Auteur : [[Personnalité/Gilles Deleuze]] et [[Félix Guattari]]
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Tags : [[Clean]]
Temps de lecture : 3 heures et 42 minutes
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# Citation
> [!livre]+
> - [[À travers les murs - L'architecture de la nouvelle guerre urbaine#^58365e|À travers les murs - L'architecture de la nouvelle guerre urbaine]]
> - [[Homo Domesticus#^39d933|Homo Domesticus]]
> - [[Gilles Deleuze (Livre)#^c48eeb|Gilles Deleuze (Livre)]]
> - [[À bout de flux#^U7N7MMP3aDMJUGNQEp38|À bout de flux]]
> - [[Pourparlers 1972-1990#^e8d645|Pourparlers 1972-1990]]
> [[Spectres de ma vie#^PA7LFV8Ya8NM74SFQp170|Spectre de ma vie]]
> [[La Pensée écologique#^5fa948|La Pensée écologique]]
> [!bibliographie]+
> - [[La métaphysique de Deleuze & Guattari#^5CMZH9Q5aVNJGQ9T2p5|La métaphysique de Deleuze & Guattari déjà « par-delà nature et culture »]]
> - [[Les Jeux olympiques sont-ils un culte de la performance#^c39832|Les Jeux olympiques sont-ils un culte de la performance]]
> - [[Devenir-femme de la politique#^7NJDCTI8a5X8THFB7p8|Devenir-femme de la politique]]
# Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille Plateaux
## 1. introduction : Rhizome
> [!accord]
Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes d’articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités ; mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de déterritorialisation et de déstratification. Les vitesses comparées d’écoulement d’après ces lignes entraînent des phénomènes de retard relatif, de viscosité, ou au contraire de précipitation et de rupture. Tout cela, les lignes et les vitesses mesurables, constitue un agencement.
[10/01/2024 03:05](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/10/1%3A295%29)
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> [!accord]
Là comme ailleurs, l’essentiel, ce sont les unités de mesure : quantifier l’écriture. Il n’y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait. Un livre n’a donc pas davantage d’objet. En tant qu’agencement, il est seulement lui-même en connexion avec d’autres agencements, par rapport à d’autres corps sans organes. On ne demandera jamais ce que veut dire un livre, signifié ou signifiant, on ne cherchera rien à comprendre dans un livre, on se demandera avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer des intensités, dans quelles multiplicités il introduit et métamorphose la sienne, avec quels corps sans organes il fait lui-même converger le sien. Un livre n’existe que par le dehors et au-dehors
[10/01/2024 02:51](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/10/1%3A1633%29)
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Ainsi, un livre étant lui-même une petite machine, dans quel rapport à son tour mesurable cette machine littéraire est-elle avec une machine de guerre, une machine d’amour, une machine révolutionnaire, etc. – et avec une machine abstraite qui les entraîne ? On nous a reprochés d’invoquer trop souvent des littérateurs. Mais la seule question quand on écrit, c’est de savoir avec quelle autre machine la machine littéraire peut être branchée, et doit être branchée pour fonctionner. Kleist et une folle machine de guerre, [[Franz Kafka|Kafka]] et une machine bureaucratique inouïe… (et si l’on devenait animal ou végétal par littérature, ce qui ne veut certes pas dire littérairement ? ne serait-ce pas d’abord par la voix qu’on devient animal ?). La littérature est un agencement, elle n’a rien à voir avec de l’idéologie, il n’y a pas et il n’y a jamais eu d’idéologie.
[10/01/2024 03:47](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/10/1%3A2365%29)
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Un premier type de livre, c’est le livre-racine. L’arbre est déjà l’image du monde, ou bien la racine est l’image de l’arbre-monde. C’est le livre classique, comme belle intériorité organique, signifiante et subjective (les strates du livre). Le livre imite le monde, comme l’art, la nature : par des procédés qui lui sont propres, et qui mènent à bien ce que la nature ne peut pas ou ne peut plus faire. La loi du livre, c’est celle de la réflexion, le Un qui devient deux. Comment la loi du livre serait-elle dans la nature, puisqu’elle préside à la division même entre monde et livre, nature et art ? Un devient deux : chaque fois que nous rencontrons cette formule, fût-elle énoncée stratégiquement par Mao, fût-elle comprise le plus « dialectiquement » du monde, nous nous trouvons devant la pensée la plus classique et la plus réfléchie, la plus vieille, la plus fatiguée. La nature n’agit pas ainsi : les racines elles-mêmes y sont pivotantes, à ramification plus nombreuse, latérale et circulaire, non pas dichotomique.
[10/01/2024 03:17](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/14/1%3A0%29)
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> [!accord]
Même le livre comme réalité naturelle est pivotant, avec son axe, et les feuilles autour. Mais le livre comme réalité spirituelle, l’Arbre ou la Racine en tant qu’image, ne cesse de développer la loi de l’Un qui devient deux, puis deux qui deviennent quatre… La logique binaire est la réalité sprituelle de l’arbre-racine. Même une discipline aussi « avancée » que la linguistique garde pour image de base cet arbre-racine, qui la rattache à la réflexion classique (ainsi Chomsky et l’arbre syntagmatique, commençant à un point S pour procéder par dichotomie). Autant dire que cette pensée n’a jamais compris la multiplicité : il lui faut une forte unité principale supposée pour arriver à deux suivant une méthode spirituelle
[10/01/2024 02:30](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/14/1%3A1060%29)
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Soit la méthode du cut-up de Burroughs : le pliage d’un texte sur l’autre, constitutif de racines multiples et même adventices (on dirait une bouture) implique une dimension supplémentaire à celle des textes considérés. C’est dans cette dimension supplémentaire du pliage que l’unité continue son travail spirituel. C’est en ce sens que l’œuvre la plus résolument parcellaire peut être aussi bien présentée comme l’Œuvre totale ou le Grand Opus. La plupart des méthodes modernes pour faire proliférer des séries ou pour faire croître une multiplicité valent parfaitement dans une direction par exemple linéaire, tandis qu’une unité de totalisation s’affirme d’autant plus dans une autre dimension, celle d’un cercle ou d’un cycle
[10/01/2024 02:17](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/16/1%3A705%29)
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> [!accord]
Les mots de Joyce, justement dits « à racines multiples », ne brisent effectivement l’unité linéaire du mot, ou même de la langue, qu’en posant une unité cyclique de la phrase, du texte ou du savoir. Les aphorismes de Nietzsche ne brisent l’unité linéaire du savoir qu’en renvoyant à l’unité cyclique de l’éternel retour, présent comme un non-su dans la pensée. Autant dire que le système fasciculé ne rompt pas vraiment avec le dualisme, avec la complémentarité d’un sujet et d’un objet, d’une réalité naturelle et d’une réalité Spirituelle : l’unité ne cesse d’être contrariée et empêchée dans l’objet, tandis qu’un nouveau type d’unité triomphe dans le sujet
[10/01/2024 02:30](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/16/1%3A1699%29)
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Le multiple, il faut le faire, non pas en ajoutant toujours une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement, à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 (c’est seulement ainsi que l’un fait partie du multiple, en étant toujours soustrait). Soustraire l’unique de la multiplicité à constituer ; écrire à n-1. Un tel système pourrait être nommé rhizome. Un rhizome comme tige souterraine se distingue absolument des racines et radicelles. Les bulbes, les tubercules sont des rhizomes. Des plantes à racine ou radicelle peuvent être rhizomorphes à de tout autres égards : c’est une question de savoir si la botanique, dans sa spécificité, n’est pas tout entière rhizomorphique. Des animaux même le sont, sous leur forme de meute, les rats sont des rhizomes. Les terriers le sont, sous toutes leurs fonctions d’habitat, de provision, de déplacement, d’esquive et de rupture. Le rhizome en lui-même a des formes très diverses, depuis son extension superficielle ramifiée en tous sens jusqu’à ses concrétions en bulbes et tubercules. Quand les rats se glissent les uns sous les autres. Il y a le meilleur et le pire dans le rhizome : la pomme de terre et le chiendent, la mauvaise herbe. Animal et plante, le chiendent, c’est le crab-grass.
[10/01/2024 03:16](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/16/1%3A3010%29)
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Nous sentons bien que nous ne convaincrons personne si nous n’énumérons pas certains caractères approximatifs du rhizome.
1o et 2o Principes de connexion et d’hétérogénéité : n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être. C’est très différent de l’arbre ou de la racine qui fixent un point, un ordre. L’arbre linguistique à la manière de Chomsky commence encore à un point S et procède par dichotomie. Dans un rhizome au contraire, chaque trait ne renvoie pas nécessairement à un trait linguistique : des chaînons sémiotiques de toute nature y sont connectés à des modes d’encodage très divers, chaînons biologiques, politiques, économiques, etc., mettant en jeu non seulement des régimes de signes différents, mais aussi des statuts d’états de choses. Les agencements collectifs dénonciation fonctionnent en effet directement dans les agencements machiniques, et l’on ne peut pas établir de coupure radicale entre les régimes de signes et leurs objets. Dans la linguistique, même quand on prétend s’en tenir à l’explicite et ne rien supposer de la langue, on reste à l’intérieur des sphères d’un discours qui implique encore des modes d’agencement et des types de pouvoir sociaux particuliers.
[10/01/2024 03:36](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/16/1%3A4276%29)
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Un rhizome ne cesserait de connecter des chaînons sémiotiques, des organisations de pouvoir, des occurrences renvoyant aux arts, aux sciences, aux luttes sociales. Un chaînon sémiotique est comme un tubercule agglomérant des actes très divers, linguistiques, mais aussi perceptifs, mimiques, gestuels, cogitatifs : il n’y a pas de langue en soi, ni d’universalité du langage, mais un concours de dialectes, de patois, d’argots, de langues spéciales. Il n’y a pas de locuteur-auditeur idéal, pas plus que de communauté linguistique homogène. La langue est, selon une formule de Weinreich, « une réalité essentiellement hétérogène ». Il n’y a pas de langue-mère, mais prise de pouvoir par une langue dominante dans une multiplicité politique. La langue se stabilise autour d’une paroisse, d’un évêché, d’une capitale. Elle fait bulbe. Elle évolue par tiges et flux souterrains, le long des vallées fluviales, ou des lignes de chemins de fer, elle se déplace par taches d’huile1. On peut toujours opérer sur la langue des décompositions structurales internes : ce n’est pas fondamentalement différent d’une recherche de racines
[10/01/2024 02:32](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/18/1%3A1689%29)
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Principe de multiplicité : c’est seulement quand le multiple est effectivement traité comme substantif, multiplicité, qu’il n’a plus aucun rapport avec l’Un comme sujet ou comme objet, comme réalité naturelle ou spirituelle, comme image et monde. Les multiplicités sont rhizomatiques, et dénoncent les pseudo-multiplicités arborescentes. Pas d’unité qui serve de pivot dans l’objet, ni qui se divise dans le sujet. Pas d’unité ne serait-ce que pour avorter dans l’objet, et pour « revenir » dans le sujet. Une multiplicité n’a ni sujet ni objet, mais seulement des déterminations, des grandeurs, des dimensions qui ne peuvent croître sans qu’elle change de nature (les lois de combinaison croissent donc avec la multiplicité). Les fils de la marionnette, en tant que rhizome ou multiplicité, ne renvoient pas à la volonté supposée une d’un artiste ou d’un montreur, mais à la multiplicité des fibres nerveuses qui forment à leur tour une autre marionnette suivant d’autres dimensions connectées aux premières : « Les fils ou les tiges qui meuvent les marionnettes – appelons-les la trame. On pourrait objecter que sa multiplicité réside dans la personne de l’acteur qui la projette dans le texte. Soit, mais ses fibres nerveuses forment à leur tour une trame. Et elles plongent à travers la masse grise, la grille, jusque dans l’indifférencié… Le jeu se rapproche de la pure activité des tisserands, celle que les mythes attribuent aux Parques et aux Nornes2. » Un agencement est précisément cette croissance des dimensions dans une multiplicité qui change nécessairement de nature à mesure qu’elle augmente ses connexions. Il n’y a pas de points ou de positions dans un rhizome, comme on en trouve dans une structure, un arbre, une racine. Il n’y a que des lignes.
[10/01/2024 03:28](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/20/1%3A2%29)
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Mais justement, un rhizome ou multiplicité ne se laisse pas surcoder, ne dispose jamais de dimension supplémentaire au nombre de ses lignes, c’est-à-dire à la multiplicité de nombres attachés à ces lignes. Toutes les multiplicités sont plates en tant qu’elles remplissent, occupent toutes leurs dimensions : on parlera donc d’un plan de consistance des multiplicités, bien que ce « plan » soit à dimensions croissantes suivant le nombre de connexions qui s’établissent sur lui. Les multiplicités se définissent par le dehors : par la ligne abstraite, ligne de fuite ou de déterritorialisation suivant laquelle elles changent de nature en se connectant avec d’autres.
[10/01/2024 03:39](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/20/1%3A2775%29)
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L’idéal d’un livre serait d’étaler toute chose sur un tel plan d’extériorité, sur une seule page, sur une même plage : événements vécus, déterminations historiques, concepts pensés, individus, groupes et formations sociales. Kleist inventa une écriture de ce type, un enchaînement brisé d’affects, avec des vitesses variables, des précipitations et transformations, toujours en relation avec le dehors. Anneaux ouverts. Aussi ses textes s’opposent-ils à tous égards au livre classique et romantique, constitué par l’intériorité d’une substance ou d’un sujet. Le livre-machine de guerre, contre le livre-appareil d’État. Les multiplicités plates à n dimensions sont asignifiantes et asubjectives. Elles sont désignées par des articles indéfinis, ou plutôt partitifs (c’est du chiendent, du rhizome…).
[10/01/2024 02:20](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/20/1%3A3886%29)
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Tout rhizome comprend des lignes de segmentarité d’après lesquelles il est stratifié, territorialisé, organisé, signifié, attribué, etc. ; mais aussi des lignes de déterritorialisation par lesquelles il fuit sans cesse. Il y a rupture dans le rhizome chaque fois que des lignes segmentaires explosent dans une ligne de fuite, mais la ligne de fuite fait partie du rhizome. Ces lignes ne cessent de se renvoyer les unes aux autres. C’est pourquoi on ne peut jamais se donner un dualisme ou une dichotomie, même sous la forme rudimentaire du bon et du mauvais. On fait une rupture, on trace une ligne de fuite, mais on risque toujours de retrouver sur elle des organisations qui restratifient l’ensemble, des formations qui redonnent le pouvoir à un signifiant, des attributions qui reconstituent un sujet – tout ce qu’on veut, depuis les résurgences œdipiennes jusqu’aux concrétions fascistes. Les groupes et les individus contiennent des microfascismes qui ne demandent qu’à cristalliser. Oui, le chiendent est aussi rhizome. Le bon et le mauvais ne peuvent être que le produit d’une sélection active et temporaire, à recommencer.
[10/01/2024 02:26](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/22/1%3A422%29)
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Rémy Chauvin dit très bien : « Evolution aparallèle de deux êtres qui n’ont absolument rien à voir l’un avec l’autre3. » Plus généralement, il se peut que les schémas d’évolution soient amenés à abandonner le vieux modèle de l’arbre et de la descendance. Dans certaines conditions, un virus peut se connecter à des cellules germinales et se transmettre lui-même comme gène cellulaire d’une espèce complexe ; bien plus, il pourrait fuir, passer dans les cellules d’une tout autre espèce, non sans emporter des « informations génétiques » venues du premier hôte (ainsi les recherches actuelles de Benveniste et Todaro sur un virus de type C, dans sa double connexion avec l’ADN de babouin et l’ADN de certaines espèces de chats domestiques). Les schémas d’évolution ne se feraient plus seulement d’après des modèles de descendance arborescente, allant du moins différencié au plus différencié, mais suivant un rhizome opérant immédiatement dans l’hétérogène et sautant d’une ligne déjà différenciée à une autre4. Là encore, évolution aparallèle du babouin et du chat, où l’un n’est évidemment pas le modèle de l’autre, ni l’autre la copie de l’un (un devenir-babouin dans le chat ne signifierait pas que le chat « fasse » le babouin). Nous faisons rhizome avec nos virus, ou plutôt nos virus nous font faire rhizome avec d’autres bêtes.
[10/01/2024 03:29](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/24/1%3A1525%29)
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C’est la même chose pour le livre et le monde : le livre n’est pas image du monde, suivant une croyance enracinée. Il fait rhizome avec le monde, il y a évolution aparallèle du livre et du monde, le livre assure la déterritorialisation du monde, mais le monde opère une reterritorialisation du livre, qui se déterritorialise à son tour en lui-même dans le monde (s’il en est capable et s’il le peut). Le mimétisme est un très mauvais concept, dépendant d’une logique binaire, pour des phénomènes d’une tout autre nature. Le crocodile ne reproduit pas un tronc d’arbre, pas plus que le caméléon ne reproduit les couleurs de l’entourage. La Panthère rose n’imite rien, elle ne reproduit rien, elle peint le monde à sa couleur, rose sur rose, c’est son devenir-monde, de manière à devenir imperceptible elle-même, asignifiante elle-même, faire sa rupture, sa ligne de fuite à elle, mener jusqu’au bout son « évolution aparallèle ». Sagesse des plantes : même quand elles sont à racines, il y a toujours un dehors où elles font rhizome avec quelque chose – avec le vent, avec un animal, avec l’homme (et aussi un aspect par lequel les animaux eux-mêmes font rhizome, et les hommes, etc.).
[10/01/2024 03:09](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/26/1%3A0%29)
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Tout autre est le rhizome, carte et non pas calque. Faire la carte, et pas le calque. L’orchidée ne reproduit pas le calque de la guêpe, elle fait carte avec la guêpe au sein d’un rhizome. Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit. Elle concourt à la connexion des champs, au déblocage des corps sans organes, à leur ouverture maximum sur un plan de consistance. Elle fait elle-même partie du rhizome. La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou comme une méditation. C’est peut-être un des caractères les plus importants du rhizome, d’être toujours à entrées multiples ; le terrier en ce sens est un rhizome animal, et comporte parfois une nette distinction entre la ligne de fuite comme couloir de déplacement, et les strates de réserve ou d’habitation (cf. le rat musqué). Une carte a des entrées multiples, contrairement au calque qui revient toujours « au même ». Une carte est affaire de performance, tandis que le calque renvoie toujours à une « compétence » prétendue.
[10/01/2024 02:58](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/30/1%3A0%29)
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Il y a donc des agencement très différents cartes-calques, rhizomes-racines, avec des coefficients de déterritorialisation variables. Il existe des structures d’arbre ou de racines dans les rhizomes, mais inversement une branche d’arbre ou une division de racine peuvent se mettre à bourgeonner en rhizome. Le repérage ne dépend pas ici d’analyses théoriques impliquant des universaux, mais d’une pragmatique qui compose les multiplicités ou les ensembles d’intensités. Au cœur d’un arbre, au creux d’une racine ou à l’aisselle d’une branche, un nouveau rhizome peut se former. Ou bien c’est un élément microscopique de l’arbre-racine, une radicelle, qui amorce la production du rhizome.
[10/01/2024 03:36](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/34/1%3A2224%29)
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La comptabilité, la bureaucratie procèdent par calques : elles peuvent pourtant se mettre à bourgeonner, à lancer des tiges de rhizome, comme dans un roman de [[Franz Kafka|Kafka]]. Un trait intensif se met à travailler pour son compte, une perception hallucinatoire, une synesthésie, une mutation perverse, un jeu d’images se détachent, et l’hégémonie du signifiant se trouve remise en question. Des sémiotiques gestuelles, mimiques, ludiques, etc., reprennent leur liberté chez l’enfant, et se dégagent du « calque », c’est-à-dire de la compétence dominante de la langue de l’instituteur – un événement microscopique bouleverse l’équilibre du pouvoir local. Ainsi les arbres génératifs, construits sur le modèle syntagmatique de Chomsky, pourraient s’ouvrir en tout sens, faire rhizome à leur tour10.
[10/01/2024 03:36](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/34/1%3A2912%29) ^523649
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Être rhizomorphe, c’est produire des tiges et filaments qui ont l’air de racines, ou mieux encore se connectent avec elles en pénétrant des dans le tronc, quitte à les faire servir à de nouveaux usages étranges. Nous sommes fatigués de l’arbre. Nous ne devons plus croire aux arbres, aux racines ni aux radicelles, nous en avons trop souffert. Toute la culture arborescente est fondée sur eux, de la biologie à la linguistique. Au contraire, rien n’est beau, rien n’est amoureux, rien n’est politique, sauf les tiges souterraines et les racines aériennes, l’adventice et le rhizome. Amsterdam, ville pas du tout enracinée, ville-rhizome avec ses canaux-tiges, où l’utilité se connecte à la plus grande folie, dans son rapport avec une machine de guerre commerciale.
[10/01/2024 03:07](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/34/1%3A3697%29)
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Problème de la machine de guerre, ou du Firing Squad : un général est-il nécessaire pour que n individus arrivent en même temps à l’état feu ? La solution sans Général est trouvée pour une multiplicité acentrée comportant un nombre fini d’états et des signaux de vitesse correspondante, du point de vue d’un rhizome de guerre ou d’une logique de la guérilla, sans calque, sans copie d’un ordre central. On démontre même qu’une telle multiplicité, agencement ou société machiniques, rejette comme « intrus asocial » tout automate centralisateur, unificateur
[10/01/2024 02:08](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/40/1%3A686%29)
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C’est curieux, comme l’arbre a dominé la réalité occidentale et toute la pensée occidentale, de la botanique à la biologie, l’anatomie, mais aussi la gnoséologie, la théologie, l’ontologie, toute la philosophie… : le fondement-racine, Grund, roots et fundations. L’Occident a un rapport privilégié avec la forêt, et avec le déboisement ; les champs conquis sur la forêt sont peuplés de plantes à graines, objet d’une culture de lignées, portant sur l’espèce et de type arborescent ; l’élevage à son tour, déployé sur jachère, sélectionne des lignées qui forment toute une arborescence animale. L’Orient présente une autre figure : le rapport avec la steppe et le jardin (dans d’autres cas, le désert et l’oasis), plutôt qu’avec la forêt et le champ ; une culture de tubercules qui procède par fragmentation de l’individu ; une mise à l’écart, une mise entre parenthèses de l’élevage confiné dans des espaces clos, ou repoussé dans la steppe des nomades. Occident, agriculture d’une lignée choisie avec beaucoup d’individus variables ; Orient, horticulture d’un petit nombre d’individus renvoyant à une grande gamme de « clones ».
[10/01/2024 03:49](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/42/1%3A0%29)
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Henry Miller : « La Chine est la mauvaise herbe dans le carré de choux de l’humanité. (…) La mauvaise herbe est la Némésis des efforts humains. De toutes les existences imaginaires que nous prêtons aux plantes, aux bêtes et aux étoiles, c’est peut-être la mauvaise herbe qui mène la vie la plus sage. Il est vrai que l’herbe ne produit ni fleurs, ni porte-avions, ni Sermons sur la montagne. (…) Mais en fin de compte c’est toujours l’herbe qui a le dernier mot. En fin de compte tout retourne à l’état de Chine. C’est ce que les historiens appellent communément les ténèbres du Moyen Age. Pas d’autre issue que l’herbe. (…) L’herbe n’existe qu’entre les grands espaces non cultivés. Elle comble les vides. Elle pousse entre, et parmi les autres choses. La fleur est belle, le chou est utile, le pavot rend fou. Mais l’herbe est débordement, c’est une leçon de morale16. » – De quelle Chine parle Miller, de l’ancienne, de l’actuelle, d’une imaginaire, ou bien d’une autre encore qui ferait partie d’une carte mouvante ?
[10/01/2024 02:51](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/42/1%3A2055%29)
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N’y aurait-il pas aussi deux bureaucraties, et même trois (et plus encore) ? La bureaucratie occidentale : son origine agraire, cadastrale, les racines et les champs, les arbres et leur rôle de frontières, le grand recensement de Guillaume le Conquérant, la féodalité, la politique des rois de France, asseoir l’État sur la propriété, négocier les terres par la guerre, les procès et les mariages. Les rois de France choisissent le lys, parce que c’est une plante à racines profondes accrochant les talus. Est-ce la même chose en Orient ? Bien sûr, c’est trop facile de présenter un Orient de rhizome et d’immanence ; mais l’État n’y agit pas d’après un schéma d’arborescence correspondant à des classes préétablies, arbrifiées et enracinées ; c’est une bureaucratie de canaux, par exemple le fameux pouvoir hydraulique à « propriété faible », où l’État engendre des classes canalisantes et canalisées (cf. ce qui n’a jamais été réfuté dans les thèses de Wittfogel). Le despote y agit comme fleuve, et non pas comme une source qui serait encore un point, point-arbre ou racine ; il épouse les eaux plus qu’il ne s’assied sous l’arbre ; et l’arbre de Bouddha devient lui-même rhizome ; le fleuve de Mao et l’arbre de Louis. Là encore l’Amérique n’a-t-elle pas procédé comme intermédiaire ? Car elle agit à la fois par exterminations, liquidations internes (non seulement les Indiens, mais les fermiers, etc.) et par poussées successives externes d’immigrations. Le flux du capital y produit un immense canal, une quantification de pouvoir, avec des « quanta » immédiats où chacun jouit à sa façon dans le passage du flux-argent (d’où le mythe-réalité du pauvre qui devient milliardaire pour redevenir pauvre) : tout se réunit ainsi dans l’Amérique, à la fois arbre et canal, racine et rhizome. Il n’y a pas de capitalisme universel et en soi, le capitalisme est au croisement de toutes sortes de formations, il est toujours par nature néo-capitalisme, il invente pour le pire, sa face d’orient et sa face d’occident, et son remaniement des deux.
[10/01/2024 03:15](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/46/1%3A0%29)
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Résumons les caractères principaux d’un rhizome : à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. Il n’est pas l’Un qui devient deux, ni même qui deviendrait directement trois, quatre ou cinq, etc. Il n’est pas un multiple qui dérive de l’Un, ni auquel l’Un s’ajouterait (n + 1). Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités linéaires à n dimensions, sans sujet ni objet, étalables sur un plan de consistance, et dont l’Un est toujours soustrait (n – 1). Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser. A l’opposé d’une structure qui se définit par un ensemble de points et de positions, de rapports binaires entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions, le rhizome n’est fait que de lignes : lignes de segmentarité, de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou de déterritorialisation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature.
[10/01/2024 03:41](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/50/1%3A0%29)
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Ce qui est en question dans le rhizome, c’est un rapport avec la sexualité, mais aussi avec l’animal, avec le végétal, avec le monde, avec la politique, avec le livre, avec les choses de la nature et de l’artifice, tout différent du rapport arborescent : toutes sortes de « devenirs ».
[10/01/2024 03:19](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/50/1%3A2560%29)
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Que se passe-t-il au contraire pour un livre fait de plateaux, communiquant les uns avec les autres à travers des micro-fentes, comme pour un cerveau ? Nous appelons « plateau » toute multiplicité connectable avec d’autres par tiges souterraines superficielles, de manière à former et étendre un rhizome. Nous écrivons ce livre comme un rhizome. Nous l’avons composé de plateaux. Nous lui avons donné une forme circulaire, mais c’était pour rire. Chaque matin nous nous levions, et chacun de nous se demandait quels plateaux il allait prendre, écrivant cinq lignes, ici, dix lignes ailleurs. Nous avons eu des expériences hallucinatoires, nous avons vu des lignes, comme des colonnes de petites fourmis, quitter un plateau pour en gagner un autre. Nous avons fait des cercles de convergence. Chaque plateau peut être lu à n’importe quelle place, et mis en rapport avec n’importe quel autre.
[10/01/2024 03:44](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/52/1%3A924%29)
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En aucun cas nous ne prétendons au titre d’une science. Nous ne connaissons pas plus de scientificité que d’idéologie, mais seulement des agencements. Et il n’y a que des agencements machiniques de désir, comme des agencements collectifs d’énonciation. Pas de signifiance, et pas de subjectivation : écrire à n (toute énonciation individuée reste prisonnière des significations dominantes, tout désir signifiant renvoie à des sujets dominés). Un agencement dans sa multiplicité travaille à la fois forcément sur des flux sémiotiques, des flux matériels et des flux sociaux (indépendamment de la reprise qui peut en être faite dans un corpus théorique ou scientifique). On n’a plus une tripartition entre un champ de réalité, le monde, un champ de représentation, le livre, et un champ de subjectivité, l’auteur. Mais un agencement met en connexion certaines multiplicités prises dans chacun de ces ordres, si bien qu’un livre n’a pas sa suite dans le livre suivant, ni son objet dans le monde, ni son sujet dans un ou plusieurs auteurs.
[10/01/2024 03:25](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/52/1%3A2899%29)
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Pas facile de percevoir les choses par le milieu, et non de haut en bas ou inversement, de gauche à droite ou inversement : essayez et vous verrez que tout change. Ce n’est pas facile de voir l’herbe dans les choses et les mots (Nietzsche disait de la même façon qu’un aphorisme devait être « ruminé », et jamais un plateau n’est séparable des vaches qui le peuplent, et qui sont aussi les nuages du ciel).
[10/01/2024 03:52](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/52/1%3A4687%29)
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On écrit l’histoire, mais on l’a toujours écrite du point de vue des sédentaires, et au nom d’un appareil unitaire d’État, au moins possible même quand on parlait de nomades. Ce qui manque, c’est une Nomadologie, le contraire d’une histoire. Pourtant là aussi de rares et grandes réussites, par exemple à propos des croisades d’enfants : le livre de Marcel Schwob qui multiplie les récits comme autant de plateaux aux dimensions variables.
[10/01/2024 03:09](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/54/1%3A0%29)
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Culturel, le livre est forcément un calque : calque de lui-même déjà, calque du livre précédent du même auteur, calque d’autres livres quelles qu’en soient les différences, décalque interminable de concepts et de mots en place, décalcage du monde présent, passé ou à venir. Mais le livre anticulturel peut encore être traversé d’une culture trop lourde : il en fera pourtant un usage actif d’oubli et non de mémoire, de sous-développement et non pas de progrès à développer, de nomadisme et pas de sédentarité, de carte et non pas de calque.
[10/01/2024 03:50](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/54/1%3A2214%29)
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RHIZOMATIQUE = POP’ANALYSE, même si le peuple a autre chose à faire que de le lire, même si les blocs de culture universitaire ou de pseudoscientificité restent trop pénibles ou pesants. Car la science serait complètement folle si on la laissait faire, voyez les mathématiques, elles ne sont pas une science, mais un prodigieux argot, et nomadique. Même et surtout dans le domaine théorique, n’importe quel échafaudage précaire et pragmatique vaut mieux que le décalque des concepts, avec leurs coupures et leurs progrès qui ne changent rien. L’imperceptible rupture, plutôt que la coupure signifiante. Les nomades ont inventé une machine de guerre, contre l’appareil d’État. Jamais l’histoire n’a compris le nomadisme, jamais le livre n’a compris le dehors. Au cours d’une longue histoire, l’État a été le modèle du livre et de la pensée : le logos, le philosophe-roi, la transcendance de l’Idée, l’intériorité du concept, la république des esprits, le tribunal de la raison, les fonctionnaires de la pensée, l’homme législateur et sujet. Prétention de l’État à être l’image intériorisée d’un ordre du monde, et à enraciner l’homme. Mais le rapport d’une machine de guerre avec le dehors, ce n’est pas un autre « modèle », c’est un agencement qui fait que la pensée devient elle-même nomade, le livre une pièce pour toutes les machines mobiles, une tige pour un rhizome (Kleist et [[Franz Kafka|Kafka]] contre Goethe).
[10/01/2024 03:50](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/54/1%3A2756%29)
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Écrire à n, n-1, écrire par slogans : Faites rhizome et pas racine, ne plantez jamais ! Ne semez pas, piquez ! Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point ! La vitesse transforme le point en ligne22 ! Soyez rapide, même sur place ! Ligne de chance, ligne de hanche, ligne de fuite. Ne suscitez pas un Général en vous ! Pas des idées justes, juste une idée (Godard). Ayez des idées courtes. Faites des cartes, et pas des photos ni des dessins. Soyez la Panthère rose, et que vos amours encore soient comme la guêpe et l’orchidée, le chat et le babouin
[10/01/2024 02:37](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/56/1%3A0%29)
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Un rhizome ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d’alliance. L’arbre impose le verbe « être », mais le rhizome a pour tissu la conjonction « et… et… et… ». Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. Où allez-vous ? d’où partez--vous ? où voulez-vous en venir ? sont des questions bien inutiles. Faire table rase, partir ou repartir à zéro, chercher un commencement, ou un fondement, impliquent une fausse conception du voyage et du mouvement (méthodique, pédagogique, initiatique, symbolique…).
[10/01/2024 03:42](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/12/2/4/60/1%3A0%29)
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## 2. 1914 – Un seul ou plusieurs loups ?
Comparer une chaussette à un vagin, ça va encore, on le fait tous les jours, mais un pur ensemble de mailles à un champ de vagins, il faut quand même être fou : c’est ce que dit Freud. Il y a là une découverte clinique très importante : ce qui fait toute une différence de style entre névrose et psychose. Par exemple, quand Salvador Dali s’efforce de reproduire les délires, il peut parler longuement de LA corne de rhinocéros ; il ne sort pas pour autant d’un discours névropathe. Mais quand il se met à comparer la chair de poule, sur la peau, à un champ de minuscules cornes de rhinocéros, on sent bien que l’atmosphère change et qu’on est entré dans la folie. Et s’agit-il encore d’une comparaison ? C’est plutôt une pure multiplicité qui change d’éléments, ou qui devient. Au niveau micrologique, les petites cloques « deviennent » des cornes, et les cornes, de petits pénis.
[10/01/2024 03:22](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/10/1%3A886%29)
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Franny écoute une émission sur les loups. Je lui dis : tu voudrais être un loup ? Réponse hautaine – c’est idiot, on ne peut pas être un loup, on est toujours huit ou dix loups, six ou sept loups. Non pas six ou sept loups à la fois, à soi tout seul, mais un loup parmi d’autres, avec cinq ou six autres loups. Ce qui est important dans le devenir-loup, c’est la position de masse, et d’abord la position du sujet lui-même par rapport à la meute, par rapport à la multiplicité-loup, la façon dont il y entre ou n’y entre pas, la distance à laquelle il se tient, la manière dont il tient et ne tient pas à la multiplicité.
[10/01/2024 04:01](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/16/1%3A0%29)
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Problèmes du peuplement dans l’inconscient : tout ce qui passe par les pores du schizo, les veines du drogué, fourmillements, grouillements, animations, intensités, races et tribus. Est-ce de Jean Ray, qui a su lier la terreur aux phénomènes de micromultiplicités, ce conte où la peau blanche se soulève de tant de cloques et pustules, et des têtes noires naines passent par les pores, grimaçantes, abominables, qu’il faut raser au couteau chaque matin ? Et aussi les « hallucinations liliputiennes » à l’éther. Un, deux, trois schizos : « Dans chaque pore de la peau, il me pousse des bébés » – « Oh moi, ce n’est pas dans les pores, c’est dans mes veines que poussent des petites barres de fer » – « Je ne veux pas qu’on me fasse des piqûres, sauf à l’alcool camphré. Sinon il me pousse des seins dans chaque pore. » Freud a tenté d’aborder les phénomènes de foule du point de vue de l’inconscient, mais il n’a pas bien vu, il ne voyait pas que l’inconscient lui-même était d’abord une foule. Il était myope et sourd ; il prenait les foules pour une personne. Les schizos au contraire ont l’œil aigu, et l’oreille. Ils ne prennent pas les rumeurs et les poussées de la foule pour la voix de papa. Jung une fois rêva d’ossements et de crânes. Un os, un crâne n’existent jamais seuls. L’ossuaire est une multiplicité. Mais Freud veut que ça signifie la mort de quelqu’un. « Jung, surpris, lui fit remarquer qu’il y avait plusieurs crânes, pas juste un seul. Mais Freud continuait…25 »
[10/01/2024 02:28](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/18/1%3A0%29)
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Une multiplicité de pores, de points noirs, de petites cicatrices ou de mailles. De seins, de bébés et de barres. Une multiplicité d’abeilles, de footballeurs ou de touaregs. Une multiplicité de loups, de chacals… Tout cela ne se laisse pas réduire, mais nous renvoie à un certain statut des formations de l’inconscient. Essayons de définir les facteurs qui interviennent ici : d’abord quelque chose qui joue le rôle de corps plein – corps sans organes. C’est le désert dans le rêve précédent. C’est l’arbre dépouillé où les loups sont perchés dans le rêve de l’Homme aux loups. C’est la peau comme envoloppe ou anneau, la chaussette comme surface réversible. Ce peut être une maison, une pièce de maison, tant de choses encore, n’importe quoi. Personne ne fait l’amour avec amour sans constituer à soi tout seul, avec l’autre ou les autres, un corps sans organes. Un corps sans organes n’est pas un corps vide et dénué d’organes, mais un corps sur lequel ce qui sert d’organes (loups, yeux de loups, mâchoires de loups ?) se distribuent d’après des phénomènes de foule, suivant des mouvements brownoïdes, sous forme de multiplicités moléculaires.
[10/01/2024 03:44](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/20/1%3A0%29)
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Le désert est peuplé. C’est donc moins aux organes qu’il s’oppose, qu’à l’organisation des organes en tant qu’elle composerait un organisme. Le corps sans organes n’est pas un corps mort, mais un corps vivant, d’autant plus vivant, d’autant plus grouillant qu’il a fait sauter l’organisme et son organisation. Des poux sautent sur la plage de la mer. Les colonies de la peau. Le corps plein sans organes est un corps peuplé de multiplicités. Et le problème de l’inconscient, à coup sûr, n’a rien à voir avec la génération, mais avec le peuplement, la population. Une affaire de population mondiale sur le corps plein de la terre, et pas de génération familiale organique.
[10/01/2024 03:33](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/20/1%3A1148%29)
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Lignes de fuite ou de déterritorialisation, devenir-loup, devenir-inhumain des intensités déterritorialisées, c’est cela, la multiplicité. Devenir loup, devenir trou, c’est se déterritorialiser, d’après des lignes distinctes enchevêtrées. Un trou n’est pas plus négatif qu’un loup. La castration, le manque, le substitut, quelle histoire racontée par un idiot trop conscient, et qui ne comprend rien aux multiplicités comme formations de l’inconscient. Un loup, mais aussi un trou, ce sont des particules de l’inconscient, rien que des particules, des productions de particules, des trajets de particules, en tant qu’éléments de multiplicités moléculaires. Il ne suffit même pas de dire que les particules intenses et mouvantes passent par des trous, un trou n’est pas moins une particule que ce qui y passe. Des physiciens disent : les trous ne sont pas des absences de particules, mais des particules allant plus vite que la lumière. Anus volants, vagins rapides, il n’y a pas de castration.
[10/01/2024 03:54](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/24/1%3A2514%29)
Y a vraiment moyen que Baptiste Morizot soit deleuzien avec son livre sur le vivant mais surtout sur le pistage des loups
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Puis chez Meinong et chez Russell la distinction des multiplicités de grandeur ou de divisibilité, extensives, et des multiplicités de distance, plus proches de l’intensif. Ou bien, chez [[Henri Bergson|Bergson]], la distinction des multiplicités numériques ou étendues, et des multiplicités qualitatives et durantes. Nous faisons à peu près la même chose en distinguant des multiplicités arborescentes et des multiplicités rhizomatiques. Des macro- et des micro-multiplicités. D’une part des multiplicités extensives, divisibles et molaires ; unifiables, totalisables, organisables ; conscientes ou préconscientes – et d’autre part des multiplicités libidinales inconscientes, moléculaires, intensives, constituées de particules qui ne se divisent pas sans changer de nature, de distances qui ne varient pas sans entrer dans une autre multiplicité, qui ne cessent pas de se faire et de se défaire en communiquant, en passant les unes dans les autres à l’intérieur d’un seuil, ou par-delà, ou en deçà. Les éléments de ces dernières multiplicités sont des particules ; leurs relations, des distances ; leurs mouvements, des brownoïdes ; leur quantité, des intensités, des différences d’intensité. ^1bad61
[10/01/2024 03:53](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/26/1%3A692%29)
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Sans doute n’y a-t-il pas plus d’égalité, pas moins de hiérarchie dans les meutes que dans les masses, mais ce ne sont pas les mêmes. Le chef de meute ou de bande joue coup par coup, il doit tout remettre en jeu à chaque coup, tandis que le chef de groupe ou de masse consolide et capitalise des acquis. La meute, même dans ses lieux, se constitue sur une ligne de fuite ou de déterritorialisation qui fait partie d’elle-même, à laquelle elle donne une haute valeur positive, tandis que les masses n’intègrent de telles lignes que pour les segmentariser, les boucher, les affecter d’un signe négatif. Canetti remarque que, dans la meute, chacun reste seul en étant pourtant avec les autres (ainsi les loups-chasseurs) ; chacun mène sa propre affaire en même temps qu’il participe à la bande. « Dans les constellations changeantes de la meute, l’individu se tiendra toujours à son bord. Il sera dedans et aussitôt après au bord, au bord et aussitôt après dedans. Quand la meute fait cercle autour de son feu, chacun pourra avoir des voisins à droite et à gauche, mais le dos est libre, le dos est exposé découvert à la nature sauvage. » On reconnaît la position schizo, être à la périphérie, tenir par une main ou un pied… On y opposera la position paranoïaque du sujet de masse, avec toutes les identifications de l’individu au groupe, du groupe au chef, du chef au groupe ; être bien pris dans la masse, se rapprocher du centre, ne jamais rester en bordure sauf en service commandé.
[10/01/2024 03:59](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/28/1%3A832%29)
Mdr ça mfait penser à l'ensemble et à côté
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Les arbres ont des lignes rhizomatiques, mais le rhizome a des points d’arborescence. Comment ne faudrait-il pas un énorme cyclotron pour produire des particules folles ? Comment des lignes de déterritorialisation seraient-elles même assignables hors des circuits de territorialité ? Comment ne serait-ce pas dans de grandes étendues, et en rapport avec de grands bouleversements dans ces étendues, que coule tout d’un coup le minuscule ruisseau d’une intensité nouvelle ? Que ne faut-il pas faire pour un nouveau son ? Le devenir-animal, le devenir-moléculaire, le devenir-inhumain passent par une extension molaire, une hyperconcentration humaine, ou les prépare. On ne séparera pas chez [[Franz Kafka|Kafka]] l’érection d’une grande machine bureaucratique paranoïaque, et l’installation des petites machines schizo d’un devenir-chien, d’un devenir-coléoptère. On ne séparera pas chez l’Homme aux loups le devenir-loup du rêve, et l’organisation religieuse et militaire des obsessions. Un militaire fait le loup, un militaire fait le chien. Il n’y a pas deux multiplicités ou deux machines, mais un seul et même agencement machinique qui produit et distribue le tout, c’est-à-dire l’ensemble des énoncés qui correspondent au « complexe ».
[10/01/2024 04:01](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/30/1%3A340%29)
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Sur tout cela, qu’est-ce que la psychanalyse a à nous dire ? Œdipe, rien qu’Œdipe, puisqu’elle n’écoute rien ni personne. Elle écrase tout, masses et meutes, machines molaires et moléculaires, multiplicités de tout genre. Soit le second rêve de l’Homme aux loups, au moment de l’épisode dit psychotique : dans une rue, un mur, avec une porte fermée, et à gauche une armoire vide ; le patient devant l’armoire, et une grande femme à petite cicatrice qui semble vouloir contourner le mur ; et derrière le mur, des loups qui se pressent vers la porte. Mme Brunswick elle-même ne peut pas s’y tromper : elle a beau se reconnaître dans la grande femme, elle voit bien que les loups sont cette fois les Bolcheviks, la masse révolutionnaire qui a vidé l’armoire ou confisqué la fortune de l’Homme aux loups. Dans un état métastable, les loups sont passés du côté d’une grande machine sociale. Mais la psychanalyse n’a rien à dire sur tous ces points – sauf ce que disait déjà Freud : tout ça renvoie encore au papa (tiens, il était l’un des chefs du parti libéral en Russie, mais ça n’a guère d’importance, il suffit de dire que la révolution a « satisfait le sentiment de culpabilité du patient »). Vraiment on croirait que la libido, dans ses investissements et ses contre-investissements, n’a rien à voir avec les ébranlements de masses, les mouvements de meutes, les signes collectifs et les particules de désir.
[10/01/2024 02:34](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/30/1%3A1565%29)
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Il n’y a pas d’énoncé individuel, mais des agencements machiniques producteurs d’énoncés. Nous disons que l’agencement est fondamentalement libidinal et inconscient. C’est lui, l’inconscient en personne. Pour le moment nous y voyons des éléments (ou multiplicités) de plusieurs sortes : des machines humaines, sociales et techniques, molaires organisées ; des machines moléculaires, avec leurs particules de devenir-inhumain ; des appareils œdipiens (car oui, bien sûr, il y a des énoncés œdipiens, et beaucoup) ; des appareils contre-œdipiens, d’allure et de fonctionnement variables. Nous verrons plus tard. Nous ne pouvons même plus parler de machines distinctes, mais seulement de types de multiplicités qui se pénètrent et forment à tel moment un seul et même agencement machinique, figure sans visage de la libido. Chacun de nous est pris dans un tel agencement, en reproduit l’énoncé quand il croit parler en son nom, ou plutôt parle en son nom quand il en produit l’énoncé.
[10/01/2024 03:05](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/36/1%3A0%29)
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Il n’y a pas d’énoncé individuel, il n’y en a jamais. Tout énoncé est le produit d’un agencement machinique, c’est-à-dire d’agents collectifs d’énonciation (par « agents collectifs », ne pas entendre des peuples ou des sociétés, mais les multiplicités). Or le nom propre ne désigne pas un individu : c’est au contraire quand l’individu s’ouvre aux multiplicités qui le traversent de part en part, à l’issue du plus sévère exercice de dépersonnalisation, qu’il acquiert son véritable nom propre. Le nom propre est l’appréhension instantanée d’une multiplicité. Le nom propre est le sujet d’un pur infinitif compris comme tel dans un champ d’intensité. Ce que Proust dit du prénom : en prononçant Gilberte, j’avais l’impression de la tenir nue tout entière dans ma bouche.
