occasion d’examiner quels types d’autres relations pourraient être possibles151 ». Si l’on considère que l’activité des pollinisateurs sauvages et domestiques est mise au travail, le fait de les prendre en compte comme contribuant aux activités effectuées peut nous amener à nous demander comment se déroulent leur activité et leur socialité, comment celles-ci se trouvent anéanties par leur mise au travail, et comment il nous revient de créer le rapport de force politique qui peut y mettre un terme. Mais aussi, il oblige à se demander comment changer ce que nous demandons aux abeilles. Comment vivre et agir de sorte qu’on ne les prive pas de la possibilité de se régénérer et de s’épanouir au sein de leur milieu vivant. > > --- > #note/travail ## Le productivisme est mort, vive le coproductivisme ! > [!accord] Page 133 Ce tournant constitue du point de vue de Bayer/Monsanto et d’autres entreprises de l’agrobusiness une intensification de la mise au travail par les relations et les collaborations elles-mêmes. Avec les nouvelles techniques de management du sol, avec l’attention aux relations dans la conduite des agents non humains vers le rendement, lorsque l’on ne travaille plus contre le sol mais avec lui, lorsque les agriculteurs industriels eux-mêmes ne parlent plus du sol comme d’une ressource mais comme d’un collaborateur154, et lorsque ce « collaborateur » est enrôlé dans la génération de profit, on passe en quelque sorte du vieux productivisme à un nouvel avatar assez redoutable : le coproductivisme ! L’éventail des technologies de pouvoir qui permettent de réaliser la mise au travail des êtres de nature se déploie : aux méthodes de discipline et de contrôle les plus éprouvées (rendre le blé ou le poulet en batterie prévisibles et exterminer les nuisibles) s’additionnent des méthodes de gouvernement aux ambitions toujours plus écologiques (suivre et infléchir la complexité des comportements et susciter l’adaptabilité des vivants pour en tirer des innovations high tech ou des actifs financiers)155. Autrement dit, il s’agit d’enrôler la dynamique relationnelle du vivant dans celle du profit, d’harmoniser le fonctionnement spontané d’une toile de vivants particulière avec la relation de valeur. > > --- > #Note/Productivisme ## Les acteurs fantômes d'une économie régénérative > [!accord] Page 136 Il y a donc de bonnes raisons de ne pas s’en tenir à la bonne nouvelle de l’interdépendance des vivants : le constat que les pointes de l’économie capitaliste adoptent en réalité de plus en plus une conception non dualiste – des mondes de collaborations et de résiliences comme autant de solutions gratuites ou moins coûteuses – devrait nous conduire à ne pas identifier écologie politique et défense des interdépendances entre les vivants (contre la seule opposition Nature/Société). La ligne de partage politique qui traverse le tournant relationnel ne passe donc pas entre le parti des interdépendances et ses négateurs, mais entre deux types de relations d’interdépendance. D’un côté, celle qui nous a été donnée à voir dans les nouvelles techniques écologiques de l’agrocapitalisme industriel. De l’autre, celles qui lient autonomie politique et interdépendance des vivants. > > --- > #note/capitalisme > [!accord] Page 136 Le refus de la relation de valeur implique de combattre l’aliénation relationnelle capitaliste quel que soit le schéma ontologique qui soutient ces opérations (dualiste ou relationniste). L’ennemi n’est pas le dualisme ou le naturalisme des modernes, mais la relation de valeur. Le seul dualisme dont le capital ne peut se passer, c’est celui du travail payé et du travail gratuit. Les conceptions relationnelles du tournant non humain peuvent alimenter une critique du naturalisme tout autant qu’elles peuvent fournir la matrice d’un monde des affaires ouvert à toutes les conceptions nouvelles, à toutes les nouvelles visions écologiques157. Il ne s’agit alors pas de défendre simplement les relations au vivant, mais certains régimes de relation contre d’autres. > > --- > #note/capitalisme ## Le paradoxe de Nausicaä - Situation terrestre #3 > [!information] Page 140 Une longue histoire d’atterrissages ratés. Introduites en Europe dès le Moyen Âge comme plantes fourragères, les paysan·nes l’apprécient pour sa forte croissance sur des parcelles aux sols pauvres, et le bétail en raffole. Mais sa mise en culture est un fiasco : elles refusent de pousser sur des sols agricoles riches et sains. Leur intérêt diminue peu à peu, jusqu’à disparaître des mémoires. On n’en retrouve trace qu’au XVIIIe siècle, quand un chercheur en apiculture sort de l’oubli ces excellentes plantes mellifères, qui possèdent la rare capacité à fleurir abondamment à la toute fin de l’été – moment de butinage important pour la santé des ruches au printemps suivant. Mais l’échec se reproduit : elles ne résistent pas sur nos sols et sous nos climats. Elles sont une troisième fois réintroduites en 1840, par Philipp Franz von Siebold, médecin, botaniste et officier de la Compagnie hollandaise des Indes orientales en poste à Nagasaki. Là, elles survivent grâce aux petits soins des horticulteurs et des jardinières attentionnées dans un jardin d’acclimatation. Elles remportent une médaille d’or en 1847, celle de la Société d’agriculture et d’horticulture d’Utrecht : c’est « la nouvelle plante ornementale la plus intéressante de l’année ». > [!information] Page 140 Comment devient-on un fléau ? Par quel miracle des plantes célébrées et timides en nos contrées se métamorphosent-elles en puissances hostiles à la flore et à la faune de leur nouveau milieu d’accueil ? Une première moitié de réponse se trouve dans leur milieu d’origine (en Asie orientale). Les pentes de volcans dénuées de sol organique, voilà leur habitat naturel : les renouées du Japon sont métallophytes, elles savent y faire avec les sols pauvres en nutriments et riches en métaux lourds. La deuxième moitié de la réponse se trouve dans leur nouveau milieu d’accueil. Les renouées du Japon se sont mises à prospérer en Europe à partir des années 1970-1980. Elles s’implantent dans les friches, sur les berges des rivières canalisées, sur les bords de routes et des voies de chemin de fer, aux abords des parkings et dans les jardins des villes, capables de percer le bitume. Dans ces sols remaniés, empierrés, pollués aux métaux lourds, elles ont enfin trouvé leur place. On peut être sûr, dans nos contrées, qu’un terrain qui se trouve « pollué par les renouées du Japon » l’a d’abord été par les rejets de l’industrie ou un aménagement brutal. À nouveau, elles se sentent chez elles : nos sols intoxiqués tendent de plus en plus à sentir le volcan. > [!accord] Page 141 Des plantes tueuses qui soignent. Face au coronavirus, le gouvernement chinois a mis en place un protocole officiel à base de plantes : la renouée du Japon en fait partie, en raison de sa capacité à freiner la réplication du virus dans les poumons. Les Japonais leur ont trouvé des propriétés contre la maladie de Lyme, en association avec d’autres plantes. Elles possèdent également des propriétés pour… nettoyer le corps des métaux lourds. Le paradoxe de Nausicaä. Certain·es affirment qu’elles sont capables de faire disparaître une forêt de feuillus de dix mètres plus haut qu’elles. D’autres soutiennent qu’elles laisseront la place, comme dans les premiers sites industriels japonais qu’elles ont envahis, à un cortège floristique plus équilibré. À l’image de la forêt toxique du pays de la princesse Nausicaä, cette « mer de la décomposition » gagnant inexorablement du terrain sur toutes les terres encore habitables, les renouées du Japon cherchent-elles à nous envahir ? Sous terre, elles ne font peut-être que poursuivre leur invisible œuvre de réparation du monde ## Écosystèmes hégémoniques > [!accord] Page 144 Dans la mise en place des environnements de travail, les capitalistes aussi se cherchent des « alliés » non humains. Ils ne s’intéressent pas tant à ce que sont ces êtres, mais à ce qu’ils peuvent faire et à ce qu’on peut leur faire faire. Nous les appellerons, après d’autres162, les plantes et animaux « hégémoniques » : cacao, soja, canne à sucre, blé, maïs, tomate, coton, café, tabac, palmier à huile ; mais aussi poulets, vaches, cochons, chevaux. Ils n’ont pas été enrôlés au hasard mais pour certaines capacités ou puissances spécifiques, celles pouvant les rendre hégémoniques dans la production et la consommation (à la différence d’autres plantes ou animaux récalcitrants à la mise en culture et la domestication, ou dont on peut difficilement tirer un travail et un rendement intéressants). Ces êtres-là concourent pleinement à la matérialisation des infrastructures et des circuits de l’écologie-monde du capital : ils en sont les coacteurs. Ils ne sont pas en soi, par leur nature, des complices du capitalisme ; ils sont rendus hégémoniques, y compris par des modifications de leur patrimoine génétique intime. Sans leurs capacités extra-humaines, l’écologie-monde du capitalisme n’aurait pu s’implanter, fonctionner, s’imposer mondialement. > > --- > #note/capitalisme > [!accord] Page 145 Des Amériques à l’Australie, colons et bétails ont été mis ensemble pour avancer dans l’imposition d’un nouvel écosystème de pouvoir. [[Anna Tsing]] illustre aussi très bien ce point lorsqu’elle met en avant la « clonabilité » des plants de canne à sucre : leur capacité de reproduction par clonage, simple et répétable à l’infini, alors que d’autres plantes ne se multiplient que par reproduction sexuée, génératrice de variabilité génétique > > --- > #note/capitalisme ## Écologies de la domination > [!information] Page 148 Arrivés d’Amérique centrale, les charançons se répandent aux États-Unis au tournant du XXe siècle. Mangeurs des boutons et des fleurs du cotonnier, ils mettent en danger l’économie de la plantation du Sud. Le docteur O. F. Cook, dans les années 1900, va alors découvrir que les fourmis Ectatomma sont capables de patrouiller le