> [!info]+ Auteur : [[Frédéric Lordon]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 1 heure et 17 minutes --- # Note ## Avant-propos ### Lire hors de soi > [!accord] Page 13 L’expérience enseigne assez la rareté d’un lecteur. C’est que lire les mots, les phrases, et en comprendre le sens n’y suffit pas. La qualité qui signe le lecteur est de celles qu’on ne rencontre pas souvent, pour des raisons d’ailleurs qui appellent moins la condamnation morale des « insuffisances » que l’analyse de mécanismes passionnels d’une grande puissance. Car lire, c’est sortir de soi. Et voilà d’emblée indiquée toute la difficulté : comment sortir de soi quand le rapport au monde qu’instaure le conatus est par construction égocentré et projectif ? La réponse est qu’on ne le peut jamais complètement. > [!accord] Page 13 Mais qu’on le peut quand même dans une certaine mesure – qui se gagne par un constant travail. Allons au plus loin pour faire entendre la difficulté sous sa forme maximale : par exemple nous ne pourrons jamais complètement accéder au point de vue d’un lombric sur le monde car, sur le monde, nous projetons une complexion humaine (sous une certaine actualisation), le point de vue d’un corps humain. > [!approfondir] Page 13 En définitive, toute la vie n’est qu’un gigantesque test projectif. Cependant, dans Le Terrier, [[Franz Kafka|Kafka]] va aussi loin qu’il est possible pour se faire taupe. Et nous faire entrer dans le point de vue d’une taupe. La chose est étonnante, stupéfiante même, mais – preuve est faite en tout cas – pas impossible. ^75f3d1 > [!information] Page 14 C’est que ce qu’on projette n’est pas irrévocablement donné. Les modes sont modifiables, explique [[Baruch Spinoza|Spinoza]]. Spécialement le mode humain que la complexité de son organisation corporelle dote d’une plasticité sans pareille – dans son genre, c’est-à-dire aux variations individuelles près. Sans doute sommes-nous irrémédiablement enfermés dans la complexion spécifique de notre corps, qui est le corps humain – raison pour quoi, voués à sentir comme des humains, le monde d’un lombric, ou d’une taupe, nous est infigurable jusqu’au bout. Pour autant les aptitudes du corps humain sont grandes, très grandes même, du reste « ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé1 ». On sait notamment qu’il est capable de modifications qui étendent le spectre de ses affectabilités. Pour, quoique toujours à partir de soi, davantage sentir comme un autre. Parfois jusqu’à entrevoir le monde d’une taupe. > [!accord] Page 15 Lire, c’est donc élaborer en première personne à partir d’un matériau, d’une œuvre, fournie par un autre, jusqu’à en faire une œuvre de degré deux, si bien que, ayant échappé à son auteur d’origine, l’œuvre au total n’est que l’intégrale de toutes les variations d’ordre n produites par les lectures et leurs circulations – mais c’est là un thème bien connu. Non seulement la « première personne » qui préside à la réélaboration est inévitable, mais il faut voir tous les bénéfices de ce procès de déformation-prolifération. Les limites aussi. ### La politique en ses affects > [!information] Page 16 Il ne s’agissait donc pas de présenter une construction théorique déployée dans toutes ses articulations. Mais de montrer comment « ça » marche. « Ça », quoi ? La politique, ou plutôt la politique en ses affects. Disons même davantage : la politique comme milieu essentiellement passionnel. Une lecture rapide accorderait rapidement pareil énoncé, mais sans doute pour en avoir loupé le mot décisif : « essentiellement ». On le sait bien qu’il y a « de la passion » dans la politique. « Essentiellement » dit qu’il n’y a que ça. Et c’est ici que la discussion commence vraiment. > [!accord] Page 16 Car la vue commune tient que, si – « évidemment » – il y a « de la passion » dans la politique, il y a « aussi » des discours, des propositions, des arguments, donc des appels à la raison, même s’ils ne cessent d’être perturbés – par les passions précisément. Or il va s’agir ici de dire tout autre chose. Même cette part de la politique qu’on croit spontanément rationnelle, ou extra-passionnelle, quitte à lui reconnaître sa fragilité, pour en faire justement un idéal en péril, mais un idéal quand même, l’idéal qui, sous toutes les malencontreuses distorsions, dit la vérité profonde de la chose, même cette part d’idéal, donc, est en réalité à penser dans la dimension des affects. > [!accord] Page 17 Seule la théorie spinoziste de l’action et de la pensée peut nous faire accéder à ce point de vue qui contredit toutes nos représentations spontanées en disant qu’idées, valeurs, principes et arguments, dont on fait normativement l’essence de la politique en les opposant aux éruptions et aux emballements, sont encore des manifestations de la vie passionnelle. En réalité, pour la vue spinoziste des choses, « la politique en ses affects » est un parfait pléonasme : la politique, comme absolument tous les phénomènes du monde humain-social, se tient essentiellement dans l’élément des affects. Un pléonasme donc, mais qui, au degré où il contredit le sens commun, en vaut la peine. > [!approfondir] Page 18 Des concepts donc, et puis des cas – car il faut donner à voir les concepts, et on ne les voit jamais mieux qu’au travail, en situation. Disons tout de suite que ces « cas » ne sont pas de vrais cas : pas des cas comme les construisent et les traitent la sociologie ou la science politique. Ce ne sont que des matières à illustrer, des bancs d’essai à concepts, empruntés à des situations schématiques, archétypales, ou connues, mais qu’il ne s’agissait pas d’élaborer pour elles-mêmes. On y perd sans doute ce qui fait l’intention réelle dont procèdent cet ouvrage et ceux qui l’ont précédé, à savoir travailler en ce point de contact possible de la philosophie et des sciences sociales, en l’occurrence pour y construire quelque chose comme une science sociale spinoziste, ou bien une philosophie spinoziste appliquée. Mais on y gagne peut-être en force de suggestion. Car, redisons-le, il s’agit de donner à voir comment « ça » marche – les affects en politique, la politique en ses affects. ## Affects, idées, ingenium ### Non pas les « émotions » : les affects – homo passionalis > [!information] Page 20 « C’est un affectif », « il est trop dans l’affect », ce sont peut-être les formules qui résument le mieux le point de vue contemporain sur les affects : une donnée de la « nature humaine », mais une distorsion regrettable – qu’idéalement il faudrait chercher à réduire. > [!accord] Page 21 Mais quand [[Baruch Spinoza|Spinoza]] parle des affects il parle de tout autre chose que de nos « émotions ». Et les fausses pertinences du pharisaïsme rationaliste, qui déplore avec ostentation la mauvaise part « émotionnelle » (chez les autres), sont à des lieues de ce à quoi le point de vue des affects donne accès. L’affect chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]] est le nom le plus général donné à l’effet qui suit de l’exercice d’une puissance. Une chose exerce sa puissance sur une autre, cette dernière s’en trouve modifiée : affect est le nom de cette modification. > [!information] Page 21 Le vent courbe une tige : la tige est modifiée – affectée. Une personne parle à une autre, qui se met en colère, ou bien s’en trouve agréablement songeuse : elle a été modifiée (tristement dans un cas, joyeusement dans l’autre). Affect est le concept central d’une grammaire générale de la puissance dont la formule la plus concentrée est peut-être donnée par la proposition qui clôt la partie I de l’Éthique : « Rien n’existe sans que de sa nature ne s’ensuive quelque effet2. » Toute chose est par essence puissance, c’est-à-dire pouvoir de produire des effets, et puissance s’exerçant nécessairement, c’est-à-dire produisant nécessairement des effets. > [!accord] Page 21 Parmi les choses de l’univers, l’homme est un notoire producteur d’effets. Il affecte les autres choses, et particulièrement ses semblables – même si, du fait que les hommes vivent en société, leurs entr’affections sont systématiquement médiatisées (par des rapports sociaux, des formes institutionnelles, etc.). Dans l’ordre commun de la nature, dont [[Baruch Spinoza|Spinoza]] nous dit que l’homme est une partie – il n’est pas « comme un empire dans un empire3 » –, affect est le nom qui concentre l’opération de la causalité universelle, de l’enchaînement des causes et des effets. Est-ce assez pour laisser entrevoir combien on est éloigné des lieux communs du discours des « émotions » ? > [!information] Page 22 On peut reprendre les choses autrement. L’homme (comme chaque chose d’ailleurs4) est conatus. Le conatus dit la puissance même comme élan d’activité, comme projection dans le monde d’un pouvoir d’y produire des effets. Mais lesquels ? Le conatus « en soi » est pur effort, donc générique et intransitif, c’est-à-dire ne sachant ni quoi faire ni vers où s’orienter. Ses orientations concrètes, nous montre [[Baruch Spinoza|Spinoza]], le sens de ses poursuites particulières, lui viendront nécessairement du dehors, des rencontres de choses extérieures qui, exerçant leur propre puissance sur lui, l’affecteront et, par là, le détermineront comme désir de faire ceci ou cela. Et c’est bien ce que nous dit la première définition des affects : « Le désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose5. » > [!information] Page 22 Quelque peu obscure à force d’être rigoureuse, la formule dit pourtant tout ce qu’il y a à comprendre : ça n’est que sous le coup d’une « quelconque affection » par une chose extérieure que l’élan générique et, en tant que tel, intransitif du conatus trouve sa détermination comme désir – de « faire quelque chose ». Pour dire les choses d’une manière contestable mais peut-être parlante, le conatus as such est comme un élan générique en suspens, c’est-à-dire en attente d’une détermination à se concrétiser, à se transitiver. Il ne sort de ce suspens que par l’effet d’une affection de rencontre qui vient le déterminer particulièrement, pour lui donner la forme d’un désir défini [formulation en effet contestable, puisqu’en réalité le mode humain est toujours déjà en interaction avec d’autres modes, si bien que le conatus est toujours déjà affecté, et que l’idée d’un « conatus en suspens » n’est qu’une fiction théorique (un être de raison, dirait [[Baruch Spinoza|Spinoza]])]. Ainsi, il n’est pas d’action sans qu’il y ait eu un désir d’agir, et il n’y a aucun tel désir s’il n’y a eu d’affection antécédente qui a (re)déterminé le conatus sous l’espèce de ce désir particulier. > [!accord] Page 22 Dire que l’homme vit dans la condition passionnelle n’a pas d’autre sens que dire qu’il vit sous l’empire de la causalité affective : homo est essentiellement passionalis. Il ne fait rien sans y avoir été déterminé, c’est-à-dire sans avoir été déterminé à désirer le faire, et cette détermination a opéré en lui par affects, et par les réorientations de son élan conatif qui s’en sont suivies. Comprendre la politique par les affects, c’est partir de là. ### Les affects et les « idées » > [!information] Page 23 L’idéation n’est donc nullement hétérogène à l’ordre de la puissance et des affects, tout au contraire en est-elle l’une des manifestations de plein droit, et ceci tout simplement du fait que l’esprit même est puissance dans son ordre : puissance de penser. Car il y a en quelque sorte des ordres d’expression de la puissance – [[Baruch Spinoza|Spinoza]] les appelle des attributs (les attributs de la substance) –, et le conatus se décline aussi bien en puissance d’agir du corps (dans l’attribut de l’Étendue) qu’en puissance de penser de l’esprit (dans l’attribut de la Pensée). En leur sens le plus général, les affects ne sont en rien une « perturbation émotionnelle » des facultés supérieures : ils sont ce par quoi un esprit, comme dans son ordre propre un corps, se met « en mouvement »7, et pense. > [!approfondir] Page 24 Mais que faut-il entendre par « idée » exactement, et l’idée selon [[Baruch Spinoza|Spinoza]] a-t-elle le même sens que celle de nos usages courants ? En fait non, car [[Baruch Spinoza|Spinoza]] prend l’idée au sérieux, c’est-à-dire la considère dans sa nature purement idéelle. Or les idées en tant qu’elles sont considérées comme purement idéelles sont radicalement hétérogènes à l’ordre des corps, et ne sauraient avoir en tant que telles aucun effet sur eux. Contrairement au chien réel, rappelle [[Baruch Spinoza|Spinoza]], l’idée du chien ne mord pas. On dira pourtant que l’idée du chien peut nous faire peur – et prendre nos jambes à notre cou. Non pas l’idée, répondra [[Baruch Spinoza|Spinoza]], mais l’image du chien – image perçue par le corps, et qui peut alors déterminer le corps à faire quelque chose car, et c’est là en général le premier grand moment de déconcertation, moment radicalement anti-cartésien, il n’y a, chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]], de causalité qu’intra-attributive : seuls des modes de l’Étendue peuvent déterminer d’autres modes de l’Étendue à faire quelque chose, et aucune causalité n’est possible d’un mode de la Pensée à un mode de l’Étendue (ou l’inverse) : « le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit déterminer le corps au mouvement ni au repos », démontre [[Baruch Spinoza|Spinoza]] en Éth., III, 29. Seule donc l’image du chien (et non son idée) peut déterminer notre corps à bouger, selon d’ailleurs la manière particulière dont nous avons lié cette image à d’autres images, d’après notre complexion singulière (Éth., II, 18, scolie), liaison dans des ensembles signifiants qui nous détermineront chacun à nos mouvements particuliers, les uns à fuir si l’image de chien s’est jadis liée à celles des crocs et de la morsure, les autres à la caresse si la même image s’est liée à celles du compagnon supplémentaire de la vie familiale, etc. > [!accord] Page 25 C’est pourquoi, nous dit [[Baruch Spinoza|Spinoza]], les idées en tant qu’idées sont impuissantes à produire quelque effet sur notre corps. Les petits producteurs intellectuels – éditorialistes, experts, hommes politiques, universitaires –, portés à voir le monde depuis leur position particulière, sont par là enclins à croire que « les idées mènent le monde » – avec l’arrière-pensée d’un syllogisme cousu de fil blanc : si les idées mènent le monde, et que nous sommes les producteurs des idées, alors nous menons le monde… Mais ils ne sauraient se tromper davantage, du moins si l’on considère l’idée rigoureusement parlant, c’est-à-dire comme contenu purement idéel, en tant que tel sans force – sur les corps > [!accord] Page 25 Il faut donc bien s’entendre : lorsque « sous le coup d’une idée » – comme le dit l’expression courante – nous faisons quelque chose, par quoi nous devons comprendre que notre corps se met en mouvement – si, par exemple, une « idée » politique nous a scandalisés, ou mobilisés (le mot ici est parfaitement adéquat), nous sommes plus agités, notre tension monte, nous faisons du bruit avec la bouche (des phrases politiques, et nous discutons), éventuellement nous prenons la rue, ou nous allons au meeting –, si donc ce que nous appelons une « idée » nous fait faire des choses pareilles, c’est qu’elle ne nous est pas arrivée à l’état de pur contenu idéel seulement, mais accompagnée d’affects. Et nous le savons de connaissance directe d’ailleurs : certaines idées nous parviennent qui nous laissent froids. > [!accord] Page 26 Quand nous disons qu’une idée « s’empare de nous », l’image cette fois touche juste et restitue bien la nécessité qui va par suite nous déterminer à nous mouvoir d’une certaine manière. Et, oui, cet emparement est passionnel. Si donc quelque chose mène le monde, ce ne sont pas les idées elles-mêmes, ce sont les complexes qu’elles forment avec des affects qui viennent les véhiculer. ### Quelle idée affecte qui ? – les réfractions de l’ingenium > [!information] Page 26 Bien sûr, toutes les idées, ainsi reconsidérées comme idées-affects, n’ont pas le pouvoir d’affecter également tous. C’est qu’une chose n’a le pouvoir d’affecter qu’à la condition… de rencontrer une complexion affectable. [[Baruch Spinoza|Spinoza]] récapitule sous le nom d’ingenium l’ensemble de nos susceptibilités affectives. Tautologiquement – mais d’une tautologie qui dit quelque chose – un mathématicien est affecté, parfois jusqu’à la surexcitation, par une idée mathématique… qui laisse totalement