[10/01/2024 02:57](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/14/2/4/40/1%3A0%29)
Argument pour la destruction de la propriété intellectuelle
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## 3. 10.000 av. J.-C. – La géologie de la morale (pour qui elle se prend, la terre ?)
Les strates étaient des captures, elles étaient comme des « trous noirs » ou des occlusions s’efforçant de retenir tout ce qui passait à leur portée29. Elles opéraient par codage et territorialisation sur la terre, elles procédaient simultanément par code et par territorialité. Les strates étaient des jugements de Dieu, la stratification générale était le système entier du jugement de Dieu (mais la terre, ou le corps sans organes, ne cessait de se dérober au jugement, de fuir et de se destratifier, de se décoder, de se déterritorialiser).
[10/01/2024 03:33](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/8/1%3A1086%29)
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Chaque strate présente en effet des phénomènes constitutifs de double articulation. Articulez deux fois, B-A, BA. Ce qui ne veut pas dire du tout que les strates parlent ou soient du langage. La double articulation est tellement variable que nous ne pouvons pas partir d’un modèle général, mais seulement d’un cas relativement simple. La première articulation choisirait ou prélèverait, sur les flux-particules instables, des unités moléculaires ou quasi moléculaires métastables (substances) auxquelles elle imposerait un ordre statistique de liaisons et successions (formes). La deuxième articulation opérerait la mise en place de structures stables, compactes et fonctionnelles (formes) et constituerait les composés molaires où ces structures s’actualisent en même temps (substances). Ainsi, dans une strate géologique, la première articulation, c’est la « sédimentation », qui empile des unités de sédiments cycliques suivant un ordre statistique : le flysch, avec sa succession de grès et de schistes. La deuxième articulation, c’est le « plissement » qui met en place une structure fonctionnelle stable et assure le passage des sédiments aux roches sédimentaires
[10/01/2024 02:21](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/12/1%3A197%29)
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Mais, évidemment, réduire la relation articulaire aux os n’était qu’une manière de parler. C’était l’ensemble de l’organisme qu’il fallait considérer sous les espèces d’une double articulation, et à des niveaux très différents. D’abord au niveau de la morphogenèse : d’une part, des réalités de type moléculaire aux relations aléatoires sont prises dans des phénomènes de foule ou des ensembles statistiques qui déterminent un ordre (la fibre protéique, et sa séquence ou segmentarité) ; d’autre part, ces ensembles sont eux-mêmes pris dans des structures stables qui « élisent » les composés stéréoscopiques, qui forment organes, fonctions et régulations, qui organisent des mécanismes molaires, et distribuent même des centres capables de survoler les foules, de surveiller les mécanismes, d’utiliser et de réparer l’outillage, de « surcoder » l’ensemble (le repliement de la fibre en structure compacte, et la seconde segmentarité31). Sédimentation et plissement, fibre et repliement
[10/01/2024 02:20](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/16/1%3A852%29)
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Dans une strate il y a des doubles-pinces partout, des double binds, des homards partout, dans toutes les directions, une multiplicité d’articulations doubles qui traversent tantôt l’expression, tantôt le contenu. A tous ces égards, il ne fallait pas oublier l’avertissement de Hjelmslev : « les termes mêmes de plan d’expression et de plan de contenu ont été choisis d’après l’usage courant et sont tout à fait arbitraires. De par leur définition fonctionnelle il est impossible de soutenir qu’il soit légitime d’appeler l’une de ces grandeurs expression et l’autre contenu et non l’inverse : elles ne sont définies que comme solidaires l’une de l’autre, et ni l’une ni l’autre ne peut l’être plus précisément. Prises séparément, on ne peut les définir que par opposition et de façon relative, comme des fonctifs d’une même fonction qui s’opposent l’un à l’autre34 ». Nous devons combiner ici toutes les ressources de la distinction réelle, de la présupposition réciproque et du relativisme généralisé.
[10/01/2024 03:39](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/24/1%3A1973%29)
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N’y avait-il pas lieu de dédier un chant de gloire à Geoffroy Saint-Hilaire ? Car Geoffroy avait su, au XIXe siècle, dresser une conception grandiose de la stratification. Il disait que la matière, dans le sens de sa plus grande divisibilité, consistait en particules décroissantes, en flux ou fluides élastiques qui « se déployaient » en rayonnant dans l’espace. La combustion était le processus de cette fuite ou de cette division infinie sur le plan de consistance.
[10/01/2024 02:08](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/26/1%3A832%29)
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Ainsi la strate organique n’avait aucune matière vitale spécifique, puisque la matière était la même pour toutes les strates, mais elle avait une unité spécifique de composition, un seul et même Animal abstrait, une seule et même machine abstraite prise dans la strate, et présentait les mêmes matériaux moléculaires, les mêmes éléments ou composants anatomiques d’organes, les mêmes connexions formelles. Ce qui n’empêchait pas que les formes organiques fussent différentes entre elles, non moins que les organes ou les substances composées, non moins que les molécules.
[10/01/2024 03:23](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/26/1%3A1608%29)
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D’autre part, en même temps et sous les mêmes conditions, les degrés ne sont pas de développement ou de perfection préexistants, ce sont plutôt des équilibres relatifs et globaux : ils valent en fonction des avantages qu’ils donnent à tels éléments, puis à telle multiplicité dans le milieu, et en fonction de telle variation dans le milieu. En ce sens, les degrés ne se mesurent plus à une perfection croissante, à une différenciation et complication des parties, mais à ces rapports et coefficients différentiels tels que pression de sélection, action de catalyseur, vitesse de propagation, taux de croissance, d’évolution, de mutation, etc. ; le progrès relatif peut donc se faire par simplification quantitative et formelle plutôt que par complication, par perte de composants et de synthèses plutôt que par acquisition (il s’agit de vitesse, et la vitesse est une différentielle). C’est par populations qu’on se forme, qu’on prend des formes, c’est par perte qu’on progresse et qu’on prend de la vitesse. Les deux acquis fondamentaux du darwinisme vont dans le sens d’une science des multiplicités : la substitution des populations aux types, et celle des taux ou rapports différentiels aux degrés38. Ce sont des acquis nomades, avec des frontières mouvantes de populations ou des variations de multiplicités, avec des coefficients différentiels ou des variations de rapports. Et la biochimie actuelle, tout le « darwinisme moléculaire », comme dit Monod, confirme au niveau d’un seul et même individu global et statistique, d’un simple échantillon, l’importance déterminante des populations moléculaires et des taux microbiologiques (par exemple, l’innombrable séquence dans une chaîne, et la variation d’un seul segment au hasard dans cette séquence).
[10/01/2024 03:31](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/34/1%3A0%29)
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En effet, dans la mesure où les éléments et composés s’incorporaient, s’appropriaient les matériaux, les organismes correspondants étaient forcés de s’adresser à des matériaux différents, « plus étrangers et moins commodes », qu’ils empruntaient soit à des masses encore intactes, soit au contraire à d’autres organismes. Le milieu prenait ici une troisième figure encore : ce n’était plus le milieu extérieur ou intérieur, même relatif, ni un milieu intermédiaire, mais plutôt un milieu associé ou annexé. Les milieux associés impliquaient d’abord des sources d’énergie distinctes des matériaux alimentaires eux-mêmes. Tant que de telles sources n’étaient pas conquises, on pouvait dire de l’organisme qu’il se nourrissait, mais non pas qu’il respirait : il restait plutôt dans un état de suffocation40. Une source d’énergie conquise permettait en revanche une extension des matériaux transformables en éléments et composés. Le milieu associé se définissait ainsi par des captures de sources d’énergie (respiration au sens le plus général), par le discernement des matériaux, la saisie de leur présence ou de leur absence (perception) et par la fabrication ou non des éléments ou composés correspondants (réponse, réaction
[10/01/2024 02:24](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/42/1%3A198%29)
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Les milieux agissent toujours, par sélection, sur des organismes entiers, dont les formes dépendent de codes que ces milieux sanctionnent indirectement. Les milieux associés se partagent un même milieu d’extériorité en fonction des formes différentes, comme les milieux intermédiaires se le partagent en fonction de taux ou degrés pour une même forme. Mais ce n’est pas de la même manière que se font ces partages. Par rapport à la ceinture centrale de la strate, les milieux ou états intermédiaires constituaient des « épistrates », les unes sur les autres, et formant de nouveaux centres pour de nouvelles périphéries. Mais on allait appeler « parastrates » cette autre manière dont la ceinture centrale se fragmentait, en côtés et à-côtés, en formes irréductibles et milieux qui leur étaient associés.
[10/01/2024 03:40](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/44/1%3A1007%29)
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Mais qu’est-ce que signifiait changement dans un code, ou modification d’un code, variation de parastrate, d’où provenaient éventuellement de nouvelles formes et de nouveaux milieux associés ? Eh bien, le changement lui-même ne venait évidemment pas d’un passage entre formes préétablies, c’est-à-dire d’une traduction d’un code dans un autre. Tant que le problème était posé ainsi, il était insoluble, et il fallait sans doute dire avec Cuvier et Baër que les types de formes installées, étant irréductibles, ne permettaient nulle traduction ni transformation. Mais le problème se pose tout autrement dès que l’on voit qu’un code est inséparable d’un processus de décodage qui lui est inhérent. Pas de génétique sans « dérive génétique ». La théorie moderne des mutations a bien montré comment un code, forcément de population, comporte une marge de décodage essentielle : non seulement tout code a des suppléments capables de varier librement, mais un même segment peut être copié deux fois, le second devenant libre pour la variation.
[10/01/2024 03:32](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/46/1%3A1025%29)
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Et aussi des transferts de fragments de code se font, d’une cellule à une autre issues d’espèces différentes, Homme et Souris, Singe et Chat, par l’intermédiaire de virus ou par d’autres procédés, sans qu’il y ait traduction d’un code à un autre (les virus ne sont pas des traducteurs), mais plutôt phénomène singulier que nous appelons plus-value de code, communication d’à-côté43. Nous aurons l’occasion d’en reparler, parce que c’est essentiel pour tous les devenirs-animaux
[10/01/2024 02:37](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/46/1%3A2063%29)
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Loin d’être immobiles et figées sur les strates, les formes dans les parastrates, et les parastrates elles-mêmes, sont prises dans un enclenchement machinique : elles renvoient à des populations, les populations impliquent des codes, les codes comprennent fondamentalement des phénomènes de décodage relatifs, et d’autant plus utilisables, composables, additionnables qu’ils sont relatifs, toujours « à côté ».
[10/01/2024 02:24](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/46/1%3A2727%29)
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Sur sa propre strate, un organisme est d’autant plus déterritorialisé qu’il comporte de milieux intérieurs assurant son autonomie, et le mettant dans un ensemble de relations aléatoires avec l’extérieur. C’est en ce sens que les degrés de développement ne peuvent se comprendre que relativement, et en fonction de vitesses, de rapports et de taux différentiels. Il faut penser la déterritorialisation comme une puissance parfaitement positive, qui possède ses degrés et ses seuils (épistrates), et toujours relative, ayant un envers, ayant une complémentarité dans la reterritorialisation. Un organisme déterritorialisé par rapport à l’extérieur se reterritorialise nécessairement sur ses milieux intérieurs. Tel fragment présumé d’embryon se déterritorialise en changeant de seuil ou de gradient, mais reçoit une nouvelle affectation du nouvel entourage. Les mouvements locaux sont bien des altérations. Par exemple les migrations cellulaires, les étirements, les invaginations, les plissements.
[10/01/2024 03:29](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/48/1%3A1403%29)
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Voilà que les formes dépendent de codes dans les parastrates, et plongent dans des processus de décodage ou de dérive ; les degrés sont eux-mêmes pris dans des mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation intensives. Codes et territorialités, décodages et déterritorialisation, ne se correspondent pas terme à terme : au contraire, un code peut être de déterritorialisation, une reterritorialisation peut être de décodage. Il y a de grandes béances entre un code et une territorialité. Les deux facteurs n’en ont pas moins le même « sujet » dans une strate : ce sont les populations qui se déterritorialisent et se reterritorialisent, non moins qu’elles se codent et se décodent. Et ces facteurs communiquent, s’entrelacent dans les milieux.
[10/01/2024 03:43](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/50/1%3A258%29)
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Dans un milieu associé, les perceptions et les actions, même au niveau moléculaire, érigent ou produisent des signes territoriaux (indices). A plus forte raison, un monde animal est constitué, jalonné de tels signes qui le divisent en zones (zone d’abri, zone de chasse, zone neutralisée, etc.), qui mobilisent des organes spéciaux, et correspondent à des fragments de code, y compris à la marge de décodage inhérent au code. Même la part de l’acquis est réservée par le code, ou prescrite par lui. Mais les indices ou signes territoriaux sont inséparables d’un double mouvement. Le milieu associé étant toujours confronté à un milieu d’extériorité où l’animal s’engage, se risque nécessairement, une ligne de fuite doit être préservée qui permette à l’animal de regagner son milieu associé lorsque apparaît le danger (ainsi la ligne de fuite du taureau dans l’arène, par laquelle il peut rejoindre le terrain qu’il s’est choisi46). Et puis une seconde ligne de fuite apparaît lorsque le milieu associé se trouve bouleversé sous les coups de l’extérieur, et que l’animal doit l’abandonner pour s’associer de nouvelles portions d’extériorité, s’appuyant cette fois sur ses milieux intérieurs comme de fragiles béquilles.
[10/01/2024 03:34](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/52/1%3A569%29)
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D’une manière ou d’une autre, l’animal est celui qui fuit plutôt que celui qui attaque, mais ses fuites sont aussi des conquêtes, des créations. Les territorialités sont donc de part en part traversées de lignes de fuite qui témoignent de la présence en elles de mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation. D’une certaine manière, elles sont secondes. Elles ne seraient rien elles-mêmes sans ces mouvements qui les déposent.
[10/01/2024 03:05](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/52/1%3A1993%29)
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Ce qui devait qualifier la déterritorialisation, ce n’était pas sa vitesse (il y en avait de très lentes), mais sa nature, en tant qu’elle constituait des épistrates et des parastrates, et procédait par segments articulés, ou bien au contraire en tant qu’elle sautait d’une singularité à une autre, suivant une ligne non segmentaire indécomposable qui traçait une métastrate du plan de consistance. D’autre part, il ne fallait surtout pas croire que la déterritorialisation absolue venait tout d’un coup, en plus, par après ou au-delà. On ne comprendrait pas dans ces conditions pourquoi les strates elles-mêmes étaient animées de mouvements de déterritorialisation et de décodage relatifs, qui n’étaient pas sur elles comme des accidents. En fait, ce qui était premier, c’était une déterritorialisation absolue, une ligne de fuite absolue, si complexe et multiple fût-elle, celle du plan de consistance ou du corps sans organes (la Terre, l’absolument-déterritorialisée).
[10/01/2024 03:24](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/56/1%3A466%29)
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Mais maintenant l’expression devient indépendante en elle-même, c’est-à-dire autonome. Alors que l’encodage d’une strate précédente était coextensif à la strate, celui de la strate organique se déroule sur une ligne indépendante et autonome, qui se détache au maximum de la deuxième et troisième dimensions. L’expression cesse d’être volumineuse ou superficielle pour devenir linéaire, unidimensionnelle (même dans sa segmentarité). L’essentiel, c’est la linéarité de la séquence nucléique48.
[10/01/2024 03:34](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/64/2/1%3A0%29)
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En effet, tant que le contenu et l’expression se distribuent suivant le moléculaire et le molaire, les substances vont d’état à état, de l’état précédent à l’état suivant, ou de couche en couche, d’une couche déjà constituée à la couche en train de se constituer, tandis que les formes s’établissent à la limite de la dernière couche ou du dernier état, et du milieu extérieur. Si bien que la strate se développe en épistrates et en parastrates, par un ensemble d’inductions de couche en couche, d’état en état, ou bien à la limite. Un cristal dégage ce processus à l’état pur, puisque sa forme s’étend dans toutes les directions, mais toujours en fonction de la couche superficielle de la substance, qui peut être vidée de sa plus grande partie intérieure sans arrêter l’accroissement. C’est l’assujettissement du cristal aux trois dimensions, c’est-à-dire son indice de territorialité, qui fait que la structure ne peut pas formellement se reproduire et s’exprimer, mais seulement la surface accessible, seule déterritorialisable. Au contraire, le détachement d’une pure ligne d’expression sur la strate organique va rendre l’organisme capable à la fois d’atteindre à un seuil de déterritorialisation beaucoup plus haut, de disposer d’un mécanisme de reproduction de tous les détails de sa structure complexe dans l’espace, et de mettre toutes ses couches intérieures « topologiquement en contact » avec l’extérieur, ou plutôt avec la limite polarisée (d’où le rôle particulier de la membrane vivante).
[10/01/2024 03:07](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/66/1%3A550%29)
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De l’autre côté, le langage apparaît bien comme la nouvelle forme d’expression, ou plutôt l’ensemble des traits formels qui définissent la nouvelle expression sur toute la strate. Mais, de même que les traits formels manuels n’existent que dans des formes et des matières formées qui en brisent la continuité et en distribuent les effets, les traits formels d’expression n’existent que dans des langues formelles diverses et impliquent une ou des substances formables. La substance est d’abord la substance vocale qui met en jeu divers éléments organiques, non seulement le larynx, mais la bouche et les lèvres, et toute la motricité de la face, le visage entier. Là aussi, tenir compte de toute une carte intensive : la bouche comme déterritorialisation de la gueule (tout un « conflit entre la bouche et le cerveau », comme disait Perier) ; les lèvres comme déterritorialisation de la bouche (seuls les hommes ont des lèvres, c’est-à-dire un retroussement de la muqueuse intérieure ; seules les femelles d’hommes ont des seins, c’est-à-dire des glandes mammaires déterritorialisées : se fait une reterritorialisation complémentaire des lèvres sur le sein, et du sein sur les lèvres, dans l’allaitement prolongé favorable à l’apprentissage du langage).
[10/01/2024 03:26](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/70/1%3A0%29)
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Et par traduction il ne faut pas seulement comprendre qu’une langue peut en quelque sorte « représenter » les données d’une autre langue, mais plus encore que le langage, avec ses propres données sur sa strate, peut représenter toutes les autres strates, et accéder ainsi à une conception scientifique du monde. Le monde scientifique (Welt, par opposition à l’Umwelt animale) apparaît en effet comme la traduction de tous les flux, particules, codes et territorialités des autres strates dans un système de signes suffisamment déterritorialisés, c’est-à-dire dans un surcodage propre au langage.
[10/01/2024 03:03](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/72/2%3A1060%29)
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Nous avons donc une nouvelle organisation contenu-expression, chacun ayant formes et substances : contenu technologique-expression symbolique ou sémiotique. Par contenu, il ne faut pas seulement entendre la main et les outils, mais une machine sociale technique qui leur préexiste, et constitue des états de force ou des formations de puissance. Par expression, il ne faut pas seulement entendre la face et le langage, ni les langues, mais une machine collective sémiotique qui leur préexiste, et constitue des régimes de signes. Une formation de puissance est beaucoup plus qu’un outil, un régime de signes est beaucoup plus qu’une langue : ils agissent plutôt comme des agents déterminants et sélectifs, tant pour la constitution des langues, des outils, que pour leurs usages, pour leurs communications et diffusions mutuelles ou respectives
[10/01/2024 02:24](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/74/1%3A126%29)
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Challenger voulait aller de plus en plus vite. Personne n’était resté, il continuait pourtant. D’ailleurs sa voix changeait de plus en plus, son apparence aussi, quelque chose d’animal en lui depuis qu’il parlait de l’homme. C’était encore inassignable, mais Challenger semblait se déterritorialiser sur place. Il voulait considérer trois problèmes encore. Le premier problème semblait surtout terminologique : quand est-ce qu’on peut parler de signes ? Devait-on en mettre partout, sur toutes les strates, et dire qu’il y avait signe chaque fois qu’il y avait forme d’expression ? On distinguait sommairement trois sortes de signes : les indices (signes territoriaux), les symboles (signes deterritorialisés), les icônes (signes de reterritorialisation).
[10/01/2024 03:21](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/78/1%3A0%29)
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Les amateurs de signifiant gardent comme modèle implicite une situation trop simple : le mot et la chose. Ils extraient du mot le signifiant, et de la chose le signifié conforme au mot, donc soumis au signifiant. Ils s’installent ainsi dans une sphère intérieure, homogène au langage. Empruntons à Foucault une analyse exemplaire, et qui concerne d’autant plus la linguistique qu’elle n’en a pas l’air : soit une chose comme la prison. La prison, c’est une forme, la « forme-prison », une forme de contenu sur une strate, en rapport avec d’autres formes de contenus (école, caserne, hôpital, usine). Or cette chose ou cette forme ne renvoient pas au mot « prison », mais à de tout autres mots et concepts, tels que « délinquant, délinquance », qui expriment une nouvelle manière de classer, d’énoncer, de traduire et même de faire des actes criminels. « Délinquance » est la forme d’expression en présupposition réciproque avec la forme de contenu « prison ». Ce n’est pas du tout un signifiant, même juridique, dont la prison serait le signifié. On aplatirait ainsi toute l’analyse. La forme d’expression d’ailleurs ne se réduit pas à des mots, mais à un ensemble d’énoncés qui surgissent dans le champ social considéré comme strate (c’est cela, un régime de signes). La forme de contenu ne se réduit pas à une chose, mais à un état de choses complexe comme formation de puissance (architecture, programme de vie, etc). Il y a là comme deux multiplicités qui ne cessent de s’entrecroiser, « multiplicités discursives » d’expressions et « multiplicités non discursives » de contenu. Et c’est d’autant plus complexe que la prison comme forme de contenu a elle-même son expression relative, toutes sortes d’énoncés qui lui sont propres et qui ne coïncident pas forcément avec les énoncés de délinquance. Inversement, la délinquance comme forme d’expression a elle-même son contenu autonome, puisqu’elle n’exprime pas seulement une nouvelle manière d’apprécier les crimes, mais de les faire. Forme de contenu et forme d’expression, prison et délinquance, chacune a son histoire, sa micro-histoire, ses segments. Tout au plus impliquent-elles, avec d’autres contenus et d’autres expressions, un même état de Machine abstraite qui n’agit pas du tout comme signifiant, mais comme une sorte de diagramme (une même machine abstraite pour prison, école, caserne, hôpital, usine…). Et pour ajuster les deux types de formes, les segments de contenu et les segments d’expression, il faut tout un agencement concret à double pince ou plutôt double tête, qui tienne compte de leur distinction réelle. Il faut toute une organisation qui articule les formations de puissance et les régimes de signes, et qui travaille au niveau moléculaire (ce que Foucault appelle les sociétés à pouvoir disciplinaire56).
[10/01/2024 03:22](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/82/1%3A0%29)
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A la méthode expansive qui met des signes dans toutes les strates, ou du signifiant dans tous les signes (quitte à se passer même des signes à la limite), on préférera donc une méthode sévèrement restrictive. D’abord, il y a des formes d’expression sans signes (par exemple, le code génétique n’a rien à voir avec un langage). Les signes se disent seulement dans certaines conditions de strates, et ne se confondent même pas avec le langage en général, mais se définissent par des régimes d’énoncés qui sont autant d’usages réels ou de fonctions du langage. Mais pourquoi garder le mot signe pour ces régimes qui formalisent une expression, sans désigner ni signifier les contenus simultanés qui se formalisent autrement ? C’est que les signes ne sont pas signes de quelque chose, ils sont signes de déterritorialisation et de reterritorialisation, ils marquent un certain seuil franchi dans ces mouvements, et c’est en ce sens qu’ils doivent être conservés (nous l’avons vu même pour les « signes » animaux).
[10/01/2024 03:57](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/84/1%3A0%29)
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Quant au langage, on ne sait plus très bien qu’en faire : le grand Despote avait décidé qu’il fallait lui donner une place à part comme bien commun de la nation et véhicule d’information. On méconnaît ainsi, et la nature du langage qui n’existe que dans des régimes hétérogènes de signes, distribuant des ordres contradictoires plutôt que faisant circuler une information, – et la nature des régimes de signes, qui expriment précisément les organisations de pouvoir ou les agencements, et n’ont rien à voir avec l’idéologie comme expression supposée d’un contenu (l’idéologie est le plus exécrable concept qui cache toutes les machines sociales effectives), – et la nature des organisations de pouvoir, qui ne se localisent nullement dans un appareil d’État, mais opèrent en tous lieux les formalisations de contenu et d’expression dont ils entrecroisent les segments, – et la nature du contenu, qui n’est nullement économique « en dernière instance », puisqu’il y a autant de signes ou d’expressions directement économiques que de contenus non économistes. Ce n’est pas non plus en mettant du signifiant dans l’infrastructure, ou l’inverse, un peu de phallus ou de castration dans l’économie politique, un peu d’économie ou de politique dans la psychanalyse, qu’on élabore un statut des formations sociales.
[10/01/2024 03:45](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/88/1%3A1371%29)
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Il y a enfin un troisième problème. Car il est difficile d’exposer le système des strates sans avoir l’air d’introduire entre elles une espèce d’évolution cosmique ou même spirituelle, comme si elles s’ordonnaient en stades et passaient par des degrés de perfection. Il n’en est rien pourtant. Les différentes figures du contenu et de l’expression ne sont pas des stades. Il n’y a pas de biosphère, de noosphère, il n’y a partout qu’une seule et même Mécanosphère. Si l’on considère d’abord les strates pour elles-mêmes, on ne peut pas dire que l’une soit moins organisée qu’une autre. Même celle qui sert de substrate : il n’y a pas d’ordre fixe, et une strate peut servir de substrate directe à une autre indépendamment des intermédiaires qu’on pourrait croire nécessaires du point de vue des stades et des degrés (par exemple, des secteurs microphysiques comme substrate immédiate de phénomènes organiques).
[10/01/2024 03:14](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/90/1%3A0%29)
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Pour le moment, il fallait marquer une dernière distinction. Non seulement la machine abstraite a des états différents simultanés qui rendent compte de la complexité de ce qui se passe sur le plan de consistance – mais elle ne doit pas être confondue avec ce qu’on appelle agencement machinique concret. La machine abstraite tantôt se développe sur le plan de consistance dont elle construit les continuums, les émissions et les conjugaisons, tantôt reste enveloppée dans une strate dont elle définit l’unité de composition et la force d’attraction ou de préhension. L’agencement machinique est tout à fait différent, bien qu’en rapport étroit : d’abord, il opère sur une strate les coadaptations de contenu et d’expression, il assure les relations bi-univoques entre segments de l’un et de l’autre, il pilote les divisions de la strate en épistrates et parastrates ; ensuite, d’une strate à une autre, il assure le rapport avec ce qui est substrate, et les changements d’organisation correspondants ; enfin, il est tourné vers le plan de consistance, parce qu’il effectue nécessairement la machine abstraite sur telle ou telle strate, et entre les strates, et dans le rapport des strates avec le plan.
[10/01/2024 03:43](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/94/1%3A0%29)
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Il fallait un agencement, par exemple l’enclume du forgeron chez les Dogons, pour que se fassent les articulations de la strate organique. Il faut un agencement pour que se fasse le rapport entre deux strates. Pour que les organismes se trouvent pris et pénétrés dans un champ social qui les utilise : les Amazones ne doivent-elles pas se couper un sein pour que la strate organique s’adapte à une strate technologique guerrière, comme sous l’exigence d’un terrible agencement femme-arc-steppe ? Il faut des agencements pour que des états de forces et des régimes de signes entrecroisent leurs rapports. Il faut des agencements pour que l’unité de composition enveloppée dans une strate, les rapports entre telle strate et les autres, le rapport entre ces strates et le plan de consistance, soient organisés et non pas quelconques. A tous égards les agencements machiniques effectuent la machine abstraite telle qu’elle est développée sur le plan de consistance, ou enveloppée dans une strate.
[10/01/2024 03:55](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/94/1%3A1162%29)
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Et il n’y aura pas de problème plus important que celui-ci : un agencement machinique étant donné, quel est son rapport d’effectuation avec la machine abstraite ? Comment l’effectue-t-il, avec quelle adéquation ? Classer les agencements. Ce que nous appelons mécanosphère, c’est l’ensemble des machines abstraites et des agencements machiniques, à la fois hors strates, sur les strates et interstratiques.
[10/01/2024 03:55](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/16/2/4/94/1%3A2146%29)
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## 4. 20 novembre 1923 – Postulats de la linguistique
La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne une règle de grammaire ou de calcul. Elle « ensigne », elle donne des ordres, elle commande. Les commandements du professeur ne sont pas extérieurs à ce qu’il nous apprend, et ne s’y ajoutent pas. Ils ne découlent pas de significations premières, ils ne sont pas la conséquence d’informations : l’ordre porte toujours et déjà sur des ordres, ce pourquoi l’ordre est redondance.
[10/01/2024 03:10](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/10/1%3A0%29)
Les -cènes rentre dans la logique de plateau ?? Je pense fortement
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Les mots ne sont pas des outils ; mais on donne aux enfants du langage, des plumes et des cahiers, comme on donne des pelles et des pioches aux ouvriers. Une règle de grammaire est un marqueur de pouvoir, avant d’être un marqueur syntaxique. L’ordre ne se rapporte pas à des significations préalables, ni à une organisation préalable d’unités distinctives. C’est l’inverse. L’information n’est que le strict minimum nécessaire à l’émission, transmission et observation des ordres en tant que commandements
[10/01/2024 02:13](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/10/1%3A1991%29)
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Le « premier » langage, ou plutôt la première détermination qui remplit le langage, ce n’est pas le trope ou la métaphore, c’est le discours indirect. L’importance qu’on a voulu donner à la métaphore, à la métonymie, se révèle ruineuse pour l’étude du langage. Métaphores et métonymies sont seulement des effets, qui n’appartiennent au langage que dans le cas où ils supposent déjà le discours indirect. Il y a beaucoup de passions dans une passion, et toutes sortes de voix dans une voix, toute une rumeur, glossolalie : c’est pourquoi tout discours est indirect, et que la translation propre au langage est celle du discours indirect62.
[10/01/2024 02:42](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/12/1%3A715%29)
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Ainsi, d’après Benveniste, le performatif ne renvoie pas à des actes, mais au contraire à la propriété de termes sui-référentiels (les vrais pronoms personnels JE, TU…, définis comme embrayeurs) : si bien qu’une structure de subjectivité, d’intersubjectivité préalable dans le langage, rend suffisamment compte des actes de parole, au lieu de les présupposer
[10/01/2024 02:10](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/16/1%3A526%29)
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Entre l’énoncé et l’acte, le rapport est intérieur, immanent, mais il n’y a pas identité. Le rapport est plutôt de redondance. Le mot d’ordre est en lui-même redondance de l’acte et de l’énoncé. Les journaux, les nouvelles procèdent par redondance, en tant qu’ils nous disent ce qu’il « faut » penser, retenir, attendre, etc. Le langage n’est ni informatif ni communicatif, il n’est pas communication d’information, mais, ce qui est très différent, transmission de mots d’ordre, soit d’un énoncé à un autre, soit à l’intérieur de chaque énoncé, en tant qu’un énoncé accomplit un acte et que l’acte s’accomplit dans l’énoncé.
[10/01/2024 03:31](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/20/1%3A0%29)
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Ce n’est pas la distinction des sujets qui explique le discours indirect, c’est l’agencement, tel qu’il apparaît librement dans ce discours, qui explique toutes les voix présentes dans une voix, les éclats de jeunes filles dans un monologue de Charlus, les langues, dans une langue, les mots d’ordre, dans un mot. L’assassin américain « Son of Sam » tuait sous l’impulsion d’une voix ancestrale, mais qui passait elle-même par la voix d’un chien. C’est la notion d’agencement collectif d’énonciation qui devient la plus importante, puisqu’elle doit rendre compte du caractère social.
[10/01/2024 03:50](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/22/1%3A1056%29)
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Quand Ducrot se demande en quoi consiste un acte, il débouche précisément sur l’agencement juridique, et donne en exemple la sentence du magistrat, qui transforme un accusé en condamné. En effet, ce qui se passe avant, le crime dont on accuse quelqu’un, et ce qui se passe après, l’exécution de la peine du condamné, sont des actions-passions affectant des corps (corps de la propriété, corps de la victime, corps du condamné, corps de la prison) ; mais la transformation de l’accusé en condamné est un pur acte instantané ou un attribut incorporel, qui est l’exprimé de la sentence du magistrat68.
[10/01/2024 03:48](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/24/1%3A434%29)
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La transformation incorporelle se reconnaît à son instantanéité, à son immédiateté, à la simultanéité de l’énoncé qui l’exprime et de l’effet qu’elle produit ; ce pourquoi les mots d’ordre sont strictement datés, heure, minute et seconde, et valent aussitôt que datés. L’amour est un mélange de corps, qui peut être représenté par un cœur percé d’une flèche, par une union des âmes, etc. ; mais la déclaration « je t’aime » exprime un attribut non corporel des corps, de l’amant comme de l’aimé. Manger du pain et boire du vin sont des mélanges de corps ; communier avec le Christ est aussi un mélange entre des corps proprement spirituels, non moins « réels ». Mais la transformation du corps du pain et du vin en corps et sang du Christ est le pur exprimé d’un énoncé, qui s’attribue aux corps.
[10/01/2024 03:28](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/24/1%3A1594%29)
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Dans un détournement d’avion, la menace du pirate qui brandit un revolver est évidemment une action ; de même l’exécution des otages si elle a lieu. Mais la transformation des passagers en otages, et du corps-avion en corps-prison, est une transformation incorporelle instantanée, un mass-media act au sens où les Anglais parlent de speech-act. Les mots d’ordre ou les agencements d’énonciation dans une société donnée, bref l’illocutoire, désignent ce rapport instantané des énoncés avec les transformations incorporelles ou attributs non corporels qu’ils expriment.
[10/01/2024 03:26](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/24/1%3A2391%29)
Les fous en malade mentaux propose par Foucault et l'idée d'enfermement et de contrôle.
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Les agencements ne cessent pas de varier, d’être eux-mêmes soumis à des transformations. D’abord, il faut faire intervenir les circonstances : Benveniste montre bien qu’un énoncé performatif n’est rien hors des circonstances qui le rendent tel. N’importe qui peut crier « je décrète la mobilisation générale », c’est une action d’enfantillage ou de démence, et non pas un acte d’énonciation, s’il n’y a pas une variable effectuée qui donne le droit d’énoncer
[10/01/2024 02:52](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/28/1%3A0%29)
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Or le terme général de circonstances ne doit pas faire croire qu’il s’agisse seulement de circonstances extérieures. « Je le jure » n’est pas le même, suivant qu’on le dit en famille, à l’école, dans un amour, au sein d’une société secrète, au tribunal : ce n’est pas la même chose, mais ce n’est pas non plus le même énoncé ; ce n’est pas la même situation de corps, mais ce n’est pas non plus la même transformation incorporelle.
[10/01/2024 03:05](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/28/1%3A764%29)
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On prendra pour exemple aussi bien, dans d’autres conditions, la formation d’un type d’énoncés proprement léninistes en Russie soviétique, à partir du texte de Lénine intitulé « A propos des mots d’ordre » (1917). C’était déjà une transformation incorporelle qui avait dégagé des masses une classe prolétarienne en tant qu’agencement d’énonciation, avant que soient données les conditions d’un prolétariat comme corps. Coup de génie de la Ire Internationale marxiste, qui « invente » un nouveau type de classe : prolétaires de tous les pays, unissez-vous71 !
[10/01/2024 03:45](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/30/1%3A453%29)
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Nous sommes allés des commandements explicites aux mots d’ordre comme présupposés implicites ; des mots d’ordre aux actes immanents ou transformations incorporelles qu’ils expriment ; puis aux agencements d’énonciation dont ils sont les variables. Pour autant que ces variables entrent dans des rapports déterminables à tel moment, les agencements se réunissent en un régime de signes ou machine sémiotique. Mais il est évident qu’une société est traversée par plusieurs sémiotiques, et possède en fait des régimes mixtes. Bien plus, de nouveaux mots d’ordre surgissent à un autre moment, qui font varier les variables et n’appartiennent pas encore à un régime connu. C’est donc de plusieurs façons que le mot d’ordre est redondance ; il ne l’est pas seulement en fonction d’une transmission qui lui est essentielle, il l’est aussi en lui-même et dès son émission, sous son rapport « immédiat » avec l’acte ou la transformation qu’il effectue.
[10/01/2024 03:03](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/32/1%3A0%29)
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C’est le langage tout entier qui est discours indirect. Loin que le discours indirect suppose un discours direct, c’est celui-ci qui s’extrait de celui-là, dans la mesure où les opérations de signifiance et les procès de subjectivation dans un agencement se trouvent distribués, attribués, assignés, ou que les variables de l’agencement entrent dans des rapports constants, si provisoires soient-ils. Le discours direct est un fragment de masse détaché, et naît du démembrement de l’agencement collectif ; mais celui-ci est toujours comme la rumeur où je puise mon nom propre, l’ensemble des voix concordantes ou non d’où je tire ma voix. Je dépends toujours d’un agencement d’énonciation moléculaire, qui n’est pas donné dans ma conscience, pas plus qu’il ne dépend seulement de mes déterminations sociales apparentes, et qui réunit beaucoup de régimes de signes hétérogènes
[10/01/2024 02:20](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/32/1%3A1232%29)
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La forme d’expression sera constituée par l’enchaînement des exprimés, comme la forme de contenu par la trame des corps. Quand le couteau entre dans la chair, quand l’aliment ou le poison se répand dans le corps, quand la goutte de vin est versée dans l’eau, il y a mélange de corps ; mais les énoncés « le couteau coupe la chair », « je mange », « l’eau rougit », exprime des transformations incorporelles d’une tout autre nature (événements74). Génie des Stoïciens d’avoir poussé ce paradoxe au maximum, jusqu’à la démence et jusqu’au cynisme, et de l’avoir fondé sur les raisons les plus sérieuses : la récompense est qu’ils furent les premiers à faire une philosophie du langage
[10/01/2024 02:27](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/38/1%3A1095%29)
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Bref, l’indépendance fonctionnelle des deux formes est seulement la forme de leur présupposition réciproque, et du passage incessant de l’une à l’autre. On ne se trouve jamais devant un enchaînement de mots d’ordre, et une causalité de contenus, chacun valant pour soi, ou l’un représentant l’autre, et l’autre servant de référent. Au contraire, l’indépendance des deux lignes est distributive, et fait qu’un segment de l’une relaie sans cesse un segment de l’autre, se glisse ou s’introduit dans l’autre. On ne cesse de passer des mots d’ordre à l’ « ordre muet » des choses, comme dit Foucault, et inversement.
[10/01/2024 03:25](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/40/1%3A2633%29)
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Mais, quand nous employons ce mot vague « intervenir », quand nous disons que les expressions interviennent ou s’insèrent dans les contenus, n’est-ce pas encore une sorte d’idéalisme où le mot d’ordre vient du ciel, instantanément ? Il faudrait déterminer non pas une origine, mais les points d’intervention, d’insertion, et cela, dans le cadre de la présupposition réciproque entre les deux formes. Or les formes, de contenu comme d’expression, d’expression comme de contenu, ne sont pas séparables d’un mouvement de déterritorialisation qui les emporte.
[10/01/2024 03:06](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/42/1%3A0%29)
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Ce que nous appelons circonstances ou variables, ce sont ces degrés mêmes. Il y a des variables de contenu, qui sont des proportions dans les mélanges ou agrégats de corps, et il y a des variables d’expression, qui sont des facteurs intérieurs à l’énonciation. En Allemagne, autour du 20 novembre 1923 : l’inflation déterritorialisante du corps monétaire, mais aussi la transformation sémiotique du reichsmark en rentenmark, qui prend le relais et rend possible une reterritorialisation. En Russie autour du 4 juillet 1917 : les proportions d’un état de « corps » Soviets-Gouvernement provisoire, mais aussi l’élaboration d’une sémiotique incorporelle bolcheviste qui précipite les choses, et se fera relayer de l’autre côté par l’action détonante du corps du Parti. Bref, ce n’est pas en découvrant ou en représentant un contenu qu’une expression entre en rapport avec lui. C’est par conjugaison de leurs quanta de déterritorialisation relative que les formes d’expression et de contenu communiquent, les unes intervenant dans les autres, les autres procédant dans les unes
[10/01/2024 02:33](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/42/1%3A1790%29)
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Mais, d’après un axe vertical orienté, l’agencement a d’une part des côtés territoriaux ou reterritorialisés, qui le stabilisent, d’autre part des pointes de déterritorialisation qui l’emportent. Nul plus que [[Franz Kafka|Kafka]] n’a su dégager et faire fonctionner ensemble ces axes de l’agencement. D’une part la machine-bateau, la machine-hôtel, la machine-cirque, la machine-château, la machine-tribunal : chacune avec ses pièces, ses rouages, ses processus, ses corps emmêlés, emboîtés, déboîtés (cf. la tête qui crève le toit).
[10/01/2024 02:51](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/44/1%3A387%29)
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K, la fonction-K, désigne la ligne de fuite ou de déterritorialisation qui entraîne tous les agencements, mais qui passe aussi par toutes les reterritorialisations et redondances, redondances d’enfance, de village, d’amour, de bureaucratie…, etc.
[10/01/2024 04:02](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/44/1%3A1689%29)
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Sous son aspect matériel ou machinique, un agencement ne nous semble pas renvoyer à une production de biens, mais à un état précis de mélange de corps dans une société, comprenant toutes les attractions et répulsions, les sympathies et les antipathies, les altérations, les alliages, les pénétrations et expansions qui affectent les corps de toutes sortes les uns par rapport aux autres. Un régime alimentaire, un régime sexuel règlent avant tout des mélanges de corps obligatoires, nécessaires ou permis. Même la technologie a tort de considérer les outils pour eux-mêmes : ceux-ci n’existent que par rapport aux mélanges qu’ils rendent possibles ou qui les rendent possibles. L’étrier entraîne une nouvelle symbiose homme-cheval, laquelle entraîne en même temps de nouvelles armes et de nouveaux instruments. Les outils ne sont pas séparables des symbioses ou alliages qui définissent un agencement machinique Nature-Société. Ils présupposent une machine sociale qui les sélectionne et les prend dans son « phylum » : une société se définit par ses alliages et non par ses outils.
[10/01/2024 03:02](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/50/1%3A0%29)
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Ce qu’il y a de commun à toutes ces entreprises, c’est d’ériger une machine abstraite de la langue, mais en constituant cette machine comme un ensemble synchronique de constantes. Or on n’objectera pas que la machine ainsi conçue est trop abstraite. Au contraire, elle ne l’est pas assez, elle reste « linéaire ». Elle en reste à un niveau d’abstraction intermédiaire, qui lui permet d’une part de considérer les facteurs linguistiques en eux-mêmes, indépendamment des facteurs non linguistiques ; et d’autre part de considérer ces facteurs linguistiques comme des constantes. Mais, si l’on pousse l’abstraction, on atteint nécessairement à un niveau où les pseudo-constantes de la langue font place à des variables d’expression, intérieures à l’énonciation même ; dès lors, ces variables d’expression ne sont plus séparables des variables de contenu en perpétuelle interaction.
[10/01/2024 03:04](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/52/1%3A499%29)
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La machine abstraite de Chomsky reste liée à un modèle arborescent, et à l’ordre linéaire des éléments linguistiques dans les phrases et leur combinatoire. Mais dès que l’on tient compte des valeurs pragmatiques ou des variables intérieures, notamment en fonction du discours indirect, on est forcé de faire intervenir des « hyperphrases », ou de construire des « objets abstraits » (transformations incorporelles), qui impliquent une surlinéarité, c’est-à-dire un plan dont les éléments n’ont plus d’ordre linéaire fixe : modèle rhizome76
[10/01/2024 02:19](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/52/1%3A2282%29)
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Quand le développement se subordonne la forme et s’étend sur l’ensemble, comme chez Beethoven, la variation commence à se libérer et s’identifie à la création. Toutefois, il faut attendre que le chromatisme se déchaîne, devienne un chromatisme généralisé, se retourne contre le tempérament, et affecte non seulement les hauteurs, mais toutes les composantes du son, durées, intensités, timbres, attaques. Alors on ne peut plus parler d’une forme sonore qui viendrait organiser une matière ; on ne peut même plus parler d’un développement continu de la forme. Il s’agit plutôt d’un matériau très complexe et très élaboré, qui va rendre audible des forces non sonores. Au couple matière-forme se substitue le couplage matériau-forces. Le synthétiseur a pris la place de l’ancien « jugement synthétique a priori », mais par là toutes les fonctions changent.
[10/01/2024 03:42](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/64/1%3A1374%29)
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Là encore, on objecte que la musique n’est pas un langage, les composantes du son ne sont pas des traits pertinents de la langue, il n’y a pas correspondance entre les deux. Mais nous n’invoquons pas de correspondance, nous ne cessons de demander qu’on laisse ouvert ce qui est en question, et qu’on récuse toute distinction présupposée. Avant tout, la distinction langue-parole est faite pour mettre hors langage toutes sortes de variables qui travaillent l’expression ou l’énonciation.
[10/01/2024 03:03](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/66/1%3A0%29)
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[[Jean-Jacques Rousseau]] proposait au contraire un rapport Voix-Musique, qui aurait pu entraîner non seulement la phonétique et la prosodie, mais la linguistique entière, dans une autre direction. La voix dans la musique n’a jamais cessé d’être un axe d’expérimentation privilégié, jouant à la fois du langage et du son. La musique a lié la voix et les instruments de manières très diverses ; mais, tant que la voix est chant, elle a pour rôle principal de « tenir » le son, elle remplit une fonction de constante, circonscrite sur une note, en même temps qu’elle est accompagnée par l’instrument. C’est seulement lorsqu’elle est rapportée au timbre qu’elle se découvre une tessiture qui la rend hétérogène à soi et lui donne une puissance de variation continue : alors elle n’est plus accompagnée, elle est réellement « machinée », elle appartient à une machine musicale qui met en prolongement ou superposition sur un même plan sonore les parties parlées, chantées, bruitées, instrumentales et éventuellement électroniques.