coton et de tuer les charançons parasites du cotonnier (en échange d’un nectar sécrété par la plante). Une fois les fourmis importées aux États-Unis, il y eut de nombreuses tentatives d’optimiser la capacité productive des colonies d’Ectatomma, afin de combattre le charançon et d’accroître le rendement des plantations. Mais ces tentatives furent un échec et la plupart des colonies importées moururent avec l’hiver > > --- > #note/agriculture ## Peuples de la troisième nature > [!accord] Page 149 Voir sous un nouveau jour le capitalisme – comme un ensemble d’écosystèmes hégémoniques – oblige à un travail de redescription de la composition des camps politiques en présence. Les Terrestres sont les alliances d’humains et de non-humains qui ont pour ennemis les militants de l’économie ; or ces ennemis ne sont rien eux non plus sans leurs associés non humains, pénétrés jusque dans leur constitution matérielle de la logique du capital > > --- > #note/capitalisme > [!information] Page 151 Est dite férale ici toute forme de vie […] qui, bien que transformée par son contact avec l’activité technique humaine, reprend la main, c’est-à-dire impose au cours du devenir des dynamiques qui sont induites par sa puissance éco-étho-évolutionnaire propre, et non par les stricts desiderata ou effets des activités humaines qui l’infléchissent > > --- > #Note/Vivant ## Multirésistance > [!information] Page 156 Les superweeds se sont propagées sur tous les continents. Amarante mais aussi vergerette du Canada, ray-grass italien, ambroisie, etc. : on compte à ce jour pas moins de 262 espèces résistantes aux herbicides191. Mais les géants de l’agrobusiness ne restent pas les bras croisés : le Herbicide Resistance Action Committee (HRAC), organisme international fondé par l’industrie agrochimique, a été créé en réaction à cette montée inéluctable des superweeds multirésistantes > > --- > #note/pesticide ## Dompter la troisième nature, intoxiquer la biosphère > [!accord] Page 157 bon exemple de ce cycle de mise en discipline nous est donné avec les plantations intensives de caféiers en Amérique centrale et du Sud. Depuis 2012, ces plantations subissent la prolifération de la rouille du caféier Hemileia coffeicola. Les pertes sont énormes, jusqu’à 50 % de rendement parfois, entraînant chômage massif, immigration aux États-Unis, et abandon de fermes. En réponse, les autorités ont préconisé l’utilisation d’un fongicide et l’éradication quasi complète des arbres donnant de l’ombre, accusés d’entretenir une humidité favorable à la reproduction du champignon. Mais pour les écologues, la propagation de la rouille du caféier est en réalité le résultat d’une simplification des écosystèmes : le passage de milieux divers, ombragés et multifonctionnels à des milieux monoculturels. La solution agressive a donc pour effet d’augmenter la simplification du paysage (le fongicide tuant notamment un autre champignon qui aurait un rôle à jouer, comme prédateur de la rouille), ce qui en retour ne fait qu’augmenter les probabilités de futures épidémies de rouille, de plus en plus fréquentes, et la nécessité de nouvelles mesures de contrôle et de simplification > > --- > #note/agriculture > [!accord] Page 160 Pourtant, une part d’autonomie peut à tout moment reprendre le dessus et contrecarrer le cycle de la mise en discipline. Modelés jusque dans leurs génomes pour répondre aux scripts de l’agriculture industrialisée, les plants OGM, summum de l’aliénation végétale, n’en restent pas moins potentiellement capables de continuer leur chemin (et, malheureusement, de se disséminer dans les autres écosystèmes). Or, les premières superweeds à mettre des bâtons dans les roues des cultivateurs d’OGM Roundup ready sont, ironie du sort, les repousses de cultures OGM elles-mêmes, dans le même champ, à la saison suivante. Celles-ci ne peuvent pas, fatalement, être éradiquées par l’herbicide – elles ont été fabriquées pour cela : y résister ! Ces plantes génétiquement modifiées qui se sèment et repoussent quand bon leur semble, qui entravent les cultures attendues, les ingénieurs agronomes les qualifient d’« OGM volontaires200 ». Exactement : ces plantes continuent à faire ce dont elles sont capables. Voilà des vivants qui, pour continuer à s’épanouir, piratent le génie génétique breveté. > > --- > #note/agriculture/ogm ## La valeur négative > [!accord] Page 162 [[Jason Moore|Moore]] rassemble ces phénomènes sous le nom de « valeur négative203 ». Par opposition à la valeur positive (la marge de profit que l’entreprise capitaliste réussit à se dégager), la valeur négative peut être comprise comme l’accumulation, au fil de l’épuisement des milieux et de l’émergence de vivants indisciplinés, de limites au retour sur capital investi. C’est une somme d’obstacles directs à la restauration des natures gratuites du capital, créant cette situation tant redoutée : lorsque les innovations vouées à augmenter le profit généré par la mise au travail gratuit ont finalement l’effet inverse. L’accumulation de valeurs négatives signe l’émergence de troisièmes natures hostiles à l’accumulation du capital, et qui ne peuvent être apprivoisées, là où cela est possible, que par un surcroît de stratégies coûteuses et le plus souvent toxiques. Or, comme on l’a vu dans le cas des superweeds, plus les industriels investissent et innovent, plus ils fabriquent de nouvelles conditions d’émergence aux ennemis de leur profit. > > [!cite] Note > important > > --- > #note/capitalisme > [!approfondir] Page 163 L’expansion du capitalisme bute sur les limites du tissu des vivants lui-même : le capital ne peut plus « externaliser » les coûts de production, c’est-à-dire faire porter au reste de la nature le travail et les coûts qu’il ne prend pas en charge – et il doit les payer encore plus cher maintenant. Nous pourrions être entré.es dans une ère de contradiction systémique, peut-être fatale à terme pour la manière dont le capitalisme organise le tissu des vivants. C’est du moins ce que défend [[Jason Moore]] aujourd’hui, contre d’autres marxistes, comme John Bellamy Foster ou [[Razmig Keucheyan]], qui estiment pour leur part que le capital ne s’arrêtera que lorsque le dernier arbre aura été coupé. > > --- > #note/capitalisme > [!accord] Page 163 Quoi qu’il en soit, nous ne ferons pas le pari de mettre nos vies entre les mains de cette contradiction pour en attendre le dénouement. Cette situation, laissée à elle-même, atteint d’abord les plus vulnérables, les plus directement exposés, humains et non-humains. Ce sont toujours les plus vulnérables, les plus pauvres, les plus au sud, qui vont en pâtir les premiers. L’émergence de la troisième nature est ainsi sans nul doute une mise en crise de l’écologie-monde capitaliste, mais on ne peut s’en satisfaire car cette crise ne fait pour l’instant qu’augmenter les inégalités. Quand les super-mauvaises herbes arrivent dans les champs de l’agricultrice indienne qui est passée d’un système semi-vivrier avec des graines locales aux OGM qu’elle est obligée de racheter tous les ans, c’est d’abord elle qui doit fermer boutique, avant la concession Monsanto de la ville la plus proche. > > --- > #note/capitalisme ## Résistance interspécifique > [!accord] Page 165 Comme l’ont proposé Beilin et Suryanarayanan, nous devons nous intéresser à ces histoires où les résistances à la mise au travail sont humaines et non humaines, dans leur conjonction possible, et non chacune de leur côté205. Les plantes résistantes et les communautés paysannes résistantes constituent toutes deux des obstacles au développement d’une économie du plant Roundup ready. Raison pour laquelle les amarantes Palmer ont été associées à la lutte politique des paysan·nes-activistes en Argentine, notamment pour leur capacité à faire décroître radicalement les rendements de soja OGM et donc à déstabiliser voire faire fuir les multinationales de l’agrobusiness. > > --- > #note/capitalisme/lutte > [!accord] Page 166 À l’école de ces perceptions politiques non naturalistes, Beilin et Suryanarayanan ont su forger un concept puissant : celui de résistance interspécifique, désignant ces « réseaux de résistances inextricables et entrecroisés entre des gens et des plantes208 ». Grâce à lui, nous pouvons aller un cran plus loin que [[Jason Moore|Moore]] quant au cadre de compréhension de la valeur négative. L’alliance amarantes-paysan·nes-activistes contre l’alliance soja OGM-glyphosate-Monsanto a clairement été une valeur négative interspécifique pour les agrocapitalistes. De là, c’est une autre histoire de luttes qui devient possible : celle des dommages infligés au retour sur investissement des capitalistes par la coalition des soulèvements des vivants humains et non humains. > > --- > #Note/Vivant #note/capitalisme ## Ni allié, ni ennemi… > [!accord] Page 167 The farmer said to the boll weevil : “Say, why do you pick my farm ?” The weevil just laughed at the farmer ‘n’ said : “We ain’t gonna do you much harm We’re just lookin’ for a home.” BROOK BENTON > [!approfondir] Page 168 La troisième nature n’est pas univoque : la cicadelle brune (Nilaparvata lugens) aux Philippines, un inoffensif insecte qui se nourrit principalement de la sève des plants de riz, est devenue « le principal ravageur des rizières peu après la révolution verte, lorsque l’azote synthétique a été introduit comme engrais212 ». En continuant à suivre leur propre vie dans les environnements de la mise au travail hyperazotés, les cicadelles se sont retrouvées suravantagées par cette ressource et sont devenues des obstacles sévères à la productivité du travail. Mais elles ont aussi mis en péril toute l’activité de subsistance des fermes traditionnelles. Il n’y a aucune alliance possible avec la troisième nature et ses valeurs négatives prises en général, sans plus de distinction : c’est courir le risque du fantasme de la Nature vengeresse et révoltée, spontanément de notre côté, alors même qu’il n’y a pas d’alignement spontané entre les différentes