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Auteur : [[Baptiste Morizot]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
Temps de lecture : 1 heure et 9 minutes
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# Note
## Présentation
> [!accord] Page 2
Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les dix millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont de la “nature”. À savoir : non pas des êtres mais des choses, non pas des acteurs mais le décor, des ressources à portée de main. Une espèce d’un côté, dix millions de l’autre, et pourtant une seule famille, un seul monde. Cette fiction est notre héritage. Sa violence a contribué aux bouleversements écologiques. C’est pourquoi nous avons une bataille culturelle à mener quant à l’importance à restituer au vivant.
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> #Note/Vivant #Note/Nature
## La crise écologique comme crise de la sensibilité
### Nous sommes au col de la Bataille...
> [!accord] Page 13
Et en effet, en primates sociaux obnubilés par nos congénères, comme nous savons si bien l’être, ils n’ont vu qu’un col désolé, un décor vide, un paysage muet, un fond d’écran d’ordinateur. Aucune récrimination envers ces gens, pourtant, dans cette prise de conscience. Ils ne sont ni plus ni moins que nous-mêmes. Combien de fois n’avons-nous rien vu de ce qui se tramait de vivant dans un lieu ? Probablement chaque jour. C’est notre héritage culturel, notre socialisation qui nous a faits ainsi, il y a des raisons et des causes à cela. Mais ce n’est pas une raison de ne pas se battre. Pas de reproches, mais une certaine tristesse à l’égard de cette cécité, de sa portée, et de sa violence innocente. C’est un enjeu majeur que de réapprendre, comme société, à voir que le monde est peuplé d’entités autrement prodigieuses que ne le sont les collections de voitures et les galeries des musées. Et de reconnaître qu’elles exigent une transformation de nos manières de vivre et d’habiter en commun.
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> #Note/Vivant
### Une crise de la sensibilité
> [!accord] Page 14
C’est aussi une crise des vivants : sous la forme de la sixième extinction des espèces, de la défaunation, comme de la fragilisation des dynamiques écologiques et des potentiels d’évolution de la biosphère par le changement climatique. Mais c’est aussi une crise d’autre chose, de plus discret, et peut-être plus fondamental. Ce point aveugle, j’en fais l’hypothèse, c’est que la crise écologique actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, ou des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant.
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> #Note/Vivant #Note/Relation
> [!accord] Page 15
La crise de nos relations au vivant est une crise de la sensibilité parce que les relations que nous avons pris l’habitude d’entretenir avec les vivants sont des relations à la “nature”. Comme l’explique l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, les héritiers de la modernité occidentale que nous sommes pensent qu’ils entretiennent des relations de type “naturel” avec tout le monde des vivants non humains, car toute autre relation envers eux est impossible.
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> #Note/Vivant #Note/Relation #Note/Nature
> [!accord] Page 15
Les relations possibles dans le cosmos des modernes sont de deux ordres : ou bien naturelles, ou bien sociopolitiques, et les relations sociopolitiques sont réservées exclusivement aux humains. Conséquemment, cela implique qu’on considère les vivants essentiellement comme un décor, comme une réserve de ressources à disposition pour la production, comme un lieu de ressourcement ou comme un support de projection émotionnel et symbolique. Être un décor et un support de projection, c’est avoir perdu sa consistance ontologique. Quelque chose perd sa consistance ontologique quand on perd la faculté d’y faire attention comme un être à part entière, qui compte dans la vie collective. La chute du monde vivant en dehors du champ de l’attention collective et politique, en dehors du champ de l’important, c’est là l’événement inaugural de la crise de la sensibilité.
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> #Note/Vivant #Note/Relation
> [!accord] Page 16
Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui. Nous avons une multitude de mots, de types de relations, de types d’affects pour qualifier les relations entre humains, entre collectifs, entre institutions, avec les objets techniques ou avec les œuvres d’art, mais bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l’empan de sensibilité envers le vivant, c’est-à-dire des formes d’attention et des qualités de disponibilité à son égard, est conjointement un effet et une part des causes de la crise écologique qui est la nôtre.
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> #Note/Vivant #Note/Relation
> [!accord] Page 16
Un premier symptôme de cette crise de la sensibilité, peut-être le plus spectaculaire, est exprimé dans la notion d’“extinction de l’expérience de la nature3” proposée par l’écrivain et lépidoptériste Robert Pyle : la disparition de relations quotidiennes et vécues au vivant. Une étude récente montre ainsi qu’un enfant nord-américain entre 4 et 10 ans est capable de reconnaître et distinguer en un clin d’œil expert plus de mille logos de marques, mais n’est pas en mesure d’identifier les feuilles de dix plantes de sa région4. La capacité de discrimination des formes et des styles d’existence des autres vivants est massivement redirigée vers les produits manufacturés, et cela se redouble d’une sensibilité très faible aux êtres qui peuplent avec nous la Terre. Réagir à l’extinction de l’expérience, à la crise de la sensibilité, c’est enrichir la gamme de ce que, envers la multiplicité des vivants, on peut sentir, comprendre, et tisser comme relations.
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> #Note/Vivant/Vegetaux #Note/Consumerisme #Note/Relation
> [!accord] Page 17
Il y a des corneilles partout dans nos villes, leurs appels arrivent chaque jour à nos oreilles et nous n’entendons rien, parce qu’on les a transformées en bêtes dans nos imaginaires : en “nature”. Il y a quelque chose de triste dans le fait que les dix chants d’oiseaux différents qu’on entend chaque jour ne parviennent pas au cerveau autrement que comme bruit blanc, ou au mieux évoquent un nom d’oiseau vide de sens : c’est comme des langues anciennes que plus personne ne parlerait, et dont les trésors sont invisibles
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> #Note/Vivant/Animaux/Oiseaux
> [!accord] Page 18
Quitter la ville, alors, ce n’est pas bucoliquement s’éloigner des bruits et des nuisances, ce n’est pas aller vivre à la campagne, c’est aller vivre en minorité. Dès que la nature est dénaturalisée – non plus un aplat continu, un décor d’une seule pièce, un fond sur lequel se jouent les tribulations humaines –, dès qu’on retraduit les vivants en êtres et non plus en choses, alors le cosmopolitisme multispécifique devient submergeant, presque irrespirable, écrasant pour l’esprit – on est entrés en minorité. Cure de bon aloi pour les modernes, qui ont pris la mauvaise habitude de transformer tous leurs “autres” en minorités.
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> #Note/Vivant #Note/Relation
> [!accord] Page 18
D’un certain point de vue, il est vrai que l’on a perdu une certaine sensibilité : l’urbanisation massive, le fait de ne pas vivre au quotidien au contact de formes de vie multiples, nous ont dépris des puissances de pistage – et j’entends le pistage en un sens philosophiquement enrichi, comme la sensibilité et la disponibilité aux signes des autres formes de vie. Cet art de lire s’est perdu : on “n’y voit rien”, et il y a un enjeu à reconstituer des chemins de sensibilité, pour commencer à réapprendre à voir. Si nous ne voyons rien dans la “nature”, ce n’est pas seulement par ignorance de savoirs écologiques, éthologiques et évolutionnaires, mais parce que nous vivons dans une cosmologie dans laquelle il n’y aurait supposément rien à voir, c’est-à-dire ici rien à traduire : pas de sens à interpréter6. Tout l’enjeu philosophique revient à rendre sensible et évident qu’il y a bien quelque chose à voir et des significations riches à traduire dans les milieux vivants qui nous entourent. Il suffit néanmoins de faire ce pas-là et tout le paysage se recompose. C’est tout l’objet du premier texte de ce recueil, qui embarque le lecteur dans une expédition de pistage d’une meute de loups dans les neiges du Vercors, entre thriller éthologique et récit de premier contact avec des formes de vie alien.
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> #Note/Vivant #Note/Education #Note/Relation #Note/Nature
### Les animaux intercesseurs
> [!accord] Page 19
Un autre symptôme de la crise de la sensibilité, rendu presque invisible tant nous l’avons naturalisé, se manifeste par le registre dans lequel on cantonne les animaux. Indépendamment de la question du traitement du bétail (qui n’est pas le tout de l’animalité, ni même son modèle), la grande violence invisible de notre civilisation envers eux, c’est d’avoir fait des animaux des figures pour les enfants : s’y intéresser, ce n’est pas sérieux, c’est de la sensiblerie. C’est pour les “amis des bêtes”. C’est régressif. Nos rapports à l’animalité et aux animaux sont infantilisés, primitivisés. C’est insultant pour les animaux, et c’est insultant pour les enfants.
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> #Note/Animaux #Note/Enfant #Note/Relation #Note/Pouvoir
> [!accord] Page 21
Et pourtant nous héritons d’une conception du monde qui a avili l’animal, elle est bien visible dans notre langue, qui cristallise des réflexes de pensée. Toutes ces formules de la langue française : “valoir à peine mieux qu’un animal”, “n’être qu’un animal”, tout ce mépris ascensionnel, toute cette métaphorique verticale du dépassement d’une animalité inférieure en nous, sont présents jusque dans les recoins les plus quotidiens de notre éthique, de notre représentation de nous-mêmes – c’est incroyable. Et néanmoins ils reposent sur un malentendu métaphysique.
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> #Note/Animalisation #Note/Pouvoir
> [!approfondir] Page 21
Ces rapports compliqués à l’animalité trouvent en effet une part de leur origine dans le monopole de l’anthropologie philosophique dualiste, qui court du judéo-christianisme jusqu’au freudisme. Cette conception occidentale pense l’animalité comme une bestialité intérieure que l’humain doit surmonter pour se “civiliser” ou, à l’opposé, comme une primalité plus pure dans laquelle il se ressource, retrouvant par là une sauvagerie plus authentique, libérée des normes sociales. Ces deux imaginaires semblent opposés, alors que rien n’est moins juste : le second n’est que le revers de l’autre, construit par réaction et opposition symétrique. Or on sait que les créations réactives ne font que pérenniser la vision du monde de l’ennemi qui nous fait réagir : ici le dualisme hiérarchique qui oppose humains et animaux.
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> #Note/Animaux #Note/Dualisme #Note/Relation
> [!accord] Page 22
Les dualismes prétendent chaque fois cartographier la totalité des possibles, alors qu’ils ne sont jamais que l’avers et le revers d’une même pièce, dont le dehors est occulté, nié, interdit à la pensée elle-même.
Ce que cela exige de nous est assez vertigineux. Le dehors de chaque terme d’un dualisme, ce n’est jamais son terme opposé, c’est le dehors du dualisme lui-même. Sortir du Civilisé, ce n’est pas se jeter dans le Sauvage, pas plus que sortir du Progrès implique de céder à l’Effondrement : c’est sortir de l’opposition entre les deux. Faire effraction du monde pensé comme leur règne binaire et sans partage. C’est entrer dans un monde qui n’est pas organisé, structuré, tout entier rendu intelligible, à partir de ces catégories. L’enjeu est de fulgurer comme une lame de sabre entre les deux blocs des dualismes, pour déboucher de l’autre côté du monde qu’ils prétendent enclore, et voir ce qu’il y a derrière. C’est un art de l’esquive, il faut voler comme un papillon pour éviter d’être capturé par les deux monolithes jumeaux de la Nature et de la Culture, de tomber du Charybde qu’est l’Homme-majuscule en Scylla de l’Animal-homogénéisé, du culte de la nature sauvage opposé à celui de la nécessaire amélioration d’une nature défaillante. Danser dans les cordes, pour esquiver le dualisme de l’animalité comme bestialité inférieure et comme pureté supérieure. Pour ouvrir un espace encore inexploré : celui des mondes à inventer une fois qu’on est passé de l’autre côté. Les entrevoir, les donner à voir, grande respiration.
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> #Note/Dualisme #Note/Vivant #Note/Philosophie
> [!accord] Page 22
À mon sens, alors, ces deux formulations du problème des rapports entre humain et animalité sont fausses et toxiques : les animaux ne sont pas plus bestiaux que nous, pas plus qu’ils ne sont plus libres. Ils n’incarnent pas une sauvagerie débridée et féroce (c’est un mythe de domesticateur), pas plus qu’une innocence plus pure (c’est son envers réactif). Ils ne sont pas supérieurs à l’humain en authenticité ou inférieurs en élévation : ils incarnent avant tout d’autres manières d’être vivant.
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> #Note/Animalisation #Note/Pouvoir
> [!accord] Page 24
Nos relations avec l’animalité en nous sont corrélées à nos relations avec le vivant hors de nous. Changer les unes change les autres. C’est peut-être une clé psychosociale de la modernité occidentale, cette incapacité à se sentir vivant, à s’aimer comme vivant. Accepter notre identité de vivant, renouer avec notre animalité pensée ni comme primalité à surmonter, ni comme sauvagerie plus pure, mais comme héritage riche à recueillir et à moduler, c’est accepter notre destin commun avec le reste des vivants. Accepter que l’humain ne trouve pas son vecteur dans la domination spirituelle de son animalité, mais dans la bonne intelligence à chercher avec les forces du vivant en nous, c’est changer de rapport fondamental avec les forces du vivant hors de nous. Cela induirait, par exemple, de ne plus postuler la déficience de la “Nature” qui exigerait qu’on l’améliore par l’organisation rationnelle, mais de retrouver une confiance dans les dynamiques du vivant. Une confiance dans ces dynamiques écologiques et évolutionnaires avec lesquelles il nous revient de négocier des modus vivendi, en partie d’influencer, et parfois de moduler pour nos besoins, mais dans l’horizon d’une cohabitation attentive aux égards ajustés à inventer envers les autres formes de vie qui peuplent avec nous la Terre.
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> #Note/Animaux #Note/Relation
### La crise écologique comme crise de l’attention politique
> [!accord] Page 26
Et ce en préparant des rencontres qui font entrer les vivants dans l’espace politique de ce qui mérite attention : c’est-à-dire qui appelle qu’on y soit attentif et attentionné. Les affiliations permettent d’accéder à une forme de soi élargi : je me souviens d’un passager du train qui regardait avec anxiété un ciel pluvieux de printemps par la fenêtre. Lorsqu’il révéla la raison de sa préoccupation, je suis resté muet : le mauvais temps n’allait pas ruiner ses vacances. Il m’annonça comme s’il s’agissait d’un proche : “Je n’aime pas les printemps pluvieux, ils sont mauvais pour les chauves-souris. Il y a beaucoup moins d’insectes. Les mères ne peuvent plus nourrir les petits.” Un soi élargi dans lequel les autres vivants emménagent, c’est certes quelques préoccupations de plus, mais c’est aussi étrangement émancipateur. Ce n’est qu’ensuite que le système des valeurs de base se transforme, et pas parce qu’on a culpabilisé chacun par l’annonce d’apocalypses touchant des êtres qui n’existent pas dans leur cosmos comme des êtres.