[10/01/2024 04:02](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/66/1%3A493%29) ^f76ab7
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Les langues secrètes prennent ici une grande importance, dans la musique savante autant que populaire. Des ethno-musicologues ont dégagé des cas extraordinaires, par exemple au Dahomey, où tantôt une première partie diatonique vocale cède la place à une descente chromatique en langue secrète, glissant d’un son à l’autre de façon continue, modulant un continuum sonore en intervalles de plus en plus petits, jusqu’à rejoindre un « parlando » dont tous les intervalles s’estompent – et tantôt c’est la partie diatonique qui se trouve elle-même transposée suivant les niveaux chromatiques d’une architecture en terrasses, le chant étant parfois interrompu par le parlando, une simple conversation sans hauteur définie82. C’est peut-être d’ailleurs une caractéristique des langues secrètes, argots, jargons, langages professionnels, comptines, cris des marchands, de valoir moins par leurs inventions lexicales ou leurs figures de rhétorique que par la manière dont elles opèrent des variations continues sur les éléments communs de la langue. Ce sont des langues chromatiques, proches d’une notation musicale. Une langue secrète n’a pas seulement un chiffre ou un code caché qui procède encore par constante et forme un sous-système ; elle met en état de variation le système des variables de la langue publique.
[10/01/2024 03:46](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/66/1%3A2792%29)
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Ce qu’on appelle un style, qui peut être la chose la plus naturelle du monde, c’est précisément le procédé d’une variation continue. Or, parmi tous les dualismes instaurés par la linguistique, il y en a peu de moins fondés que celui qui sépare la linguistique de la stylistique : un style n’étant pas une création psychologique individuelle, mais un agencement d’énonciation, on ne pourra pas l’empêcher de faire une langue dans une langue. Soit une liste arbitraire d’auteurs que nous aimons, nous citons une fois de plus [[Franz Kafka|Kafka]], Beckett, Gherasim Luca, Jean-Luc Godard… On remarque qu’ils sont plus ou moins dans la situation d’un certain bilinguisme : [[Franz Kafka|Kafka]] Juif chèque écrivant en allemand, Beckett Irlandais écrivant à la fois en anglais et en français, Luca d’origine roumaine, Godard et sa volonté d’être Suisse.
[10/01/2024 03:37](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/70/1%3A0%29)
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Bégayer, c’est facile, mais être bègue du langage lui-même, c’est une autre affaire, qui met en variation tous les éléments linguistiques, et même les éléments non linguistiques, les variables d’expression et les variables de contenu. Nouvelle forme de redondance. ET… ET… ET… Il y a toujours eu une lutte dans le langage entre le verbe « être » et la conjonction « et », entre est et et. Ces deux termes ne s’entendent et ne se combinent qu’en apparence, parce que l’un agit dans le langage comme une constante et forme l’échelle diatonique de la langue, tandis que l’autre met tout en variation, constituant les lignes d’un chromatisme généralisé. De l’un à l’autre, tout bascule
[10/01/2024 02:37](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/70/1%3A2069%29)
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Précisément « potentiel », « virtuel », ne s’oppose pas à réel ; au contraire, c’est la réalité du créatif, la mise en variation continue des variables, qui s’oppose seulement à la détermination actuelle de leurs rapports constants. Chaque fois que nous traçons une ligne de variation, les variables sont de telle ou telle nature, phonologique, syntaxique ou grammaticale, sémantique, etc., mais la ligne elle-même est a-pertinente, asyntaxique ou agrammaticale, asémantique. L’agrammaticalité, par exemple, n’est plus un caractère contingent de la parole qui s’opposerait à la grammaticalité de la langue, c’est au contraire le caractère idéal de la ligne qui met les variables grammaticales en état de variation continue.
[10/01/2024 03:54](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/72/1%3A637%29)
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Puisque tout le monde sait qu’une langue est une réalité variable hétérogène, qu’est-ce que signifie l’exigence des linguistes, de tailler un système homogène pour rendre possible l’étude scientifique ? Il s’agit d’extraire des variables un ensemble de constantes, ou de déterminer des rapports constants entre les variables (on le voit bien déjà dans la commutativité des phonologistes). Mais le modèle scientifique par lequel la langue devient objet d’étude ne fait qu’un avec un modèle politique par lequel la langue est pour son compte homogénéisée, centralisée, standardisée, langue de pouvoir, majeure ou dominante
[10/01/2024 02:53](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/78/1%3A0%29)
Plus le langage est codée et complexe moins le capital peut appliquer sont rapport de domination
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Le linguiste a beau se réclamer de la science, rien d’autre que la science pure, ce ne serait pas la première fois que l’ordre de la science viendrait garantir les exigences d’un autre ordre. Qu’est-ce que la grammaticalité, et le signe S, le symbole catégoriel qui domine les énoncés ? C’est un marqueur de pouvoir avant d’être un marqueur syntaxique, et les arbres chomskiens établissent des rapports constants entre variables de pouvoir. Former des phrases grammaticalement correctes est, pour l’individu normal, le préalable de toute soumission aux lois sociales. Nul n’est censé ignorer la grammaticalité, ceux qui l’ignorent relèvent d’institutions spéciales. L’unité d’une langue est d’abord politique. Il n’y a pas de langue-mère, mais prise de pouvoir par une langue dominante, qui tantôt avance sur un large front, et tantôt s’abat simultanément sur des centres divers. On peut concevoir plusieurs façons pour une langue de s’homogénéiser, de se centraliser : la façon républicaine n’est pas forcément la même que la royale, et n’est pas la moins dure88. Mais toujours l’entreprise scientifique de dégager des constantes et des relations constantes se double de l’entreprise politique de les imposer à ceux qui parlent, et de transmettre des mots d’ordre.
[10/01/2024 03:14](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/78/1%3A622%29)
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La notion même de dialecte est très incertaine. De plus, elle est relative, parce qu’il faut savoir par rapport à quelle langue majeure elle exerce sa fonction : par exemple, la langue québécoise ne s’évalue pas seulement par rapport à un français standard, mais par rapport à l’anglais majeur auquel elle emprunte toutes sortes d’éléments phonétiques et syntaxiques pour les faire varier. Les dialectes bantous ne s’évaluent pas seulement par rapport à une langue-mère, mais par rapport à l’afrikaans comme langue majeure, et à l’anglais comme langue contre-majeure préférée par les Noirs90.
[10/01/2024 03:06](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/82/1%3A944%29)
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Comme le remarque Chomsky, un dialecte, une langue de ghetto, une langue mineure n’échappe pas aux conditions d’un traitement qui en dégage un système homogène et en extrait des constantes : le black-english a bien une grammaire propre qui ne se définit pas comme une somme de fautes ou d’infractions envers l’anglais-standard, mais justement cette grammaire ne peut être considérée qu’en lui appliquant les mêmes règles d’étude qu’à celle de l’anglais-standard.
[10/01/2024 03:39](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/84/1%3A64%29)
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Le français, en perdant sa fonction majeure mondiale, ne perd rien de sa constance et de son homogénéité, de sa centralisation. Inversement, l’afrikaans a gagné son homogénéité quand il était une langue localement mineure en lutte contre l’anglais. Même et surtout politiquement, on voit mal comment les tenants d’une langue mineure peuvent opérer, sauf en lui donnant, ne serait-ce que par l’écriture, la constance et l’homogénéité qui en font une langue localement majeure capable de forcer la reconnaissance officielle (d’où le rôle politique des écrivains qui font valoir les droits d’une langue mineure). Mais il semble que l’argument contraire vaut davantage encore : plus une langue a ou acquiert les caractères d’une langue majeure, plus elle est travaillée par des variations continues qui la transposent en « mineur ». Il est vain de critiquer l’impérialisme mondial d’une langue en dénonçant les corruptions qu’elle introduit dans d’autres langues (par exemple, la critique des puristes contre l’influence anglaise, la dénonciation poujadiste ou académique du « franglais »).
[10/01/2024 02:10](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/84/1%3A619%29)
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Soustraire et mettre en variation, retrancher et mettre en variation, c’est une seule et même opération. Il n’y a pas une pauvreté et une surcharge qui caractériseraient les langues mineures par rapport à une langue majeure ou standard ; il y a une sobriété et une variation qui sont comme un traitement mineur de la langue standard, un devenir-mineur de la langue majeure. Le problème n’est pas celui d’une distinction entre langue majeure et langue mineure, mais celui d’un devenir. La question n’est pas de se reterritorialiser sur un dialecte ou un patois, mais de déterritorialiser la langue majeure. Les Noirs-américains n’opposent pas le black à l’english, ils font avec l’américain qui est leur propre langue un black-english. Les langues mineures n’existent pas en soi : n’existant que par rapport à une langue majeure, ce sont aussi des investissements de cette langue pour qu’elle devienne elle-même mineure. Chacun doit trouver la langue mineure, dialecte ou plutôt idiolecte, à partir de laquelle il rendra mineure sa propre langue majeure
[10/01/2024 02:43](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/90/1%3A0%29)
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C’est une notion très complexe, celle de minorité, avec ses renvois musicaux, littéraires, linguistiques, mais aussi juridiques, politiques. Minorité et majorité ne s’opposent pas d’une manière seulement quantitative. Majorité implique une constante, d’expression ou de contenu, comme un mètre-étalon par rapport auquel elle s’évalue. Supposons que la constante ou l’étalon soit Homme-blanc-mâle-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-européen-hétérosexuel quelconque (l’Ulysse de Joyce ou d’Ezra Pound). Il est évident que « l’homme » a la majorité, même s’il est moins nombreux que les moustiques, les enfants, les femmes, les Noirs, les paysans, les homosexuels…, etc. C’est qu’il apparaît deux fois, une fois dans la constante, une fois dans la variable d’où l’on extrait la constante. La majorité suppose un état de pouvoir et de domination, et non l’inverse. Elle suppose le mètre-étalon et non l’inverse. Même le marxisme « a traduit presque toujours l’hégémonie du point de vue de l’ouvrier national, qualifié, mâle et de plus de trente-cinq ans92 ».
[10/01/2024 03:29](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/92/1%3A0%29)
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On le voit bien dans toutes les opérations, électorales ou autres, où l’on vous donne à choisir, à condition que votre choix reste conforme aux limites de la constante (« vous n’avez pas à choisir un changement de société… »). Mais, à ce point, tout se renverse. Car la majorité, dans la mesure où elle est analytiquement comprise dans l’étalon abstrait, ce n’est jamais personne, c’est toujours Personne – Ulysse –, tandis que la minorité, c’est le devenir de tout le monde, son devenir potentiel pour autant qu’il dévie du modèle. Il y a un « fait » majoritaire, mais c’est le fait analytique de Personne, qui s’oppose au devenir-minoritaire de tout le monde. C’est pourquoi nous devons distinguer : le majoritaire comme système homogène et constant, les minorités comme sous-systèmes, et le minoritaire comme devenir potentiel et créé, créatif. Le problème n’est jamais d’acquérir la majorité, même en instaurant une nouvelle constante. Il n’y a pas de devenir majoritaire, majorité n’est jamais un devenir. Il n’y a de devenir que minoritaire.
[10/01/2024 03:19](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/92/1%3A1244%29)
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Les femmes, quel que soit leur nombre, sont une minorité, définissable comme état ou sous-ensemble ; mais elles ne créent qu’en rendant possible un devenir, dont elles n’ont pas la propriété, dans lequel elles ont elles-mêmes à entrer, un devenir-femme qui concerne l’homme tout entier, hommes et femmes y compris
[10/01/2024 02:37](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/92/1%3A2292%29)
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On distinguera des langues mineures, la langue majeure, et le devenir-mineur de la langue majeure. Bien sûr, les minorités sont des états définissables objectivement, états de langue, d’ethnie, de sexe, avec leurs territorialités de ghetto ; mais elles doivent être considérées aussi comme des germes, des cristaux de devenir, qui ne valent qu’en déclenchant des mouvements incontrôlables et des déterritorialisations de la moyenne ou de la majorité. C’est pourquoi Pasolini montrait que l’essentiel, précisément dans le discours indirect libre, n’était ni dans une langue A, ni dans une langue B, mais « dans une langue X, qui n’est autre que la langue A en train de devenir réellement une langue B93 ».
[10/01/2024 03:13](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/92/1%3A2863%29)
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Ce n’est pas en acquérant la majorité qu’on y atteint. Cette figure, c’est précisément la variation continue, comme une amplitude qui ne cesse de déborder par excès et par défaut le seuil représentatif de l’étalon majoritaire. En dressant la figure d’une conscience universelle minoritaire, on s’adresse à des puissances de devenir qui sont d’un autre domaine que celui du Pouvoir et de la Domination. C’est la variation continue qui constitue le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au Fait majoritaire de Personne. Le devenir minoritaire comme figure universelle de la conscience s’appelle autonomie. Ce n’est certes pas en utilisant une langue mineure comme dialecte, en faisant du régionalisme ou du ghetto, qu’on devient révolutionnaire ; c’est en utilisant beaucoup d’éléments de minorité, en les connectant, en les conjuguant, qu’on invente un devenir spécifique autonome, imprévu94
[10/01/2024 02:41](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/92/1%3A3696%29)
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Il est vrai que nous invoquons ici des considérations de contenu non moins que d’expression. En effet, au moment même où les deux plans se distinguent le plus, comme le régime de corps et le régime de signes dans un agencement, ils renvoient encore à leur présupposition réciproque. La transformation incorporelle est l’exprimé des mots d’ordre, mais aussi bien l’attribut des corps. Ce ne sont pas seulement les variables linguistiques d’expression, mais aussi les variables non linguistiques de contenu, qui entrent respectivement dans des rapports d’opposition ou de distinction formelles, aptes à dégager des constantes. Comme l’indique Hjelmslev, c’est de la même manière qu’une expression se divise en unités phoniques, par exemples, et qu’un contenu se divise en unités physiques, zoologiques ou sociales (« veau » se divise en bovin-mâle-jeune96).
[10/01/2024 03:38](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/98/1%3A0%29)
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Un synthétiseur met en variation continue tous les paramètres, et fait que, peu à peu, « des éléments foncièrement hétérogènes finissent par se convertir l’un dans l’autre de quelque manière ». Il y a matière commune dès qu’il y a cette conjonction. C’est seulement là qu’on atteint à la machine abstraite, ou au diagramme de l’agencement. Le synthétiseur a pris la place du jugement, comme la matière celle de la figure ou de la substance formée. Il ne convient même plus de grouper d’une part des intensités énergétiques, physico-chimiques, biologiques, d’autre part des intensités sémiotiques, informatives, linguistiques, esthétiques, mathématiques…, etc. La multiplicité des systèmes d’intensités se conjugue, se rhizomatise sur l’agencement tout entier, dès le moment qu’il est entraîné par ces vecteurs ou tensions de fuite.
[10/01/2024 03:37](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/100/1%3A3220%29)
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Car la question n’était pas : comment échapper au mot d’ordre ? – mais comment échapper à la sentence de mort qu’il enveloppe, comment développer sa puissance de fuite, comment empêcher la fuite de tourner dans l’imaginaire, ou de tomber dans un trou noir, comment maintenir ou dégager la potentialité révolutionnaire d’un mot d’ordre ? Hofmannsthal se lance à lui-même le mot d’ordre « Allemagne, Allemagne ! », besoin de reterritorialiser, même dans un « miroir mélancolique ». Mais, sous ce mot d’ordre, il en entend un autre : comme si les vieilles « figures » allemandes étaient de simples constantes qui s’effaçaient maintenant pour indiquer un rapport avec la nature, avec la vie, d’autant plus profond qu’il est plus variable – en quel cas ce rapport avec la vie doit être un raidissement, dans quel cas une soumission, à quel moment il s’agit de se révolter, à quel moment se rendre, ou bien être impassible, et quand faut-il une parole sèche, quand faut-il une exubérance ou un divertissement97 ? Quelles que soient les coupures ou les ruptures, seule la variation continue dégagera cette ligne virtuelle, ce continuum virtuel de la vie, « l’élément essentiel ou le réel derrière le quotidien ».
[10/01/2024 02:33](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/18/2/4/100/1%3A4052%29)
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## 5. 587 av. J.-C.-70 ap. – Sur quelques régimes de signes
On appelle régime de signes toute formalisation d’expression spécifique, au moins dans le cas où l’expression est linguistique. Un régime de signes constitue une sémiotique. Mais il semble difficile de considérer les sémiotiques en elles-mêmes : en effet, il y a toujours une forme de contenu, à la fois inséparable et indépendante de la forme d’expression ; et les deux formes renvoient à des agencements qui ne sont pas principalement linguistiques. Toutefois, on peut faire comme si la formalisation d’expression était autonome et suffisante.
[10/01/2024 03:29](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/8/1%3A0%29)
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Le régime signifiant du signe (le signe signifiant) a une formule générale simple : le signe renvoie au signe, et ne renvoie qu’au signe à l’infini. C’est pourquoi l’on peut même, à la limite, se passer de la notion de signe, puisqu’on ne retient pas principalement son rapport à un état de choses qu’il désigne, ni à une entité qu’il signifie, mais seulement le rapport formel du signe avec le signe en tant qu’il définit une chaîne dite signifiante. L’illimité de la signifiance a remplacé le signe.
[10/01/2024 03:24](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/10/1%3A0%29)
Républicanisme ?
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Quand on suppose que la dénotation (ici, l’ensemble de la désignation et de la signification) fait déjà partie de la connotation, on est en plein dans ce régime signifiant du signe. On ne s’occupe pas spécialement des indices, c’est-à-dire des états de choses territoriaux qui constituent le désignable. On ne s’occupe pas spécialement des icônes, c’est-à-dire des opérations de reterritorialisation qui constituent à leur tour le signifiable. Le signe a donc atteint déjà un haut degré de déterritorialisation relative, sous lequel il est considéré comme symbole dans un renvoi constant du signe au signe. Le signifiant, c’est le signe qui redonde avec le signe. Les signes quelconques se font signe. Il ne s’agit pas encore de savoir ce que signifie tel signe, mais à quels autres signes il renvoie, quels autres signes s’ajoutent à lui, pour former un réseau sans début ni fin qui projette son ombre sur un continuum amorphe atmosphérique. C’est ce continuum amorphe qui joue pour le moment le rôle de « signifié », mais il ne cesse de glisser sous le signifiant auquel il sert seulement de médium ou de mur : tous les contenus viennent dissoudre en lui leurs formes propres.
[10/01/2024 03:20](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/10/1%3A502%29)
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Aussi le paranoïaque participe-t-il à cette impuissance du signe déterritorialisé qui l’assaille de tous côtés dans l’atmosphère glissante, mais il accède d’autant plus au surpouvoir du signifiant, dans le sentiment royal de la colère, comme maître du réseau qui se répand dans l’atmosphère. Régime despotique paranoïaque : ils m’attaquent et me font souffrir, mais je devine leurs intentions, je les devance, je le savais de tout temps, j’ai le pouvoir jusque dans mon impuissance, « je les aurai
[10/01/2024 02:38](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/10/1%3A2466%29)
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On n’en finit avec rien dans un tel régime. C’est fait pour ça, c’est le régime tragique de la dette infinie, dont on est à la fois débiteur et créancier. Un signe renvoie à un autre signe dans lequel il passe, et qui, de signe en signe, le reconduit pour passer dans d’autres encore. « Quitte à faire retour circulairement… » Les signes ne font pas seulement réseau infini, le réseau des signes est infiniment circulaire. L’énoncé survit à son objet, le nom survit à son possesseur. Soit passant dans d’autres signes, soit mis en réserve un certain temps, le signe survit à son état de choses comme à son signifié, il bondit à la façon d’une bête ou d’un mort pour reprendre sa place dans la chaîne et investir un nouvel état, un nouveau signifié d’où il s’extrait encore99. Impression d’éternel retour. Il y a tout un régime d’énoncés flottants, baladeurs, de noms suspendus, de signes qui guettent, attendant pour revenir d’être poussés en avant par la chaîne. Le signifiant comme redondance avec soi du signe déterritorialisé, monde mortuaire et de terreur
[10/01/2024 02:35](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/12/1%3A0%29)
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Mais justement, cette pure redondance formelle du signifiant ne pourrait pas même être pensée sans une substance d’expression particulière pour laquelle il faut trouver un nom : la visagéité. Non seulement le langage est toujours accompagné par des traits de visagéité, mais le visage cristallise l’ensemble des redondances, il émet et reçoit, lâche et recapte les signes signifiants. Il est à lui-même tout un corps : il est comme le corps du centre de signifiance, sur lequel s’accrochent tous les signes déterritorialisés, et il marque la limite de leur déterritorialisation. C’est du visage que la voix sort ; c’est même pourquoi, quelle que soit l’importance fondamentale d’une machine d’écriture dans la bureaucratie impériale, l’écrit garde un caractère oral, non livresque. Le visage est l’Icône propre du régime signifiant, la reterritorialisation intérieure au système. Le signifiant se reterritorialise sur le visage. C’est le visage qui donne la substance du signifiant, c’est lui qui donne à interpréter, et qui change, qui change de traits, quand l’interprétation redonne du signifiant à sa substance. Tiens, il a changé de visage. Le signifiant est toujours visagéifié. La visagéité règne matériellement sur tout cet ensemble des signifiances et des interprétations (les psychologues ont beaucoup écrit sur les rapports du bébé avec le visage de la mère, les sociologues, sur le rôle du visage dans les mass-media ou la publicité).
[10/01/2024 03:20](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/18/1%3A315%29)
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Le dieu-despote n’a jamais caché son visage, au contraire : il s’en fait un et même plusieurs. Le masque ne cache pas le visage, il l’est. Le prêtre manie le visage du dieu. Tout est public chez le despote, et tout ce qui est public l’est par le visage. Le mensonge, la tricherie, font partie fondamentalement du régime signifiant, mais pas le secret101. Inversement, quand le visage s’efface, quand les traits de visagéité disparaissent, on peut être sûr qu’on est entré dans un autre régime, dans d’autres zones infiniment plus muettes et imperceptibles où s’opèrent des devenirs-animaux, des devenirs-moléculaires souterrains, des déterritorialisations nocturnes qui débordent les limites du système signifiant. Le despote ou le dieu brandit son visage solaire qui est tout son corps, comme corps du signifiant. Il m’a regardé d’un drôle d’air, il a froncé le sourcil, qu’est-ce que j’ai fait pour qu’il change de visage ? J’ai sa photo devant moi, on dirait qu’elle me regarde… Surveillance du visage, disait Strinberg, surcodage du signifiant, irradiation en tous sens, omniprésence illocalisée.
[10/01/2024 04:00](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/18/1%3A1753%29)
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La ligne de fuite, c’est comme une tangente aux cercles de signifiance et au centre du signifiant. Elle sera frappée de malédiction. L’anus du bouc s’oppose au visage du despote ou du dieu. On tuera et on fera fuir ce qui risque de faire fuir le système. Tout ce qui excède l’excédent du signifiant, ou tout ce qui passe en dessous, sera marqué de valeur négative. Vous n’aurez de choix qu’entre le cul du bouc et le visage du dieu, les sorciers et les prêtres. Le système complet comprend donc : le visage ou le corps paranoïaque du dieu-despote au centre signifiant du temple ; les prêtres interprétatifs, qui rechargent toujours dans le temple le signifié en signifiant ; la foule hystérique au-dehors, en cercles compacts, et qui saute d’un cercle à l’autre ; le bouc émissaire dépressif, sans visage, émanant du centre, choisi et traité, orné par les prêtres, traversant les cercles dans sa fuite éperdue vers le désert. – Tableau trop sommaire qui n’est pas seulement celui du régime despotique impérial, mais qui figure aussi dans tous les groupes centrés, hiérarchiques, arborescents, assujettis : partis politiques, mouvements littéraires, associations psychanalytiques, familles, conjugalités… La photo, la visagéité, la redondance, la signifiance et l’interprétation interviennent partout. Monde triste du signifiant, son archaïsme à fonction toujours actuelle, sa tricherie essentielle qui en connote tous les aspects, sa pitrerie profonde. Le signifiant règne sur toutes les scènes de ménage, comme dans tous les appareils d’État.
[10/01/2024 03:48](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/20/1%3A2073%29)
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Le régime signifiant du signe se définit par huit aspects ou principes : 1) le signe renvoie au signe, à l’infini (l’illimité de la signifiance, qui déterritorialise le signe) ; 2) le signe est ramené par le signe, et ne cesse de revenir (la circularité du signe déterritorialisé) ; 3) le signe saute d’un cercle à l’autre, et ne cesse de déplacer le centre en même temps que de s’y rapporter (la métaphore ou hystérie des signes) ; 4) l’expansion des cercles est toujours assurée par des interprétation ? qui donnent du signifié et redonnent du signifiant (l’interprétose du prêtre) ; 5) l’ensemble infini des signes renvoie à un signifiant majeur qui se présente aussi bien comme manque que comme excès (le signifiant despotique, limite de déterritorialisation du système ; 6) la forme du signifiant a une substance, ou le signifiant a un corps qui est Visage (principe des traits de visagéité, qui constitue une reterritorialisation) ; 7) la ligne de fuite du système est affectée d’une valeur négative, condamnée comme ce qui excède la puissance de déterritorialisation du régime signifiant (principe du bouc émissaire) ; 8) c’est un régime d’universelle tricherie, à la fois dans les sauts, dans les cercles réglés, dans les règlements des interprétations du devin, dans la publicité du centre visagéifié, dans le traitement de la ligne de fuite.
[10/01/2024 03:44](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/22/1%3A0%29)
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Bref, la psychiatrie ne s’est nullement constituée en rapport avec le concept de folie, ni même avec un remaniement de ce concept, mais plutôt avec sa dissolution dans ces deux directions opposées. Et n’est-ce pas notre double image à tous que la psychiatrie nous révèle ainsi, tantôt avoir l’air fou sans l’être, tantôt l’être sans en avoir l’air ? (Ce double constat sera encore le point de départ de la psychanalyse, sa façon d’enchaîner avec la psychiatrie : nous avons l’air fous, mais nous ne le sommes pas, voyez le rêve, nous sommes fous, mais nous n’en avons pas l’air, voyez la vie quotidienne). Le psychiatre était donc tantôt amené à plaider l’indulgence et la compréhension, à souligner l’inutilité de l’internement, à solliciter des asiles open-door ; tantôt, au contraire, à réclamer une surveillance accrue, des asiles spéciaux de sûreté, d’autant plus durs que le fou ne le paraissait pas107
[10/01/2024 02:14](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/32/1%3A1205%29)
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Est-ce par hasard que la distinction des deux grands délires, d’idées et d’actions, recoupe en bien des points la distinction des classes (le paranoïaque qui n’a pas tellement besoin d’être interné, c’est d’abord un bourgeois, tandis que le monomaniaque, le revendicateur passionnel, est le plus souvent extrait des classes rurales et ouvrières, ou des cas marginaux d’assassins politiques108). Une classe aux idées rayonnantes, irradiantes (forcément) contre une classe réduite aux actions locales, partielles, sporadiques, linéaires… Tous les paranoïaques ne sont pas bourgeois, tous les passionnels ou les monomaniaques ne sont pas prolétaires. Mais, dans les mélanges de fait, Dieu et ses psychiatres sont chargés de reconnaître ceux qui conservent un ordre social de classe, même délirant, et ceux qui apportent le désordre, même étroitement localisé, incendie de meule, meurtre de parent, amour ou agressivité déclassés
[10/01/2024 02:40](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/32/1%3A2048%29)
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Une chose nous trouble encore une fois, l’histoire d’Œdipe. Car Œdipe dans le monde grec est presque unique. Toute la première partie est impériale, despotique, paranoïaque, interprétative, devineresque. Mais toute la seconde partie, c’est l’errance d’Œdipe, sa ligne de fuite dans le double détournement, de son propre visage et du visage de Dieu. Au lieu des limites bien précises qu’on franchit en ordre, ou au contraire qu’on n’a pas le droit de franchir (hybris), un dérobement de la limite où s’engouffre Œdipe. Au lieu de l’irradiation signifiante interprétative, un procès linéaire subjectif qui permettra juste à Œdipe de garder un secret comme résidu capable de relancer un nouveau procès linéaire. Œdipe, nommé atheos : il invente quelque chose de pire que la mort ou que l’exil, il prend la ligne de séparation ou de déterritorialisation étrangement positive où il erre et survit. Holderlin et Heidegger y voient la naissance du double détournement, le changement de visage, et la naissance de la tragédie moderne, dont ils font bénéficier bizarrement les Grecs : l’aboutissement n’est plus le meurtre et la mort brusque, mais une survivance en sursis, un atermoiement illimité114.
[10/01/2024 03:40](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/42/1%3A0%29)
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Nietzsche suggérait qu’Œdipe, par opposition à Prométée, c’était le mythe sémite des Grecs, la glorification de la Passion ou de la passivité115. Œdipe, le Caïn grec. Revenons encore à la psychanalyse. Ce n’est pas par hasard que Freud a bondi sur Œdipe. C’est vraiment le cas d’une sémiotique mixte : régime despotique de la signifiance et de l’interprétation, avec irradiation du visage ; mais aussi régime autoritaire de la subjectivation et du prophétisme, avec détournement du visage (du coup, le psychanalyste situé derrière le patient prend tout son sens). Les efforts récents pour expliquer qu’un « signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » sont typiquement du syncrétisme : procès linéaire de la subjectivité, en même temps que développement circulaire du signifiant et de l’interprétation. Deux régimes de signes absolument différents pour un mixte. Mais c’est là-dessus que les pires pouvoirs, les plus sournois, se fondent.
[10/01/2024 03:27](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/42/1%3A1164%29)
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Les grandes découvertes dans la chrétienté, la découverte des terres et des continents nouveaux, combien de trahisons les accompagnent : lignes de déterritorialisations, où de petits groupes trahissent tout, leurs compagnons, le roi, les indigènes, l’explorateur voisin, dans l’espoir fou de fonder avec une femme de leur famille une race enfin pure qui fera tout recommencer.
[10/01/2024 03:48](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/44/1%3A2488%29)
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En tout cas, la passion délirante du livre, comme origine et finalité du monde, trouve ici son point de départ. Le livre unique, l’œuvre totale, toutes les combinaisons possibles à l’intérieur du livre, le livre-arbre, le livre-cosmos, tous ces ressassements chers aux avant-gardes, qui coupent le livre de ses relations avec le dehors, sont encore pires que le chant du signifiant. Certes, ils en participent étroitement dans la sémiotique mixte. Mais ils ont une origine particulièrement pieuse en vérité. Wagner, Mallarmé et Joyce, Marx et Freud, ce sont encore des Bibles. Si le délire passionnel est profondément monomaniaque, la monomanie de son côté a trouvé un élément fondamental de son agencement dans le monothéisme et dans le Livre. Le plus étrange culte.
[10/01/2024 02:43](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/46/1%3A2522%29)
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Il n’y a même plus besoin d’un centre transcendant de pouvoir, mais plutôt d’un pouvoir immanent qui se confond avec le « réel », et qui procède par normalisation. Il y a là une étrange invention : comme si le sujet dédoublé était, sous une de ses formes, cause des énoncés dont il fait lui-même partie sous l’autre de ses formes. C’est le paradoxe du législateur-sujet, qui remplace le despote signifiant : plus tu obéis aux énoncés de la réalité dominante, plus tu commandes comme sujet d’énonciation dans la réalité mentale, car finalement tu n’obéis qu’à toi-même, c’est à toi que tu obéis ! C’est quand même toi qui commandes, en tant qu’être raisonnable… On a inventé une nouvelle forme d’esclavage, être esclave de soi-même, ou la pure « raison », le Cogito. Y a-t-il rien de plus passionnel que la raison pure ? Y a-t-il une passion plus froide et plus extrême, plus intéressée, que le Cogito ?
[10/01/2024 02:39](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/56/1%3A2933%29)
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Il y a une redondance de la conscience et de l’amour, qui n’est pas la même chose que la redondance signifiante de l’autre régime. Dans le régime signifiant, la redondance est un phénomène de fréquence objective, affectant les signes ou éléments de signes (phonèmes, lettres, groupes de lettres dans une langue) : il y a à la fois une fréquence maximale du signifiant par rapport à chaque signe, et une fréquence comparative d’un signe par rapport à un autre. On dirait en tout cas que ce régime développe une sorte de « mur » où les signes s’inscrivent, dans leur rapport les uns avec les autres comme dans leur rapport avec le signifiant. Dans le régime post-signifiant au contraire, la redondance est de résonance subjective, et affecte avant tout les embrayeurs, pronoms personnels et noms propres. Là aussi, on distinguera une résonance maximale de la conscience de soi (Moi = Moi) et une résonance comparée des noms (Tristan… Isolde…) Mais cette fois il n’y a plus un mur où la fréquence se comptabilise, c’est plutôt un trou noir qui attire la conscience et la passion, dans lequel elles résonnent
[10/01/2024 02:24](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/66/1%3A0%29)
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Ce qui distingue le plus essentiellement le régime signifiant et le régime subjectif, aussi bien que leurs redondances respectives, c’est le mouvement de déterritorialisation qu’ils effectuent. Parce que le signe signifiant ne renvoie plus qu’au signe, et l’ensemble des signes au signifiant lui-même, la sémiotique correspondante jouit d’un haut niveau de déterritorialisation, mais encore relatif, exprimé comme fréquence. Dans ce système, la ligne de fuite reste négative, affectée d’un signe négatif. Nous avons vu que le régime subjectif procédait tout autrement : justement parce que le signe rompt son rapport de signifiance avec le signe, et se met à filer sur une ligne de fuite positive, il atteint à une déterritorialisation absolue, qui s’exprime dans le trou noir de la conscience et de la passion. Déterritorialisation absolue du cogito. C’est pourquoi la redondance subjective a l’air de se greffer sur la signifiante, et d’en dériver, comme une redondance au second degré.
[10/01/2024 03:42](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/66/1%3A1625%29)
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La subjectivation porte le désir à un tel point d’excès et de décollement qu’il doit ou bien s’abolir dans un trou noir, ou bien changer de plan. Déstratifier, s’ouvrir sur une nouvelle fonction, diagrammatique. Que la conscience cesse d’être son propre double, et la passion le double de l’un pour l’autre. Faire de la conscience une expérimentation de vie, et de la passion un champ d’intensités continues, une émission de signes-particules. Faire le corps sans organes de la conscience et de l’amour. Se servir de l’amour et de la conscience pour abolir la subjectivation : « pour devenir le grand amant, le magnétiseur et le catalyseur, il faut d’abord vivre la sagesse de n’être que le dernier des idiots125 ». Se servir du Je pense pour un devenir-animal, et de l’amour pour un devenir-femme de l’homme. Désubjectiver la conscience et la passion.
[10/01/2024 04:01](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/70/1%3A637%29)
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Les chansons des Noirs américains, y compris et surtout les paroles, auraient une valeur encore plus exemplaire, parce qu’on y entend d’abord comment les esclaves « traduisent » le signifiant anglais, et font un usage présignifiant ou même contre-signifiant de la langue, la mélangeant à leurs propres langues africaines, tout comme ils mélangent à leurs nouveaux travaux forcés le chant d’anciens travaux d’Afrique ; puis comment, avec la christianisation et avec l’abolition de l’esclavage, ils traversent un procès de « subjectivation » ou même d’ « individuation », qui transforme leur musique en même temps qu’elle transforme ce procès par analogie ; comment aussi se posent des problèmes particuliers de « visagéité », lorsque des Blancs à « la face noircie » s’emparent des paroles et des chansons, mais que les Noirs, à leur tour, se noircissent la figure d’une couche supplémentaire, reconquièrent leurs danses et leurs chants en transformant ou traduisant même ceux des Blancs128.
[10/01/2024 03:19](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/92/1%3A713%29)
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Certes, une opération traductrice n’est pas facile, quand il s’agit de détruire une sémiotique dominante atmosphérique. Un des intérêts profonds des livres de Castaneda, sous l’influence de la drogue ou d’autres choses, et du changement d’atmosphère, c’est précisément de montrer comment l’Indien arrive à combattre les mécanismes d’interprétation pour instaurer chez son disciple une sémiotique présignifiante ou même un diagramme asignifiant : Arrête ! Tu me fatigues ! expérimente au lieu de signifier et d’interpréter ! Trouve toi-même tes lieux, tes territorialités, tes déterritorialisations, ton régime, tes lignes de fuite ! Sémiotise toi-même, au lieu de chercher dans ton enfance toute faite et ta sémiologie d’Occidental… « Don Juan affirma que pour voir il fallait nécessairement stopper le monde. Stopper le monde exprime parfaitement certains états de conscience au cours desquels la réalité de la vie quotidienne est modifiée, ceci parce que le flot des interprétations, d’ordinaire continuel, est interrompu par un ensemble de circonstances étrangères à ce flot131. » Bref, une véritable transformation sémiotique fait appel à toutes sortes de variables, non seulement extérieures, mais implicites dans la langue, intérieures aux énoncés.
[10/01/2024 02:21](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/94/1%3A2107%29)
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Ce qui n’empêche pas le diagramme de reprendre son chemin de fuite, et d’essaimer de nouvelles machines abstraites singulières (c’est contre l’axiomatisation que se fait la création mathématique des fonctions improbables, et contre la physicalisation que se fait l’invention matérielle des particules introuvables). Car la science en tant que telle est comme toute chose, il y a en elle autant de folie qui lui est propre que de mises et remises en ordre, et le même savant peut participer des deux aspects, avec sa folie propre, sa police propre, ses signifiances, ses subjectivations, mais aussi ses machines abstraites – en tant que savant. « Politique de la science » désigne bien ces courants intérieurs à la science, et non pas seulement les circonstances extérieures et facteurs d’État qui agissent sur elle, et lui font faire ici des bombes atomiques, là des programmes trans-spatiaux, etc. Ces influences ou déterminations politiques externes ne seraient rien si la science elle-même n’avait ses propres pôles, ses oscillations, ses strates et ses déstratifications, ses lignes de fuite et ses remises en ordre, bref les événements au moins potentiels de sa propre politique, toute sa « polémique » à elle, sa machine de guerre intérieure (dont font partie historiquement les savants contrariés, persécutés ou empêchés). Il ne suffit pas de dire que l’axiomatique ne tient pas compte de l’invention et de la création ; il y a en elle une volonté délibérée d’arrêter, de fixer, de se substituer au diagramme, en s’installant à un niveau d’abstraction figée, déjà trop grand pour le concret, trop petit pour le réel. Nous verrons en quel sens c’est un niveau « capitaliste ».
[10/01/2024 02:11](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/106/1%3A1012%29)
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D’autre part, jamais les machines abstraites ne seraient présentes, y compris déjà dans les strates, si elles n’avaient le pouvoir ou la potentialité d’extraire et d’accélérer des signes-particules déstratifiés (passage à l’absolu). La consistance n’est pas totalisante, ni structurante, mais déterritorialisante (une strate biologique, par exemple, n’évolue pas par données statistiques, mais par pointes de déterritorialisation). La sécurité, la tranquillité, l’équilibre homéostatique des strates ne sont donc jamais complètement garantis ; il suffit de prolonger les lignes de fuite qui travaillent les strates, de remplir les pointillés, de conjuguer les processus de déterritorialisation, pour retrouver un plan de consistance qui s’insère dans les systèmes de stratification les plus différents, et qui saute de l’un à l’autre. Nous avons vu en ce sens comment la signifiance et l’interprétation, la conscience et la passion pouvaient se prolonger, mais en même temps s’ouvrir sur une expérience proprement diagrammatique. Et tous ces états ou ces modes de la machine abstraite coexistent précisément dans ce qu’on appelle agencement machinique.
[10/01/2024 03:37](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/108/4/1%3A0%29)
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En troisième lieu, on pourrait chercher à créer de nouveaux énoncés encore inconnus pour cette proposition, même si c’était des patois de volupté, de physiques et de sémiotiques en morceaux, d’affects asubjectifs, de signes sans signifiance, où s’effondreraient la syntaxe, la sémantique et la logique. Cette recherche devrait être conçue du pire au meilleur, puisqu’elle couvrirait aussi bien des régimes mignards, métaphoriques et bêtifiants, que des cris-souffles, des improvisations fiévreuses, des devenirs-animaux, des devenirs moléculaires, des trans-sexualités réelles, des continuums d’intensités, des constitutions de corps sans organes… Et ces deux pôles, eux-mêmes inséparables, en perpétuels rapports de transformation, de conversion, de saut, de chute et de remontée.
[10/01/2024 03:21](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/20/2/4/120/1%3A1940%29)
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## 6. 28 novembre 1947 – Comment se faire un Corps sans Organes ?
Entre le fantasme, interprétation elle-même à interpréter, et le programme moteur d’expérimentation137, Le CsO, c’est ce qui reste quand on a tout ôté. Et ce qu’on ôte, c’est précisément le fantasme, l’ensemble des signifiances et des subjectivations. La psychanalyse fait le contraire : elle traduit tout en fantasmes, elle monnaie tout en fantasmes, elle garde le fantasme, et par excellence rate le réel, parce qu’elle rate le CsO.
[10/01/2024 03:46](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/14/1%3A1730%29)
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L’une est pour la fabrication du CsO, l’autre pour y faire circuler, passer quelque chose ; c’est pourtant les mêmes procédés qui président aux deux phases, mais ils ont besoin d’être repris, pris deux fois. Ce qui est sûr, c’est que le masochiste s’est fait un CsO dans de telles conditions que celui-ci ne peut plus dès lors être peuplé que par des intensités de douleur, ondes dolorifères. Il est faux de dire que le maso cherche la douleur, mais non moins faux qu’il cherche le plaisir d’une manière particulièrement suspensive ou détournée. Il cherche un CsO, mais d’un tel type qu’il ne pourra être rempli, parcouru que par la douleur, en vertu des conditions mêmes où il a été constitué
[10/01/2024 02:29](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/16/1%3A336%29)
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Expérimentation très délicate, puisqu’il ne faut pas qu’il y ait stagnance des modes, ni dérapement du type : le masochiste, le drogué frôlent ces perpétuels dangers qui vident leur CsO au lieu de le remplir.
On peut échouer deux fois, et pourtant c’est le même échec, le même danger. Au niveau de la constitution du CsO, et au niveau de ce qui passe ou ne passe pas. On croyait s’être fait un bon CsO, on avait choisi le Lieu, La Puissance, le Collectif (il y a toujours un collectif même si l’on est tout seul), et puis rien ne passe, ne circule, ou quelque chose fait que ça ne passe plus. Un point paranoïaque, un point de blocage ou une bouffée délirante, on le voit bien dans le livre de Burroughs junior, Speed.
[10/01/2024 03:35](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/16/1%3A1945%29)
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Un CsO est fait de telle manière qu’il ne peut être occupé, peuplé que par des intensités. Seules les intensités passent et circulent. Encore le CsO n’est-il pas une scène, un lieu, ni même un support où se passerait quelque chose. Rien à voir avec un fantasme, rien à interpréter. Le CsO fait passer des intensités, il les produit et les distribue dans un spatium lui-même intensif, inétendu. Il n’est pas espace ni dans l’espace, il est matière qui occupera l’espace à tel ou tel degré – au degré qui correspond aux intensités produites. Il est la matière intense et non formée, non stratifiée, la matrice intensive, l’intensité = 0, mais il n’y a rien de négatif dans ce zéro-là, il n’y a pas d’intensités négatives ni contraires. Matière égale énergie. Production du réel comme grandeur intensive à partir du zéro. C’est pourquoi nous traitons le CsO comme l’œuf plein avant l’extension de l’organisme et l’organisation des organes, avant la formation des strates, l’œuf intense qui se définit par des axes et des vecteurs, des gradients et des seuils, des tendances dynamiques avec mutation d’énergie, des mouvements cinématiques avec déplacement de groupes, des migrations, tout cela indépendamment des formes accessoires, puisque les organes n’apparaissent et ne fonctionnent ici que comme des intensités pures139.
[10/01/2024 03:17](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/20/1%3A0%29)
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Le problème d’une même substance pour toutes les substances, d’une substance unique pour tous les attributs devient : y a-t-il un ensemble de tous les CsO ? Mais si le CsO est déjà une limite, que faut-il dire de l’ensemble de tous les CsO ? Le problème n’est plus celui de l’Un et du Multiple, mais celui de la multiplicité de fusion qui déborde effectivement toute opposition de l’un et du multiple. Multiplicité formelle des attributs substantiels qui constitue comme telle l’unité ontologique de la substance. Continuum de tous les attributs ou genres d’intensité sous une même substance, et continuum des intensités d’un certain genre sous un même type ou attribut. Continuum de toutes les substances en intensité, mais aussi de toutes les intensités en substance. Continuum ininterrompu du CsO. Le CsO, immanence, limite immanente. Les drogués, les masochistes, les schizophrènes, les amants, tous les CsO rendent hommage à [[Baruch Spinoza|Spinoza]]. Le CsO, c’est le champ d’immanence du désir, le plan de consistance propre au désir (là où le désir se définit comme processus de production, sans référence à aucune instance extérieure, manque qui viendrait le creuser, plaisir qui viendrait le combler).