indifférent le reste de la population – dans la complexion de laquelle l’excitabilité mathématique n’entre pas. > [!information] Page 26 Et ainsi « des hommes différents peuvent être affectés par un seul et même objet de manière différente, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de manière différente à des moments différents » (Éth., III, 51). Car l’ingenium des hommes diffère entre eux, et diffère aussi en chacun avec le passage du temps : non seulement nos susceptibilités affectives sont dissemblables mais elles se modifient. > [!information] Page 27 À quoi ai-je été exposé et quels plis en ai-je gardés ? Quelles rencontres, quelles situations, quels événements ont été marquants dans mon existence, c’est-à-dire, littéralement, ont laissé une trace, une disposition durable en moi ? Mon ingenium, c’est moi. Mais un moi qui n’a du coup aucun caractère d’essence, un moi jamais fixé, toujours fluent, susceptible, selon les conditions, c’est-à-dire selon les rencontres et les affections, de se déplacer… ou bien de s’indurer. À quoi suis-je sensible ? Qu’est-ce qui me fait vibrer, avec quelle intensité et dans quel sens ? L’ingenium donne la synthèse actuelle des réponses à la question de savoir ce qui m’affecte et comment > [!accord] Page 27 Pour chacune de ces questions, la réponse est inscrite au point de jonction de la nature des choses et des plis de mon ingenium. Si je suis affecté tristement ou joyeusement par l’impôt (soit il me prend mon argent, soit il correspond à l’idée que je me fais d’une politique de redistribution), ça n’est pas l’impôt seul qui peut le dire, c’est ma complexion, au travers de laquelle l’affection fiscale est réfractée pour déterminer tel affect ou bien tel autre. > [!accord] Page 28 Nos trajectoires biographiques qui sont des trajectoires sociales. La sociologie, celle de [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]] tout particulièrement, a montré l’inégale distribution du sentiment de légitimité à juger et parler en matière de politique, inégalité entre hommes et femmes, inégalités entre groupes sociaux, etc. Inégalités sociales donc, mais compliquées par des déterminations idiosyncratiques : car, si beaucoup de nos affections marquantes sont communes à notre groupe social, certaines autres sont nôtres singulièrement. Hors de notre situation sociale, certaines rencontres n’appartiennent qu’à nous, jusqu’à nous faire faire des choses qu’une sociologie trop simple ne pourrait pas prédire. Notre ingenium fait la synthèse de toutes, en donnant son poids propre à chacune, et l’on sait, mais comme toujours post festum, ce qui l’a emporté des plis communs et des idiosyncratiques : on sait si les seconds n’ont été qu’une modulation secondaire des premiers, ou bien les ont renversés pour produire la bifurcation de ce que Chantal Jaquet appelle le transclasse > [!accord] Page 29 La vue (l’affection) d’un pas de cheval dans le sol, dit [[Baruch Spinoza|Spinoza]], conduit le soldat à lier ses images et ses idées selon son habitude de soldat, et à passer de l’idée du cheval à celle de la cavalerie, puis de celle de la cavalerie à celle de la bataille, etc. Le même pas entraîne le laboureur de l’idée du cheval à celle du sillon, puis des semailles, etc. (Éth., II, 18, scolie). De même les ingenia politiques suivent-ils les pentes de leurs automatismes concaténateurs et chacun, par suite d’une même affection (tel événement, telle déclaration), enchaîne-t-il ses idées selon l’habitude de sa complexion : une seule et même chose satisfait les uns et met les autres en furie, ou bien les met en furie mais pour des motifs diamétralement opposés, ou bien les laisse indifférents et passez muscade, etc. > [!accord] Page 29 Contrairement à la représentation que nous en avons, l’état que nous nommons « conscientisé » n’est donc nullement l’effet du sursaut volontaire d’un esprit souverain, mais celui d’affections inscrites dans le corps et retenues par lui, l’effet d’une certaine disposition du corps plié par suite d’affections qu’en tous les sens du terme il y a bien lieu de dire marquantes. Être « conscientisé », c’est disposer du ressort réactionnel d’un corps politiquement tendu, capable de bondir à telle ou telle affection politique. La « conscientisation », c’est la politique incorporée. > > [!cite] Note > important ### Expliquer ou comprendre ? (une seule et même chose) > [!approfondir] Page 31 L’homme n’est pas une bûche ou un pneu : il pense – c’est toujours la grandeur de l’homme qui est à sauver… La position de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] quant à cette question est double. D’une part elle est celle d’une ontologie rigoureusement plane, où toutes les choses de l’univers sont à parfaite égalité de dignité ontologique : parmi elles, et sous ce rapport, l’homme ne « vaut » rien de plus (ou de moins), il est d’ailleurs, comme elles toutes, une simple « partie de la nature13 », et comme elles toutes soumis à l’ordre universel de la causalité. Pour autant que toutes choses soient confondues dans l’égalité ontologique, elles ne s’en distinguent pas moins par la puissance – égalité dans l’être, inégalité dans l’existence. L’amplitude des effets qu’un corps est capable de produire, c’est la complexité de son organisation interne qui en est l’index. Et « plus un corps l’emporte sur les autres par son aptitude à agir et pâtir de plus de manières à la fois, plus son esprit l’emporte sur les autres par son aptitude à percevoir plus de choses à la fois14 ». Or le corps humain l’emporte en complexité, et par suite en affectabilités, sur les autres corps connus – et ainsi son esprit, dont les capacités d’idéation n’ont pas d’équivalent. > [!information] Page 32 L’homme pense, c’est entendu15, mais ses idées, comme n’importe quoi d’autre, relèvent de l’ordre de la production des choses – et l’on peut bien dire « chose » à propos d’idées si par « chose » on entend « mode »16, puisque les idées sont des modes de l’attribut Pensée. Il n’y a pas d’idée qui n’ait été produite, donc causée, par la puissance de penser d’un esprit uni à un corps affecté. > [!accord] Page 32 « Comprendre », c’est ce que fait l’homme qui, projetant spontanément sa complexion dans le monde qui l’entoure, le met en sens. « Expliquer », c’est rendre compte de cette activité « compréhensive » en reconstituant causalement la production des images, des idées, des significations et des jugements, qui ne tombent pas du ciel ou ne naissent pas par auto-origination inconditionnée en l’homme, mais résultent d’un certain exercice de la puissance de penser de son esprit, dans la disposition d’une complexion singulière, et sous la sollicitation d’affections extérieures. ### Les affects de la rationalité > [!accord] Page 33 Mais, dira-t-on pour tenter de maintenir jusqu’au bout l’hétérogénéité des affects aux idées, n’y a-t-il pas une forme spécifique de l’idéation qui, elle, leur échappe, l’idéation rationnelle, dont précisément la norme argumentative est sans cesse exposée aux « perturbations émotionnelles » ? [[Baruch Spinoza|Spinoza]] philosophe des passions et de la raison n’est pas le plus mal placé pour envisager ce problème. Que des affects de toutes sortes viennent distordre les discussions et les éloigner de leur idéal de communication rationnelle, la chose est tellement connue de tous qu’il n’y a aucun lieu de s’y appesantir. C’est l’idée qu’une communication qui répondrait entièrement à son idéal de rationalité serait vierge de tout affect que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] conteste. > [!information] Page 34 Et d’une contestation maximale, a fortiori donc : par le cas du « sage », défini comme l’homme qui vit « sous la conduite de la raison ». Est-il passé au-delà des affects ? Certainement pas, tout au contraire : il n’a pu rejoindre la raison, puis approfondir son existence dans la raison que pour en avoir éprouvé les affects spécifiques – puisque seuls des affects peuvent déterminer quelqu’un à faire quelque chose, y compris devenir sage, et que la sagesse spinoziste est tout sauf une incompréhensible Pentecôte. > [!accord] Page 34 Les idées rationnelles n’échappent nullement au lot général des idées tout court : en tant que telles, c’est-à-dire en tant que purs contenus idéels, elles sont impuissantes. S’il nous arrive de suivre momentanément l’enchaînement de quelques idées rationnelles, c’est, comme pour toute chose, que nous y avons été conduits par des affects, et notamment les affects collectifs qui, dans nos sociétés, ont établi la rationalité comme une valeur, une valeur aux pouvoirs incertains, fragiles, mais qui produit quand même parfois quelques effets – car la valeur est une puissance sociale17. La société d’ailleurs développe en son sein des enclaves particulières, des univers spéciaux dont les participants se renforcent, par entr’affection, dans l’adhésion à la valeur de rationalité, et la cultivent de concert autant qu’ils peuvent (imparfaitement, forcément…) : les champs scientifique ou philosophique par exemple. ## La politique, un ars affectandi ### La politique comme ars affectandi… et ses aléas > [!accord] Page 37 Intervenir en politique, sous quelque forme que ce soit, c’est donc toujours intervenir dans l’élément des passions. Pour cette raison simple qu’« intervenir », c’est bien avoir formé le projet de produire des effets – d’affecter donc. « Intervenir », très généralement parlant d’ailleurs : en politique, ou par une proposition artistique, ou scientifique, ou par la mise sur le marché d’un produit, ou tout simplement en disant quelque chose à quelqu’un pour lui faire quelque chose, rire, se mettre en colère, partager une idée, penser, etc. Intervenir donc, c’est toujours travailler la matière passionnelle. Avec le désir d’y produire des effets. Mais lesquels ? C’est là que les problèmes commencent. Car il y a les effets escomptés, et il y a les effets produits… > [!accord] Page 39 Ainsi une même affection produit-elle des effets très contrastés selon l’ingenium qu’elle traverse. L’affection musicale n’entre pas dans les affectabilités du sourd : pas d’effet. Elle entre dans celles des deux autres… mais pour y produire des effets diamétralement opposés. De la même manière, on s’en souvient, qu’une affection mathématique n’entre pas dans celles du non-mathématicien. Quant à ceux qui sont affectables, ils peuvent l’être très diversement – et toujours selon leur complexion (ingenium) et leur situation. > [!accord] Page 40 Et même cet exemple élémentaire suffit à nous faire percevoir la principale propriété de l’élément passionnel : la plurivocité. Alors oui, comme l’ont pressenti les moralistes, une affection peut bien produire un effet et son contraire. Parce que toutes les choses environnantes ne sont jamais égales par ailleurs, et parce que « des hommes différents peuvent être affectés par un seul et même objet de manière différente, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de manière différente à des moments différents ». ### Les sondages ou l’affectométrie du pauvre > [!accord] Page 41 Bien sûr, en sous-main – car y consentir trop visiblement serait se diminuer –, le charisme est assisté par ordinateur, et soutenu de quelques appuis rationnels – ou supposés tels : les sondages. Que sont les sondages en effet sinon une (pauvre) tentative d’affectométrie ? Mesurer les effets anticipés dans un milieu passionnel hétérogène, voilà ce que prétendent faire les sondages. Avec le bilan qu’on connaît. > [!approfondir] Page 42 Connaître les moindres replis, les moindres déplacements de nos désirs (épithumia) et de nos passions (pathos) pour les combler de la proposition commerciale la plus finement calibrée, c’est une pratique que la politique professionnelle commence à son tour à considérer pour le bon ajustement de ses propres propositions. Mais n’est-ce pas là pour les « sciences appliquées » du commerce et de la politique une forme de reconnaissance implicite de ce dont il s’agit avant tout dans la conduite de leurs propres opérations et à propos de la nature du milieu dans lequel elles évoluent : de désirs et d’affects ? > [!information] Page 44 Allons jusqu’au bout de la généralisation : validation sociale des propositions privées. On peut alors aisément rejoindre Honneth sur ce point que le monde social est un champ de luttes pour la reconnaissance8 – un autre nom de la validation sociale. De ces efforts, [[Baruch Spinoza|Spinoza]] d’ailleurs donne la reformulation dans sa grammaire du conatus et des affects : « nous nous efforcerons de faire tout ce que nous imaginons que les hommes considèrent avec joie, et au contraire nous aurons de l’aversion à faire ce que nous imaginons que les hommes ont en aversion » > [!accord] Page 44 Et la proposition suivante nous donne le mobile de l’effort pour la reconnaissance : une joie spéciale qui couronne sa réussite : « si quelqu’un a fait quelque chose qu’il imagine affecter tous les autres de joie, il sera affecté de joie accompagnée de l’idée de lui-même comme cause ; autrement dit, il se contemplera lui-même avec joie » (Éth., III, 30). La validation sociale des propositions privées est une joie, accompagnée de l’idée de soi-même comme cause, ouvrant à la possibilité de se contempler soi-même avec joie – on comprend qu’elle soit recherchée. ### Les médiations hasardeuses de l’imagination > [!accord] Page 44 Mais elle est aussi un grand moment d’incertitude. Car, Éth., III, 30 nous le dit, notre intervention repose nécessairement sur une imagination : l’imagination de ce qui pourrait affecter les autres de joie. Et si d’aventure nous imaginions de travers ? Pour toutes les raisons qui ont été précédemment données, le risque en est permanent. La validation sociale des propositions privées demeurera donc un saut périlleux – de la marchandise, de l’œuvre d’art, du happening, de la déclaration politique. En attendant d’éventuels progrès de l’affectométrie ou de la pathoscopie, le ciblage des propositions privées offertes à la validation sociale demeure une prudence – au sens aristotélicien du terme, une phronesis –, et affecter la multitude un art. Voilà donc ce qu’est la politique : un ars affectandi. Toucher les complexions, trouver en elles ce qui va les faire vibrer adéquatement – adéquatement à ce qu’on veut obtenir d’elles s’entend9… –, faire jouer leurs ressorts pour y induire des désirs particuliers (voter ceci, signer cela, adhérer, descendre dans la rue, etc.), voilà en quoi consiste cet art. > [!approfondir] Page 45 Même nos idées générales sont sujettes à cette distorsion projective, car nous ne les formons qu’au terme d’un élagage de la réalité qui écarte nombre de traits des éléments de la série pour ne retenir que ce que nous croyons être leur unique commun – et, de tous ces éléments, nous pensons alors posséder « l’idée générale ». Mais comment s’opère cet élagage sinon par notre complexion qui écarte et retient selon ses propres dispositions, c’est-à-dire « en fonction de la chose qui a le plus affecté le corps et que l’esprit a le plus de facilité à se rappeler ou à imaginer » (Éth., II, 40, scolie I). Ainsi l’« homme » est-il, pour les uns, un animal doué de rire, pour les autres un bipède sans plumes, pour d’autres encore un animal raisonnable, et de même « chacun formera selon la disposition de son propre corps des images universelles des choses » (Éth., II, 40, scolie I). > [!information] Page 46 Moïse est « en osmose » avec l’esprit de son peuple, en quoi il faut comprendre qu’il en a la complexion modale11. Il n’a donc pas à « calculer » pour intervenir avec succès, il lui suffit d’éprouver et de se fier à ce qu’il éprouve puisqu’il éprouve comme son peuple : il en partage les manières – de sentir, de juger et de penser. L’osmose, ou l’occupation d’une position modale dans la distribution des manières, est la seule base projective fiable – celle qui manque aux hommes politiques contemporains que leur condition sociale séparée voue à la discordance affective systématique avec les gouvernés. > [!accord] Page 47 À défaut de savoir comment sent le peuple et comment il sera globalement affecté, on devrait savoir un peu mieux comment répond la base du parti. Ou, mieux encore, son bureau politique. Là, on connaît les individus personnellement, leurs pentes, leurs faibles, ce qui peut les faire marcher, les mots qui les déclenchent. Fomenter un putsch dans les instances ou emballer un congrès, c’est