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> #Note/Vivant #Note/Relation
> [!accord] Page 27
Dans quelle direction ouvrir ce champ de notre attention politique collective ? Le problème de notre crise écologique systémique, s’il veut être compris dans sa dimension la plus structurelle, est un problème d’habitat. C’est notre manière d’habiter qui est en crise. Et notamment par son aveuglement constitutif au fait qu’habiter, c’est toujours cohabiter, parmi d’autres formes de vie, parce que l’habitat d’un vivant n’est que le tissage des autres vivants. Le fait est que l’une des causes majeures de l’extinction actuelle de biodiversité est l’écofragmentation. À savoir la fragmentation invisible des habitats des autres vivants, qui les détruit sans qu’on s’en rende compte, parce qu’on a fait passer nos routes, nos villes, nos industries, sur les chemins discrets et familiers qui assurent leur existence, leur prospérité durable comme populations.
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> #Note/Vivant #Note/Habiter
> [!accord] Page 27
Cette importance de l’écofragmentation dans l’extinction a des implications philosophiques qui sont assez peu relevées : cette fragmentation ne trouve pas directement son origine dans la rapacité productiviste et extractiviste (bien que ce soit le visage contemporain et démultiplié de la destruction des habitats, qui appelle contre lui nos luttes les plus acharnées). Elle s’origine d’abord dans notre cécité au fait que les autres vivants habitent : la crise de notre manière d’habiter revient à refuser aux autres le statut d’habitants. L’enjeu est donc de repeupler, au sens philosophique de rendre visible que la myriade de formes de vie qui constituent nos milieux donateurs sont elles aussi, depuis toujours, non pas un décor pour nos tribulations humaines, mais les habitants de plein droit du monde. Parce qu’ils le font par leur présence. La microfaune des sols fait, littéralement, les forêts et les champs. Les forêts et la vie végétale des océans fabriquent l’atmosphère respirable qui nous accueille. Les pollinisateurs font, littéralement, ce que nous appelons, candides, le “printemps”, comme si c’était un cadeau de l’univers, ou du soleil : non, c’est leur action bourdonnante, invisible et planétaire, qui appelle chaque année au monde, à la sortie de l’hiver, les fleurs, les fruits, les dons de la terre, et leur retour immémorial. Les pollinisateurs, abeilles, bourdons, oiseaux, ne sont pas posés comme des meubles sur le décor naturel et immuable des saisons : ils fabriquent cette saison dans ce qu’elle a de vivant. Sans eux, vous auriez peut-être des fontes de neige lorsque l’ensoleillement augmente vers le mois de mars, mais elles auraient lieu dans un désert : vous n’auriez pas les fleurs des cerisiers, ni aucune autre, ni aucun effet de la fécondation croisée qui fonde le cycle de vie des angiospermes (toutes les plantes à fleurs de la planète, qui forment plus des neuf dixièmes de la biodiversité végétale terrestre). Vous n’auriez qu’un hiver interminable. Un type d’être qui fait “de ses mains”, si l’on peut dire, le printemps n’a pas sa place comme élément du décor, comme ressource. Il constitue un habitant, qui fait son entrée dans le champ politique des puissances avec lesquelles il va falloir négocier les formes de notre vie commune.
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> #Note/Vivant #Note/Habiter #Note/Relation
### L’inattention politique aux vivants
> [!accord] Page 29
Observons un phénomène colonial typique, puisque c’est souvent là que se révèle le mieux l’étrangeté du momo. Pour un colon occidental, lorsqu’il arrive dans les jungles d’Afrique ou les rizières à mousson de l’Asie, civiliser un espace dans lequel il s’installe, c’est traditionnellement faire qu’on puisse y vivre en toute ignorance des cohabitants non humains. C’est supprimer, contrôler, canaliser les fauves, les insectes, les pluies, les crues. Être chez soi, c’est pouvoir vivre sans faire attention. Or pour les autochtones, c’est l’inverse, le chez-soi implique cette vigilance vibratile, cette attention au tissage des autres formes de vie, qui enrichissent l’existence, même s’il faut composer avec elles et que c’est souvent exigeant, parfois compliqué. La concorde est coûteuse en intelligence diplomatique entre humains, elle l’est aussi avec les autres vivants.
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> #Note/HabiterColonial #Note/Vivant
> [!accord] Page 29
Une grande part des techniques et des représentations du monde des modernes servent à cela, c’est leur fonction : se dispenser de l’attention, c’est-à-dire pouvoir opérer partout, en tout lieu, malgré l’ignorance et en toute insouciance, c’est-à-dire sans connaître un lieu et ses habitants. C’est un débranchement à l’égard de ce qui dans le monde vivant alentour exige une disponibilité généreuse, les tissages avec les pollinisateurs, les plantes, les dynamiques écologiques, les climats. C’est une métaphysique pratique, dont la fonction secrète mais puissante est l’interchangeabilité : tout doit être interchangeable, tous les lieux, toutes les techniques, toutes les pratiques, tous les savoir-faire, tous les êtres, les abeilles domestiques, les variétés de pomme, les souches de blé. Il s’agit d’être chez soi partout en homogénéisant les conditions d’existence de manière à ne pas avoir besoin de connaître l’éthologie des autres et l’écologie d’un lieu, c’est-à-dire les mœurs des peuples de vivants qui l’habitent et le constituent. Pour pouvoir se consacrer à l’“essentiel” aux yeux du momo : les relations entre congénères humains. Relations de pouvoir, d’accumulation, de prestige, d’amour, de famille, sur fond d’un décor inanimé, constitué par les dix millions d’autres espèces qui, soit dit en passant, sont nos parentes.
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> #Note/Homogenisation #Note/Vivant #Note/HabiterColonial
> [!accord] Page 31
Le problème devient : quel est ce seuil et quelles sont ces formes, précisément, sérieusement ? Comment hériter intelligemment de la modernité, faire la part des choses dans nos legs historiques entre les émancipations à chérir et protéger, et les errances toxiques ? C’est une des grandes questions de ce siècle. C’est la question-boussole pour naviguer, en tenant ferme le cap, dans la houle entre les deux positions manichéennes que sont, d’un côté, les envolées antimodernes qui condamnent en bloc toute la “modernité”, mal incarné, tout en jouissant de ses produits ; de l’autre, les attitudes hypermodernes, qui veulent accélérer sur le même vecteur du Progrès dont on sait désormais qu’il est un cap au pire, en défendant une doctrine odieuse du TINA (“There Is No Alternative”) qui permet de ne pas réfléchir, militer, ni remettre en cause ce qui est toxique dans notre héritage.
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> #Note/Vivant #Note/Habiter #Note/Moderne
### Sortir du huis clos
> [!accord] Page 32
Il aura suffi que le judéo-christianisme fasse fuir Dieu de la “Nature” (c’est l’hypothèse de l’égyptologue Jan Assmann) pour la rendre profane, puis que la révolution scientifique et industrielle transforme la nature restante (phusis scolastique) en matière dépourvue d’intelligences, d’influences invisibles, à disposition de l’extractivisme, pour que l’humain se retrouve en cavalier solitaire dans le cosmos, entouré de matière bête et méchante. Le dernier acte impliquait de tuer la dernière affiliation : seul face à la matière, l’humain restait néanmoins en contact vertical avec Dieu, qui la sanctifiait comme sa Création (théologie naturelle). La mort de Dieu induit cette terrible et parfaite solitude, qu’on pourrait appeler le huis clos anthroponarcissique8.
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> #Note/Vivant #Note/Extractivisme #Note/Religion #Note/Habiter
> [!accord] Page 33
Le sujet humain seul dans un univers absurde, entouré de pure matière à portée de main comme stock de ressources, ou sanctuaire pour se ressourcer spirituellement, est une invention fantasmatique de la modernité. De ce point de vue, les grands penseurs de l’émancipation qu’ont pu être Sartre ou [[Albert Camus|Camus]], et qui ont probablement infusé leurs idées en profondeur dans la tradition française, sont des alliés objectifs de l’extractivisme et de la crise écologique. Il est intrigant de réinterpréter ces discours d’émancipation comme étant des vecteurs de grande violence. Pourtant ce sont eux qui ont transformé en croyance fondatrice de l’humanisme tardif le mythe suivant lequel nous étions les seuls sujets, libres, dans un monde d’objets inertes et absurdes ; voués à donner du sens par notre conscience à un monde vivant qui en serait dépourvu. Qui l’a déparé de ce qu’il a toujours possédé. Et que les chamanistes et les animistes décrits par Viveiros de Castro et [[Philippe Descola|Descola]] savent très bien : des relations sociales complexes de réciprocité, d’échange et de prédation, qui ne sont pas pacifiques, iréniques, pas selon la prophétie d’Isaïe, mais qui sont politiques en un sens encore énigmatique, et qui appellent des formes de pacification, de conciliation, de cohabitation mutualiste et respectueuse. C’est tout l’objet de l’épilogue de ce recueil.
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> #Note/Philosophie #Note/Vivant #Note/Habiter #Note/Relation
^0dd674
## Une saison chez les vivants
### Nous partons ce jour-là assez tard...
> [!approfondir] Page 42
Dans cet affect partagé, il y a quelque chose de l’ordre du respect révérencieux, de la curiosité et de l’excitation. Le philosophe gallois Martyn Evans définit le “wonder” comme “une attention altérée, irrésistiblement intensifiée, pour quelque chose que nous reconnaissons immédiatement comme important – quelque chose dont l’apparition engage notre imagination avant notre entendement, mais que nous voudrons probablement comprendre plus complètement avec le temps11”.
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> #Note/Philosophie
> [!approfondir] Page 43
Parmi ces émotions, il fallut en inventer une faite pour considérer la nouveauté, face au double risque constant de la paranoïa (toute nouveauté est un danger à éviter) et de l’indifférence (rien de neuf n’est intéressant puisque je sais déjà vivre). Il fallut inventer la curiosité ardente pour quelque chose dont je ne sais pas encore si cela m’intéresse. C’est cet affect qui nous branche sur la nouveauté, sur l’étrange, et nous permet de les métaboliser.
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> #Note/Philosophie/Affect
### Nous sommes sous les étoiles, la neige...
> [!accord] Page 50
Ce n’est pas dire des loups qu’ils sont dotés de parole “comme nous” : j’ignore ce que cela signifie. Mais tout de même, il y a des implications philosophiques à ce dialogue. La philosophe Barbara Cassin écrit, concernant la traduction : “C’est qu’il faut au moins deux langues pour en parler une et savoir que c’est une langue que l’on parle, parce qu’il faut deux langues pour traduire15.” Et c’est bien un raisonnement qu’on peut transposer à ce qui a lieu ici : il faut au moins deux langages pour en avoir un et savoir qu’on a bien un langage, parce que c’est par l’autre qu’émerge le nôtre, ses bizarreries et son commun. S’il y a possibilité d’être un barbare pour un loup, c’est qu’il y a tentative de traduction, et donc qu’il y a d’une manière ou d’une autre quelque chose comme deux langages. Plus simplement : s’il y a incompréhension et effort de sa part pour la percer, s’il y a un barbare quelque part, c’est bien qu’il y a du langage ici.
Pour une fois, c’est lui qui parle et l’humain qui baragouine : et comme un souverain hospitalier qui accueillerait un étranger, il fait l’effort de poser plusieurs fois sa question, pour savoir si je suis moi aussi quelqu’un, un être avec qui l’on peut communiquer.
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> #Note/Philosophie #Note/Langue/Traduction
### Mais quel était le sens de son chant...
> [!accord] Page 53
Pour saisir les enjeux philosophiques de cette affaire, il faut distinguer la fonction de l’usage d’un trait biologique16. En biologie de l’évolution, on appelle “fonction” d’un organe, parmi tous ses effets, celui sur lequel a porté la sélection naturelle, et qui semble en expliquer les propriétés (sa forme, son fonctionnement). C’est la selected effect theory de Karen Neander : la fonction d’un organe est son effet qui a été soumis à la sélection naturelle17. Par exemple, la fonction du cœur serait l’hémodynamisme, c’est-à-dire la circulation du sang oxygéné dans tous les organes, et pas le fait de produire un bruit rythmique (effet collatéral non sélectionné, même s’il peut être utile pour bercer les bébés).
Mais ce raisonnement masque la complexité de l’histoire, et la liberté subversive des vivants. D’abord parce que la question se pose : la fonction d’un organe est certes son effet sélectionné, mais sélectionné quand ? Ce caractère a peut-être des millions d’années, il a pu connaître différentes phases de sélection successives, hétérogènes, voire contradictoires : laquelle est la bonne, ou la vraie ? Les dinosaures coureurs avaient des plumes des millions d’années avant qu’ils puissent voler. Elles leur servaient à réguler leur température et à la parade. Dira-t-on que la fonction des plumes est le vol ? Souvent en effet on se contente de noter quel usage dominant est rempli aujourd’hui sous nos yeux par l’organe, et on le projette dans le passé comme sa vérité.
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> #Note/Philosophie #Note/Biologie
> [!accord] Page 55
Conséquemment, il n’y a pas une fonction isolable au hurlement du loup : il emmagasine dans ses propriétés l’histoire des différentes fonctions qu’il a connues (au sens de ses effets sous pression de sélection), et il est chaque jour disponible pour être subverti vers une multiplicité d’usages encore inouïs.
C’est la manière élégante dont l’évolution a tissé pour chacun un passé d’héritages précis et structurés qui semblent nous déterminer (c’est notre corps et en lui nos matrices comportementales) mais, à la différence des Parques, elle n’a pas érigé la trame de ces héritages en destin. La liberté du vivant, c’est que bruissent mille fonctions passées dans chaque organe, et qu’il est conséquemment disponible pour l’invention d’usages.
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> #Note/Biologie/Evolution #Note/Loup
> [!accord] Page 55
La nuance conceptuelle que je propose ici entre fonction et usage a pour but d’ouvrir la voie à une philosophie du vivant qui assume les héritages biologiques sans les transformer en déterminisme : au contraire, ils constituent la condition de l’inventivité, de la nouveauté, et de la liberté. Ainsi de l’aigrette ardoisée africaine (Egretta ardesiaca) qui subvertit de nos jours l’usage de ses longues plumes : cette dernière s’est installée dans un nouveau milieu où les eaux sont boueuses, parfois à cause des activités humaines. En arrondissant ses ailes lorsqu’elle est à l’affût, en une ombrelle parfaite sous laquelle elle regarde, elle fait une ombre circulaire sur la surface de l’eau, ce qui attire les poissons à la recherche de l’ombre d’un nénuphar pour se cacher des oiseaux. Les fonctions passées (la plume a été sélectionnée pour la thermorégulation, la parade, le vol) nous renseignent certes sur les propriétés de l’attirail corporel et comportemental dont dispose chaque individu (les plumes sont chatoyantes, respirantes, portantes) mais, comme d’habitude avec la vie, chacun fait ce qu’il veut de ce que l’évolution a fait de lui, chacun subvertit, détourne, et invente à partir de la richesse de ses héritages.