[10/01/2024 02:33](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/22/1%3A1206%29)
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La figure la plus récente du prêtre est le psychanalyste avec ses trois principes, Plaisir, Mort et Réalité. Sans doute la psychanalyse avait montré que le désir n’était pas soumis à la procréation ni même à la génitalité. C’était son modernisme. Mais elle gardait l’essentiel, elle avait même trouvé de nouveaux moyens pour inscrire dans le désir la loi négative du manque, la règle extérieure du plaisir, l’idéal transcendant du fantasme. Soit l’interprétation du masochisme : quand on n’invoque pas la ridicule pulsion de mort, on prétend que le masochiste, comme tout le monde, cherche le plaisir, mais ne peut y arriver que par des douleurs et des humiliations fantasmatiques qui auraient pour fonction d’apaiser ou de conjurer une angoisse profonde. Ce n’est pas exact ; la souffrance du masochiste est le prix qu’il faut qu’il paie, non pas pour parvenir au plaisir, mais pour dénouer le pseudo-lien du désir avec le plaisir comme mesure extrinsèque. Le plaisir n’est nullement ce qui ne pourrait être atteint que par le détour de la souffrance, mais ce qui doit être retardé au maximum comme interrompant le procès continu du désir positif. C’est qu’il y a une joie immanente au désir, comme s’il se remplissait de soi-même et de ses contemplations, et qui n’implique aucun manque, aucune impossibilité, qui ne se mesure pas davantage au plaisir, puisque c’est cette joie qui distribuera les intensités de plaisir et les empêchera d’être pénétrées d’angoisse, de honte, de culpabilité. Bref, le masochiste se sert de la souffrance comme d’un moyen pour constituer un corps sans organes et dégager un plan de consistance du désir. Qu’il y ait d’autres moyens, d’autres procédés que le masochisme, et meilleurs certainement, c’est une autre question ; il suffit que ce procédé convienne à certains
[10/01/2024 02:50](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/26/1%3A0%29)
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De même, ou plutôt d’une autre façon, ce serait une erreur d’interpréter l’amour courtois sous les espèces d’une loi du manque ou d’un idéal de transcendance. Le renoncement au plaisir externe, ou son retardement, son éloignement à l’infini, témoigne au contraire d’un état conquis où le désir ne manque plus de rien, se remplit de lui-même et bâtit son champ d’immanence. Le plaisir est l’affection d’une personne ou d’un sujet, c’est le seul moyen pour une personne de « s’y retrouver » dans le processus du désir qui la déborde ; les plaisirs, même les plus artificiels, sont des reterritorialisations. Mais justement, est-il nécessaire de se retrouver ? L’amour courtois n’aime pas le moi, pas plus qu’il n’aime l’univers entier d’un amour céleste ou religieux. Il s’agit de faire un corps sans organes, là où les intensités passent, et font qu’il n’y a plus ni moi ni l’autre, non pas au nom d’une plus haute généralité, d’une plus grande extension, mais en vertu de singularités qu’on ne peut plus dire personnelles, d’intensités qu’on ne peut plus dire extensives
[10/01/2024 02:25](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/30/1%3A0%29)
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En 982-984 se fait une grande compilation japonaise de traités taoïstes chinois. On y voit la formation d’un circuit d’intensités entre l’énergie féminine et l’énergie masculine, la femme jouant le rôle de force instinctive ou innée (Yin), mais que l’homme dérobe ou qui se transmet à l’homme, de telle manière que la force transmise de l’homme (Yang) devienne à son tour et d’autant plus innée : augmentation des puissances143. La condition de cette circulation et de cette multiplication, c’est que l’homme n’éjacule pas. Il ne s’agit pas d’éprouver le désir comme manque intérieur, ni de retarder le plaisir pour produire une sorte de plus-value extériorisable, mais au contraire de constituer un corps sans organes intensif, Tao, un champ d’immanence où le désir ne manque de rien, et dès lors ne se rapporte plus à aucun critère extérieur ou transcendant. Il est vrai que tout le circuit peut être rabattu aux fins de la procréation (éjaculer au bon moment des énergies) ; et c’est ainsi que le confucianisme l’entend. Mais ce n’est vrai que pour une face de cet agencement de désir, la face tournée vers les strates, organismes, État, famille… Ce n’est plus vrai pour l’autre face, la face Tao de déstratification qui trace un plan de consistance propre au désir lui-même.
[10/01/2024 03:44](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/32/1%3A0%29)
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Or les questions sont multiples : non seulement comment se faire un CsO, et aussi comment produire les intensités correspondantes sans lesquelles il resterait vide ? ce n’est pas tout à fait la même question. Mais encore : comment arriver au plan de consistance ? Comment coudre ensemble, comment refroidir ensemble, comment réunir tous les CsO ? Si c’est possible, ça ne se fera aussi qu’en conjuguant les intensités produites sur chaque CsO, en faisant un continuum de toutes les continuités intensives. Ne faut-il pas des agencements pour fabriquer chaque CsO, ne faut-il pas une grande Machine abstraite pour construire le plan de consistance ? Bateson appelle plateaux des régions d’intensité continue, qui sont constituées de telle manière qu’elles ne se laissent pas interrompre par une terminaison extérieure, pas plus qu’elles ne se laissent aller vers un point culminant : ainsi certains processus sexuels, ou agressifs, dans la culture balinaise144. Un plateau est un morceau d’immanence. Chaque CsO est fait de plateaux. Chaque CsO est lui-même un plateau, qui communique avec les autres plateaux sur le plan de consistance. C’est une composante de passage.
[10/01/2024 03:15](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/34/1%3A472%29)
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Nous nous apercevons peu à peu que le CsO n’est nullement le contraire des organes. Ses ennemis ne sont pas les organes. L’ennemi, c’est l’organisme. Le CsO s’oppose, non pas aux organes, mais à cette organisation des organes qu’on appelle organisme. Il est vrai qu’Artaud mène sa lutte contre les organes, mais en même temps c’est à l’organisme qu’il en a, qu’il en veut : Le corps est le corps. Il est seul. Et n’a pas besoin d’organes. Le corps n’est jamais un organisme. Les organismes sont les ennemis du corps. Le CsO ne s’oppose pas aux organes, mais, avec ses « organes vrais » qui doivent être composés et placés, il s’oppose à l’organisme, à l’organisation organique des organes. Le jugement de Dieu, le système du jugement de Dieu, le système théologique, c’est précisément l’opération de Celui qui fait un organisme, une organisation d’organes qu’on appelle organisme, parce qu’Il ne peut pas supporter le CsO, parce qu’Il le poursuit, l’éventre pour passer premier, et faire passer premier l’organisme. L’organisme, c’est déjà ça, le jugement de Dieu, dont les médecins profitent et tirent leur pouvoir. L’organisme n’est pas du tout le corps, le CsO, mais une strate sur le CsO, c’est-à-dire un phénomène d’accumulation, de coagulation, de sédimentation qui lui impose des formes, des fonctions, des liaisons, des organisations dominantes et hiérarchisées, des transcendances organisées pour en extraire un travail utile.
[10/01/2024 03:38](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/38/1%3A0%29)
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C’est sur lui que pèse et s’exerce le jugement de Dieu, c’est lui qui le subit. C’est en lui que les organes entrent dans ces rapports de composition qu’on appelle organisme. Le CsO hurle : on m’a fait un organisme ! on m’a plié indûment ! on m’a volé mon corps ! Le jugement de Dieu l’arrache à son immanence, et lui fait un organisme, une signification, un sujet. C’est lui, le stratifié. Si bien qu’il oscille entre deux pôles, les surfaces de stratification sur lesquelles il se rabat, et se soumet au jugement, le plan de consistance dans lequel il se déploie et s’ouvre à l’expérimentation. Et si le CsO est une limite, si l’on n’a jamais fini d’y accéder, c’est parce qu’il y a toujours une strate derrière une autre strate, une strate encastrée dans une autre strate. Car il faut beaucoup de strates, et pas seulement de l’organisme, pour faire le jugement de Dieu. Combat perpétuel et violent entre le plan de consistance, qui libère le CsO, traverse et défait toutes les strates, et les surfaces de stratification qui le bloquent ou le rabattent
[10/01/2024 02:31](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/38/1%3A1744%29)
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Que veut dire désarticuler, cesser d’être un organisme ? Comment dire à quel point c’est simple, et que nous le faisons tous les jours. Avec quelle prudence nécessaire, l’art des doses, et le danger, overdose. On n’y va pas à coups de marteau, mais avec une lime très fine. On invente des autodestructions qui ne se confondent pas avec la pulsion de mort. Défaire l’organisme n’a jamais été se tuer, mais ouvrir le corps à des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des distributions d’intensité, des territoires et des déterritorialisations mesurées à la manière d’un arpenteur. A la limite, défaire l’organisme n’est pas plus difficile que de défaire les autres strates, signifiance ou subjectivation. La signifiance colle à l’âme non moins que l’organisme colle au corps, on ne s’en défait pas facilement non plus
[10/01/2024 02:20](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/40/1%3A932%29)
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Arracher la conscience au sujet pour en faire un moyen d’exploration, arracher l’inconscient à la signifiance et à l’interprétation pour en faire une véritable production, ce n’est assurément ni plus ni moins difficile qu’arracher le corps à l’organisme. La prudence est l’art commun des trois ; et s’il arrive qu’on frôle la mort en défaisant l’organisme, on frôle le faux, l’illusoire, l’hallucinatoire, la mort psychique en se dérobant à la signifiance et à l’assujettissement
[10/01/2024 02:49](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/40/1%3A1962%29)
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C’est seulement là que le CsO se révèle pour ce qu’il est, connexion de désirs, conjonction de flux, continuum d’intensités. On a construit sa petite machine à soi, prête suivant les circonstances à se brancher sur d’autres machines collectives. Castaneda décrit une longue expérimentation (peu importe qu’il s’agisse de peyotl ou d’autre chose) : retenons pour le moment comment l’Indien le force d’abord à chercher un « lieu », opération déjà difficile, puis à trouver des « alliés », puis à renoncer progressivement à l’interprétation, à construire flux par flux et segment par segment les lignes d’expérimentation, devenir-animal, devenir-moléculaire, etc. Car le CsO est tout cela : nécessairement un Lieu, nécessairement un Plan, nécessairement un Collectif (agençant des éléments, des choses, des végétaux, des animaux, des outils, des hommes, des puissances, des fragments de tout ça, car il n’y a pas « mon » corps sans organes, mais « moi » sur lui, ce qui reste de moi, inaltérable et changeant de forme, franchissant des seuils).
[10/01/2024 03:30](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/42/1%3A2454%29)
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Même si nous considérons telle ou telle formation sociale, ou tel appareil de strate dans une formation, nous disons que tous et toutes ont leur CsO prêt à ronger, à proliférer, à couvrir et envahir l’ensemble du champ social, entrant dans des rapports de violence et de rivalité, aussi bien que d’alliance ou de complicité. CsO de l’argent (inflation), mais aussi CsO de l’État, de l’armée, de l’usine, de la ville, du Parti, etc. Si les strates sont affaire de coagulation, de sédimentation, il suffit d’une vitesse de sédimentation précipitée dans une strate pour que celle-ci perde sa figure et ses articulations, et forme sa tumeur spécifique en elle-même, ou dans telle formation, dans tel appareil. Les strates engendrent leurs CsO, totalitaires et fascistes, terrifiantes caricatures du plan de consistance. Il ne suffit donc pas de distinguer les CsO pleins sur le plan de consistance, et les CsO vides sur les débris de strates, par déstratification trop violente. Il faut tenir compte encore des CsO cancéreux dans une strate devenue proliférante. Problème des trois corps. Artaud disait que, en dehors du « plan », il y avait cet autre plan qui nous entoure « d’un prolongement inéclairci ou d’une menace suivant les cas ». C’est une lutte, et qui ne comporte jamais à ce titre la clarté suffisante. Comment se fabriquer des CsO sans que ce soit le CsO cancéreux d’un fasciste en nous, ou le CsO vide d’un drogué, d’un paranoïaque ou d’un hypocondre ? Comment distinguer les trois Corps ? Aitaud ne cesse d’affronter ce problème.
[10/01/2024 03:54](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/46/1%3A1277%29)
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Le CsO, c’est l’œuf. Mais l’œuf n’est pas régressif : au contraire, il est contemporain par excellence, on l’emporte toujours avec soi comme son propre milieu d’expérimentation, son milieu associé. L’œuf est le milieu d’intensité pure, le spatium et non l’extensio, l’intensité Zéro comme principe de production. Il y a une convergence fondamentale de la science et du mythe, de l’embrylogie et de la mythologie, de l’œuf biologique et de l’œuf psychique ou cosmique : l’œuf désigne toujours cette réalité intensive, non pas indifférenciée, mais où les choses, les organes, se distinguent uniquement par des gradients, des migrations, des zones de voisinage. L’œuf est le CsO. Le CsO n’est pas « avant » l’organisme, il y est adjacent, et ne cesse pas de se faire. S’il est lié à l’enfance, ce n’est pas au sens où l’adulte régresserait à l’enfant, et l’enfant à la Mère, mais au sens où l’enfant, tel le jumeau dogon qui emporte avec lui un morceau de placenta, arrache à la forme organique de la Mère une matière intense et déstratifiée qui constitue au contraire sa rupture perpétuelle avec le passé, son expérience, son expérimentation actuelles. Le CsO est bloc d’enfance, devenir, le contraire du souvenir d’enfance. Il n’est pas l’enfant « avant » l’adulte, ni la mère « avant » l’enfant : il est la stricte contemporanéité de l’adulte, de l’enfant et de l’adulte, leur carte de densités et d’intensités comparées, et toutes les variations sur cette carte. Le CsO est précisément ce germen intense où il n’y a pas, il ne peut pas y avoir parents ni enfants (représentation organique).
[10/01/2024 03:25](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/48/1%3A0%29)
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L’article indéfini est le conducteur du désir. Il ne s’agit pas du tout d’un corps morcelé, éclaté, ou d’organes sans corps (OsC). Le CsO est juste le contraire. Il n’y a pas du tout organes morcelés par rapport à une unité perdue, ni retour à l’indifférencié par rapport à une totalité différenciable. Il y a distribution des raisons intensives d’organes, avec leurs articles positifs indéfinis, au sein d’un collectif ou d’une multiplicité, dans un agencement et suivant des connexions machiniques opérant sur un CsO. Logos spermaticos. Le tort de la psychanalyse est d’avoir compris les phénomènes de corps sans organes comme des régressions, des projections, des fantasmes, en fonction d’une image du corps. Par là, elle ne saisissait que l’envers, et substituait déjà des photos de famille, des souvenirs d’enfance et des objets partiels, à une carte mondiale d’intensité. Elle ne comprenait rien à l’œuf, ni aux articles indéfinis, ni à la contemporanéité d’un milieu qui ne cesse pas de se faire
[10/01/2024 02:40](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/48/1%3A2349%29)
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Le CsO est désir, c’est lui et par lui qu’on désire. Non seulement parce qu’il est le plan de consistance ou le champ d’immanence du désir ; mais, même quand il tombe dans le vide de la déstratification brutale, ou bien dans la prolifération de la strate cancéreuse, il reste désir. Le désir va jusque-là, tantôt désirer son propre anéantissement, tantôt désirer ce qui a la puissance d’anéantir. Désir d’argent, désir d’armée, de police et d’État, désir-fasciste, même le fascisme est désir. Il y a désir chaque fois qu’il y a constitution d’un CsO sous un rapport ou sous un autre
[10/01/2024 02:53](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/50/1%3A0%29)
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Nous disons seulement : l’identité des effets, la continuité des genres, l’ensemble de tous les CsO ne peuvent être obtenus sur le plan de consistance que par une machine abstraite capable de le couvrir et même de le tracer, par des agencements capables de se brancher sur le désir, de prendre en charge effectivement les désirs, d’en assurer les connexions continues, les liaisons transversales. Sinon, les CsO du plan resteront séparés dans leur genre, marginalisés, réduits aux moyens du bord, tandis que triompheront sur « l’autre plan » les doubles cancéreux ou vidés
[10/01/2024 02:20](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/22/2/4/50/1%3A2613%29)
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## 7. Année zéro – Visagéité
Nous pouvons alors proposer la distinction suivante : le visage fait partie d’un système surface-trous, surface trouée. Mais ce système ne doit surtout pas être confondu avec le système volume-cavité, propre au corps (proprioceptif). La tête est comprise dans le corps, mais pas le visage. Le visage est une surface : traits, lignes, rides du visage, visage long, carré, triangulaire, le visage est une carte, même s’il s’applique et s’enroule sur un volume, même s’il entoure et borde des cavités qui n’existent plus que comme trous. Même humaine, la tête n’est pas forcément un visage. Le visage ne se produit que lorsque la tête cesse de faire partie du corps, lorsqu’elle cesse d’être codée par le corps, lorsqu’elle cesse elle-même d’avoir un code corporel polyvoque multidimensionnel – lorsque le corps, tête comprise, se trouve décodé et doit être surcodé par quelque chose qu’on appellera Visage.
[10/01/2024 03:39](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/24/2/4/16/1%3A0%29)
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Même un objet d’usage sera visagéifié : d’une maison, d’un ustensile ou d’un objet, d’un vêtement, etc., on dira qu’ils me regardent, non pas parce qu’ils ressembleraient à un visage, mais parce qu’ils sont pris dans le processus mur blanc-trou noir, parce qu’ils se connectent à la machine abstraite de visagéification. Le gros plan de cinéma porte aussi bien sur un couteau, une tasse, une horloge, une bouilloire, que sur un visage ou un élément de visage ; ainsi Griffith, la bouilloire me regarde. N’est-il pas juste alors de dire qu’il y a des gros plans de roman, comme lorsque Dickens écrit la première phrase du Grillon du foyer : « C’est la bouilloire qui a commencé…155 » et la peinture, comment une nature morte devient du dedans un visage-paysage, ou comment un ustensile, une tasse sur la nappe, une théière, sont visagéifiés, chez Bonnard, Vuillard.
[10/01/2024 03:18](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/24/2/4/26/2%3A2003%29)
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Les peintures, les tatouages, les marques sur la peau épousent la multidimensionnalité des corps. Même les masques assurent l’appartenance de la tête au corps plutôt qu’ils n’en exhaussent un visage. Sans doute de profonds mouvements de déterritorialisation s’opèrent, qui bouleverseront les coordonnées du corps et esquissent des agencements particuliers de pouvoir ; cependant, c’est en mettant le corps en connexion non pas avec la visagéité, mais avec des devenirs animaux, notamment à l’aide de drogues. Il n’y a certes pas moins de spiritualité : car les devenirs-animaux portent sur un Esprit animal, esprit-jaguar, esprit-oiseau, esprit-ocelot, esprit-toucan, qui prennent possession du dedans du corps, entrent dans ses cavités, remplissent des volumes, au lieu de lui faire un visage. Les cas de possession expriment un rapport direct des Voix avec le corps, non pas avec le visage. Les organisations de pouvoir du chaman, du guerrier, du chasseur, fragiles et précaires, sont d’autant plus spirituelles qu’elles passent par la corporéité, l’animalité, la végétabilité. Quand nous disions que la tête humaine appartient encore à la strate d’organisme, évidemment nous ne récusions pas l’existence d’une culture et d’une société, nous disions seulement que les codes de ces cultures et de ces sociétés portent sur les corps, sur l’appartenance des têtes aux corps, sur l’aptitude du système corps-tête à devenir, à recevoir des âmes, les recevoir en amies et repousser les âmes ennemies. Les « primitifs » peuvent avoir les têtes les plus humaines, les plus belles et les plus spirituelles, ils n’ont pas de visage et n’en ont pas besoin
[10/01/2024 02:41](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/24/2/4/28/1%3A2103%29)
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Si le visage est bien le Christ, c’est-à-dire l’Homme blanc moyen quelconque, les premières déviances, les premiers écarts-types sont raciaux : homme jaune, homme noir, hommes de deuxième ou troisième catégorie. Eux aussi seront inscrits sur le mur, distribués par le trou. Ils doivent être christianisés, c’est-à-dire visagéifiés. Le racisme européen comme prétention de l’homme blanc n’a jamais procédé par exclusion, ni assignation de quelqu’un désigné comme Autre : ce serait plutôt dans les sociétés primitives qu’on saisit l’étranger comme un « autre157 ». Le racisme procède par détermination des écarts de déviance, en fonction du visage Homme blanc qui prétend intégrer dans des ondes de plus en plus excentriques et retardées les traits qui ne sont pas conformes, tantôt pour les tolérer à telle place et dans telles conditions, dans tel ghetto, tantôt pour les effacer sur le mur qui ne supporte jamais l’altérité (c’est un juif, c’est un arabe, c’est un nègre, c’est un fou…, etc.).
[10/01/2024 04:03](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/24/2/4/32/1%3A2092%29)
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Comment sortir du trou noir ? comment percer le mur ? comment défaire le visage ? Quel que soit le génie du roman français, ce n’est pas son affaire. Il est trop occupé à mesurer le mur, ou même à le construire, à sonder les trous noirs, à composer les visages. Le roman français est profondément pessimiste, idéaliste, « critique de la vie plutôt que créateur de vie ». Il enfonce ses personnages dans le trou, il les fait rebondir sur le mur. Il ne conçoit que des voyages organisés, et de salut que par l’art. C’est encore un salut catholique, c’est-à-dire par l’éternité. Il passe son temps à faire le point, au lieu de tracer des lignes, lignes de fuite active ou de déterritorialisation positive. Tout autre est le roman anglo-américain.
[10/01/2024 04:00](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/24/2/4/62/1%3A0%29)
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Le programme, le slogan de la schizo-analyse devient ici : cherchez vos trous noirs et vos murs blancs, connaissez-les, connaissez vos visages, vous ne les déferez pas autrement, vous ne tracerez pas autrement vos lignes de fuite167.
[10/01/2024 03:10](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/24/2/4/64/1%3A1463%29)
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Tantôt la machine abstraite, en tant qu’elle est de visagéité, va rabattre les flux sur des signifiances et des subjectivations, sur des nœuds d’arborescence et des trous d’abolition ; tantôt au contraire, en tant qu’elle opère une véritable « dévisagéification », elle libère en quelque sorte des têtes chercheuses qui défont sur leur passage les strates, qui percent les murs de signifiance et jaillissent des trous de subjectivité, abattent les arbres au profit de véritables rhizomes, et pilotent les flux sur des lignes de déterritorialisation positive ou de fuite créatrice. Il n’y a plus de strates organisées concentriquement, il n’y a plus de trous noirs autour desquels les lignes s’enroulent pour les border, plus de murs où s’accrochent les dichotomies, les binarités, les valeurs bipolaires. Il n’y a plus un visage qui fait redondance avec un paysage, un tableau, une petite phrase musicale, et où perpétuellement l’un fait penser à Tautre, sur la surface unifiée du mur ou dans le tournoiement central du trou noir. Mais chaque trait libéré de visagéité fait rhizome avec un trait libéré de paysagéité, de picturalité, de musicalité : non pas une collection d’objets partiels, mais un bloc vivant, une connexion de tiges où les traits d’un visage entrent dans une multiplicité réelle, dans un diagramme, avec un trait de paysage inconnu, un trait de peinture ou de musique qui se trouvent alors effectivement produits, créés, suivant des quanta de déterritorialisation positive absolue, et non plus évoqués ni rappelés d’après des systèmes de reterritorialisation. Un trait de guêpe et un trait d’orchidée. Quanta qui marquent autant de mutations de machines abstraites, les unes en fonction des autres. S’ouvre un possible rhizomatique, opérant une potentialisation du possible, contre le possible arborescent qui marquait une fermeture, une impuissance.
[10/01/2024 03:53](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/24/2/4/70/1%3A460%29)
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## 8. 1874 – Trois nouvelles, ou« qu’est-ce qui s’est passé ? »
L’essence de la « nouvelle », comme genre littéraire, n’est pas très difficile à déterminer : il y a nouvelle lorsque tout est organisé autour de la question « Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? » Le conte est le contraire de la nouvelle, parce qu’il tient le lecteur haletant sous une tout autre question : qu’est-ce qui va se passer ? Toujours quelque chose va arriver, va se passer. Quant au roman, lui, il s’y passe toujours quelque chose, bien que le roman intègre dans la variation de son perpétuel présent vivant (durée) des éléments de nouvelle et de conte.
[10/01/2024 03:25](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/8/1%3A0%29)
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Avec une grande sobriété, Vladimir Propp disait que le conte devait se définir en fonction de mouvements extérieurs et intérieurs, qu’il qualifiait, formalisait et combinait à sa manière spécifique171. Nous voudrions montrer que la nouvelle se définit en fonction de lignes vivantes, lignes de chair, dont elle opère de son côté une révélation très spéciale. Marcel Arland a raison de dire de la nouvelle : « Ce ne sont que lignes pures jusque dans les nuances, et ce n’est que pure et consciente vertu du verbe172. »
[10/01/2024 03:47](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/12/1%3A578%29)
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Notre vie est ainsi faite : non seulement les grands ensembles molaires (États, institutions, classes), mais les personnes comme éléments d’un ensemble, les sentiments comme rapports entre personnes sont segmentarisés, d’une manière qui n’est pas faite pour troubler, ni disperser, mais au contraire pour garantir et contrôler l’identité de chaque instance, y compris l’identité personnelle. Le fiancé peut dire à la jeune fille : compte tenu des différences entre nos segments, nous avons les mêmes goûts et nous sommes pareils. Je suis homme et tu es femme, tu es télégraphiste et je suis épicier, tu comptes les mots et je pèse les choses, nos segments s’accordent, se conjuguent. Conjugalité. Tout un jeu de territoires bien déterminés, planifiés. On a un avenir, pas de devenir. Voilà une première ligne de vie, ligne de segmentarité dure ou molaire, pas morte du tout, puisqu’elle occupe et traverse notre vie, et finalement semblera toujours l’emporter. Elle comporte même beaucoup de tendresse et d’amour. Ce serait trop facile de dire : « cette ligne-là est mauvaise », car vous la retrouverez partout, et dans toutes les autres
[10/01/2024 02:14](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/16/1%3A743%29)
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Est-il possible que les voyages soient toujours un retour à la segmentarité dure ? Est-ce toujours son papa et sa maman qu’on rencontre en voyage, et, comme Melville, jusque dans les mers du Sud ? Les muscles durcis ? Faut-il croire que la segmentarité souple elle-même reforme au microscope, et miniaturisées, les grandes figures auxquelles elle prétendait échapper ? Sur tous les voyages, pèse la phrase inoubliable de Beckett : « Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache ; nous sommes cons, mais pas à ce point. »
[10/01/2024 03:43](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/30/1%3A987%29)
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Mais ce n’est ni l’un ni l’autre, ni biologie ni société, ni ressemblance des deux : « je parle littéralement », je trace des lignes, des lignes d’écriture, et la vie passe entre les lignes. Une ligne de segmentarité souple s’est dégagée, emmêlée avec l’autre, mais très différente, tracée d’une manière tremblée par la micro-politique des longs-voyeurs. Une affaire de politique, aussi mondiale que l’autre, plus encore, mais à une échelle et sous une forme insuperposable, incommensurable.
[10/01/2024 03:48](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/38/1%3A1665%29)
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Individus ou groupes, nous sommes traversés de lignes, méridiens, géodésiques, tropiques, fuseaux qui ne battent pas sur le même rythme et n’ont pas la même nature. Ce sont des lignes qui nous composent, nous disions trois sortes de lignes. Ou plutôt des paquets de lignes, car chaque sorte est multiple. On peut s’intéresser à l’une de ces lignes plus qu’aux autres, et peut-être en effet y en a-t-il une qui est, non pas déterminante, mais qui importe plus que les autres… si elle est là. Car, de toutes ces lignes, certaines nous sont imposées du dehors, au moins en partie. D’autres naissent un peu par hasard, d’un rien, on ne saura jamais pourquoi. D’autres doivent être inventées, tracées, sans aucun modèle ni hasard : nous devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables, et nous ne pouvons les inventer qu’en les traçant effectivement, dans la vie.
[10/01/2024 03:23](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/42/1%3A0%29)
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Les lignes de fuite, n’est-ce pas le plus difficile ? Certains groupes, certaines personnes en manquent et n’en auront jamais. Certains groupes, certaines personnes manquent de telle sorte de ligne, ou l’ont perdue. Le peintre Florence Julien s’intéresse particulièrement aux lignes de fuite : elle part de photos, et invente le procédé par lequel elle pourra en extraire des lignes, presque abstraites et sans forme. Mais, là aussi, c’est tout un paquet de lignes très diverses : la ligne de fuite d’enfants qui sortent en courant de l’école, ce n’est pas la même que celle de manifestants poursuivis par la police, ni celle d’un prisonnier qui s’évade. Lignes de fuite d’animaux différents : chaque espèce, chaque individu a les siennes.
[10/01/2024 03:08](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/42/1%3A874%29)
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Fernand Deligny transcrit les lignes et trajets d’enfants autistes, il fait des cartes : il distingue soigneusement les « lignes d’erre » et les « lignes coutumières ». Et ça ne vaut pas seulement pour les promenades, il y a aussi des cartes de perceptions, des cartes de gestes (faire la cuisine ou ramasser du bois) avec des gestes coutumiers et des gestes d’erre. De même pour le langage, s’il y en a. Fernand Deligny a ouvert ses lignes d’écriture sur des lignes de vie. Et constamment les lignes se croisent, se recoupent un instant, se suivent un certain temps. Une ligne d’erre a recoupé une ligne coutumière, et là l’enfant fait quelque chose qui n’appartient plus exactement à aucune des deux, il retrouve quelque chose qu’il avait perdu – qu’est-ce qui s’est passé ? – ou bien il saute, bat des mains, minuscule et rapide mouvement – mais son geste lui-même émet à son tour plusieurs lignes176.
[10/01/2024 03:31](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/42/1%3A1614%29)
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Bien voir, comme dit Deligny, que ces lignes ne veulent rien dire. C’est une affaire de cartographie. Elles nous composent, comme elles composent notre carte. Elles se transforment, et peuvent même passer l’une dans l’autre. Rhizome. A coup sûr elles n’ont rien à voir avec le langage, c’est au contraire le langage qui doit les suivre, c’est l’écriture qui doit s’en nourrir entre ses propres lignes. A coup sûr elles n’ont rien à voir avec un signifiant, avec une détermination d’un sujet par le signifiant ; c’est plutôt le signifiant qui surgit au niveau le plus durci d’une de ces lignes, le sujet qui naît au niveau le plus bas. A coup sûr elles n’ont rien à voir avec une structure, qui ne s’est jamais occupée que de points et de positions, d’arborescences, et qui a toujours fermé un système, justement pour l’empêcher de fuir. Deligny invoque un Corps commun sur lequel ces lignes s’inscrivent, comme autant de segments, de seuils ou de quanta, de territorialités, de déterritorialisations ou de reterritorialisations. Les lignes s’inscrivent sur un Corps sans organes, où tout se trace et fuit, ligne abstraite lui-même, sans figures imaginaires ni fonctions symboliques : le réel du CsO.
[10/01/2024 03:30](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/44/1%3A0%29)
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D’abord concernant le caractère particulier de chacune. On croirait que les segments durs sont déterminés, prédéterminés socialement, surcordés par l’État ; on aurait tendance en revanche à faire de la segmentarité souple un exercice intérieur, imaginaire ou de fantasme. Quant à la ligne de fuite, ne serait-elle pas toute personnelle, manière dont un individu fuit pour son compte, fuit « ses responsabilités », fuit le monde, se réfugie dans le désert, ou bien dans l’art…, etc. Fausse impression. La segmentarité souple n’a rien à voir avec l’imaginaire, et la micropolitique n’est pas moins extensive et réelle que l’autre. La grande politique ne peut jamais manier ses ensembles molaires sans passer par ces micro-injections, ces infiltrations qui la favorisent ou qui lui font obstacle ; et même, plus les ensembles sont grands, plus se produit une molécularisation des instances qu’ils mettent en jeu. Quant aux lignes de fuite, elles ne consistent jamais à fuir le monde, mais plutôt à le faire fuir, comme on crève un tuyau, et il n’y a pas de système social qui ne fuie pas tous les bouts, même si ses segments ne cessent de se durcir pour colmater les lignes de fuite. Rien d’imaginaire, ni de symbolique, dans une ligne de fuite. Rien de plus actif qu’une ligne de fuite, chez l’animal et chez l’homme177.
[10/01/2024 03:38](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/46/1%3A134%29)
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Et même l’Histoire est forcée de passer par là, plutôt que par « coupures signifiantes ». A chaque moment, qu’est-ce qui fuit dans une société ? C’est sur les lignes de fuite qu’on invente des armes nouvelles, pour les opposer aux grosses armes d’État, et « il se peut que je fuie, mais tout au long de ma fuite, je cherche une arme ». C’est sur leurs lignes de fuite que les nomades balayaient tout sur leur passage, et trouvaient de nouvelles armes qui frappaient le Pharaon de stupeur. De toutes les lignes que nous distinguons, il se peut qu’un même groupe ou un même individu les présentent à la fois. Mais, plus fréquemment, un groupe, un individu fonctionne lui-même comme ligne de fuite ; il la crée plutôt qu’il ne la suit, il est lui-même l’arme vivante qu’il forge, plutôt qu’il ne s’en empare. Les lignes de fuite sont des réalités ; c’est très dangereux pour les sociétés, bien que celles-ci ne puissent pas s’en passer, et parfois les ménagent.
[10/01/2024 04:01](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/46/1%3A1415%29)
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C’est évident que la ligne de fuite ne vient pas après, elle est là dès le début, même si elle attend son heure, et l’explosion des deux autres. Alors la segmentarité souple ne serait plus qu’une sorte de compromis, procédant par déterritorialisations relatives, et permettant des reterritorialisations qui font blocage et renvoi sur la ligne dure. C’est curieux comme la segmentarité souple est prise entre les deux autres lignes, prête à verser d’un côté ou de l’autre, c’est son ambiguïté. Et encore il faut voir les combinaisons diverses : la ligne de fuite de quelqu’un, groupe ou individu, peut très bien ne pas favoriser celle d’un autre ; elle peut au contraire la lui barrer, la lui boucher, et le rejeter d’autant plus dans une segmentarité dure. Il arrive bien en amour que la ligne créatrice de quelqu’un soit la mise en prison de l’autre. Il y a un problème de la composition des lignes, d’une ligne avec une autre, même dans un même genre. Pas sûr que deux lignes de fuite soient compatibles, compossibles. Pas sûr que les corps sans organes se composent aisément. Pas sûr qu’un amour y résiste, ni une politique.
[10/01/2024 03:08](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/48/1%3A456%29)
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Quels sont tes couples, quels sont tes doubles, quels sont tes clandestins, et leurs mélanges entre eux ? Quand l’un dit à l’autre : aime sur mes lèvres le goût du whisky comme j’aime dans tes yeux une lueur de la folie, quelles lignes sont-ils en train de composer ou, au contraire, de rendre incompossibles ? Fitzgerald : « Peut-être cinquante pour cent de nos amis et parents vous diront de bonne foi que c’est ma boisson qui a rendu Zelda folle, l’autre moitié vous assurerait que c’est sa folie qui m’a poussé à la boisson. Aucun de ces jugements ne signifierait grand-chose. Ces deux groupes d’amis et de parents seraient tous deux unanimes pour dire que chacun de nous se porterait bien mieux sans l’autre. Avec cette ironie que nous n’avons jamais été aussi désespérément amoureux l’un de l’autre de notre vie. Elle aime l’alcool sur mes lèvres. Je chéris ses hallucinations les plus extravagantes. » « A la fin rien n’avait vraiment d’importance. Nous nous sommes détruits. Mais en toute honnêteté, je n’ai jamais pensé que nous nous sommes détruits l’un l’autre. » Beauté de ces textes.
[10/01/2024 03:56](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/26/2/4/52/1%3A0%29)
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## 9. 1933 – Micropolitiqueet segmentarité
On est segmentarisé de partout et dans toutes les directions. L’homme est un animal segmentaire. La segmentarité appartient à toutes les strates qui nous composent. Habiter, circuler, travailler, jouer : le vécu est segmentarisé spatialement et socialement. La maison est segmentarisée suivant la destination de ses pièces ; les rues, suivant l’ordre de la ville ; l’usine, suivant la nature des travaux et des opérations
[10/01/2024 02:52](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/8/1%3A0%29)
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Pourquoi revenir aux primitifs, puisqu’il s’agit de notre vie ? Le fait est que la notion de segmentarité a été construite par les ethnologues pour rendre compte des sociétés dites primitives, sans appareil d’État central fixe, sans pouvoir global ni institutions politiques spécialisées. Les segments sociaux ont alors une certaine souplesse suivant les tâches et les situations, entre les deux pôles extrêmes de la fusion et de la scission ; une grande communicabilité entre hétérogènes, si bien que le raccordement d’un segment à un autre peut se faire de multiples manières ; une construction locale qui exclut qu’on puisse déterminer d’avance un domaine de base (économique, politique, juridique, artistique) ; des propriétés extrinsèques de situation ou de relations irréductibles aux propriétés intrinsèques de structure ; une activité continuée qui fait que la segmentarité n’est pas saisie indépendamment d’une segmentation en acte, opérant par poussées, détachements, réunions. La segmentarité primitive est à la fois celle d’un code polyvoque, fondé sur les lignages, leurs situations et relations variables, et celle d’une territorialité itinérante) fondée sur des divisions locales enchevêtrées. Les codes et territoires, les lignages claniques et les territorialités tribales organisent un tissu de segmentarité relativement souple181.
[10/01/2024 03:35](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/10/1%3A0%29)
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Il nous paraît pourtant difficile de dire que les sociétés à État, ou même nos États modernes, sont moins segmentaires. L’opposition classique entre le segmentaire et le centralisé ne semble guère pertinente182. Non seulement l’État s’exerce sur des segments qu’il entretient ou laisse subsister, mais il possède en lui-même sa propre segmentarité, et l’impose. Peut-être l’opposition que les sociologues établissent entre segmentaire et central a-t-elle un arrière-fond biologique : le ver annelé, et le système nerveux centralisé. Mais le cerveau central est lui-même un ver, encore plus segmentarisé que les autres, malgré et y compris toutes ses vicariances. Il n’y a pas d’opposition entre central et segmentaire. Le système politique moderne est un tout global, unifié et unifiant, mais parce qu’il implique un ensemble de sous-systèmes juxtaposés, imbriqués, ordonnés, si bien que l’analyse des décisions met à jour toutes sortes de cloisonnements, et de processus partiels qui ne se prolongent pas les uns les autres sans décalages ou déplacements
[10/01/2024 02:52](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/12/1%3A0%29)
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On n’a plus n yeux dans le ciel, ou dans des devenirs végétaux et animaux, mais un œil central ordinateur qui balaie tous les rayons. L’État central ne s’est pas constitué par l’abolition d’une segmentarité circulaire, mais par concentricité des cercles distincts ou mise en résonance des centres. Il y a déjà autant de centres de pouvoir dans les sociétés primitives ; ou, si l’on préfère, il y en a encore autant dans les sociétés à État. Mais celles-ci se comportent comme des appareils de résonance, elles organisent la résonance, tandis que celles-là l’inhibent184.
[10/01/2024 03:44](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/18/1%3A2137%29)
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Au contraire, la géométrie d’État, ou plutôt le lien de l’État avec la géométrie, se manifestera dans le primat de l’élément-théorème, qui substitue des essences idéales ou fixes aux formations morphologiques souples, des propriétés aux affects, des segments prédéterminés aux segmentations en acte. La géométrie et l’arithmétique prennent la puissance d’un scalpel. La propriété privée implique un espace surcodé et quadrillé par le cadastre. Non seulement chaque ligne a ses segments, mais les segments de l’une correspondent à ceux d’une autre : par exemple, le régime du salariat fera correspondre des segments monétaires, des segments de production et des segments de biens consommables
[10/01/2024 02:40](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/20/1%3A1570%29)
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Il ne suffit donc pas d’opposer le centralisé et le segmentaire. Mais il ne suffit pas non plus d’opposer deux segmentarités, l’une souple et primitive, l’autre moderne et durcie. Car les deux se distinguent bien, mais elles sont inséparables, enchevêtrées l’une avec l’autre, l’une dans l’autre. Les sociétés primitives ont des noyaux de dureté, d’arbrification, qui anticipent l’État autant qu’ils le conjurent. Inversement, nos sociétés continuent de baigner dans un tissu souple sans lequel les segments durs ne prendraient pas. On ne peut pas réserver la segmentarité souple aux primitifs. La segmentarité souple n’est même pas la survivance d’un sauvage en nous, c’est une fonction parfaitement actuelle, et inséparable de l’autre. Toute société, mais aussi tout individu, sont donc traversés par les deux segmentarités à la fois : l’une molaire et l’autre moléculaire
[10/01/2024 02:49](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/24/1%3A0%29)
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Si l’on considère les grands ensembles binaires, comme les sexes, ou les classes, on voit bien qu’ils passent aussi dans des agencements moléculaires d’une autre nature, et qu’il y a double dépendance réciproque. Car les deux sexes renvoient à de multiples combinaisons moléculaires, qui mettent en jeu non seulement l’homme dans la femme et la femme dans l’homme, mais le rapport de chacun dans l’autre avec l’animal, la plante, etc. : mille petits-sexes. Et les classes sociales renvoient elles-mêmes à des « masses » qui n’ont pas le même mouvement, pas la même répartition, pas les mêmes objectifs ni les mêmes manières de lutter. Les tentatives pour distinguer masse et classe tendent effectivement vers cette limite : que la notion de masse est une notion moléculaire, procédant par un type de segmentation irréductible à la segmentarité molaire de classe. Pourtant les classes sont bien taillées dans les masses, elles les cristallisent. Et les masses ne cessent pas de couler, de s’écouler des classes. Mais leur présupposition réciproque n’empêche pas la différence de point de vue, de nature, d’échelle et de fonction (la notion de masse, ainsi comprise, a une tout autre acception que celle proposée par Canetti).
[10/01/2024 04:03](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/24/1%3A1701%29)
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Il ne suffit pas de définir la bureaucratie par une segmentarité dure, avec cloisonnement des bureaux contigus, chef de bureau sur chaque segment, et centralisation correspondante au bout du couloir ou en haut de la tour. Car il y a en même temps toute une segmentation bureaucratique, une souplesse et une communication de bureaux, une perversion de bureaucratie, une inventivité ou créativité permanentes qui s’exercent même à l’encontre des règlements administratifs. Si [[Franz Kafka|Kafka]] est le plus grand théoricien de la bureaucratie, c’est parce qu’il montre comment, à un certain niveau (mais lequel ? et qui n’est pas localisable), les barrières entre bureaux cessent d’être des « limites précises », plongent dans un milieu moléculaire qui les dissout, en même temps qu’il fait proliférer le chef en micro-figures impossibles à reconnaître, à identifier, et qui ne sont pas plus discernables que centralisables : un autre régime, qui coexiste avec la séparation et la totalisation des segments durs188. On dira de même que le fascisme implique un régime moléculaire qui ne se confond ni avec des segments molaires ni avec leur centralisation. Sans doute le fascisme a-t-il inventé le concept d’État totalitaire, mais il n’y a pas de raison de définir le fascisme par une notion qu’il invente lui-même : il y a des États totalitaires sans fascisme, du type stalinien, ou du type dictature militaire
[10/01/2024 02:44](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/26/1%3A0%29)
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Le concept d’État totalitaire ne vaut qu’à une échelle macro-politique, pour une segmentarité dure et pour un mode spécial de totalisation et de centralisation. Mais le fascisme est inséparable de foyers moléculaires, qui pullulent et sautent d’un point à un autre, en interaction, avant de résonner tous ensemble dans l’État national-socialiste. Fascisme rural et fascisme de ville ou de quartier, jeune fascisme et fascisme ancien-combattant, fascisme de gauche et de droite, de couple, de famille, d’école ou de bureau : chaque fascisme se définit par un micro-trou noir, qui vaut par lui-même et communique avec les autres, avant de résonner dans un grand trou noir central généralisé189. Il y a fascisme lorsqu’une machine de guerre est installée dans chaque trou, dans chaque niche. Même quand l’État national-socialiste sera installé, il aura besoin de la persistance de ces micro-fascismes qui lui donnent un moyen d’action incomparable sur les « masses ». Daniel Guérin a raison de dire que, si Hitler a conquis le pouvoir plutôt que l’État-major allemand, c’est parce qu’il disposait d’abord de microorganisations qui lui donnaient « un moyen incomparable, irremplaçable, de pénétrer dans toutes les cellules de la société », segmentarité souple et moléculaire, flux capables de baigner chaque genre de cellules. Inversement, si le capitalisme a fini par considérer l’expérience fasciste comme catastrophique, s’il a préféré s’allier au totalitarisme stalinien, beaucoup plus sage et traitable à son goût, c’est que celui-ci avait une segmentarité et une centralisation plus classiques et moins fluentes.
[10/01/2024 03:32](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/26/1%3A1392%29)
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C’est une puissance micro-politique ou moléculaire qui rend le fascisme dangereux, parce que c’est un mouvement de masse : un corps cancéreux plutôt qu’un organisme totalitaire. Le cinéma américain a souvent montré ces foyers moléculaires, fascisme de bande, de gang, de secte, de famille, de village, de quartier, de véhicule, et qui n’épargne personne. Il n’y a que le micro-fascisme pour donner une réponse à la question globale : pourquoi le désir désire-t-il sa propre répression, comment peut-il désirer sa répression ? Certes, les masses ne subissent pas passivement le pouvoir ; elle ne « veulent » pas non plus être réprimées dans une sorte d’hystérie masochiste ; elles ne sont pas davantage trompées, par un leurre idéologique. Mais le désir n’est jamais séparable d’agencements complexes qui passent nécessairement par des niveaux moléculaires, micro-formations qui façonnent déjà les postures, les attitudes, les perceptions, les anticipations, les sémiotiques, etc.
[10/01/2024 03:32](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/26/1%3A2982%29)
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Le désir n’est jamais une énergie pulsionnelle indifférenciée, mais résulte lui-même d’un montage élaboré, d’un engineering à hautes interactions : toute une segmentarité souple qui traite d’énergies moléculaires, et détermine éventuellement le désir à être déjà fasciste. Les organisations de gauche ne sont pas les dernières à secréter leurs micro-fascismes. C’est trop facile d’être anti-fasciste au niveau molaire, sans voir le fasciste qu’on est soi-même, qu’on entretient et nourrit, qu’on chérit soi-même, avec des molécules, personnelles et collectives.