normalement plus facile – quoique toujours risqué. Mais parler au grand nombre des inconnus, ceux à propos desquels on n’a que de lointaines « imaginations »… À l’image des retournements de La Rochefoucauld, mais non plus en mots cette fois-ci, les interventions politiques expérimentent, dans la réalité même, la fluence des mécanismes passionnels qui peuvent, à peu de distance, donner tort puis raison, ou bien tort à l’un et raison à l’autre quoique l’un et l’autre aient fait ou dit la même chose, etc. Et, comme souvent les arts pratiques, l’ars affectandi qu’est la politique révèle son essence au moins autant par ses ratés que par ses réussites. De si nombreuses erreurs de tir ne disent pas autre chose que la difficulté du tir même. Et l’incalculabilité passionnelle n’est jamais si bien mise en évidence que par les fiascos ### Affections matérielles, affections idéelles (en finir avec une fausse antinomie) > [!approfondir] Page 48 Celle par exemple que les formes de conscience sont entièrement déterminées par les conditions matérielles d’existence. Il est bien certain que, comme toutes les affections, les affections liées à la vie matérielle ont un caractère déterminant. Mais la chose est à comprendre strictement : avoir un caractère déterminant ne signifie pas avoir tout pouvoir de détermination : simplement être une détermination qui aura à se composer avec d’autres. > [!accord] Page 48 Pour autant que ces affections soient massives dans la vie des gens, rien n’autorise à penser qu’elles remplissent à elles seules la totalité de leur paysage passionnel. Elles viendront nécessairement se composer avec des affections d’autres natures et, comme toujours, la résultante s’établira selon le poids relatif de chacune : « un affect ne peut être contrarié ni supprimé que par un affect contraire et plus fort que l’affect à contrarier » > > [!cite] Note > dou cette fameuse phrase > [!accord] Page 48 Il n’y a pas que l’exclusivité des déterminations matérielles à mettre en cause dans la vulgate marxienne : il y a également l’antinomie problématique du « matériel » et de l’« idéel ». Une antinomie qu’on ne pourrait rescaper qu’en la poussant au-delà d’elle-même, en lui donnant la forme ésotérique (ontologique) de la différence attributive de l’Étendue et de la Pensée. Mais qui s’effondre dans sa forme exotérique quand « idéel » renvoie aux « idées » sous l’usage courant du terme, c’est-à-dire, on l’a vu, non pas comme contenus idéels purs mais comme composés idées-affects. ^b89f5a > [!accord] Page 49 Les conditions matérielles d’existence affectent : c’est plus qu’une évidence. Mais les idées-affects tout autant – tautologiquement ! quoique d’une tautologie profonde. Car « idées » et « valeurs », telles que nous les entendons en politique, doivent être reconnues pour ce qu’elles sont : des puissances. Des puissances dont l’effet propre peut renforcer, mitiger ou renverser celui des affections matérielles. Et ce que la vulgate marxienne nomme usuellement « idéologie » ne peut être entièrement réduit à un épiphénomène (superstructurel) de l’infrastructure matérielle. > [!accord] Page 50 Que les affections des « idées » puissent l’emporter sur les affections des intérêts matériels les plus évidents, c’est ce qui laisse parfois l’observateur totalement déconcerté. « Pourquoi les pauvres votent-ils à droite ? », telle est la question-énigme que pose Thomas Frank12 qui regarde, catastrophé, les électeurs populaires étasuniens se précipiter dans les bras des républicains les plus conservateurs, dont le programme économique attente pourtant violemment à leurs intérêts matériels de salariés. ### Savoir à qui l’on parle > [!information] Page 51 Mais cette entreprise de connaissance, qui en a l’inclination et qui en a les moyens ? – à part une sociologie comme celle de [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]] qui, dans La Misère du monde13, place explicitement son enquête sous l’égide de l’intelligere spinoziste, allant même jusqu’à rapprocher l’entretien sociologique de la connaissance des essences singulières, la connaissance du troisième genre14… > [!information] Page 51 Il faut donc croire que les affections matérielles ne font pas tout à l’affaire. Ce que l’histoire a d’ailleurs établi de longue date : des conditions matérielles d’existence semblables n’ont produit aucune solidarité immédiate des prolétariats européens en 1914, et ne les ont pas empêchés de se jeter dans la boucherie de la guerre mondiale : les affections matérielles ont été dominées par les affections nationalistes-chauvines. > [!accord] Page 52 Mais alors les « conditions matérielles », au sens usuel, et étroit, du terme, si elles ont toute leur importance, n’auront aucun monopole de la détermination. Les salariés pauvres du Kansas se jetant dans les bras des républicains, ceux des pays d’Europe se précipitant dans les bras de l’extrême droite, l’attestent assez. > [!information] Page 52 On ne compte plus dans les énoncés de la partie III de l’Éthique – celle qui expose « géométriquement » les mécanismes élémentaires de la vie passionnelle – les occurrences des termes « imaginer », « imagination » : « du fait que nous imaginons », « tout ce que nous imaginons », « tout ce dont nous imaginons que », « si nous imaginons »… Les réactions conatives aux affects de tristesse sont donc médiatisées par des imaginations, elles-mêmes constituées au fil d’affections antécédentes. C’est peu dire – c’est même l’un des thèmes centraux de l’Éthique – que, littéralement parlant, les hommes n’agissent pas en connaissance de cause. Ou, pour le dire plus exactement, ils n’agissent qu’en connaissance de cause du premier genre, connaissance « par ouï-dire15 », « par expérience vague » ou « par opinion », connaissance « confuse et mutilée »16, gouvernée non par l’entendement mais par l’imagination, précisément. > [!accord] Page 53 Les errements de l’imagination, qui se précipite dans des reconstitutions causales confuses et mutilées, les récupérations politiques dont ces errements peuvent faire l’objet, rien de ceci n’a quitté notre actualité. Le détournement de colères par imaginations dévoyées reste plus que jamais un genre politique en usage – c’est l’extrême droite généralement qui le pratique au plus haut point. Quand les misères vécues sont celles de la précarité sociale et de l’abandon politique, dirigeons les reconstructions causales vers les immigrés ou les « étrangers ». Sous la clause décisive de la vie passionnelle – « si nous imaginons… » –, il n’y a donc aucune traduction mécanique de la tristesse économique en effort pour repousser les causes économiques de la tristesse. Et rien n’exclut jamais que les conatus au contraire se précipitent dans les traverses où les ont dirigés des imaginations devenues folles. Devenues folles ou rendues folles, puisqu’il y a de puissants intérêts sociaux à les conformer pour les envoyer dans telle ou telle direction. > [!accord] Page 54 Comment, par exemple, contrer cette sorte particulière de passion qu’on pourrait nommer les passions pénultièmes, désir d’éviter à tout prix la dernière place, de ne pas y rester pour les derniers entrants et de ne pas y tomber pour les autres, en tout cas qu’il y en ait un « en dessous ». Ce n’est donc pas que la position avant-dernière soit spécialement désirable en elle-même, mais que la position dernière est radicalement haïssable. La passion pénultième, c’est la hantise du bas, une forme de rivalité mimétique inversée où l’on se bat non pas pour gagner une certaine position mais pour la repousser, et avec d’autant plus d’animosité vis-à-vis des plus semblables. Ne pas se retrouver assimilé aux plus proches, ceux avec lesquels pourtant on aurait les plus fortes solidarités objectives de position, voilà la force motrice des passions pénultièmes. On voit ainsi des chômeurs recommander d’intensifier la surveillance des chômeurs – des « faux chômeurs » bien sûr, car ici le désir pénultième, c’est d’incarner le « vrai ». Il devient (passionnellement) logique dans ces conditions, quoique chômeur, de dénoncer l’assistanat, si « assisté » est l’autre nom du bas, le nom du stigmate universellement repoussé. Et les hommes politiques qui veulent faire « l’unité des dominés » risquent de tomber de haut s’ils méconnaissent ce genre de ressort passionnel. ### Empuissantiser les idées > [!information] Page 55 [[Baruch Spinoza|Spinoza]] l’établit en Éth., IV, 14 : « La vraie connaissance du bien et du mal, en tant que vraie, ne peut contrarier aucun affect, mais seulement en tant qu’on la considère comme un affect. » Comme on sait, c’est une phrase que [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]] reformulera pour son propre compte en disant qu’« il n’y a pas de force intrinsèque des idées vraies », pour ajouter aussitôt qu’il voit là « la phrase la plus triste de toute l’histoire de la pensée » > [!accord] Page 55 Et c’est vrai qu’à bien des égards elle n’est pas drôle, cette phrase. Inutile d’espérer un triomphe du vrai par simple apparition, inutile de croire en son pouvoir de convertir irrésistiblement les esprits, inutile d’imaginer qu’il lui suffit d’être rendu manifeste pour aussitôt ramener tous à sa norme. Cependant, si Éth., IV, 14 tient que « la vraie connaissance du bien et du mal, en tant que vraie, ne peut contrarier aucun affect », elle ajoute immédiatement : « mais seulement en tant qu’on la considère comme un affect ». Comme toute idée, les idées de la raison ne deviennent efficaces que véhiculées par des affects. Et sans ce secours, elles ne nous détermineront à rien. > [!accord] Page 56 Mais ça n’est pas tant la raison elle-même qui est en question ici – sinon pour fournir un argument a fortiori – que, très généralement, la nature idéelle des idées. Où se confirme une nouvelle fois que la politique, contrairement à la présentation complaisante qui en est souvent faite, n’est pas une affaire « d’idées », mais une affaire de production d’idées affectantes – ce qui suppose de leur adjoindre un supplément. De cette impuissance des idées en tant qu’idées, fussent-elles vraies, il n’est sans doute pas de meilleure illustration que la question du changement climatique, dont les données objectives sont maintenant très sûrement établies, les anticipations parfaitement inquiétantes… sans pour autant susciter la moindre réaction politique à la mesure de la gravité de la situation. > [!accord] Page 56 Comment comprendre que la claire figuration du désastre soit si incapable d’en empêcher l’advenue, puisque cet empêchement ne dépend que de nous ? C’est précisément que cette figuration n’est peut-être pas si claire que ça. Il faudrait même dire davantage : c’est peut-être que la pensée du désastre n’est pas encore passée à l’état de figuration, c’est-à-dire d’imagination – d’images vives. Or les images des choses, non seulement les images instantanées mais celles qui sont restituées par la mémoire ou plus généralement produites par l’imagination, sont des affections du corps qui, comme telles, et à l’inverse des idées (pures), ont, elles, le pouvoir de déterminer des désirs et des mouvements. > > [!cite] Note > pour ca que lecologie faut parler du concret direct, sante, pollution, paysage etc etc > [!accord] Page 57 L’étymologie même du mot « théorie » – de theorein, qui signifie voir – n’atteste-t-elle pas indirectement, elle aussi, cet effort en vue de la sensibilisation des idées ? Mais « sensibiliser » les idées, c’est bien les doter de puissance puisque c’est leur associer des affections du corps, par exemple des images, et les rendre alors capables d’affecter. Pourvu du moins qu’elles soient d’intensité suffisante. Car en ces matières tout est question de degré de puissance et de rapport de forces (passionnelles)19 ### Figurer le changement climatique > [!accord] Page 57 Mais le problème apparaît aussitôt, et il est double. D’une part, ces affections, quand elles surviendront, seront-elles encore suffisantes ? La réponse n’a rien d’évident : nous tolérons bien déjà sans réagir davantage les affections respiratoires (au double sens spinoziste et médical du terme) de l’air pollué ; les Maldives jouent certes leur survie même, mais qui sait si bon nombre d’autres pays n’accepteraient pas l’amputation de leur littoral pour atermoyer encore ? D’autre part, et surtout, la survenue de ces affections déterminantes ne sera-t-elle pas en soi le signe de ce qu’il est déjà trop tard ? Et tel est bien le problème que pose Jean-Pierre Dupuy : est-il possible d’enrayer la course au désastre annoncé ? Si la chose est possible, nous savons de quel côté elle aura lieu, et dans quel registre elle s’opérera : par l’empuissantisation des idées. > [!approfondir] Page 58 Nous sauver de la catastrophe, c’est parvenir à empuissantiser – à temps – les idées vraies impuissantes de la science climatique, c’est-à-dire à nous donner les figurations vivaces de choses à venir pour que, enfin associées à des images qui (dit-on) « frappent les esprits » (en fait elles sont des affections de notre corps), les vérités de la science climatique cessent de n’être que des idées idéelles. Et acquièrent le pouvoir de nous affecter. > [!accord] Page 58 Heureusement, il existait des lieux où ces idées idéelles se trouvaient d’emblée dotées d’un tel pouvoir. Par définition le champ scientifique est un microcosme passionnel caractérisé par le fait que les idées de la science y sont immédiatement affectantes. Et par définition également, l’ingenium du scientifique se reconnaît à cela qu’il y entre constitutivement l’affectabilité aux idées de la science. Avec les milieux politiques écologistes déjà « conscientisés » – déjà pré-affectés, disposés – par la chose climatique, le champ scientifique, où par définition les individus s’émulent (Éth., III, 27) dans l’amour des idées scientifiques, est donc l’un des rares lieux du monde social où l’idée vraie du changement climatique pouvait apparaître en étant d’emblée dotée de force. Toute la question est alors celle des moyens de la faire sortir de ses biotopes pour lui faire prendre un pouvoir d’affecter plus étendu – et la convertir d’idée scientifique en idée politique. ### L’activisme ou les stratégies de l’impression > [!accord] Page 59 Voici alors le sens général de l’activisme, mais il faudrait peut-être dire de l’activité politique tout court : s’efforcer pour rendre puissantes des idées au départ impuissantes. > [!information] Page 59 Mises en scène hautes en couleur, happenings, slogans – quand la trouvaille est géniale (« Rêve générale »), quels effets ne produit-elle pas ? – : autant d’opérations conçues pour « frapper les esprits » – en réalité affecter les corps, et induire par là même des enchaînements d’images en eux, et d’idées dans les esprits. Autant de machines affectantes donc. Et voilà en quoi consiste essentiellement l’ars affectandi de la politique, spécialement de la politique minoritaire, contrainte d’en passer par ce registre qu’on appelle usuellement l’activisme pour empuissantiser ses idées impuissantes : à monter des machines affectantes. Et surtout : à tenter d’affecter la méta-machine affectante, les médias. > [!approfondir] Page 59 Prendre la méta-machine affectante des médias, c’est le nord magnétique de la politique des affects, sa constante obsession. Affecter les médias affectants, monter des petites machines affectantes pour affecter la grosse, et jouer ainsi du bras de levier, est logiquement devenu le b.a.