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Auteur : [[Marielle Macé]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
Temps de lecture : 27 minutes
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# Note
## Les Noues
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Une noue est un fossé herbeux en pente douce, aménagé ou naturel (l’ancien bras mort d’une rivière par exemple), qui recueille les eaux, permet d’en maîtriser le ruissellement ou l’évaporation, de reconstituer les nappes souterraines et de ménager les terres. C’est un abri végétal qui limite la pollution, et s’est mis à protéger des inondations les villages qui y sont continûment exposés depuis les campagnes de [[Remembrement (Data)|remembrement]], c’est-à-dire d’industrialisation de l’agriculture et de dévastation écologique.
^7697d5
> [!accord] Page 7
(Il faudrait parler de ce désarroi paysan, de cette situation si embrouillée d’agriculteurs saccagés saccageurs, qui ont délabré leur sol à coups de pesticides – mon oncle épandait dans une combinaison qui me semblait celle d’un cosmonaute – contraints, trompés et endettés qu’ils furent par les logiques agronomiques qui les privaient de leurs attachements – et rien n’est simple ici, car s’ils s’y prenaient comme ça, c’est qu’on apprenait à le faire au lycée agricole, et surtout qu’il fallait assumer pour tout le pays un besoin de production et de distribution, dans le souvenir pas si éloigné des privations de la guerre, et qu’ils pouvaient en porter la charge avec fierté ; eux qui, aujourd’hui retraités, n’auront pas eu le temps ni par force l’idée de faire autrement, par conséquent de renouer avec leurs savoir-faire et l’amour de la terre que, dans et malgré ces dévastations, ils continuaient d’éprouver si fort ; et qui sont donc aujourd’hui pris en étau entre l’évidence d’une faute écologique et celle d’une humiliation sociale. Eux qui ont parfois la modestie de se laisser instruire sur l’écologie et la biodynamie par des citadins tard venus – de se laisser instruire sur leur propre cosmos, sur l’ancienneté de leurs gestes, sur ce qu’ils ne savaient pas savoir et qu’ils se voient alors, par bribes, restituer. Mélancolies paysannes, saccage aggravé.)
> [!information] Page 8
À Sivens d’ailleurs Rémi Fraisse s’intéressait « à la protection des renoncules à feuilles d’ophioglosse, une plante sauvage rare des prairies humides et ouvertes » (Michel Naepels).
> [!information] Page 9
Ce qui découle des noues en effet déborde. « Quand la rivière déborde, elle laisse après l’inondation des “noues’’ (backwaters en anglais), qui évoluent parfois en lacs temporaires ou en marécages semi-permanents. Ces noues ressemblent beaucoup à certaines mares de plaine ou de forêt, ou à certaines “délaissées’’ de lacs » (Encyclopædia Universalis).
> [!accord] Page 9
Les noues touchent à ce « tiers paysage » que Gilles Clément a mis en valeur. Ces milieux qui émergent sans programme et vivent en marge des zones d’aménagement urbain ou d’exploitation agricole, ces fragments du « Jardin planétaire » constitués par l’ensemble discontinu, en liberté, indécidé, et très pluriel, des lieux délaissés (« délaissés urbains », c’est comme cela qu’on les appelle, mais aussi friches, talus, landes, lisières…) qui accueillent une diversité écologique surprenante, à laquelle ils font refuge, elle qui partout ailleurs est chassée par les aménagements mêmes. Car le tiers paysage n’est pas exactement quelque chose que l’on aménage, c’est quelque chose que l’on ménage. Ménager plutôt qu’aménager. Jardiner les possibles, prendre soin de ce qui se tente, partir de ce qui est, en faire cas, le soutenir, l’élargir, le laisser partir, le laisser rêver.
> [!accord] Page 9
Tiers paysage comme tiers état et pas comme tiers monde, précise Gilles Clément. « Espace n’exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir. » Et de revenir aux phrases prononcées par l’abbé Sieyès en 1789 :
Qu’est-ce que le tiers état ? – Tout.
Qu’a-t-il été jusqu’à présent ? – Rien.
Que demande-t-il ? – À être quelque chose.
> [!accord] Page 10
À Montreuil, le bus 122 marque l’arrêt à La Noue-Clos-Français. Cette Noue-là est une cité délaissée, bruyante, violentée, maltraitante et maltraitée, mais où l’on vit aussi comme on peut : on maintient des liens, on tente des choses, on pétitionne, on ramasse soi-même les ordures… ou bien parfois on lâche, malgré le tissu associatif et les efforts de rénovation – on lâche l’affaire, à l’ombre de la galerie marchande fantôme qui n’en finit pas de se refermer sur ses rideaux métalliques, coincés dans l’un de ces quartiers où la France effectivement enclôt.
> [!accord] Page 11
« Nous » ne signifie pas : les miens, tous ceux qui sont pareils que moi ; mais : tous ceux qui pourront être le « je » de ce « nous », l’endosser, le reprendre à leur compte, en éprouver la force. Il ne s’agit pas avec « nous » de dire qui je suis, de me déclarer ; il ne s’agit même pas de dire comme qui je suis ; mais ce que nous pourrons faire si nous nous nouons.
« Nous » ne saurait ouvrir à la question de l’identité (en es-tu ?), mais à la tâche infinie qui consiste à faire et défaire des collectifs (oui, aussi défaire), des pluriels suffisamment soudés pour qu’ils puissent s’énoncer.