[10/01/2024 03:10](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/26/1%3A3962%29)
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En effet, dans un premier cas, plus l’organisation molaire est forte, plus elle suscite elle-même une molécularisation de ses éléments, de ses rapports et appareils élémentaires. Quand la machine devient planétaire ou cosmique, les agencements ont de plus en plus tendance à se miniaturiser, à devenir de micro-agencements. Suivant la formule de Gorz, le capitalisme mondial n’a plus comme élément de travail qu’un individu moléculaire, ou molécularisé, c’est-à-dire de « masse ». L’administration d’une grande sécurité molaire organisée a pour corrélat toute une microgestion de petites peurs, toute une insécurité moléculaire permanente, au point que la formule des ministères de l’intérieur pourrait être : une macro-politique de la société pour et par une micro-politique de l’insécurité190.
[10/01/2024 03:35](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/30/1%3A0%29)
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C’est ce que disait le président Giscard d’Estaing dans sa leçon de géographie politique et militaire : plus ça s’équilibre entre l’ouest et l’est, dans une machine duelle, surcodante et surarmée, plus ça se « déstabilise » sur l’autre ligne, du nord au sud. Il y a toujours un Palestinien, mais aussi un Basque, un Corse, pour faire « une déstabilisation régionale de la sécurité191 ». Si bien que les deux grands ensembles molaires à l’est et à l’ouest sont perpétuellement travaillés par une segmentation moléculaire, avec fêlure en zigzag, qui fait qu’ils ont peine à retenir leurs propres segments. Comme si toujours une ligne de fuite, même si elle commence par un minuscule ruisseau, coulait entre les segments et s’échappait de leur centralisation, se dérobait à leur totalisation.
[10/01/2024 03:56](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/30/1%3A977%29)
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De ce point de vue, dès lors, nous devons introduire une différence entre deux notions, la connexion et la conjugaison des flux. Car si la « connexion » marque la manière dont des flux décodés et déterritorialisés se relancent les uns les autres, précipitent leur fuite commune, et additionnent ou échauffent leur quanta, la « conjugaison » de ces mêmes flux indique plutôt leur arrêt relatif, comme un point d’accumulation qui bouche ou colmate maintenant les lignes de fuite, opère une reterritorialisation générale, et fait passer les flux sous la dominance de l’un d’eux capable de les surcoder. Mais, précisément, c’est chaque fois le flux le plus déterritorialisé, d’après le premier aspect, qui opère l’accumulation ou la conjonction des procès, détermine le surcodage et sert de base à la reterritorialisation, d’après le second aspect (nous avons rencontré un théorème selon lequel c’est toujours sur le plus déterritorialisé que se fait la reterritorialisation). Ainsi la bourgeoisie commerçante des villes conjugue ou capitalise un savoir, une technologie, des agencements et des circuits sous la dépendance desquels entreront la noblesse, l’Eglise, les artisans et les paysans mêmes. C’est parce qu’elle est pointe de la déterritorialisation, véritable accélérateur de particules, qu’elle opère aussi la reterritorialisation d’ensemble.
[10/01/2024 03:59](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/42/1%3A1870%29)
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La question Qu’est-ce qu’un centre ou un foyer de pouvoir ? est apte à montrer l’enchevêtrement de toutes ces lignes. On parle d’un pouvoir d’armée, d’Eglise, d’école, d’un pouvoir public ou privé… Les centres de pouvoir concernent évidemment les segments durs. Chaque segment molaire a son, ses centres. On peut objecter que ces segments eux-mêmes supposent un centre de pouvoir, comme ce qui les distingue et les réunit, les oppose et les fait résonner. Mais il n’y a nulle contradiction entre les parties segmentaires et l’appareil centralisé. D’une part la segmentarité la plus dure n’empêche pas la centralisation : c’est que le point central commun n’agit pas comme un point où se confondraient les autres points, mais comme un point de résonance à l’horizon, derrière tous les autres points. L’État n’est pas un point qui prend sur soi les autres, mais une caisse de résonance pour tous les points. Et même quand l’État est totalitaire, sa fonction de résonance pour des centres et des segments distincts ne change pas : elle se fait seulement dans des conditions de vase clos qui en augmente la portée interne, ou double la « résonance » d’un « mouvement forcé ».
[10/01/2024 03:30](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/54/1%3A0%29)
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Chaque centre de pouvoir est aussi moléculaire, s’exerce sur un tissu micrologique où il n’existe plus que comme diffus, dispersé, démultiplié, miniaturisé, sans cesse déplacé, agissant par segmentations fines, opérant dans le détail et le détail de détails. L’analyse des « disciplines » ou micro-pouvoirs selon Foucault (école, armée, usine, hôpital, etc.) témoignent de ces « foyers d’instabilité » où s’affrontent des regroupements et accumulations, mais aussi des échappées et des fuites, et où se produisent des inversions203. Ce n’est plus « le » maître d’école, mais le surveillant, le meilleur élève, le cancre, le concierge, etc. Ce n’est plus le général, mais les officiers subalternes, les sous-officiers, le soldat en moi, la mauvaise tête aussi, chacun avec ses tendances, ses pôles, ses conflits, ses rapports de force. Et même l’adjudant, le concierge, ne sont invoqués que pour mieux faire comprendre ; car ils ont un côté molaire et un côté moléculaire, et rendent évident que le général, le propriétaire, avaient déjà aussi les deux côtés.
[10/01/2024 03:42](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/56/1%3A0%29)
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Et il n’y a pas de centre de pouvoir qui n’ait cette micro-texture. C’est elle – et non pas le masochisme – qui explique qu’un opprimé peut toujours tenir une place active dans le système d’oppression : les ouvriers des pays riches participant activement à l’exploitation du tiers monde, à l’armement des dictatures, à la pollution de l’atmosphère
[10/01/2024 02:27](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/56/1%3A2150%29)
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Mais, de ces trois lignes, nous ne pouvons pas dire que l’une soit mauvaise, ou l’autre bonne, par nature et nécessairement. L’étude des dangers sur chaque ligne, c’est l’objet de la pragmatique ou de la schizo-analyse, en tant qu’elle ne se propose pas de représenter, d’interpréter ni de symboliser, mais seulement de faire des cartes et de tirer des lignes, en marquant leurs mélanges autant que leurs distinctions. Nietzsche faisait dire à Zarathoustra, Castaneda fait dire à l’Indien Don Juan : il y a trois et même quatre dangers, d’abord la Peur, puis la Clarté, et puis le Pouvoir, et enfin le grand Dégoût, l’envie de faire mourir et de mourir, Passion d’abolition205
[10/01/2024 02:32](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/62/1%3A0%29)
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Le Pouvoir est le troisième danger, parce qu’il est sur les deux lignes à la fois. Il va des segments durs, de leur surcodage et résonance aux segmentations fines, à leur diffusion et interactions, et inversement. Il n’y a pas d’homme de pouvoir qui ne saute d’une ligne à l’autre, et qui ne fasse alterner un petit et un grand style, le style canaille et le style Bossuet, la démagogie du bureau de tabac et l’impérialisme du grand commis. Mais toute cette chaîne et cette trame du pouvoir plongent dans un monde qui leur échappe, monde de flux mutants. Et c’est précisément son impuissance qui rend le pouvoir si dangereux. L’homme de pouvoir ne cessera de vouloir arrêter les lignes de fuite, et pour cela de prendre, de fixer la machine de mutation dans la machine de surcodage. Mais il ne peut le faire qu’en faisant le vide, c’est-à-dire en fixant d’abord la machine de surcodage elle-même, en la contenant dans l’agencement local chargé de l’effectuer, bref en donnant à l’agencement les dimensions de la machine : ce qui se produit dans les conditions artificielles du totalitarisme ou du « vase clos ».
[10/01/2024 04:00](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/66/1%3A0%29)
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Exactement ce qui fait dire à Fitzgerald : « J’avais le sentiment d’être debout au crépuscule sur un champ de tir abandonné, un fusil vide à la main, et les cibles descendues. Aucun problème à résoudre. Simplement le silence et le seul bruit de ma propre respiration. (…) Mon immolation de moi-même était une fusée sombre et mouillée207. » Pourquoi la ligne de fuite est-elle une guerre d’où l’on risque tant de sortir défait, détruit, après avoir détruit tout ce qu’on pouvait ? Voilà précisément le quatrième danger : que la ligne de fuite franchisse le mur, qu’elle sorte des trous noirs, mais que, au lieu de se connecter avec d’autres lignes et d’augmenter ses valences à chaque fois, elle ne tourne en destruction, abolition pure et simple, passion d’abolition. Telle la ligne de fuite de Kleist, l’étrange guerre qu’il mène, et le suicide, le double suicide comme issue qui fait de la ligne de fuite une ligne de mort
[10/01/2024 02:25](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/68/1%3A821%29)
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Nous n’invoquons aucune pulsion de mort. Il n’y a pas de pulsion interne dans le désir, il n’y a que des agencements. Le désir est toujours agencé, et il est ce que l’agencement le détermine à être. Au niveau même des lignes de fuite, l’agencement qui les trace est du type machine de guerre. Les mutations renvoient à cette machine, qui n’a certes pas la guerre pour objet, mais l’émission de quanta de déterritorialisation, le passage de flux mutants (toute création en ce sens passe par une machine de guerre). Il y a beaucoup de raisons qui montrent que la machine de guerre a une autre origine, qu’elle est un autre agencement que l’appareil d’État. D’origine nomade, elle est dirigée contre lui. Ce sera l’un des problèmes fondamentaux de l’État, de s’approprier cette machine de guerre qui lui est étrangère, d’en faire une pièce de son appareil, sous forme d’institution militaire fixée ; et l’État rencontrera toujours de grandes difficultés à cet égard.
[10/01/2024 03:53](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/70/1%3A0%29)
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C’est là que nous retrouvons le paradoxe du fascisme, et sa différence avec le totalitarisme. Car le totalitarisme est affaire d’État : il concerne essentiellement le rapport de l’État comme agencement localisé avec la machine abstraite de surcodage qu’il effectue. Même quand il s’agit d’une dictature militaire, c’est une armée d’État qui prend le pouvoir, et qui élève l’État au stade totalitaire, ce n’est pas une machine de guerre. Le totalitarisme est conservateur par excellence. Tandis que, dans le fascisme, il s’agit bien d’une machine de guerre. Et quand le fascisme se construit un État totalitaire, ce n’est plus au sens où une armée d’État prend le pouvoir, mais au contraire au sens où une machine de guerre s’empare de l’État. Une remarque bizarre de Virilio nous met sur la voie : dans le fascisme, l’État est beaucoup moins totalitaire qu’il n’est suicidaire. Il y a dans le fascisme un nihilisme réalisé. C’est que, à la différence de l’État totalitaire qui s’efforce de colmater toutes les lignes de fuite possibles, le fascisme se construit sur une ligne de fuite intense, qu’il transforme en ligne de destruction et d’abolition pures.
[10/01/2024 04:02](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/72/1%3A0%29)
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L’analyse de Paul Virilio nous semble profondément juste quand il définit le fascisme, non pas par la notion d’État totalitaire, mais par celle d’État suicidaire : la guerre dite totale y apparaît moins comme l’entreprise d’un État, que d’une machine de guerre qui s’approprie l’État, et fait passer à travers lui le flux de guerre absolue qui n’aura d’autre issue que le suicide de l’État lui-même.
[10/01/2024 03:45](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/28/2/4/72/1%3A3213%29)
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## 10. 1730 – Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible…
Or nous ne sommes nullement sortis de ce problème. Les idées ne meurent pas. Non pas qu’elles survivent simplement à titre d’archaïsmes. Mais, à un moment, elles ont pu atteindre un stade scientifique, et puis le perdre, ou bien émigrer dans d’autres sciences. Elles peuvent alors changer d’application, et de statut, elles peuvent même changer de forme et de contenu, elles gardent quelque chose d’essentiel, dans la démarche, dans le déplacement, dans la répartition d’un nouveau domaine. Les idées, ça ressert toujours, puisque ça a toujours servi, mais sur les modes actuels les plus différents. Car, d’une part, les rapports des animaux entre eux ne sont pas seulement objet de science, mais aussi objet de rêve, objet de symbolisme, objet d’art ou de poésie, objet de pratique et d’utilisation pratique.
[10/01/2024 02:39](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/16/1%3A0%29)
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Est-ce par hasard que le structuralisme a si fort dénoncé ces prestiges de l’imagination, l’établissement des ressemblances le long de la série, l’imitation qui traverse toute la série et la conduit au terme, l’identification à ce terme dernier ? Rien n’est plus explicite à cet égard que les textes célèbres de Lévi-Strauss concernant le totémisme : dépasser les ressemblances externes vers les homologies internes212. Il ne s’agit plus d’instaurer une organisation sérielle de l’imaginaire, mais un ordre symbolique et structural de l’entendement. Il ne s’agit plus de graduer des ressemblances, et d’arriver en dernière instance à une identification de l’Homme et de l’Animal au sein d’une participation mystique. Il s’agit d’ordonner les différences pour arriver à une correspondance des rapports. Car l’animal pour son compte se distribue suivant des rapports différentiels ou des oppositions distinctives d’espèces ; et de même l’homme, suivant les groupes considérés. Dans l’institution totémique, on ne dira pas que tel groupe d’hommes s’identifie à telle espèce animale, on dira : ce que le groupe A est au groupe B, l’espèce A′ l’est à l’espèce B′. Il y a là une méthode profondément différente de la précédente : si deux groupes humains sont donnés qui ont chacun leur animal-totem, il faudra trouver en quoi les deux totems sont pris dans des rapports analogues à ceux des deux groupes – ce que la Corneille est au Faucon…
[10/01/2024 03:47](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/20/1%3A0%29)
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Les devenirs-animaux ne sont pas des rêves ni des fantasmes. Ils sont parfaitement réels. Mais de quelle réalité s’agit-il ? Car si devenir animal ne consiste pas à faire l’animal ou à l’imiter, il est évident aussi que l’homme ne devient pas « réellement » animal, pas plus que l’animal ne devient « réellement » autre chose. Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même. C’est une fausse alternative qui nous fait dire : ou bien l’on imite, ou bien on est. Ce qui est réel, c’est le devenir lui-même, le bloc de devenir, et non pas des termes supposés fixes dans lesquels passerait celui qui devient. Le devenir peut et doit être qualifié comme devenir-animal sans avoir un terme qui serait l’animal devenu. Le devenir-animal de l’homme est réel, sans que soit réel l’animal qu’il devient ; et, simultanément, le devenir-autre de l’animal est réel sans que cet autre soit réel. C’est ce point qu’il faudra expliquer : comment un devenir n’a pas de sujet distinct de lui-même ; mais aussi comment il n’a pas de terme, parce que son terme n’existe à son tour que pris dans un autre devenir dont il est le sujet, et qui coexiste, qui fait bloc avec le premier. C’est le principe d’une réalité propre au devenir (l’idée bergsonienne d’une coexistence de « durées » très différentes, supérieures ou inférieures à « la nôtre », et toutes communicantes).
[10/01/2024 03:19](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/26/1%3A434%29)
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Enfin, devenir n’est pas une évolution, du moins une évolution par descendance et filiation. Le devenir ne produit rien par filiation, toute filiation serait imaginaire. Le devenir est toujours d’un autre ordre que celui de la filiation. Il est de l’alliance. Si l’évolution comporte de véritables devenirs, c’est dans le vaste domaine des symbioses qui met en jeu des êtres d’échelles et de règnes tout à fait différents, sans aucune filiation possible. Il y a un bloc de devenir qui prend la guêpe et l’orchidée, mais dont aucune guêpe-orchidée ne peut descendre. Il y a un bloc de devenir qui saisit le chat et le babouin, et dont un virus C opère l’alliance. Il y a un bloc de devenir entre des racines jeunes et certains micro-organismes, les matières organiques synthétisées dans les feuilles opérant l’alliance (rhizosphère). Si le néo-évolutionnisme a affirmé son originalité, c’est en partie par rapport à ces phénomènes où l’évolution ne va pas d’un moins différencié à un plus différencié, et cesse d’être une évolution filiative héréditaire pour devenir plutôt communicative ou contagieuse. Nous préférerions alors appeler « involution » cette forme d’évolution qui se fait entre hétérogènes, à condition que l’on ne confonde surtout pas l’involution avec une régression. Le devenir est involutif, l’involution est créatrice. Régresser, c’est aller vers le moins différencié. Mais involuer, c’est former un bloc qui file suivant sa propre ligne, « entre » les termes mis en jeu, et sous les rapports assignables.
[10/01/2024 03:35](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/28/1%3A0%29)
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Le néo-évolutionnisme nous semble important pour deux raisons : l’animal ne se définit plus par des caractères (spécifiques, génériques, etc.), mais par des populations, variables d’un milieu à un autre ou dans un même milieu ; le mouvement ne se fait plus seulement ou surtout par des productions filiatives, mais par des communications transversales entre populations hétérogènes. Devenir est un rhizome, ce n’est pas un arbre classificatoire ni généalogique. Devenir n’est certainement pas imiter, ni s’identifier ; ce n’est pas non plus régresser-progresser ; ce n’est pas non plus correspondre, instaurer des rapports correspondants ; ce n’est pas non plus produire, produire une filiation, produire par filiation. Devenir est un verbe ayant toute sa consistance ; il ne se ramène pas, et ne nous amène pas à « paraître », ni « être », ni « équivaloir », ni « produire ».
[10/01/2024 03:15](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/30/1%3A0%29)
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Beaucoup de suicides d’écrivains s’expliquent par ces participations contre nature, ces noces contre nature. L’écrivain est un sorcier parce qu’il vit l’animal comme la seule population devant laquelle il est responsable en droit. Le préromantique allemand Moritz se sent responsable, non pas des veaux qui meurent, mais devant les veaux qui meurent et qui lui donnent l’incroyable sentiment d’une Nature inconnue – l’affect217. Car l’affect n’est pas un sentiment personnel, ce n’est pas non plus un caractère, c’est l’effectuation d’une puissance de meute, qui soulève et fait vaciller le moi. Qui n’a connu la violence de ces séquences animales, qui l’arrachent à l’humanité ne serait-ce qu’un instant, et lui font gratter son pain comme un rongeur ou lui donnent les yeux jaunes d’un félin ? Terrible involution qui nous appelle vers des devenirs inouïs. Ce ne sont pas des régressions, bien que des fragments de régression, des séquences de régression s’y joignent.
[10/01/2024 03:20](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/32/2%3A3664%29)
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Il y aura toujours possibilité qu’un animal quelconque, pou, guépard ou éléphant, soit traité comme un animal familier, ma petite bête à moi. Et, à l’autre extrême, tout animal aussi peut être traité sur le mode de la meute et du pullulement, qui nous convient à nous, sorciers. Même le chat, même le chien… Et que le berger, ou le meneur, le diable, ait son animal préféré dans la meute, ce n’est certes pas de la même façon que tout à l’heure. Oui, tout animal est ou peut être une meute, mais d’après des degrés de vocation variable, qui rendent plus ou moins facile la découverte de multiplicité, de teneur en multiplicité, qu’il contient actuellement ou virtuellement suivant les cas. Bancs, bandes, troupeaux, populations ne sont pas des formes sociales inférieures, ce sont des affects et des puissances, des involutions, qui prennent tout animal dans un devenir non moins puissant que celui de l’homme avec l’animal
[10/01/2024 02:48](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/34/1%3A1006%29)
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Nous opposons l’épidémie à la filiation, la contagion à l’hérédité, le peuplement par contagion à la reproduction sexuée, à la production sexuelle. Les bandes, humaines et animales, prolifèrent avec les contagions, les épidémies, les champs de bataille et les catastrophes. C’est comme les hybrides, stériles eux-mêmes, nés d’une union sexuelle qui ne se reproduira pas, mais qui recommence chaque fois, gagnant autant de terrain. Les participations, les noces contre nature, sont la vraie Nature qui traverse les règnes. La propagation par épidémie, par contagion, n’a rien à voir avec la filiation par hérédité, même si les deux thèmes se mélangent et ont besoin l’un de l’autre. Le vampire ne filiationne pas, il contagionne. La différence est que la contagion, l’épidémie met en jeu des termes tout à fait hétérogènes : par exemple un homme, un animal et une bactérie, un virus, une molécule, un micro-organisme. Ou, comme pour la truffe, un arbre, une mouche et un cochon. Des combinaisons qui ne sont ni génétiques ni structurales, des inter-règnes, des participations contre nature, mais la Nature ne procède qu’ainsi, contre elle-même. Nous sommes loin de la production filiative, de la reproduction héréditaire, qui ne retient comme différences qu’une simple dualité de sexes au sein d’une même espèce, et de petites modifications le long des générations. Pour nous, au contraire, il y a autant de sexes que de termes en symbiose, autant de différences que d’éléments intervenant dans un procès de contagion
[10/01/2024 02:35](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/36/1%3A1274%29)
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Nous savons qu’entre un homme et une femme beaucoup d’êtres passent, qui viennent d’autres mondes, apportés par le vent, qui font rhizome autour des racines, et ne se laissent pas comprendre en termes de production, mais seulement de devenir. L’Univers ne fonctionne pas par filiation. Nous disons donc seulement que les animaux sont des meutes, et que les meutes se forment, se développent et se transforment par contagion.
[10/01/2024 02:50](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/36/1%3A2792%29)
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Aussi est-il absurde de hiérarchiser les collectivités même animales du point de vue d’un évolutionnisme de fantaisie où les meutes seraient au plus bas, et feraient place ensuite à des sociétés familiales et étatiques. Au contraire, il y a différence de nature, et l’origine des meutes est tout autre que celle des familles et des États, ne cessant de les travailler en dessous, de les troubler du dehors, avec d’autres formes de contenu, d’autres formes d’expression. La meute est à la fois réalité animale, et réalité du devenir-animal de l’homme ; la contagion est à la fois peuplement animal, et propagation du peuplement animal de l’homme. La machine de chasse, la machine de guerre, la machine de crime entraînent toutes sortes de devenirs-animaux qui ne s’énoncent pas dans le mythe, encore moins dans le totémisme.
[10/01/2024 03:09](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/38/1%3A860%29)
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Tout Moby Dick est un des plus grands chefs-d’œuvre de devenir ; le capitaine Achab a un devenir-baleine irrésistible, mais justement qui contourne la meute ou le banc, et passe directement par une alliance monstrueuse avec l’Unique, avec le Léviathan, Moby Dick. Il y a toujours pacte avec un démon, et le démon apparaît tantôt comme chef de la bande, tantôt comme Solitaire à côté de la bande, tantôt comme Puissance supérieure de la bande. L’individu exceptionnel a beaucoup de positions possibles. [[Franz Kafka|Kafka]], encore un grand auteur des devenirs-animaux réels, chante le peuple des souris ; mais Joséphine, la souris cantatrice, a tantôt une position privilégiée dans la bande, tantôt une position hors bande, tantôt glisse et se perd anonyme dans les énoncés collectifs de la bande. Bref, tout Animal a son Anomal.
[10/01/2024 03:18](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/40/2%3A633%29)
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Entendons : tout animal pris dans sa meute ou sa multiplicité a son anomal. On a pu remarquer que le mot « anomal », adjectif tombé en désuétude, avait une origine très différente de « anormal » : a-normal, adjectif latin sans substantif, qualifie ce qui n’a pas de règle ou ce qui contredit la règle, tandis que « an-omalie », substantif grec qui a perdu son adjectif, désigne l’inégal, le rugueux, l’aspérité, la pointe de déterritorialisation219. L’anormal ne peut se définir qu’en fonction de caractères, spécifiques ou génériques ; mais l’anomal est une position ou un ensemble de positions par rapport à une multiplicité. Les sorciers se servent donc du vieil adjectif « anomal » pour situer les positions de l’individu exceptionnel dans la meute. C’est toujours avec l’Anomal, Moby Dick ou Joséphine, qu’on fait alliance pour devenir-animal.
[10/01/2024 03:39](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/40/2%3A1439%29)
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Si l’expérimentation de drogue a marqué tout le monde, même les non-drogués, c’est en changeant les coordonnées perceptives de l’espace-temps, et en nous faisant entrer dans un univers de micro-perceptions où les devenirs moléculaires prennent le relais des devenirs animaux. Les livres de Castaneda montre bien cette évolution, ou plutôt cette involution, où les affects d’un devenir-chien par exemple sont relayés par ceux d’un devenir-moléculaire, micro-perceptions de l’eau, de l’air, etc. Un homme s’avance en chancelant d’une porte à une autre, et disparaît dans l’air : « tout ce que je peux te dire, c’est que nous sommes fluides, des êtres lumineux faits de fibres226 ». Tous les voyages dits initiatiques comportent ces seuils et ces portes où le devenir lui-même devient, et où l’on change de devenir, suivant les « heures » du monde, les cercles d’un enfer ou les étapes d’un voyage qui font varier les échelles, les formes et les cris. Des hurlements animaux jusqu’aux vagissements des éléments et des particules.
[10/01/2024 03:39](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/54/2%3A1368%29)
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On a pu remarquer qu’un organe, pour les enfants, subissait « mille vicissitudes », était « mal localisable, mal identifiable, tantôt un os, un engin, un excrément, le bébé, une main, le cœur de papa… ». Mais ce n’est pas du tout parce que l’organe est vécu comme objet partiel. C’est parce que l’organe sera exactement ce que ses éléments en feront d’après leur rapport de mouvement et de repos, et la façon dont ce rapport se compose ou se décompose avec celui des éléments voisins. Ce n’est pas de l’animisme, pas plus que du mécanisme, mais un machinisme universel : un plan de consistance occupé par une immense machine abstraite aux agencements infinis. Les questions des enfants sont mal comprises tant qu’on n’y voit pas des questions-machines ; d’où l’importance des articles indéfinis dans ces questions (un ventre, un enfant, un cheval, une chaise, « comment est-ce qu’une personne est faite ? »).
[10/01/2024 03:38](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/72/1%3A1110%29)
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[[Baruch Spinoza|Spinoza]] demande : qu’est-ce que peut un corps ? On appellera latitude d’un corps les affects dont il est capable suivant tel degré de puissance, ou plutôt suivant les limites de ce degré. La latitude est faite de parties intensives sous une capacité, comme la longitude, de parties extensives sous un rapport. Tout comme on évitait de définir un corps par ses organes et ses fonctions, on évite de le définir par des caractères Espèce ou Genre : on cherche à faire le compte de ses affects. On appelle « éthologie » une telle étude, et c’est en ce sens que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] écrit une véritable Ethique.
[10/01/2024 03:46](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/74/2%3A435%29) ^cb4fbb
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On dira que les trois affects de la tique supposent déjà des caractères spécifiques et génériques, des organes et des fonctions, pattes et trompes. C’est vrai du point de vue de la physiologie ; mais non du point de vue de l’Ethique où les caractères organiques découlent au contraire de la longitude et de ses rapports, de la latitude et de ses degrés. Nous ne savons rien d’un corps tant que nous ne savons pas ce qu’il peut, c’est-à-dire quels sont ses affects, comment ils peuvent ou non se composer avec d’autres affects, avec les affects d’un autre corps, soit pour le détruire ou en être détruit, soit pour échanger avec lui actions et passions, soit pour composer avec lui un corps plus puissant
[10/01/2024 02:32](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/74/2%3A1755%29)
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C’est un plan d’analogie, soit parce qu’il assigne le terme éminent d’un développement, soit parce qu’il établit les rapports proportionnels de la structure. Il peut être dans l’esprit d’un dieu, ou dans un inconscient de la vie, de l’âme ou du langage : il est toujours conclu de ses propres effets. Il est toujours inféré. Même si on le dit immanent, il ne l’est que par absence, analogiquement (métaphoriquement, métonymiquement, etc.). L’arbre est donné dans le germe, mais en fonction d’un plan qui n’est pas donné. De même dans la musique, le principe d’organisation ou de développement n’apparaît pas pour lui-même en relation directe avec ce qui se développe ou s’organise : il y a un principe compositionnel transcendant qui n’est pas sonore, qui n’est pas « audible » par lui-même ou pour lui-même. Cela permet toutes les interprétations possibles. Les formes et leurs développements, les sujets et leurs formations renvoient à un plan qui opère comme unité transcendante ou principe caché. On pourra toujours exposer le plan, mais comme une partie à part, et non-donné dans ce qu’il donne. N’est-ce pas ainsi que même Balzac, et même Proust, exposent le plan d’organisation ou de développement de leur œuvre, comme dans un métalangage ? Mais Stockhausen aussi n’a-t-il pas besoin d’exposer la structure de ses formes sonores comme « à côté » d’elles, faute de la faire entendre ? Plan de vie, plan de musique, plan d’écriture, c’est pareil : un plan qui n’est pas donnable en tant que tel, qui ne peut être qu’inféré, en fonction des formes qu’il développe et des sujets qu’il forme, puisqu’il est pour ces formes et ces sujets
[10/01/2024 02:16](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/30/2/4/94/2%3A1389%29)
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Devenir, c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules, entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce qu’on est en train de devenir, et par lesquels on devient. C’est en ce sens que le devenir est le processus du désir
[10/01/2024 02:15](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/4/1%3A379%29)
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Schérer et Hocquenghem ont dégagé ce point essentiel, quand ils ont reconsidéré le problème des enfants-loups. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une production réelle comme si l’enfant était « réellement » devenu animal ; il ne s’agit pas davantage d’une ressemblance, comme si l’enfant avait imité des animaux qui l’auraient réellement élevé ; mais il ne s’agit pas non plus d’une métaphore symbolique, comme si l’enfant autiste, abandonné ou perdu, était seulement devenu l’ « analogue » d’une bête.
[10/01/2024 04:03](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/6/1%3A0%29)
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Pour leur compte, ils invoquent une zone objective d’indétermination ou d’incertitude, « quelque chose de commun ou d’indiscernable », un voisinage « qui fait qu’il est impossible de dire où passe la frontière de l’animal et de l’humain », non seulement chez les enfants autistes, mais chez tous les enfants, comme si, indépendamment de l’évolution qui l’entraîne vers l’adulte, il y avait chez l’enfant place pour d’autres devenirs, « d’autres possibilités contemporaines », qui ne sont pas des régressions, mais des involutions créatrices, et qui témoignent « d’une inhumanité vécue immédiatement dans le corps en tant que tel », noces contre nature « hors du corps programmé ».
[10/01/2024 03:49](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/6/1%3A815%29)
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L’acteur De Niro, dans une séquence de film, marche « comme » un crabe ; mais il ne s’agit pas, dit-il, d’imiter le crabe ; il s’agit de composer avec l’image, avec la vitesse de l’image, quelque chose qui a affaire avec le crabe255. Et c’est cela l’essentiel pour nous : on ne devient-animal que si, par des moyens et des éléments quelconques, on émet des corpuscules qui entrent dans le rapport de mouvement et de repos des particules animales, ou, ce qui revient au même, dans la zone de voisinage de la molécule animale. On ne devient animal que moléculaire.
[10/01/2024 03:36](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/8/1%3A2086%29)
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Or, si c’est vrai, il faut le dire des choses humaines aussi : il y a un devenir-femme, un devenir-enfant, qui ne ressemblent pas à la femme ou à l’enfant comme entités molaires bien distinctes (quoique la femme ou l’enfant puissent avoir des positions privilégiées possibles, mais seulement possibles, en fonction de tels devenirs). Ce que nous appelons entité molaire ici, par exemple, c’est la femme en tant qu’elle est prise dans une machine duelle qui l’oppose à l’homme, en tant qu’elle est déterminée par sa forme, et pourvue d’organes et de fonctions, et assignée comme sujet. Or devenir-femme n’est pas imiter cette entité, ni même se transformer en elle. On ne négligera pourtant pas l’importance de l’imitation, ou de moments d’imitation, chez certains homosexuels mâles ; encore moins, la prodigieuse tentative de transformation réelle chez certains travestis. Nous voulons seulement dire que ces aspects inséparables du devenir-femme doivent d’abord se comprendre en fonction d’autre chose : ni imiter ni prendre la forme féminine, mais émettre des particules qui entrent dans le rapport de mouvement et de repos, ou dans la zone de voisinage d’une micro-féminité, c’est-à-dire produire en nous-mêmes une femme moléculaire, créer la femme moléculaire
[10/01/2024 02:21](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/10/1%3A289%29)
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Quand on interroge Virginia Woolf sur une écriture proprement féminine, elle s’effare à l’idée d’écrire « en tant que femme ». Il faut plutôt que l’écriture produise un devenir-femme, comme des atomes de féminité capables de parcourir et d’imprégner tout un champ social, et de contaminer les hommes, de les prendre dans ce devenir. Particules très douces, mais aussi dures et obstinées, irréductibles, indomptables. La montée des femmes dans l’écriture romanesque anglaise n’épargnera aucun homme : ceux qui passent pour les plus virils, les plus phallocrates, Lawrence, Miller, ne cesseront de capter et d’émettre à leur tour ces particules qui entrent dans le voisinage ou dans la zone d’indiscernabilité des femmes. Ils deviennent-femme en écrivant.
[10/01/2024 02:56](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/12/1%3A0%29)
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C’est pourquoi, inversement, la reconstruction du corps comme Corps sans organes, l’anorganisme du corps, est inséparable d’un devenir-femme ou de la production d’une femme moléculaire. Sans doute la jeune fi]le devient-elle femme, au sens organique ou molaire. Mais inversement le devenir-femme ou la femme moléculaire sont la jeune fille elle-même. La jeune fille ne se définit certes pas par la virginité, mais par un rapport de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, par une combinaison d’atomes, une émission de particules : heccéité. Elle ne cesse de courir sur un corps sans organes. Elle est ligne abstraite, ou ligne de fuite. Aussi les jeunes filles n’appartiennent pas à un âge, à un sexe, à un ordre ou à un règne : elles se glissent plutôt, entre les ordres, les actes, les âges, les sexes ; elles produisent n sexes moléculaires sur la ligne de fuite, par rapport aux machines duelles qu’elles traversent de part en part. La seule manière de sortir des dualismes, être-entre, passer entre, intermezzo, c’est ce que Virginia Woolf a vécu de toutes ses forces, dans toute son œuvre, ne cessant pas de devenir. La jeune fille est comme le bloc de devenir qui reste contemporain de chaque terme opposable, homme, femme, enfant, adulte. Ce n’est pas la jeune fille qui devient femme, c’est le devenir-femme qui fait la jeune fille universelle ; ce n’est pas l’enfant qui devient adulte, c’est le devenir-enfant qui fait une jeunesse universelle.
[10/01/2024 03:21](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/12/1%3A1590%29)
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Changer la perception ; le problème est posé en termes corrects, parce qu’il donne un ensemble prégnant de « la » drogue, indépendamment des distinctions secondaires (hallucinatoires ou non, lourdes ou légères, etc.). Toutes les drogues concernent d’abord les vitesses, et les modifications de vitesse. Ce qui permet de décrire un agencement Drogue, quelles que soient les différences, c’est une ligne de causalité perceptive qui fait que 1) l’imperceptible est perçu, 2) la perception est moléculaire, 3) le désir investit directement la perception et le perçu. Les Américains de la beat generation s’étaient déjà engagés dans cette voie, et parlaient d’une révolution moléculaire propre à la drogue.
[10/01/2024 03:38](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/26/4/1%3A0%29)
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Ce problème d’une causalité spécifique est important. Tant qu’on invoque des causalités trop générales ou extrinsèques, psychologiques, sociologiques, pour rendre compte d’un agencement, c’est comme si l’on ne disait rien. Aujourd’hui s’est mis en place un discours sur la drogue qui ne fait qu’agiter des généralités sur le plaisir et le malheur, sur les difficultés de communication, sur des causes qui viennent toujours d’ailleurs. On feint d’autant plus de compréhension pour un phénomène qu’on est incapable d’en saisir une causalité propre en extension. Sans doute un agencement ne comporte jamais une infra-structure causale. Il comporte pourtant, et au plus haut point, une ligue abstraite de causalité spécifique ou créatrice, sa ligne de fuite, de déterritorialisation, qui ne peut s’effectuer qu’en rapport avec des causalités générales ou d’une autre nature, mais qui ne s’explique pas du tout par elles.
[10/01/2024 03:56](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/28/1%3A0%29)
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Quels mots plus simples que « perceptions erronées » (Artaud), « sentiments mauvais » (Michaux), pour dire cependant la chose la plus technique : comment la causalité immanente du désir, moléculaire et perceptive, échoue dans l’agencement-drogue. Les drogués ne cessent de retomber dans ce qu’ils voulaient fuir : une segmentarité plus dure à force d’être marginale, une territorialisation d’autant plus artificielle qu’elle se fait sur des substances chimiques, des formes hallucinatoires et des subjectivations fantasmatiques. Les drogués peuvent être considérés comme des précurseurs ou des expérimentateurs qui retracent inlassablement un nouveau chemin de vie ; mais même leur prudence n’a pas les conditions de la prudence. Alors, ou bien ils retombent dans la cohorte des faux héros qui suivent le chemin conformiste d’une petite mort et d’une longue fatigue. Ou bien, c’est le pire, ils n’auront servi qu’à lancer une tentative qui ne peut être reprise et qui ne peut profiter qu’à ceux qui ne se droguent pas, ou qui ne se droguent plus, qui rectifient secondairement le plan toujours avorté de la drogue, et découvrent par la drogue ce qui manque à la drogue pour construire un plan de consistance. Le tort des drogués serait-il chaque fois de repartir à zéro, soit pour prendre de la drogue, soit pour l’abandonner, alors qu’il faudrait prendre un relais, partir « au milieu », bifurquer au milieu ? Arriver à se saoûler, mais à l’eau pure (Henry Miller). Arriver à se droguer, mais par abstention, « prendre et s’abstenir, surtout s’abstenir », je suis un buveur d’eau (Michaux). Arriver au point où la question n’est plus « se droguer ou non », mais que la drogue ait suffisamment changé les conditions générales de la perception de l’espace et du temps pour que les non-drogués réussissent à passer par les trous du monde et sur les lignes de fuite, à l’endroit même où il faut d’autres moyens que la drogue. Ce n’est pas la drogue qui assure l’immanence, c’est l’immanence de la drogue qui permet de s’en passer. Lâcheté, profitage, attendre que les autres aient risqué ? Plutôt reprendre toujours une entreprise au milieu, en changer les moyens. Nécessité de choisir, de sélectionner la bonne molécule, la molécule d’eau, la molécule d’hydrogène ou d’hélium. Ce n’est pas affaire de modèle, tous les modèles sont molaires : il faut déterminer les molécules et les particules par rapport auxquelles les « voisinages » (indiscernabilités, devenirs) s’engendrent et se définissent
[10/01/2024 02:41](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/30/1%3A3355%29)
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Bref, le secret, défini comme contenu qui a caché sa forme au profit d’un simple contenant, est inséparable de deux mouvements qui peuvent accidentellement en interrompre le cours ou le trahir, mais en font partie essentiellement : quelque chose doit suinter de la boîte, quelque chose sera perçu à travers la boîte ou dans la boîte entrouverte. Le secret a été inventé par la société, c’est une notion sociale ou sociologique. Tout secret est un agencement collectif. Le secret n’est pas du tout une notion statique ou immobilisée, il n’y a que les devenirs qui soient secrets, le secret a un devenir. Le secret a son origine dans la machine de guerre, c’est elle qui amène le secret, avec ses devenirs-femmes, ses devenirs-enfants, ses devenirs-animaux268. Une société secrète agit toujours dans la société comme machine de guerre. Les sociologues qui se sont occupés des sociétés secrètes ont dégagé beaucoup de lois de ces sociétés, protection, égalisation et hiérarchie, silence, rituel, désindividuation, centralisation, autonomie, cloisonnement, etc.269.
[10/01/2024 03:34](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/34/1%3A0%29)
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C’est peut-être même la situation particulière de la femme par rapport à l’étalon-homme qui fait que tous les devenirs, étant minoritaires, passent par un devenir-femme. Il ne faut pourtant pas confondre « minoritaire » en tant que devenir ou processus, et « minorité » comme ensemble ou état. Les juifs, les tziganes, etc., peuvent former des minorités dans telles ou telles conditions ; ce n’est pas encore suffisant pour en faire des devenirs. On se reterritorialise, ou on se laisse reterritorialiser sur une minorité comme état ; mais on se déterritorialise dans un devenir. Même les Noirs, disaient les Black Panthers, ont à devenir-noir. Même les femmes, à devenir-femme. Même les juifs, à devenir-juif (il ne suffit certes pas d’un état). Mais s’il en est ainsi, le devenir-juif affecte nécessairement le non-juif autant que le juif…, etc.
[10/01/2024 03:28](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/42/2%3A1160%29)
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Le devenir-femme affecte nécessairement les hommes autant que les femmes. D’une certaine manière, c’est toujours « homme » qui est le sujet d’un devenir ; mais il n’est un tel sujet qu’en entrant dans un devenir-minoritaire qui l’arrache à son identité majeure. Comme dans le roman d’Arthur Miller, Focus, ou dans le film de Losey, M. Klein, c’est le non-juif qui devient juif, qui est pris, emporté par ce devenir, quand il est arraché à son mètre étalon. Inversement, si les juifs eux-mêmes ont à devenir-juif, les femmes à devenir-femme, les enfants à devenir-enfant, les Noirs à devenir-noir, c’est dans la mesure où seule une minorité peut servir de médium actif au devenir, mais dans des conditions telles qu’elle cesse à son tour d’être un ensemble définissable par rapport à la majorité. Le devenir-juif, le devenir-femme, etc., impliquent donc la simultanéité d’un double mouvement, l’un par lequel un terme (le sujet) se soustrait à la majorité, et l’autre, par lequel un terme (le médium ou l’agent) sort de la minorité. Il y a un bloc de devenir indissociable et asymétrique, un bloc d’alliance : les deux « Monsieur Klein », le juif et le non juif, entrent dans un devenir-juif (de même dans Focus).
[10/01/2024 02:26](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/42/2%3A2008%29)
Le voile fait office aussi je suppose ? Et autre, on peut penser au jogging aussi
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Souvenirs et devenirs, points et blocs. – Pourquoi y a-t-il tant de devenirs de l’homme, mais pas de devenir-homme ? C’est d’abord parce que l’homme est majoritaire par excellence, tandis que les devenirs sont minoritaires, tout devenir est un devenir-minoritaire. Par majorité, nous n’entendons pas une quantité relative plus grande, mais la détermination d’un état ou d’un étalon par rapport auquel les quantités plus grandes aussi bien que les plus petites seront dites minoritaires : homme-blanc adulte-mâle, etc. Majorité suppose un état de domination, non pas l’inverse. Il ne s’agit pas de savoir s’il y a plus de moustiques ou de mouches que d’hommes, mais comment « l’homme » a constitué dans l’univers un étalon par rapport auquel les hommes forment nécessairement (analytiquement) une majorité. De même que la majorité dans la cité suppose un droit de vote, et ne s’établit pas seulement parmi ceux qui possèdent ce droit, mais s’exerce sur ceux qui ne l’ont pas, quel que soit leur nombre, la majorité dans l’univers suppose déjà donnés le droit ou le pouvoir de l’homme273. C’est en ce sens que les femmes, les enfants, et aussi les animaux, les végétaux, les molécules sont minoritaires.
[10/01/2024 03:31](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/42/2/1%3A0%29)
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Une femme a à devenir-femme, mais dans un devenir-femme de l’homme tout entier. Un juif devient juif, mais dans un devenir-juif du non-juif. Un devenir minoritaire n’existe que par un médium et un sujet déterritorialisés qui sont comme ses éléments. Il n’y a de sujet du devenir que comme variable déterritorialisée de la majorité, et il n’y a de médium du devenir que comme variable déterritorialisante d’une minorité. Ce qui nous précipite dans un devenir, ce peut être n’importe quoi, le plus inattendu, le plus insignifiant. Vous ne déviez pas de la majorité sans un petit détail qui va se mettre à grossir, et qui vous emporte. C’est parce que le héros de Focus, Américain moyen, a besoin de lunettes qui donnent à son nez un air vaguement sémite, c’est « à cause des lunettes », qu’il va être précipité dans cette étrange aventure du devenir-juif d’un non-juif. N’importe quoi peut faire l’affaire, mais l’affaire se révèle politique.
[10/01/2024 03:50](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/44/1%3A0%29)
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Devenir-minoritaire est une affaire politique, et fait appel à tout un travail de puissance, à une micro-politique active. C’est le contraire de la macro-politique, et même de l’Histoire, où il s’agit plutôt de savoir comment l’on va conquérir ou obtenir une majorité. Comme disait Faulkner, il n’y avait pas d’autre choix que de devenir-nègre, pour ne pas se retrouver fasciste274. Contrairement à l’histoire, le devenir ne se pense pas en termes de passé et d’avenir. Un devenir-révolutionnaire reste indifférent aux questions d’un avenir et d’un passé de la révolution ; il passe entre les deux. Tout devenir est un bloc de coexistence. Les sociétés dites sans histoire se mettent hors de l’histoire, non pas parce qu’elles se contenteraient de reproduire des modèles immuables ou seraient régies par une structure fixe, mais parce que ce sont des sociétés de devenir (sociétés de guerre, sociétés secrètes, etc.). Il n’y a d’histoire que de majorité, ou de minorités définies par rapport à la majorité. Mais « comment conquérir la majorité » est un problème tout à fait secondaire par rapport aux cheminements de l’imperceptible.
[10/01/2024 03:50](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/44/1%3A936%29)
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Essayons de dire les choses autrement : il n’y a pas de devenir-homme, parce que l’homme est l’entité molaire par excellence, tandis que les devenirs sont moléculaires. La fonction de visagéité nous a montré sous quelle forme l’homme constituait la majorité, ou plutôt l’étalon qui conditionnait celle-ci : blanc, mâle, adulte, « raisonnable », etc., bref l’Européen moyen quelconque, le sujet d’énonciation. D’après la loi d’arborescence, c’est ce Point central qui se déplace dans tout l’espace ou sur tout l’écran, et qui chaque fois va nourrir une opposition distinctive suivant le trait de visagéité retenu : ainsi mâle-(femelle) ; adulte-(enfant) ; blanc-(noir, jaune ou rouge) ; raisonnable-(animal). Le point central, ou troisième œil, a donc la propriété d’organiser les distributions binaires dans les machines duelles, de se reproduire dans le terme principal de l’opposition, en même temps que l’opposition tout entière résonne en lui. Constitution d’une « majorité » comme redondance. Et l’homme se constitue ainsi comme une gigantesque mémoire, avec la position du point central, sa fréquence en tant qu’il est reproduit nécessairement par chaque point dominant, sa résonance en tant que l’ensemble des points se rapporte à lui. Fera partie du réseau d’arborescence toute ligne qui va d’un point à un autre dans l’ensemble du système molaire, et se définit donc par des points répondant à ces conditions mémorielles de fréquence et de résonance275.