causes et situations des vivants. > > --- > #Note/Vivant ## Des catastrophes sélectives > [!accord] Page 170 De fait, une population d’amarantes ou d’armoises résistantes au glyphosate est une catastrophe pour la monoculture dopée au Roundup, mais pas pour des formes d’agroécologie ou de permaculture. Quand elles viennent à être source de problèmes sérieux, ces dernières peuvent facilement contenir leur propagation. Ce qu’il faut voir, c’est que sans le glyphosate pour leur éliminer toute concurrence, sans le milieu toxique qui les rend nuisibles, ces superweeds redeviennent des plantes comme les autres. En réalité, bien des indisciplinés, producteurs de valeur négative, issus des expérimentations aventureuses des industriels ou des conséquences des perturbations des écosystèmes, perdent tous leurs superpouvoirs hors de certaines situations de mise au travail précises (situations de mésalliance). > > --- > #note/capitalisme > [!accord] Page 171 Ce qui est fabuleux dans l’histoire des amarantes, c’est que la catastrophe qu’elles provoquent (les 50 000 hectares abandonnés dans l’État de Géorgie) et qu’elles pourraient engendrer (affamer ou pousser au suicide l’agricultrice indienne qui cultive des semences transgéniques et dont le rendement va dégringoler) porte en elle-même une part de l’antidote au problème. Les amarantes sont des plantes cultivables et hautement nutritives pour les humains et les animaux (et il y a bien d’autres exemples : les vergerettes du Canada [Conyza canadensis], résistantes au glyphosate dans les vignobles en France, sont aussi des plantes sauvages comestibles et médicinales). D’ailleurs, manger des « dites » mauvaises herbes ou se soigner avec (ortie, pavot, etc.) a longtemps été une stratégie des sociétés paysannes en réponse aux troubles résultant de la néolithisation et de la sédentarisation agricole. > > --- > #note/agriculture ## Résister par le corps ? > [!accord] Page 172 Le legs philosophique et politique de notre tradition occidentale constitue ici un véritable obstacle : résistance et libération ne sont possibles que pour des sujets humains. Quand un philosophe de l’[[École de Francfort]] se demande ce que pourrait être une « révolte de la nature », il est évident pour lui que « la “libération” ne peut s’appliquer qu’au travail de la conscience, à la conscience humaine en tant qu’aspect de la nature, et non à la “nature” dans sa totalité213 ». Le terme résistance vient du latin resistere : s’arrêter, se tenir en faisant face. Il implique une sécession volontaire face à un état de choses intolérable. La possibilité de la résistance exigerait une conscience comme condition sine qua non, une capacité de réflexion sur soi et le monde, et une capacité d’idéation, c’est-à-dire une capacité de perception de l’écart entre le monde subi et le monde désiré. Sans affirmation consciente d’une alternative contre l’intolérable, il n’y aurait nulle possibilité de résistance > > --- > #note/philosophie > [!accord] Page 172 S’en tenir à une définition centrée sur la conscience d’un sujet humain, c’est nécessairement faire de la « résistance non humaine » une chimère, ou un pur anthropomorphisme. C’est pourquoi la philosophe Agnieszka Kowalczyk se demande aujourd’hui s’il ne faut pas, pour penser les non-humains comme acteurs politiques, repenser la résistance depuis le corporel. En effet, comme le proposait déjà [[Michel Foucault]], si les relations de pouvoir sont inscrites dans les corps, les corps ne sont-ils pas le plan de résistance aux relations de pouvoir ? Pour Kowalczyk, c’est par son corps qu’un animal non humain peut devenir une part du collectif politique qui est sujet des relations de pouvoir. Nous avons besoin d’une conception de l’agency constituant une prise de distance théorique avec le fait de traiter le mode de résistance du « travailleur salarié masculin » comme universel et comme possédant les caractéristiques inhérentes de la lutte contre l’exploitation. Circonscrire la notion de résistance aux actions conscientes réalisées par les travailleurs vient en réalité légitimer le système actuel de relations de pouvoir capitaliste plutôt que le saper > > --- > #note/philosophie > [!accord] Page 173 Les thèses de [[Michel Foucault|Foucault]] sur la résistance et le pouvoir fournissent un point de départ, à la fois fécond mais limité, pour déstabiliser les notions modernes de qui peut compter comme un sujet politique. On peut retenir de [[Michel Foucault|Foucault]], même si cette analyse n’est pas exhaustive, que le pouvoir ne s’exerce pas depuis un centre qui commande mais s’incarne et se dissémine dans une multiplicité de relations de force. Or, nous dit-il, « où il y a pouvoir, il y a résistance216 ». Pouvoir et résistance se présupposent l’un l’autre. Tout corps faisant l’épreuve d’une force opposée est aussi un point potentiel de récalcitrance et de contre-pouvoir. En allant par-delà l’anthropo-hégémonisme de [[Michel Foucault|Foucault]], qui réduit le corps résistant au corps humain, on peut avancer que « si le pouvoir s’exerce en de multiples lieux et sites disciplinaires », et s’il s’étend « jusqu’aux niveaux d’existence microscopique, capillaire et microcellulaire, il faut reconnaître que des actes de résistance se produisent même au niveau biologique inconscient217 ». > > --- > #note/philosophie > [!accord] Page 174 C’est ce déplacement de la résistance vers le corps biologique qui ouvre pour Kowalczyk la possibilité d’une résistance non humaine. De fait, les gestes de résistance à l’exploitation […] n’ont pas nécessairement besoin d’être réfléchis [thoughtful] pour être reconnus comme signifiants ou effectifs […], même les actes de résistance biologique ne devraient pas être réduits à du purement instinctif ou dénués de signification par rapport à la résistance contre le règne du capital218. On peut penser aux bactéries antibiorésistantes ou aux longues chaînes protéiques de gluten qu’on nous donne à digérer avec le pain ou les pâtes, créées pour les besoins d’une industrie qui exige une matière souple et très résistante pour être usinable par des machines, qui violentent notre physiologie digestive et notre microbiote : nos corps y répondent et y résistent par l’allergie et l’intolérance. > > --- > #note/philosophie ## Animal rétif > [!accord] Page 175 Prenons le cas des chevaux descendus dans les mines, à partir du XIXe siècle, comme auxiliaires des mineurs. Selon l’historien des animaux Éric Baratay, [la] pression des conditions de travail apparaît […] non pas quotidiennement […] mais irrégulièrement, lors de fêtes ou de congés, pour éviter l’emploi d’un personnel d’entretien, ou exceptionnellement dans le cas des fosses profondes. Surprises de leur arrivée inattendue au grand air, les bêtes s’agitent, s’excitent, bondissent, révélant ainsi leur mémoire du passé et leur goût d’un monde de lumière, d’air, de pâturage. Lors de la crise des années 1933-1936, dans le bassin de Lens, des chevaux remontés en raison du chômage et « plus turbulents que les autres » se sauvent et quittent le carreau quand il s’agit de redescendre219. [[Karl Marx|Marx]] reconnaissait lui-même dans la figure du cheval une force rétive : « […] de toutes les grandes forces motrices issues de la période manufacturière, la force du cheval était la plus mauvaise, en partie parce qu’un cheval n’en fait qu’à sa tête, en partie à cause de son coût et de la faible ampleur de ses possibilités d’emploi dans les fabriques220 ». L’historien animaliste Jason Hribal émet l’hypothèse que « la résistance des chevaux et des mules à leur travail, que ce soit dans les usines, dans les rues ou dans les grandes fermes, a été un facteur essentiel de leur remplacement par des machines221 ». Encore > > --- > #Note/Vivant #note/capitalisme ## Résistance de l'espace de sens > [!accord] Page 177 Nous suivrons ici un autre chemin philosophique. Il n’y a pas de corps biologique nu auquel viendrait s’ajouter dans un second temps une subjectivité humaine, c’est-à-dire une forme donnée à la vie223. Toute vie organisée, même la plus « simple » à nos yeux (la moindre bactérie), est déjà manière de vivre, manière de préférer et d’exclure, « allure de vie » dans un milieu polarisé. Tout être vivant est un centre d’expérience, un corps-interprétant ajusté à un milieu constellé de significations spécifiques à son espèce, à son histoire évolutive et à son processus d’individuation224. Animaux, plantes, insectes découpent dans l’environnement qui les entoure un milieu perceptif et actif propre, en fonction des affects dont leurs corps sont capables, en fonction des communications – chimiques, biologiques, psychiques, culturelles – que leurs corps rendent possibles. Biologie, perception et socialité sont ainsi beaucoup plus intriquées qu’on ne le pense, car « il n’y a pas de socialité en dehors de possibilités biologiques spécifiques, ni de forme biologique qui n’ait été façonnée par son propre milieu social particulier225 ». > > --- > #note/philosophie > [!information] Page 178 Car c’est bien la défense, la préservation et la mise à l’aventure de ces espaces de sens – incompressibles, non négociables – qui est en jeu dans le combat politique. Pour nous, comme pour eux. D’où notre redéfinition, provisoire, de la résistance : résister c’est défendre l’espace de sens et les relations entre les êtres et leurs milieux. C’est la possibilité, parfois fugace, pour un vivant ou un groupe de vivants, d’exercer une capacité à se recréer activement un milieu associé, un milieu plus riche en potentiels d’action et en amorce de relations, à partir de l’environnement de travail qui lui est imposé. > > --- > #note/philosophie > [!information] Page 179 La troisième nature n’est plus une simple réaction causale au capitalisme, elle devient par là même théâtre d’affrontements des espaces de sens : un orang-outang qui se confronte à la machine qui broie sa forêt pour y implanter de l’huile de palme réagit pour « sauver sa peau » mais