Auteur : [[Lucile Leclair]] & [[Gaspard d'Allens]] Connexion : Tags : --- # Note > [!information] Page 5 Le retour à la terre ne date pas d’hier. Déjà en 1905, Jules Méline – le premier ministre de l’Agriculture sous la IIIe République – appelait à revenir dans les campagnes pour lutter contre l’exode rural. Plus tard, Jean de Florette, sous la plume de Marcel Pagnol, contribua au folklore, comme les tentatives communautaires qui fleurirent après 1968 > [!accord] Page 5 Aujourd’hui le phénomène prend un éclat inédit, nourri par une crise économique qui fait rage, une conscience écologique grandissante. Chaque jour, les désillusions du consumérisme se font plus fortes et, avec elles, le besoin de construire autre chose, ailleurs. En s’emparant de l’identité paysanne, son imaginaire et ses savoir-faire, des gens ordinaires tracent le chemin des transitions à venir > [!information] Page 6 Les néo-paysans sont chaque année quelques milliers à faire le pas de côté. Ils représentent 30% des installations agricoles, soit deux fois plus qu’il y a dix ans. Une relève devenue indispensable à la profession, les enfants d’agriculteurs n’étant plus assez nombreux pour reprendre le flambeau > [!information] Page 6 Abandon, détresse, résignation. En France, 200 fermes disparaissent par semaine, un retraité sur deux n’est pas remplacé, un agriculteur se suicide tous les deux jours. Les mots du leader syndicaliste Bernard Lambert résonnent encore : « L’agriculteur perd de plus en plus le contrôle de sa production. En d’autres termes, il se prolétarise. » > [!approfondir] Page 7 Au cours du périple, nous avons rencontré de nombreux fils et filles d’agriculteurs résistants, critiques de la « Révolution verte » dans laquelle leurs parents s’étaient engouffrés. Loin de nous l’idée de les oublier, notre choix s’est cependant porté sur les néo-paysans, car ils sont « une goutte d’eau pour voir la mer » > [!information] Page 9 « Je vous ai mis des chaussons d’hôtel devant votre chambre. C’est offert par un conteneur échoué sur une de nos plages, il y en avait des centaines de paires ! » L’homme aux larges épaules a le ton serein, les traits fins, la quarantaine à peine. > [!approfondir] Page 10 Lorsqu’ils commencent les démarches, le projet fait jaser la Chambre d’agriculture. « Un hectare de patates, cinquante moutons, c’est impensable d’un point de vue économique. » Les conseillers ne croient pas à la réussite de leur installation. « Ils pariaient qu’on ne tiendrait pas plus de six mois. » Les deux citadins trouvent la tasse un peu amère. « C’est des dinosaures. Pour eux, seuls la masse et le chiffre comptent. Mais on s’en fout si les gens ne gagnent pas de fortune, tant qu’ils sont heureux ! » > [!accord] Page 11 « Nous ne sommes pas un organisme agricole. Mais nous avons compris que pour préserver ces espaces fragiles, l’installation de paysans est décisive », raconte Denis Bredin, délégué Bretagne au Conservatoire du littoral. « Une réserve naturelle, c’est une réserve avec des hommes », tranche le passionné > [!information] Page 14 Soizic enchaîne et parle d’Henri Tassin, le paysan qui les a précédés. Ils ne l’ont jamais connu, mais l’archipel raconte encore comment celui qu’on appelait avec ironie « le maire de Quéménès » travaillait avec toute sa famille à l’autonomie alimentaire : « Légumes, céréales, basse-cour, vaches et cochons, seules les denrées rares comme le sucre étaient achetées sur le continent. » Le couple d’îliens ajoute une nouvelle étape à la chronologie. Frédéric, un pêcheur du coin, le dit avec sincérité : « On a été étonnés de les voir ressusciter l’île, ça redonne espoir. » Lui habite Molène, à quelques milles, et peste contre « la surpêche qui introduit les mêmes dérives