> [!accord] Page 12
« Depuis longtemps, écrivait Marx dans une lettre de 1843 à Arnold Ruge que cite souvent Jean-Christophe Bailly, le monde porte en lui le rêve d’une chose, le rêve d’une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement. » Et Bailly de poursuivre : que le monde reconnaisse donc ce dont il formait l’idée depuis longtemps, depuis toujours, comme en rêve, lui qui rêve de devenir autre, et qui en vérité l’est déjà ; qu’il devienne fidèle à son rêve et à ce qui dans son rêve s’ébauche : la ferme disposition à vivre enfin autrement. Car rien, décidément, ne nous oblige à vivre « comme ça ».
## Nos cabanes
> [!approfondir] Page 14
Mais pour leur faire face autrement, à ce monde-ci et à ce présent-là, avec leurs saccages, leurs rebuts, mais aussi leurs possibilités d’échappées. Loin du cabanon solitaire de [[Henry David Thoreau|Thoreau]] (qui élaborait près du lac de Walden une réflexion sur les vertus d’une vie à l’écart, même si la solitude d’une aventure rendue à la nature s’y concevait comme une révolte). Faire des cabanes aux bords des villes, dans les campements, sur les landes, et au cœur des villes, sur les places, dans les joies et les peurs. Sans ignorer que c’est avec le pire du monde actuel (de ses refus de séjours, de ses expulsions, de ses débris) que les cabanes souvent se font, et qu’elles sont simultanément construites par ce pire et par les gestes qui lui sont opposés.
^b073bb
> [!information] Page 15
Faire des cabanes en tous genres – inventer, jardiner les possibles ; sans craindre d’appeler « cabanes » des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié, des nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, les pratiques. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs.
> [!accord] Page 15
J’écris sous la dictée de plus jeunes – sous la dictée de leur vie matérielle, par gratitude et admiration pour ce qu’ils tentent. Il faut voir en effet la vigueur, vigueur inquiète mais vigueur tout de même, avec laquelle certains collectifs affrontent la situation aujourd’hui faite en France à la jeunesse ; des collectifs artisans, artistiques, politiques, qui s’emploient à imaginer à même leurs pratiques les formes d’une vie à venir : nouvelles écritures, inventions de liens et de formes de travail, politisation des affects, luttes, éco-diplomaties, remobilisations de la pensée… Avec eux l’avenir n’est pas exactement appelé sous la grande figure de l’utopie (justement non, pas du sans-lieu, du hors-sol) mais sous celle, à la fois joyeuse et sans paix, de l’impatience : une impatience à faire, imaginer, être ensemble, inventer des modalités de présence aux luttes de leur temps.
> [!information] Page 16
C’est la précarité sous toutes ses formes, comprise comme l’enjeu social de notre époque, qui se trouve bravée dans ces pratiques imaginantes. Bravée, avec ce que cela suppose de soulèvement – on pourrait dire aussi « étonnée », en pensant à cette injonction de Victor Hugo dans Les Misérables : « Étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait » (je me souviens que [[Patrick Boucheron]] a cité cette phrase en conclusion de sa leçon inaugurale au Collège de France, quelques semaines après les tueries de novembre 2015).
^16c352
> [!information] Page 17
Luc Boltanski a consacré un poème à cette société de limbes, de sélection et d’attente – attente pour prétendre à un logement, à des études, à des soins, à un emploi. Le livre-poème de Noémi Lefebvre, Poétique de l’emploi, le dit lui aussi à sa façon : on peut avoir tout aussi peur, aujourd’hui, de trouver du travail que de ne pas en trouver. Et si je parle de situations d’enseignement, d’étudiants, c’est que ces pensées me sont venues grâce à des étudiants, face à la vulnérabilité sociale que je les vois souvent affronter, aux solidarités que je les vois construire, et aux recours qu’ils trouvent parfois dans la pensée et dans son partage ; je leur dois en vérité la politisation de tout mon travail.
> [!accord] Page 18
Il y a là des bravoures, des bravades, une joie à s’emparer du présent. Mais c’est une joie grave, celle de gestes assemblés au-dessus de destructions et de ruines. « Ruines », c’est le mot d’[[Anna Tsing]], dans Le Champignon de la fin du monde, sous-titré : Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme. L’anthropologue y raconte des histoires de sols contaminés, de forêts détruites, d’eaux polluées, d’exploitation et de saccage social ; mais elle ne rapporte pas seulement ces saccages, elle prend aussi acte de ce qui s’y tente et des nouages surprenants qui s’y recomposent. Car l’erreur serait de croire que l’on se contente de survivre dans les ruines du capitalisme et ses modes d’exploitation. Or on ne fait pas qu’y survivre, tentant d’y faire sa niche. Dans ces ruines prolifèrent de « nouveaux mondes », où cohabitent toutes sortes de vivants et toutes sortes d’histoires, souvent très emmêlées.
^e7dd04
> [!accord] Page 18
Tout un monde par exemple dans le matsutake, ce champignon qui pousse dans les forêts détruites de l’Oregon (il aide les arbres, du moins certains d’entre eux, à repeupler ces forêts détruites, mais ne pousse que sur des sols à ce point appauvris, et ce paradoxe est sans fin) et qui, cueilli par des travailleurs très pauvres (précaires de toutes sortes de façons – de toutes ces façons qu’il y aura donc eu et qu’il y a d’abîmer des vies, de démolir et de confisquer, que produit le monde capitaliste : sans-papiers, immigrés, chômeurs, vétérans des guerres américaines…) –, termine comme produit de luxe sur les étals des marchés du Japon. Champignon de la fin du monde, curieuse invention du vivant qui fait avec la destruction tout en l’accusant.