-ba de l’activisme qui peut, à dix ou quinze, espérer toucher des millions – stratégies archimédiennes. Avec des effets très volatils ? Sans doute. C’est que toutes les causes luttent pour la captation de l’attention20, et sont si nombreuses qu’elles se partagent le plus souvent des miettes à brève demi-vie. La répétition acharnée, l’obstination de long terme, sont les seules stratégies d’affection pour transformer des affects autrement passagers en nouveaux plis du corps, c’est-à-dire en dispositions durables. > [!information] Page 59 Les premières interventions, les premiers happenings, certainement impressionnent, mais d’impressions qui, dans la compétition acharnée pour la capture de l’attention, s’évaporeront rapidement si elles ne sont pas renouvelées. Dans ces conditions, il faut la répétition pour creuser la marque d’une nouvelle affectabilité et faire entrer ce qu’on nomme usuellement la « conscience écologique » dans les manières de sentir et de juger – dans l’ingenium. > [!information] Page 60 C’est la multitude, par des processus de convergence affective qui lui sont opaques à elle-même, c’est la multitude, donc, qui élit une personne singulière comme personne charismatique… dont le charisme revient l’affecter, elle, en retour – en d’autres termes, c’est la multitude qui, dans un courant d’affects circulaire, s’affecte elle-même au travers de l’individu qu’elle a affectivement investi comme charismatique. Mais peu importe : ses propres opérations lui demeurent méconnues – et c’est bien cette méconnaissance qui fait l’efficacité du charisme. Lequel n’est donc une puissance sociale que parce qu’il est le recyclage de la puissance du social > [!information] Page 60 L’homme charismatique est un affect commun sur pattes, un affect commun en personne. Dépositaire d’un affect commun – celui-là même qui l’a fait homme charismatique –, il est eo ipso doté du pouvoir d’affecter en commun, et ce que [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]] nomme le pouvoir symbolique n’est pas autre chose que cette capacité affectante socialement engendrée. > [!approfondir] Page 61 L’homme charismatique est ainsi dépositaire d’un pouvoir de faire reconnaître proportionnel à l’intensité avec laquelle il a été lui-même préalablement reconnu. C’est parce qu’il est le produit d’un affect commun que l’homme charismatique a le pouvoir de produire des affects communs ; c’est parce qu’il a été élu qu’il peut faire élire à son tour. Et toujours, c’est la puissance même du social, que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] nomme la puissance de la multitude, qui circule21. La multitude n’en finit pas de s’auto-affecter par les circulations de sa propre puissance, mais selon des processus qui lui demeurent étrangers, et sans se rendre compte par exemple qu’en dernière analyse l’homme charismatique, c’est elle. Ainsi l’économie générale du pouvoir symbolique, qui est celle même de l’affect commun, fonctionne-t-elle au réinvestissement par contiguïté, à la dérivation, et au recyclage. ### Concrétiser l’abstrait, partager des visions > [!accord] Page 62 Les causes sont des affaires de voyants, et l’art des causes est un art du partage des visions : je veux vous faire voir ce que je vois, avec la même intensité que celle avec laquelle je le vois. La politique est donc d’emblée en prise avec toute une économie de la visibilité, que chaque cause s’efforce de remanier ou de distordre à son profit pour rendre visible, ou plus visible, ce qui ne l’est pas ou pas assez, et ainsi diffuser par images réelles les visions que les partisans-voyants possèdent déjà à l’état d’images « mentales ». > [!information] Page 62 Si les images de cause ont une telle efficacité, c’est parce qu’elles activent toutes le même mécanisme passionnel : l’imitation des affects. « Du seul fait que nous imaginons qu’un objet semblable à nous et pour lequel nous n’éprouvons aucun affect, est quant à lui affecté d’un certain affect, nous sommes par là même affectés d’un affect semblable » (Éth., III, 2723). Et encore le rôle des images : « du seul fait que nous imaginons… ». Il n’est pas nécessaire de voir vraiment pour émuler les affects d’un autrui, voir en imagination suffit. > [!information] Page 63 Une fois affecté par un objet extérieur, le corps a la propriété d’en retenir la trace et de la réactiver, jusqu’à ce qu’un éventuel affect opposé vienne à l’effacer – et c’est l’oubli : « si le corps humain est affecté d’une manière qui enveloppe la nature d’un corps extérieur, l’esprit humain contemplera ce corps extérieur comme existant en acte, ou comme étant en sa présence, jusqu’à ce que le corps soit affecté d’un affect qui exclue l’existence, ou la présence, de ce corps » (Éth., II, 17). D’où suit que « les corps extérieurs par lesquels le corps humain a été une fois affecté, l’esprit pourra, même s’ils n’existent pas ou ne sont pas présents, les contempler comme s’ils étaient présents » (Éth., II, 17, cor.). Les images « mentales », celles que le corps produit à nouveau indépendamment de la présence des choses, et du seul fait que le corps a été tracé par l’affection de chose, nous font voir la chose « comme si elle était présente ». Et c’est bien pourquoi cette présence reconstituée a tout pouvoir de nous affecter – là où la seule idée (idéelle) de la chose le peut si peu. > [!information] Page 64 L’imitation des affects est sans doute par excellence le ressort passionnel du social. Il est l’un des plus puissants vecteurs de la mise en communication des individus par l’éprouver-en-commun. Cependant il faut lire de près l’énoncé d’Éth., III, 27 : « Du seul fait que nous imaginons qu’un objet semblable à nous et pour lequel nous n’éprouvons aucun affect, est quant à lui affecté d’un certain affect […]24. » Clause décisive pour situer exactement le statut de la proposition, en quelque sorte un énoncé de laboratoire – car est-il possible d’être jamais entièrement vierge d’affects, même vis-à-vis du dernier inconnu ? Évidemment non. D’abord parce que nous l’identifions tout simplement comme spécifiquement humain, ensuite parce que nous reconnaissons immédiatement ses qualités les plus élémentaires : il est homme ou femme, il a cette couleur de peau ou cette autre, etc., et ceci suffit déjà pour nous pré-affecter (socialement) avant même toute interaction. > [!accord] Page 64 C’est à dessein que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] nous présente l’émulation des affects sous une forme « neutralisée » jusqu’à l’irréalisme, à dessein précisément pour mieux faire jouer par après toutes les modulations dont le mécanisme élémentaire peut lui-même être affecté en situation. Car les affects que nous éprouvons nécessairement (en violation de la clause de « neutralité » dans la formulation élémentaire) viennent distordre le mécanisme « central » dans un sens ou dans un autre : le sens de l’amplification si j’aime, le sens de la diminution, et peut-être jusqu’au renversement de l’émulation notionnelle en son contraire, si je hais. Éth., III, 27 convenablement lue nous livre donc un mécanisme d’imitation des affects modulée par des rapports d’affinités préconstitués. C’est que le degré auquel je me sens semblable à cet autrui est variable. Et que, de ce degré, dépendront l’intensité et même la direction de mes émulations passionnelles. ### Sympathies par similitude > [!accord] Page 66 Tout change, évidemment, du moment où la vue est prise sur les choses depuis une complexion opposée. Il y aura certes, de toute façon, la sympathie générique : elle est l’effet de l’automatisme corporel émulateur. Mais la situation passionnelle d’ensemble est autrement plus contrastée puisque de nouveaux rapports d’affinités imaginaires, cette fois-ci des rapports d’affinité négative, viennent ajouter leurs affects propres. Ici nos affects d’amour et de haine préconstitués nous ont mis a priori du côté des salariés, nous haïssons les fourriers de l’exploitation, nous voyons les salariés se défendre, et nous savons bien de quoi, nous sommes avec eux. Le DRH a beau être molesté, l’objet de haine, c’était lui, or « qui imagine affecté de tristesse ce qu’il a en haine sera joyeux ». Sous cette nouvelle modulation, l’émulation joue mais en sens inverse : « que si nous avons en haine la chose semblable à nous affectée d’un certain affect, alors (par la Prop. 23 de cette p.) nous serons affectés avec elle d’un affect contraire et non pas semblable » (Éth., III, 27, dem.). La sympathie générique a maintenant à composer avec l’antipathie idéologique (imaginaire), et comme toujours dans ces cas-là l’affaire se réglera d’après l’affect le plus puissant (Éth., IV, 7). > [!accord] Page 67 Et de même tous les salariés qui, à distance, vivent des situations similaires et pour qui les rapports d’affinité sont immédiatement constitués : « ce sont bien nos semblables ». Mais les autres, éloignés par la distance personnelle ou sociale ? Ils ne peuvent sympathiser qu’à partir des dispositions de leur ingenium si elles sont favorables, si de plus ou moins longue date elles les ont rendus sensibles (affectables et affectés) aux duretés de la condition salariale, à l’injustice de l’exploitation et du ravalement des employés au rang d’objets déplaçables et dispensables. Et sinon ? Sinon, ce sera la sympathie générique qui prévaudra, la sympathie pour l’homme générique, c’est-à-dire considéré indépendamment de toute qualité particulière, et dont l’état attristé constitue la seule qualité perçue, qui nécessairement nous attriste à notre tour. Même le spectacle du lynchage du pire tyran active comme un réflexe cette sympathie générique et ne nous laisse pas indemnes. Avant de voir Mussolini pendu par les pieds, on voit un homme pendu par les pieds > [!accord] Page 67 Bien sûr celles que les victimes de la tyrannie ont en leurs corps tracés par les affections tyranniques, et que leur corps rappelle aussitôt par concaténation avec la simple image du tyran – « chacun, d’une pensée, tombera dans une autre suivant l’ordre que l’habitude a mis dans son corps entre les images des choses », dit Éth., II, 18, scolie ; et les pensées s’enchaînent dans l’esprit selon le même ordre que les affections du corps (Éth., V, 1). Mais pour tous les autres, qui n’ont pas contracté cette habitude – cette manière de lier entre elles des images et par suite des représentations mentales –, il va falloir produire les images manquantes s’ils doivent être affectés. > > [!cite] Note > important. limpact de la petite bourgeoisie courroie de transmission des affects bourge ### Restaurer les images manquantes > [!accord] Page 68 C’est bien ici que font irruption tous les enjeux politiques d’une économie générale de la visibilité, enjeux liés à ses distorsions, à ses inégalités de monstration, à ses sélectivités cachées. Qui a la main sur le choix des images montrées au grand nombre ? Comme on sait, ce « qui », sans être unique, est le plus souvent d’une redoutable homogénéité – on a reconnu le système médiatique, à plus forte raison quand il est sous la coupe de puissances financières. La spécialité du système médiatique, c’est la fausse vérité des images – c’est-à-dire les restitutions tronquées. > [!accord] Page 69 Dans l’économie générale de la visibilité sous contrôle capitaliste, toutes les manifestations de rébellion salariale sont systématiquement exposées à ce risque de la troncature et de la monstration incomplète. Tout spécialement les grèves, qui viennent « gêner » des usagers auxquels rien d’autre n’est fourni qui pourrait les déterminer à contrebattre cet affect exclusif de la « gêne ». C’est qu’il y faudrait un travail de reconstitution iconique dont les médias n’ont ni le temps ni l’inclination. > [!accord] Page 69 Tout pourtant devrait y pousser, à commencer par cette prémisse livrée par une intuition, sans doute rustique mais bien fondée, que les gens, les salariés, ont souvent une préférence pour la tranquillité, et ne se mettent en mouvement que s’ils y ont été conduits : s’ils ont été répétitivement attristés et qu’avec ses affects ils ont formé des idées relatives aux causes de ces tristesses, contre lesquelles le mécanisme réactionnel du conatus produit ses effets (« plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d’agir par laquelle l’homme s’efforcera en retour d’éloigner la tristesse26 ») – le langage courant dit alors qu’ils ont éprouvé « de bonnes raisons » (de protester, de se mettre en grève). Mais rien ne nous est montré de ces affections antécédentes. > [!accord] Page 70 Aussi la toute première étape du comprendre spinoziste, celui-là même que [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]] invoque en conclusion de La Misère du monde27, passe-t-elle nécessairement par le simple voir – pour se rendre affectable aux choses vues, et ça n’est pas par hasard que son propos se trouve placé sous cet exergue de Flaubert : « Tout est intéressant pourvu qu’on le regarde assez longtemps. » Il est impossible alors de surestimer la portée politique du reportage, de la photographie ou du documentaire, tous ces arts de la monstration qui sont, par là même, autant de machines affectantes. On ne comprend la grève, on ne comprend la rébellion que lorsqu’on a vu – en images donc – les opérations de la causalité qui a déterminé à la grève et à la rébellion, c’est-à-dire les longs cumuls d’affections tristes, tels qu’ils sont parvenus un jour au point de rupture. > [!accord] Page 71 Les images, indispensables au départ, deviennent moins nécessaires, elles sont maintenant liées, selon une certaine habitude (Éth., II, 18, scolie), à des idées, ou disons plutôt à leurs signes caractéristiques – textes écrits, discours prononcés (qui sont d’abord, il faut le rappeler contre de fausses évidences, des affections du corps) –, si bien que ces derniers suffisent à activer la concaténation des images, et à en réactiver aussitôt tout le pouvoir d’affecter. Par la monstration, par l’ajout des images manquantes, le corps a pris de nouveaux plis, acquis de nouvelles dispositions, et les idées impuissantes sont désormais chargées d’affects : elles sont devenues puissantes. ### Forcer à voir > [!accord] Page 71 Ainsi l’écriture tombe-t-elle de plein droit dans le registre de l’ars imaginandi, cet art d’affecter qu’est l’art de faire imaginer. Les mots sont liés à des images de choses, parfois bien plus qu’à des images simples : à des agencements d’images, liées entre elles, et ce sont des mondes entiers qu’ils mettent sous nos yeux. On lit Germinal, ou certains passages de [[Karl Marx|Marx]], et on voit la condition ouvrière – puissance du grand styliste. > [!information] Page 72 Il y a de nombreuses manières de réagir à cette agression. La première est l’oubli rapide. Qui peut compter sur les tendances corporelles et mentales du conatus à chercher sa joie et éloigner ses tristesses : « l’esprit, autant qu’il le peut, s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du corps » (Éth., III, 12) ; « quand l’esprit imagine ce qui diminue ou contrarie la puissance d’agir du corps, il s’efforce, autant qu’il peut, de se souvenir de choses qui en excluent l’existence » (Éth., III, 13). Qu’on n’aille pas voir là quoi que ce soit qui serait de l’ordre d’un contrôle conscient et volontariste de l’esprit sur ses propres pensées. Rien de tel n’est à sa portée : il n’est pas au pouvoir de l’esprit de penser ou de ne pas penser. De la pensée ou de la non-pensée se produit en lui (par lui), et c’est tout. « Je nie que je puisse arrêter en moi-même avec une puissance absolue cette pensée : je veux écrire et je ne veux pas écrire », explique [[Baruch Spinoza|Spinoza]] à Schuller29. Si l’esprit pense, c’est parce qu’il y a été déterminé, par exemple corrélativement à une affection du corps qui le conduit simultanément à lier ses idées. Mais il n’est lui-même détenteur d’aucune puissance supérieure qui viendrait gouverner « à volonté » la production de ses pensées. > [!approfondir] Page 73 On voudrait parvenir à penser – ce nom, cette chose, ce mot. Mais on n’y arrive pas. C’est que la liaison déterminée des idées a conduit dans une autre direction. Et de même, l’on sait parfaitement qu’il n’est pas au pouvoir de l’esprit d’oublier. L’oubli se fait, ou il ne se fait pas, et ceci sous l’effet des nouveaux affects qui parviennent, ou non, à contrebattre l’affect lié à la chose à oublier (Éth., IV, 7 ; Éth., II, 17) – mais en aucun cas sur un mode décisoire. Quand il parvient à se souvenir, ou quand il parvient à oublier, l’esprit accomplit la démonstration en actes (la seule possible) de sa puissance. À ce qu’il fait, on sait exactement ce qu’il peut. > [!accord] Page 73 En tout cas, nous dit Éth., III, 13, son effort spontané pour écarter l’idée des choses qui l’attristent (qui diminuent la puissance d’agir du corps) s’exerce, il est même parfois couronné de succès. Et ceci quoique, à l’image des exemples précédents, la réduction de la dissonance cognitive par occultation mentale des données problématiques échappe entièrement à quelque conscience souveraine en position de surplomb – si elle existait, elle serait inextricablement prise dans les apories classiques de l’oubli volontaire : en me concentrant sur l’impératif de l’oubli, je ne fais que penser à la chose à oublier… Si donc ils sont suffisamment puissants, les affects d’aversion pour les contrariétés politiques entamant les