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> #Note/Biologie/Evolution #Note/Oiseaux
> [!accord] Page 60
Toutes ces observations empiriques sont réunies dans une sorte de bible, ouverte sur mon bureau : la synthèse de tous les savoirs contemporains sur le loup, dirigée par des chercheurs qui y ont consacré leur vie, L. David Mech et Luigi Boitani, intitulée Wolves : Behavior, Ecology, and Conservation. C’est un grimoire écrit petit, surchargé de savoirs microscopiques et d’humilités. On y trouve des nuances de cet ordre : les loups mâles donnent de la voix à travers une octave, passant à une basse profonde avec un accent sur le o, tandis que les femelles produisent un baryton nasal modulé avec un accent sur le u. On y apprend que le hurlement se compose d’une fréquence fondamentale qui peut se situer entre 150 et 780 hertz et comprendre jusqu’à douze harmoniques.
Quand je soulève ce livre, et sa masse d’informations infinitésimales, volontiers inutilisables, il pèse entre mes doigts comme la preuve émouvante de notre obsession empathique envers les autres formes de vie, de notre qualité diplomatique : des milliers de pages, des vies entières vouées à comprendre un peu mieux d’autres manières d’être vivant. Les traités d’histoire naturelle, certains livres de biologie deviennent autre chose que des sommes scientifiques. Ils sont chargés d’une portée politique inaperçue. Des grimoires diplomatiques, compilant maladroitement (et sur un ton faussement naturaliste qui trompe les auteurs eux-mêmes et leur sert d’alibi pour leurs passions louches) les manières de comprendre comment vivent et se tissent à nous les cohabitants de la Terre. Et, de là, les égards ajustés à établir envers eux.
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> #Note/Biologie #Note/Vivant #Note/Relation
### Le lendemain matin, nous sommes sur les skis...
> [!information] Page 78
C’est dans ce tissage multimillénaire de sens, d’ajustements au monde, et de contraintes, que réside l’arcane, le secret de chaque trait vivant dont nous héritons. Et qui le rend si disponible aux inventions les plus prodigieuses, pour faire face aux problèmes de vivre qui émergeront demain. L’historien de l’art Edgar Wind, dans son travail sur les “mystères païens”, au sens des significations secrètes cachées dans les peintures de la Renaissance, montre que les couches de signification s’accumulent dans chaque tableau, parfois contradictoires, divergentes, composées, mais c’est elles qui lui donnent sa richesse artistique, sa capacité à rayonner de sens, son caractère inépuisable. Il écrit : “Un grand symbole est l’opposé du sphinx : il a encore plus de vie une fois l’énigme résolue25.”
Il en est de même pour les significations dans le vivant : une fois qu’on en a trouvé une, qu’on a résolu une énigme, il n’est pas désenchanté, mais plus vivant, parce qu’un peu de lumière rend visibles les jeux possibles entre ce sens élucidé et tous les autres qui bruissent autour de lui.
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> #Note/Art #Note/Histoire #Note/Vivant
### Le blizzard a commencé à nous pousser...
> [!approfondir] Page 81
Mais lire est une forme très particulière du pistage, induite par la dimension strictement intentionnelle du message écrit et sa forte charge sémantique et symbolique. Pister, c’est bien plus ambigu et suspendu que lire : c’est traduire. Traduire des signes donnés par un vivant qui est simultanément alien et parent. Traduire des “intraduisibles”. Le concept d’“intraduisible” est très élégant parce qu’il dit l’impossibilité de traduire, au sens où on n’aura jamais le “vrai” sens, ce qui permet de formuler une règle de probité toute simple, mais sans pour autant dire qu’il faut arrêter de chercher à le faire. Au contraire, un intraduisible, il faut continuer indéfiniment à le traduire. C’est un concept proposé par la philosophe Barbara Cassin pour qualifier ces mots qui appartiennent idiomatiquement si profondément à une langue que toute tentative de les traduire par un seul et même mot échoue : c’est par exemple la saudade des Brésiliens, le Dasein allemand, le spleen anglais… Face à ces intraduisibles, on n’est pas voué à se taire, il faut bien traduire, mais traduire revient alors à retraduire encore, à multiplier les tentatives pour essayer de faire justice.
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> #Note/Language/Traduction
### Un mois plus tard, janvier.
> [!accord] Page 88
Ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas un dialogue monospécifique. À côté des marquages des loups, on isole des marquages de renards, de chiens et de mustélidés. On ne sait pas encore ce que cela veut dire, mais ce sont bien des blasons et des drapeaux : il y a une sorte de dialogue muet avec d’autres espèces. La dimension de signalisation géopolitique est explicite. Le sens nous échappe complètement, mais cela doit avoir un sens : il y a communication interespèces.
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> #Note/Langage #Note/Vivant
> [!approfondir] Page 89
On reprochera volontiers à ce genre de formule de constituer des métaphores anthropomorphiques, et pourtant je voudrais montrer ici que cet usage est épistémologiquement défendable, qu’il constitue même la méthode d’une éthologie enfin capable de faire justice à l’intime altérité des autres formes de vie que la nôtre.
C’est ce que j’appelle une éthologie perspectiviste. L’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, dans The Relative Native, évoque en passant les liens entre perspectivisme et éthologie27. Le perspectivisme, comme cosmovision de certains peuples animistes, postule que le visible et l’invisible sont relatifs aux capacités de celui qui perçoit (il faut entendre ici “visible et invisible” au sens large de sensible et insensible, accessible et inaccessible). En toute rigueur, chaque animal ne voit pas, ne configure pas le monde depuis son esprit, mais depuis son corps : c’est son corps avec ses puissances de sentir et de faire propres qui fonde sa perspective sur le monde. C’est la grande idée du perspectivisme. Or ce corps, c’est précisément un effet original de l’écoévolution qui lui donne ses puissances uniques et ses perspectives.
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> #Note/Animisme #Note/Philosophie #Note/Langage
### C’est l’équinoxe, le temps est splendide.
> [!approfondir] Page 100
Mais intraduisibles, on l’a vu, au sens dynamique : au sens où l’on ne doit jamais s’arrêter de les retraduire, encore et encore, pour faire justice à ce qui a lieu, à ce qu’ils sont, à la relation. Lorsqu’il décrit la “pensée sauvage”, la pensée dans son “état sauvage32”, commune à toute l’humanité, Lévi-Strauss la décrit bifide : elle possède une “dévorante ambition symbolique” qui se conjugue d’un autre côté avec une “attention scrupuleuse entièrement tournée vers le concret33”. C’est bien à ça que ressemble la retraduction infinie du sens des vivants. Alors nous reprenons nos palabres sauvages sur le sens du hurlement, nous revenons sur le métier, nous retissons encore des phrases et des sens pour approcher l’animal mythologique qu’est tout animal, une fois qu’on lui a restitué son épaisseur de millions d’années, son bruissement d’ancestralités sédimentées, son art de les faire jouer simultanément à la surface du présent (en un mot : vivre).
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> #Note/Langage #Note/Vivant
> [!accord] Page 100
Que se passe-t-il si l’on tente de penser l’évolution comme accumulation sédimentaire d’ascendances animales, parfois végétales, bactériennes aussi, dans chaque corps vivant ? Ce que j’entends par “sédimentation” des ascendances (ou ancestralités) animales n’est pas identique à la sédimentation géologique, où chaque couche est d’autant plus inaccessible qu’elle s’est déposée il y a longtemps. Le vivant se sédimente temporellement comme la roche, mais la différence entre lui et elle, c’est que dans le vivant les couches d’ancestralités sont toutes simultanément disponibles à la surface, et se composent ensemble malgré leur ancienneté différente : dans l’acte d’écrire ces lignes, le pouce opposable offert par les primates il y a trois millions d’années s’allie à l’œil-puits, que j’hérite d’un ancêtre du Cambrien (cinq cent quarante millions d’années), et les deux s’allient à l’écriture, technique apparue il y a quelque six mille ans.
Les ancestralités animales sont comme des spectres qui vous hantent, en remontant à la surface du présent. Des spectres bienveillants, qui vous viennent en aide, qui font de vous un panimal, animal total, métamorphe comme le dieu Pan, lorsque le besoin s’en fait sentir, pour inventer une solution inouïe au problème de vivre. C’est le petit primate quadrumane inventeur de votre pouce opposable qui remonte à travers vous et vient à la rescousse, chaque fois que vous utilisez votre main pour serrer de gratitude la main d’un ami, pour tenir délicatement un stylo, ou swiper d’impatience dans le combat quotidien avec votre téléphone.
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> #Note/Vivant #Note/Biologie/Evolution #Note/Spectre
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C’est le paléomammifère qui a inventé l’attachement parental qui remonte en vous, comme un spectre, à travers les millions d’années, depuis l’intérieur de votre corps, chaque fois que vous vous attendrissez devant un petitou (la néoténie, cet attendrissement spontané devant les enfançons de toute espèce, est un invariant mammifère : ce n’est pas votre sentimentalité humaine qu’il révèle, mais votre empathie animale).
C’est la vision des couleurs de votre ancêtre frugivore à fourrure, en qui l’évolution a placé les ressources optiques pour déceler le mûrissement subtil des fruits de la jungle, avec ses teintes jaunes, orange, puis carmin, qui s’active en vous chaque fois que vous jouissez de la beauté d’un coucher de soleil (qui est d’abord, pour l’œil animal, le mûrissement d’un paysage). Pourquoi, sinon, le moindre pourpre serait-il plus attirant que tout vert ?
C’est ce même ancêtre qui vous souffle l’émotion à l’oreille, quand ça bourdonne dedans, parce qu’est apparue sur l’écran de cinéma la bouche vermeille de Laura Harring dans Mulholland Drive de David Lynch (lèvres rouges, réminiscence non genrée d’un fruit originel). Mais c’est aussi mille autres ascendances vivantes en vous, cent réminiscences personnelles, qui prennent ensemble dans un alliage incandescent pour contribuer à cette émotion, feuilletée de temps et polyphonique d’une ménagerie intérieure.
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> #Note/Vivant #Note/Biologie/Evolution #Note/Art/Cinema
### En bricolant ce style de vie...
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À y bien regarder, c’est quelque chose qui existe aussi chez nous. L’acte de prendre dans ses bras, spontanément, un ami qu’on retrouve après des mois d’absence, ou le proche qu’on va quitter pour toujours, n’est pas universel dans les cultures humaines, qui peuvent pour des motifs culturels le mettre à distance, mais il est très répandu, et spontané chez les enfants. Il est aussi trouvable chez d’autres primates sociaux, qui utilisent spontanément ce comportement (le hug) pour exprimer leur affection, rassurer, tisser du lien. Je fais l’hypothèse que ce comportement est une ancestralité animale de l’humain, un héritage d’un ancêtre primate social dont la conformation corporelle permet l’embrassade face à face, en position redressée (ce qu’être un loup, un cerf ou un chat ne permet pas). Une ancestralité animale analogue aux jeux corporels qu’on voit dans les retrouvailles de loups. Un élément mobile, culturellement modulable, de l’éthogramme humain. Mon argument est aussi fragile que vécu : les chats n’expriment pas ainsi l’affection, ils se frottent les joues et le flanc ; et, pire, ils supportent mal les démonstrations d’affectivité primate : le hug les fait paniquer, parce qu’être enserré dans les bras d’un proche les effarouche, alors qu’il nous calme. Une ancestralité animale : c’est-à-dire que prendre quelqu’un dans ses bras n’est pas un code culturel arbitraire, ou une décision personnelle souveraine et libre, c’est la manière spontanée dont notre corps animal exprime, active et réalise de l’amour. Le contact tactile, comme le fait d’être serré, c’est montré, confère d’ailleurs des formes de satisfaction sensorielles et psychiques profondes. Or voilà le point de mon argumentaire : ce geste n’est pas un code culturel pur, et pourtant il est intime, il est profondément signifiant, il exprime avec justesse des émotions supérieures, et pourtant il est animal
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> #Note/Vivant/Animaux #Note/Relation #Note/Biologie/Evolution
> [!accord] Page 117
Par ce détour qui restitue aux animaux leur survisage, c’est le visage humain qui devient tout à coup mieux intelligible, plus sensible. Le sourcil, par exemple. Le masque du loup est doté d’un sourcil de fourrure plus bavard qu’une pie. Notre visage aussi.
Par une de ces analogies perspectivistes, on pourrait enquêter un moment ici sur le mystère que constitue le sourcil humain. À y bien regarder, c’est une tache étrange de poils perdue au milieu du visage d’un primate devenu glabre. Son maintien sur le visage des humains lorsqu’ils ont perdu leur fourrure est assez énigmatique. Certains ont conjecturé qu’il a été sélectionné pour protéger les yeux contre les rayons du soleil de midi, mais on sait désormais se méfier des histoires univoques sur l’origine d’un trait.
On pourrait conjecturer plutôt que notre sourcil est une survivance du même type d’usage qu’en font les loups, les lynx et d’autres. Du fait de l’historicité entrelacée, feuilletée, détournée de tout trait vivant, on peut faire l’hypothèse que la ligne stylisée des sourcils s’est aussi maintenue sur le visage humain (par sélection naturelle ou sexuelle) comme deux traits de pinceau pour accentuer l’expressivité de nos émotions. Mille visages signifiants impliquent en effet un usage artiste des jeux de sourcils, des expressions les plus spontanées aux plus volontaires. Le cinéma muet est le dernier âge d’or de cet usage animal du sourcil. Mais dès qu’on ne sait pas parler la langue d’un interlocuteur, et qu’il faut bien communiquer, regardez comme les sourcils s’activent et reprennent toute l’amplitude de leur fonction expressive. Dès qu’on dialogue avec un nourrisson, notre visage animal sait très bien quoi faire : il rappelle à la surface son art immémorial du survisage animal, et nous voilà à jouer du sourcil comme on joue du violon. Le soin que certaines personnes apportent au travail de leur ligne de sourcil révèle encore l’importance expressive de cette virgule vivante : on peut sculpter son masque animal, tissant deux créativités.