que l’agriculture industrielle et écrase la profession ». > [!accord] Page 16 « Ah, ma foi, si ce n’est pas beau ici ! » s’exclame l’homme de 85 ans, la mine joyeuse. Des rides creusent son visage. Quand il prend la parole, une digue se rompt, un flot s’échappe de ses lèvres. « Le retour à la terre, c’est un refrain qui a traversé les âges. Votre histoire de néo-paysans, moi je vous le dis, ce n’est pas nouveau ! » > [!accord] Page 16 Nono s’est installé dans les années 1960. « Je revenais de vacances à la mer avec ma femme et je ne suis jamais reparti », dit-il. À l’époque, le couple se cognait les ailes au quatrième étage de leur appartement parisien. Lui était peintre en bâtiment, elle comptable, ils rêvaient ensemble de quitter cette « vie de fou » à la ville. « Il fallait toujours aller plus vite, on se marchait dessus dans le métro, tu ne pouvais pas descendre de l’immeuble sans ton porte-monnaie. » > [!information] Page 17 Nono est maintenant à la retraite. Il a cédé sa chèvrerie à d’autres « bourdigas », les « mauvaises herbes » en patois local, un terme qui désigne les hommes et femmes venus d’ailleurs. En Ardèche, ils ont pris racine. Aujourd’hui 70% de ceux qui deviennent paysans dans le département ne sont pas issus du milieu agricole. Nono se sent pionnier. « J’ai ouvert les portes de Blaizac », dit-il sans manières > [!approfondir] Page 22 Avec les mises bas, la traite va bientôt recommencer, et avec elle la vente de fromages, mais elle risque de prendre cette année une tournure particulière. L’administration française leur a retiré les aides PAC (politique agricole commune), soit 8 000 euros de subvention annuelle, une perte équivalente à 30% de leur chiffre d’affaires. Le couple le dit avec inquiétude, « l’avenir de notre ferme est en danger ». Valère explique : « On a refusé de pucer électroniquement notre troupeau, on en paye aujourd’hui les conséquences. » La puce RFID (Radio Frequency Identification) est obligatoire sur chaque animal depuis 2013, « elle émet par radiofréquence des données transmises directement à l’ordinateur : date de naissance, géniteur, vaccinations... ». Pensée à l’origine pour améliorer la traçabilité, elle provoque la consternation de l’éleveur. « Je ne veux pas gérer mon troupeau derrière un écran. Mes bêtes, je les reconnais du bout du champ, je sais de quelle lignée elles sont issues et quel est leur état de santé.... Cette norme a été créée pour l’élevage industriel. » Valère tire le tabac de son jean pour se rouler une cigarette. Ses nerfs se tendent : « Les chevaux ont été les premiers à avoir des puces électroniques, ça ne les a pas empêchés de terminer en lasagnes ! » > [!accord] Page 22 Sa colère est nourrie par son histoire personnelle. Une enfance passée à côtoyer le bitume et les cours d’immeuble dans les quartiers difficiles, l’arrêt de l’école à 14 ans, puis l’usine comme seul horizon. « Je sais ce que ça veut dire les 3-8, le vide de sens, le standardisé... J’ai quitté l’usine parce que j’en avais assez de pointer, de me faire fliquer. Ce n’est pas pour pucer mes animaux aujourd’hui. » > [!approfondir] Page 25 « Avant, j’habitais aussi à la campagne mais je n’avais pas l’impression que c’était la mienne. Maintenant que j’y travaille, je la façonne, c’est complètement différent. Il y a comme un lien charnel, un attachement. » > [!désaccord] Page 26 « Le statut agricole est une formidable liberté... Les agriculteurs de souche ne s’en rendent pas compte. » > [!information] Page 26 Peggy inspecte ses pommiers et poiriers, convertis en agriculture biologique l’année dernière. Les cerisiers eux, restent conventionnels, la faute aux drosophiles ravageurs, au manque de recherches en agriculture biologique et à l’interdiction