joies marchandes détermineront à ne plus les voir. Et, en effet, le sujet ne verra plus ce qu’il n’a pas envie de voir. ### Faire avec les images gênantes > [!accord] Page 74 Il est donc possible à certains, pour qui les joies marchandes ne tolèrent pas d’être mitigées – entendre : en qui les affects de joie marchande règnent sans rencontrer de tendance contraire –, de « regarder ailleurs ». La monstration des conditions au prix desquelles les objets leur sont acquis les affectera peut-être sur le coup, mais sans laisser de trace durable. Et pour les autres ? Ceux-là ont déjà les plis de la critique politique, et il est hors du pouvoir de leur esprit « de ne pas y penser ». Mais, selon la forme particulière du pli qu’ils ont pris, leurs idées s’enchaîneront dans une direction ou dans une autre. > [!accord] Page 75 Paradoxe : plus les objets sont « modestes », plus ils suent l’exploitation. Et telle est la mortelle cohérence du néolibéralisme : il précarise les salariés à outrance et, ce faisant, ne leur laisse plus le choix, pour leur consommation élémentaire, que de s’adresser au pire de la grande distribution discount – celle qui fait les prix les plus bas… et par là même reconduit tous les mécanismes structurels de la précarisation néolibérale. > [!accord] Page 76 Hors des circuits contrôlés-certifiés de production/distribution la seule solution cohérente consisterait… à produire nous-mêmes nos propres biens. Mais, précisément, des siècles de division du travail nous en ont rendus incapables ! Et si nous pouvons sans doute envisager de revenir sur certaines de ces incapacités, nous ne reviendrons pas sur toutes – sauf à accepter une considérable révision à la baisse de nos standards de vie matérielle. Voilà bien une question de désir ! – une question décisive même, s’il s’agit de penser une possibilité de sortir du capitalisme. > [!accord] Page 77 L’aveuglement comme la première pente passionnelle possible donc, produit de l’effort conatif de l’esprit pour penser ce qui ne contrarie pas son corps ; la réforme « éthique » de soi ensuite, qui procède du désir d’effets tangibles immédiats et détermine donc l’action à courte portée, au voisinage de soi ; enfin la reprise de la tension à accommoder entre ce dont on jouit et les conditions dans lesquelles on sait qu’on en jouit comme problème politique d’ensemble. C’est bien alors cette dernière voie qui commande de produire inlassablement les images de ces conditions de la production, à la fois pour forcer à voir ceux qui ne veulent pas voir, et pour montrer les choses indésirables jusqu’à induire à grande échelle le désir politique de la conséquence. Or la conséquence commence avec une tension reconnue, transformée ensuite en problème (politique) bien posé, et surtout fermement posé, c’est-à-dire dont il devient impossible de se détourner : maintenant, c’est acquis, il est là, au milieu de nous, et nous ne pouvons pas y échapper. ### Le gouvernement des abstractions > [!accord] Page 79 L’annonce du franchissement d’un seuil (3 %…) par le déficit budgétaire, événement sans aucun rapport avec quelque expérience humaine et proprement infigurable, n’en a pas moins le pouvoir de semer d’authentiques alarmes auprès des personnes convenablement disposées à recevoir ce signal totalement abstrait. L’étrangeté de la situation n’apparaît jamais si bien que, comme c’est souvent le cas, l’imperfection de l’établissement de la statistique conduit quelques mois plus tard à une révision qui apprend qu’en fait le seuil n’avait pas été franchi et que, littéralement, on s’était alarmé pour rien. Mais peu importe : entre-temps tous les affectables ont été affectés, et ont réagi, parfois sur-réagi, « en conséquence » – les marchés financiers (l’un des plus hauts lieux de l’affectabilité purement informationnelle) sont partis dans le décor, la politique économique s’est infligé un tour de vis supplémentaire, etc… et du réel bien réel a été produit à partir de rien. > [!approfondir] Page 80 Cependant le gouvernement des abstractions ne fait pas que demeurer dans la bulle de son régime d’affections modifiées. Il s’efforce, assez logiquement il faut bien le reconnaître, d’y faire entrer les gouvernés eux-mêmes – quel meilleur moyen en effet de s’assurer de la normalisation des gouvernés que de leur faire partager les affections des gouvernants ? Ainsi, par exemple, la question de la dette publique fait-elle l’objet d’un intense travail de propagande pour la faire entrer dans les affections de la population, là où a priori, radicalement étrangère à toute expérience, elle n’avait aucune chance de s’y établir spontanément. Très significativement, l’activisme passionnel gouvernemental recourt aux mêmes procédés que l’activisme critique. Il monte ses machines affectantes à lui – ainsi les compteurs de la dette, comme on a pu en voir aux États-Unis, qui actualisent en temps réel, sur des tableaux à quatorze chiffres, la croissance « folle », ou plutôt rendue affolante, de la dette pour mieux « frapper les esprits » (impressionner les corps). ### Faire penser les gouvernés comme des gouvernants > [!accord] Page 81 Et le mieux, c’est que ça marche. Des années de matraquage expert déguisé en « pédagogie », des années de rapports officiels alarmistes, « lancés » comme autant de campagnes, de tableaux des catastrophes à venir (faire voir), de visages experts inquiets, d’index dressés, ont fini par produire leurs effets : relayée sans discontinuer par toutes ces machines, l’idée totalement abstraite de « la dette » a pris force affectante. En effet, les gens sont maintenant de plus en plus nombreux à en être préoccupés – et c’est une impressionnante démonstration de puissance de la politique comme ars affectandi. > [!accord] Page 82 De la simple « terreur de la dette » émulée par contagion des affects jusqu’au concernement personnel affecté (ici au sens de l’affectation), la gamme est large des ressorts passionnels que peut activer la politique affectante de la dette, pour faire entrer dans l’ingenium une nouvelle affectabilité que la simple expérience n’avait pas le pouvoir de former. > [!accord] Page 82 Ainsi l’ars affectandi, du côté du gouvernement, consiste-t-il à faire partager aux gouvernés la manière de voir des gouvernants, à faire penser les gouvernés comme des gouvernants, à leur mettre dans le corps des plis de gouvernants, donc dans la tête des problèmes de gouvernants, là où ces problèmes n’existent pas spontanément dans leurs existences. C’était simple comme l’œuf de Colomb ! Refaire la complexion des gouvernés selon celle des gouvernants, n’est-ce pas le meilleur moyen en vue de la paix des gouvernants ? > [!approfondir] Page 83 Mais alors, dira-t-on, n’y a-t-il pas que des avantages à faire prendre aux gouvernés le point de vue des gouvernants ? En réalité, il n’est pas sûr que soit tout à fait vertueuse, et même tout à fait honnête, la proposition qui consiste moins à faire prendre aux parties le point de vue du tout qu’aux dépossédés le point de vue des dépossesseurs. Encore faut-il, pour l’apercevoir, se souvenir que le gouvernement séparé est une institution de la dépossession. Convier les individus à s’élever au niveau du tout est par soi une excellente chose, mais fatalement gâtée au moment où elle prend la forme particulière d’une invitation à se couler dans les problématiques de la pensée d’État, de la pensée gouvernante. Le point de vue des gouvernants n’est qu’une réalisation très particulière du point de vue sur le tout. Lequel n’est pleinement conforme à sa destination politique que s’il est, non pas point de vue des gouvernants, mais point de vue des auto-gouvernés. > > [!cite] Note > bipolitique ? nudge ? ### Le pare-feu des abstractions gouvernementales (surtout ne pas voir) > [!accord] Page 86 Les dirigeants d’entreprise vivent à l’abri du même pare-feu passionnel, et les ratios décident plus facilement du sort des hommes. Surtout ne pas les voir. Ne pas voir les épuisés, les harcelés, les dépressifs, ne pas voir les proches des suicidés, de peur que l’humanité ne vienne déranger la « rationalité économique » – l’humanité au sens de cette « nature humaine une et commune à tous » dont parle [[Baruch Spinoza|Spinoza]] dans le Traité politique31, qui n’est autre qu’un ensemble de mécanismes passionnels fondamentaux (élémentaires), au nombre desquels l’imitation des affects d’Éth., III, 27. Parler ici de l’« humanité » n’est donc pas céder aux évocations d’un humanisme lyrique, mais considérer plus froidement – more geometrico – le jeu objectif, nécessaire, antérieur à toute appréhension consciente ou morale, du mécanisme passionnel de l’émulation. ## Passions séditieuses ### Désespérant déterminisme ? > [!information] Page 92 [[Baruch Spinoza|Spinoza]], pour sa part, ne transige pas. Il y a le déterminisme et rien d’autre. Au demeurant, ça ne peut pas être une question quantitative. La « liberté » pose un problème philosophiquement identique qu’elle soit réduite à des marges ou supposée intégralement régnante. Et, dans l’épaisseur de ce problème, [[Baruch Spinoza|Spinoza]] tranche avec conséquence. Non d’ailleurs sans renvoyer la charge de la « preuve » à qui de droit. Car ce sont plutôt les défenseurs du libre arbitre qui ont à s’expliquer. > [!information] Page 92 « La volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement nécessaire », leur répond [[Baruch Spinoza|Spinoza]] (Éth., I, 32) – y compris celle de Dieu qui « n’opère pas par la liberté de la volonté » (Éth., I, 32, cor. I), mais par la nécessité de sa nature. Et le corollaire II d’enfoncer le clou : « car la volonté, comme tout le reste, a besoin d’une cause qui la détermine à exister et à opérer d’une manière précise ». C’est bien tout ce à quoi l’humanisme ne veut pas se rendre, lui qui tient à l’éminence ontologique de l’homme et refuse la condition à laquelle le ramène [[Baruch Spinoza|Spinoza]] : celle d’une chose parmi les choses. > [!approfondir] Page 92 Pour son malheur, [[Baruch Spinoza|Spinoza]] ne fait pas que tirer le tapis sous ses pieds pour restaurer la cohérence de la nécessité de toute chose : il réengendre génétiquement l’illusion de la liberté – elle aussi nécessaire ! – et renvoie la revendication de l’exception au registre de l’imagination égarée : « les hommes se trompent en ce qu’ils se pensent libres, opinion qui consiste seulement en ceci qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent » (Éth., II, 35, scolie). > [!approfondir] Page 93 Moment d’accablement : on passera à la rigueur sur l’offense ontologique – elle est abstraite… –, mais le verdict d’impossibilité politique, c’en est trop. Car c’est ainsi, le plus souvent, qu’est spontanément compris le déterminisme : si tout est écrit, alors à quoi bon ? Annulation de la politique : nous n’avons plus rien à faire puisque tout est déterminé… Évidemment, le contresens est complet. Car il ne se passera que ce que nous aurons fait… en ayant été déterminés à le faire. Et si nous avons été déterminés à ne rien faire, il ne se passera rien. Par exemple, l’idée – fausse – que le déterminisme nous ôte toute possibilité d’action, si elle ne nous ôte rien en elle-même (et pour cause, elle est fausse…), peut, reçue de travers, contribuer (nous déterminer) à désarmer, donc à ne rien faire. Ce qui ne rend pas l’idée vraie pour autant, mais atteste simplement que les déterminations à agir étaient en fait inexistantes, ou trop faibles pour passer le moindre obstacle, même imaginaire. > [!accord] Page 93 L’un des deux affects opposés en balance l’emporte mais de peu, ou bien un affect est là mais modéré et susceptible d’être aisément défait, et c’est cette indécision, ou ces faibles intensités passionnelles, qui nous ont donné l’impression fausse d’un libre décret de l’esprit, là où le primat écrasant d’un affect était « plus fort que nous ». De là que les hommes « croient, pour la plupart, que nous ne faisons librement que ce à quoi nous aspirons légèrement, parce que l’appétit pour ces choses peut aisément être réduit par le souvenir d’autre chose que nous nous rappelons fréquemment, et que nous ne faisons pas du tout librement ce à quoi nous aspirons avec un grand affect et que le souvenir ne peut apaiser » (Éth., III, 2, scolie). Mais qu’une détermination l’emporte de peu ou de beaucoup, c’est toujours une détermination. Et l’idée que certaines seraient « plus fortes que nous » (laissant entendre a contrario que nous serions plus forts que certaines autres) n’a simplement pas de sens : toutes opèrent en nous selon leur force relative, et les plus puissantes feront la résultante (Éth., IV, 7 > [!accord] Page 94 Pourquoi également l’idée du déterminisme leur est déprimante – ou démobilisatrice : on pense inévitablement à la prophétie marxienne de l’avènement nécessaire de la révolution, dont la force de nécessité même semble dispenser les hommes de toute action pour la faire advenir vraiment, comme si la révolution était agie par une force supra-humaine, celle de la nécessité historique précisément, dont les hommes finalement n’auraient qu’à être les spectateurs. Mais c’est là le genre d’aberration, au sens quasi optique du terme, qui vient typiquement de la confusion des points de vue, les hommes commentant depuis une position de surplomb, c’est-à-dire de l’extérieur du « système », ce qu’ils font depuis leur position au ras des choses, c’est-à-dire à l’intérieur du système, plus encore : ne cessant d’importer le point de vue de l’extérieur dans leur vue et leur action de l’intérieur – en quelque sorte se dédoublant et se regardant faire. ### L’histoire est une production > [!accord] Page 95 L’erreur était donc conceptuelle. Elle a même un nom bien répertorié : hypostase. L’hypostase est la figure consistant à transformer une abstraction en entité substantielle et agissante. Par exemple : l’histoire. Histoire est le nom d’abstraction sous lequel nous récapitulons toute une série de processus concrets. Mais c’est une abstraction. Qui ne saurait donc se prévaloir de la puissance des processus qu’elle ne fait que nommer. L’histoire n’est pas une puissance. Ce qui est puissance, ce sont les hommes qui font l’histoire. Et de même, nous rappelait [[Baruch Spinoza|Spinoza]], que le concept de chien n’aboie pas, le concept d’histoire n’agit pas. Il n’y a pas d’histoire sans l’action des hommes pour faire l’histoire. > [!accord] Page 95 Sauf à lui inventer des qualités occultes, l’histoire n’est pas en elle-même une entité productrice : elle est le résultat d’une production. Si, par exemple, les hommes veulent qu’il s’écrive une histoire révolutionnaire, ils ont intérêt à faire la révolution. Ou plutôt : il n’y aura une histoire révolutionnaire que si les hommes ont été déterminés à faire la révolution. S’ils sont déterminés à se regarder, ou à croire que l’« histoire » fait le travail pour eux, il est à craindre que leur action manque d’intensité, et ne soit pas très révolutionnaire, donc qu’il n’y ait pas beaucoup de révolution. ### La révolution comme détermination à faire autre chose > [!accord] Page 97 Le déterminisme spinozien vient alors faire dérailler toute l’opération puisqu’il tient à la fois la destitution du sujet souverain et l’histoire ! Non pas sous l’espèce d’une philosophie de l’histoire, en tout cas si l’on entend par là une pensée de son cours téléologique – pour le coup la chose est radicalement absente de son œuvre qui pourchasse méthodiquement tout finalisme (Éth., I, Appendice). Mais sous l’espèce d’une pensée du changement, de la bifurcation et de la crise. Et du changement déterminé par des causes. Ne faut-il pas que quelque chose se soit produit, et ait produit ses effets en les individus, pour que ceux-ci, qui prenaient d’ordinaire le chemin de leur poste de travail, prennent tout à coup celui du piquet de grève, ou bien qui votaient gentiment commencent à dépaver les rues ? Et le pouvoir, managérial ou politique, toujours interloqué en ces circonstances, de se demander : « Quelle mouche les a piqués ? » Éternelle question qui signe l’ignorance des pouvoirs séparés, mais qui dit bien quelque chose en son principe. Long cumul souterrain d’insatisfactions ou abus de pouvoir contemporain, ou l’un par-dessus l’autre, en effet ils ont été « piqués ». Et c’est cette « piqûre » qui les a déterminés à faire des choses qu’ils ne faisaient pas jusqu’alors. Car voilà toute l’affaire : on peut être déterminé à prendre de nouvelles directions. Ça