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> #Note/Biologie/Evolution #Note/Vivant #Note/Art/Cinema
> [!accord] Page 119
Ce motif très présent dans le vivant (un contour clair autour d’un œil sombre), qu’on retrouve chez la fauvette grisette comme chez la vache jersiaise, est en fait une solution à un problème évolutif abyssal lorsqu’on veut bien y prêter attention : comment indiquer aux autres, aux congénères, que c’est bien là, dans les yeux, dans le regard, que se joue le plus éloquemment l’expressivité du dedans caché. Le vivant, depuis les bactéries unicellulaires, a dû inventer le corps symétrique, avec son axe fondateur antérieur-postérieur. Puis lorsque l’évolution, il y a quelques centaines de millions d’années, a placé les organes de la perception et de l’expression sur la face, il a fallu trouver comment indiquer aux autres que c’était là qu’il fallait regarder, que c’était là qu’il fallait interagir. Certaines formes d’autisme rendent visible qu’il n’y a rien d’évident à chercher les yeux de quelqu’un pour communiquer avec lui : on y voit une attention qui circule indifféremment sur tout le corps de l’autre, sans s’arrêter sur le visage. C’est que le caractère solaire, irradiant du visage doit être indiqué, appris, entretenu dans le vivant, puisqu’il lui a fallu inventer l’expressivité à partir de la matière inerte, qui n’a pas d’avant ni d’arrière, de tête, de chef, de cap (tous synonymes originellement). Il y a dans les arts martiaux cette leçon éthologique suivant laquelle c’est quelque part autour des yeux de l’autre qu’on voit la suite des événements, c’est aussi vrai en amour, c’est ce que le vivant a dû s’enseigner à lui-même.
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> #Note/Vivant #Note/Autisme #Note/Langage
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C’est ce qu’ont bien compris ces animaux artistes qui se maquillent, les humains. Certains motifs du maquillage ne sont pas de pures inventions de l’imagination humaine, des créations arbitraires : ils sont bio-inspirés. Ils accentuent les pouvoirs éthologiques du survisage humain, ils stylisent encore notre masque animal.
Les deux cas les plus nets sont justement deux amplifications de contraste pour accentuer l’intensité du regard. La première technique est l’eye-liner. En accentuant le contraste entre pupille et fond de l’œil par l’ajout d’une enceinte féline sombre, il mime la profondeur du regard de la panthère (elle dispose de naissance de cette ligne noire autour de l’œil). C’est exactement la même structure sombre/clair/sombre qu’utilise le masque naturel du loup. Hommes et femmes de théâtre fardent de noir le tour de l’œil avant de monter sur scène : ils savent depuis toujours que cela en accentue l’expressivité. Mais cette technique a été inventée par l’évolution des millions d’années avant les acteurs, par la lignée des grands félins, comme par d’autres.
L’eye-liner trouve son origine historique dans la poudre de khôl qui fardait les yeux des Égyptiens des deux sexes. Cette filiation est un indice, un détail révélateur d’une filiation plus profonde, qu’on peut pister jusque dans nos salles de bains. L’Égypte antique était familière des métis d’animaux et d’humains (avec ses dieux thérianthropes, à têtes de fauves, d’oiseaux, de serpents…). Cette culture antique était aussi familière des survisages de la panthère et de l’antilope : c’était leur faune quotidienne. Et c’est de l’Égypte antique que provient une part de notre tradition du maquillage des yeux : dessiner le tour de l’œil, comme on le voit sur les fresques, et probablement aussi assombrir les cils. Il n’est pas imprudent de conjecturer que le trait de khôl égyptien, donc l’eye-liner, est une technique bio-inspirée qui confère volontairement à l’œil humain l’intensité du regard de la panthère. Une technique qui capture le même amplificateur de contraste que l’évolution a peint sur le survisage des grands félins. Dans une culture où votre déesse a une tête de lionne, où les animaux ne sont pas des bestioles mais des divinités, prendre leur survisage pour modèle dans l’apprentissage d’une expressivité intensifiée fait parfaitement sens. Jusqu’à aujourd’hui, même les plus obtus ressentent douloureusement la puissance esthétique d’un survisage de panthère. La tradition antique y a puisé des leçons de beauté, au sens vivant : la beauté comme manière d’habiter une forme. La panthère, comme le loup, a un visage habité, un survisage, parce que sa lignée a tenté cette aventure de l’expressivité visuelle plutôt que celle du langage parlé pour résoudre le problème d’exprimer les mille feux de son dedans caché.
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> #Note/Vivant/BioInspiration #Note/Langage #Note/Art #Note/Pays/Egypte
### Le pistage, au sens large d’une sensibilité...
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Le pisteur, c’est en fait n’importe quel praticien du monde vivant intéressé aux signes, et cela inclut pêlemêle des promeneurs décentrés d’eux-mêmes, des forestiers qui s’interrogent sur le comportement des arbres, des paysans et des agroécologues qui enquêtent sur les dialogues entre les racines, les campagnols et les rapaces (il y a un lien), des naturalistes qui questionnent chaque forme vivante, des cueilleurs autochtones enquêtant sur les repaires et habitudes des tubercules, des chasseurs amazoniens Runa Puma adeptes d’une pensée sylvestre… Plus largement, est pisteur tout humain qui active en lui un style d’attention enrichi au vivant hors de lui : qui l’estime digne d’enquête, et riche de significations. Qui postule qu’il y a des choses à traduire, et qui essaie d’apprendre. Dans ce style d’attention, l’on est tout le temps en train d’engranger des signes, tout le temps en train de faire des liens, en train de noter des éclats d’étrange, et d’imaginer des histoires pour les rendre compréhensibles, pour déduire ensuite les effets visibles de ces histoires invisibles, à chercher désormais sur le terrain. La richesse ensorcelante du paysage vivant, son cosmos étourdissant de significations, sa manière de vous immerger comme une vague de sens (dans ses deux dimensions tissées) émerge alors, comme un cachalot des profondeurs de la mer monotone.
Ce style d’attention se déploie au-delà et en dehors du dualisme moderne des facultés, qui oppose la sensibilité au raisonnement. Pister est une expérience décisive pour apprendre à penser autrement car, lorsqu’on est dehors à flairer les indices, on ne se débarrasse pas de la raison pour devenir plus animal (dualisme moderne avec inversion du stigmate), on est simultanément plus animal et plus raisonnant, plus sensible et plus pensant.
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> #Note/Vivant #Note/Philosophie/Pistage
> [!approfondir] Page 134
Cette sensibilité n’existe, dans les pratiques riches du vivant, que parce qu’elle est indissociablement tissée à la pensée, et aujourd’hui elle peut s’enrichir des savoirs des sciences du vivant non réductionnistes qui émergent partout. Elle est enrichie de l’intelligence sous sa forme la plus rigoureuse, la plus cartésienne, de l’activité de raisonnement, qui ne peut être jetée avec l’eau du bain de la modernité sans céder à un irrationalisme complaisant, mais qui doit être reconnectée à la sensibilité la plus vibratile, la plus généreuse, et expurgée de ce qui n’a jamais été l’essence des sciences ou du raisonnement mais son folklore violent (l’objectivation aveugle, la pure quantification, la désanimation). L’enjeu est de tisser ces savoirs à la sensibilité la plus poétique, pour imaginer la poésie la mieux informée, la sensualité la plus attentive au grain exact de la peau d’un tremble, de l’écorce d’une rivière, du courant d’un nuage, du mouvement d’une forêt.
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> #Note/Philosophie #Note/Science
> [!accord] Page 135
C’est pourquoi le goût actuel pour l’animisme, pensé comme connexion mystique et sensible à la nature, opposé à la rationalité occidentale conçue comme objectivante et aliénante, constitue une position problématique. D’une part, il tend à réactiver la croyance très ethnocentrique selon laquelle les peuples premiers n’enquêtent pas. Qu’ils accèdent à la vérité de leurs écosystèmes simplement en écoutant parler les arbres et les nuages, par la perception mystique, strictement “sensible” et affective. Cette approche est paradoxalement d’une grande violence envers l’animisme : elle oublie que la spécificité de l’enquête dans d’autres formes culturelles que la nôtre, ce n’est pas qu’elle est absente, c’est qu’elle est continue, immersive et partagée par tous. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de réflexion analytique chez les chasseurs-cueilleurs, c’est qu’elle est diffusément là tout le temps, tissée au reste. Contrairement à notre tradition où elle est officiellement localisée dans des actes isolés de “recherche”. Nous sommes, depuis les théoriciens grecs, les clercs médiévaux et jusqu’aux chercheurs de métier actuels, la seule civilisation qui a autonomisé et confisqué le champ de l’enquête, en professionnalisant le métier d’enquêteur (on appelle cela un scientifique, ou un expert), aspirant tout le savoir légitime comme produit de l’activité de quelques-uns. C’est une confiscation d’une grande violence, qui invisibilise que tout le monde, dès qu’il est en prise avec la vie, enquête. Les praticiens de tous les pays, autochtones amazoniens ou paysans de la Creuse, passent leur temps à enquêter, sans protocoles expérimentaux officiels ni peer-reviewing. Certains sont brillants et captent mille choses inconnues des autres, mènent des enquêtes précises, intuitives, imaginatives et pourtant finalement exactes, aboutissant à des savoirs fascinants, comme on le voit aussi bien chez les agroécologues et permaculteurs australiens que chez les pisteurs bushmen du Kalahari. Certains, c’est comme pour tout, sont plus obtus, appliquent des recettes, s’arrêtent sur des certitudes dogmatiques, projettent des sens qui ne sont pas là, raisonnent par habitudes de pensée, par facilité, par superstition. Mais l’enquête est là, elle est partout, c’est le nom caché de la vie40.
De là, c’est cette enquête diffuse, vécue, offerte à tous, branchée sur le sensible, qu’il faut réactiver envers le vivant, et pas une sensibilité romantique et mystique d’un côté, ni un raisonnement d’allure scientifique, réductionniste, confisqué par les experts, qui n’est que le cache-sexe de l’extractivisme (il faut en effet réifier la nature en matière inanimée pour en justifier l’exploitation à tout crin).
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> #Note/Religion/Animisme #Note/Science #Note/Savoir #Note/Vivant
## Les promesses d'une éponge
### À chaque repas, nous accomplissons un geste...
> [!information] Page 144
Nous avons en effet besoin de manger du sel tous les jours pour maintenir notre équilibre métabolique (c’est la pression osmotique). Nous pouvons nous maintenir sur la terre ferme “seulement parce que notre corps abrite une énorme quantité d’eau salée44”. Mais d’où vient que nous sommes composés d’eau salée, et voués quotidiennement à la malédiction de reconstituer de l’extérieur cette salinité intérieure ?
Le métabolisme qui est le nôtre fonctionne grâce à des pompes ioniques qui font circuler sodium et potassium à partir des différences de concentration et de charges électriques des ions. Dans les neurones, ces pompes permettent la communication entre cellules. C’est-à-dire que toute l’activité nerveuse et cérébrale a besoin de ce sel. Pour lire ces lignes, votre corps active ces pompes à sodium. Tout votre éveil en dépend. Mais d’où vient que ces pompes constitutives fonctionnent avec du sodium, c’est-à-dire du sel ?
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> #Note/Vivant #Note/Materiaux/Sel #Note/Biologie/Evolution
### Descendre de ceux qu’on éradique
> [!accord] Page 148
Il n’y a pas d’organismes “simples” au sens évolutif : il y en a au sens anatomique (unicellulaires sans noyau, unicellulaires avec noyau, multicellulaires, multicellulaires aux cellules différenciées…). Il y en a au sens métabolique, et en un sens aussi génétique, mais ce ne sont pas toujours ceux qu’on croit, car l’anémone de mer a autant de gènes que nous. Il n’y a, quoi qu’il en soit, pas de simple et de complexe au sens péjoratif et mélioratif, il n’y a que des potentiels, des potentiels évolutifs encapsulés dans des vivants. Et le paradoxe, c’est que les plus simples anatomiquement sont souvent les plus riches de possibles, précisément parce qu’ils ne se sont pas encore engagés dans des voies évolutives qui vont les rigidifier, rendre des organes hyperspécialisés, impossibles à détourner, parce qu’ils ont acquis des architectures tellement imbriquées qu’on ne peut plus en changer les bases sans effondrer le reste. Les animaux dits “complexes” sont ralentis par les cathédrales qu’ils constituent, elles restreignent leurs métamorphoses évolutives possibles. Les simples sont les braises dont le champ des possibles est souvent le plus vaste.
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> #Note/Vivant #Note/Biologie/Evolution
### Notre place dans l’évolution : mutations contemporaines en philosophie de la biologie
> [!information] Page 153
Si l’on se rapporte seulement à l’histoire scientifique récente, on se rend compte qu’une certaine version dominante de la philosophie cachée de l’évolutionnisme permettait de rendre improbable cette idée des “promesses des simples” pendant le XXe siècle. Elle provient de la thèse erronée suivant laquelle il existerait une tendance spontanée à la complexification dans le processus évolutif : un telos (un but final, visé) dans l’évolution qui mènerait, par la voie royale, des formes basses et simples du vivant à la perfection humaine complexe (c’est une version que l’on retrouve encore, masquée, ou avec des nuances, dans les philosophies des biologistes fondateurs de la théorie synthétique de l’évolution, Dobzhansky, Simpson, et jusqu’à Mayr48). Les formes plus simples seraient alors intrinsèquement des marches passées sur lesquelles s’élève la complexité, et pas des aventures singulières, capables elles aussi, malgré par exemple leur monocellularité, de faire des choses assez fascinantes, comme de communiquer entre bactéries pour déclencher ensemble un effet collectif de virulence ou de luminescence (c’est le quorum sensing décrit récemment par les microbiologistes49).
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> #Note/Philosophie #Note/Biologie/Evolution
> [!information] Page 154
Paradoxalement, parce que le but de Gould était de n’attribuer aucune élection à l’humain et de récuser toute hiérarchisation envers les autres formes de vie. Gould avait bien pour ambition de réfuter ce souverainisme de l’humain : mais il n’a trouvé pour accomplir son projet philosophique de récusation de l’idée que l’évolution tendait vers l’humain comme forme parfaite, qu’une seule solution théorique en accord avec sa conception scientifique de l’évolution biologique. Pour n’être pas la finalité ou le triomphe de l’évolution, l’humain devait être un hasard totalement improbable, un accident, une bizarrerie : c’est la thèse de l’“extrême improbabilité du fait humain”. Le gouldisme, comme philosophie de l’évolution biologique, dont le fondement est l’idée de la contingence radicale du processus évolutif, déduit de cette thèse que la singularité de la forme de vie humaine (exigeant la conjonction intrigante du pouce opposable, des facultés de langage biomécaniques et neuronales, de la bipédie, d’un gros cerveau, d’un changement de régime vers l’omnivorie…) doit être pensée sous la forme du coup de dés impossible à reproduire, unique.