> [!accord] Page 19
C’est décidément d’un monde abîmé qu’il s’agit, et abîmé par des pratiques précises, celles du capitalisme avancé et de ce qu’il fait aux vivants, aux sols, au sentiment même du commun. Et l’enjeu est bien d’inventer des façons de vivre dans ce monde abîmé : ni de sauver (sauvegarder, conserver, réparer, revenir à d’anciens états) ni de survivre, mais de vivre, c’est-à-dire de retenter des habitudes, en coopérant avec toutes sortes de vivants, et en favorisant en tout la vie. Vivre dans ces saccages ou, plus simplement, imaginer des pratiques et les loger dans les interstices du capitalisme, dans ce qu’il permet sans le viser, dans ce qu’il ne sait pas qu’il autorise (comme ce food activism à la fois local et connecté qui retisse peu à peu quelques solidarités en Europe). Dans ce qu’il n’avait pas vu, pas prévu, dans ce qui ne le regarde pas et qu’il ne sait pas toujours abîmer (nos désirs et nos liens); voire, dans tout ce qu’il facilite quand il arrive qu’il le fasse
> [!accord] Page 20
Dans beaucoup de ces groupes en effet on écrit (ou l’on traduit) des textes à plusieurs, des textes souvent somptueux, d’un grand soin, d’une grande verticalité de parole. On écrit à plusieurs pour constituer un « nous » ; parfois en l’instituant d’emblée (c’est le Comité invisible), parfois sans se hâter à prononcer ce « nous » ni s’y réchauffer trop vite, en explorant ses pentes, ses impatiences, en tentant plusieurs façons de se nouer et de se dénouer. Et l’on est très attentifs, dans chacun de ces collectifs, à rester anonymes (je ne sais pas faire ça, mais j’en mesure l’honneur); pas pour rester souverainement dans l’ombre ou cultiver le mystère mais pour affirmer à quel point cette vie-là reposera sur le fait de s’y mettre à quelques-uns.
> > [!cite] Note
> il est ou le nous de bouteldja ?
> [!information] Page 20
Faire avec les autres, parier sur des « nous », se nouer parce qu’on s’est délié par ailleurs – qu’on s’en est allé, pour déjouer les surveillances ou vivre plus loin (« Fugitif, où cours-tu ? », Dénètem Touam Bona).
> [!information] Page 21
Le collectif d’artistes Catastrophe, aux jeunes et beaux visages (merci à eux pour la grâce), a publié en 2016 une tribune tout entière dirigée vers la possibilité joyeuse, énergique, grave aussi, de reprendre la main sur l’imagination du temps et les façons de se rapporter au futur. Où il est question de ruines sociales, de places, de potagers numériques, de marges insolentes et généreuses, de « nous » :
« Enfants, nous avons pris connaissance du monde en même temps que de sa fin imminente […]. On avait déjà décidé pour nous qu’il n’y avait plus rien à faire. […] L’hypothèse communiste ? Un délire de pyromanes. Mai 68 ? Une bataille de boules de neige. […] Nous n’avions pas vingt ans : nous arrivions trop tard. Alors que faire ? Mourir, éventuellement. […] Une autre issue : regretter. […] La réponse est simple : renaître, comme il nous plaira. Étant tout sauf désabusés, nous n’avons plus d’autre choix que celui d’inventer une nouvelle voie. La place est déjà prise ? Trop prisée ? Nous irons ailleurs, explorer. […] Tant pis pour le confort, tant pis pour la sécurité, et tant pis si nous ne sommes plus capables d’expliquer à nos parents ce que nous faisons de nos journées. Nous sommes soutenus par l’amour que nous nous portons. […] Plus rien n’est entre nous et la musique : l’énergie et la foi suffisent pour la créer, un ordinateur pour la mixer et la distribuer tout autour du monde. Nous sommes cosmopolites mais pratiquons le local : dans des sphères restreintes et de fait habitables, nous façonnons des objets qui nous ressemblent, puis nous les partageons. Dans nos potagers numériques, nous cultivons les liens, IRL comme URL, échangeant nos enthousiasmes, nos connaissances et les nuances de nos vies intérieures. Partout, nous nous réapproprions nos heures. […] Nous sommes indépendants, multitâches et bricoleurs. […] Nous échangeons nos vêtements, nos logements, nos idées. Sans faire de bruit, une révolution discrète, locale et qui ne cherche à convaincre personne a déjà eu lieu. Nous acceptons désormais d’être sans statut, retirés dans les marges joyeuses, par nécessité comme par choix. L’avenir est pour nous dans les friches. […] Pareils à des ballons déjà partis trop haut, nous ne pouvons plus redescendre : dans un ciel sans repères, nous cherchons les nouvelles couleurs. Le monde est une pâte à modeler, pas cette masse inerte et triste pour laquelle il passe. Des futurs multicolores nous attendent. N’ayez pas peur, il n’y a plus rien à perdre. »
> [!accord] Page 22
Penser le futur de cette manière, nouer à lui son corps, petit ballon, pour qu’il s’élève, c’est aussi se rapporter autrement au passé. Comme le fait Kader Attia dans son travail plastique et politique sur la réparation, ou comme le font Kantuta Quirós, Aliocha Imhoff et Camille de Toledo dans Les Potentiels du temps : non pas tourner le dos au passé, mais s’y relier autrement ; hériter autrement, d’un passé qui n’est pas ce qui pèse, enchaîne et endette, mais ce qui continue de vibrer de potentialités – ce qui avait des idées de futurs, des rêves de futurs, et bruissait de possibles. Écouter autrement les voix des morts, entendre les spectres des Indiens, des esclaves, des humbles, entendre ce qu’ils avaient à dire et ce qu’encore aujourd’hui ils diraient. « Non pas pour reconduire des hantises, mais pour se replacer du point de vue des vies inachevées, dans le corps des morts, afin de repartir d’une vie comme aspiration. » Les dés sont relancés, le passé nous rêve, dans une forme non mélancolique de réparation – jusqu’au sens juridique de ce mot.