n’était pourtant pas très difficile à concevoir. ### Le pouvoir comme captation de la puissance de la multitude > [!accord] Page 99 À l’évidence nos corps font des choses particulières quand ils rencontrent les institutions du pouvoir. Le pied appuie sur la pédale du frein pour arrêter la voiture quand il y a un feu rouge. Les mains sortent les papiers – ou se lèvent – devant un policier. Nous rédigeons un chèque au moment du tiers provisionnel. À un professeur ou à un juge, nous parlons d’une certaine manière. En temps ordinaires nous nous rendons au bureau de vote à intervalles réguliers, etc. Comment les institutions du pouvoir nous donnent-elles le désir d’accomplir ces mouvements accordés à leurs réquisits ? Parce que, les rencontrant, nous en sommes affectés. Si elles ont le pouvoir de nous affecter, c’est donc – par définition – qu’elles ont une puissance. Et voilà un premier résultat : les institutions en général, les institutions du pouvoir en particulier, ont une puissance, sont des puissances. > [!information] Page 100 Mais d’où cette puissance leur vient-elle ? D’où leur vient ce pouvoir d’affecter, pouvoir de nous faire quelque chose et, par suite, de nous faire faire quelque chose de précis et déterminé ? – nous arrêter au feu rouge, etc. Une philosophie politique de l’immanence ne peut répondre que ceci : une puissance capable d’affecter la multitude ne peut venir, en dernière analyse, que de la multitude elle-même6. La multitude elle-même est le réservoir de puissance duquel se nourrissent les pouvoirs institutionnels qui normalisent la multitude7. En quelque sorte, la multitude s’asservit elle-même à ses propres frais de puissance. On peut dire les choses plus généralement encore : tout ce qui affecte la multitude, en son tout comme en ses parties, vient en dernière analyse de la multitude. La condition passionnelle la plus générale de la multitude a la forme de l’auto-affection : la multitude s’auto-affecte par l’exercice nécessaire de sa propre puissance, et tout ce qui s’engendre au sein de la multitude, la forme politique qu’elle se donne, les institutions particulières qu’elle agence, les mœurs et les manières qu’elle partage, est l’effet de cette puissance. > [!accord] Page 100 Pourquoi les individus se conforment-ils à certaines mœurs, pourquoi respectent-ils certaines autorités et pas d’autres, pourquoi suivent-ils les commandements implicites ou explicites des institutions ? Parce que toutes ces formes institutionnelles leur font quelque chose – les affectent. Et que ce pouvoir d’affecter à grande échelle tient du seul réservoir de puissance à grande échelle, celui qu’offre la multitude elle-même – un réservoir auquel, en empruntant à Durkheim, on peut donner un autre nom : le social. > [!accord] Page 101 Ce sentiment de l’asservissement à une puissance externe n’est jamais si grand qu’à propos de l’État, jusqu’à induire l’idée – fausse – qu’il nous suffirait de « nous en débarrasser » pour recouvrer « la liberté ». Fausse en effet puisque les individus ne voient pas distinctement que l’entité qu’ils prennent pour étrangère est, mais en dernière analyse, entièrement leur : la triste vérité, celle que La Boétie avait parfaitement vue, c’est que l’État, c’est nous. C’est nous qui produisons, et reproduisons, à chaque instant, l’État qui nous domine… avec notre concours passionnel. Car l’État n’a en définitive pas d’autre puissance que celle que nous lui apportons… en toute méconnaissance de cause. > > [!cite] Note > important ### Les apories de la « légitimité » > [!approfondir] Page 104 Il n’y a ni « légitimité » ni « consentement » – un autre concept à problèmes11. Il y a des effets de puissance. L’État impose son ordre parce qu’il affecte adéquatement. Il affecte d’un affect commun. Et ce pouvoir d’affecter n’est autre, en dernière analyse, que la puissance collective même de ses sujets – composée, captée et retournée sur (contre) eux dans leur plus complète méconnaissance. [Qu’on n’aille pas voir, une fois de plus, dans cet effet de méconnaissance l’indication en creux d’une solution d’émancipation par la « prise de conscience ». Comme l’a déjà suggéré Éth., IV, 14, celui qui a la pleine conscience intellectuelle des mécanismes passionnels au principe de l’imperium étatique n’en est pas affranchi pour autant : car ce progrès (réel) de connaissance « ne saurait réprimer aucun affect » en tant que connaissance, il ne pèse rien comparé à la force affectante de l’État, ni par rapport à la force de nécessité qui réengendre endogènement « de l’État » après que l’État a été détruit. Cependant, si la connaissance n’affranchit pas radicalement, elle n’est pas complètement sans effet : elle aide à mieux poser le problème de l’État, c’est-à-dire à mieux en penser les formes souhaitables > [!information] Page 104 L’État ne fonctionne donc pas à la « légitimité » ou au « consentement », il fonctionne à la puissance, c’est-à-dire au pouvoir d’affecter. Il affecte d’un affect commun et, par là, détermine en tous des désirs d’actions conformes. En tous, à quelques variantes près sans doute. Différenciation des affects induits par la puissance étatique au travers des différentes complexions individuelles. Certains se conforment aux réquisits d’État sous le coup de la peur. D’autres sous l’affect triste du mauvais gré, d’un rapport de puissance par trop défavorable. D’autres encore par adhésion joyeuse à l’ordre qui leur est prescrit – et le « consentement » n’est pas la manifestation éclairée de l’authenticité d’un sujet, qui acquiesce en toute autodétermination, mais une détermination extérieure à agir conformément (ce que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] nomme l’obsequium), accompagnée d’un affect joyeux : « consentir », c’est être plié dans la joie… « Légitimité » (accordée à l’État) ou « consentement » (exprimé en première personne) ne sont que les idées « mutilées et tronquées », les corrélats de pensée, produits simultanément à la détermination du corps affecté – et non le principe des choses affectantes. ### Précarité passionnelle des institutions > [!information] Page 106 Que celle-ci pourtant soit incomplète, réversible même, faisant la précarité de principe de tout pouvoir, [[Baruch Spinoza|Spinoza]] le dit explicitement : « le glaive du roi, c’est-à-dire son droit, est en réalité la volonté de la multitude elle-même ou de sa partie la plus forte » (TP, VII, 25)12. En fait, on le sait bien, aucune institution ne fait jamais l’unanimité – et n’est jamais investie que par « la partie la plus forte » de la potentia multitudinis. La langue officielle a ses patois, la monnaie ses pratiques parallèles de l’échange. Et l’État ses réfractaires – « la partie la moins forte ». Ainsi, toute institution ne se maintient que sous un sourd bruit de fond de quant-à-soi. Et la possibilité qu’il se fasse grondement. [[Baruch Spinoza|Spinoza]] insiste : « je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux13 » – comprendre : tant que, de la potentia multitudinis, il parvient toujours à mettre la plus grande part de son côté. Tout est dit maintenant : l’épreuve est en filigrane de tout ordre institutionnel, qui se tient en permanence sous la menace que « la partie la moins forte » devienne la plus forte. > [!information] Page 107 Le droit chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]], comme souvent du reste dans la philosophie politique classique, n’est pas un concept juridique. Ici, il est rigoureusement synonyme de puissance – « chacun a autant de droit qu’il vaut par la puissance », explique TP, II, 8. Le « droit de la Cité », c’est donc son pouvoir de nous faire quelque chose, et puis de nous faire faire quelque chose – les gestes de l’obsequium. Or cette puissance ne s’étend pas à l’infini. On ne fait pas faire n’importe quoi aux gens, même quand on est l’État : > [!accord] Page 108 C’est bien à dessein que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] mêle les impossibilités que nous dirions « physiques » – ne pas pouvoir s’envoler – et celles que nous dirions morales ou intellectuelles, bref réservées à ce bel esprit qui passe pour le propre de l’homme, plus encore : pour le lieu réel de son humanité – ce sont les animaux qui ne sont « que des corps ». À dessein, donc, et pour signifier une fois de plus combien le dualisme du corps et de l’esprit fait fausse route. Car « l’esprit et le corps, c’est une seule et même chose, qui se conçoit sous l’attribut tantôt de la Pensée, tantôt de l’Étendue » (Éth., III, 2, scolie). Il est vrai qu’il y a là de quoi déconcerter au plus haut point toutes nos représentations, spontanément cartésiennes, du corps sous commande souveraine de l’esprit. Or la particularité de la vue que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] prend sur l’homme tient à ce que toutes ses manières, celles de se tenir et de se mouvoir bien sûr, mais aussi celles que nous rapporterions spontanément à « l’esprit », manières de juger, de penser, d’enchaîner ses idées, toutes ces manières renvoient, dans leur acquisition et dans leur stabilisation, à des traçages, à des marquages du corps, et ceci sans que la production des idées soit le moins du monde de l’ordre d’une expression épiphénoménale des événements corporels, comme le voudrait le matérialisme vulgaire des sciences cognitives, qui confondent l’esprit et le cerveau. Non pas donc épiphénoménalité des idées au corps, mais simultanéité de l’idéation et des variations de la puissance d’agir du corps, conformément à la logique psychophysique de l’affect, logique de l’union du corps et de l’esprit. ### Variété ingeniale de l’indignation > [!accord] Page 111 Reste toutefois que les seuils de l’offense ne sont pas les mêmes pour tout le monde. C’est bien là une donnée décisive dans le déclenchement des séditions politiques – au-delà des rébellions individuelles. Car la question est bien celle, algébrique, du devenir « plus fort » de « la partie la moins forte » de la multitude, la partie qui « ne soutient pas le glaive ». Il ne s’agit pas de traverses individuelles, il s’agit d’une bifurcation globale dans la dynamique des affects collectifs. Or les points de bifurcation individuels diffèrent. > [!accord] Page 111 Nous le savons puisque nous savons que « des hommes différents peuvent être affectés par un seul et même objet de manière différente ». Une chose ne détermine pas univoquement ses propres effets : les affects qu’elle produit sont co-déterminés au travers des complexions affectives (ingenia) qu’elle traverse. Il y a bien des sans-Dieu à qui dire que Dieu n’existe pas ne fera pas grand-chose (réjouira même). De la même manière que le spectacle de la chemise du DRH ou des violences policières pouvait, par réfraction au travers d’ingenia différenciés, produire des affects différenciés. > [!accord] Page 112 Mais la plupart des choses que nous rencontrons, et de très bonne heure, sont institutionnelles et sociales : parents d’abord, bien sûr, en lesquels toute la société est déjà comme repliée d’une certaine manière (leur manière), professeurs, policiers, écoles, morale, droit, impôt, médias, modèles de lettre de candidature, employeur, open space, etc., toutes ces choses ont laissé leurs traces en nous selon la manière dont nous les avons primitivement rencontrées. Également selon la suite de ce qui nous arrivera, selon la manière dont nous les rencontrerons à nouveau, ou dont nous en rencontrerons d’autres qui viendront renforcer, modérer ou défaire l’effet des premières. Car les traces peuvent toujours être refaites en principe, par exemple par un long travail d’exposition à des affections contraires, ou par la bascule soudaine d’une rencontre singulière bouleversante, personne, événement ou situation, une affection si puissante en tout cas qu’elle impose d’un coup sa nouvelle trace par-dessus les anciennes : Claudel et son pilier, la naissance à la politique au feu d’un mouvement social, la vocation par la rencontre d’un maître ou d’une œuvre… > [!accord] Page 112 En réalité, l’ingenium ne cesse de mêler des déterminations communes et des déterminations idiosyncratiques. Des déterminations communes comme le sont les expériences faites au sein des divers groupes sociaux, notamment les classes de conditions d’existence matérielle. Affections semblables, donc traces semblables et dispositions semblables, manières communes relativement à certaines situations ou à certaines pratiques – et l’on retrouve ici, mais par les voies de la théorie de l’ingenium, l’un des résultats empiriques les mieux connus de la sociologie : les groupes sociaux sont pour une large part homogènes dans leurs goûts, leurs parlers, leurs tenues, corporelles et vestimentaires, etc. Des déterminations communes, donc, mais des déterminations idiosyncratiques également, puisque, quoique appartenant à tel groupe, homogénéisé dans ses manières sous un certain rapport, il y a par ailleurs des rencontres que je suis seul à avoir faites, des situations que je suis seul à avoir vécues, peut-être jusqu’à un point d’intensité où elles seront devenues mes affections dominantes, mes traces principales, écrasant les traces communes, et capables alors de me faire diverger d’avec le groupe > [!accord] Page 113 Les sociétés contemporaines différenciées sont ces patchworks d’ingenia individuels, partiellement homogénéisés par régions de l’espace social. [Il y aurait même lieu de parler, conceptuellement, de l’ingenium du corps politique18, ingenium complexe, à haute différenciation interne – composé de tous les ingenia individuels et de leur structure d’interactions –, au travers duquel se trouvent réfractées les affections politiques.] La sociologie des crises politiques, à sa façon, a décliné de longue date cette idée qu’un seul et même objet peut affecter des hommes différents de manière différente, en se posant, a contrario, la question des conditions dans lesquelles une même situation peut produire une réaction (un affect) homogénéisée à grande échelle19. Quels sont les situations ou les abus du pouvoir qui ont pour propriété de transcender la variété (régionale) des complexions individuelles pour produire un affect commun ? Par exemple, il existe quelque part un niveau d’exactions policières qui révulsera même ceux qui ont au plus haut point l’ingenium de la préférence pour l’ordre. > [!information] Page 114 Et pour cerner, par exemple, les conditions d’extension d’un mouvement qui naît localement, parce qu’il a d’abord rencontré des affectabilités particulières, que ce sont les individus de tel groupe qui ont passé les premiers leurs seuils d’indignation, etc. Une indignation dont il est d’ailleurs temps de dire qu’elle est ici bien autre chose que ce « concept » un peu gélatineux, pétri d’un inoffensif moralisme, popularisé ces dernières années. Elle est chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]] le nom de cet inaliénable quant-à-soi qui fait dire « tout plutôt que ça » : « personne ne peut céder sa faculté de juger », écrit-il, avant d’évoquer « ces choses auxquelles ni les récompenses ni les menaces ne peuvent amener personne ». Conçue en son sens le plus radical, l’indignation spinoziste est donc ce point d’intolérable dépassé où l’État (ou l’institution quelle qu’elle soit, le pouvoir institutionnel en général) perd toute emprise sur ses sujets. Car, loin de nommer une vertueuse posture sans suite, elle est ce point d’affect qui détermine de nouveaux mouvements des corps – hors des normes du pouvoir, et contre lui ### Épidémiologie passionnelle de la sédition > [!accord] Page 116 Si donc il y a des « coûts » et des « bénéfices », ça n’est pas au sens de la science économique, mais au sens des intensités affectives, au sens passionnel du désir, de la crainte et de l’espoir. Comment vont donc pencher les balances ? C’est la question décisive, aussi bien du côté du pouvoir que du côté des séditieux. Quels suppléments d’affects la dynamique même du mouvement va-t-elle induire en ceux qui sont restés primitivement à l’écart ? L’insurrection fonctionne à l’émulation des affects – Éth., III, 27. On dit que le spectacle des uns « donne des idées » aux autres. Il leur donne surtout de nouvelles intensités passionnelles. Qui viennent s’ajouter aux balances contemporaines et, éventuellement, les faire pencher décisivement pour déterminer le désir d’actions inédites : joindre ses mouvements de corps aux mouvements déjà en