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> #Note/Philosophie #Note/Biologie/Evolution
### La banalité des miracles
> [!accord] Page 156
C’est le grand débat entre Stephen Jay Gould et Simon Conway Morris concernant l’explosion du Cambrien, qui a animé le tournant du siècle en paléontologie52. Les chercheurs ont montré que la photosynthèse, aptitude miraculeuse de bactéries (plus tard incorporées par des végétaux) à se nourrir du soleil pour le transformer en carbone, a été acquise plus de cent vingt fois de manière relativement indépendante dans l’évolution. Simon Conway Morris documente de manière convaincante les multiples apparitions parallèles de l’œil, de la photosynthèse de type C4, et jusqu’à celles de l’“intelligence”, dans un chapitre fascinant sur les convergences des formes de vie sociales complexes53
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> #Note/Biologie/Evolution #Note/Vivant
### Brûler plus qu’une bibliothèque
> [!information] Page 162
Cette métaphore de la bibliothèque est juste, mais elle est insuffisante. La sixième extinction contemporaine ne revient pas seulement à brûler la bibliothèque de l’évolution, et tous les ouvrages du passé, elle revient à brûler avec eux les poètes. Les poètes à venir : c’est-à-dire la possibilité pour chaque forme de vie d’en produire d’autres aux aptitudes, aux arts vitaux, aux pouvoirs encore inconnus. On ne brûle pas seulement ce qui est arrivé, mais tout ce qui pourrait arriver. C’est ce qu’on appelle les potentiels évolutifs de chaque population d’êtres vivants, qui partent en fumée dans les fourneaux de la machine extractiviste et ressourciste que constitue l’économie politique des pays dominants. Leur aveuglement au vivant non humain.
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> #Note/Vivant #Note/Biologie/Evolution
> [!accord] Page 164
Par “feu”, j’entends que la biosphère peut bien être réduite, il suffira d’une braise et d’un soulèvement des contraintes sélectives (des niches qui se libèrent, des conditions plus clémentes) pour qu’elle pullule et irradie ; par “créateur”, j’entends que cette radiation va inventer des milliers de formes nouvelles. À cet égard, le risque est donc plus ambigu qu’il ne faudrait l’admettre stratégiquement, pour ceux qui croient que le catastrophisme le plus apocalyptique est la meilleure ligne pragmatique pour infléchir la trajectoire de transformation de nos sociétés vers des tissages au vivant plus soutenables. Mais il n’est pas nécessaire pour la pensée écologique de noircir le tableau, on sait que la crédibilité est la vertu la plus précieuse des lanceurs d’alerte60 : de fait, les extinctions passées ont produit aussi des radiations évolutionnaires majeures et magnifiques. Les mammifères qu’on aime tant et que nous sommes ont pu se diversifier et produire le buisson actuel seulement grâce à l’extinction d’une grande partie des dinosaures, qui maintenaient sous des formes microscopiques et dans des niches très restreintes le petit mammifère nocturne qui est notre ancêtre de la jonction Crétacé-Tertiaire. De telle sorte qu’il faut bien le reconnaître : il y aura d’autres poètes, et la biosphère se remettra des atteintes qu’on lui fait. Au pire, elle perdra des centaines de millions d’années de design aveugle, des créations extraordinaires qui exigent des combinaisons improbables d’histoire évolutive, de variation génétique et épigénétique, et d’accumulation de plans de construction – cette mémoire disparaîtra. C’est déjà tragique au possible. Mais le problème vital est ailleurs : ce sont nos relations au vivant qui seront détruites – or ces relations nous constituent, du dehors comme du dedans.
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> #Note/Vivant #Note/Biologie/Evolution #Note/Catastrophe
### Un culte des ancêtres
> [!approfondir] Page 166
Quel type de don mérite notre gratitude ? Le culte des ancêtres des traditions asiatiques est une inspiration intéressante ici, parce qu’il nous permet de changer la conception de ce envers quoi nous pouvons rendre grâce. Car il n’hérite pas de la folie douce caractéristique de la tradition occidentale, et probablement héritée du monothéisme anthropomorphique, suivant laquelle n’est un don impliquant gratitude que ce qui nous a été donné volontairement. Le Dieu judéo-chrétien, avec sa nature intentionnelle, consciente et volontaire, a fait muter le concept immémorial de don quotidien qui nous fait vivre (le fruit sauvage, l’eau qui désaltère, l’animal chassé), de manière que n’apparaisse comme un don que ce qui a été donné par une volonté consciente (la sienne). Par ce tour de passe-passe théologique, tout don qui n’est pas fait volontairement, et impliquant un sacrifice, n’est pas considéré comme un vrai don, il n’appelle pas gratitude : il est considéré comme un donné naturel, une ressource à disposition, un effet appropriable de la causalité matérielle qui régirait la “Nature”. C’est cette mutation qui a transformé nos rapports aux “environnements donateurs”. Lorsque plus tard l’on a cessé de croire en Dieu, renonçant aux bénédicités quotidiens pour le remercier du pain sur la table, nous n’avons pas su réinvestir cette gratitude vers ce qui nous donne effectivement le pain et l’eau : les dynamiques écologiques et les flux vivants de l’évolution qui circulent dans la biosphère et fondent sa continuité. Nous n’avons plus su qui remercier pour la joie d’être en vie, pour l’attachement mammifère à nos proches, pour les joies quotidiennes offertes par nos corps-esprit dessinés par l’immémoriale évolution. L’assimilation de cette nature vivante qui nous fait et nous reconstitue à une matière mécaniste et absurde a dérobé toute signification à la gratitude envers ce vivant qui pourtant nous fait vivre.
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> #Note/Vivant #Note/Nature #Note/Religion #Note/Don
## L'éthique diplomatique de [[Baruch Spinoza|Spinoza]]
### Je veux pister ici les métamorphoses...
> [!accord] Page 171
L’objet de cette enquête revient donc à réinterpréter un aspect des morales philosophiques occidentales, depuis le prisme suivant lequel elles constituent des théories du moi clivées, dans lesquelles les métaphores animales jouent un rôle particulier. Les morales proposées par les philosophes racontent en effet des histoires, dans lesquelles le moi est composé de plusieurs personnages, et tiraillé. Dans le mythe du Phèdre de [[Platon]], par exemple, la raison est un cocher qui doit conduire un char ailé, tiré par le cheval de la passion concupiscente et celui de la passion noble. Le moi y est composé d’une “âme” rationnelle qui doit dominer et contrôler des animaux dépareillés : les chevaux des passions. Cette figure du soi dédoublé en raison et en animalités mérite d’être analysée schématiquement, pour être repensée ensuite dans le contexte plus vaste des relations que notre tradition entretient avec les animaux. De là, il devient possible, de manière plus spéculative, de faire passer de nouvelles frontières dans le champ des éthiques philosophiques, pour rendre visibles celles qui entretiennent un rapport original aux animalités intérieures : de l’ordre de la diplomatie avec une part du soi non infériorisée, et non plus de la domination de ce qui est codé comme le plus “bas” en soi. L’éthique de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] en constitue un exemple privilégié.
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> #Note/Moi #Note/Ame #Note/Philosophie #Note/Animaux
### Dompter les chevaux des passions
> [!accord] Page 172
Pour sortir de ce paradoxe platonicien, il faut postuler une hiérarchie naturelle entre les deux pôles. Les morales occidentales de cette tradition reviennent alors à un jeu entre des instances en soi, l’une étant considérée comme ce qui est le plus authentiquement moi en moi (ma raison), et l’autre comme ce qui est le moins moi en moi (mes mauvaises passions). À partir de là, l’éthique se donne comme un problème de libération : lorsque ce qui est le moins moi en moi domine l’autre, “je” suis son esclave (“il est esclave de ses passions”). Lorsque le plus moi en moi domine (la raison), alors “je” suis dit libre. L’expérience quotidienne de ce potentiel esclavage intérieur est le regret. Parfois, en effet, le moins moi en moi fait quelque chose, et ensuite le plus moi en moi le regrette (“je n’étais pas moi-même”). Il faut donc bien que l’un soit plus moi que l’autre. Si le dédoublement est nécessaire pour faire une vie éthique, c’est la répartition des rôles, et la nature de leur relation, que je veux critiquer ici.
^ba99cb
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> #Note/Raison #Note/Passion #Note/Moi #Note/Philosophie
> [!information] Page 173
Ce sur quoi une grande partie de l’histoire de la philosophie morale a porté, ce sont les pôles en présence dans cet ego clivé mis en scène par [[Platon]]. Peter Sloterdijk, le dernier à analyser toute l’histoire des systèmes éthiques européens, montre que ce qui manque à cette tradition, c’est une attention aux relations entre les pôles64. Tout au long de l’histoire, ces relations utilisent les mêmes métaphores non questionnées quant à leur origine : dressage, maîtrise, domination, enkratéia. C’est étrange, tout de même, que tous les verbes du rapport moral à soi soient de l’ordre du matage, du contrôle, du bridage, de la coercition contre un indocile, un farouche, non ?
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> #Note/Philosophie/Morale
> [!approfondir] Page 173
Le philosophe [[Baruch Spinoza|Spinoza]] est parmi les premiers à voir que dans ce duo immémorial, si les rôles changent, la relation, elle, reste la même. Et que c’est elle qui est toxique. Mater, dominer, contrôler. J’entends alors par “morale du cocher” cette carte de la vie intérieure, où une Raison doit contrôler d’une main de maître les passions et désirs, qui sont ainsi assimilés à des bêtes irrationnelles, incapables de se conduire seules. (Cette morale ne s’identifie pas strictement aux morales de [[Platon]], du christianisme ou de [[René Descartes|Descartes]], qui sont autrement plus riches.)
On peut relire l’Éthique, le chef-d’œuvre de [[Baruch Spinoza|Spinoza]], comme une tentative d’en finir avec ce rapport intériorisé de domination de soi par soi, où vivre consiste à s’opprimer. Pour cela, [[Baruch Spinoza|Spinoza]] invente une autre carte de la vie intérieure, où les passions ne sont pas des bêtes irrationnelles, dépendantes et indociles, mais des animaux sauvages autonomes en nous, qu’il faut influencer, orienter, amadouer. Et ce pour favoriser les joies qui émancipent, au détriment des tristesses qui rendent impuissant.
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> #Note/Philosophie/Morale #Note/Passion
> [!approfondir] Page 174
[[Baruch Spinoza|Spinoza]] ouvre ainsi la voie à une autre relation à soi, dont on montrera qu’elle inaugure une sortie de l’erreur immémoriale de cette tradition de la morale occidentale, qui consiste à penser l’éthique comme une domestication rationnelle de soi par soi. Il s’agit de réinterpréter librement l’Éthique (pas à la lettre, mais dans l’esprit) comme un manuel pour cohabiter pacifiquement avec les animaux sauvages en soi (ce sont nos affects, tristes et si joyeux).
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> #Note/Philosophie #Note/Affect
### D’une carte l’autre : raison/passions vs joie/tristesse
> [!information] Page 174
Le geste éthique décisif de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] est de substituer à la carte du soi qui oppose la raison aux passions une autre carte, qui articule joie et tristesse. Dans la première carte du soi, les canons de la raison sont tournés vers les passions : la morale est une entreprise de domination des passions par la raison. Dans la morale classique d’un [[René Descartes|Descartes]], cette domination est déduite d’une étrange loi de la nature humaine : la “loi de proportion inverse”. Cette loi, structurant la vie intérieure, stipule qu’entre les deux pôles de la vie éthique (raison et passions, esprit et corps), l’un subit autant que l’autre agit. Cette loi se déduit aisément de l’article premier des Passions de l’âme, intitulé “Que ce qui est passion au regard d’un sujet est toujours action à quelque autre égard65”. La raison n’agit qu’autant que les passions subissent sa loi. L’éthique devient une psychomachie : un combat de l’âme, dans l’âme, pour l’âme.
Cette loi de proportion inverse entre agir et pâtir fait de l’individu un champ de bataille, où se confrontent systématiquement un opprimé et un oppresseur, un muselé et un dominateur. Toute psychomachie implique ainsi une psyché en proie à une belliqueuse schizophrénie. Elle oscille nécessairement entre souffrance et frustration – quand le désir est dominé par la raison ; culpabilité et haine de soi – quand la raison est submergée par les passions. Dans son éthique, [[Baruch Spinoza|Spinoza]] comprend que cette morale de la domination d’un pan de soi par un autre crée toujours un jeu sado-maso : quand l’un triomphe, l’autre trinque (“Cette fois tu fais l’esclave et moi je fais le maître – demain, on tourne”).
Cette carte qui oppose passions et raison se superpose, par ailleurs, à la carte corps/esprit. De sorte que la loi cartésienne de proportion inverse impose que, pour élever mon esprit, je dois mortifier mon corps. Cet aspect-là aussi va subir la révolution spinoziste.
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> #Note/Philosophie/Morale #Note/Passion #Note/Raison
> [!information] Page 175
[[Baruch Spinoza|Spinoza]] redessine cette carte belliqueuse du soi en changeant l’axiome de base des mathématiques de l’âme : il substitue, à la loi de proportion inverse, une loi de proportion simple. Cette transition discrète et révolutionnaire est visible dans le débat historique qui a lieu entre [[Baruch Spinoza|Spinoza]] et [[René Descartes|Descartes]] sur les rapports entre l’âme et le corps. La loi de proportion simple est formulée ainsi par [[Baruch Spinoza|Spinoza]] : “Si quelque chose augmente ou diminue, favorise ou empêche la puissance d’agir de notre corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, favorise ou empêche la puissance de penser de notre âme66.”
C’est ce qu’on appelle le parallélisme67 : élever l’esprit élève le corps. L’augmentation de la puissance d’agir et de pâtir du corps augmente la puissance de penser.
Pour autant, on l’a dit plus haut, il n’y a pas d’éthique s’il n’y a pas de clivage dans la vie intérieure. Il faut au moins deux chemins possibles du soi, de l’action, pour que la problématique éthique émerge. Mais désormais, et c’est le geste théorique génial de [[Baruch Spinoza|Spinoza]], ce clivage n’a plus lieu entre deux parties de l’âme, mais entre deux types d’affects ou de désir : la joie et la tristesse.