> [!accord] Page 23
Jardiner : il ne s’agit pourtant pas de réserver l’espérance politique à des lisières et des gestes de peu, et d’encourager une frugalité en toutes choses. « Jardiner » revient comme un mot lesté d’une nouvelle audace, et le « jardin » excède ici tout pré carré. C’est une pratique plus vaste, un grand appel d’air, une réoccupation de l’avenir, un éperon, une chance de se rapporter d’une nouvelle manière à l’existant, dans cette situation très mêlée, indémêlable, de « diversité contaminée » ([[Anna Tsing]]).
> [!information] Page 24
Cela se fait parfois doucement et à bas bruit ; comme dans ce projet de « renaturation » d’une rivière genevoise, l’Aire, réalisé par Georges Descombes, qui justement ne tentait pas de refaire la nature, d’y retourner, de reconduire le cours d’eau à son ancien lit afin de maternellement l’y border ; mais créait à l’intention de cette eau trop longtemps canalisée un nouveau terrain de jeu, une sorte de damier pas du tout naturant, du béton quadrillé gardant justement le souvenir de sa canalisation, mais pour que désormais l’eau s’y ébatte, y refasse ses lignes et ses débordements.
> [!accord] Page 24
Dans le formidable Bois dont les rêves sont faits, la cinéaste Claire Simon s’approche ainsi de toutes sortes de cabanes, et de vies très disparates qui tentent un séjour dans le bois de Vincennes, depuis les contacts sexuels plus ou moins furtifs et heureux, jusqu’aux cabanons nichés sous les arbres, aux relégations (150 « habitants » à l’année dans le bois), et au souvenir totalement arasé de l’université de Vincennes (dont il ne reste qu’un bout de tuyau enfoui dans l’herbe) – cette université autre qui s’était essayée et prouvée ici, dans ces espaces où quelque chose tout à la fois s’écarte, se cache, s’abrite et se tente.
> [!accord] Page 26
Il y a les cabanes, toutes proches, qui se sont établies sur les places de villes du monde entier, quand quelque chose était à défendre ; et celles que constituent ces places elles-mêmes, avec tout ce qu’elles suscitent : tracts, liens, parole, pratiques, joies, luttes de toutes parts. « Nous sommes un peuple de casseurs-cueilleurs », lisait-on sur les banderoles des cortèges de 2016.
> [!accord] Page 26
Il y a les cabanes des jardins ouvriers (on ne dit plus ouvriers, on dit « familiaux », mais on ne devrait pas) : les parcelles ou plutôt les « squats potagers » de ce que Gilles Clément a appelé le « tiers paysage », où c’est la ville elle-même que l’on jardine, promesse de dimanche perpétuel.
> [!accord] Page 26
Il y a les cabanes d’artistes, les huttes imaginantes de Laurent Tixador, de Stéphane Thidet, d’Agnès Varda, les chapiteaux éphémères, les banquets nomades et toutes les joies foraines.
> [!accord] Page 29
Mais ici vient immédiatement le trouble, la gêne – grand embrouillement du réel, décidément. Car le sens accordé à la mobilité, au recyclage, au temporaire, peut changer du tout au tout. Certains dénoncent une situation sociale à ce point dégradée que les nantis (nous) n’ont plus vraiment besoin d’être citoyens, et croient pouvoir se passer des solidarités nationales et des soutiens de l’État – se rêver squatteurs lorsqu’ils vivent en libéraux, chasser plus loin les Roms en jouant aux nomades dans des friches bien trop scénarisées. Les plaisirs de la cabane flirtent aussi avec ça.
> [!approfondir] Page 29
Pas seulement pourtant ; car les expérimentations sont réelles, et les joies aussi ; des emplois s’inventent, des lieux de vie se multiplient, des imaginaires se connectent pour de bon. La friche, le recyclage, deviennent des leçons de villes. « Force est [même] de constater que cet imaginaire bohème [est-ce le bon mot ?], tout contestable qu’il soit, améliore la survie », crée des espaces au moins un peu communs, fait espérer et vouloir, là où tant a été fait pour « empêcher la vie » (Saskia Cousin).
## Un parlement élargi
> [!information] Page 32
Dans une livraison de novembre 1978 du Corriere della Sera, Michel Foucault présentait un ensemble d’enquêtes qu’il appelait des « reportages d’idées » – des textes qui portaient sur l’Iran, les boat people, le Vietnam, la Hongrie, la démocratisation espagnole, les suicides en masse dans une secte américaine… : « Nous avons commencé en septembre une série de reportages pour le Corriere. Le premier a été consacré à la révolution iranienne. […] Suivront rapidement d’autres enquêtes que nous avons conçues comme des ’’reportages d’idées’’. Certains disent que les grandes idéologies sont en train de mourir, d’autres qu’elles nous submergent par leur monotonie. Le monde contemporain, à l’inverse, fourmille d’idées qui naissent, s’agitent, disparaissent ou réapparaissent, secouant les gens et les choses. Et cela non seulement dans les cercles intellectuels ou dans les universités de l’Europe de l’Ouest : mais à l’échelle mondiale et, parmi bien d’autres, des minorités ou des peuples que l’histoire jusqu’à aujourd’hui n’a presque jamais habitués à parler ou à se faire écouter. Il y a plus d’idées sur la terre que les intellectuels souvent ne l’imaginent. Et ces idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes et plus passionnées que ce que peuvent en penser les politiques. Il faut assister à la naissance des idées et à l’explosion de leur force : et cela non pas dans les livres qui les énoncent, mais dans les événements dans lesquels elles manifestent leur force, dans les luttes que l’on mène pour les idées, contre ou pour elles. »
> [!accord] Page 34
Écouter les idées du monde (les idées qu’a le monde) ce serait ça : entendre ces pensées, ces choses qui nous disent qu’on pourrait vivre comme ça, et comme ça, et encore comme ça. Se demander ce que c’est, ce que ce serait d’être fleuve – ce fleuve-là, avec son style et sa personnalité, dans la sinuosité de son cours comme dans la violence de ses débordements ; et cet autre ; se demander ce que ce serait d’être femme, celle-ci, traitée ainsi ; d’être plante, d’être cratère, d’être vent… En toute chose donc percevoir sa pensée, son évasion, son élongation, son envoi, son implication.