[10/01/2024 03:11](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/46/1%3A0%29)
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Un point est toujours d’origine. Mais une ligne de devenir n’a ni début ni fin, ni départ ni arrivee, ni origine ni destination ; et parler d’absence d’origine, ériger l’absence d’origine en origine, est un mauvais jeu de mots. Une ligne de devenir a seulement un milieu. Le milieu n’est pas une moyenne, c’est un accéléré, c’est la vitesse absolue du mouvement. Un devenir est toujours au milieu, on ne peut le prendre qu’au milieu. Un devenir n’est ni un ni deux, ni rapport des deux, mais entre-deux, frontière ou ligne de fuite, de chute, perpendiculaire aux deux. Si le devenir est un bloc (bloc-ligne), c’est parce qu’il constitue une zone de voisinage et d’indiscernabilité, un no man’s land, une relation non localisable emportant les deux points distants ou contigus, portant l’un dans le voisinage de l’autre, – et le voisinage-frontière est indifférent à la contiguïté comme à la distance. Dans la ligne ou le bloc de devenir qui unit la guêpe et l’orchidée se produit une commune déterritorialisation, de la guêpe en tant qu’elle devient une pièce libérée de l’appareil de reproduction de l’orchidée, mais aussi de l’orchidée en tant qu’elle devient l’objet d’un orgasme de la guêpe elle-même libérée de sa propre reproduction.
[10/01/2024 03:47](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/48/1%3A1355%29)
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L’histoire n’est faite que par ceux qui s’opposent à l’histoire (et non pas par ceux qui s’y insèrent, ou même qui la remanient). Ce n’est pas par provocation, mais parce que le système ponctuel qu’ils trouvaient tout fait, ou qu’ils inventaient eux-mêmes, devait permettre cette opération : libérer la ligne et la diagonale, tracer la ligne au lieu de faire le point, produire une diagonale imperceptible, au lieu de s’accrocher à une verticale et à une horizontale même compliquées ou réformées. Ça retombe toujours dans l’Histoire, mais ça n’est jamais venu d’elle. L’histoire a beau essayer de rompre ses liens avec la mémoire ; elle peut compliquer les schémas de mémoire, superposer et déplacer les coordonnées, souligner les liaisons ou approfondir les coupures. La frontière n’est pourtant pas là. La frontière ne passe pas entre l’histoire et la mémoire, mais entre les systèmes ponctuels « histoire-mémoire », et les agencements multilinéaires ou diagonaux, qui ne sont pas du tout de l’éternel, mais du devenir, un peu de devenir à l’état pur, transhistorique. Pas un acte de création qui ne soit trans-historique, et qui ne prenne à revers, ou ne passe par une ligne libérée.
[10/01/2024 04:02](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/54/1%3A536%29)
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Nietzsche oppose l’histoire, non pas à l’éternel, mais au subhistorique ou au sur-historique : l’intempestif, un autre nom pour l’heccéité, le devenir, l’innocence du devenir (c’est-à-dire l’oubli contre la mémoire, la géographie contre l’histoire, la carte contre le calque, le rhizome contre l’arborescence). « Ce qui est non historique ressemble à une atmosphère ambiante, où seule peut s’engendrer la vie, pour disparaître de nouveau avec l’anéantissement de cette atmosphère. (…) Où y a-t-il des actes que l’homme eût été capable d’accomplir sans s’être enveloppé d’abord de cette nuée non historique279 ? » Les créations sont comme des lignes abstraites mutantes qui se sont dégagées de la tâche de représenter un monde, précisément parce qu’elles agencent un nouveau type de réalité que l’histoire ne peut que ressaisir ou replacer dans les systèmes ponctuels.
[10/01/2024 04:02](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/54/1%3A1724%29)
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Nous ne pouvons pas décider si les animaux ne font pas déjà de la peinture, bien qu’ils ne peignent pas sur des tableaux, et même quand des hormones induisent leurs couleurs et leurs lignes : même là, une distinction tranchée animal-homme serait peu fondée. Inversement, nous devons dire que la peinture ne commence pas avec l’art dit abstrait, mais recrée les silhouettes et postures de la corporéité, et aussi opère déjà pleinement dans l’organisation visage-paysage (comment les peintres « travaillent » le visage du Christ, et le font fuir dans tous les sens hors du code religieux). La peinture n’aura jamais cessé d’avoir pour but la déterritorialisation des visages et paysages, soit par réactivation de la corporéité, soit par libération des lignes ou des couleurs, les deux à la fois. Il y a beaucoup de devenirs-animaux, de devenirs-femme et enfant dans la peinture.
[10/01/2024 03:56](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/68/1%3A1969%29)
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On peut toujours expliquer cette force par les conditions matérielles de l’émission et de la réception musicales, mais l’inverse est préférable, ce sont plutôt ces conditions qui s’expliquent par la force de déterritorialisation de la musique. On dirait que la peinture et la musique ne correspondent pas aux mêmes seuils du point de vue d’une machine abstraite mutante, ou que la machine picturale et la machine musicale n’ont pas le même indice. Il y un « retard » de la peinture sur la musique, comme le constatait Klee, le plus musicien des peintres285. C’est peut-être pour cela que beaucoup de gens préfèrent la peinture, ou que l’esthétique a pris la peinture comme modèle privilégié : il est certain qu’elle fait moins « peur ». Même ses rapports avec le capitalisme, et avec les formations sociales, ne sont pas du tout du même type
[10/01/2024 02:48](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/72/1%3A2276%29)
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Dominique Fernandez a écrit à ce sujet un beau livre où, se gardant heureusement de toute considération psychanalytique sur un lien de la musique et de la castration, il montre que le problème musical d’une machinerie de la voix impliquait nécessairement l’abolition de la grosse machine duelle, c’est-à-dire de la formation molaire qui distribue les voix en « homme ou femme286 ». Être homme ou femme n’existe plus en musique. Il n’est pas sûr toutefois que le mythe de l’androgyne invoqué par Fernandez soit suffisant. Il ne s’agit pas de mythe, mais de devenir réel. Il faut que la voix atteigne elle-même à un devenir-femme ou à un devenir-enfant. Et c’est là le prodigieux contenu de la musique.
[10/01/2024 03:27](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/76/1%3A708%29)
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Voilà que Fernandez a montré la présence de devenirs-femme, devenirs-enfant, dans la musique vocale. Puis il proteste contre la montée de la musique instrumentale et orchestrale ; il reproche particulièrement à Verdi et à Wagner d’avoir resexualisé les voix, d’avoir restauré la machine binaire en se conformant aux exigences du capitalisme, qui veut qu’un homme soit un homme, une femme, une femme, et que chacun ait sa voix : les voix-Verdi, les voix-Wagner sont reterritorialisées sur homme et femme. Il explique la disparition prématurée de Rossini et de Bellini, la retraite de l’un et la mort de l’autre, par le sentiment désespéré que les devenirs vocaux de l’opéra n’étaient plus possibles
[10/01/2024 02:11](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/32/2/4/84/1%3A0%29)
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## 11. 1837 – De la ritournelle
Une même espèce d’oiseau peut comporter des représentants colorés ou non ; les colorés ont un territoire, tandis que les blanchâtres sont grégaires. On sait le rôle de l’urine ou des excréments dans le marquage ; mais justement, les excréments territoriaux, par exemple chez le lapin, ont une odeur particulière due à des glandes anales spécialisées. Beaucoup de singes, en sentinelles, exposent leurs organes sexuels aux couleurs vives : le pénis devient un porte-couleurs expressif et rythmé qui marque les limites du territoire301. Une composante de milieu devient à la fois qualité et propriété, quale et proprium. En beaucoup de cas, on constate la vitesse de ce devenir, avec quelle rapidité un territoire est constitué, en même temps que les qualités expressives, sélectionnées ou produites. L’oiseau Scenopoïetes dentirostris établit ses repères en faisant chaque matin tomber de l’arbre des feuilles qu’il a coupées, puis en les tournant à l’envers, pour que leur face interne plus pâle contraste avec la terre : l’inversion produit une matière d’expression…302
[10/01/2024 02:33](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/22/1%3A2401%29)
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C’est pourquoi nous ne pouvons pas suivre une thèse comme celle de Lorenz, qui tend à mettre l’agressivité à la base du territoire : ce serait l’évolution phylogénétique d’un instinct d’agression qui ferait le territoire, à partir du moment où cet instinct deviendrait intra-spécifique, tourné contre les congénères de l’animal. Un animal à territoire, ce serait celui qui dirige son agressivité contre d’autres membres de son espèce ; ce qui donne à l’espèce l’avantage sélectif de se répartir dans un espace où chacun, individu ou groupe, possède son propre lieu303. Cette thèse ambiguë, aux résonances politiques dangereuses, nous paraît mal fondée. Il est évident que la fonction agressive prend une nouvelle allure quand elle devient intra-spécifique. Mais cette réorganisation de la fonction suppose le territoire, et ne l’explique pas. Au sein du territoire, il y a de nombreuses réorganisations, affectant aussi bien la sexualité, la chasse, etc., il y a même de nouvelles fonctions, comme construire un domicile. Mais ces fonctions ne sont organisées ou créées qu’en tant qu’elles sont territorialisées, et non l’inverse. Le facteur T, le facteur territorialisant, doit être cherché ailleurs : précisément dans le devenir-expressif du rythme ou de la mélodie, c’est-à-dire dans l’émergence des qualités propres (couleur, odeur, son, silhouette…).
[10/01/2024 02:57](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/24/1%3A791%29)
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Ce qui distingue objectivement un oiseau musicien d’un oiseau non musicien, c’est précisément cette aptitude aux motifs et aux contre-points qui, variables ou même constants, en font autre chose qu’une affiche, en font un style, puisqu’ils articulent le rythme et harmonisent la mélodie. On peut dire alors que l’oiseau musicien passe de la tristesse à la joie, ou bien qu’il salue le lever du soleil, ou bien qu’il se met lui-même en danger pour chanter, ou bien qu’il chante mieux qu’un autre, etc. Aucune de ces formules ne comporte le moindre danger d’anthropomorphisme, ou n’implique la moindre interprétation. Ce serait plutôt du géomorphisme. C’est dans le motif et dans le contre-point qu’est donné le rapport avec la joie et la tristesse, avec le soleil, avec le danger, avec la perfection, même si le terme de chacun de ces rapports n’est pas donné. C’est dans le motif et dans le contre-point que le soleil, la joie ou la tristesse, le danger, deviennent sonores, rythmiques ou mélodiques306.
[10/01/2024 03:08](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/30/1%3A1461%29)
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En lui ou hors de lui, le territoire renvoie à un centre intense qui est comme la patrie inconnue, source terrestre de toutes les forces, amicales ou hostiles, et où tout se décide310. Là aussi donc, nous devons reconnaître que la religion, commune à l’homme et à l’animal, n’occupe le territoire que parce qu’elle dépend, comme de sa condition, du facteur brut esthétique, territorialisant. C’est lui qui, tout ensemble, organise les fonctions de milieu en travaux, et lie les forces de chaos en rites et religions, forces de la terre. C’est en même temps que les marques territorialisantes se développent en motifs et contrepoints, et qu’elles réorganisent les fonctions, qu’elles regroupent les forces. Mais, par là même, le territoire déchaîne déjà quelque chose qui va le dépasser.
[10/01/2024 03:34](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/38/1%3A1451%29)
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L’essentiel est dans le décalage que l’on constate entre le code et le territoire. Le territoire surgit dans une marge de liberté du code, non pas indéterminée, mais autrement déterminée. S’il est vrai que chaque milieu a son code, et qu’il y a perpétuellement transcodage entre les milieux, il semble au contraire que le territoire se forme au niveau d’un certain décodage. Les biologistes ont souligné l’importance de ces marges déterminées, mais qui ne se confondent pas avec des mutations, c’est-à-dire avec des changements intérieurs au code : il s’agit cette fois de gènes dédoublés ou de chromosomes surnuméraires, qui ne sont pas pris dans le code génétique, sont fonctionnellement libres et offrent une matière libre à la variation311.
[10/01/2024 03:41](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/40/1%3A306%29)
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Déjà les milieux ne cessaient pas de passer les uns dans les autres. Mais voilà que les milieux passent dans le territoire. Les qualités expressives, celles que nous appelons esthétiques, ne sont certes pas des qualités « pures », ni symboliques, mais des qualités-propres, c’est-à-dire appropriatives, des passages qui vont de composantes de milieu à des composantes de territoire. Le territoire est lui-même lieu de passage. Le territoire est le premier agencement, la première chose qui fasse agencement, l’agencement est d’abord territorial. Mais comment ne serait-il pas déjà en train de passer en autre chose, dans d’autres agencements ? C’est pourquoi nous ne pouvions pas parler de la constitution du territoire sans parler déjà de son organisation interne. Nous ne pouvions pas décrire l’infra-agencement (affiches ou pancartes) sans être déjà dans l’intra-agencement (motifs et contrepoints). Nous ne pouvons rien dire non plus sur l’intra-agencement sans être déjà sur la voie qui nous mène à d’autre agencements, ou ailleurs. Passage de la Ritournelle. La ritournelle va vers l’agencement territorial, s’y installe ou en sort. En un sens général, on appelle ritournelle tout ensemble de matières d’expression qui trace un territoire, et qui se développe en motifs territoriaux, en paysages territoriaux (il y a des ritournelles motrices, gestuelles, optiques, etc.). En un sens restreint, on parle de ritournelle quand l’agencement est sonore ou « dominé » par le son – mais pourquoi cet apparent privilège ?
[10/01/2024 02:34](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/42/1%3A326%29)
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Chaque fois qu’un agencement territorial est pris dans un mouvement qui le déterritorialise (dans des conditions dites naturelles, ou au contraire artificielles), on dirait que se déclenche une machine. C’est même la différence que nous voudrions proposer entre machine et agencement : une machine est comme un ensemble de pointes qui s’insèrent dans l’agencement en voie de déterritorialisation, pour en tracer les variations et mutations. Car il n’y a pas d’effets mécaniques ; les effets sont toujours machiniques, c’est-à-dire dépendent d’une machine en prise sur l’agencement, et libérée par la déterritorialisation. Ce que nous appelons énoncés machiniques, ce sont ces effets de machine qui définissent la consistance où entrent les matières d’expression. De tels effets peuvent être très divers, mais ne sont jamais symboliques ou imaginaires, ils ont toujours une valeur réelle de passage et de relais.
[10/01/2024 03:17](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/68/1%3A1193%29)
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Ou bien, inversement, au lieu d’ouvrir l’agencement déterritorialisé sur autre chose, elle peut produire un effet de fermeture, comme si l’ensemble tombait et tournait dans une sorte de trou noir : c’est ce qui se produit dans des conditions de déterritorialisation précoce et brutale, et lorsque les voies spécifiques, inter-spécifiques et cosmiques se trouvent barrées ; la machine produit alors des effets « individuels » de groupe, tournant en rond, comme dans le cas des pinsons précocement isolés, dont le chant apauvri, simplifié, n’exprime plus que la résonance du trou noir où ils sont pris. Il est important de retrouver ici cette fonction « trou noir », parce qu’elle est capable de faire mieux comprendre les phénomènes d’inhibition, et de rompre à son tour avec un dualisme trop strict inhibiteur-déclencheur. En effet, les trous noirs font partie des agencements non moins que les lignes de déterritorialisation : nous avons vu précédemment, qu’un interagencement pouvait comporter des lignes d’apauvrissement et de fixation, qui conduisent à un trou noir, quitte à être relayée par une ligne de déterritorialisation plus riche ou positive (ainsi la composante « brin d’herbe », chez les Pinsons d’Australie, tombe dans un trou noir, et se fait relayer par la composante « ritournelle »327). Ainsi le trou noir est un effet de machine dans les agencements, qui est dans un rapport complexe avec les autres effets. Il peut arriver que des processus innovateurs aient besoin, pour se déclencher, de tomber dans un trou noir qui fait catastrophe ; des stases d’inhibition s’associent à des déclenchements de comportements-carrefours. En revanche, quand les trous noirs résonnent ensemble, ou que les inhibitions se conjuguent, se font écho, on assiste à une fermeture de l’agencement, comme déterritorialisé dans le vide, au lieu d’une ouverture en consistance : ainsi pour ces groupes isolés de jeunes pinsons. Les machines sont toujours des clefs singulières qui ouvrent ou qui referment un agencement, un territoire. Bien plus, il ne suffit pas de faire intervenir la machine dans un agencement territorial donné ; elle intervient déjà dans l’émergence des matières d’expression, c’est-à-dire dans la constitution de cet agencement, et dans les vecteurs de déterritorialisation qui le travaillent aussitôt.
[10/01/2024 02:27](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/70/1%3A672%29)
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Toute la question est donc de savoir si le rapport molaire-moléculaire ne prend pas ici une figure nouvelle. En effet, on a pu distinguer en général des combinaisons « molaire-moléculaire » qui varient beaucoup d’après la direction suivie. En premier lieu : les phénomènes individuels de l’atome peuvent entrer dans des accumulations statistiques ou probabilitaires qui tendent à effacer leur individualité, déjà dans la molécule, puis dans l’ensemble molaire ; mais ils peuvent aussi se compliquer d’inter-actions, et garder leur individualité au sein de la molécule, puis de la macro-molécule, etc., en composant des communications directes d’individus de différents ordres328. En second lieu : on voit bien que la différence n’est pas entre individuel et statistique ; en fait, il s’agit toujours de populations, la statistique porte sur des phénomènes individuels, tout comme l’individualité anti-statistique n’opère que par populations moléculaires ; la différence est entre deux mouvements de groupe, comme dans l’équation de l’Alembert, où un groupe tend vers des états de plus en plus probables, homogènes et équilibrés (onde divergente et potentiel retardé), mais l’autre groupe vers des états de concentration moins probables (onde convergente et potentiel anticipé)329. En troisième lieu : les forces internes intra-moléculaires, qui confèrent à un ensemble sa forme molaire, peuvent être de deux types, ou bien relations localisables, linéaires, mécaniques, arborescentes, covalentes, soumises aux conditions chimiques d’action et de réaction, de réactions enchaînées, ou bien liaisons non localisables, surlinéaires, machiniques et non mécaniques, non covalentes, indirectes, opérant par discernement ou discrimination stéréospécifique plutôt que par enchaînement330.
[10/01/2024 03:49](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/72/1%3A640%29)
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Comment Paul Klee présente-t-il ce dernier mouvement, qui n’est plus une « allure » terrestre, mais une « échappée » cosmique ? Et pourquoi un mot si énorme, Cosmos, pour parler d’une opération qui doit être précise ? Klee dit qu’on « exerce un effort par poussées pour décoller de la terre », qu’on « s’élève au-dessus d’elle sous l’empire de forces centrifuges qui triomphent de la pesanteur ». Il ajoute que l’artiste commence par regarder autour de lui, dans tous les milieux, mais pour saisir la trace de la création dans le créé, de la nature naturante dans la nature naturée ; et puis, s’installant « dans les limites de la terre », il s’intéresse au microscope, aux cristaux, aux molécules, aux atomes et particules, non pas pour la conformité scientifique, mais pour le mouvement, rien que pour le mouvement immanent ; l’artiste se dit que ce monde a eu des aspects différents, qu’il en aura d’autres encore, et qu’il y en a déjà d’autres sur d’autres planètes ; enfin, il s’ouvre au Cosmos pour en capter les forces dans une « œuvre » (sans quoi l’ouverture au Cosmos ne serait qu’une rêverie incapable d’élargir les limites de la terre), et pour une telle œuvre il faut des moyens très simples, très purs, presque infantiles, mais il faut aussi les forces d’un peuple, et c’est cela qui manque encore, « il nous manque cette dernière force, nous cherchons ce soutien populaire, nous avons commencé au Bauhaus, nous ne pouvons faire plus…332 »
[10/01/2024 02:22](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/78/1%3A547%29)
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Debussy posait bien le problème de l’Un-Foule lorsqu’il reprochait à Wagner de ne pas savoir « faire » une foule ou un peuple : il faut qu’une foule soit pleinement individuée, mais par des individuations de groupe, qui ne se réduisent pas à l’individualité des sujets qui la composent336. Le peuple doit s’individuer, non pas d’après les personnes, mais d’après les affects qu’il éprouve simultanément et successivement. On rate donc aussi bien l’Un-Foule ou le Dividuel quand on réduit le peuple à une juxtaposition, et quand on le réduit à une puissance de l’universel
[10/01/2024 02:36](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/84/1%3A3492%29)
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Même la ritournelle devient à la fois moléculaire et cosmique, Debussy… La musique molécularise la matière sonore, mais devient capable ainsi de capter des forces non sonores comme la Durée, l’Intensité339. Rendre la Durée sonore. Rappelons-nous l’idée de Nietzsche : l’éternel retour comme petite rengaine, comme ritournelle, mais qui capture les forces muettes et impensables du Cosmos. On sort donc des agencements pour entrer dans l’âge de la Machine, immense mécanosphère, plan de cosmicisation des forces à capter.
[10/01/2024 03:43](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/86/1%3A3247%29)
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Exemplaire serait la démarche de Varèse, à l’aube de cet âge : une machine musicale de consistance, une machine à sons (non pas à reproduire les sons), qui molécularise et atomise, ionise la matière sonore, et capte une énergie de Cosmos340. Si cette machine doit avoir un agencement, ce sera le synthétiseur. Assemblant les modules, les éléments de source et de traitement, les oscillateurs, générateurs et transformateurs, aménageant les microintervalles, il rend audible le processus sonore lui-même, la production de ce processus, et nous met en relation avec d’autres éléments encore qui dépassent la matière sonore341. Il unit les disparates dans le matériau, et transpose les paramètres d’une formule à une autre. Le synthétiseur, avec son opération de consistance, a pris la place du fondement dans le jugement synthétique à priori : la synthèse y est du moléculaire et du cosmique, du matériau et de la force, non plus de la forme et de la matière, du Grund et du territoire. La philosophie, non plus comme jugement synthétique, mais comme synthétiseur de pensées, pour faire voyager la pensée, la rendre mobile, en faire une force du Cosmos (de même on fait voyager le son…).
[10/01/2024 02:26](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/86/1%3A3742%29)
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C’est peut-être la même équivoque qu’on trouve dans la valorisation moderne des dessins d’enfant, des textes fous, des concerts de bruits. Il arrive qu’on en fasse trop, qu’on en rajoute, on opère avec un fouillis de lignes ou de sons ; mais alors, au lieu de produire une machine cosmique, capable de « rendre sonore », on retombe dans une machine de reproduction, et qui finit par reproduire seulement un gribouillage effaçant toutes les lignes, un brouillage effaçant tous les sons. On prétend ouvrir la musique à tous les événements, à toutes les irruptions, mais, ce qu’on reproduit finalement, c’est le brouillage qui empêche tout événement. On n’a plus qu’une caisse de résonance en train de faire trou noir. Un matériau trop riche est un matériau qui reste trop « territorialisé », sur les sources de bruit, sur la nature des objets… (même le piano préparé de Cage).
[10/01/2024 03:10](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/88/1%3A56%29)
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L’assassin est celui qui bombarde le peuple existant, avec des populations moléculaires qui ne cessent de refermer tous les agencements, de les précipiter dans un trou noir de plus en plus vaste et profond. Le poète au contraire est celui qui lâche des populations moléculaires dans l’espoir qu’elles ensemencent ou même engendrent le peuple à venir, qu’elles passent dans un peuple à venir, qu’elles ouvrent un cosmos. Et là encore il ne faut pas traiter le poète comme s’il se gorgeait de métaphores : il n’est pas sûr que les molécules sonores de la pop’music n’essaiment pas, ici ou là, actuellement, un peuple d’un nouveau type, singulièrement indifférent aux ordres de la radio, aux contrôles des ordinateurs, aux menaces de la bombe atomique. C’est en ce sens que le rapport des artistes avec le peuple a beaucoup changé : l’artiste a cessé d’être l’Un-Seul retiré en lui-même, mais il a cessé aussi de s’adresser au peuple, d’invoquer le peuple comme force constituée. Jamais il n’a eu autant besoin d’un peuple, mais il constate au plus haut point que le peuple manque, – le peuple, c’est ce qui manque le plus.
[10/01/2024 04:03](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/90/1%3A2139%29)
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Ces trois « âges », le classique, le romantique et le moderne (faute d’un autre nom), il ne faut pas les interpréter comme une évolution, ni comme des structures, avec des coupures signifiantes. Ce sont des agencements, qui enveloppent des Machines différentes, ou des rapports différents avec la Machine. En un sens, tout ce que nous prêtons à un âge était déjà présent dans l’âge précédent. Ainsi les forces : la question a toujours été celle des forces, assignées comme forces du chaos, ou comme forces de la terre. De même, c’est de tout temps que la peinture s’est proposée de rendre visible, au lieu de reproduire le visible, et la musique de rendre sonore, au lieu de reproduire le sonore. Des ensembles flous n’ont pas cessé de se constituer, et d’inventer leurs processus de consolidation. Et une libération du moléculaire, on la trouve déjà dans les matières de contenu classiques, opérant par déstratification, et dans les matières d’expression romantiques, opérant par décodage.
[10/01/2024 03:09](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/34/2/4/92/1%3A0%29)
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## 12. 1227 – Traité de nomadologie : la machine de guerre
On remarquera que la guerre n’est pas prise dans cet appareil. Ou bien l’État dispose d’une violence qui ne passe pas par la guerre : il emploie des policiers et des geôliers plutôt que des guerriers, il n’a pas d’armes et n’en a pas besoin, il agit par capture magique immédiate, il « saisit » et « lie », empêchant tout combat. Ou bien l’État acquiert une armée, mais qui présuppose une intégration juridique de la guerre et l’organisation d’une fonction militaire351. Quant à la machine de guerre en elle-même, elle semble bien irréductible à l’appareil d’État, extérieure à sa souveraineté, préalable à son droit : elle vient d’ailleurs. Indra, le dieu guerrier, ne s’oppose pas moins à Varuna qu’à Mitra352. Il ne se réduit pas à l’un des deux, pas plus qu’il ne forme un troisième. Il serait plutôt comme la multiplicité pure et sans mesure, la meute, irruption de l’éphémère et puissance de la métamorphose. Il dénoue le lien autant qu’il trahit le pacte. Il fait valoir une furor contre la mesure, une célérité contre la gravité, un secret contre le public, une puissance contre la souveraineté, une machine contre l’appareil. Il témoigne d’une autre justice, parfois d’une cruauté incompréhensible, mais parfois aussi d’une pitié inconnue (puisqu’il dénoue les liens…353). Il témoigne surtout d’autres rapports avec les femmes, avec les animaux, puisqu’il vit toute chose dans des rapports de devenir, au lieu d’opérer des répartitions binaires entre « états » : tout un devenir-animal du guerrier, tout un devenir-femme, qui outrepasse aussi bien les dualités de termes que les correspondances de rapports. A tout égard, la machine de guerre est d’une autre espèce, d’une autre nature, d’une autre origine que l’appareil d’État.
[10/01/2024 04:00](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/14/1%3A0%29)
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Chacune est comme un sujet d’énoncé, doué d’un pouvoir relatif ; et ces pouvoirs relatifs se combinent dans un sujet d’énonciation, le joueur d’échecs lui-même ou la forme d’intériorité du jeu. Les pions de go au contraire sont des grains, des pastilles, de simples unités arithmétiques, et n’ont d’autre fonction qu’anonyme, collective ou de troisième personne : « Il » avance, ce peut être un homme, une femme, une puce, un éléphant. Les pions de go sont les éléments d’un agencement machinique non subjectivé, sans propriétés intrinsèques, mais seulement de situation. Aussi les rapports sont-ils très différents dans les deux cas. Dans leur milieu d’intériorité, les pièces d’échecs entretiennent des rapports bi-univoques les unes avec les autres, et avec celles de l’adversaire : leurs fonctions sont structurales. Tandis qu’un pion de go n’a qu’un milieu d’extériorité, ou des rapports extrinsèques avec des nébuleuses, des constellations, d’après lesquels il remplit des fonctions d’insertion ou de situation, comme border, encercler, faire éclater. A lui tout seul, un pion de go peut annihiler synchroniquement toute une constellation, tandis qu’une pièce d’échecs ne le peut pas (ou ne le peut que diachroniquement). Les échecs sont bien une guerre, mais une guerre institutionnalisée, réglée, codée, avec un front, des arrières, des batailles. Mais une guerre sans ligne de combat, sans affrontement et arrières, à la limite sans bataille, c’est le propre du go : pure stratégie, tandis que les échecs sont une sémiologie. Enfin, ce n’est pas du tout le même espace : dans le cas des échecs, il s’agit de se distribuer un espace fermé, donc d’aller d’un point à un autre, d’occuper un maximum de places avec un minimum de pièces. Dans le go, il s’agit de se distribuer dans un espace ouvert, de tenir l’espace, de garder la possibilité de surgir en n’importe quel point : le mouvement ne va plus d’un point à un autre, mais devient perpétuel, sans but ni destination, sans départ ni arrivée. Espace « lisse » du go, contre espace « strié » des échecs. Nomos du go contre État des échecs, nomos contre polis. C’est que les échecs codent et décodent l’espace, tandis que le go procède tout autrement, le territorialise et le déterritorialise (faire du dehors un territoire dans l’espace, consolider ce territoire par construction d’un second territoire adjacent, déterritorialiser l’ennemi par éclatement interne de son territoire, se déterritorialiser soi-même en renonçant, en allant ailleurs…). Une autre justice, un autre mouvement, un autre espace-temps.
[10/01/2024 03:48](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/16/1%3A576%29)
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Le premier intérêt des thèses de Clastres est de rompre avec ce postulat évolutionniste. Non seulement il doute que l’État soit le produit d’un développement économique assignable, mais il demande si les sociétés primitives n’ont pas le souci potentiel de conjurer et prévenir ce monstre qu’elles sont censées ne pas comprendre. Conjurer la formation d’un appareil d’État, rendre impossible une telle formation, serait l’objet d’un certain nombre de mécanismes sociaux primitifs, même s’ils dépassent la claire conscience. Sans doute les sociétés primitives ont-elles des chefs. Mais l’État ne se définit pas par l’existence de chefs, il se définit par la perpétuation ou la conservation d’organes de pouvoir. Le souci de l’État, c’est de conserver. Il faut donc des institutions spéciales pour qu’un chef puisse devenir homme d’État, mais il faut non moins des mécanismes collectifs diffus pour empêcher un chef de le devenir
[10/01/2024 02:38](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/30/1%3A448%29)
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Les meutes, les bandes sont des groupes du type rhizome, par opposition au type arborescent qui se concentre sur des organes de pouvoir. C’est pourquoi les bandes en général, même de brigandage, ou de mondanité, sont des métamorphoses d’une machine de guerre, laquelle diffère formellement de tout appareil d’État, ou équivalent, qui structure au contraire les sociétés centralisées
[10/01/2024 02:31](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/32/1%3A1875%29)
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On ne dira certes pas que la discipline est le propre de la machine de guerre : la discipline devient le caractère exigé des armées, quand l’État se les approprie ; mais la machine de guerre répond à d’autres règles dont nous ne disons certes pas qu’elles valent mieux, mais qu’elles animent une indiscipline fondamentale du guerrier, une remise en question de la hiérarchie, un chantage perpétuel à l’abandon et à la trahison, un sens de l’honneur très susceptible, et qui contrarie, encore une fois, la formation d’État.
[10/01/2024 03:56](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/32/1%3A2259%29)
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Nous suivons Clastres également lorsqu’il montre qu’une machine de guerre est dirigée contre l’État, soit contre des États potentiels dont elle conjure la formation d’avance, soit, plus encore, contre les États actuels dont elle se propose la destruction.
[10/01/2024 04:02](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/34/1%3A778%29)
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En tout cas, il est exclu que la guerre produise un État, ou que l’État soit le résultat d’une guerre dont les vainqueurs imposeraient par là même une loi nouvelle aux vaincus, puisque l’organisation de la machine de guerre est dirigée contre la forme-État, actuelle ou virtuelle.
[10/01/2024 03:54](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/34/1%3A1224%29)
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Il faut dire que l’État, il y en a toujours eu, et très parfait, très formé. Plus les archéologues font de découvertes, plus ils découvrent des empires. L’hypothèse de l’Urstaat semble vérifiée, « l’État bien compris remonte déjà aux temps les plus reculés de l’humanité ». Nous n’imaginons guère de sociétés primitives qui n’aient été en contact avec des États impériaux, à la périphérie ou dans des zones mal contrôlées. Mais le plus important, c’est l’hypothèse inverse : que l’État lui-même a toujours été en rapport avec un dehors, et n’est pas pensable indépendamment de ce rapport. La loi de l’État n’est pas celle du Tout ou Rien (sociétés à État ou sociétés contre État), mais celle de l’intérieur et de l’extérieur. L’État, c’est la souveraineté
[10/01/2024 02:31](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/36/1%3A0%29)
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On ne va plus de la droite à ses parallèles, dans un écoulement lamellaire ou laminaire, mais de la déclinaison curviligne à la formation des spirales et tourbillons sur un plan incliné : la plus grande pente pour le plus petit angle. De la turba ou turbo : c’est-à-dire des bandes ou meutes d’atomes aux grandes organisations tourbillonnaires. Le modèle est tourbillonnaire, dans un espace ouvert où les choses-flux se distribuent, au lieu de distribuer un espace fermé pour des choses linéaires et solides. C’est la différence entre un espace lisse (vectoriel, projectif ou topologique) et un espace strié (métrique) : dans un cas « on occupe l’espace sans le compter », dans l’autre cas « on le compte pour l’occuper364 ».
[10/01/2024 03:25](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/40/1%3A1812%29)
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Pourtant, rythme et mesure ne sont jamais confondus. Et si l’atomiste Démocrite est précisément un des auteurs qui emploient rythme au sens de forme, on ne doit pas oublier que c’est dans des conditions très précises de fluctuation, et que les formes d’atomes constituent d’abord de grands ensembles non métriques, des espaces lisses tels que l’air, la mer ou même la terre (magnae res). Il y a bien un rythme mesuré, cadencé qui renvoie à l’écoulement du fleuve entre ses rives ou à la forme d’un espace strié ; mais il y a aussi un rythme sans mesure, qui renvoie à la fluxion d’un flux, c’est-à-dire à la façon dont un fluide occupe un espace lisse.
[10/01/2024 04:02](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/44/1%3A592%29)
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Trudaine organise chez lui de curieuses « assemblées générales » libres. Perronet s’inspire d’un modèle souple venu d’Orient : que le pont ne bouche ou n’obstrue pas la rivière. A la gravité du pont, à l’espace strié des piles épaisses et régulières, il oppose l’amincissement et la discontinuité des piles, le surbaissement de la voûte, la légèreté et la variation continue de l’ensemble. Mais la tentative se heurte vite à des oppositions de principe ; et suivant un procédé fréquent, en nommant Perronet directeur de l’école, l’État inhibe l’expérimentation plus qu’il ne la couronne. C’est toute l’histoire de l’École des ponts et chaussées qui montre comment ce « corps », ancien et roturier, va être subordonné aux Mines, aux Travaux publics, à Polytechnique, en même temps que ses activités, de plus en plus normalisées373.
[10/01/2024 03:27](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/48/1%3A440%29)
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Si nous revenons à l’exemple gothique, c’est pour rappeler combien les compagnons voyageaient, faisant des cathédrales ici et là, essaimant les chantiers, disposant d’une puissance active et passive (mobilité et grève) qui ne convenait certes pas aux États. La riposte de l’État, c’est gérer les chantiers, faire passer dans toutes les divisions du travail la distinction suprême de l’intellectuel et du manuel, du théorique et du pratique, copiée sur la différence « gouvernants-gouvernés ».
[10/01/2024 02:25](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/54/1%3A713%29)
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On le voit bien dans l’espace homogène qui correspond au compars. L’espace homogène n’est nullement un espace lisse, c’est au contraire la forme de l’espace strié. L’espace des piliers. Il est strié par la chute des corps, les verticales de pesanteur, la distribution de la matière en tranches parallèles, l’écoulement lamellaire ou laminaire de ce qui est flux. Ce sont ces verticales parallèles qui ont formé une dimension indépendante, capable de se communiquer partout, de formaliser toutes les autres dimensions, de strier tout l’espace dans toutes ses directions, et par là de le rendre homogène. La distance verticale de deux points fournit le mode de comparaison pour la distance horizontale de deux autres points. L’attraction universelle sera en ce sens la loi de toute loi, en tant qu’elle règle la correspondance bi-univoque entre deux corps ; et chaque fois que la science découvrira un nouveau champ, elle cherchera à le formaliser sur le mode du champ de pesanteur.
[10/01/2024 02:56](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/56/1%3A1421%29)
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L’espace lisse est justement celui du plus petit écart : aussi n’a-t-il d’homogénéité qu’entre points infiniment voisins, et le raccordement des voisinages se fait indépendamment de toute voie déterminée. C’est un espace de contact, de petites actions de contact, tactile ou manuel, plutôt que visuel comme était l’espace strié d’Euclide. L’espace lisse est un champ sans conduits ni canaux. Un champ, un espace lisse hétérogène, épouse un type très particulier de multiplicités : les multiplicités non métriques, acentrées, rhizomatiques, qui occupent l’espace sans le « compter », et qu’on ne peut « explorer qu’en cheminant sur elles ». Elles ne répondent pas à la condition visuelle de pouvoir être observées d’un point de l’espace extérieur à elles : ainsi le système des sons, ou même des couleurs, par opposition à l’espace euclidien.
[10/01/2024 03:26](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/58/1%3A1192%29)
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L’État donne à la pensée une forme d’intériorité, mais la pensée donne à cette intériorité une forme d’universalité : « le but de l’organisation mondiale est la satisfaction des individus raisonnables à l’intérieur d’États particuliers libres ». C’est un curieux échange qui se produit entre l’État et la raison, mais cet échange est aussi bien une proposition analytique, puisque la raison réalisée se confond avec l’État de droit, tout comme l’État de fait est le devenir de la raison385.
[10/01/2024 03:59](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/72/1%3A1447%29)
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Kleist y dénonce l’intériorité centrale du concept comme moyen de contrôle, contrôle de la parole, de la langue, mais aussi contrôle des affects, des circonstances et même du hasard. Il y oppose une pensée comme procès et processus, un bizarre dialogue antiplatonicien, un anti-dialogue du frère et de la sœur, où l’un parle avant de savoir, et l’autre a déjà relayé, avant d’avoir compris : c’est la pensée du Gemüt, dit Kleist, qui procède comme un général devrait le faire dans une machine de guerre, ou comme un corps qui se charge d’électricité, d’intensité pure
[10/01/2024 02:35](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/76/1%3A599%29)
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Une pensée aux prises avec des forces extérieures au lieu d’être recueillie dans une forme intérieure, opérant par relais au lieu de former une image, une pensée-événement, heccéité, au lieu d’une pensée-sujet, une pensée-problème au lieu d’une pensée-essence ou théorème, une pensée qui fait appel à un peuple au lieu de se prendre pour un ministère. Est-ce un hasard si, chaque fois qu’un « penseur » lance ainsi une flèche, il y a un homme d’État, une ombre ou une image d’homme d’État qui lui donne conseil et admonestation, et veut fixer un « but » ? Jacques Rivière n’hésite pas à répondre à Artaud : travaillez, travaillez, ça s’arrangera, vous arriverez à une méthode, et à bien exprimer ce que vous pensez en droit (Cogitatio universalis).
[10/01/2024 02:47](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/76/1%3A1752%29)
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Du coup, l’on voit bien les dangers, les ambiguïtés profondes qui coexistent avec cette entreprise, comme si chaque effort et chaque création se confrontaient à une infamie possible. Car : comment faire pour que le thème d’une race ne tourne pas en racisme, en fascisme dominant et englobant, ou plus simplement en aristocratisme, ou bien en secte et folklore, en micro-fascismes ? Et comment faire pour que le pôle Orient ne soit pas un fantasme, qui réactive autrement tous les fascismes, tous les folklores aussi, yoga, zen et karaté ? Il ne suffit certes pas de voyager pour échapper au fantasme ; et ce n’est certes pas en invoquant un passé, réel ou mythique, qu’on échappe au racisme
[10/01/2024 02:53](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/78/1%3A1491%29)
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Alors que le migrant quitte un milieu devenu amorphe ou ingrat, le nomade est celui qui ne part pas, ne veut pas partir, s’accroche à cet espace lisse où la forêt recule, où la steppe ou le désert croissent, et invente le nomadisme comme réponse à ce défi394.
[10/01/2024 03:59](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/86/1%3A1317%29)
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Les États ne sont pas seulement composés d’hommes, mais de bois, de champs ou jardins, de bêtes et marchandises. Il y a unité de composition de tous les États, mais les États n’ont ni le même développement ni la même organisation. En Orient, les composantes sont beaucoup plus écartelées, disjointes, ce qui entraîne une grande Forme immuable pour les faire tenir ensemble : les « formations despotiques », asiatiques ou africaines, seront secouées de révoltes incessantes, de sécessions, de changements dynastiques, mais qui n’affectent pas l’immutabilité de la forme.
[10/01/2024 03:36](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/94/1%3A2154%29)
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Une des tâches fondamentales de l’État, c’est de strier l’espace sur lequel il règne, ou de se servir des espaces lisses comme d’un moyen de communication au service d’un espace strié. Non seulement vaincre le nomadisme, mais contrôler les migrations, et plus généralement faire valoir une zone de droits sur tout un « extérieur », sur l’ensemble des flux qui traversent l’œcumène, c’est une affaire vitale pour chaque État. L’État en effet ne se sépare pas, partout où il le peut, d’un procès de capture sur des flux de toutes sortes, de populations, de marchandises ou de commerce, d’argent ou de capitaux, etc. Encore faut-il des trajets fixes, aux directions bien déterminées, qui limitent la vitesse, qui règlent les circulations, qui relativisent le mouvement, qui mesurent dans leurs détails les mouvements relatifs des sujets et des objets
[10/01/2024 02:29](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/96/1%3A0%29)
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La situation est encore beaucoup plus embrouillée que nous ne disons. La mer est peut-être le principal des espaces lisses, le modèle hydraulique par excellence. Mais la mer est aussi, de tous les espaces lisses, celui qu’on chercha le plus tôt à strier, à transformer en dépendance de la terre, avec des chemins fixes, des directions constantes, des mouvements relatifs, toute une contre-hydraulique des canaux ou conduits. Une des raisons de l’hégémonie de l’Occident, c’est la puissance qu’eurent ses appareils d’État de strier la mer, en conjuguant les techniques du Nord et celles de la Méditerranée, et en s’annexant l’Atlantique
[10/01/2024 02:30](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/36/2/4/98/1%3A0%29)
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Tout change avec les sociétés à État : on dit souvent que le principe territorial devient dominant. On pourrait aussi bien parler de déterritorialisation, puisque la terre devient objet, au lieu d’être l’élément matériel actif qui se combine avec le lignage. La propriété est précisément le rapport déterritorialisé de l’homme avec la terre : soit que la propriété constitue le bien de l’État qui se superpose à la possession subsistante d’une communauté de lignage, soit qu’elle devienne elle-même le bien d’hommes privés qui constituent la nouvelle communauté. Dans les deux cas (et suivant les deux pôles de l’État), il y a comme un surcodage de la terre qui se substitue à la géodésie.
[10/01/2024 03:52](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/6/1%3A787%29)
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Ce sont des « commissaires », des émissaires, des diplomates, des espions, des stratèges et des logisticiens, parfois des forgerons. Ils ne s’expliquent pas par « le caprice du sultan ». C’est au contraire le caprice possible du chef de guerre qui s’explique par l’existence et la nécessité objectives de ce corps numérique spécial, de ce Chiffre qui ne vaut que par un nomos. Il y a à la fois une déterritorialisation et un devenir qui appartiennent à la machine de guerre comme telle : le corps spécial, et notamment l’esclave-infidèle-étranger, c’est celui qui devient soldat et croyant, tout en restant déterritorialisé par rapport aux lignages et par rapport à l’État. Il doit être né infidèle pour devenir croyant, il doit être né esclave pour devenir soldat. Il y faut des écoles ou institutions particulières : c’est une invention propre à la machine de guerre, que les États ne cesseront pas d’utiliser, d’adapter à leurs fins, au point de la rendre méconnaissable, ou bien de la restituer sous une forme bureaucratique d’état-major, ou sous une forme technocratique de corps très spéciaux, ou dans les « esprits de corps » qui servent l’État autant qu’ils lui résistent, ou chez les commissaires qui doublent l’État autant qu’ils le servent
[10/01/2024 02:14](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/18/1%3A904%29)
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On peut toujours distinguer les armes et les outils d’après leur usage (détruire des hommes ou produire des biens). Mais si cette distinction extrinsèque explique certaines adaptations secondaires d’un objet technique, elle n’empêche pas une convertibilité générale entre les deux groupes, au point qu’il semble très difficile de proposer une différence intrinsèque des armes et des outils. Les types de percussion, tels que Leroi-Gourhan les a définis, se trouvent des deux côtés. « Il est probable que, pendant plusieurs âges consécutifs, les instruments agricoles et les armes de guerre sont restés identiques416. »
[10/01/2024 02:36](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/24/1%3A0%29)
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En première approximation, les armes ont un rapport privilégié avec la projection. Tout ce qui lance ou est lancé est d’abord une arme, et le propulseur en est le moment essentiel. L’arme est balistique ; la notion même de « problème » se rapporte à la machine de guerre. Plus un outil comporte de mécanismes de projection, plus il agit lui-même comme une arme, potentielle ou simplement métaphorique
[10/01/2024 02:39](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/24/1%3A1035%29)
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L’économie de la violence n’est pas celle du chasseur dans l’éleveur, mais celle de l’animal chassé. Dans la monture, on conserve l’énergie cinétique, la vitesse du cheval et non plus les protéines, (le moteur et non plus la chair). (…) Alors que, dans la chasse, le chasseur visait à stopper le mouvement de l’animalité sauvage par un abattage systématique, l’éleveur [se met à] le conserver, et grâce au dressage, le chevaucheur s’associe à ce mouvement en l’orientant et en provoquant son accélération. » Le moteur technologique développera cette tendance, mais « la monture est le premier projecteur du guerrier, son premier système d’armes417 ». D’où le devenir-animal dans la machine de guerre.