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> #Note/Philosophie/Morale #Note/Affect
> [!information] Page 176
Il ne peut en effet y avoir de guerre en soi que si le clivage identifie la raison et les passions à des “parties de l’âme” ([[René Descartes|Descartes]]), c’est-à-dire à des régions fixes du moi. Elles existent face à face, et en lutte directe l’une contre l’autre. Chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]], joie et tristesse ne sont plus des parties du soi, mais des affects transitoires du soi qui investissent chaque fois tout l’individu68 : des processus. Ces affects sont définis comme des passages à une perfection supérieure ou inférieure. C’est-à-dire qu’ils ne s’opposent pas de manière statique, mais qu’ils se substituent l’un à l’autre : je suis une trajectoire de puissance qui monte vers la joie, ou une trajectoire triste, qui descend vers l’impuissance. Il y a donc bien encore deux instances mais ce n’est plus un dualisme, car ces deux instances sont deux trajectoires possibles, mais mutuellement exclusives, que peut prendre un moi désormais unifié, sous le nom de Conatus, ou Désir.
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> #Note/Philosophie #Note/Affect
^52a128
### Rapport à l’animal, rapport à soi
> [!accord] Page 177
Cette bizarrerie devient intelligible si l’on se permet un détour par l’histoire des relations entre les civilisations et l’animal. Ce détour a été accompli par l’ethnozoologue [[André-Georges Haudricourt]], dans un bref article publié en 1962, aussi discret que révolutionnaire73. Dans ce texte, il avance que les relations originelles qu’une société entretient avec les animaux constituent souvent un modèle des relations qu’elle met en place entre humains. Nos relations à la nature sont solidaires de nos relations aux humains : par exemple, l’exploitation du bétail constituerait, selon [[André-Georges Haudricourt|Haudricourt]], une origine de l’esclavage. En élargissant cette idée, on peut avancer l’hypothèse que les relations mises en place avec le vivant hors de nous constituent des modèles à l’origine des relations avec le vivant en nous (la vie émotionnelle “sauvage”). La domestication qui contrôle et exploite l’animal, caractéristique d’un rapport au vivant de la civilisation occidentale, est aussi le modèle du rapport que la raison doit entretenir avec la vie intérieure. L’esclavage du vivant hors de nous serait une origine de l’esclavage des passions en nous.
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> #Note/Animaux/Animalisation #Note/Relation
> [!information] Page 178
Cette conception de la domestication de l’animal est pourtant un phénomène culturel local, loin d’être universel. Mais c’est une relation si ancienne qu’elle s’est naturalisée en nous. Il y a mille types de relations inventées par les humains envers les animaux non humains, mais parmi elles [[André-Georges Haudricourt|Haudricourt]] isole celle qui caractériserait notre histoire occidentale dominante, à nous héritiers du Néolithique proche-oriental qui a eu lieu entre onze mille et huit mille ans avant notre époque. Il l’appelle l’“action directe positive” (ou ADP)
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> #Note/Animaux #Note/Relation
> [!information] Page 179
Mais [[André-Georges Haudricourt|Haudricourt]] montre qu’il existe au moins un autre type de relation à l’animal, profondément différent, qu’il appelle l’“action indirecte négative” (ou AIN). Dans celle-ci, on postule que les autres animaux sont autonomes et complets par eux-mêmes. Les domestiquer ne consiste pas à les rendre dépendants, mais à influencer leur nature sauvage dans des négociations. C’est alors par une connaissance fine des logiques comportementales de l’animal que l’on peut infléchir son action et composer des rapports harmonieux avec lui. Cette relation est visible dans l’élevage des rennes par les Touvains de Sibérie (peuple chamaniste et animiste), analysée par l’anthropologue Charles Stépanoff. Le renne est volontairement maintenu à l’état sauvage, mais néanmoins engagé dans une coopération mutualiste avec les humains qui influencent et orientent son comportement. Il conclut que, “paradoxalement, les humains ne peuvent domestiquer les rennes que s’ils les maintiennent à l’état sauvage76”. Dans cette autre conception des relations aux animaux, on vit mieux avec eux de les influencer dans leur vitalité intacte, plutôt que de les affaiblir pour les contrôler.
J’appelle “paradoxe de Stépanoff”, ici appliqué à la cohabitation avec le vivant en soi, l’idée étrange que, pour domestiquer les désirs les plus farouches, c’est-à-dire vivre bien avec eux et par eux, il faut les maintenir à l’état sauvage.
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> #Note/Animaux #Note/Elevage #Note/Relation
^6c51e2
> [!information] Page 180
C’est là que l’intuition de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] concernant la nature humaine prend toute son ampleur. Nous sommes intrinsèquement faits de désir. Le désir n’est pas un manque, c’est une puissance – la puissance par laquelle nous persévérons dans l’existence : “Le désir est l’essence de l’homme [… ]77.” Conséquemment, mater les passions et désirs, c’est affaiblir la seule force vitale avec laquelle on est susceptible d’avancer dans la vie78. Ce que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] a vu, c’est que nous ne sommes que du désir : c’est l’intensification de la vitalité joyeuse et sage de ce désir, au détriment de la tristesse morbide, qui fait la vertu, et devient le nom de la sagesse. Cette vivification des désirs joyeux exige un autre rapport aux passions en soi, un rapport que j’appellerai “diplomatique79”.
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> #Note/Desir #Note/Affect #Note/Philosophie
### Une éthologie de soi
> [!approfondir] Page 181
L’originalité de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] est qu’il propose une relation de soi à soi beaucoup plus proche de ce que [[André-Georges Haudricourt|Haudricourt]] appelle l’“action indirecte négative”, et que j’appelle ici “diplomatie”. La diplomatie avec le vivant en soi et hors de soi est un type de relation qui devient pertinent lorsqu’on cohabite ensemble, sur un même territoire, avec des êtres qui résistent et insistent. Des êtres qui, pour autant, ne doivent pas être détruits ou affaiblis outre mesure, car notre vitalité dépend de la leur. Il en est ainsi de nos passions.
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> #Note/Philosophie #Note/Relation #Note/Vivant
### [[Platon]] contre les Cherokees
> [!accord] Page 183
Il ne s’agit plus alors de réduire et contrôler, mais de nourrir certains désirs au détriment d’autres, pour les infléchir, dans la direction de ce qui nous est “véritablement utile” selon [[Baruch Spinoza|Spinoza]], c’est-à-dire de ce qui contribue à la puissance d’agir et de penser de soi et des autres. C’est la raison diplomatique spinoziste, qui consiste à comprendre plutôt qu’à obéir, nuance qui distingue selon [[Gilles Deleuze|Deleuze]] l’éthique de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] de toute morale – l’attitude du diplomate de celle du cocher83.
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> #Note/Philosophie/Morale
> [!approfondir] Page 185
[[Gilles Deleuze|Deleuze]] disait déjà de l’Éthique de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] qu’elle était une “éthologie”, une science du comportement des choses, une méthode pour apprendre à se comporter envers les êtres, en respectant les rapports de composition et de décomposition qu’ils entretiennent avec nous : un art d’organiser les rencontres de l’existence. [[Virginia Woolf]] est spinoziste quand elle écrit : “Ce qu’on attend de l’être avec qui l’on vit, c’est qu’il vous maintienne au degré le plus élevé de vous-même88.” Connaître l’éthologie du désir, c’est connaître la manière dont les choses nous affectent.
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> #Note/Philosophie #Note/Ethologie #Note/Relation
^6a5c53
### Du domptage par la volonté à la diplomatie avec ses fauves
> [!information] Page 187
Le rapport diplomatique à soi est ici manifeste dans la pensée spinoziste, lorsqu’il critique le mythe cartésien, hérité d’un certain stoïcisme, et formulé dans l’article 50 des Passions de l’âme, d’un “empire absolu” possible sur nos passions. Cette volonté despotique est un fantasme selon [[Baruch Spinoza|Spinoza]]. Or, ce qu’on ne peut contrôler en tout point, on est voué à l’influencer. C’est ici la transformation de l’idée de raison chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]], qui n’est plus conçue comme une volonté abstraite capable de s’imposer aux désirs, mais comme une certaine manière qu’a le désir de s’influencer lui-même, passant de la passion à l’action.
Ce qu’il y a de vraiment stoïcien chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]], c’est qu’il n’y a pas de démesure intrinsèque des passions : c’est parce qu’elles sont mal conduites par une raison défaillante (idées mutilées et confuses) qu’elles peuvent devenir démesurées, incontrôlables, toxiques pour soi et les autres. Car les passions nocives n’existent pas en soi comme l’autre de la raison, elles sont, comme le disait déjà Épictète, la même chose que la raison, c’est-à-dire le principe directeur de l’individu, mais mal conduites et détournées : ce n’est qu’une forme individuée du flot de désir qu’est un humain – mais mal profilées en tsunami destructeur par des causes extérieures et des représentations erronées89.
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> #Note/Philosophie #Note/Passion #Note/Raison #Note/Ame
> [!approfondir] Page 188
Le philosophe Ferhat Taylan appelle mésopolitique (littéralement “politique par le milieu”) une manière de conduire les citoyens sans les commander, simplement en transformant les milieux de vie, de manière à influencer les comportements90. J’appelle “mésoéthique” un rapport diplomatique à soi qui consiste à infléchir sa vie intérieure, sans la commander, simplement en transformant le milieu de vie, de manière à influencer les désirs en prenant des plis, c’est-à-dire en incorporant des secondes natures vouées à l’augmentation de la puissance d’agir et de penser de soi, et donc des autres (c’est la belle déduction de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] sur la diffusion causale de la joie comme de la tristesse).
La mésoéthique, c’est la lucidité sur l’inexistence d’une volonté pure et d’une pure raison, et l’usage constant d’une bonne intelligence avec soi qui bricole des dispositifs, les externalise dans le milieu de vie quotidien, qui sont des facilitateurs d’incorporation d’habitudes, de bonnes habitudes. Jusqu’à la sainteté est une bonne habitude.
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> #Note/Philosophie #Note/Environnement #Note/Desir
> [!accord] Page 189
L’éthique diplomatique relève d’une permaculture de soi – et non pas d’une agriculture intensive et interventionniste sur soi : elle repose sur une compréhension de l’écologie des passions, une canalisation, une irrigation et une potentialisation des désirs. “Je” suis une forêt-jardin permacole, là où les morales classiques voulaient que je sois un impeccable jardin à la française, là où le romantisme me fantasmait en jardin à l’anglaise, et là où la morale néolibérale exige que je sois une parcelle de monoculture à haut rendement.
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> #Note/Moi #Note/Neoliberalisme #Note/Philosophie
### Du cocher coercitif au diplomate des passions
> [!information] Page 191
Dans l’éthique spinoziste, il n’y a pas de puissance de la raison, mais des désirs plus raisonnables que d’autres. Le désir de vérité est un désir. Ainsi, la libération éthique ne consiste plus à vaincre, par une annihilation ou domestication, une partie de soi. Il s’agit plutôt de chevaucher en soi un autre cheval tout aussi sauvage, un autre flux du désir, qui va en direction inverse : dans la bonne direction. L’éthique de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] ne repose pas sur une mise en scène de lutte du marin contre les éléments, mais sur une attention aux vents, sur une transformation de soi en un être “mi-navire, mi-bourrasque” prêt à changer de vent, à jouer un vent contre un autre, pour rejoindre le cap.
On voit à nouveau en quoi il est stoïcien : comme le dit Épictète, le problème n’est pas de vaincre un pan de soi, mais d’atteler son discours intérieur à une “noble représentation”, pour aller ailleurs. Le problème est toujours l’usage des représentations. On passe alors d’une psychomachie à une psycho-navigation à la voile, où il faut d’abord connaître le vent, puis faire avec et le suivre, louvoyer. Il n’y a plus personne pour imposer de pure direction : il n’y a pas de conscience ou de volonté pure qui serait le pilote – le pilote est lui aussi déterminé par des causes.
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> #Note/Raison #Note/Desir #Note/Philosophie
> [!information] Page 192
Pour [[Baruch Spinoza|Spinoza]], l’humain peut agir : en devenant lui-même une cause. La vie éthique chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]] n’est pas construite sur une opposition entre un pâtir aliéné au cours des choses et un agir libre car libéré de ce cours des causes, mais sur une différence entre deux types de causes : les causes adéquates et les causes inadéquates. La liberté correspond alors au fait de laisser s’exprimer les causes adéquates. Vous êtes une cause parmi les causes. Vos désirs sont des causes parmi les causes. Surtout, vos idées adéquates sont des causes libres parmi les causes. De là l’éthique, c’est-à-dire la question de la valeur des actions, car toutes les causes ne se valent pas.
La liberté consiste donc à laisser s’exprimer les causes adéquates. À être une bonne cause de ses actions, et non une cause mutilée, captée et utilisée par des choses extérieures, c’est-à-dire une cause inadéquate. C’est le modèle du pion, le modèle de l’agent secret assassin utilisé contre son gré par une officine : il est cause inadéquate de ses actions, il est piloté par des causes extérieures. Or nous avons en nous des causes inadéquates : la colère, la haine, toutes les passions tristes. Elles, ce n’est pas nous en nous. Ce sont nos mauvais maîtres en nous. Elles se servent de nous, et nous nous en repentons ensuite.
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> #Note/Hilosophie #Note/Desir #Note/Passion
### Fortifier le loup blanc sans mater le loup noir
> [!accord] Page 194
À cette rengaine, [[Baruch Spinoza|Spinoza]] répond par une intuition limpide, que chacun a pu faire : on ne peut faire taire un désir que par un désir plus fort encore. Il le formule ainsi : “Un affect ne peut être contrarié ni supprimé que par un affect contraire et plus fort que l’affect à contrarier95.” Il ne s’agit pas de mater le loup noir, mais de fortifier le loup blanc. La raison doit donc être un désir, et sa pratique doit être une grande joie, sinon elle sera impuissante à influencer l’action. Si être raisonnable dévitalise toutes les passions, alors cela rend triste. Donc cela rend faible, puisque la tristesse est un affaiblissement de la puissance : faible face aux désirs indésirables96. Ou : cela nourrit le loup noir.
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> #Note/Desir #Note/Affect #Note/Philosophie
> [!information] Page 195
Si je suis fait entièrement de désirs, on pourrait se demander alors pourquoi certains doivent être favorisés plutôt que d’autres. Pourquoi ne suis-je pas aussi bien mes affects tristes, colère et haine, c’est-à-dire le loup noir en moi ? Pourquoi est-il raisonnable et bon de nourrir et favoriser le loup blanc ?