se bat aussi contre la réduction de l’espace de sens que constitue pour lui la forêt227. Les goélands argentés qui chassent les drones de la police dans les airs lors d’une manifestation de Gilets jaunes à Paris – et qui auront participé bien malgré eux à visibiliser le fait que la police utilisait hors de tout cadre légal ces engins de surveillance volants – agissent parce que leur espace de sens associé à un territoire aérien s’en trouve perturbé et menacé par des intrus. Une colonie d’abeilles à miel qui prend la décision d’essaimer ou d’établir une nouvelle reine, hors d’un rucher industriel, ne répond pas seulement à des impératifs de survie, elle rejette les conditions étroites imposées à la ruche par l’exploitation apicole et relance sa capacité non tout à fait domestiquée d’auto-organisation sociale228. Les 20 000 émeus en Australie pourchassés pour les ravages qu’ils provoquent dans les cultures de blé en 1932 ne fuient pas seulement les coups de fusil de la Royal Australian Artillery, mais adoptent des tactiques de dispersion collective dans un espace qu’ils connaissent et savent tourner à leur avantage, capables de tenir en échec une tentative d’éradication des plus militarisées. Pensons aussi à ces chiens « errants » qui se joignent aux cortèges des manifestant.es au Chili229, qui aiment se tenir aux côtés des insurgé·es, allant jusqu’à défendre les manifestants contre la police. Un espace de sens vivant est toujours polarisé, il peut même être traversé par des camps opposés ! Dans chacun de ces cas, c’est un espace de sens qui est défendu et mis à l’aventure, parce qu’un risque est pris pour le maintenir ou le transformer. > > --- > #Note/Vivant ## Autonomie de la nature > [!approfondir] Page 180 [[Andreas Malm]] ouvre une piste féconde en articulant l’idée d’autonomie du travail par rapport au capital (la capacité des humains à organiser leur production selon leurs propres lois230) à celle d’autonomie de la nature, dans une optique socialiste révolutionnaire231. L’autonomie de la nature résiderait selon lui dans sa capacité à suivre par elle-même ses propres lois, mais de manière non intentionnelle, indépendamment des humains mais aussi du capital, en suivant ses propres cycles biogéochimiques, ses propres structures, ses propres énergies. La nature, de fait, n’est pas un artefact du capital : elle a ses propres règles que le capital n’a pas construites et qu’il ne peut contrôler. Ce caractère d’« incontrôlabilité », la possibilité de rétroactions inattendues, le capital ne peut les évacuer, et il ne peut s’en émanciper, bien qu’il cherche sa propre autonomisation technique vis-à-vis de la nature > > --- > #note/travail #note/nature > [!accord] Page 181 Or, selon Malm, c’est ce caractère d’autonomie qui lie ensemble « la nature et la classe ouvrière dans la perspective du capital, en tant qu’ils viennent d’avant, et pourraient très bien continuer sans lui, n’ayant pas besoin de lui pour son existence : ils pourront un jour refuser de coopérer, soit sous la forme de l’échec d’une récolte, soit sous celle d’une démission de masse232 ». Malm nous conduit au seuil de l’invention d’une nouvelle autonomie écologique. Mais il ne franchit pas le seuil, pour la raison qu’il maintient « la nature », au singulier, dans un schéma trop univoque et peu attentif à l’écologie des comportements des vivants. Selon lui, la nature ne pourrait pas devenir par elle-même un « sujet révolutionnaire », car ses réactions, « aveugles », surviendraient au hasard et ne seraient donc pas politiques (intentionnelles). La nature ne pouvant être le sujet de sa propre libération, celle-ci devra donc devenir l’objet écologique de la lutte des classes. > > --- > #note/nature > [!accord] Page 182 Mais avant de pouvoir élucider en quoi des comportements vivants ne sont pas entièrement réductibles au hasard, il nous faut faire un point sur la formulation du problème de l’agentivité à l’endroit des vivants non humains. Si animaux et plantes sont de fait capables d’une agentivité primaire, par exemple d’éviter ou de contourner tel ou tel effet perçu comme négatif, d’agir collectivement parfois pour résoudre un problème, il est effectivement plus difficile de leur reconnaître une agentivité politique233 : si des vaches holstein dans un système laitier industriel peuvent refuser de se faire traire, refuser de coopérer au travail qui leur est demandé, en faisant obstacle de manière inventive à ce qu’on leur demande, les vaches en tant que groupe ne semblent pas pouvoir viser une transformation articulée de leur condition de vie. Et encore moins être les sujets d’une activité de transformation d’un système capitaliste et d’un univers symbolique anthropocentré. Mais doit-on exiger des animaux ou des plantes une capacité de transformation politique dont la responsabilité, en dernière instance, nous incombe ? Il s’agit moins de leur demander une agentivité politique identique à la nôtre que de nous faire les porteurs de comportements significatifs et décisifs quant à la résistance à la mise au travail et à ses implications écologiques. > > --- > #Note/Vivant ## Les puissances de Fallopia japonica > [!accord] Page 183 Encore faut-il comprendre que les comportements des vivants ne peuvent être réduits au seul hasard, malgré le rôle-clé de ce facteur dans l’évolution : ils ne cessent d’interpréter leur milieu, d’y intervenir, d’y réagir, d’en tester les possibilités, d’ajuster leurs actions aux environnements de travail qu’ils rencontrent et transforment. Les comportements des superweeds ou des « espèces exotiques envahissantes » surviennent toujours au sein d’un tissu de relations constituant un milieu d’individuation propice, au sein de ce que nous appelons une écologie de l’action. Leur omniprésence et leur pouvoir de nuisance ne se comprennent que par le prisme de l’écologie des milieux, lui-même associé à l’histoire de l’écologie-monde du capitalisme, et depuis l’idée que tout être vivant possède une sensibilité à ses conditions de vie : un vivant ne peut vivre que là où les conditions d’accueil lui sont favorables, en fonction de ses capacités propres. Pour le montrer, revenons aux multiples problèmes posés par les renouées du Japon (cf. « situation terrestre » précédente). En parler comme de pestes ou d’invasives pourrait nous laisser entendre qu’elles se propagent à l’aveugle, ici et là. Mais si les Fallopia japonica se développent de manière exponentielle ces dernières décennies, c’est parce qu’elles savent composer leur vie avec des sols très particuliers, notamment le long des cours d’eau propices à leur installation, caractéristiques de l’Anthropocène. > > --- > #Note/Vivant > [!accord] Page 184 À cela il faut ajouter l’utilisation massive des engrais chimiques, qui acidifient la terre et dégradent les argiles (processus qui libère des métaux dans le sol), ainsi que les rejets industriels, qui sont responsables pour plus de la moitié de la présence de cadmium dans les sols. Or le cadmium est un métal toxique que les renouées du Japon, elles, tolèrent bien235. En finissant par leur créer un milieu d’accueil favorable, les activités industrielles qui polluent et déstructurent les sols ont donc généré les catastrophes que les renouées du Japon sont devenues (ce qu’elles ne sont pas dans leurs sites d’origine). Ainsi, accuser la renouée du Japon d’être une peste, « c’est en quelque sorte accuser son thermomètre quand on a de la fièvre236 ». > > --- > #Note/Vivant ## Prendre le regard de Nausicaä > [!accord] Page 184 Les Fallopia japonica sont des plantes « pionnières » : dans leurs sites d’origine, elles conquièrent les pentes volcaniques et forment les premières colonies végétales après les éruptions237. Elles font partie de ces rares végétaux qui ont la capacité de pousser sur ces roches dénuées de sol, pauvres en nutriments et riches en métaux (tels que cuivre, aluminium, zinc et cadmium). Elles contribuent ainsi, à force de déposer et d’accumuler sur la surface du sol leurs feuilles et tiges carbonées de l’année, à constituer une couche de matière organique fertile. De la sorte, elles créent lentement un sol, là où il n’y en avait pas, et permettent à d’autres plantes plus généralistes de s’installer au milieu de leurs fourrées. > > --- > #Note/Vivant > [!accord] Page 185 La troisième nature incarnée par ces renouées commence le démantèlement des infrastructures nuisibles et la réparation des espaces dans lesquels elles s’installent. En effet, « en augmentant les sapements de berge, les renouées rendent instables les rivières artificiellement stabilisées239 » : autrement dit, elles commencent l’œuvre de renaturation des berges, ce qui peut être une bonne nouvelle pour leur biodiversité dégradée. Bien comprises, les renouées deviennent en quelque sorte les alliées de la réparation des écosystèmes liés aux cours d’eau, et d’une biodiversité renouvelée en ville. Ne sont-elles pas une incarnation de cette « mer de la décomposition » de l’histoire de la princesse Nausicaä240, cette forêt hostile à l’humain, qui se répand par des spores toxiques après la destruction et la pollution du monde, mais qui régénère en réalité un air et une eau purs en son cœur souterrain ? Voilà ce que nous suggérons de nommer le « paradoxe de Nausicaä » : sous le désastre, une forme de réparation s’opère, imperceptible si l’on s’en tient au regard qui présuppose une nature hostile. > > --- > #note/art #Note/Vivant > [!accord] Page 186 L’invasion des renouées « peut être considérée comme un signal d’alarme : elle témoigne d’un degré d’altération du fonctionnement naturel, dû aux surexploitations humaines241 ». Les ambivalentes renouées du Japon sont ainsi des alliées dans la mesure où elles acquièrent ici le statut de sentinelles de l’Anthropocène : oui, elles nous alarment, elles nous invitent à d’autres usages du monde, ceux qui ne les transformeront pas en « forêt toxique ». > > [!cite] Note > bioindicatrice > > --- > #Note/Vivant > [!information] Page 