[10/01/2024 03:40](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/26/8/1%3A1%29)
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Il serait vain de prêter aux armes une puissance magique qui s’opposerait à la contrainte des outils : armes et outils sont soumis aux mêmes lois qui définissent précisément la sphère commune. Mais le principe de toute technologie est de montrer qu’un élément technique reste abstrait, tout à fait indéterminé, tant qu’on ne le rapporte pas à un agencement qu’il suppose. Ce qui est premier par rapport à l’élément technique, c’est la machine : non pas la machine technique qui est elle-même un ensemble d’éléments, mais la machine sociale ou collective, l’agencement machinique qui va déterminer ce qui est élément technique à tel moment, quels en sont l’usage, l’extension, la compréhension…, etc.
[10/01/2024 02:36](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/30/1%3A2123%29)
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Le primat très général de l’agencement machinique et collectif sur l’élément technique vaut partout, pour les outils comme pour les armes. Les armes et les outils sont des conséquences, rien que des conséquences. On a souvent remarqué qu’une arme n’était rien indépendamment de l’organisation de combat dans laquelle elle est prise. Par exemple, les armes « hoplitiques » n’existent que par la phalange comme mutation de la machine de guerre : la seule arme nouvelle à ce moment, le bouclier à deux poignées, est créée par cet agencement ; quant aux autres armes, elles préexistaient, mais prises dans d’autres combinaisons où elles n’avaient pas la même fonction, pas la même nature420. Partout c’est l’agencement qui constitue le système d’armes. La lance et l’épée n’ont existé dès l’âge du bronze que par un agencement homme-cheval, qui allonge le poignard et l’épieu, et qui disqualifie les premières armes d’infanterie, marteau et hache.
[10/01/2024 03:57](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/34/1%3A0%29)
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Le régime du travail est inséparable d’une organisation et d’un développement de la Forme, auxquels correspond une formation du sujet. C’est le régime passionnel du sentiment comme « forme du travailleur ». Le sentiment implique une évaluation de la matière et de ses résistances, un sens de la forme et de ses développements, une économie de la force et de ses déplacements, toute une gravité. Mais le régime de la machine de guerre est plutôt celui des affects, qui ne renvoient qu’au mobile en lui-même, à des vitesses et à des compositions de vitesse entre éléments. L’affect est la décharge rapide de l’émotion, la riposte, alors que le sentiment est une émotion toujours déplacée, retardée, résistante. Les affects sont des projectiles autant que les armes, tandis que les sentiments sont introceptifs comme les outils. Il y a un rapport affectif avec l’arme, dont ne témoignent pas seulement les mythologies, mais la chanson de geste, le roman chevaleresque et courtois. Les armes sont des affects, et les affects des armes
[10/01/2024 02:49](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/36/1%3A1388%29)
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On distinguera en tous cas beaucoup de lignes très différentes : les unes, phylogénétiques, passent à longue distance par des agencements d’âges et de cultures divers (de la sarbacane au canon ? du moulin à prières à l’hélice ? de la marmite au moteur ?) ; d’autres, ontogénétiques, sont intérieures à un agencement, et en relient les divers éléments, ou bien font passer un élément, souvent avec un temps de retard, dans un autre agencement de nature différente, mais de même culture ou de même âge (par exemple, le fer à cheval qui se répand dans les agencements agricoles). Il faut donc tenir compte de l’action sélective des agencements sur le phylum, et de la réaction évolutive du phylum, en tant que fil souterrain qui passe d’un agencement à l’autre, ou sort d’un agencement, l’entraîne et l’ouvre.
[10/01/2024 02:36](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/54/1%3A1621%29)
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Donc, comment définir cette matière-mouvement, cette matière-énergie, cette matière-flux, cette matière en variation, qui entre dans les agencements, et qui en sort ? C’est une matière déstratifiée, déterritorialisée. Il nous semble que Husserl a fait faire à la pensée un pas décisif lorsqu’il a découvert une région d’essences matérielles et vagues, c’est-à-dire vagabondes, anexactes et pourtant rigoureuses, en les distinguant des essences fixes, métriques et formelles. Nous avons vu que ces essences vagues ne se distinguent pas moins des choses formées que des essences formelles. Elles constituent des ensembles flous. Elles dégagent une corporéité (matérialité) qui ne se confond ni avec l’essentialité formelle intelligible, ni avec la choséité sensible, formée et perçue. Cette corporéité a deux caractères : d’une part elle est inséparable de passages à la limite comme changements d’état, de processus de déformation ou de transformation opérant dans un espace-temps lui-même anexact, agissant à la manière d’événements (ablation, adjonction, projection…) ; d’autre part, elle est inséparable de qualités expressives ou intensives, susceptibles de plus et de moins, produites à la façon d’affects variables (résistance, dureté, poids, couleur…).
[10/01/2024 03:24](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/56/1%3A0%29)
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Mais Simondon montre que le modèle hylémorphique laisse de côté beaucoup de choses, actives et affectives. D’une part, à la matière formée ou formable, il faut ajouter toute une matérialité énergétique en mouvement, porteuse de singularités ou d’heccéités, qui sont déjà comme des formes implicites, topologiques plutôt que géométriques, et qui se combinent avec des processus de déformation : par exemple, les ondulations et torsions variables des fibres de bois, sur lesquelles se rythme l’opération de refente à coins. D’autre part, aux propriétés essentielles qui découlent dans la matière de l’essence formelle, il faut ajouter des affects variables intensifs, et qui tantôt résultent de l’opération, tantôt au contraire la rendent possible : par exemple, un bois plus ou moins poreux, plus ou moins élastique et résistant. De toute manière, il s’agit de suivre le bois, et de suivre sur le bois, en connectant des opérations et une matérialité, au lieu d’imposer une forme à une matière : on s’adresse moins à une matière soumise à des lois, qu’à une matérialité qui possède un nomos.
[10/01/2024 03:37](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/58/1%3A474%29)
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Mais l’artisan n’est complet que s’il est aussi prospecteur ; et l’organisation qui sépare le prospecteur, le commerçant et l’artisan, mutile déjà l’artisan pour en faire un « travailleur ». On définira donc l’artisan comme celui qui est déterminé à suivre un flux de matière, un phylum machinique. C’est l’itinérant, l’ambulant. Suivre le flux de matière, c’est itinérer, c’est ambuler. C’est l’intuition en acte. Certes, il y a des itinérances secondes où ce n’est plus un flux de matière qu’on prospecte et qu’on suit, mais par exemple un marché. Toutefois, c’est toujours un flux qu’on suit, bien que ce flux ne soit plus celui de la matière. Et, surtout, il y a des itinérances secondaires : cette fois, ce sont celles qui découlent d’une autre « condition », même si elles en découlent nécessairement. Par exemple, un transhumant, soit agriculteur, soit éleveur, change de terre suivant l’apauvrissement de celle-ci ou suivant les saisons ; mais il ne suit un flux terrien que secondairement, puisqu’il opère d’abord une rotation destinée dès le départ à le faire revenir au point qu’il a quitté, quand la forêt se sera reconstituée, la terre reposée, la saison modifiée. Le transhumant ne suit pas un flux, il trace un circuit, et ne suit d’un flux que ce qui passe dans le circuit, même de plus en plus large. Le transhumant n’est donc itinérant que par voie de conséquence, ou ne le devient que quand tout son circuit de terres ou de pâturages est épuisé, et quand la rotation est tellement élargie que les flux échappent au circuit. Le commerçant même est un transhumant, dans la mesure où les flux marchands sont subordonnés à la rotation d’un point de départ et d’un point d’arrivée (aller chercher-faire venir, importer-exporter, acheter-vendre). Quelles que soient les implications réciproques, il y a de grandes différences entre un flux et un circuit.
[10/01/2024 03:30](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/60/1%3A914%29)
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Le migrant, nous l’avons vu, est encore autre chose. Et le nomade ne se définit pas d’abord comme itinérant ni comme transhumant, ni comme migrant bien qu’il le soit par voie de conséquence. La détermination primaire du nomade, en effet, c’est qu’il occupe et tient un espace lisse : c’est sous cet aspect qu’il est déterminé comme nomade (essence). Il ne sera pour son compte transhumant, et itinérant, qu’en vertu des exigences imposées par les espaces lisses. Bref, quels que soient les mélanges de fait entre nomadisme, itinérance et transhumance, le concept primaire n’est pas le même dans les trois cas (espace lisse, matière-flux, rotation). Or c’est seulement à partir du concept distinct qu’on peut juger du mélange, quand il se produit, et de la forme sous laquelle il se produit, et de l’ordre dans lequel il se produit.
[10/01/2024 03:30](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/60/1%3A2731%29)
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Bref, ce que le métal et la métallurgie font venir au jour, c’est une vie propre à la matière, un état vital de la matière en tant que telle, un vitalisme matériel qui, sans doute, existe partout, mais ordinairement caché ou recouvert, rendu méconnaissable, dissocié par le modèle hylémorphique. La métallurgie est la conscience ou la pensée de la matière-flux, et le métal le corrélat de cette conscience. Comme l’exprime le panmétallisme, il y a coextensivité du métal à toute la matière, et de toute la matière à la métallurgie. Même les eaux, les herbes et les bois, les bêtes sont peuplés de sels ou d’éléments minéraux. Tout n’est pas métal, mais il y a du métal partout. Le métal est le conducteur de toute la matière. Le phylum machinique est métallurgique ou du moins a une tête métallique, sa tête chercheuse, itinérante. Et la pensée naît moins avec la pierre qu’avec le métal : la métallurgie, c’est la science mineure en personne, la science « vague » ou la phénoménologie de la matière. La prodigieuse idée d’une Vie non organique – cela même dont Worringer faisait l’idée barbare par excellence437 – est l’invention, l’intuition de la métallurgie. Le métal n’est ni une chose ni un organisme, mais un corps sans organes. La « ligne septentrionale, ou gothique », c’est d’abord la ligne minière et métallique qui cerne ce corps. Le rapport de la métallurgie avec l’alchimie ne repose pas, comme le croyait Jung, sur la valeur symbolique du métal et sa correspondance avec une âme organique, mais sur la puissance immanente de corporéité dans toute la matière, et sur l’esprit de corps qui l’accompagne.
[10/01/2024 03:04](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/62/1%3A2927%29)
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L’archéologie et l’histoire restent étrangement discrètes sur cette question du contrôle des mines. Il arrive que des empires, à forte organisation métallurgique, n’aient pas de mines ; le Proche-Orient manque d’étain, si nécessaire à la fabrication du bronze. Beaucoup de métal arrive sous forme de lingots, et de très loin (comme l’étain d’Espagne ou même de Cornouaille). Une situation aussi complexe n’implique pas seulement une forte bureaucratie impériale, et des circuits commerciaux lointains et élaborés. Elle implique toute une politique mouvante, où des États affrontent un dehors, où des peuples très différents s’affrontent, ou bien s’arrangent pour le contrôle des mines, et sous tel ou tel aspect (extraction, charbon de bois, ateliers, transport). Il ne suffit pas de dire qu’il y a des guerres et des expéditions minières ; ni d’invoquer « une synthèse eurasiatique des ateliers nomades depuis les abords de la Chine jusqu’aux finistères occidentaux », et de constater que « les populations nomades depuis la préhistoire sont en contact avec les principaux centres métallurgiques de l’ancien monde439 ».
[10/01/2024 03:57](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/66/1%3A0%29)
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Même quand elles sont bien contrôlées par un empire qui les possède (cas de l’empire chinois, cas de l’empire romain), il y a un mouvement très important d’exploitation clandestine, et des alliances de mineurs soit avec les incursions nomades et barbares, soit avec les révoltes paysannes. L’étude des mythes, et même les considérations ethnographiques sur le statut des forgerons, nous détournent de ces questions politiques. C’est que la mythologie et l’ethnologie n’ont pas une bonne méthode à cet égard. On se demande trop souvent comment les autres « réagissent » au forgeron : on tombe alors dans toutes les platitudes concernant l’ambivalence du sentiment, on dit que le forgeron est à la fois honoré, redouté et méprisé, plutôt méprisé chez les nomades, plutôt honoré chez les sédentaires440. Mais ainsi l’on perd les raisons de cette situation, la spécificité du forgeron lui-même, le rapport non symétrique qu’il entretient lui-même avec les nomades et avec les sédentaires, le type d’affects qu’il invente (l’affect métallique). Avant de chercher les sentiments des autres pour le forgeron, il faut d’abord évaluer le forgeron lui-même comme un Autre, et comme ayant à ce titre des rapports affectifs différents avec les sédentaires, avec les nomades
[10/01/2024 02:13](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/66/1%3A1544%29)
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Le forgeron n’est pas nomade chez les nomades et sédentaire chez les sédentaires, ou mi-nomade chez les nomades, mi-sédentaire chez les sédentaires. Son rapport avec les autres découle de son itinérance interne, de son essence vague, et non l’inverse. C’est dans sa spécificité, c’est en tant qu’il est itinérant, en tant qu’il invente un espace troué, qu’il communique nécessairement avec les sédentaires et avec les nomades (et avec d’autres encore, avec les forestiers transhumants). C’est d’abord en lui-même qu’il est double : un hybride, un alliage, une formation gémellaire. Comme dit Griaule, le forgeron dogon n’est pas un « impur », mais un « mélangé », et c’est parce qu’il est mélangé qu’il est endogame, qu’il ne se marie pas avec les purs qui ont une génération simplifiée, tandis qu’il reconstitue lui-même une génération gémellaire444. Gordon Childe montre que le métallurgiste se dédouble nécessairement, qu’il existe deux fois, une fois comme personnage capturé et entretenu dans l’appareil de l’empire oriental, une autre fois comme personnage beaucoup plus mobile et libre dans le monde égéen. Or on ne peut pas séparer un segment de l’autre, en rapportant seulement chacun des segments à son contexte particulier. Le métallurgiste d’empire, l’ouvrier, suppose un métallurgiste-prospecteur, même très lointain, et le prospecteur renvoie à un commerçant, qui apportera le métal au premier. Bien plus, le métal est travaillé sur chaque segment, et la forme-lingot les traverse tous : il faut moins imaginer des segments séparés qu’une chaîne d’ateliers mobiles qui constituent, de trou en trou, une ligne de variation, une galerie. Le rapport que le métallurgiste entretient avec les nomades et avec les sédentaires passe donc aussi par le rapport qu’il entretient avec d’autres métallurgistes445
[10/01/2024 02:51](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/76/1%3A0%29)
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C’est pourquoi, en repoussant la question, on demande si la guerre elle-même est l’objet de la machine de guerre. Ce n’est pas du tout évident. Dans la mesure où la guerre (avec ou sans bataille) se propose l’anéantissement ou la capitulation de forces ennemies, la machine de guerre n’a pas nécessairement pour objet la guerre (par exemple, la razzia serait un autre objet, plutôt qu’une forme particulière de guerre). Mais, plus généralement, nous avons vu que la machine de guerre était l’invention nomade, parce qu’elle était dans son essence l’élément constituant de l’espace lisse, de l’occupation de cet espace, du déplacement dans cet espace, et de la composition correspondante des hommes : c’est là son seul et véritable objet positif (nomos).
[10/01/2024 03:21](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/86/1%3A0%29)
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Faire croître le désert, la steppe, non pas les dépeupler, bien au contraire. Si la guerre en découle nécessairement, c’est parce que la machine de guerre se heurte aux États et aux villes, comme aux forces (de striage) qui s’opposent à l’objet positif : dès lors, la machine de guerre a pour ennemi l’État, la ville, le phénomène étatique et urbain, et prend pour objectif de les anéantir. C’est là qu’elle devient guerre : anéantir les forces de l’État, détruire la forme-État.
[10/01/2024 03:54](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/86/1%3A743%29)
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En effet, la guerre totale n’est pas seulement une guerre d’anéantissement, mais surgit lorsque l’anéantissement prend pour « centre » non plus seulement l’armée ennemie, ni l’État ennemi, mais la population tout entière et son économie. Que ce double investissement ne puisse se faire que dans les conditions préalables de la guerre limitée montre le caractère irrésistible de la tendance capitaliste à développer la guerre totale451.
[10/01/2024 03:03](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/98/1%3A856%29)
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On dirait que l’appropriation s’est retournée, ou plutôt que les États tendent à relâcher, à reconstituer une immense machine de guerre dont ils ne sont plus que les parties, opposables ou apposées. Cette machine de guerre mondiale, qui « ressort » en quelque sorte des États, présente deux figures successives : d’abord celle du fascisme qui fait de la guerre un mouvement illimité qui n’a plus d’autre but que lui-même ; mais le fascisme n’est qu’une ébauche, et la figure post-fasciste est celle d’une machine de guerre qui prend directement la paix pour objet, comme paix de la Terreur ou de la Survie. La machine de guerre reforme un espace lisse qui prétend maintenant contrôler, entourer toute la terre. La guerre totale est elle-même dépassée, vers une forme de paix plus terrifiante encore. La machine de guerre a pris sur soi le but, l’ordre mondial, et les États ne sont plus que des objets ou des moyens appropriés à cette nouvelle machine. C’est là que la formule de Clausewitz se retourne effectivement ; car, pour pouvoir dire que la politique est la continuation de la guerre avec d’autres moyens, il ne suffit pas d’inverser les mots comme si l’on pouvait les prononcer dans un sens ou dans l’autre ; il faut suivre le mouvement réel à l’issue duquel les États, s’étant appropriés une machine de guerre, et l’ayant approprié à leurs buts, redonnent une machine de guerre qui se charge du but, s’approprie les États et assume de plus en plus de fonctions politiques452.
[10/01/2024 03:34](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/98/1%3A2044%29)
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Sans doute la situation actuelle est-elle désespérante. On a vu la machine de guerre mondiale se constituer de plus en plus fort, comme dans un récit de science-fiction ; on l’a vue s’assigner comme objectif une paix peut-être encore plus terrifiante que la mort fasciste ; on l’a vue maintenir ou susciter les plus terribles guerres locales comme ses propres parties ; on l’a vue fixer un nouveau type d’ennemi, qui n’était plus un autre État, ni même un autre régime, mais « l’ennemi quelconque » ; on l’a vue dresser ses éléments de contre-guérilla, tels qu’elle peut se laisser surprendre une fois, pas deux… Cependant, les conditions mêmes de la machine de guerre d’État ou de Monde, c’est-à-dire le capital constant (ressources et matériel) et le capital variable humain, ne cessent de recréer des possibilités de ripostes inattendues, d’initiatives imprévues qui déterminent des machines mutantes, minoritaires, populaires, révolutionnaires. En témoigne la définition de l’Ennemi quelconque… « multiforme, manœuvrier et omniprésent (…) , d’ordre économique, subversif, politique, moral, etc. », l’inassignable Saboteur matériel ou Déserteur humain aux formes les plus diverses453
[10/01/2024 02:53](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/38/2/4/100/1%3A0%29)
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## 13. 7000 av. J.-C. – Appareil de capture
L’évolutionnisme a été mis en question de multiples façons (mouvements en zigzag, étapes qui manquent ici ou là, coupures d’ensemble irréductibles). Nous avons vu notamment comment Pierre Clastres avait tenté de briser le cadre évolutionniste, en fonction de deux thèses : 1) les sociétés dites primitives n’étaient pas des sociétés sans État, au sens où elles n’auraient pas atteint un certain stade, mais des sociétés contre-État, organisant des mécanismes qui conjuraient la forme-État, qui en rendaient la cristallisation impossible ; 2) quand l’État surgit, c’est sous forme d’une coupure irréductible, puisqu’il n’est pas la conséquence d’un développement progressif des forces productives (même la « révolution néolithique » ne peut pas se définir en fonction d’une infrastructure économique465). Toutefois, on ne rompt pas avec l’évolutionnisme en traçant une coupure pour elle-même : Clastres, dans l’état dernier de son travail, maintenait la préexistence et l’autarcie des sociétés contre-État, et attribuait leur mécanisme à un pressentiment trop mystérieux de ce qu’elles conjuraient et qui n’existait pas encore
[10/01/2024 02:11](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/26/1%3A0%29)
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Un évolutionnisme économique est impossible : on ne peut guère croire à une évolution même ramifiée « cueilleurs - chasseurs - éleveurs - agriculteurs - industriels ». Ne vaut pas mieux un évolutionnisme éthologique « nomades - semi-nomades - sédentaires ». Pas davantage un évolutionnisme écologique « autarcie dispersée de groupes locaux - villages et bourgades - villes - États ». Il suffit de faire interférer ces évolutions abstraites pour que tout évolutionnisme s’écroule : par exemple, c’est la ville qui crée l’agriculture, sans passer par des bourgades.
[10/01/2024 03:09](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/28/1%3A0%29)
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La ville est le corrélat de la route. Elle n’existe qu’en fonction d’une circulation, et de circuits ; elle est un point remarquable sur des circuits qui la créent ou qu’elle crée. Elle se définit par des entrées et des sorties, il faut que quelque chose y entre et en sorte. Elle impose une fréquence. Elle opère une polarisation de la matière, inerte, vivante ou humaine ; elle fait que le phylum, les flux passent ici ou là, sur des lignes horizontales. C’est un phénomène de trans-consistance, c’est un réseau, parce qu’elle est fondamentalement en rapport avec d’autres villes. Elle représente un seuil de déterritorialisation, car il faut que le matériau quelconque soit suffisamment déterritorialisé pour entrer dans le réseau, se soumettre à la polarisation, suivre le circuit de recodage urbain et routier. Le maximum de déterritorialisation apparaît dans la tendance des villes commerciales et maritimes à se séparer de l’arrière-pays, de la campagne (Athènes, Carthage, Venise…). On a souvent insisté sur le caractère commercial de la ville, mais le commerce y est aussi bien spirituel, comme dans un réseau de monastères ou de cités-temples. Les villes sont des points-circuits de toute nature, qui font contrepoint sur les lignes horizontales ; elles opèrent une intégration complète, mais locale, et de ville en ville. Chacune constitue un pouvoir central, mais de polarisation ou de milieu, de coordination forcée. D’où la prétention égalitaire de ce pouvoir, quelle que soit la forme qu’il prenne, tyrannique, démocratique, oligarchique, aristocratique… Le pouvoir de ville invente l’idée de magistrature, très différente du fonctionnariat d’État469
[10/01/2024 02:49](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/34/1%3A0%29)
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C’est que les sociétés primitives ne manquent pas de formations de pouvoir : elles en ont même beaucoup. Mais, ce qui empêche les points centraux potentiels de cristalliser, de prendre consistance, ce sont précisément les mécanismes qui font que ces formations de pouvoir ne résonnent pas ensemble dans le point supérieur, pas plus qu’elles ne polarisent dans le point commun : les cercles en effet ne sont pas concentriques, et les deux segments ont besoin d’un troisième par lequel ils communiquent471. C’est en ce sens que les sociétés primitives restent en deçà du seuil-ville autant que du seuil-État.
[10/01/2024 03:41](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/38/1%3A420%29)
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Si nous considérons maintenant les deux seuils de consistance, nous voyons bien qu’ils impliquent une déterritorialisation, par rapport aux codes territoriaux primitifs. Et il est vain de se demander ce qui est premier, de la ville ou de l’État, de la révolution urbaine ou étatique, puisque les deux sont en présupposition réciproque. Il faut les deux pour opérer le striage de l’espace, lignes mélodiques des villes, coupes harmoniques des États. La seule question qui se pose est celle de la possibilité d’un rapport inverse au sein de cette réciprocité
[10/01/2024 02:56](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/40/1%3A0%29)
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Finalement, c’est par la forme-État et non par la forme-ville que le capitalisme triomphera : quand les États occidentaux seront devenus des modèles de réalisation pour une axiomatique des flux décodés, et auront, à ce titre, réassujetti les villes. Comme dit Braudel, « chaque fois il y a deux coureurs, l’État, la Ville » – deux formes et deux vitesses de déterritorialisation –, « et d’ordinaire l’État gagne (…), il a discipliné les villes, violemment ou non, avec un acharnement instinctif, où que nous tournions nos yeux à travers l’Europe entière (…), il a rejoint le galop des villes472 ». A charge de revanche pourtant ; en effet, si c’est l’État moderne qui donne au capitalisme ses modèles de réalisation, ce qui se trouve ainsi réalisé, c’est une axiomatique indépendante, mondiale, qui est comme une seule et même Ville, mégapolis ou « mégamachine » dont les États sont des parties, des quartiers.
[10/01/2024 04:00](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/40/1%3A2282%29)
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La composition numérique des machines de guerre se superpose à l’organisation lignagère primitive, et simultanément s’oppose à l’organisation géométrique d’État, à l’organisation physique de ville. C’est cette coexistence extrinsèque – interaction – qui s’exprime pour elle-même dans les ensembles internationaux. Car ceux-ci n’ont certes pas attendu le capitalisme pour se former : dès le néolithique, même dès le paléolithique, on trouve les traces d’organisations œcuméniques qui témoignent d’un commerce à longue distance, et qui traversent simultanément les formations sociales les plus diverses (nous l’avons vu pour la métallurgie). Le problème de la diffusion, du diffusionnisme, est mal posé tant qu’on présuppose un centre à partir duquel la diffusion se ferait. Il n’y a de diffusion que par mise en communication de potentiels d’ordre très différents : toute diffusion procède au milieu, par le milieu, comme tout ce qui « pousse », du type rhizome.
[10/01/2024 03:15](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/42/1%3A1158%29)
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Une organisation internationale œcuménique ne procède pas d’un centre impérial qui s’imposerait à un milieu extérieur pour l’homogénéiser ; elle ne se réduit pas davantage à des relations entre formations de même ordre, par exemple entre États (S. D. N., O. N. U…) . Au contraire, elle constitue un milieu intermédiaire entre les différents ordres coexistants. Aussi bien n’est-elle pas économique ou commerciale exclusivement, elle est aussi bien religieuse, artistique, etc. C’est en ce sens qu’on appellera organisation internationale tout ce qui a l’aptitude de passer par des formations sociales diverses, simultanément, États, villes, déserts, machines de guerre, sociétés primitives. Les grandes formations commerçantes historiques n’ont pas simplement des cités-pôles, mais des segments primitifs, impériaux, nomades, par lesquels elles passent, quitte à ressortir sous une autre forme. [[Samir Amin]] a profondément raison de dire qu’il n’y a pas de théorie économique des relations internationales, même quand ces relations sont économiques, et cela parce qu’elles sont à cheval sur des formations hétérogènes473. Une organisation œcuménique ne part pas d’un État même impérial, l’État impérial en fait seulement partie, et il en fait partie sur son propre mode, à la mesure de son ordre, qui consiste à en capturer tout ce qu’il peut. Elle ne procède pas par homogénéisation progressive, ni par totalisation, mais par prise de consistance ou consolidation du divers en tant que tel.
[10/01/2024 03:51](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/42/1%3A2120%29)
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On peut objecter que, du moins avec le capitalisme, les relations économiques internationales, et à la limite toutes les relations internationales, tendent à l’homogénéisation des formations sociales. On citera non seulement la froide destruction concertée des sociétés primitives, mais aussi la chute des dernières formations despotiques – par exemple l’empire ottoman, qui opposait trop de résistance et d’inertie aux exigences capitalistes. Toutefois, cette objection n’est que partiellement juste. Dans la mesure où le capitalisme constitue une axiomatique (production pour le marché), tous les États et toutes les formations sociales tendent à devenir isomorphes, au titre de modèles de réalisation : il n’y a qu’un seul marché mondial centré, le capitaliste, auquel participent même les pays dits socialistes. L’organisation mondiale cesse donc de passer « entre » des formes hétérogènes, puisqu’elle assure l’isomorphie des formations. Mais on aurait tort de confondre l’isomorphisme avec une homogénéité. D’une part, l’isomorphie laisse subsister ou même suscite une grande hétérogénéité des États (les États démocratiques, totalitaires, à plus forte raison les États « socialistes », ne sont pas des façades). D’autre part, l’axiomatique capitaliste internationale n’assure effectivement l’isomorphie des formations diverses que là où le marché intérieur se développe et s’élargit, c’est-à-dire « au centre ».
[10/01/2024 02:50](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/44/1%3A0%29)
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Mais elle supporte, bien plus, elle exige une certaine polymorphie périphérique, pour autant qu’elle n’est pas saturée, pour autant qu’elle repousse activement ses propres limites : d’où l’existence de formations sociales hétéromorphes, à la périphérie, qui ne constituent certes pas des survivances ou des formes transitionnelles, puisqu’elles réalisent une production capitaliste ultra-moderne (pétrole, mines, plantations, biens d’équipements, sidérurgie, chimie…), mais qui n’en sont pas moins précapitalistes, ou extra-capitalistes, en raison d’autres aspects de leur production, et de l’inadéquation forcée de leur marché intérieur au marché mondial475. Quand elle devient axiomatique capitaliste, l’organisation internationale continue d’impliquer l’hétérogénéité des formations sociales, elle suscite et organise son « tiers-monde ».
Il n’y a pas seulement coexistence externe des formations, il y a aussi coexistence intrinsèque des processus machiniques. C’est que chaque processus peut fonctionner aussi sous une autre « puissance » que la sienne propre, être repris par une puissance qui correspond à un autre processus. L’État comme appareil de capture a une puissance d’appropriation ; mais, justement, cette puissance ne consiste pas seulement en ce qu’il capture tout ce qu’il peut, tout ce qui est possible, sur une matière définie comme phylum. L’appareil de capture s’approprie également la machine de guerre, les instruments de polarisation, les mécanismes d’anticipation-conjuration. C’est dire inversement que les mécanismes d’anticipation-conjuration ont une grande puissance de transfert : ils ne s’exercent pas seulement dans les sociétés primitives, mais passent dans les villes qui conjurent la forme-État, dans les États qui conjurent le capitalisme, dans le capitalisme lui-même en tant qu’il conjure ou repousse ses propres limites. Et ils ne se contentent pas aussi de passer sous d’autres puissances, mais reforment des foyers de résistance et de contagion, comme nous l’avons vu pour les phénomènes de « bande », qui ont eux-mêmes leurs villes, leur internationalisme, etc. De même, les machines de guerre ont une puissance de métamorphose, par laquelle certes elles se font capturer par les États, mais par laquelle aussi elles résistent à cette capture et renaissent sous d’autres formes, avec d’autres « objets » que la guerre (la révolution ?). Chaque puissance est une force de déterritorialisation qui concourt avec les autres et contre les autres (même les sociétés primitives ont leurs vecteurs de déterritorialisation). Chaque processus peut passer sous d’autres puissances, mais aussi subordonner d’autres processus à sa propre puissance.
[10/01/2024 03:24](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/44/1%3A1409%29)
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Nous pouvons alors poser une différence conceptuelle entre la « limite » et le « seuil », la limite désignant le pénultième, qui marque un recommencement nécessaire, et le seuil l’ultime qui marque un changement inévitable. C’est une donnée économique de toute entreprise, comporter une évaluation de la limite au-delà de laquelle l’entreprise devrait modifier sa structure. Le marginalisme prétend montrer la fréquence de ce mécanisme du pénultième : non seulement les derniers objets échangeables, mais le dernier objet productible, ou bien le dernier producteur lui-même, le producteur-limite ou marginal, avant que l’agencement ne change476. C’est une économie de la vie quotidienne. Ainsi, qu’est-ce que l’alcoolique appelle un dernier verre ? L’alcoolique a une évaluation subjective de ce qu’il peut supporter. Ce qu’il peut supporter, c’est précisément la limite en fonction de laquelle, selon lui, il pourra recommencer (compte tenu d’un repos, d’une pause…). Mais, au-delà de cette limite, il y a encore un seuil qui le ferait changer d’agencement : soit pour la nature des boissons, soit pour les lieux et les heures où il boit d’habitude ; soit, pire encore, il entrerait dans un agencement suicidaire, ou bien dans un agencement médical, hospitalier, etc. Il importe peu que l’alcoolique se trompe, ou qu’il utilise d’une manière très ambiguë le thème « je vais arrêter », le thème du dernier. Ce qui compte, c’est l’existence d’un critère marginal et d’une évaluation marginaliste spontanés qui règlent la valeur de toute la série des « verres ». De même, avoir le dernier mot, dans l’agencement-scène de ménage. Chacun des partenaires évalue dès le début le volume ou la densité du dernier mot qui lui donnerait l’avantage, et clorait la discussion, marquant la fin d’un exercice ou d’un cycle d’agencement, pour que tout puisse recommencer. Chacun calcule ses mots en fonction de l’évaluation de ce dernier mot, et du temps vaguement convenu pour y atteindre. Et au-delà du dernier mot (pénultième) il y aurait d’autres mots encore, cette fois ultimes, qui feraient entrer dans un autre agencement, divorce par exemple, parce qu’on aurait dépassé la « mesure ». On en dira autant du dernier amour. Proust montrait comment un amour peut être orienté sur sa propre limite, sa propre marge : il répète sa propre fin. Ensuite un nouvel amour, si bien que chaque amour est sériel, et qu’il y a aussi une série des amours. Mais, « au-delà » encore, il y a l’ultime, là où l’agencement change, là où l’agencement amoureux fait place à un agencement artistique – l’Œuvre à faire, le problème de Proust…
[10/01/2024 03:33](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/52/1%3A0%29)
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On voit que l’utilité marginale (afférente aux derniers objets réceptibles des deux côtés) n’est nullement relative à un stock abstraitement supposé, mais à l’agencement respectif des deux groupes. Pareto allait dans cette direction quand il parlait d’ « ophélimité » plutôt que d’utilité marginale. Il s’agit d’une désirabilité comme composante d’agencement : chaque groupe désire suivant la valeur du dernier objet réceptible, au-delà duquel il serait forcé de changer d’agencement. Et tout agencement a précisément deux faces, machination de corps ou d’objets, énonciation de groupe. L’évaluation du dernier est l’énonciation collective à laquelle correspond toute la série des objets, c’est-à-dire un cycle ou un exercice d’agencement. Les groupes primitifs échangistes apparaissent ainsi comme des groupes sériels. C’est un régime spécial, même du point de vue de la violence. Car même la violence peut être soumise à un traitement rituel marginal, c’est-à-dire à une évaluation de la « dernière violence » comme imprégnant toute la série des coups (au-delà commencerait un autre régime de violence). Nous définissions précédemment les sociétés primitives par l’existence de mécanismes d’anticipation-conjuration. Nous voyons mieux comment ces mécanismes se constituent et se distribuent : c’est l’évaluation du dernier comme limite qui constitue une anticipation, laquelle conjure en même temps le dernier comme seuil ou comme ultime (nouvel agencement).
[10/01/2024 03:06](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/54/1%3A1222%29)
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Le seuil est « après » la limite, « après » les derniers objets réceptibles : il marque le moment où l’échange apparent ne présente plus d’intérêt. Or nous croyons que le stock commence précisément à ce moment ; auparavant, il peut y avoir des greniers d’échange, des greniers à échange, mais pas de stock à proprement parler. Ce n’est pas l’échange qui suppose un stock préalable, il suppose seulement une « élasticité ». Le stock ne commence que quand l’échange a perdu son intérêt, sa désirabilité, des deux côtés. Encore faut-il une condition qui donne un intérêt propre au stock, une désirabilité propre (sinon, on détruirait, on consumerait les objets plutôt qu’on ne les stockerait : la consumation est en effet le moyen pour les groupes primitifs de conjurer le stock, et de maintenir leur agencement). Le stock dépend lui-même d’un nouveau type d’agencement Et sans doute il y a beaucoup d’ambiguïté dans ces expressions « après », « nouveau », « faire place ».
[10/01/2024 03:05](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/56/1%3A0%29)
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La rente n’est pas le seul appareil de capture. C’est que le stock n’a pas seulement pour corrélat la terre, sous le double aspect de la comparaison des terres et de l’appropriation monopolistique de la terre ; il a pour autre corrélat le travail, sous le double aspect de la comparaison des activités et de l’appropriation monopolistique du travail (surtravail). En effet, là encore, c’est en fonction du stock que les activités du type « action libre » vont être comparées, rapportées et subordonnées à une quantité homogène et commune qu’on nomme travail. Non seulement le travail concerne le stock, soit sa constitution, soit sa conservation, soit sa reconstitution, soit son utilisation, mais le travail est lui-même de l’activité stockée, tout comme le travailleur est un « actant » stocké.
[10/01/2024 03:43](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/60/1%3A0%29)
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Bien plus, même quand le travail est bien séparé du surtravail, on ne peut pas les tenir pour indépendants : il n’y a pas un travail dit nécessaire, et un surtravail. Le travail et le surtravail sont strictement la même chose, l’un se disant de la comparaison quantitative des activités, l’autre de l’appropriation monopolistique des travaux par l’entrepreneur (non plus par le propriétaire). Même quand ils sont distingués et séparés, nous l’avons vu, il n’y a pas de travail qui ne passe par le surtravail. Le surtravail n’est pas ce qui excède le travail ; au contraire, le travail est ce qui se déduit du surtravail et le suppose. C’est là seulement qu’on peut parler d’une valeur-travail, et d’une évaluation portant sur la quantité de travail social, tandis que les groupes primitifs étaient dans un régime d’action libre ou d’activité à variation continue. Au sens où il dépend du surtravail et de la plus-value, le profit d’entrepreneur constitue un appareil de capture, autant que la rente de propriétaire : ce n’est pas seulement le surtravail qui capture du travail, et ce n’est pas seulement la propriété qui capture la terre, mais le travail et le surtravail sont l’appareil de capture de l’activité, comme la comparaison des terres et l’appropriation de la terre sont l’appareil de capture du territoire482.
[10/01/2024 03:08](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/60/1%3A797%29)
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Il y aurait enfin un troisième appareil de capture, outre la rente et le profit, l’impôt. Nous ne pouvons comprendre cette troisième forme, et sa portée créatrice, que si nous déterminons le rapport intérieur dont la marchandise dépend. A propos de la cité grecque, et notamment de la tyrannie corinthienne, Edouard Will a montré comment l’argent ne venait pas d’abord de l’échange, ni de la marchandise ou des exigences du commerce, mais de l’impôt, qui introduit en premier la possibilité d’une équivalence monnaie = biens ou services, et qui fait de l’argent un équivalent général. En effet, la monnaie est bien un corrélat du stock, elle est un sous-ensemble du stock, en tant qu’elle peut être constituée par tout objet de longue conservation : dans le cas de Corinthe, la monnaie métallique est d’abord distribuée aux « pauvres » (en tant que producteurs), qui s’en servent pour acheter des droits de terre ; elle passe donc aux mains des « riches », à condition de ne pas s’arrêter, à condition que tous, riches et pauvres, fournissent un impôt, les pauvres en biens ou services, les riches en argent, de telle manière que s’établisse une équivalence monnaie-biens et services483.
[10/01/2024 03:19](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/62/1%3A0%29)
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Mais c’est comme pour l’impôt indirect, c’est un cas favorable, qui ne doit pas cacher cependant une entente encore plus profonde et plus archaïque, une convergence et identité de principe entre trois aspects d’un même appareil. Appareil de capture à trois têtes, « formule trinitaire » qui dérive de celle de Marx (bien qu’elle distribue les choses autrement)
[10/01/2024 03:16](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/62/1%3A3820%29)
Cf tableau du livre. A check
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1. Le stock a simultanément trois aspects, terres et graines, outils, argent. La terre est du territoire stocké, l’outil de l’activité stockée, l’argent de l’échange stocké. Mais le stock ne vient pas des territoires, des activités ni des échanges. Il marque un autre agencement, il vient de cet autre agencement ;
2. Cet agencement, c’est la « mégamachine », ou l’appareil de capture, empire archaïque. Il fonctionne sous trois modes, qui correspondent aux aspects du stock : rente, profit, impôt. Et les trois modes convergent et coïncident en lui, dans une instance de surcodage (ou de signifiance) : le despote, à la fois propriétaire éminent de la terre, entrepreneur des grands travaux, maître des impôts et des prix. C’est comme trois capitalisations de pouvoir, ou trois articulations du « capital » ;
3. Ce qui forme l’appareil de capture, ce sont deux opérations qu’on retrouve chaque fois dans les modes convergents : comparaison directe, appropriation monopolistique. Et toujours la comparaison suppose l’appropriation : le travail suppose le surtravail, la rente différentielle suppose l’absolue, la monnaie de commerce suppose l’impôt. L’appareil de capture constitue un espace général de comparaison, et un centre mobile d’appropriation. Système mur blanc-trou noir, tel que nous avons vu précédemment qu’il constituait le visage du despote. Un point de résonance circule dans un espace de comparaison, et trace cet espace en circulant. C’est bien ce qui distingue l’appareil d’État et les mécanismes primitifs, avec leurs territoires non coexistants et leurs centres non résonants. Ce qui commence avec l’État ou appareil de capture, c’est une sémiologie générale, surcodant les sémiotiques primitives. Au lieu de traits d’expression qui suivent un phylum machinique, et l’épousent dans une répartition de singularités, l’État constitue une forme d’expression qui s’asservit le phylum : le phylum ou matière n’est plus qu’un contenu comparé, homogénéisé, égalisé, tandis que l’expression devient forme de résonance ou d’appropriation. L’appareil de capture, opération sémiologique par excellence… (Les philosophes associationnistes n’avaient pas tort, en ce sens, d’expliquer le pouvoir politique par des opérations de l’esprit dépendant de l’association des idées.)
[10/01/2024 03:33](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/66/1%3A0%29)
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En effet, c’est en tant que réparti que l’ensemble B devient richesse, ou acquiert un pouvoir comparatif, par rapport à autre chose encore. Cet autre chose, c’est l’ensemble déterminé des biens produits, et dès lors achetables. D’abord hétérogène aux biens produits, la monnaie devient un bien homogène aux produits qu’elle peut acheter, acquiert un pouvoir d’achat qui s’éteint avec l’achat réel. Ou, plus généralement, entre les deux ensembles, l’ensemble distribué B et l’ensemble des biens réels C, une correspondance, une comparaison s’établissent (« la puissance d’acquisition est créée en conjonction directe avec l’ensemble des productions réelles »). – D. C’est là que le mystère ou la magie résident, dans une sorte de décalage. Car, si nous appelons B′ l’ensemble comparatif, c’est-à-dire l’ensemble mis en correspondance avec les biens réels, nous voyons qu’il est nécessairement inférieur à l’ensemble distribué. B′ est nécessairement inférieur à B : même si nous supposons que le pouvoir d’achat porte sur tous les objets produits durant une période, il y a toujours un excès de l’ensemble distribué sur l’ensemble utilisé ou comparé, si bien que les producteurs immédiats ne peuvent convertir qu’une partie. Les salaires réels ne sont qu’une partie des salaires nominaux ; et, de même, le travail « utile » n’est qu’une partie du travail, et la terre « utilisée » n’est qu’une partie de la terre distribuée.
[10/01/2024 03:03](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/72/1%3A1987%29)
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Les primitifs n’ont jamais existé qu’en survie, déjà travaillés par l’onde reversible qui les emporte (vecteur de déterritorialisation). Ce qui dépend des circonstances extérieures, c’est seulement le lieu où s’effectue l’appareil – là où peut naître le « mode de production » agricole, Orient. C’est en ce sens que l’appareil est abstrait. Mais, en lui-même, il ne marque pas simplement une possibilité abstraite de réversibilité, il marque l’existence réelle d’un point d’inversion comme phénomène irréductible, autonome.
D’où le caractère très particulier de la violence d’État : il est difficile d’assigner cette violence, puisqu’elle se présente toujours comme déjà faite. Il ne suffit même pas de dire que la violence renvoie au mode de production. Marx le remarquait pour le capitalisme : il y a une violence qui passe nécessairement par l’État, qui précède le mode de production capitaliste, qui constitue l’ « accumulation originelle », et rend possible ce mode de production lui-même. Si l’on s’installe dans le mode de production capitaliste, il est difficile de dire qui est voleur et qui est volé, et même où est la violence. C’est que le travailleur y naît objectivement tout nu, et le capitaliste, objectivement « vêtu », propriétaire indépendant. Ce qui a formé ainsi le travailleur et le capitalisme nous échappe, puisque opérant dans d’autres modes de production. C’est une violence qui se pose comme déjà faite, bien qu’elle se refasse tous les jours487. C’est le cas ou jamais de dire que la mutilation est préalable, préétablie. Or, ces analyses de Marx doivent être élargies. Car il n’y a pas moins une accumulation originelle impériale qui précède le mode de production agricole, loin d’en découler ; en règle générale, il y accumulation originelle chaque fois qu’il y a montage d’un appareil de capture, avec cette violence très particulière qui crée ou contribue à créer ce sur quoi elle s’exerce, et par là se présuppose elle-même488.