> [!accord] Page 35
La terre se fait entendre, le parlement des vivants demande aujourd’hui à être élargi. Élargi à d’autres voix, d’autres intelligences, d’autres façons de s’y prendre pour vivre ; élargi bien sûr à des modernités non occidentales ou à d’autres résistances à la modernité (et ici la pensée de l’Ouest se laisse enfin instruire par d’autres, par des « métaphysiques cannibales »); mais élargi aussi aux bêtes, aux océans, aux pierres, qui ne parlent pas mais qui n’en pensent pas moins.
> [!accord] Page 35
L’élargissement radical des formes de vie à considérer et des ententes à construire, voilà le point vif. Et voilà le site où construire des cabanes – car pour imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé, il faut avant tout recréer les conditions d’une perception élargie. C’est l’élargissement qu’il y a à habiter, c’est dans l’élargissement que l’on a à bâtir, sur cette carte non pas seulement étendue mais dilatée par l’attention portée à tous, aux pollinisateurs, aux racines, aux crues, aux morts qui nous regardent, aux métamorphoses… Élargir en effet ce n’est pas seulement agrandir, mais nouer, renouer : de quoi veux-tu t’entourer, à quoi te lier, dans quoi t’immerger ? Les luttes actuelles ont toutes à voir avec l’évidence de cet élargissement, avec son appel, sa surprise.
> [!accord] Page 36
La terre n’est pas muette donc. Mais comment entendre ses idées ? Nous n’avons pas l’habitude d’être à l’écoute des choses qui ne parlent pas ; nous ne savons pas comment nous y prendre pour les entendre et pour nous relier à elles (c’est d’ailleurs ce qui nous rend un peu envieux des cultures animistes, qui savent y faire, et transmettent de bonnes manières); au mieux savons-nous les ventriloquer, parler en leur nom, en les tenant pour un interlocuteur unique (« la nature »).
> [!accord] Page 36
Comment entendre, par exemple, le discours de l’eau – et notamment ce que le silence terrifiant de la Méditerranée a bel et bien à dire ? Il suffit peut-être de l’interroger, de l’inviter à comparaître. Par exemple à comparaître au procès en responsabilité des vies perdues sur nos côtes, qu’il faudra bien tenir un jour. L’eau sans doute ne peut pas répondre mais elle peut paraître à la barre, témoigner, accuser même, si l’on se met à l’écoute de ce dont, très concrètement, son silence et son opacité se souviennent. L’eau en effet ne se contente pas d’ensevelir, elle retient, conserve, enveloppe ce qui s’y love, par là se souvient, et peut donc témoigner. Écouter ce qu’elle a à dire, c’est écouter ce témoignage, avoir à entendre un tout nouveau témoignage (car la Méditerranée disait bien autre chose avant). Ce n’est pas seulement que l’eau désormais gémisse, c’est qu’elle porte plainte : elle porte la plainte, la recueille, la soutient. Les tonnes de plastique qu’elle enferme portent plainte – une plainte en contrefaçon pour falsification du paysage, défiguration de la figure même de nos mythes, défiguration du cosmos. Les embarcations échouées portent plainte. Les corps noyés évidemment portent plainte. Ce n’est pas seulement donc que l’eau se souvienne, s’informe, change de forme et de cours, se plasme et se replasme autour de l’advenu, et à sa manière en garde la trace ; c’est qu’elle a été témoin et qu’un témoin ça se convoque, publiquement, et ça s’écoute. Les efforts pour entendre le discours de l’eau ne sont pas des efforts pour fictionner une parole, mais pour se mettre à l’écoute de quelque chose qui justement n’a pas le don de parole, et qui pourtant a beaucoup à dire, et pourrait, dans son silence, répondre de nous et de notre humanité. – « Un seul navire répondra à tout », posait Michaux en clausule de Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions.
> [!information] Page 37
C’est ce qui a animé le travail de Charles Heller et Lorenzo Pezzani, Forensic Oceanography, lorsqu’ils se sont fait les vigies des embarcations et des vies perdues en Méditerranée, les défenseurs de leurs droits, et par conséquent les surveillants des surveillants. Ces géographes se sont penchés sur le cas d’un bateau abandonné à la mort, « the left-to-die boat », une embarcation de migrants qui en 2011 a dérivé pendant quatorze jours dans une zone surveillée par l’OTAN, a envoyé de multiples signaux, a été plusieurs fois identifié, a reçu la visite d’un hélicoptère et a croisé la trajectoire d’un navire militaire, mais n’a jamais été secouru, et sur lequel soixante-trois personnes ont trouvé la mort, dans une éclipse silencieuse des juridictions et un cloisonnement des espaces de contrôle, au bord apparent de toute responsabilité. Ignorées, ces vies ont pourtant laissé des traces dans l’eau, jusqu’à celles des appels de détresse, et en déchiffrant attentivement ces traces on peut transformer la mer elle-même « en un témoin susceptible d’être interrogé ».