d’utiliser certains produits naturels – en France, les préparations à base de kaolin, de quassia ou d’ail par exemple ne sont pas autorisées, alors qu’elles permettent de lutter contre les insectes prédateurs. Cette situation oblige Peggy à revêtir chaque saison sa tenue de cosmonaute pour appliquer les pesticides. > [!information] Page 28 Valérie s’est battue depuis qu’elle a repris douze hectares de vignes en 2004. Mère au foyer avec six enfants, venue de la banlieue parisienne et sans origine agricole, elle avait dans les mains toutes les mauvaises cartes pour épouser la condition paysanne. À son arrivée, les vignerons taillent dans le vif : « Et ton mari s’installe quand ? – Il ne travaillera pas à la ferme. – Ah bon ? Mais qui va passer le tracteur ? » Aujourd’hui elle en rigole, de ces petites phrases prononcées à demi-mot, ces commentaires presque ingénus : « Comment vas-tu décuver ? » « Qui va garder les mômes ? » Avec une voix soudainement grave, elle mime l’offense maintes fois entendue : « Mais où il est le patron ? » > [!approfondir] Page 28 Le verre à la main, elle se souvient d’un de ses collègues ahuri : « Il me disait : j’ai tout fait pour que mes enfants partent faire des études, et vous, avec votre diplôme d’ingénieur agronome vous reprenez cette terre... mais je rêve ! Vos parents ne sont pas catastrophés ? » > [!information] Page 29 Une exception, en France : parmi les chefs d’exploitation agricole, un quart seulement sont des femmes, 61% d’entre elles ont dépassé la cinquantaine, leur mari, à la retraite, leur a simplement passé le relais, mais il continue de tirer les ficelles dans les coulisses. 40% des femmes se coltinent un statut bancal, « actifs familiaux » ou « conjointes collaboratrices », elles restent perçues comme des femmes d’agriculteurs, avec de faibles droits en matière de retraite et de sécurité sociale. Elles travaillent mais c’est invisible, dans le monde rural, l’émancipation féminine a la vie dure. > [!information] Page 29 Un film a sans doute aidé à briser cette barrière. On y découvre Anaïs, elle déverse sa colère, elle a 24 ans et son visage poupin crève l’écran : « Les remarques à deux balles, y’en a marre. » Accroupie, la Bretonne remue la terre pour y enfouir des plants de camomille. « Un voisin m’a dit que j’étais une nana jeune, qui venait de la ville et qu’en plus j’étais mignonne, donc que je n’avais rien à foutre dans les champs », lâche-t-elle à la caméra de Marion Gervais. Le documentaire Anaïs s’en va-t-en guerre a touché une foule d’internautes, avec plus de 700 000 vues sur la toile en 2014. > [!accord] Page 29 Mais les racines de la domination masculine sont profondes, une conseillère de la Chambre d’agriculture nous le dira sans même s’en rendre compte : « Pour être acceptées, ces femmes ont montré qu’elles savaient travailler comme des hommes. » > [!accord] Page 31 « Pour transmettre sa ferme, il faut déjà croire que c’est possible, aujourd’hui trop d’arboriculteurs pensent que la profession n’a plus d’avenir. » Sa figure accueillante contraste avec sa parole rêche comme l’écorce. « On a bousillé la région. 70% des vergers de pommes et de poires ont disparu au sein de la commune », raconte Gérard derrière sa casquette d’adjoint au maire. Depuis la fin des années 1980, des choix politiques hasardeux se sont ajoutés aux calamités naturelles. « L’État a diminué les aides en cas de sécheresse ou de gel. L’importation a cassé nos prix, et nos marges se sont réduites comme peau de chagrin. » Des primes à l’arrachage ont alors été distribuées et les Beaucerons se sont emparés de la terre qu’ils mettent en jachère pour toucher plus de primes PAC. > [!information] Page 33 « Aujourd’hui on nous prend parfois pour des