186 À Bruxelles, certain·es habitant·es ont su inventer une réponse, certainement reproductible ailleurs : en faisant pâturer des chèvres, et en traitant les renouées comme du fourrage gratuit pour les animaux. Cela n’est pas une réponse tout terrain, et il s’agit de rester attentif à tous les milieux. Mais cette alliance-là « ouvre des perspectives sur des pratiques pastorales en ville », et « une nouvelle façon de concevoir les alliances du vivant en ville242 ». En trouvant une manière d’instaurer de nouveaux rapports vivriers et sociaux avec ces plantes « envahissantes », ces habitant·es de Bruxelles ont su faire alliance avec des forces aux puissances ambivalentes, sans débrider leur puissance destructrice de biodiversité (les chèvres venant contenir leur présence, en l’absence de leurs prédateurs naturels qui dans leurs biotopes d’origine les empêchent d’être envahissantes ; encore faut-il qu’elles aient appris à aimer le goût de cette nouvelle nourriture asiatique). > > --- > #Note/Vivant ## Extranéité > [!approfondir] Page 188 Néanmoins, les comportements autonomes de la troisième nature, surgissement de formes résurgentes, situées et férales, peuvent être compris comme une forme à part entière de la gamme des gestes du refus de la mise au travail. Une forme paradigmatique pour tout vivant, humains inclus, dans la mesure où il manifeste une persévérance à suivre une logique hétérogène à la seconde nature créée par l’écologie du capitalisme. La troisième nature est l’expression d’une extranéité – d’une étrangeté foncière au pays du capital – impossible à évacuer, qui découle de l’impossibilité pour tout vivant de céder sur son espace de sens, sa sensibilité au milieu, ses modes de socialité. Au-delà du cas précis de la renouée du Japon, les manières qu’ont certaines plantes, animaux, bactéries, champignons du sol de persister dans les écosystèmes mutilés de la troisième nature témoignent d’une obstination à ne pas se soumettre à l’asocialité – aux socialités toxiques – des environnements de la mise au travail. Envisager avec eux l’alliance, c’est alors se demander comment des gestes politiques vont pouvoir amplifier et porter plus loin ces refus, et par là amplifier la portée et le sens de nos propres gestes. > > --- > #note/nature ## « Mille sources, un fleuve, et tous ses affluents, nous sommes la Loire qui se défend » - Situation terrestre #4 > [!information] Page 191 Première ruse de la Loire. Dès 2003, la Loire tourne les premiers travaux à son avantage. Le terrassement de l’île de Latingy a laissé les grèves sableuses dénudées : une aubaine pour une colonie de sternes naines (Sternula albifrons) qui s’installe dans ce nouveau lieu de nidification visiblement idéal. Ces nouveaux arrivants repérés, les mesures de protection légale se mettent en place… et les projets des ingénieurs sont entravés. > > --- > #Note/Vivant > [!information] Page 192 Troisième ruse de la Loire. Une plateforme artificielle est placée au sommet d’un séquoia à une trentaine de mètres de hauteur : l’idée est d’inviter à s’y installer un couple de balbuzards pêcheurs (Pandion haliaetus). Sylva et Reda nichent dans le bois de Latingy depuis 2013. La présence de ces rapaces mangeurs de poissons, protégés par la loi, vient entraver du même coup, une partie de l’année, l’avancée des travaux. Et la tactique fonctionne. D’ailleurs, les balbuzards défendent à leur manière le bois contre tout visiteur un peu trop insistant : si pour eux leur couvée est en danger, ils vous foncent littéralement dessus, en hurlant, pour vous intimider. > > --- > #Note/Vivant ## Parlements non humains > [!accord] Page 197 Mais qui possède une légitimité pour représenter ces nouvelles entités non humaines ? [[Bruno Latour]], en sociologue des sciences, a longtemps considéré que les scientifiques étaient les mieux placé·es pour faire parler des entités non humaines « muettes248 ». Aujourd’hui, c’est une certaine radicalisation de sa proposition initiale, au vu de la radicalité même de la situation actuelle, qu’il nous propose. Prenant exemple du cas des collectifs autochtones maoris ayant lutté pour faire entrer dans le droit néo-zélandais la personnalité juridique du fleuve Whanganui, [[Bruno Latour|Latour]] en est venu à défendre un tout autre critère de légitimation : peuvent être porte-parole ceux et celles qui s’effondrent si un non-humain s’effondre249. En somme, c’est le fait d’être « co-affectés » – affectés en commun avec un fleuve par la mise à mal des attachements réciproques – qui devient le critère de légitimité autorisant à parler pour ceux qui ne peuvent pas siéger à côté des humains dans l’enceinte d’un parlement ou d’un tribunal. > > --- > #Note/Vivant ## L'égalité dans le tissu de la vie > [!approfondir] Page 204 L’égalité, ce n’est ni un statut abstrait défini et garanti par un texte de loi, ni un partage arithmétique des biens et des ressources, ni l’identité grise et au rabais de tout avec tout. Le présupposé d’égalité communiste, qui n’existe pas en soi mais toujours dans la construction des situations qui permettent de le vérifier, peut s’énoncer comme l’égalité à pouvoir s’occuper des relations qui constituent un monde commun. Le communisme en un sens terrestre, c’est donc la construction des situations où une égale capacité à décider du commun d’une communauté de vivants interdépendants peut s’exprimer et faire effraction dans le monde inégalitaire et anthropo-hégémonique qui s’impose à tous ; et c’est la création des moments où tout un chacun est mis dans la position de dire quelles relations sont bonnes ou mauvaises pour configurer et poursuivre la vie en commun. Il s’agit donc de construire des espaces de décision collective où chacun·e peut y prendre part en tant que vivant, dépendant d’autres vivants, espaces qui nous confèrent le pouvoir de poser des problèmes nouveaux. > > --- > #note/Communisme ## Rendre présentes les relations > [!accord] Page 206 Par définition, la participation à une communauté politique égalitaire ne peut être réalisée par procuration. La logique même de l’émancipation et de l’égalité exige le refus de la délégation de son action et des conditions de son existence à un·e autre : on s’émancipe par soi-même, collectivement, ou l’on ne s’émancipe pas. Les prolétaires refusent par eux-mêmes leur exploitation, les femmes scandent « ne me libérez pas, je m’en charge ». Comment ne pas trahir l’héritage de l’émancipation lorsque l’on refuse la mise au travail des autres vivants ? Nous savons qu’il vaut toujours mieux laisser parler les concerné·es, ou a minima se munir de représentant·es réellement révocables à tout moment. Quand les concernés ne parlent pas un langage humain, il semble qu’il n’y ait jamais de bons mandats. Non seulement parce qu’ils ne peuvent être révoqués, mais tout d’abord parce qu’ils ne peuvent pas être donnés. Un mandat qui n’est pas donné ne peut en aucun cas être reçu. La gymnastique mensongère qui consiste à prétendre pouvoir raconter ce que des non-humains auraient dit, pensé et éprouvé s’ils avaient parlé un langage humain doit être abandonnée pour la possibilité de parler depuis les points de relation où nous sommes attachés à tel ou tel être, là où le sort des uns influence celui des autres, là où nous constituons une communauté d’affectés. Ce sont des relations qu’il faut rendre présentes, par une voie ou une autre, sans adopter et s’autoattribuer le statut de « représentant·es ». > > --- > #Note/Vivant ## Plus mauvaises que des « mauvaises herbes » > [!information] Page 215 En réalité, ce qui caractérise une communauté politique n’est pas le partage d’une unité, c’est un pouvoir de division et de mise en crise de la fiction d’unité d’une communauté donnée. La communauté consensuelle, unitaire, ce n’est justement jamais la communauté politique, mais son contraire, une Société, c’est-à-dire la population gérée par une distribution des places et des fonctions qui maintient en place l’inégalité des êtres265. Une communauté politique existe dès lors que cette unité est déchirée par la manifestation indisciplinée d’un tort subi par celles et ceux qui sont bien là mais qui ne sont pas pris·es en compte comme faisant partie du monde commun. Tous les « acteurs fantômes », les racisées sans papier travaillant au noir, les femmes de ménage de 4 heures du matin, les fous, les chômeuses, les réfugiés, sont bien inclus·es mais en tant qu’exclu·es, en tant qu’invisibles dans ce qui compose l’unité fictive de la communauté. Les membres invisibles d’une société subissent les effets d’une fiction d’inexistence qui est nécessaire pour faire tenir la fiction d’unité de la communauté (celle de la République, par exemple). En refusant de rester à leur place, ces invisibles expriment le tort que leur fait subir l’unité même de la communauté. > [!information] Page 216 Une femme n’est qu’« une femme », un Français n’est qu’« un Français », un vivant n’est qu’« un vivant » : l’oubli des potentiels d’altérité qui nous traversent et nous constituent est en réalité un oubli de la politique, qui étouffe les volontés d’agir pour transformer les cadres de la perception de ce que nous sommes et des expériences possibles que nous pouvons être amené.es à faire. Une communauté politique naît lorsque l’écart se creuse entre ce que nous sommes censé·es être au sein de la société, et ce que nous affirmons collectivement être et pouvoir être. Toute « société » est divisée par des conflits inévacuables portant sur ce qu’est au juste le monde commun qui est partagé, et sur ce que nous pouvons devenir lorsque nous refusons de répondre du rôle qui nous est assigné (se comporter comme une femme docile et douce, qui doit penser à tout pour les autres, comme un citoyen français, qui doit adhérer aux « valeurs de la République »). > [!accord] Page 216 Poussons jusqu’au bout les possibilités de cette compréhension du politique : les gestes de désidentification, intrinsèques à la politisation d’une situation