> [!information] Page 37
Le documentariste chilien Patricio Guzmán écoute lui aussi la non-parole de l’eau, dans Le Bouton de nacre, reportage d’idées à sa manière, qui fait alterner plusieurs voix d’eau : la découverte de corps torturés et noyés ; l’honneur rendu à un savoir-faire, à toute une pratique de l’eau maintenue par les peuples indigènes du sud du Chili, dans une sorte d’anthropologie liquide ; le regard posé sur des blocs de quartz enfermant millénairement des bulles d’eau ; le constat de ce que ce pays, le Chili, présente plus de 4 000 km de côtes mais désaime l’océan, lui tourne le dos, et qu’en son Nord il porte aussi le désert le plus aride du monde… Toutes ces voix se font entendre, et leur chœur converge vers l’évidence d’une mémoire de l’eau ; cette idée a une signification précise, quoique controversée : c’est le nom donné, en 1981, à une hypothèse de Jacques Benveniste selon laquelle l’eau qui a été en contact avec certaines substances conserve une sorte d’empreinte de leurs propriétés alors qu’elles ne s’y trouvent statistiquement plus ; il semble que cette hypothèse soit aujourd’hui unanimement considérée comme fantaisiste. Mais avec Guzmán, le thème un peu louche de la mémoire de l’eau se trouve repolitisé, restitué à sa force conflictuelle, car cette mémoire est appelée à la barre – appelée, j’y insiste, à comparaître et à crier justice. Et tout le film est fait pour placer sous nos yeux deux épisodes invisibles : la disparition, occultée et oubliée, des peuples autochtones, et celle des desaparecidos, certes plus bruyantes mais tout aussi occultées, durant les années de plomb, entre 1973 et 1990.
> [!accord] Page 38
En 1962, [[Printemps Silencieux|Silent Spring]] de Rachel Carson faisait entendre pour la première fois la conscience à grande échelle d’un saccage écologique. « [[Printemps Silencieux|Silent spring]] », [[printemps silencieux]]. Ce titre, inspiré par des vers de John Keats, donnait une forme d’emblée poignante à cette conscience ; il en nommait non seulement le symbole mais l’émotion la mieux partagée : celle qui vient de la raréfaction du chant des oiseaux, et du trouble quant à ce qu’il en est alors de toute notre vie sensible et des repères les plus ordinaires de notre rapport au monde naturel. Le printemps s’est tu, quelque chose de très familier nous est progressivement retiré, quelque chose d’enveloppant et d’immémorial, la preuve et la célébration habituelles du monde, cet accès toujours chantant à l’intensité du vivant qui nous vient, nous semble venir, joyeusement, des oiseaux.
^11d7a8
> [!accord] Page 40
On doit le diagnostic de cet effondrement à des scientifiques aussi bien qu’à des amateurs – il y entre en effet une sorte d’amitié pour les oiseaux, quelque chose que chacun peut éprouver pour son compte. Fabienne Raphoz, qui écrit depuis longtemps, essais et poèmes, sur les oiseaux, se dit ainsi « ornithophile » : ni ornithologue, ni méthodique birdwatcher, mais ornithophile, mue par l’amour des oiseaux et le plaisir pris à leur existence. Ornithophilie : joie que des oiseaux soient là, surprise qu’ils existent et qu’ils soient tels, plaisir pris à la forme de leur présence, à la manière dont ils peuplent le ciel et ouvrent au-devant de nous un monde de lignes et de chants. Mais aussi, et surtout, vigilance quant à leur sort, et tristesse devant leur disparition.
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L’écologie aujourd’hui ne saurait être seulement une affaire d’accroissement des connaissances et des maîtrises, ni même de préservation ou de réparation. Il doit y entrer quelque chose d’une philia : une amitié pour la vie elle-même et pour la multitude de ses phrasés, un concernement, un souci, un attachement à l’existence d’autres formes de vie et un désir de s’y relier vraiment.
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Ponge faisait remarquer dans ses « Notes prises pour un oiseau » qu’en français le mot « oiseau » contient toutes les voyelles de l’alphabet, et que cela « en fait une sorte de chant intégré ou latent ».
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Quelque chose aujourd’hui veut renouer avec une intensité d’écoute. On lisait il y a longtemps dans les entrailles ou le vol des oiseaux ; puis on a pensé y discerner l’humble pépiement d’un dieu qui s’était décidé à camper parmi nous, habitant les plus modestes constituants de ce monde. On cherche aujourd’hui à réentendre le monde, à réentendre « parler » les choses de la nature ; on jalouse d’ailleurs parfois, à ce sujet, les peuples de tradition orale, en se rêvant animistes. C’est qu’on espère retrouver une écoute et une sensibilité plus vastes, mais dans un sens renouvelé, tout entier nimbé de cette anxiété écologique. Sans doute même l’appétit avec lequel la pensée contemporaine se tourne vers les ritualités, les chamanismes ou les magies a-t-il avant tout à voir avec ce désir de ré-entendre parler le monde, d’entendre le monde dire ses idées, et de savoir que ce monde (êtres, choses) est lui aussi à l’écoute de ce que nous faisons. Je pense par exemple à l’animisme tranquillement professé par David Abram dans la proposition d’élargissement de la perception que constitue Comment la terre s’est tue. Comment la terre s’est tue : ce ne serait donc pas exactement qu’elle ne parle pas, mais qu’elle s’est tue – soit qu’on ne sache pas l’entendre, soit qu’elle ait décidé de faire silence, en certains points du monde, à certaines oreilles (pas toutes, c’est évident), peut-être à l’occasion de chaque nouvelle extinction.