Je ne suis pas ma passion triste parce que je suis un conatus bien vivant, c’est-à-dire une force qui préfère la santé à la maladie, la nourriture au poison, la puissance tranquille et généreuse à l’impuissance frustrée et pleine de ressentiment. Chaque vivant s’efforce de persévérer dans son être, dans sa trajectoire d’augmentation de sa puissance d’agir et de penser, que la tristesse diminue. C’est le conatus vivant qui me fonde : on peut le figurer comme un fauve vigoureux qui piste et flaire la grande santé (le loup blanc en moi). Par lui, je ne peux pas vouloir être en mauvaise santé. Or la tristesse, c’est la maladie de l’âme, parce qu’elle diminue mes puissances. Je suis un conatus-fauve qui s’épanouit spontanément dans la joie active et se flétrit spontanément dans l’impuissance rageuse. Donc ma raison n’est pas une instance séparée, mais juste la tendance intelligente et vitale de ma puissance à aller vers la joie, vers les rapports de composition qui me renforcent et me donnent de la surabondance de force à partager avec les autres. La raison diplomatique n’est pas une faculté calculatrice froide – c’est le nom de l’intelligence propre au désir vital en moi, qui cherche la joie, et sait reconnaître et fuir les intoxications et les tristesses.
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> #Note/Desir #Note/Affect #Note/Philosophie
> [!accord] Page 196
Ainsi, celui qui se livre encore et encore aux passions toxiques n’est pas frappé d’une faiblesse intrinsèque de la volonté ou de la raison. Son drame est plutôt de ne pas savoir lever en lui des désirs plus hauts et plus intenses que ses passions nocives. C’est qu’il n’a pas suffisamment fortifié, par de bonnes habitudes, le loup blanc. La morale du cocher, obnubilée par sa peur des passions, a donc confondu discipline et brimade. La discipline exigeante de l’éthique diplomatique revient quant à elle à trouver, former, et fortifier en nous, des désirs émancipateurs tellement ardents, tellement irrésistibles, qu’ils pourront se substituer sans effort aux passions toxiques qui nous rendent malheureux et malsains. Il faut bricoler par la raison vivante l’expérience d’une joie sauvage tellement vibrante que les plaisirs aliénants et morbides, les désirs minables d’abaisser les autres, de faire mal, en perdent leur intérêt, et jusqu’à leur éclat. Tisser avec ces passions une joie robuste, une puissance de pâtir sans subir, c’est-à-dire sans souffrir outre mesure des inévitables rencontres nocives. L’éthique diplomatique est l’art d’incorporer et d’infléchir des habitudes du désir, c’est-à-dire d’influencer l’écosystème des affects lui-même. La liberté existe : c’est l’art d’aménager les systèmes d’irrigation en soi qui font émerger des désirs émancipateurs, et nourrissent nos fauves les plus nobles. L’éthique ne consiste plus à s’élever fièrement au-dessus de l’animal en soi, mais dans une certaine manière à être l’animal que nous sommes.
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> #Note/Desir #Note/Affect #Note/Philosophie/Morale
### Éthique ascensionnelle
> [!information] Page 199
Ces pôles, le haut et le bas, le désirable et le détestable, diffèrent volontiers dans leur contenu mythologique : l’animal, archétype de la bassesse, peut au contraire, dans d’autres cultures, se retrouver en haut. Il y a par exemple une ascension vers le non-vouloir dans le zen, qui est une ascension vers l’animal. Cet animal-là est une bonne métaphore de la réduction de la pensée associative, du fantasme, de l’imagination aliénante. Il s’agit de redevenir un de ces animaux qui pensent beaucoup par résolution de problèmes liés aux rencontres dans l’expérience, mais peu en termes de pensée associative fantasmatique, jugeante et parasitante : celle qui selon le zen rend malheureux, malsain et méchant l’animal humain. Le saint occidental veut s’élever le plus loin possible au-dessus de la bête en lui, quand le sage zen veut s’approcher le plus près de son chat. La sagesse animale de son chat : mesure originelle de la pensée non aveuglée par les faux désirs.
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> #Note/Animaux #Note/Philosophie/Morale
## Passer de l'autre côté de la nuit
### Nuits d’affût
> [!accord] Page 202
La caméra en question est un objet militaire interdit à la vente : du matériel de guerre, dit “sensible”. Il a été conçu pour les postes-frontières de l’armée, et il est utilisé pour repérer, entre autres, les migrants qui voudraient illégalement entrer sur le territoire. Même si le but n’est pas identique, utiliser pour observer les loups des caméras conçues pour surveiller les migrants laisse un trouble. Le dispositif technique matérialise ce qu’il y a de commun dans nos relations aux altérités qui vivent tout contre nous. Tout objet technique incorpore une théorie embarquée, qui oriente ses usages. Ce qui est intrigant dans notre affaire, c’est qu’il s’agit de détourner, de subvertir la théorie embarquée dans une caméra de surveillance, pour en faire un instrument de métamorphose diplomatique.
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> #Note/Objet #Note/Guerre #Note/Vivant/Animaux #Note/Migration
> [!information] Page 203
Essentiellement sur le plateau de Canjuers, dans le Var. Cette expérience nous met avant tout au contact des bergers et éleveurs, des brebis et des chiens, des parcours du troupeau, de la prairie et des bosquets, des ciels nocturnes, enfin des loups. En dialogue constant avec les acteurs pastoraux, nous suivons les troupeaux dans le territoire d’une meute. Les bergers peuvent faire paître leurs brebis dans le camp : les troupeaux maintiennent une pression de broutage sur les paysages, ce qui leur permet de ne pas s’enforester, ils maintiennent les prairies rases, et limitent ce faisant les risques d’incendies. C’est une alliance étrange entre les militaires et le pastoralisme qui explique leur présence quand tous les villages ont été évacués. Les bergers sont alertés des exercices militaires et déplacent les brebis en fonction du calendrier des artilleurs et des simulations d’infanterie.
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> #Note/Guerre #Note/Elevage #Note/Vivant
### Vita incognita
> [!information] Page 204
Dans le cadre du projet CanOvis, on utilise cette technologie pour filmer la nuit. Ces recherches nous apprennent, parce qu’on accède au “monde de la nuit102”, que les relations entre loups, troupeau, chiens de protection et humains sont infiniment plus riches que ce que l’on croyait, l’acte de prédation lui-même n’étant que “la partie émergée de l’iceberg”. La caméra thermique restitue une multitude d’autres interactions au début incroyables, d’habitude invisibles : des loups qui jouent avec des chiens de protection, qui partagent avec eux des dépouilles de brebis, qui leur font la cour… C’est là que se joue, suivant Landry et son équipe, la compréhension réelle du système : “C’est dans cette partie « invisible » des relations entre le prédateur et le système pastoral que se bâtissent les scénarios qui mèneront, ou non, à la prédation, avec plus ou moins de régularité et d’intensité103.”
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> #Note/Elevage #Note/Vivant #Note/Relation
> [!accord] Page 205
Ces nouvelles données sont susceptibles de bouleverser ce qu’on croyait savoir : certaines images spectaculaires capturées par CanOvis grâce à la caméra thermique montrent par exemple un loup tranquille au beau milieu d’un troupeau de brebis sereines, qui l’examinent de tout près. C’est presque inimaginable depuis nos conceptions traditionnelles du loup et des brebis. Cela ouvre de nouveaux espaces de réflexion pour l’éthologie. Comment comprendre l’absence de panique chez les brebis et la placidité du loup ? Faut-il faire l’hypothèse que les brebis n’ont pas une catégorie de “loup” aussi homogène que la nôtre ? Que, pour elles, il n’y a pas le loup, mais des loups différenciés ? Qu’elles ne sont pas ici aussi “essentialistes” que les humains, c’est-à-dire enclines à projeter massivement sur tout un groupe (ou une race) des traits repérés seulement chez quelques-uns ? Qu’elles ont un rapport plus subtil, plus vigilant à la différence interindividuelle entre les loups (certains sont dangereux, d’autres non) ; ou même au contexte : le même loup pouvant un jour être un prédateur qu’il faut fuir, et un autre jour un flâneur intéressant sur lequel il suffit de garder un œil ? Des énigmes émergent de ce monde de la nuit révélé par les images.
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> #Note/Vivant #Note/Relation/Predation #Note/Elevage
## Un devenir-diplomate
### La face cachée de la nuit
> [!information] Page 224
Ces images évoquent cette vieille vérité que ne veulent pas entendre ceux qui ne sont qu’eux-mêmes, et sûrs de ce qui leur est dû : la contingence des formes singulières. Schopenhauer explique dans des pages fameuses que ce qu’on appellerait aujourd’hui l’empathie, au sens d’émotion morale dont le fondement est éthologique (qu’il appelle lui, dans le lexique du XIXe siècle, “pitié”, Mitleid en allemand, littéralement “souffrir avec”), exige une condition pour émerger dans le flux affectif. Cette condition, il l’appelle “conscience de la contingence des formes singulières”. Pour qu’un migrant m’émeuve, pour que son sort m’ébranle, il faut que j’estime que le fait qu’il soit lui et que je sois moi est un fait contingent : que je pourrais très bien être lui et lui moi, que nos différences sont des hasards heureux ou malheureux, et pas des nécessités liées au destin, à l’élection, au mérite ou à la valeur. C’est cette expérience que, paradoxalement, la technique de la caméra restitue ici : la difficulté même à identifier les animaux d’un coup d’œil, le travail de l’œil-esprit pour discriminer qui court après qui, donne accès à cette vérité philosophique de la contingence des formes singulières ; elle ouvre une brèche pour restituer à ces vivants leur histoire longue.
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> #Note/Empathie #Note/Relation #Note/Philosophie
> [!accord] Page 225
On se surprend à insulter les loups à la caméra, à encourager les chiens. Le paradoxe, pourtant, c’est que ce sont les humains qui sont en grande partie responsables de cette panique : la brebis descend d’un mouflon sauvage qui, lui, savait se défendre, s’enfuir, s’organiser. Il déjouait les attaques lupines près de neuf fois sur dix. Mais la sélection artificielle a, pendant quelques milliers d’années, juvénilisé le mouflon farouche pour en faire la brebis docile : c’est-à-dire que la brebis adulte est maintenue face à la menace dans l’état affectif et l’impuissance d’un juvénile. C’est un phénomène classique de la domestication, qui permet aux domesticateurs d’utiliser cette possibilité développementale inventée par l’évolution, qu’on appelle la néoténisation (elle consiste à retarder la maturation des individus), pour ne conserver dans le cheptel que les spécimens les plus impressionnables, manœuvrables, malléables, manipulables.
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> #Note/Animaux #Note/Elevage #Note/Biologie/Evolution
> [!accord] Page 226
De là, ce sentiment de notre responsabilité à protéger la brebis, en tuant le loup. Mais l’historien Michael D. Wise nous rappelle à l’ordre : cette histoire-là du berger protecteur contre le prédateur est aussi une fiction racontée pour cacher la propre dimension prédatrice de l’élevage. Le topos du berger qui défend le troupeau contre les prédateurs sanguinaires a servi à forger l’image du pastoralisme qui protège les faibles (rendus tels par le pastoralisme lui-même) contre une nature féroce, et à cacher la nature prédatrice du pastoralisme derrière l’image du protecteur. C’est une intuition puissante de Wise dans Producing Predators, son histoire environnementale des ranchers du Montana : il y analyse la construction de la représentation de l’élevage comme “production” de viande106. Il montre que, dans ce contexte américain, le “producteur” de viande de bœuf est un prédateur qui doit se représenter lui-même comme assiégé par d’autres “prédateurs” (les loups, les ours, les Amérindiens) et protégeant ses innocentes bêtes (c’est-à-dire ses proies), pour rédimer l’ambivalence prédatrice de sa propre activité, et la présenter comme productive et non destructive. Ici, certes, ce ne sont pas des ranchers capitalistes, mais reste cette conclusion : il est peu défendable de vouloir éradiquer des loups pour protéger des brebis vulnérables, alors que c’est notre héritage qui les a rendues telles. On ne peut plus dire avec innocence : “la pauvre brebis…”.
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> #Note/Elevage #Note/Relation/Predation #Note/Animaux
## Philosophie politique de la nuit
### “Si la nuit devient noire, fais-toi plus noir encore”
> [!approfondir] Page 233
Dans les sciences sociales, le terrain est précisément ce qui appelle description empirique et élucidation par les instruments théoriques (il est conjointement la matière à décrire et la pratique qui recueille les éléments empiriques pour décrire). Or cette ambition descriptive n’est pas le sens premier de l’activité philosophique, même si elle peut y concourir. Le rapport au terrain des sciences sociales traditionnelles est alors désamorcé en philosophie. La question devient : à quoi sert-il ? Que fait le terrain à la philosophie ? C’est-à-dire que fait-il à l’activité philosophique dans son originalité ? Je reprends ici l’approche deleuzienne suivant laquelle l’activité philosophique par excellence revient à créer des concepts. La question devient : qu’est-ce qu’“être sur le terrain”, et pas forcément “avoir un terrain”, fait à la création conceptuelle ? J’ai exposé jusqu’ici comment l’immersion dans des pratiques sur le terrain a concouru à une série d’expériences qu’on pourrait dire “philosophiques” (ni plus ni moins que la vie, non amputée de ses énigmes et ses ambivalences, accessible à chacun). Ces expériences sont décisives en tant qu’elles contribuent à la création du concept de diplomatie interespèces des interdépendances108.
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> #Note/Philosophie #Note/Notion/Concept
### Avoir la garde des interdépendances
> [!accord] Page 236
On peut désormais préciser ce que recouvre la position diplomatique, cette position étrange au croisement des interdépendances. Dans le personnage historique du diplomate, on retrouve déjà une attitude proche, celle de rappeler à ses mandants qu’ils ne peuvent pas faire cavalier seul, qu’ils n’existent pas sans leur dehors. Mais le diplomate historique entre nations dans sa forme traditionnelle n’est pas le bon modèle, car il limite souvent sa pratique diplomatique à continuer la guerre par d’autres moyens, au service de son propre camp. Le diplomate “de la relation” ici portraituré est d’une autre nature, du fait de sa position au service des interdépendances.
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> #Note/Vivant #Note/Notion/Diplomatie #Note/Philosophie
> [!accord] Page 238
Si cette idée de diplomatie des interdépendances est si difficile à théoriser, c’est qu’on hérite d’une tradition qui pense la morale et la politique comme hiérarchisation des relations entre des termes premiers bien séparés, en conflit, avec une victime et un coupable (moi et mon prochain, Abel et Caïn). Mais dans un monde où les relations sont premières, plus réelles que les êtres séparés, et où vivre consiste à être pris dans et fait par des relations, cette approche est d’une tragique inutilité.