d’invisibilisation, ne sont pas réductibles au cercle des humains. Cela concerne tout aussi centralement l’image qui est projetée sur des non-humains, le statut qui leur est attribué, et les capacités spécifiques qui leur sont reconnues. Reprenons notre exemple phare, et voyons de quelle manière les amarantes entrent en politique. Les populations d’Amaranthus devenues résistantes aux herbicides sont combattues à mort par les biotechnologies industrielles ; les paysan·nes partagent avec elles un tort très concret de dépossession de l’espace de sens et du milieu de vie. Si ce sont bien les amarantes (et la gamme des comportements possibles inhérents à leur physiologie) qui ont donné l’amorce de l’existence d’une communauté de lutte, c’est parce qu’elles ont fait ce qu’elles n’étaient pas censées faire du point de vue de l’agrobusiness et de la société capitaliste : résister à la discipline de la monoculture, au point de la tenir en échec. Quand les activistes ont vu en elles une puissance d’agir alliée capable d’inverser le rapport de force, les amarantes sont passées du statut apolitique de mauvaises herbes envahissantes à celui, potentiellement politique, de super-mauvaises herbes saboteuses > > --- > #Note/Vivant ## Un pari sur un nous > [!accord] Page 218 Entrer en résonance avec des histoires et des formes de résistances inattendues fait cristalliser en nous une intuition, précipite un savoir informulé sur des rapports de pouvoir que nous affrontons aussi. Cela bouleverse la perception que nous avons de notre propre situation : nous pouvons nous reconnaître du même côté que ces autres résistances, et notre propre situation politique en vient alors à être divisée autrement. [[Jacques Rancière]] nous rappelle comment le massacre du 17 octobre 1961 des Algériens à Paris a intimement touché les jeunes militant·es français·es dont il faisait partie. Ce sentiment les a mené.es à une identification qui était formellement impossible, ouvrant pour eux et elles une désidentification vis-à-vis de ce qu’ils et elles étaient censé·es être : il fallait porter la cause des Algérien·nes, mais ils et elles ne pouvaient s’identifier totalement aux Algérien·nes, qu’ils et elles n’étaient pas. Cette identification impossible les a donc amenées à renier leur statut de citoyen·nes et à cesser de s’identifier d’abord comme des Français·es266. Ils et elles ne pouvaient supporter les crimes commis en leur nom ; cela les a amené.es à se concevoir davantage comme camarades et soutiens des peuples opprimés que comme Français·es. > > --- > #Note/Vivant ## Partis pris communs > [!accord] Page 221 Faire émerger une solidarité politique avec des êtres non humains, une solidarité faite moins de pitié morale que de la reconnaissance d’une camaraderie, nous force à déplacer notre perception de nous-mêmes. Comme le rappelle [[Jacques Rancière|Rancière]], un véritable « moment politique » se définit par sa capacité à produire une nouvelle manière de lier les êtres entre eux, par la mise en crise de la manière que nous avions de nous concevoir et de construire ce qu’est le commun d’une communauté. Lorsque des militant·es et des naturalistes s’attachent à défendre un bocage contre un aéroport, ils et elles défendent en même temps la vérité selon laquelle, ici ou ailleurs, des terres pauvres, des zones humides et leurs habitants végétaux et animaux peuvent faire partie d’un monde commun, là où leur adversaire ne voit qu’un environnement apolitique à aménager. > > --- > #Note/Vivant ## La rage du phacochère > [!accord] Page 222 C’est une tout autre logique de l’identification écologique qui est défendue par la philosophe écoféministe Val Plumwood, qui permet d’échapper à cet écueil d’une identification négatrice de l’autre, en quête d’interconnexion fusionnelle : « […] le concept requis pour une éthique de l’activisme environnemental appropriée n’est pas celui de l’identité, de l’indistinction, mais celui de la solidarité – le fait de se tenir avec l’autre dans une relation de soutien au sens politique270 ». Être solidaire de quelque chose, c’est être dépendant.e de cette chose, mais c’est aussi se tenir en solidarité avec quelque chose ou quelqu’un qui n’est pas nous (et même s’il n’a pas la capacité de le faire pour nous) : c’est soutenir l’autre en tant qu’autre, et en tant que l’expression radicale de son altérité nous importe. Il s’agit ici moins de défendre l’intuition que « nous sommes forêt271 », que de dire : « nous sommes du côté de la forêt, de sa part sauvage, nous nous tenons à ses côtés » – à la fois entremêlés, et irréductibles les uns aux autres. > > --- > #note/philosophie #Note/Vivant > [!approfondir] Page 223 Lorsque nous crions « Nous sommes la nature qui se défend ! », il faut bien voir que nous disons deux choses à la fois. D’une part, « nous sommes de la nature, qui se défend » : nous affirmons faire partie de la nature, contre ce qui cherche à nous en séparer. D’autre part, « nous sommes la nature, même si nous ne le sommes pas » : nous n’incarnons pas la totalité du monde, et nous ne sommes pas traité·es comme ceux, humains ou non, qui ne sont « que de la nature », mais nous en sommes politiquement solidaires. Ce double sens se condense dans le sentiment d’appartenir à un tissu de la vie, qui pourtant reste autre et autonome de nous, même si nous y appartenons corps et âme. Cela est la clé philosophique qui maintient la possibilité de camaraderies et de communautés politiques non fusionnelles avec des résistants autres qu’humains. > > --- > #note/philosophie ## Vers les alliances > [!accord] Page 233 La condition pour ouvrir des relations politiques avec eux est la mutation de notre répertoire politique d’action, car il s’agit de tisser des relations avec des êtres doués d’agentivité et non de parole humaine. Il faut alors tisser ces relations depuis le plan que l’on partage en commun : non pas l’univers de la parole mais, comme nous avons commencé à le percevoir, celui de l’action conjointe. On pourra alors d’autant mieux parler pour eux : depuis l’action politique commune qui se met concrètement en place dans les alliances plus qu’humaines. > > --- > #Note/Vivant ## Réseaux d'actes > [!accord] Page 245 Quand des actes sont repris et relayés par d’autres, il y a ce que [[Gilbert Simondon]] décrit comme « une résonance des actes les uns par rapport aux autres291 ». Cette résonance existe sur le mode d’une « simultanéité réciproque » : autrement dit, une action passée n’est pas laissée au passé, oubliée, car une seconde action, la relayant, ramène la première action dans le présent et en prolonge les incidences. Dans une alliance, chaque action politique contient donc sa potentielle reprise par une autre et n’a de réel impact que si elle n’est pas laissée seule, que si d’autres décident de porter un peu plus loin ses effets sur le monde292. Une alliance politique est un réseau d’actes, c’est-à-dire un réseau composé d’actions conjointes qui se répondent et entrent en résonance, ce qui amplifie au-delà l’effet de ces actions. > > --- > #note/philosophie ## Greffes sauvages > [!information] Page 253 Certaines capacités des vivants sont en continuité potentielle avec des formes d’émancipation et de libération. C’est ce que l’anthropologue Jake Fleming soutient dans son travail d’enquête réalisé auprès des populations villageoises du Sud Kirghizistan, dont certaines emploient la greffe comme geste d’autosubsistance mais aussi comme tactique d’autonomisation et d’insubordination. Dans un État post-communiste où la gestion forestière est restée très centralisée et hiérarchique (les forêts sont restées propriétés de l’État à la différence de l’agriculture qui, elle, a été privatisée), des habitant·es mettent en place une résistance de tous les jours, qui prend non seulement la forme d’un refus de payer les taxes et les droits, mais celle d’alliances avec les arbres greffables et les fruits gratuits qu’ils peuvent dès lors leur procurer : ces arbres greffés « les aident à poursuivre ces contestations discrètes du pouvoir de l’État298 ». Les arbres des forêts fruitières amplifient leur capacité à retravailler les « paysages du pouvoir ». De greffe en greffe, le paysage forestier et politique évolue et se trouve modifié à l’avantage des habitant·es. > > --- > #Note/Vivant ## Indicateurs vivants > [!accord] Page 267 En partant de ce présupposé que n’importe quel vivant connaît comme nous (et autrement que nous) la situation, d’un point de vue écologique, mais aussi d’un point de vue écopolitique, cette approche constitue une sorte de méthode que l’on peut se donner pour se rapporter de manière égalitaire à des cohabitants qui ne parlent pas. Nous ne savons peut-être pas encore quels vivants peuvent être capables avec nous de bio-indication politique. Car n’importe quel vivant, si l’on fait confiance à sa sensibilité au milieu, pourrait être susceptible d’informer les autres sur les rapports de force en jeu entre les régimes de relations en conflit dans un milieu donné. C’est en apprenant à devenir sensible à la sensibilité de nos cohabitants non humains que ces rapports d’égalité peuvent se construire. Ce présupposé à un effet libérateur pour chaque vivant ou association de vivants : en leur conférant cette capacité de bio-indication politique, ils changent de statut, passant de celui de décor muet à celui de porteurs d’histoires à raconter et de stratégies politiques à mettre en œuvre. Les renouées du Japon peuvent par exemple permettre à des militant·es de banlieue parisienne de ne pas se contenter d’un écologisme tout-terrain mais d’affiner leurs combats au ras du sol et du territoire, en cartographiant sa présence, en tâchant de contraindre les entreprises et les mairies à tester et dépolluer les sols qui intoxiquent les habitant·es et les cultures ; ou à des militant·es des campagnes reculées de batailler avec (ou contre) les acteurs locaux pour réduire l’usage des engrais, désendiguer les cours d’eau et en reforester