cours, se déclarer gréviste, insoumis, insurrectionnel. ### L’obstacle des causes imaginées nécessaires > [!approfondir] Page 121 C’est qu’il était impossible que le socialisme apparût pour autre chose qu’un constructivisme, un artificialisme. Or, s’il y a eu construction, on doit pouvoir désigner les constructeurs. Et en effet on le peut : le Parti. Le Parti ne peut manquer de se présenter aux imaginations comme la cause libre d’un « système » qui, partant, n’a plus rien de nécessaire : le Parti « aurait pu faire autrement », le système aurait pu être autre qu’il n’est, par conséquent les affects de haine qu’on doit au fait qu’il est comme il est s’en trouvent intensifiés. Et dirigés vers « qui de droit ». ### Les asymétries de la peur > [!approfondir] Page 122 Et – voilà le paradoxe –, pour si désastreux qu’il soit, le désastre avéré ne suffit pas encore à déterminer un mouvement collectif pour y échapper. On pourrait bien sûr arguer de tous les effets de coupure institutionnelle du parlementarisme, analyser les luttes de tendances au sein de Syriza, sonder rétrospectivement les incertitudes ou les velléités du personnage Tsípras, ajouter même les indécisions du débat économique quant aux effets d’une sortie de l’euro : rien de ceci n’ôterait l’effet propre des asymétries de la peur et de ses préférences pour le connu. C’est qu’il n’y a pas d’espoir sans crainte, rappelle [[Baruch Spinoza|Spinoza]], car « qui est suspendu à l’espoir et doute de l’événement d’une chose imagine, par l’hypothèse, quelque chose qui exclut l’existence de la chose future ; et par suite […], pendant qu’il est suspendu à l’espoir, il craint que l’événement ne se produise pas27 ». Il y a donc un paradoxe possible de l’espoir, quand celui-ci est attaché à une action à entreprendre et non à l’attente passive d’un événement, et ce paradoxe veut que la crainte qui accompagne nécessairement l’espoir puisse être si grande qu’elle en vient à décourager l’action à laquelle l’espoir est attaché > [!approfondir] Page 123 Ici encore, il ne faut pas demander plus à la philosophie qu’elle ne peut donner, et plutôt inciter au travail conjoint avec les sciences sociales qui étudient de près les institutions productrices de ces « règles » et de ces « conventions » – où le mot « institution » est à comprendre au sens large comme l’ensemble des constructions sociales qui, en l’occurrence, contribuent à armer une hégémonie : médias bien sûr, mais aussi experts engageant leur capital symbolique, procédures formelles et informelles de filtrage des paroles dissidentes et des paroles autorisées, aussi bien dans le champ publiciste que dans le champ académique, etc. Il y a bien une construction sociale de l’imaginaire collectif, et elle engage toutes les forces, spécialement les forces dominantes, de la société. Qui travaillent à imposer les manières communes de juger du bien et du mal en politique – puisque l’hégémonie, c’est cela : avoir réussi à passer au grand nombre les manières particulières de juger du petit. ### La construction passionnelle des seuils critiques > [!accord] Page 125 Alors où ? La question appelle bien sûr d’analyser le travail des institutions sociales qui permettent d’accommoder plus ou moins bien le chômage de masse – État-providence ici, solidarités familiales là, etc. Ces (importantes) considérations mises à part, il y a aussi le travail passionnel collectif par lequel la société déplace ses normes et les refait. Les cinq cent mille chômeurs explosifs de la fin des années 60 sont très en dessous d’un taux de 5 % qui passe désormais pour un équivalent de plein-emploi… du moins, c’est pour tel que le discours hégémonique s’efforce de le donner. Les seuils critiques sont donc l’objet de constructions disputées et d’affrontements passionnels – passionnels en effet puisque ces seuils sont bien des points de bifurcation dans la dynamique affective collective. > [!accord] Page 126 cette sorte, il connaît un haut degré de médiation institutionnelle. Avec ses moyens caractéristiques, le discours hégémonique s’efforce donc de rejeter le plus loin possible le seuil critique, et de donner la situation présente pour régulière. Là où le discours contre-hégémonique s’efforce, lui, de déplacer en sens inverse le partage établi du tolérable et de l’intolérable, et de rendre affectivement intolérable ce qui passe pour tolérable. Ce sont donc, ajoutés au travail des causes extérieures, les remaniements de la sensibilité collective qui modifient la distance aux seuils critiques, au long même des processus de crise larvée, si bien que ces seuils sont de formation fondamentalement endogène : ils émergent dans le cours même de la dynamique pré-critique ### Se déclarer malheureux, se déclarer en lutte > [!accord] Page 127 À part peut-être en y voyant l’occasion de se demander comment il est possible que, dans une société aussi malmenée depuis aussi longtemps, où la consommation d’anxiolytiques bat des records, les individus, chacun par-devers soi, persistent à cocher la case du bonheur. On pourrait y voir la contribution d’un effet homologue à celui que Sartre observait déjà dans la dissociation du comportement politique selon que l’individu est engagé dans un mouvement collectif ou bien isolé dans l’acte électoral – l’isolement dans le bien nommé isoloir, qui coupe radicalement l’individu des dynamiques politiques concrètes. On pourrait y voir également, et c’est là en fait qu’on voulait en venir, l’effet d’un mécanisme passionnel de protection de soi. > [!accord] Page 127 Dans la massivité de la réponse « heureuse », dont tout porte à croire qu’elle est grandement distordue, c’est peut-être ce qu’il en coûte de se déclarer à soi-même en état de malheur qui se trouve indirectement attesté. Il faut avoir fait beaucoup de chemin en effet pour s’avouer malheureux, aveu qui en quelque sorte élève d’abord le malheur au carré. Et contre lequel l’esprit lutte spontanément – « l’esprit, autant qu’il le peut, s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du corps » : le mécanisme de réduction de la dissonance œuvre aussi à la protection de soi contre l’idée du malheur. > [!accord] Page 128 Mais encore faut-il que les moyens de puissance disponibles soient suffisants. Si la tristesse, qui est une diminution de la puissance d’agir, me laisse incapable de fournir une réponse à la hauteur des causes à repousser, il s’ensuit un supplément de tristesse, et l’entrée dans une spirale cumulative de diminution de la puissance d’agir – la dépression, avec pour terme possible l’effondrement définitif du suicide. ### La sédition comme expérience transformatrice > [!accord] Page 131 Comment la chose pourrait-elle être vécue autrement que sur le mode de la « libération » ? « C’était extraordinaire, ça nous a tous tourneboulés », « cette ambiance, tous ces gens, ces tentes, ces chansons, c’était extraordinaire », disent deux témoins de l’occupation de la Kasbah à Tunis31. Il faut ces épisodes pour prendre conscience de ce qui restait totalement inaperçu, à savoir le formidable rétrécissement que la normalisation institutionnelle infligeait aux expressions des puissances individuelles et collectives. Et les gens se mettent à faire des choses inouïes et pourtant élémentaires, mais d’un élémentaire qui leur restait interdit, et même inconcevable : se parler en AG, se réapproprier des sujets qui leur échappaient, les sujets relatifs à leur existence collective même, parler autrement à des supérieurs, leur parler comme à des égaux précisément, occuper des espaces publics qui n’étaient que des lieux de passage, pour en faire vraiment des lieux communs, une place en ville, un palier dans un immeuble de bureau, des lieux du commun où le commun se rassemble pour parler de ses choses communes, etc., autant de petits (et parfois grands) affranchissements d’avec mille invisibles interdictions, mille censures passées. > [!approfondir] Page 133 À l’affect commun qui soutenait l’ordre institutionnel s’oppose maintenant une autre ligue passionnelle, formée elle autour de « ce qui indigne le plus grand nombre ». Deux parties de la multitude désormais fragmentée, deux flux contraires de potentia multitudinis, entrent en conflit. Et « la mesure dans laquelle la puissance du souverain l’emporte sur celle de ses sujets » devient incertaine. Jusqu’au point d’inversion – où il est balayé. ### Ambivalence de l’affect commun > [!accord] Page 134 Qu’il soit mobilisable pour le pire, c’est [[Baruch Spinoza|Spinoza]] lui-même qui va le laisser entendre dès ce premier article du chapitre VI du Traité politique : « […] la multitude veut être conduite comme par une seule âme sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun : crainte commune, espoir commun, ou impatience de venger quelque dommage subi en commun ». À quoi l’État est-il donc, entre autres, susceptible de régner ? À la peur et à la haine. Voire à un mélange des deux. Car l’État peut lui-même terroriser directement ses sujets : État totalitaire, État policier, État de surveillance. > [!accord] Page 134 Mais il peut aussi tenir ses sujets par la peur commune d’une entité tierce. Qui ne voit la brûlante actualité de cette possibilité ? La réalité qu’une lucidité analytique minimale impose de voir, c’est que le terrorisme est la bénédiction objective des gouvernants. [Ou plutôt de l’État : de l’État considéré comme « agent structural », en effet, plus que des gouvernants particuliers qui en occupent transitoirement la place, car, après tout, il est toujours possible, aléa de la réception passionnelle, que l’événement se retourne contre eux, par exemple en accusation d’impéritie. > [!accord] Page 135 C’est que l’affect commun de terreur écrase tous les autres affects de rang inférieur, investis dans la conflictualité ordinaire du monde social, et soude le corps collectif d’un bloc autour de l’État. Tout le paysage passionnel de la Cité se trouve d’un coup arasé et recouvert par l’unique affect de « la crainte commune et de l’impatience de venger quelque dommage subi en commun ». Les luttes sociales dans lesquelles l’État se débat ordinairement sont instantanément secondarisées au profit de la lutte principale, déclarée lutte unique, contre le terrorisme. > [!accord] Page 136 Et son opportunisme passionnel ne s’y trompe pas. Comme les grandes enquêtes financières se règlent sur le principe « follow the money », les grandes enquêtes politiques devraient avoir pour maxime « follow the affect ». > [!accord] Page 137 On reconnaît les amis du pouvoir au partage de cette obsession, et notamment à leur ardent désir que rien ne vienne évaporer l’affect de peur-haine providentiel. Surtout que rien ne revienne, ou le plus tard possible, des affects antérieurs. Surtout demeurer le plus longtemps possible, non pas même dans la commémoration, mais dans la macération. Macération des passions tristes. Et l’on croirait lire [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]] dans le texte : « le tyran a besoin de la tristesse des âmes pour réussir36 ». Merveille : tant que les esprits sont entièrement occupés par les terroristes, on ne parle plus de luttes sociales, de lutte des classes, de capitalisme, ni même de contester l’État. Au contraire : tout n’est qu’invitation à s’en remettre à lui, à s’abandonner à son ordre. Les passions tristes amenuisent la vitalité ? Mais c’est égal : l’État ne vise pas la majoration de la vitalité – bien trop dangereuse, toujours susceptible d’échapper à ses canalisations et de se retourner contre lui. Lui n’a en tête que de régner, et que ses sujets « combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut37 ». ^a10cea ### Désenchanter l’indignation > [!information] Page 138 Et cela également dans les colères qui se retournent contre l’État – toujours l’ambivalence de l’affect commun. Il n’y a pas que des saintes colères ou des colères justes. Il y a la colère définie très généralement comme « le désir qui nous incite, par haine, à faire du mal à celui que nous haïssons39 ». La philosophie géométrique des affects laisse peu de place pour les transfigurations lyriques, et nous rappelle à ses froideurs cliniques : ici donc elle nous remet en tête que la colère est un affect de haine et, comme l’indignation, une passion triste. C’ > [!approfondir] Page 139 Pour [[Baruch Spinoza|Spinoza]], qui parle du point de vue des affects actifs et de la causalité adéquate, les passions tristes sont toujours mauvaises (Éth., IV, 41). Parmi elles la colère, donc, qui est une haine, or « la haine ne peut jamais être bonne » (Éth., IV, 45). Peut-être sauverait-il certaines de nos colères politiques s’il les voyait accompagnées d’un auxiliaire d’espérance dirigée vers une nouvelle forme de vie propre à empuissantiser les hommes, à les rapprocher un peu plus du modèle (exemplar40) de la vie sous la conduite de la raison. Hors d’une décision nette sous ce rapport, la vérité, c’est que c’est nous qui déclarons les colères bonnes ou mauvaises, et ceci, comme tous nos autres jugements, « selon notre affect ». En tout cas, que la colère, qui est une haine, ne soit pas bonne en soi, nous le savons de connaissance intuitive, à simplement nous rappeler les affects communs qui peuvent souder des foules dans le racisme ou le désir de lynchage. ### Le déplacement des tolérances > [!information] Page 143 c’est l’abus qui « donne à un plus grand nombre de sujets des raisons de se liguer », et cet abus est d’autant plus probable que les institutions retiennent faiblement ceux qui, de par leur position, sont le plus enclins à le commettre. La pleonexia des dominants, désir insatiable de plus, voilà en quelque sorte le clinamen des univers institutionnels, leur condamnation à l’instabilité. > [!accord] Page 143 En tout cas, avec la modification des normes, les seuils se déplacent. Telle chose qui laissait indifférent suscite le scandale moral. Telle autre qui était à la limite devient communément acceptée – par exemple la tolérance à l’envahissement publicitaire, ou à la surveillance vidéo généralisée, dont les niveaux d’aujourd’hui auraient outré il y a quelques décennies… et sont intégrés comme « normaux » aujourd’hui. Il entre dans les stratégies de l’hégémonie de jouer à son propre avantage ce jeu de la modification lente, incrémentale, dont on ne prend vraiment la mesure qu’à en faire l’intégrale sur une période suffisamment longue : saisissement rétrospectif… mais le mal est fait, nous en sommes venus à accepter des choses qui, appliquées d’un coup, auraient cabré tout le corps social. > [!information] Page 144 Le corps politique, comme tout corps, se met au travail lorsqu’il est sous tension : il se déplace. À l’épreuve des souffrances qui, par exemple, lui ont été imposées par le néolibéralisme, il s’est mis en chemin. Il faudrait même dire en chemins (au pluriel), car l’affection néolibérale, réfractée au travers de son ingenium composite, détermine ses diverses parties à envisager divers mouvements réactionnels – les uns vers la régression identitaire, les autres vers les luttes sociales. Et le devenir global du corps n’est que la résultante de ces mouvements partiels. ### Conatus et passions dans les structures : les moteurs de l’histoire > [!information] Page 145 Les conatus « poussent » dans les structures. C’est pourquoi le monde social-historique ne peut jouir d’aucune stabilité. Ils « poussent » selon leur position : ceux qui le peuvent pour avoir davantage, les autres pour s’affranchir de la domination ou s’extraire d’une condition attristante. Voilà, à la fin des fins, le principe moteur de cette dynamique du monde humain qu’on appelle l’histoire. Pourquoi y a-t-il de l’histoire ? Parce que les hommes n’en finissent pas de désirer. ### L’affectabilité des « révoltes logiques » > [!information] Page 148 Mais rien de tel n’a de sens dans le spinozisme, où le corps et l’esprit sont une seule et même chose – l’unité corps-esprit précisément – considérée l’un « du point de vue » (sous l’attribut) de l’Étendue, l’autre de la Pensée, et où ni « le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit déterminer le corps au mouvement ni au repos » (Éth., III, 2). Les idées sont formées par l’esprit dans le même mouvement où le corps est affecté. ### Le point de vue intellectuel, entre grotesque et universel > [!accord] Page 149 On sait parfaitement que cette disposition n’a rien d’universellement partagé. Être affecté par des idées de choses à égalité avec