C’est en partie aussi à cause de cette habitude de pensée qu’on est tenté de croire que cette circulation empathique parmi tous les points de vue dépolitise, parce qu’il devient impossible de choisir un camp. C’est en fait là une conception très pauvre du politique (elle confine au chauvinisme). Ce qui a lieu ici à mon sens est inverse : le barbouillement moral ne dépolitise pas ceux qui le rencontrent, à mon sens il les politise mieux. Une fois qu’on a circulé parmi les points de vue, on sent que certains n’ont pas la légitimité qu’ils réclament. On voit se dessiner des axes de mobilisation qui sont précis, comme les dispositifs pertinents pour agir, et l’inutilité des grandes condamnations morales qui sont le lot quotidien des militants d’écran d’ordinateur. Les dispositifs diplomatiques politisent au sens où ils poussent ceux qui les traversent dans l’analyse concrète d’une situation concrète, où ils sont capturés, on le verra plus loin, par le point de vue des interdépendances113.
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> #Note/Notion/Diplomatie #Note/Vivant #Note/Politique #Note/Relation
### Les communautés d’importance
> [!accord] Page 250
Cet agent diplomatique rappelle donc autant que possible le point de vue de la relation. Ce faisant, il ne défend pas des compromis entre des volontés qui restent intactes, il active la création d’un nouvel agencement du désir qui fait bouger les lignes originelles. C’est ce que j’appelle par provision une “communauté d’importance”, pour sortir du lexique libéral, qui nous hante, des “intérêts” (donnés d’avance et liés à un individu aux limites fixes, séparé, susceptible ensuite de passer contrat, pour les maximiser).
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> #Note/Liberalisme #Note/Philosophie #Note/Relation
### Être saisis ensemble par le point de vue des interdépendances
> [!accord] Page 256
C’est là un phénomène aussi intrigant qu’intéressant : la possibilité que ce point de vue actif des interdépendances ne soit pas occupé par des humains tout seuls. À cet égard se retrouvent dans cette position d’alterdiplomatie des collectifs très étranges, alliant vivants humains et non humains. Par exemple, on peut penser comme des acteurs de cet ordre les groupements d’apiculteurs alliés aux abeilles, qui réclament la baisse massive des intrants chimiques de l’agrobusiness (produits phytosanitaires contribuant significativement au “syndrome de la ruche vide” et à la fragilisation des pollinisateurs domestiques et sauvages)132. On peut défendre que le collectif chimérique “apiculteurs-abeilles” constitue de fait une alliance diplomatique, entre les pratiques agricoles, d’un côté, et la microfaune des sols tissée à la biodiversité sauvage des zones rurales, de l’autre. Parce que l’agriculture à intrants ne fragilise pas que les abeilles, mais aussi les sols, les milieux et la durabilité de l’agriculture elle-même. L’alliance se retrouve à défendre la transformation des usages du territoire vers des pratiques plus soutenables pour les interdépendances elles-mêmes. Elle rend visible que ce n’est pas seulement l’apiculture ou le maraîchage qui sont fragilisés : c’est l’interdépendance entre pollinisateurs et milieux qui souffre des intrants. Que, si les intrants chimiques semblent bénéfiques à un camp (l’agro-industrie), ils ne le sont pas vraiment, puisqu’à terme, ils détruisent les pollinisateurs qui permettent le retour chaque printemps de tous les fruits et légumes à fleurs, fécondées dans leurs noces croisées avec les insectes et oiseaux. Cette alliance diplomatique là ne réclame pourtant pas l’arrêt de toute exploitation des écosystèmes au profit des seuls pollinisateurs ; elle ne réclame pas non plus la fin des intrants pour le seul salut de la production industrielle durable des aliments (approche anthropocentrique).
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> #Note/Agriculture #Note/Pesticide #Note/Animaux
> [!approfondir] Page 257
Les abeilles sont ici des lanceurs d’alerte : leur sensibilité unique aux doses d’intrants du milieu leur permet, en sentinelles, de rendre visibles les attaques invisibles contre le tissu du vivant tout entier. Elles deviennent des déictiques politiques au sens donné par le philosophe [[Carl Schmitt]] : elles pointent du doigt (de l’antenne), en silence, les ennemis et les amis d’un usage soutenable du tissu du vivant. Elles sont des alliées politiques pour ceux qui veulent changer les pratiques, au sens où leur intérêt (leurs exigences vitales), croisé à d’autres, pèse lourd dans la balance des alignements et des rapports de force (les apiculteurs qui militeraient pour leurs revenus seuls, c’est-à-dire sans s’associer au sort des abeilles, auraient-ils la même portée politique ?).
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> #Note/Animaux #Note/Pesticide #Note/Relation
> [!accord] Page 259
Enfin, il n’est pas nécessaire que les acteurs humains et non humains aient pour intention de s’allier pour qu’il y ait alliance (c’est déjà le sens du concept descriptif d’“alliance objective”). Il suffit de trois conditions pour qu’un champ de forces pluriel manifeste quelque chose comme la cristallisation d’une alliance interespèces : il suffit que se tisse un front commun entre deux ou plusieurs acteurs pris dans une communauté d’importance, que ce front agisse pour une transformation de l’usage des territoires qui leur importent, et qu’il lutte ce faisant contre d’autres usages. Peu importent les intentions mentales, les pactes signés, les tractations verbales : trois prépositions font une alliance, il suffit qu’il y ait un pour, un entre et un contre.
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> #Note/Relation #Note/Vivant #Note/Notion/Diplomate
### Composer et lutter
> [!accord] Page 262
On peut essayer de monter en généralité sur ce point difficile. La phrase de [[Carl Schmitt]], qui définit l’essence du politique comme l’acte de distinguer entre amis et ennemis, connaît un retour en grâce aujourd’hui parce qu’elle permet de vivifier l’idée que la politique n’est pas cantonnée aux formes consensuelles de la délibération et de la négociation. Qu’elle n’est pas confisquée par la marge de manœuvre institutionnelle limitée du citoyen votant, mais qu’elle est faite de luttes, de rapports de force et de conflits. Aujourd’hui, il y a dans le champ de l’écologie politique un clivage entre les tenants de la négociation et ceux des conflits. Je crois que les positions monolithiques sur cette question, celle des pro-luttes qui assimilent toute négociation à une compromission avec le “système”, celle des réformateurs qui pensent toute lutte radicale comme une immaturité romantique, nous cachent l’enjeu intellectuel et politique réel : comment articuler ensemble de manière organisée, avec des cibles appropriées, la négociation et la lutte. La principale difficulté ici, c’est donc de penser ensemble la nécessité d’une approche diplomatique envers d’autres formes de vie, plusieurs usages d’un même territoire, impliquant l’invention de modus vivendi et des formes de négociations d’usages, tout en maintenant la nécessité d’une lutte contre certains acteurs.
> > [!cite] Note
> oui mais bordel sa fait chier
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> #Note/Politique #Note/Relation #Note/Notion/Diplomate
^5770be
### Le souci des interdépendances comme souci de soi
> [!accord] Page 266
Ce barbouillement moral n’est pourtant qu’un symptôme, et pas l’affect lui-même qui nous lie aux autres vivants. L’affect qui nous lie, c’est avant tout un sentiment de leur importance, une exigence qu’on leur accorde l’attention qu’ils méritent, en un mot, c’est une sollicitude. Un souci du vivant hors de nous et en nous. Ce point est intéressant car il restitue l’importance de la philosophie dans ce cheminement. [[Pierre Hadot]], grand théoricien de l’originalité de la pratique philosophique, pense la philosophie comme une conversion du souci.
Il écrit par exemple : “En principe, on donne valeur à ce dont on se soucie. Changer l’objet du souci, c’est opérer un renversement des valeurs et c’est changer la direction de l’attention139.” C’est pour cela que la philosophie est pour [[Pierre Hadot|Hadot]] “une transformation de la perception du monde”, “un effort pour nous réapprendre à voir le monde140”.
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> #Note/Philosophie #Note/Notion/Souci
^5f2af9
> [!accord] Page 267
Ce dont il s’agit ici, ce n’est ni plus ni moins qu’une transformation de notre compréhension de nous-mêmes : car le souci politique des interdépendances écologiques n’est pas qu’une stratégie pour réagir à la crise écologique systémique, c’est aussi l’expérience d’une autre réponse à la question de savoir qui nous sommes, c’est-à-dire de qui nous sommes faits.
Car ce souci du vivant, il s’agit bien d’un “souci de soi” au sens de [[Michel Foucault|Foucault]], mais d’un soi élargi, constitué par ses tissages. Un soi qui n’est plus le terme isolé et égotique, seul dans l’univers face au cosmos absurde, mais qui s’est hissé au point de vue de son être réel : comme nœud de branchements avec d’autres vivants, son souci de soi est un souci des interdépendances.
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> #Note/Notion/Souci/Soi #Note/Philosophie #Note/Relation
^76cc35
## Epilogue - Les égards ajustés
### Notre époque de crise écologique systémique...
> [!accord] Page 274
Les autres vivants, les milieux, étaient des entités auxquelles on devait des égards, des formes de réciprocité, du fait d’abord qu’elles font le monde qui nous fait. L’essence de la relation animiste, c’est-à-dire non moderne, avec d’autres formes de vie, c’est les égards. L’essence de la relation moderne, telle qu’inventée par ceux qui ont inventé l’idée tardive de “Nature”, à l’inverse, c’est l’inutilité des égards envers les vivants et les non-humains : leur irrationalité. Voilà l’essence de la “Nature” des modernes : comme matière dépourvue de sensibilité et de significations propres, comme réserve de ressources dans laquelle puiser, la nature est ce envers quoi il est irrationnel et infantile d’avoir des égards. On le voit bien dans le discours des “adultes” prétendument “sérieux”, en costume, qui dirigent le monde. Il serait “sentimental, absurde, arriéré, superstitieux” de manifester du respect ou de la compassion pour les animaux ou les végétaux, les rivières, les milieux. Pire : il faut dominer cette “Nature”, l’organiser, la mettre au travail, la soumettre pour qu’elle ne nous submerge pas. Voilà le fond du mépris tranquille mais réel du moderne moyen à l’égard de tout écologisme : il regarde avec condescendance l’irrationalité des “écolos” qui revendiquent des égards envers ce qui est pour lui de la simple “matière”. Ce que le naturalisme, cette conception du monde occidental tardive, a créé en inventant la “Nature”, ce n’est pas rien : ce sont les premières relations au monde qui se passent d’égards. L’humanité, à mon sens, n’avait jamais inventé cette idée aussi folle auparavant.
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> #Note/Nature #Note/Extractivisme #Note/Vivant
> [!accord] Page 276
Il ne s’agit pas pour autant d’une nostalgie antimoderne rêvant de temps anciens où l’on vénérait la “Nature”, où elle était sacrée : c’est précisément l’effort du concept d’égards que de déplacer tout le champ du problème en dehors de l’opposition entre sacré et profane, entre vénérer et exploiter. Car c’est là toujours le même dualisme. Et, d’ailleurs, sacraliser n’est pas une bonne description ethnographique de ce que les peuples non modernes font envers leurs milieux (qui n’est pas la “Nature”). Sacraliser est le concept dualiste que notre tradition a élaboré en contraste binaire avec “exploiter” : il y a le profane, matière à extraire sans égards, et le sacré, immatériel à ne pas toucher du tout (or les non-modernes, en fait, tuent, mangent, rusent, exploitent, cueillent, mais aussi sèment, récoltent leur “sacré”). Les ethnographes modernes du début du XXe siècle n’ont souvent fait que projeter leur concept provincial dualiste de sacré sur les formes rituelles et pratiques des autres peuples, qui ne sont pas vénération et sacralisation absolues, mais relations jamais dépourvues d’égards.
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> #Note/Nature #Note/Extractivisme #Note/Vivant
> [!accord] Page 277
La logique conservationniste occidentale rend bien visible notre héritage dualiste : sanctuarisons absolument quelques pourcents de notre territoire national, quelques confettis, et nous pourrons exploiter en toute bonne conscience tout le reste comme de la matière à pressurer et gérer (ce que, dans un singulier twist de l’histoire, les modernes à la suite de [[John Locke|Locke]] appellent “améliorer” la terre, en faire “bon usage”, c’est-à-dire la mettre au travail par l’organisation agricole maximisant les rendements de biomasse, essentiellement de céréales et de bétail de rente, pour nourrir les populations urbaines croissantes et, plus insidieusement, générer de la plus-value pour l’accumulation de capital).
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> #Note/Nature #Note/Agriculture #Note/Philosophie
^7b1119
> [!accord] Page 278
Penser la modernité comme prisonnière de ce dualisme précis permet de comprendre autrement les mouvements les plus contemporains, et leurs errances. Par exemple, les attitudes antispécistes sont fondamentalement coincées dans le dualisme moderne, parce qu’elles rejouent le drame dualiste entre sacré et profane, exploiter ou sanctuariser, en utilisant comme patron du sacré voué à sanctuariser les animaux, non pas la forme prémoderne (la Nature sacrée), puisqu’elle a été déboutée par la modernité, mais la forme hypermoderne de sacralité, seule survivante de la dédivinisation de l’ancienne Nature : c’est la Personne humaine, considérée comme Fin en soi, parce que dotée de Dignité (opposée au reste du cosmos, qui n’est que moyen pour les Fins, donc profane). En faisant basculer les animaux sentients dans la catégorie des Personnes, l’antispécisme rejoue et pérennise ce dualisme, qui condamne tout le reste (les végétaux, les animaux non sentients, les milieux) à rester de la “nature-ressource”, des moyens pour les Personnes (humaines et animales désormais). En prétendant révolutionner la morale moderne, il pérennise sa structure la plus toxique.
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> #Note/Animaux/Antispeciste #Note/Nature
## Postface
Auteur : [[Alain Damasio]]
## Libre-vivre
> [!accord] Page 307
L’importance donnée aux variations, aux “flux de variantes”, à la combinatoire subtile des facultés héritées, sur les notions d’origine ou de modèle valorise la différence et l’écart sur fond de source commune et de convergence évolutive. Il utilise [[Gilbert Simondon|Simondon]] pour redonner aux espèces une dynamique préindividuelle, antérieure à leur prise de forme structurée, comme pour la territorialité dont il suggère la singularité, partagée par beaucoup d’espèces, d’une expérience géopolitique de l’espace.
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> #Note/Philosophie #Note/Vivant
^3a899f