les abords, afin que la biodiversité fragile de ses berges soit dispensée de la présence et de l’action ambiguë de la redoutable « forêt toxique ». Cela demande aux personnes militantes de transformer ce qu’elles pensent avoir en charge dans une lutte. Dans une faction interspécifique, elles n’ont plus la garde du savoir. > > --- > #Note/Vivant ## Enquêter plutôt que tracter > [!approfondir] Page 269 Ce déplacement a pour nous quelque chose d’étrangement analogue à ce qui a pu se produire au sein du mouvement ouvrier et révolutionnaire italien dans les années 1960-1970. L’époque du « mai rampant » (ce long mois de mai qui dura plus de dix ans, par différence avec le court Mai 68 français) est en effet traversée par une insubordination de masse, un refus spontané du travail, dans et hors de l’usine. La réaction la plus appropriée des militant·es communistes a été non pas de chercher à reprendre le contrôle sur ces prolétaires indiscipliné·es, mais de revoir de fond en comble leur propre place et leur propre modalité d’action. Certain·es militant·es ne venaient plus aux portes des usines pour distribuer les tracts du Parti communiste et diffuser la conscience de classe à des ouvrier.es jugé.es « trop égoïstes », mais pour mener des enquêtes auprès de ces ouvrier·es récalcitrant·es. L’expérience quotidienne de l’exploitation les mettait en meilleure place que les militant·es pour connaître les effets des nouvelles machines et des nouvelles cadences sur leurs marges de liberté, et sur les nouvelles formes que prenaient les gestes d’insubordination spontanée ## Transformer nos modes d'action > [!accord] Page 273 Les alliances indirectes. Les tactiques appropriées aux invites et informations de nos alliés ne sont d’abord pas toujours des actions directes, positives. Pour reprendre l’exemple spécifique des plantes invasives bio-indicatrices de sols pollués et perturbés – Datura, renouées du Japon, etc. – il est évident que la présence de ces plantes déjà bien assez « redoutables » pour les milieux fragiles ne doit probablement pas être amplifiée par des bombes à graines. S’il s’agit bien de « porter plus loin leur action », cela ne peut passer que par des actions contournées, beaucoup plus indirectes, qui consistent par exemple à donner à voir leur pouvoir de bio-indication politique des situations d’injustices environnementales, comme nous l’avons esquissé plus haut. On peut imaginer des balades-enquêtes, sur le modèle des toxic tours – ces visites collectives visant à prendre connaissance des lieux pollués ou des sites industriels aux abords des habitations, créées par les mouvements contre les injustices et le racisme environnemental aux États-Unis dans les années 1990 – qui se mettraient à la recherche des plantes bio-indicatrices et des espèces sentinelles qui habitent nos lieux de vie pour rendre visibles des pollutions invisibles, ou bien des environnements fragiles à préserver. > > --- > #Note/Vivant > [!accord] Page 274 Les alliances du non-agir. Le mode d’action politique terrestre auquel nos alliés nous invitent peut aller jusqu’à son contraire : l’action de cesser certaines actions. Bien souvent les plantes bio-indicatrices nous indiquent non pas une nouvelle chose à faire, mais une pratique qu’il est urgent de cesser de faire, pour laisser aux autres vivants la possibilité d’agir. Il y a des plantes qui alertent sur la création d’un désert par les activités humaines, comme l’ambroisie (Ambrosia artemisiifolia), qui nous l’indique parce qu’elle possède des stratégies pour vivre sur un sol en train de mourir (le sol ne respire plus, il n’y a plus de bactéries aérobies, mais un processus de minéralisation/fossilisation). Mais dès qu’une plante est là, ou encore là, il y a espoir : le plus sage est de laisser faire l’ambroisie, qui va recréer du sol peu à peu. En outre, choisir de laisser des zones de réensauvagement (spontanées ou décidées) consiste simplement à conserver un espace pour laisser du temps aux autres cohabitants du monde, et à arrêter d’agir. > > --- > #Note/Vivant > [!accord] Page 275 Les alliances d’habitants. Les connaissances fines de notre milieu peuvent elles-mêmes être le terreau d’alliances redoutables. En suivant « la stratégie du Huecu », les autochtones d’Argentine s’alliaient avec la graminée Poa Huecu, rendue très toxique pour les herbivores par son champignon symbiotique Neotyphodium tembladerae, pour échapper aux colons lors de poursuites à cheval. Connaissant la toxicité pour les chevaux de cette graminée pourtant appétissante, les autochtones s’efforçaient de passer dans leur fuite par des prairies riches de cette plante tout en empêchant leurs propres montures de pâturer. Les colons européens, connaissant mal les communautés biotiques du lieu, y faisaient pâturer leurs chevaux, qui mouraient alors rapidement ! Sans leur monture, les colons perdaient leur seule possibilité de rattraper les autochtones, fins connaisseurs de leur milieu311. D’autres alliances de ce type, consistant à mettre à profit une aptitude à cohabiter avec des vivants redoutables du territoire contre les Atuush asociaux et inattentifs, ont été décrites par [[Malcom Ferdinand]], sous le nom d’alliances diplomatiques décoloniales. En étant capables de cohabiter dans les marnes avec le « serpent fer de lance » (Bothrops lanceolatus), les marron·nes antillais·es étaient protégé·es de l’intrusion des colons, qui le redoutaient > > --- > #Note/Vivant ## Communs comestibles > [!information] Page 276 C’est parce que les guerrilla grafters de San Francisco ont commencé à mettre en place tout cela qu’ils constituent un exemple de faction interspécifique fructueuse. Partant d’une critique de l’économie capitaliste comme organisation de la rareté (comme principe de la vie hétéronome et de la condition urbaine), il a fallu commencer par faire des balades-enquêtes dans les rues, pour découvrir quels étaient les arbres en place et pour comprendre la législation urbaine. Parmi ces arbres, les variétés stériles de fruitiers plantés pour des raisons ornementales ont été repérées : en ville, les fruits mûrs font tache sur les trottoirs et « provoquent des accidents ». Les guerrilla grafters se sont formé·es à la délicate opération de greffage, à la compréhension de la morphologie des arbres, et ont discrètement réalisé les greffes, avec un cutter, un scion (une jeune pousse d’un autre arbre qui est greffé sur un nouvel arbre et y devient une nouvelle branche) et du scotch. Tout cela à l’abri du regard policier, l’opération étant illégale. Un suivi a aussi été mis en place, avec des visites régulières aux arbres et des cartographies des greffes, car toutes ne prennent pas, et celles qui prennent ne donnent des fruits que deux à cinq années plus tard313 > > --- > #Note/Vivant > [!accord] Page 277 C’est une véritable alliance végétal-humain car il y a la restitution aux arbres (stérilisés) et aux habitant·es des villes (en position de consommateurs) d’une capacité à se reproduire par eux-mêmes. Une fois greffé, le pommier ou le cerisier sélectionné pour être stérile retrouvera dans quelques années la capacité de répandre des graines (même si elles seront d’une autre variété) dans les friches alentour, à l’aide des pigeons, des merles ou des fouines. Il y a alliance entre une désornementalisation de l’environnement et une sortie de la précarité alimentaire : c’est un cas concret d’autonomies associées. Si les actions de greffe étaient généralisées – pensez à une campagne de greffe sauvage à l’échelle d’une ville ou coordonnée entre plusieurs villes –, elles pourraient devenir autre chose que des facteurs de gentrification des quartiers populaires ou des corrections à la marge de villes stériles et coupées de la fonction de production alimentaire : de véritables gestes d’insubordination contre la fabrication de rareté et de dépendances au marché. > > --- > #Note/Vivant ## Un travail multispécifique > [!accord] Page 278 Cette dégradation a beaucoup d’aspects, prenons celui du [[Remembrement (Data)|remembrement]]. La dégradation des paysages en France au XXe siècle est le résultat spécifique du processus de [[Remembrement (Data)|remembrement]] des campagnes lancé par le régime de Vichy, puis dramatiquement intensifié entre les années 1960 et 1980. On n’imagine pas la quantité d’argent et d’énergie qu’on a mise pour la destruction du bocage et l’agrandissement productiviste : 750 000 kilomètres de haies ont été supprimés, toute la diversité des vies humaines et non humaines allant avec, ainsi que les fonctions écologiques qui y étaient associées. L’objectif est bien connu : connecter les champs en supprimant la haie pour faire de plus grandes parcelles, faire entrer les tracteurs pour augmenter les rendements, dans le but de nourrir les populations après la guerre. > > --- > #note/agriculture/remembrement ^f979da > [!accord] Page 279 L’agronome et botaniste Gérard Ducerf nous invite à changer de logique : il ne s’agit pas de le « reconstruire », de le replanter, mais de le faire réémerger par l’alliance des capacités et des acteurs, en convoquant à cette tâche toute une cohorte d’espèces. Cela peut paraître paradoxal, car le bocage est souvent présenté comme l’archétype même d’un patrimoine humain, construit par les anciens. Mais cette vision n’est pas juste du point de vue de l’écologie du paysage : si le bocage est bien orienté par les relations vivrières et paysannes qui y prennent place, il n’en reste pas moins un paysage fruit d’une histoire de coopération multispécifique. Avec un mode d’action comme celui de l’alliance, on n’inverse pas seulement la logique du [[Remembrement (Data)|remembrement]] : on va vers le bocage en le faisant avec les oiseaux, avec leur capacité de dispersion des graines, en mettant en place des bandes d’enfrichement non travaillées, où l’on se retient le plus possible d’intervenir, pour faire revenir spontanément les arbres, arbustes et arbrisseaux qui composeront les futures haies bocagères. La