[10/01/2024 03:07](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/74/1%3A1698%29)
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Le problème serait donc de distinguer des régimes de violence. Et, à cet égard, nous pouvons distinguer comme autant de régimes différents, la lutte, la guerre, le crime et la police. La lutte serait comme le régime de la violence primitive (y compris des « guerres » primitives) : c’est une violence coup par coup, qui ne manque pas cependant d’un code, puisque la valeur des coups est fixée suivant la loi des séries, d’après la valeur d’un dernier coup échangeable, ou d’une dernière femme à conquérir, etc. D’où une sorte de ritualisation de la violence. La guerre, du moins rapportée à la machine de guerre, est un autre régime, parce qu’elle implique la mobilisation et l’autonomisation d’une violence dirigée d’abord et en principe contre l’appareil d’État (la machine de guerre en ce sens est l’invention d’une organisation nomade originale qui se retourne contre l’État). Le crime est encore différent, parce que c’est une violence d’illégalité, qui consiste à s’emparer de quelque chose à quoi l’on n’a pas « droit », de capturer quelque chose qu’on n’a pas le « droit » de capturer. Mais, justement, la police d’État ou violence de droit est encore différente, puisqu’elle consiste à capturer, tout en constituant un droit de capture. C’est une violence structurelle, incorporée, qui s’oppose à toutes les violences directes. On a souvent défini l’État par un « monopole de la violence », mais cette définition renvoie à une autre, qui détermine l’État comme « état du Droit » (Rechtsstaat). Le surcodage d’État, c’est précisément cette violence structurelle qui définit le droit, violence « policière » et non guerrière. Il y a violence de droit chaque fois que la violence contribue à créer ce sur quoi elle s’exerce, ou, comme dit Marx, chaque fois que la capture contribue à créer ce qu’elle capture. C’est très différent de la violence de crime. C’est pourquoi aussi, à l’inverse de la violence primitive, la violence de droit ou d’État semble toujours se présupposer, puisqu’elle préexiste à son propre exercice : l’État peut alors dire que la violence est « originelle », simple phénomène de nature, et qu’il n’en est pas responsable, lui qui n’exerce la violence que contre les violents, contre les « criminels » – contre les primitifs, contre les nomades, pour faire régner la paix…
[10/01/2024 02:50](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/76/1%3A1357%29)
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La raison d’évolution est interne, quels que soient les facteurs extérieurs qui l’appuient. L’État archaïque ne surcode pas, sans libérer aussi une grande quantité de flux décodés qui vont lui échapper. Rappelons que « décodage » ne signifie pas l’état d’un flux dont le code serait compris (déchiffré, traductible, assimilable), mais au contraire, en un sens plus radical, l’état d’un flux qui n’est plus compris dans son propre code, qui échappe à son propre code. Or, d’une part, des flux que les communautés primitives avaient relativement codés trouvent l’occasion de fuir dès que les codes primitifs ne s’ajustent plus par eux-mêmes et se subordonnent à l’instance supérieure. Mais, d’autre part, c’est le surcodage de l’État archaïque qui rend lui-même possibles et suscite de nouveaux flux qui lui échappent. L’État ne crée pas les grands travaux sans qu’un flux de travail indépendant n’échappe à sa bureaucratie (notamment dans les mines et la métallurgie).
[10/01/2024 03:28](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/82/1%3A0%29)
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La réponse de Tökei, c’est l’esclave affranchi. C’est lui qui n’a plus de place. C’est lui qui lance ses lamentations dans tout l’empire chinois : la plainte (élégie) a toujours été facteur politique. Mais c’est lui aussi qui forme les premiers germes de propriété privée, développe le commerce, et invente dans la métallurgie un esclavage privé dont il sera le nouveau maître489. Nous avons vu précédemment le rôle de l’esclave affranchi dans la machine de guerre, pour la formation du corps spécial. C’est sous une autre forme, et avec de tout autres raisons, qu’il a tant d’importance dans l’appareil d’État, et dans l’évolution de cet appareil, pour la formation d’un corps privé. Les deux aspects peuvent se réunir, mais renvoient à deux lignées différentes.
Ce qui compte, ce n’est donc pas le cas particulier de l’esclave affranchi. Ce qui compte, c’est le personnage collectif de l’Exclu. Ce qui compte, c’est que, d’une manière ou d’une autre, l’appareil de surcodage suscite des flux eux-mêmes décodés – de monnaie, de travail, de propriété… Ceux-ci sont le corrélat de celui-là. Et la corrélation n’est pas seulement sociale, à l’intérieur de l’empire archaïque, elle est aussi géographique. Ce serait le moment de reprendre la confrontation de l’Orient et de l’Occident. Suivant la grande thèse archéologique de Gordon Childe, l’État impérial archaïque implique un surplus agricole stocké, qui va rendre possible l’entretien d’un corps spécialisé d’artisans métallurgistes et commerçants. En effet, le surplus comme contenu propre du surcodage ne doit pas seulement être stocké, mais absorbé, consommé, réalisé. Sans doute cette exigence économique d’une absorption du surplus est un des principaux aspects de l’appropriation de la machine de guerre par l’État impérial : dès le début, l’institution militaire est un des plus forts moyens d’absorber le surplus. Si l’on suppose pourtant que les institutions militaire et bureaucratique ne suffisent pas, la place est toute prête pour ce corps spécialisé d’artisans non cultivateurs, dont le travail renforcera la sédentarisation de l’agriculture.
[10/01/2024 03:41](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/82/1%3A2061%29)
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C’est que les peuples égéens sont à la fois trop éloignés pour tomber dans la sphère orientale, trop pauvres pour stocker eux-mêmes un surplus, mais ni assez éloignés ni assez démunis pour ignorer les marchés d’Orient. Bien plus, c’était le surcodage d’Orient qui assignait lui-même à ses propres commerçants un rôle à longue distance. Voilà donc que les peuples égéens se trouvent en situation de profiter du stock agricole oriental, sans avoir à le constituer pour leur compte : ils le pillent quand ils peuvent, et plus régulièrement s’en procurent une part contre des matières premières, même venus d’Europe centrale et occidentale (notamment bois et métaux). Certes, l’Orient doit sans cesse reproduire ses stocks ; mais, formellement, il a réussi un coup « une fois pour toutes », dont l’Occident bénéficie sans avoir à le reproduire. Il s’ensuit que les artisans métallurgistes et les commerçants prennent en Occident un tout autre statut, puisqu’ils ne dépendent pas directement dans leur existence d’un surplus accumulé par un appareil d’État local : même si le paysan subit une exploitation aussi dure ou parfois plus dure qu’en Orient, l’artisan et le commerçant jouissent d’un statut plus libre et d’un marché plus divers, qui préfigurent une classe moyenne.
[10/01/2024 02:12](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/84/1%3A2491%29)
Échange inégale
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C’est bien un autre pôle d’État qui surgit, et qu’on peut définir sommairement. La sphère publique ne caractérise plus la nature objective de la propriété, mais est plutôt le moyen commun d’une appropriation devenue privée ; on entre ainsi dans les mixtes public-privé qui constituent le monde moderne. Le lien devient personnel ; des rapports personnels de dépendance, à la fois entre propriétaires (contrats), et entre propriétés et propriétaires (conventions), doublent ou remplacent les relations communautaires et de fonction ; même l’esclavage ne définit plus la disposition publique du travailleur communal, mais la propriété privée qui s’exerce sur des travailleurs individuels491. Le droit tout entier subit une mutation, et devient droit subjectif, conjonctif, « topique » : c’est que l’appareil d’État se trouve devant une nouvelle tâche, qui consiste moins à surcoder des flux déjà codés qu’à organiser des conjonctions de flux décodés comme tels. Le régime des signes a donc changé : à tous ces égards, l’opération du « signifiant » impérial fait place à des processus de subjectivation ; l’asservissement machinique tend à être remplacé par un régime d’assujetissement social. Et, contrairement au pôle impérial relativement uniforme, ce second pôle présente les formes les plus diverses. Mais, si variés que soient les rapports de dépendance personnelle, ils marquent chaque fois des conjonctions topiques et qualifiées. Ce sont d’abord les empires évolués, en Orient comme en Occident, qui élaborent cette nouvelle sphère publique du privé, dans des institutions comme celles du consilium ou du fiscus de l’empire romain (c’est dans ces institutions que l’esclave affranchi prend un pouvoir politique qui double celui des fonctionnaires492).
[10/01/2024 02:13](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/86/1%3A0%29)
Néolibéralisme ?
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Quand les flux atteignent à ce seuil capitaliste de décodage et de déterritorialisation (travail nu, capital indépendant), il semblerait précisément qu’il n’y ait plus besoin d’État, de domination politique et juridique distincte, pour assurer l’appropriation devenue directement économique. L’économie forme en effet une axiomatique mondiale, une « énergie cosmopolite universelle qui renverse toute barrière et tout lien », une substance mobile et convertible « telle que la valeur totale du produit annuel ». On peut faire aujourd’hui le tableau d’une énorme masse monétaire dite apatride, qui circule à travers les changes et les frontières, échappant au contrôle des États, formant une organisation œcuménique multinationale, constituant une puissance supranationale de fait, insensible aux décisions des gouvernements499.
[10/01/2024 02:56](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/90/1%3A0%29)
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Avec le capitalisme, les États ne s’annulent donc pas, mais changent de forme et prennent un nouveau sens : modèles de réalisation d’une axiomatique mondiale qui les dépasse. Mais dépasser, ce n’est nullement se passer de… Nous avons vu précisément que le capitalisme passait par la forme-État plutôt que par la forme-ville ; et les mécanismes fondamentaux décrits par Marx (régime colonial, dette publique, fiscalité moderne et impôt indirect, protection industrielle, guerres commerciales) peuvent être préparés dans les villes, ils ne fonctionnent comme mécanismes d’accumulation, d’accélération et de concentration que dans la mesure où ils sont appropriés par des États.
[10/01/2024 02:58](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/92/1%3A1221%29)
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Ce qu’on appelle l’État-nation, sous les formes les plus diverses, c’est précisément l’État comme modèle de réalisation. Et, en effet, la naissance des nations implique beaucoup d’artifices : c’est qu’elles ne se constituent pas seulement dans une lutte active contre les systèmes impériaux ou évolués, contre les féodalités, contre les cités, mais opèrent elles-mêmes un écrasement de leurs « minorités », c’est-à-dire des phénomènes minoritaires ou qu’on pourrait appeler « nationalitaires », qui les travaillent du dedans, et qui trouvaient au besoin un degré de liberté plus grand dans les anciens codes. Les constituants de la nation, c’est une terre, un peuple : « natal » qui n’est pas forcément inné, « populaire » qui n’est pas forcément donné. Le problème de la nation s’exacerbe dans les deux cas extrêmes d’une terre sans peuple, ou d’un peuple sans terre. Comment faire un peuple et une terre, c’est-à-dire une nation – une ritournelle ? Les moyens les plus sanglants et les plus froids concourent ici avec les élans du romantisme. L’axiomatique est complexe, et ne manque pas de passions. C’est que le natal ou la terre, nous l’avons vu ailleurs, implique une certaine déterritorialisation des territoires (lieux communaux, provinces impériales, domaines seigneuriaux, etc.), et le peuple, un décodage de la population.
[10/01/2024 03:06](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/96/1%3A0%29)
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C’est bien sous cette forme d’État-nation, avec toutes les diversités possibles, que l’État devient modèle de réalisation pour l’axiomatique capitaliste. Ce qui ne revient nullement à dire que les nations soient des apparences ou des phénomènes idéologiques, mais au contraire les formes vivantes et passionnelles où se réalisent d’abord l’homogénéité qualitative et la concurrence quantitative du capital abstrait.
Nous distinguons comme deux concepts l’asservissement machinique et l’assujettissement social. Il y a asservissement lorsque les hommes sont eux-mêmes pièces constituantes d’une machine, qu’ils composent entre eux et avec d’autres choses (bêtes, outils), sous le contrôle et la direction d’une unité supérieure. Mais il y a assujettissement lorsque l’unité supérieure constitue l’homme comme un sujet qui se rapporte à un objet devenu extérieur, que cet objet soit lui-même une bête, un outil ou même une machine : l’homme alors n’est plus composante de la machine, mais ouvrier, usager…, il est assujetti à la machine, et non plus asservi par la machine. Ce n’est pas dire que le second régime est plus humain. Mais le premier régime semble renvoyer par excellence à la formation impériale archaïque : les hommes n’y sont pas sujets, mais bien pièces d’une machine qui surcode l’ensemble (ce qu’on a appelé « esclavage généralisé », par opposition à l’esclavage privé de l’antiquité, ou au servage féodal).
[10/01/2024 03:18](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/96/1%3A1766%29)
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Même l’isomorphisme ne convient pas : il y a réelle hétéromorphie, non seulement parce que le mode de production n’est pas capitaliste, mais parce que le rapport de production n’est pas le Capital (ce serait plutôt le Plan). Si les États socialistes sont pourtant encore des modèles de réalisation de l’axiomatique capitaliste, c’est en fonction de l’existence d’un seul et unique marché mondial extérieur qui reste ici le facteur décisif, au-delà même des rapports de production dont il résulte. Il peut même arriver que le plan bureaucratique socialiste ait comme une fonction parasitaire par rapport au plan du capital, qui témoigne d’une créativité plus grande, du type « virus ». – Enfin la troisième bipolarité fondamentale est celle du centre et de la périphérie (Nord-Sud). En vertu de l’indépendance respective des axiomes, on peut dire avec [[Samir Amin]] que les axiomes de la périphérie ne sont pas les mêmes que ceux du centre510.
[10/01/2024 03:51](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/116/2%3A1751%29)
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Mais le mode de production n’est pas nécessairement capitaliste, non seulement dans les formes dites archaïques ou transitionnelles, mais dans les secteurs les plus productifs et de haute industrialisation. C’est donc bien un troisième cas, compris dans l’axiomatique mondiale : lorsque le capital agit comme rapport de production, mais dans des modes de production non capitalistes. On parlera alors d’une polymorphie des États du tiers monde par rapport aux États du centre. Et c’est une dimension de l’axiomatique non moins nécessaire que les autres : beaucoup plus nécessaire même, car l’hétéromorphie des États dits socialistes a été imposée au capitalisme qui la digère tant bien que mal, tandis que la polymorphie des États du tiers monde est partiellement organisée par le centre, comme axiome de substitution de la colonisation
[10/01/2024 02:38](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/116/2%3A4095%29)
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Modèles, isomorphie. – En principe, tous les États sont isomorphes, c’est-à-dire sont des domaines de réalisation du capital en fonction d’un seul et même marché mondial extérieur. Mais une première question serait de savoir si l’isomorphie implique une homogénéité ou même une homogénéisation des États. Oui, comme on le voit dans l’Europe actuelle, concernant la justice et la police, le code routier, la circulation des marchandises, les coûts de production, etc. Mais ce n’est vrai que dans la mesure où il y a tendance à un marché intérieur unique intégré. Sinon, l’isomorphisme n’implique nullement l’homogénéité : il y a isomorphie, mais hétérogénéité, entre États totalitaires et sociaux-démocrates, chaque fois que le mode de production est le même.
[10/01/2024 04:01](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/116/2/1%3A3%29)
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Mais cette machine de guerre libérée ou déchaînée continuait à avoir pour objet la guerre en acte, en tant que guerre devenue totale, illimitée. Toute l’économie fasciste devenait économie de guerre, mais l’économie de guerre avait encore besoin de la guerre totale en tant qu’objet. Dès lors, la guerre fasciste restait sous la formule de Clausewitz, « continuation de la politique avec accompagnement d’autres moyens », bien que ces autres moyens devinssent exclusifs, ou que le but politique entrât en contradiction avec l’objet (d’où l’idée de Virilio que l’État fasciste était un État « suicidaire » plus que totalitaire). C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que l’automatisation, puis l’automation de la machine de guerre, ont produit leur véritable effet. Celle-ci, compte tenu des nouveaux antagonismes qui la traversaient, n’avait plus la guerre pour objet exclusif, mais prenait en charge et pour objet la paix, la politique, l’ordre mondial, bref, le but. C’est là qu’apparaît l’inversion de la formule de Clausewitz : c’est la politique qui devient la continuation de la guerre, c’est la paix qui libère techniquement le processus matériel illimité de la guerre totale. La guerre cesse d’être la matérialisation de la machine de guerre, c’est la machine de guerre qui devient elle-même guerre matérialisée. En ce sens, il n’y avait plus besoin de fascisme. Les fascistes n’avaient été que des enfants précurseurs, et la paix absolue de la survie réussissait ce que la guerre totale avait raté. Nous étions déjà dans la troisième guerre mondiale. La machine de guerre régnait sur toute l’axiomatique comme la puissance du continu qui entourait l’ « économie-monde », et mettait en contact toutes les parties de l’univers. Le monde redevenait un espace lisse (mer, air, atmosphère) où régnait une seule et même machine de guerre, même quand elle opposait ses propres parties
[10/01/2024 02:14](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/118/2%3A2769%29)
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Parmi tous les auteurs qui ont développé un sens apocalyptique ou millénariste, il appartient à Paul Virilio d’avoir souligné cinq points rigoureux : comment la machine de guerre avait trouvé son nouvel objet dans la paix absolue de la terreur ou de la dissuasion ; comment elle opérait une « capitalisation » technico-scientifique ; comment cette machine de guerre n’était pas terrible en fonction de la guerre possible qu’elle nous promettait comme dans un chantage, nuis au contraire en fonction de la paix réelle très spéciale quelle promouvait et installait déjà ; comment cette machine de guerre n’avait plus besoin d’un ennemi qualifié, mais, conformément aux exigences d’une axiomatique, s’exerçait contre l’ « ennemi quelconque », intérieur ou extérieur (individu, groupe, classe, peuple, événement, monde) ; comment en sortait une nouvelle conception de la sécurité comme guerre matérialisée, comme insécurité organisée ou catastrophe programmée, distribuée, molécularisée511.
[10/01/2024 03:52](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/118/2%3A4726%29)
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Que l’axiomatique capitaliste ait besoin d’un centre, et que ce centre se soit constitué au nord, à la suite d’un long processus historique, nul ne l’a montré mieux que Braudel : « Il ne peut y avoir d’économie-monde que lorsque le réseau a des mailles suffisamment serrées, que l’échange est assez régulier et volumineux pour donner vie à une zone centrale512. » Beaucoup d’auteurs considèrent à cet égard que l’axe Nord-Sud, centre-périphérie, est aujourd’hui encore plus important que l’axe Ouest-Est, et même le détermine principalement. C’est ce qu’exprime une thèse courante, reprise et développée par Giscard d’Estaing : plus les choses s’équilibrent au centre entre l’Ouest et l’Est, à commencer par l’équilibre du surarmement, plus elles se déséquilibrent ou de « déstabilisent » du Nord au Sud, et déstabilisent l’équilibre central. Il est clair que, dans ces formules, le Sud est un terme abstrait qui désigne le tiers monde ou la périphérie ; et même qu’il y a des Sud ou des tiers mondes intérieurs au centre. Il est clair aussi que cette déstabilisation n’est pas accidentelle, mais est une conséquence (théorématique) des axiomes du capitalisme, et principalement de l’axiome dit de l’échange inégal, indispensable à son fonctionnement.
[10/01/2024 02:56](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/120/2%3A3%29)
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Car l’assujettissement restait centré sur le travail, et renvoyait à une organisation bipolaire, propriété-travail, bourgeoisie-prolétariat. Tandis que, dans l’asservissement et la dominance centrale du capital constant, le travail semble éclater dans deux directions : celle d’un surtravail intensif qui ne passe même plus par le travail, et celle d’un travail extensif devenu précaire et flottant. La tendance totalitaire à abandonner les axiomes de l’emploi, et la tendance social-démocrate à multiplier les statuts, peuvent ici se combiner, mais toujours pour opérer les ruptures de classe. S’accentue d’autant plus l’opposition entre l’axiomatique et les flux qu’elle n’arrive pas à maîtriser.
[10/01/2024 03:55](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/120/2%3A4079%29)
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Notre âge devient celui des minorités. Nous avons vu à plusieurs reprises que celles-ci ne se définissaient pas nécessairement par le petit nombre, mais par le devenir ou la flottaison, c’est-à-dire par l’écart qui les séparent de tel ou tel axiome constituant une majorité redondante (« Ulysse ou l’Européen moyen d’aujourd’hui, habitant des villes », ou bien, comme dit Yann Moulier, « l’Ouvrier national, qualifié, mâle et de plus de trente-cinq ans »). Une minorité peut ne comporter qu’un petit nombre ; mais elle peut aussi comporter le plus grand nombre, constituer une majorité absolue, indéfinie. C’est ce qui arrive lorsque des auteurs, même dits de gauche, reprennent le grand cri d’alarme capitaliste : dans vingt ans, « les Blancs » ne formeront que 12 % de la population mondiale… Ils ne se contentent pas ainsi de dire que la majorité va changer, ou a déjà changé, mais plutôt qu’elle est travaillée par une minorité proliférante et non dénombrables qui risque de détruire la majorité dans son concept même, c’est-à-dire en tant qu’axiome.
[10/01/2024 03:20](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/122/2%3A3%29)
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Et en effet l’étrange concept de non-blanc ne constitue pas un ensemble dénombrable. Ce qui définit donc une minorité, ce n’est pas le nombre, ce sont les rapports intérieurs au nombre. Une minorité peut être nombreuse ou même infinie ; de même une majorité. Ce qui les distingue, c’est que le rapport intérieur au nombre constitue dans le cas d’une majorité un ensemble, fini ou infini, mais toujours dénombrable, tandis que la minorité se définit comme ensemble non dénombrable, quel que soit le nombre de ses éléments. Ce qui caractérise l’indénombrable, ce n’est ni l’ensemble ni les éléments ; c’est plutôt la connexion, le « et », qui se produit entre les éléments, entre les ensembles, et qui n’appartient à aucun des deux, qui leur échappe et constitue une ligne de fuite.
[10/01/2024 03:45](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/122/2%3A1058%29)
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On peut même concevoir, dans la crise et le sang, un renversement plus radical qui ferait du monde blanc la périphérie d’un centre jaune ; ce serait sans doute une tout autre axiomatique. Mais nous parlons d’autre chose, qui ne serait pas réglé pour autant : les femmes, les non-hommes, en tant que minorité, en tant que flux ou ensemble non dénombrable, ne recevraient aucune expression adéquate en devenant éléments de la majorité, c’est-à-dire ensemble fini dénombrable. Les non-blancs ne recevraient aucune expression adéquate en devenant une nouvelle majorité, jaune, noire, ensemble dénombrable infini. Le propre de la minorité, c’est de faire valoir la puissance du non-dénombrable, même quand elle est composée d’un seul membre. C’est la formule des multiplicités. Minorité comme figure universelle, ou devenir tout le monde. Femme, nous avons tous à le devenir, que nous soyons masculins ou féminins. Non-blanc, nous avons tous à le devenir, que nous soyons blancs, jaunes ou noirs. – Là encore, ce n’est pas dire que la lutte au niveau des axiomes soit sans importance ; elle est déterminante au contraire (aux niveaux les plus différents, lutte des femmes pour le vote, pour l’avortement, pour l’emploi ; lutte des régions pour l’autonomie ; lutte du tiers monde ; lutte des masses et des minorités opprimées dans les régions de l’Est ou de l’Ouest…). Mais, aussi, il y a toujours un signe pour montrer que ces luttes sont l’indice d’un autre combat coexistant. Si modeste soit une revendication, elle présente toujours un point que l’axiomatique ne peut supporter, lorsque les gens réclament de poser eux-mêmes leurs propres problèmes, et de déterminer au moins les conditions particulières sous lesquelles ceux-ci peuvent recevoir une solution plus générale (tenir au Particulier comme forme innovatrice).
[10/01/2024 03:16](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/122/2%3A3415%29)
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La puissance de minorité, de particularité, trouve sa figure ou sa conscience universelle dans le prolétaire. Mais, tant que la classe ouvrière se définit par un statut acquis, ou même par un État théoriquement conquis, elle apparaît seulement comme « capital », partie du capital (capital variable), et ne sort pas du plan du capital. Tout au plus le plan devient-il bureaucratique. En revanche, c’est en sortant du plan du capital, en ne cessant pas d’en sortir, qu’une masse devient sans cesse révolutionnaire et détruit l’équilibre dominant des ensembles dénombrables514. On voit mal ce que serait un État-amazone, un État des femmes, ou bien un État des travailleurs précaires, un État du « refus ». Si les minorités ne constituent pas des États viables, culturellement, politiquement, économiquement, c’est parce que la forme-État ne convient pas, ni l’axiomatique du capital, ni la culture correspondante. On a souvent vu le capitalisme entretenir et organiser des États non viables, suivant ses besoins, et justement pour écraser les minorités. Aussi la question des minorités est-elle plutôt d’abattre le capitalisme, de redéfinir le socialisme, de constituer une machine de guerre capable de riposter à la machine de guerre mondiale, avec d’autres moyens. – Si les deux solutions d’extermination et d’intégration ne semblent guère possibles, c’est en vertu de la loi la plus profonde du capitalisme : il ne cesse de poser et de repousser ses propres limites, mais il ne le fait qu’en suscitant lui-même autant de flux en tous sens qui échappent à son axiomatique
[10/01/2024 02:34](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/40/2/4/124/2%3A2092%29)
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## 14. 1440 – Le lisse et le strié
Leroi-Gourhan a analyé cette figure des « solides souples », dans le cas de la vannerie non moins que du tissage : les montants et les brins, la chaîne et la trame516. En troisième lieu, un tel espace strié est nécessairement délimité, fermé sur un côté au moins : le tissu peut être infini en longueur, mais non sur sa largeur définie par le cadre de la chaîne ; la nécessité d’un aller-retour implique un espace fermé (et les figures circulaires ou cylindriques sont elles-mêmes fermées).
[10/01/2024 03:32](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/10/2%3A459%29)
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Or même les technologues qui émettent les plus grands doutes sur le pouvoir d’innovation des nomades leur font au moins l’hommage du feutre : splendide isolant, géniale invention, matière de la tente, du vêtement, de l’armure chez les Turco-Mongols. Et sans doute les nomades d’Afrique et du Maghreb traitent plutôt la laine comme tissu. Mais quitte à déplacer l’opposition, ne trouvera-t-on pas deux conceptions et même deux pratiques très différentes du tissage, qui se distinguent un peu comme le tissu lui-même et le feutre ? Car, chez le sédentaire, le tissu-vêtement et le tissu-tapisserie tendent à annexer tantôt le corps, tantôt l’espace extérieur, à la maison immobile : le tissu intègre le corps et le dehors à un espace clos. Tandis que le nomade en tissant indexe le vêtement et la maison même sur l’espace du dehors, sur l’espace lisse ouvert où le corps se meut.
[10/01/2024 03:46](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/12/1%3A705%29)
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Bien sûr, dans l’espace strié comme dans l’espace lisse, il y a des points, des lignes et des surfaces (des volumes aussi, mais nous laissons de côté pour le moment cette question). Or dans l’espace strié, les lignes, les trajets, ont tendance à être subordonnés aux points : on va d’un point à un autre. Dans le lisse, c’est l’inverse : les points sont subordonnés au trajet. C’était déjà le vecteur vêtement-tente-espace du dehors, chez les nomades. C’est la subordination de l’habitat au parcours, la conformation de l’espace du dedans à l’espace du dehors : la tente, l’igloo, le bateau. Dans le lisse comme dans le strié, il y a des arrêts et des trajets ; mais, dans l’espace lisse, c’est le trajet qui entraîne l’arrêt, là encore c’est l’intervalle qui prend tout, c’est l’intervalle qui est substance (d’où les valeurs rythmiques520).
[10/01/2024 03:29](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/24/2%3A3%29)
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Dans l’espace lisse, la ligne est donc un vecteur, une direction et non pas une dimension ou une détermination métrique. C’est un espace construit par opération locales avec changements de direction. Ces changements de direction peuvent être dus à la nature même du parcours, comme chez les nomades d’archipel (cas d’un espace lisse « dirigé ») ; mais ils peuvent encore plus être dus à la variabilité du but ou du point à atteindre, comme chez les nomades du désert qui vont vers une végétation locale et temporaire (espace lisse « non dirigé
[10/01/2024 02:19](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/26/1%3A0%29)
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C’est ici que se poserait le problème très spécial de la mer. Car la mer est l’espace lisse par excellence, et pourtant celui qui s’est trouvé le plus tôt confronté aux exigences d’un striage de plus en plus strict. Le problème ne se pose pas à la proximité de la terre. Au contraire, c’est dans la navigation hauturière que s’est fait le striage des mers. L’espace maritime s’est strié en fonction de deux acquisitions, astronomique et géographique : le point, que l’on obtient par un ensemble de calculs à partir d’une observation exacte des astres et du soleil ; la carte, qui entrecroise les méridiens et les parallèles, les longitudes et les latitudes, quadrillant ainsi les régions connues ou inconnues (comme un tableau de Mendeleiev).
[10/01/2024 02:47](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/28/1%3A0%29)
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C’est sans doute par là que la mer, archétype de l’espace lisse, a été aussi l’archétype de tous les striages de l’espace lisse : striage du désert, striage de l’air, striage de la stratosphère (qui fait que Virilio peut parler d’un « littoral vertical » comme changement de direction). C’est d’abord sur la mer que l’espace lisse a été dompté, et qu’on a trouvé un modèle d’aménagement, d’imposition du strié, qui servira ailleurs. Ce qui ne contredit pas l’autre hypothèse de Virilio : à l’issue de son striage, la mer redonne une sorte d’espace lisse, occupé par le fleet in being, puis par le mouvement perpétuel du sous-marin stratégique, débordant tout quadrillage, inventant un néo-nomadisme au service d’une machine de guerre encore plus inquiétante que les États qui la reconstituent à la limite de leurs striages. La mer, puis l’air et la stratosphère se retrouvent espaces lisses, mais pour mieux contrôler la terre striée, dans le plus étrange des renversements525.
[10/01/2024 03:51](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/30/1%3A0%29)
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Dans l’espace strié on ferme une surface, et on la « répartit » suivant des intervalles déterminés, d’après des coupures assignées ; dans le lisse, on se « distribue » sur un espace ouvert, d’après des fréquences et le long des parcours (logos et nomos526). Mais, si simple qu’elle soit, l’opposition n’est pas facilement situable. On ne peut pas se contenter d’opposer immédiatement le sol lisse de l’éleveur-nomade et la terre striée du cultivateur sédentaire. Il est évident que le paysan, même sédentaire, participe pleinement de l’espace des vents, des qualités sonores et tactiles.
[10/01/2024 02:17](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/32/1%3A554%29)
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Si bien qu’on peut retrouver à ce niveau l’opposition simple qu’on récusait d’abord entre agriculteurs et nomades, entre terre striée et sol lisse : mais en passant par le détour de la ville, en tant que force de striage. Dès lors, ce n’est pas seulement la mer, le désert, la steppe, l’air, qui sont le lieu d’un enjeu du lisse et du strié, c’est la terre elle-même, suivant qu’il y a une culture en espace-nomos, ou une agriculture en espace-cité. Et bien plus : ne faudra-t-il pas dire la même chose de la cité ? A l’inverse de la mer, elle est l’espace strié par excellence ; mais, de même que la mer est l’espace lisse qui se laisse fondamentalement strier, la cité serait la force de striage, qui redonnerait, repratiquerait partout de l’espace lisse, sur la terre et dans les autres éléments – hors d’elle-même, mais aussi en elle-même
[10/01/2024 02:47](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/32/1%3A1927%29)
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Voilà que des espaces lisses sortent de la ville, qui ne sont plus seulement ceux de l’organisation mondiale, mais ceux d’une riposte combinant le lisse et le troué, se retournant contre la ville : immenses bidonvilles mouvants, temporaires, de nomades et de troglodytes, résidus de métal et de tissu, patchwork, qui ne sont même plus concernés par les striages de la monnaie, du travail ou de l’habitation. Une misère explosive, que la ville sécrète, et qui correspondrait à la formule mathématique de Thom : « un lissage rétroactif527 ». Force condensée, potentialité d’une riposte ?
[10/01/2024 03:53](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/32/1%3A2771%29)
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Il y a longtemps que Fitzgerald disait : il ne s’agit pas de partir pour les mers du Sud, ce n’est pas cela que détermine le voyage. Il y a non seulement d’étranges voyages en ville, mais des voyages sur place : nous ne pensons pas aux drogués, dont l’expérience est trop ambiguë, mais plutôt aux véritables nomades. C’est à propos de ces nomades qu’on peut dire, comme le suggère Toynbee : ils ne bougent pas. Ils sont nomades à force de ne pas bouger, de ne pas migrer, de tenir un espace lisse qu’ils refusent de quitter, et qu’ils ne quittent que pour conquérir et mourir. Voyage sur place, c’est le nom de toutes les intensités, même si elles se développent aussi en extension. Penser, c’est voyager, et nous avons essayé précédemment de dresser un modèle théo-noologique des espaces lisses et striés.
[10/01/2024 03:14](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/34/1%3A1246%29)
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Bref, ce qui distingue les voyages, ce n’est ni la qualité objective des lieux, ni la quantité mesurable du mouvement – ni quelque chose qui serait seulement dans l’esprit – mais le mode de spatialisation, la manière d’être dans l’espace, d’être à l’espace. Voyager en lisse ou en strié, penser de même… Mais toujours les passages de l’un à l’autre, les transformations de l’un dans l’autre, les renversements
[10/01/2024 02:45](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/34/1%3A2035%29)
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Dans le film Au fil du temps, Wenders fait s’entrecroiser et se superposer les parcours de deux personnages, dont l’un mène un voyage encore goethéen, culturel, mémoriel, « éducatif », strié de toutes parts, tandis que l’autre a déjà conquis un espace lisse, fait seulement d’expérimentation et d’amnésie, dans le « désert » allemand. Mais, bizarrement, c’est le premier qui s’ouvre l’espace et opère une sorte de lissage rétroactif, tandis que des stries viennent se reformer sur le second, refermer son espace. Voyager en lisse, c’est tout un devenir, et encore un devenir difficile, incertain. Il ne s’agit pas de revenir à la navigation pré-astronomique, ni aux anciens nomades. C’est aujourd’hui, et dans les sens les plus divers, que se poursuit l’affrontement du lisse et du strié, les passages, alternances et superpositions.
[10/01/2024 02:48](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/34/1%3A2446%29)
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A travers les différents modèles, une certaine idée du striage se confirme : deux séries de parallèles, qui s’entrecroisent perpendiculairement, et dont les unes, verticales, jouent plutôt le rôle de fixes ou de constantes, les autres, horizontales, plutôt le rôle de variables. Très grossièrement, c’est le cas de la chaîne et de la trame, de l’harmonie et de la mélodie, de la longitude et de la latitude. Plus l’entrecroisement est régulier, plus le striage est serré, plus l’espace tend à devenir homogène : c’est en ce sens que l’homogénéité nous a paru dès le début être, non pas le caractère de l’espace lisse, mais tout au contraire l’extrême résultat du striage, ou la forme-limite d’un espace strié de toutes parts, en toutes directions. Et si le lisse et l’homogène communiquent en apparence, c’est seulement dans la mesure où le strié n’arrive pas à son idéal d’homogénéité parfaite sans être prêt à redonner du lisse, suivant un mouvement qui se superpose à celui de l’homogène, mais en reste tout à fait différent.
[10/01/2024 03:06](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/54/2%3A3%29)
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L’espace lisse est constitué par l’angle minimal, qui dévie de la verticale, et par le tourbillon, qui déborde le striage. C’est la force du livre de Michel Serres, d’avoir montré ce lien du clinamen comme élément différentiel générateur, et de la formation des tourbillons et turbulences comme occupant un espace lisse engendré ; et en effet l’atome antique, de Démocrite à Lucrèce, n’a jamais été séparable d’une hydraulique ou d’une théorie généralisée des fluxions et des flux. On ne comprend rien à l’atome antique si l’on ne voit qu’il a pour propre de couler et de fluer. C’est au niveau de cette théorie qu’apparaît la stricte corrélation d’une géométrie archimédienne, très différente de l’espace homogène et strié d’Euclide, et d’une physique démocritéenne, très différente de la matière solide ou lamellaire536. Or la même coïncidence veut que cet ensemble ne soit plus du tout lié à un appareil d’État, mais à une machine de guerre : une physique des meutes, des turbulences, des « catastrophes » et des épidémies, pour une géométrie de la guerre, de son art et de ses machines. Serres peut énoncer ce qui lui semble le but le plus profond de Lucrèce : passer de Mars à Vénus, mettre la machine de guerre au service de la paix537. Mais cette opération ne passe pas par l’appareil d’État, elle exprime au contraire une ultime métamorphose de la machine de guerre et se fait en espace lisse.
[10/01/2024 03:52](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/60/1%3A975%29)
Bill Gattes VS Elon Musk
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On comprend dès lors pourquoi le modèle-Travail faisait fondamentalement partie de l’appareil d’État, dans son double aspect physique et social. L’homme standard a d’abord été celui des travaux publics538. Ce n’est pas dans la fabrique d’épingles que se posent en premier lieu les problèmes du travail abstrait, de la multiplication de ses effets, de la division de ses opérations : c’est d’abord sur les chantiers publics, et aussi dans l’organisation des armées (non seulement discipline des hommes, mais production industrielle des armes). Rien de plus normal : ce n’est pas que la machine de guerre impliquait elle-même cette normalisation. Mais l’appareil État, au XVIIIe et XIXe siècles, avait ce nouveau moyen de s’approprier la machine de guerre : la soumettre avant toute autre chose au modèle-Travail du chantier et de l’usine, qui s’élaborait ailleurs, mais plus lentement. Si bien que la machine de guerre a peut-être été la première à être striée, à dégager le temps de travail abstrait multipliable dans ses effets, divisible dans ses opérations. C’est là que l’action libre en espace lisse devait être vaincue. Le modèle physico-social du Travail appartient à l’appareil d’État, comme son invention, pour deux raisons. D’une part, parce que le travail n’apparaît qu’avec la constitution d’un surplus, il n’y a de travail que de stockage, si bien que le travail (à proprement parler) commence seulement avec ce qu’on appelle surtravail. D’autre part, parce que le travail effectue une opération généralisée de striage de l’espace-temps, un assujettissement de l’action libre, une annulation des espaces lisses, qui trouve son origine et son moyen dans l’entreprise essentielle de l’État, dans sa conquête de la machine de guerre
[10/01/2024 02:33](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/62/1%3A1195%29)
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Contre-épreuve : là où il n’y a pas appareil d’État, ni de surtravail, il n’y a pas non plus modèle-Travail. Il y aurait variation continue d’action libre, passant de la parole à l’action, de telle action à telle autre, de l’action au chant, du chant à la parole, de la parole à l’entreprise, dans un étrange chromatisme, avec des moments de pointe ou d’effort que l’observateur externe peut seulement « traduire » en termes de travail, surgissant de manière intense et rare. C’est vrai qu’on a dit de tout temps des nègres : « Ils ne travaillent pas, ils ne savent pas ce qu’est le travail. » Il est vrai qu’on les a forcés à travailler, plus que n’importe qui, d’après la quantité abstraite. Il semble vrai aussi que les Indiens ne comprenaient même pas, et étaient inaptes à toute organisation de travail même esclavagiste : les Américains n’auraient importé tant de Noirs que parce qu’ils ne pouvaient pas utiliser les Indiens, qui se laissaient plutôt mourir. Certains ethnologues remarquables ont posé une question essentielle. Ils ont su retourner le problème : les sociétés dites primitives ne sont pas des sociétés de pénurie ou de subsistance, faute de travail, mais au contraire des sociétés d’action libre et d’espace lisse, qui n’ont aucun besoin d’un facteur-travail, pas plus qu’elles ne constituent de stock539.
[10/01/2024 03:58](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/64/1%3A0%29)
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C’est donc là que le concept de travail peut apparaître dans toute sa netteté : par exemple les grands travaux des empires, les travaux hydrauliques, agricoles ou urbains, où l’on impose un écoulement « laminaire » des eaux par tranches supposées parallèles (striage). Il semble au contraire que, dans le régime du capitalisme, le surtravail soit de moins en moins discernable du travail « tout court », et qu’il l’imprègne complètement. Les travaux publics modernes n’ont pas le même statut que les grands travaux impériaux. Comment pourrait-on distinguer le temps nécessaire à la reproduction, et un temps « extorqué », puisqu’ils ont cessé d’être séparés dans le temps ? Cette remarque ne va certes pas contre la théorie marxiste de la plus-value, car Marx montre précisément que cette plus-value cesse d’être localisable en régime capitaliste. C’est même son apport fondamental. Marx peut d’autant mieux pressentir que la machine elle-même devient génératrice de plus-value, et que la circulation du capital remet en cause la distinction d’un capital variable et d’un capital constant. Il reste vrai, dans ces nouvelles conditions, que tout travail est du surtravail ; mais le surtravail ne passe même plus par le travail. Le surtravail, et l’organisation capitaliste dans son ensemble, passent de moins en moins par le striage d’espace-temps correspondant au concept physico-social de travail. C’est plutôt comme si l’aliénation humaine était remplacée dans le surtravail lui-même par un « asservissement machinique » généralisé, tel qu’on fournit une plus-value indépendamment d’un travail quelconque (l’enfant, le retraité, le chômeur, l’auditeur à la télé, etc.).
[10/01/2024 03:58](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/66/1%3A237%29)
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Ne pas multiplier les modèles. Nous savons en effet qu’il y en a beaucoup d’autres : un modèle ludique, où les jeux s’affronteraient d’après leur type d’espace, et où la théorie des jeux n’aurait pas les mêmes principes, par exemple l’espace lisse du go et l’espace strié des échecs ; ou bien un modèle noologique qui concerne non pas les contenus de pensée (idéologie), mais la forme, la manière ou le mode, la fonction de la pensée, d’après l’espace mental qu’elle trace, du point de vue d’une théorie générale de la pensée, d’une pensée de la pensée. Etc. Bien plus, il faudrait tenir compte d’autres espaces encore : l’espace troué, la manière dont il communique de façon différente avec le lisse et avec le strié. Mais, justement, ce qui nous intéresse, ce sont les passages et les combinaisons, dans les opérations de striage, de lissage. Comment l’espace ne cesse pas d’être strié sous la contrainte de forces qui s’exercent en lui ; mais comment aussi il développe d’autres forces et dégorge de nouveaux espaces lisses à travers le striage. Même la ville la plus striée dégorge des espaces lisses : habiter la ville en nomade, ou en troglodyte. Il suffit parfois de mouvements, de vitesse ou de lenteur, pour refaire un espace lisse. Et, certes, les espaces lisses ne sont pas par eux-mêmes libératoires. Mais c’est en eux que la lutte change, se déplace, et que la vie reconstitue ses enjeux, affronte de nouveaux obstacles, invente de nouvelles allures, modifie les adversaires. Ne jamais croire qu’un espace lisse suffit à nous sauver
[10/01/2024 02:31](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/42/2/4/84/1%3A0%29)
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## 15. Conclusion : règles concrètes et machines abstraites
Car, hors des strates ou sans les strates, nous n’avons plus ni formes ni substances, ni organisation ni développement, ni contenu ni expression. Nous sommes désarticulés, nous ne semblons même plus soutenus par des rythmes. Comment la matière non formée, la vie anorganique, le devenir non humain seraient-ils autre chose qu’un pur et simple chaos ? Aussi toutes les entreprises de déstratification (par exemple, déborder l’organisme, se lancer dans un devenir) doivent-elles d’abord observer des règles concrètes d’une prudence extrême : 6toute déstratification trop brutale risque d’être suicidaire, ou cancéreuse, c’est-à-dire tantôt s’ouvre sur le chaos, le vide et la destruction, tantôt referme sur nous les strates qui se durcissent encore plus, et perdent même leurs degrés de diversité, de différenciation et de mobilité
[10/01/2024 03:53](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/44/2/4/8/10/2%3A657%29)
Le cas du passage au bio au Sri Lanka ?
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Mais, inversement, et sans symétrie, les tiges de rhizome n’arrêtent pas de sortir des arbres, les masses et les flux ne cessent pas de s’échapper, d’inventer des connexions qui sautent d’arbre et arbre, et qui déracinent : tout un lissage de l’espace, qui réagit à son tour sur l’espace strié. Même et surtout les territoires sont agités de ces profonds mouvements. Ou bien le langage : les arbres du langage sont secoués de bourgeonnements et rhizomes. De telle sorte que les lignes de rhizome en fait oscillent entre les lignes d’arbre qui les segmentarisent et même les stratifient, et des lignes de fuite ou de 8
9rupture qui les emportent.
[10/01/2024 02:30](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/44/2/4/8/30/1%3A792%29)
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Il y a donc 9
et 14un absolu limitatif qui intervient déjà dans les D proprement négatives ou même relatives. Et, surtout, c’est à ce tournant de l’absolu que les lignes de fuite ne sont pas seulement barrées ou segmentarisées, mais tournent en ligne de destruction et de mort. Car c’est bien là l’enjeu du négatif et du positif dans l’absolu : la terre ceinturée, englobée, 11surcodée, conjuguée comme objet d’une organisation mortuaire et suicidaire qui l’entoure de partout, ou bien la terre consolidée, connectée au Cosmos, mise dans le Cosmos suivant des lignes de création qui la traversent comme autant de devenirs (le mot de Nietzsche : Que la terre devienne la légère…). C’est donc au moins quatre formes de D qui s’affrontent et se combinent, et qu’il faut distinguer par règles concrètes.
[10/01/2024 03:47](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/44/2/4/8/52/1%3A1791%29)
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Une machine à mots d’ordre surcode le langage, une machine de visagéité surcode le corps et même la tête, 4, 7
et 8une machine d’asservissement surcode ou axiomatise la et terre : il ne s’agit nullement d’illusions, mais d’effets machiniques réels. Nous ne pouvons plus dire alors que les agencements se mesurent sur une échelle quantitative qui les rapprochent ou les éloignent de la machine abstraite du plan de consistance. Il y a des types de machines abstraites qui ne cessent de travailler les unes dans les autres, et qui qualifient les agencements : machines abstraites de consistance, singulières et mutantes, à connexions multipliées ; mais aussi machines abstraites de stratification, qui entourent le plan 5
et 13de consistance d’un autre plan ; et machines abstraites surcodantes ou axiomatiques, qui procèdent aux totalisations, homogénéisations, conjonctions de fermeture. Si bien que toute machine abstraite renvoie à d’autres machines abstraites : non seulement parce qu’elles sont inséparablement politiques, économiques, scientifiques, artistiques, écologiques, cosmiques – perceptives, affectives, actives, pensantes, physiques et sémiotiques – mais parce qu’elles entrecroisent leurs types différents autant que leur exercice concurrent. Mécanosphère.
[10/01/2024 03:23](calibre://view-book/_hex_-43616c69627265/282/EPUB?open_at=epubcfi%28/44/2/4/8/66/1%3A1190%29)
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