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Réentendre, affûter une écoute, percevoir des métamorphoses, c’est aussi ce que vise le bioacousticien Bernie Krause. Il travaille à garder la trace de ces mondes sonores, à en célébrer la splendeur, mais aussi à témoigner de leurs transformations – de leurs dégradations, de leurs dysharmonies inédites. Il a passé près de cinquante ans à écouter la nature, rassemblant ses documents dans une bibliothèque sonore de plus de cinq mille heures, une bandeson à la fois bienfaisante et inquiétante, puisqu’il s’agit désormais pour lui d’alerter sur la disparition de milliers d’espèces.
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C’est ici que l’on croise les efforts d’une anthropologie élargie, étendue désormais à d’autres sujets que les vivants humains. Dans son tournant « ontologique » (avec Marylin Strathern, Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Tim Ingold, Eduardo Kohn, [[Anna Tsing]]…), l’anthropologie invite en effet à reconnaître le statut de sujet à des vivants non humains, mais aussi à des non-vivants, en les dotant d’une intériorité, d’une capacité à signifier, d’une agentivité (avec des effets déjà sensibles, dans le droit par exemple, lorsque des fleuves se voient dotés d’une personnalité juridique). Être pierre, être fleuve, être forêt, être rive, être bête, être machine, être fantôme… : autant de modes d’être désormais rassemblés sur une même scène ontologique et politique – puisque c’est avec chacune de ces formes de vie que nous avons à nous lier, et qu’à chacune de ces choses (à son silence, à ses réclamations) il s’agit de prêter l’oreille.
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Le chapelet des verbes décidément s’égrène, et avec l’infinitif l’énumération (l’élargissement) s’enclenche d’elle-même : être fleuve, être pierre, « penser comme un arbre » (Jacques Tassin), « penser comme une montagne » (Aldo Leopold), « apprendre à parler à une pierre » (Annie Dillard), « penser comme un rat » (Vinciane Despret), penser comme une forêt. Pas même se demander si les forêts pensent, mais poser qu’elles le font : c’est tout le propos d’Eduardo Kohn dans How Forests Think, un livre exemplaire de cette décision d’étendre le parlement des vivants avec lesquels nous savons qu’il nous faut entretenir des relations politiques
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Pauvre poème pourtant, que l’on soupçonne de ne rien savoir toucher du réel : même les plus imaginatifs des anthropologues ou des philosophes du vivant croient devoir préciser que, si la terre parle, si les bêtes ont du génie ou si les forêts pensent, ce n’est pas dans un sens poétique.
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Or c’est là l’ordinaire de l’effort poétique ; ou plutôt : c’est la folie raisonnable du poème ; ou encore : c’est l’animisme tranquille du poème, sa force de vérité écopolitique, aujourd’hui très précieuse, que de dresser une scène de parole et de pensée où écouter ce qui ne parle pas et pourtant signifie, non en lui « donnant voix » mais en le laissant faire signe à sa manière ; une scène où s’adresser donc à ce qui ne répondra pas, à ce qui n’entend pas, peut-être même n’existe pas, en tout cas pas comme nous : les choses (« Objets inanimés, avez-vous donc une âme… ? »); les bêtes, les vivants non humains, les rivières, les arbres (« Surgissez, bois de pins, surgissez dans la parole. L’on ne vous connaît pas. – Donnez votre formule », Ponge, Le Carnet du bois de pins); les pas-vivants, les plus vivants, les défunts (« Ce poème t’est adressé et ne rencontrera rien »). Le poème qui s’adresse avec sérieux à ce qui ne saurait parler, qui règle entièrement sa parole sur ce qui ne saurait parler (sur la réalité de cela à quoi il s’adresse), qui n’entend pas des voix mais fait obstinément (comme Roubaud destinant son poème à sa femme morte) « l’hypothèse d’une rencontre, l’hypothèse d’une réponse, l’hypothèse de quelqu’un ».
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Pour un poète en effet, rien d’étrange à écouter les pensées de l’eau, de l’arbre, des morts, à s’adresser à eux, à leur poser des questions, à leur commander même. Animisme calmement soutenu par le poème, un qu’il nous reste, un qu’on n’a pas perdu, sur lequel on pourrait faire fond pour se rapporter avec plus d’ampleur aux choses, se relier de nouveau à l’intelligence du monde ; qui pourrait nous aider à cesser de jalouser les peuples traditionnels (que l’on regarde tour à tour comme des enfants ou comme d’inatteignables ancêtres, des ancêtres au présent mais incontemporains, parqués de l’autre côté du globe). Animisme, ou plutôt, travail patient des analogies, imagination des relations, nouages et dénouages, reconnaissance d’alliés là où l’on avait appris à ne considérer que des ressources, des immobilités et des mutismes. Élargissement.