visée est de cesser de vouloir tout piloter, simplement parce que cela ne marche pas en écologie. Réparer les dégâts de l’agrocapitalisme industriel ne pourra jamais advenir selon la seule logique humaine, et sans l’action spécifique des autres vivants, sans leurs collaborations réparatrices, et encore moins selon la seule logique d’action politique traditionnelle. Il y a là une devise que tout·e anticapitaliste doit pouvoir faire sienne. > > --- > #note/agriculture ## Trois prises de terres > [!accord] Page 282 Les travaux de l’historien [[Christophe Bonneuil]] vont en ce sens et nous permettent de remonter aux trois types de « prises de terres » menées par l’État français qui tout au long du XXe siècle ont abouti au paysage productiviste que nous connaissons314. Un premier type de prise de terres est venu conditionner l’accès à la terre non pas au seul fait d’être propriétaire mais à la « bonne exploitation de la terre ». On a ainsi sélectionné les acteurs jugés légitimes, c’est-à-dire ici suffisamment productifs et viables (comme le disait la loi d’orientation agricole de 1962, soutenue par la FNSEA315), pour avoir le droit d’opérer sur le territoire. Le deuxième type de prise de terres est le processus de [[Remembrement (Data)|remembrement]] dont nous avons parlé plus haut, avec le retournement des prairies et le drainage des zones humides, associé à une mécanisation systématique du travail du sol. Enfin, le troisième type de prise de terres est la mise en place d’une gestion biopolitique disciplinaire à l’endroit de tous les êtres non humains qui ont été sélectionnés (semences hybrides, puis OGM, etc.), ou jugés indésirables et chassés du territoire (destruction des niches écologiques et de la microfaune des sols, éradication des nuisibles par l’organisation de la soumission des territoires aux pesticides) pour permettre le développement d’une agriculture mise à l’échelle industrielle. > > --- > #note/subsistance ## Vers un mouvement d'autonomie écologique > [!information] Page 283 Une chose est déjà certaine : les décennies à venir seront le lieu d’intenses conflits sur la distribution et l’usage des terres. Rappelons qu’aujourd’hui la surface du territoire métropolitain consacrée à l’agriculture est d’environ 52 %317, dont au moins 42 % l’est à l’agriculture productiviste, toujours en expansion. Par ailleurs, c’est au moins 50 millions de personnes sur 67 millions qui vivent en ville. La forêt, quant à elle, est privée à 75 %, et seulement 2 % des propriétaires possèdent 50 % de sa surface (majoritairement des banques, des assurances ou des fonds de pension cherchant un retour sur investissement) > > --- > #note/foncier ## Une contradiction affaiblissante > [!accord] Page 287 Un mouvement d’autonomie écologique peut s’inventer à la croisée d’au moins quatre mouvements de reprise de terres ayant déjà lieu aujourd’hui : 1/ les ZAD et autres formes d’occupations contre les projets toxiques et inutiles, avec leur mise en place d’un autre habiter sur des lieux contestés, dans une visée offensive d’autonomie politique et écologique ; 2/ la protection des milieux et notamment les zones de « libre évolution », intentionnellement soustraites au marché, à l’industrie, à l’exploitation, à la chasse ou à la pêche, où les humains trouvent les moyens de ne pas être une contrainte évolutive forte pour laisser des milieux vivants se réparer ; 3/ l’agriculture paysanne, avec ses pratiques vivrières et économiques vertueuses, son refus de la mainmise technologique, machinique et administrative sur le vivant, sa défense d’un rapport d’usage protecteur de la terre, garant d’une « biodiversité cultivée » porteuse d’une mémoire transgénérationnelle ; 4/ la guérilla écologique urbaine, avec ses réappropriations potagères et fruitières en ville et en périphérie, ses occupations et protections de friches, ainsi que son désir de recréer des formes de solidarités actives entre centres-villes, banlieues et campagnes. > > --- > #note/foncier ## La nature, altérité à laquelle nous appartenons > [!accord] Page 292 Il est en tout cas important d’apprendre à penser les alliances, les autonomies et les communs au-delà de la seule justification par l’utilité, même si celle-ci fait nécessairement partie de notre rapport concret aux milieux. Car l’enjeu d’un monde libéré du profit est aussi d’apprendre à sortir de la logique de l’utilité comme critère absolu de justification : il s’agit de défendre cette part du monde dont on ne saura jamais à quoi ou à qui elle peut servir. La défense de la part sauvage des communs doit pouvoir devenir une partie intégrante d’un mouvement anticapitaliste plus large334 (et ne doit pas être détachée de la lutte contre les dominations sociales, politiques et économiques, mais pleinement décoloniale, féministe et non misanthrope), mais elle doit aussi pouvoir contribuer à transformer en retour le cadre utilitariste anthropo-hégémonique de l’anticapitalisme traditionnel335. Défendre les « usages vertueux » contre la logique utilitariste et hétéronome du capital, cela restera toujours trop étroit, toujours trop proche de la logique que nous combattons, si cette défense devient l’unique critère de tout rapport ajusté au tissu de la vie. > > --- > #Note/Vivant > [!accord] Page 292 Un mouvement d’autonomie écologique populaire ne peut se construire sur le rejet de toute notion de nature (sauvage, autonome, indépendante). Il s’agit certes de dépasser la dichotomie Nature/Société fondatrice pour le capitalisme, mais un dépassement par les alliances et les communs ne doit pas conduire à une absorption des milieux dans les collectifs humains, à une injonction à l’hybridation permanente avec le reste de la nature, où toute distinction, toute différence et toute altérité s’en trouvent disqualifiées et potentiellement détruites336. La nature n’est ni identique à nous, ni extérieure à nous ; ni radicalement étrangère, ni intégralement construite par les humains. Nous sommes, corps et âme, enfants d’une prolifération ingouvernable et génératrice de relations, de sensibilités, de rationalités multiples, de forces, de formes, de rythmes, de couleurs, de mondes. Mais cette relationnalité constitutive de la nature ne nous donne pas le droit de croire que « si tout est commun, alors tout nous appartient ». > > --- > #note/nature ## Un communisme interspécifique > [!approfondir] Page 300 Du communisme, il y en a nécessairement partout. Sans lui, toute vie s’effondre. Comme l’anthropologue [[David Graeber]] avait coutume de le dire : « Le capitalisme est juste une très mauvaise manière d’organiser le communisme. » [[David Graeber|Graeber]] entendait rendre visibles les éléments de communisme déjà là, dans les soins et les disciplines de l’attention sans lesquels toute vie devient impossible – un maillage de dons et de contre-dons quotidiens fabriquant l’habitabilité de nos lieux, antérieur à l’espace abstrait de la circulation des marchandises, extérieur à la création de niches privatives pour quelques fortuné·es affairé·es. Rappelons-leur que l’expérience de la vie sur Terre est aussi plaisir de l’existence désœuvrée et des perceptions inutiles, déploiement et mise à l’aventure des espaces de sens. Plaisir de l’existence qui n’est possible précisément que parce que nous ne sommes pas seul·es. C’est aussi ce luxe qu’il faut communiser, rendre accessible et ordinaire, en réduisant la part hétéronome de l’activité de subsistance et en revenant à la norme du suffisant > > --- > #note/communisme ## La stratégie du piquet > [!accord] Page 306 À ceux qui savent l’entendre, Ambrosia artemisiifolia dit : « Vous fabriquez un désert ! » L’ambroisie envahit les champs de la Beauce, réduit dramatiquement les rendements. Les traitements herbicides à répétition ont enrichi les fabricants à défaut d’enrayer son invasion. C’est une plante pionnière, qui apparaît quand la création du sol doit recommencer depuis zéro, ou quasi – mais c’est une plante qui n’est pas faite pour rester, car elle n’aime pas la concurrence. Certain·es d’entre nous souffrent de graves allergies – son pollen est un puissant allergène. Mais par là, elle nous alerte aussi sur l’état de l’air que nous respirons : des scientifiques ont su montrer que l’ambroisie n’était rendue allergène que parce que notre air est pollué, et que nos muqueuses respiratoires sont déjà irritées. De leur côté, des camarades paysan·nes commencent à trouver la parade pour contenir son avancée sans chimie destructrice : faire brouter les brebis et les chèvres ! Et ça fonctionne, évidemment, bien mieux que les herbicides auxquels les ambroisies étaient devenues résistantes. Les ambroisies ont été le déclencheur par lequel les éleveurs et éleveuses sont revenu.es en Beauce. > > --- > #Note/Vivant ## Notes > [!information] Page 317 > 61. L’animisme peut être défini comme la reconnaissance du fait que le monde est peuplé de personnes, dont seulement certaines sont humaines, et du fait que la vie est toujours vécue en relation avec d’autres, selon l’élégante définition de Graham Harvey proposée dans Animism : Respecting the Living World, Columbia University Press, Hurst, deuxième édition, 2017. > [!information] Page 317 > 65. [[Carolyn Merchant]], The Death of Nature : Women, Ecology, and the Scientific Revolution, San Francisco, HarperCollins, 1980. > [!accord] Page 326 > 230. Malm s’inspire ici de [[Mario Tronti]] sur « l’autonomie du travail » mais fait en réalité une erreur de lecture : là où Malm conçoit l’autonomie du travail vivant depuis le travail comme essence humaine, qui existerait avant et en dehors du capital (comme puissance attachée à la vie des humains), les opéraïstes partent du fait qu’en dehors du capital, le travail n’existe pas : il n’existe que dans le capitalisme. La classe ouvrière en tant que travail vivant (subjectivité) n’incarne pas le travail, mais ce qui peut refuser le travail. Voir [[Mario Tronti]], Ouvriers et capital, Paris, Entremonde, 2016. ^68d686