les choses mêmes est le propre d’une sensibilité aux idées qui est la sensibilité intellectuelle même. Comme toutes les sensibilités, la sensibilité intellectuelle – l’ingenium intellectuel – doit sa formation à un certain type de trajectoire, à une certaine éducation, au sens le plus général du terme – celui où Flaubert parle d’éducation sentimentale –, un sens général dans lequel entre aussi bien sûr l’éducation au sens ordinaire, comme passage réussi par les institutions scolaires. > [!information] Page 150 [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]] a nommé illusion scolastique48 cette propension, typiquement projective, des intellectuels à considérer spontanément comme universel leur rapport intellectuellement médiatisé au monde, leur rapport immédiat aux idées, comme si tous les agents sociaux regardaient « naturellement » le monde à la manière, tout intellectuelle, dont eux le regardent. Et de s’étonner que des choses qui les émeuvent ou les scandalisent laissent d’autres indifférents… > > [!cite] Note > important ^59c42f > [!accord] Page 150 C’est la plus commune des erreurs intellectuelles – l’erreur scolastique – que de penser la sensibilité intellectuelle unanimement partagée. Une professeure de littérature croyant porter un coup décisif au FN écrit que le parti d’extrême droite est « une négation brutale de l’esprit critique », qu’il porte par là atteinte à « ce pour quoi la France est justement admirée de par le monde : la pensée rationnelle, la recherche historique »49. Toutes choses certainement très vraies, mais dont on se demande qui elles peuvent affecter à part ceux qui y sont déjà affectables – les intellectuels. > [!accord] Page 151 Tous les rappels aux principes que formulent à longueur de temps les intellectuels par voie de tribunes ou de pétitions50, grevés des mêmes sociocentrismes, sont voués aux mêmes insuccès. Non pas d’ailleurs qu’il ne faille pas y sacrifier, mais qu’il ne faille pas se faire d’illusions quant à leur portée réelle : leur effet n’est pas nul, mais ne va guère plus loin que le cercle étroit des lecteurs de la presse nationale, peut-être même le seul sous-cercle des éditorialistes, des journalistes, bref de tous ceux qui, engagés dans le champ publiciste, se vivent comme des intellectuels et partagent peu ou prou les mêmes dispositions intellectualistes que les pétitionneurs. Au-delà : rien, ou très peu. Redisons qu’il n’est pas totalement vain, pourvu que ce soit en connaissance de cause, de diriger des stratégies d’intervention vers la méta-machine affectante que sont les médias, précisément parce qu’elle est un point archimédien dans la structure sociale : l’effet de levier y est tel que de petites causes peuvent y engendrer de grands effets. Peuvent… et peuvent ne pas, puisque, par définition, « grand effet » désigne la rencontre avec les affectabilités du grand nombre, et que la projection spontanée des affectabilités intellectuelles, en son vocabulaire par exemple, et ses manières de parler, frappe d’emblée cette rencontre d’improbabilité. > [!accord] Page 151 Le grotesque des entreprises intellectuelles, cependant, ne doit pas faire oublier ce qu’elles ont d’intrinsèquement vertueux, désirable même, si la plupart du temps elles échouent lamentablement. C’est qu’elles emportent malgré tout un idéal qu’il faut bien qualifier de civilisationnel : l’idéal de la discussion, qui est, d’une certaine manière, l’idéal de la substitution efficace des mots aux choses. L’idéal de la discussion est un idéal dans lequel les idées portent, autant que les choses dont elles sont les idées, où les arguments affectent conformément à leurs contenus objectaux. Non pas encore l’idéal rêvé par [[Jürgen Habermas|Habermas]] d’une communication entièrement gouvernée par les normes de la vérité, qui ferait du débat démocratique une sorte de séminaire – mais tout atteste que c’est une vue de l’esprit : même le champ scientifique, censé en offrir la moins mauvaise approximation, ne s’y conforme parfois que très lointainement (avec bien sûr des variations propres à l’inégale condition épistémologique des différentes disciplines). > [!accord] Page 152 L’idéal des idées puissantes ne saurait sans doute se faire passer pour l’institution de la discussion « rationnelle », et le wishful thinking habermassien demeure toujours aussi lointain. Mais il s’agit tout de même que les abstractions idéelles gagnent en pouvoir d’affecter, et qu’elles deviennent capables de faire effet au-delà de cette minorité qu’on appelle usuellement les « intellectuels » – ou bien, pour le dire autrement, que les intellectuels, compris non comme groupe social particulier mais comme disposition caractéristique, comme ingenium susceptible d’être affecté par des abstractions idéelles, deviennent de plus en plus nombreux. ^dbf3b2 ### Développer une « imagination intellectuelle » > [!information] Page 153 À sa grande surprise – surprise d’intellectuel informé – John Oliver, le journaliste animateur de l’émission « The Daily Show », constate par micro-trottoir qu’Edward Snowden, dont le nom est parfaitement connu de la sphère des intellectuels informés, est largement inconnu du grand public51. Également que ce même grand public, à qui le même micro-trottoir soumet l’idée de surveillance électronique généralisée, demeure tout à fait placide, ou bien élabore vaguement à partir de nécessités de la lutte contre le terrorisme. > [!accord] Page 153 Mais les hommes du grand public en question s’animent soudainement lorsque cette fois-ci le journaliste, dont la surprise première était un peu feinte, leur demande ce que ça leur fait de savoir que l’État peut aller voir – voir – sur leurs ordinateurs les photos de « leurs bites » : effondrement immédiat des arguments de tolérance des programmes de surveillance, et scandale instantané à l’idée de l’intimité fouillée. Mais c’est là l’effet, durement acquis, de la stratégie activiste de l’ars affectandi : il fallait ajouter quelque chose, un étai passionnel, pour empuissantiser l’idée générale du viol de vie privée. La « révolte logique », la révolte intellectuelle, c’est celle qui n’a pas besoin de ces béquilles, de ces suppléments, qui n’a pas besoin d’agiter la perspective de « leur bite » à l’écran pour que les individus se scandalisent par la seule idée d’un principe (bafoué). ### Imaginer vivement, empuissantiser les signes > [!accord] Page 155 Or cette condition de possibilité est de l’ordre d’une imagination intellectuelle. Elle réside dans la capacité à lier richement des images aux signes par lesquels arrivent les idées. Celui qui a ainsi une vive imagination intellectuelle, son corps rappelle en abondance des images dont l’intensité suffit à l’affecter comme si les choses dont elles sont les images étaient présentes. Et ceci simplement à partir de signes – phonèmes ou graphèmes. Je lis les mots « état d’urgence » ou « loi de surveillance », et aussitôt m’arrivent des images d’intrusion électronique, de policiers à l’autre bout des tuyaux, lisant et regardant les choses de ma vie, des images si vives que c’est comme si tous ces faits étaient là, sous mes yeux. Alors oui, ce ne sont plus seulement des mots : littéralement parlant – puisque j’ai des images – je vois, et par conséquent je vis, dans mon corps, ce dont ils sont les mots. J’entends les sons qui disent « violence policière sur un lycéen » et, par l’effet de mon imagination intellectuelle, c’est comme si le lycéen était battu devant moi. > [!accord] Page 155 Des gouffres d’incompréhension séparent ceux qui ont des images et ceux qui n’en ont pas. Des scènes entières s’animent devant les yeux des uns quand les autres, n’ayant entendu que des phonèmes, mais incapables de les lier à rien, en tout cas à rien de vivace53, en restent à des idées abstraites, sans pouvoir d’affecter, et sont dans l’impossibilité de saisir ce qui fait toute l’agitation des premiers. > > [!cite] Note > frustrant de ouf, le mot ordre par exempe ... ### Un nouveau pli de l’ingenium > [!accord] Page 158 Comme toute disposition cependant, celle de l’imagination intellectuelle demande à être formée. Ce pli que les intellectuels ont reçu de leurs trajectoires et de leur univers social particulier, comment l’universaliser ? C’est là une question pour une politique de l’éducation qui est, au sens spinoziste, une politique de la modification. L’un des enseignements centraux de la théorie des modes finis, en effet, c’est que le mode est modifiable. C’est bien pourquoi, si l’on peut reconstituer un concept de « nature humaine » chez [[Baruch Spinoza|Spinoza]], ça n’est certainement pas comme essence invariante, mais comme un ensemble indéfini de possibilités déployées à partir de mécanismes passionnels élémentaires, dont la combinatoire livre la série historique (ouverte) des actualisations de l’« homme » > [!information] Page 158 Chaque homme en sa complexion singulière est une manière précise et déterminée de réaliser la « nature humaine » – et l’on peut entendre ici l’écho analogique du corollaire d’Éth., I, 25 : « les choses particulières sont […] des modes55 par lesquels les attributs de Dieu s’expriment de manière précise et déterminée ». La nature humaine est, en tant que telle, fondamentalement sous-déterminée, donc plastique. Les modes en général sont modifiables, mais le mode humain tout particulièrement, à qui la complexité de son organisation corporelle confère une amplitude de modifiabilité sans pareille parmi les autres choses de l’univers. > [!information] Page 159 C’est non pas la modification par affect, donc faisant jouer des affectabilités données, mais la modification des affectabilités elles-mêmes. Bien sûr il y a toujours une affection et un affect au départ de la modification forte. Mais une affection suffisamment intense pour laisser une trace structurante dans le corps. C’est-à-dire pour ajouter un pli nouveau à l’ingenium qui n’est, rappelons-le, que la récapitulation des traces dont le corps a été marqué au fil de ses expériences – l’ingenium, en définitive, ça n’est rien d’autre que le corps tracé. Nouvelle trace, ou nouveau pli si on s’autorise un écart au lexique spinozien, en tout cas nouvelle affectabilité. Et le mode est modifié – au sens fort. Littéralement parlant, il réagit d’une nouvelle manière, il est, par exemple, devenu sensible à d’autres choses qui le laissaient indifférent, ou différemment sensible à des choses qui l’affectaient autrement > [!approfondir] Page 159 L’imagination intellectuelle est ainsi un nouveau pli de l’ingenium – un nouveau pli à faire entrer dans la structure de l’ingenium. Si l’imagination intellectuelle est la capacité à lier des images à des signes représentatifs de choses, qui sont d’ailleurs eux-mêmes des images mais d’un certain type, des images-signes, alors il n’y a rien d’autre à en dire, en toute généralité, qu’une telle habitude concaténatrice ne se contracte que par l’exercice même des liaisons primaires, répétées, élargies. Répétées pour que les traces des affections imagées s’impriment durablement dans le corps, et qu’il développe sa mémoire imaginative-concaténatrice. Élargies pour que les ensembles de choses liées s’étendent aussi loin que possible, si bien qu’à l’apparition du signe on verra vif et vaste. Peut-être la lecture est-elle le prototype du développement de l’imagination intellectuelle. On dit, non sans raison, qu’elle est propice aux « rêveries ». > [!accord] Page 160 Qui ne connaît les stratégies de l’hégémonie pour ne faire exister symboliquement que le consommateur et lui seul ? Avec succès d’ailleurs : les individus eux-mêmes ne sont-ils pas dissociés, et s’ils connaissent (de première main) le salarié qui est en eux pendant les sept heures de production, ne l’oublient-ils pas sitôt qu’ils redeviennent consommateurs ? En cette matière donc, la formation du pli de l’imagination intellectuelle est abandonnée aux structures d’un ordre en place – dont tous les intérêts vont, au contraire, à ce que ne soient jamais établies certaines relations, certaines associations, qui devraient l’être, à tenir séparé ce qui devrait être lié. > [!approfondir] Page 161 Si elle ne peut prétendre s’extraire du régime de la servitude passionnelle, l’imagination intellectuelle, comme sensibilité aux signes, comme perception puissamment imagée des choses repliées dans les signes, n’en est pas moins un pas dans la direction de la vie sous la conduite de la raison. Elle est la garantie d’indignations froides, parce qu’à déclenchement précoce, propres d’ailleurs à tenir le pouvoir en respect, et à lui faire sérieusement réviser à la baisse ses désirs d’abuser. Si, comme le dit [[Baruch Spinoza|Spinoza]], la vie des hommes ensemble n’a pas d’autre fin que la paix et la liberté, le développement de l’imagination intellectuelle n’en est-il pas le moins mauvais gage ? ## Coda Comprendre, expliquer, excuser > [!accord] Page 166 Que comprendre et juger soient deux opérations intellectuelles radicalement hétérogènes, c’est ce que le crétinisme d’État ne peut pas comprendre (nous offrant par là matière à juger). La phrase la plus connue et la plus souvent citée de [[Baruch Spinoza|Spinoza]] est pourtant celle qui sert en quelque sorte d’avertissement méthodologique au Traité politique : « j’ai tâché de ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire – mais seulement de les comprendre1 ». Contrairement donc à ce que pense le crétin d’État, comprendre, c’est précisément suspendre le jugement. > [!information] Page 168 Cependant, le gros de la question est ailleurs : comprendre-expliquer ne conduit-il pas nécessairement à disculper, puisque la ressaisie de l’acte comme produit de l’enchaînement déterministe des causes et des effets semble annuler de fait toute part de la responsabilité personnelle ? Notre code pénal l’entend bien ainsi lorsqu’il soustrait à la responsabilité l’accusé dont il serait établi qu’il a été sous l’emprise d’un « trouble psychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes2 ». Pourquoi n’est-il pas responsable ? Parce qu’il n’est plus un sujet. Pourquoi n’est-il plus un sujet ? Parce qu’il a cessé de jouir du libre arbitre qui le constituait comme tel. > [!information] Page 173 [[Baruch Spinoza|Spinoza]] ne cesse d’insister – en réalité tout le Traité politique est consacré à cette question – sur la qualité des institutions comme seul garant d’une vie collective dont il faudrait être fou pour abandonner l’harmonie au seul travail des vertus individuelles. Telles les institutions et tels les ingenia (en moyenne bien sûr, c’est-à-dire compte non tenu des variations idiosyncratiques) : « de même que les vices des sujets, leur licence excessive et leur insoumission doivent être imputées à la Cité, de même en revanche leur vertu et leur constante observation des lois doivent être attribuées avant tout à la vertu et au droit absolu de la Cité » (TP, V, 3). Aussi la prolifération des enragés devrait-elle être en tout premier lieu un motif pour l’État de s’interroger sur lui-même – « État », ici, c’est la cité entière. Certains États hébergent de telles aberrations qu’ils contribuent très directement à former leurs propres enragés. > [!accord] Page 173 Ainsi, par exemple, de l’État qui entretient un culte de la violence, laisse les citoyens s’armer sans limite ou presque, et s’étonne ensuite des tueries de masse à répétition – mais ici, le chien, c’est lui ! À quel degré d’impuissance ne tombe pas un tel corps politique, dont les institutions préparent, symboliquement, psychologiquement et matériellement, à violer les lois que, d’une autre part, il proclame fondamentales (ne pas tuer) ? Et c’est comme s’il travaillait à sa propre perte. > [!information] Page 174 Juger par imputation non à un sujet mais à un agent. Et comprendre parce qu’il y a intérêt à le faire ! L’intérêt du corps politique même, qui devrait s’aviser de savoir ce qui se passe réellement en son sein, par analogie avec le corps humain dont la puissance s’indexe sur la capacité de son esprit à se rendre « conscient de soi, et de Dieu, et des choses10 ». Mais comprendre, il y a des hommes de pouvoir qui, pensant régner par la crainte et la croyance, n’en ont aucun désir pour leurs sujets. Et, à force de cultiver les institutions de la servitude, à force d’en être imprégnés à leur tour, n’en ont pas davantage pour eux-mêmes. Mais ceux-là, dit [[Baruch Spinoza|Spinoza]], « provoquent le rire et le dégoût ».