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Un poète dit moins : ça ne parle pas, ça ne chante peut-être même pas. Et il dit plus : c’est une langue, j’ai à la traduire. Et non seulement c’est une langue, mais elle me livre une leçon, que j’ai à entendre. Dominique Meens a par exemple entendu une grive dire « mais », lui dire « non » même (Mes langues ocelles). Il se souvient du jour où, jeune soldat en Allemagne, il a entendu le chant de la grive. Et c’est avec ce chant qu’il a su à quoi il songeait – « ce mais proposé par la grive, par le chant de la grive, […] ce mais répété dérivant dans ses valeurs ». Et d’en tirer toutes les leçons logiques et pratiques : « Je tirai immédiatement la conclusion morale de notre engagement réciproque – elle chantait – : je ne ferais pas de vieux os dans ces conditions qui m’avaient permis de la croiser. Ce n’était pas une vie. Je pourrais tout aussi bien me vouloir une vie de grive. » Elle disait « mais » donc, lui disait « mais » ; ce qu’elle chantait lui disait « mais » ; ce qu’elle était lui disait « mais ». Sa manière d’être, de voler, de sonner, est bien ici une phrase : une phrase-vie à la sienne (à la nôtre) opposée – une protestation, une réplique : mais qui t’oblige à vivre comme ça ? Ce que prouva la grive et que nouait son écoute, donc : qu’il fallait vivre tout autrement. « Si les hommes ne font trop les sourds, [les bêtes] leur crient : Vive la liberté ! »
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Il s’agit donc d’écouter comme il faut, de s’approcher comme il faut, de toucher avec justesse pour toucher au vif, de lutter contre les bâclages, en attention, en pensée et en geste. Or le juste toucher, le tact décidément, c’est une affaire de syntaxe, c’est-à-dire d’efforts pour créer des liens et en défaire d’autres, nouer, dénouer, renouer avec justesse les choses et les gens. Vinciane Despret parle elle aussi de tact, d’un « tact ontologique », lorsqu’elle décrit par exemple l’attitude de pensée et l’ordre de pratiques qu’il faudrait adopter dans nos sociétés sans rites (ou supposées telles) pour entretenir de bonnes relations avec les morts : ne pas leur demander des comptes sur ce qu’ils sont ou ne sont plus, ne pas les croire habitants de quelque au-delà (ni leur refuser trop vite cette survivance), s’inquiéter plutôt de ce qu’ils attendent, chercher les bons gestes. Mais je crois qu’il faut aussi au tact des efforts de parole, et que la poésie y pourvoie. Qu’est-ce par exemple que dire « tu » à ceux qui n’entendent pas, ou qui n’existent plus ? Le poème est là pour ça, pour instituer ces scènes syntaxiques méditées, plurielles, où l’on essaiera des liens en parole jusqu’à trouver le bon, où l’on nouera les pronoms de l’interlocution et où pourtant l’on se tiendra, où l’on saura qu’on se tient, sur le bord de ces pronoms, sur le bord de cet échange, et qu’à cet échange on n’aura pas droit. Ne pas se hâter de donner voix, ne pas changer des sujets tout autres en nos semblables, ne pas laisser la vie coloniser jusqu’au royaume des morts.
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Les métamorphoses environnementales et les instabilités climatiques font émerger des alliances surprenantes. Il faudrait, plaident ainsi Philippe Descola ou [[Baptiste Morizot]] (qui réfléchit aux relations de « diplomatie » à inventer avec d’autres espèces) supporter ce moment d’instabilité où l’on ne sait pas trop quelles relations il convient d’entretenir avec ces autres formes de vie, mais où l’on pressent que c’est là un des enjeux politiques de notre temps : ne pas se hâter de stabiliser les relations, ne pas se risquer à changer les non-humains en humains, considérer patiemment les liens possibles, parier sur les métamorphoses, relancer l’imagination.
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Dans des paysages tout aussi instables, Ovide faisait déjà lever, de désir en désir, le parlement élargi qu’il nous faut aujourd’hui instituer, ce parlement qui rassemblerait sur la scène politique humains et non-humains, hommes et bêtes, fleuves, pierres, forêts… Parlement élargi pour un âge métamorphique, qui sait et ne sait pas ce qui lui arrive. Ovide en effet chante la vie qui jamais ne se fixe, toujours déclose, prometteuse, inquiétante, la vie qui est toujours une autre vie ; il chante les corpora nova, ces formes changées en corps nouveaux, il chante le devenir, l’impermanence, sans doute même chante-t-il déjà la critique. Luc Boltanski (sociologue et poète, je l’ai dit) a d’ailleurs eu l’audace d’entendre dans Les Métamorphoses une leçon sur la mobilité du social, sur la transformation qui est la substance même du social et constitue le moteur de la critique : la vie sociale est faite d’arrangements, mais d’arrangements plus fragiles qu’on ne le croit, qui pourraient être tout autres, car décidément rien ne nous oblige à vivre « comme ça ». Exercer la critique, sentir que le monde pourrait être différent, s’engager, lutter, c’est percevoir partout l’ouverture de ce « tout autre », ces possibles à même le monde, à même les choses.
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Observant, soutenant ce qui se tente aujourd’hui dans des espaces protégés par leur occupation même, Jean-Baptiste Vidalou relève ainsi l’unité d’une expérience, d’une tentative, celle qui consiste à habiter des territoires en lutte, à lutter par le fait même de les habiter, d’y installer sans exploitation ni domination des morceaux de sa vie. Les militants de Notre-Dame-des-Landes bien sûr, de Bure, du Morvan, mais aussi, à l’échelle du globe, les paysans du Guerrero au Mexique, les trappeurs du peuple cree, les Penan de Bornéo s’armant de sarbacanes contre les compagnies de plantation de palmiers à huile… Il appelle cela (et voilà qui allonge le chapelet des lignes et des pensées infinitives) : « être forêt ». Être forêt ce n’est pas se prendre pour un arbre, c’est suivre la piste de cet événement vertical qu’est une forêt, « quelque chose qui, contre l’étrangeté du monde administré, est enfin là » ; et braver les pratiques dévastatrices (de sols, de vies et d’idées). Il ne s’agit pas seulement de prendre la nature en respect, de voir dans la forêt une réserve précieuse de la biosphère, mais d’y reconnaître « un certain alliage, une certaine composition tout à fait singulière de liens, d’êtres vivants, de magie », un peuple qui paraît, « une défense qui s’organise », un imaginaire qui s’intensifie, de nouvelles raisons d’aimer, des lieux et des liens où il serait enfin possible de respirer.