fous, mais il faut savoir que, dès le Moyen Âge, on cultivait du safran dans l’est de la France ! » La pratique s’est peu à peu délitée, jusqu’à renaître au tournant des années 2000 dans les bagages de néo-paysans comme Sébastien > [!information] Page 34 Il suspend un instant sa cueillette. « Une quinzaine de salariés travaillaient dans des serres chauffées, les légumes poussaient dans des bacs hors sol stimulés par des engrais chimiques. Des camions passaient chaque semaine, pour exporter la marchandise à l’étranger, jusqu’au jour où tout s’est effondré. » C’était un soir d’hiver de 1999, les rafales atteignirent 150 km/h et les arbres se cassèrent comme des allumettes. Quand la tempête a soulevé les deux hectares de serres en verre comme une nappe, l’armature d’acier a été projetée à terre, les vitres brisées dans un grand fracas. « Le propriétaire, sous le choc, n’est plus revenu, la structure n’étant pas assurée, les investissements auraient été trop coûteux pour relancer l’entreprise. » > [!accord] Page 35 Chez Lucile et Sébastien, le chemin pour devenir paysan a été une route tortueuse, faite d’hésitations et de reculs, guidée par la recherche lancinante d’un foncier qui s’échappe. Non disponible ou trop cher. En dix ans, le prix de la terre s’est accru de 40% en Lorraine, un quart des fermes a disparu, le nombre de grosses structures – les exploitations de plus de deux cents hectares – a augmenté de 39% au détriment des plus petites. De quoi décourager les candidats à l’installation agricole. > [!information] Page 35 « Notre changement de vie, c’est des années de précarité », affirme-t-elle sans ambages. « À défaut de trouver des terres, on a d’abord été vendeurs dans une pépinière, on a multiplié les stages agricoles, Séb a même compté pendant trois ans des billets de banque pour une agence de convoyage de fonds, rien d’intéressant, juste de quoi survivre. » > [!information] Page 36 Les bâtons dans les roues, Lucile s’en souvient, elle les garde toujours au fond de la gorge et parfois la voix déraille. La Chambre d’agriculture n’a pas cru en leur projet de safranière ; le propriétaire sorti de l’oubli a réclamé 260 000 euros pour son tas de ruines ; le Crédit Agricole les a lâchés au dernier moment et a refusé le prêt. Lucile se mordille les lèvres. > [!information] Page 36 « Tout seuls, ça aurait été impossible d’y arriver, on n’avait pas suffisamment d’apport personnel. » Elle commence à désherber les plants de mâche qui poussent dans la serre. L’amertume s’estompe, sa mine s’éclaire. « Heureusement, des centaines de personnes nous ont soutenus. On ne les connaît pas, mais elles se sont mobilisées pour que notre rêve sorte de terre. » Ces individus, ce sont les actionnaires de Terre de Liens, une association qui achète collectivement des parcelles pour installer de jeunes agriculteurs en production biologique. Depuis sa création en 2003, le réseau a acquis plus d’une centaine de fermes. « Nous sommes les troisièmes en Lorraine à être devenus locataires. » Lucile a signé avec son mari un bail de carrière en décembre 2013 après quatre mois de collecte. « Enfin le dénouement de ces années de galère », conclut-elle. Désormais, « on est chez nous tant qu’on reste agriculteurs ». Ici le droit d’usage prime sur la propriété. > [!approfondir] Page 37 La cigarette électronique au bout des doigts, il se lève pour ouvrir la fenêtre et contemple la rue principale. « Ici plus qu’ailleurs, c’est nécessaire... Aux dernières élections, Pierre-la-Treiche a voté Front national à 50%. Je ne l’explique pas, je suis écœuré. » > [!accord] Page 38 Avec leur association, ils organisent formations, parrainages et zooms techniques, un moyen de se réapproprier les savoir-faire pour ceux qui n’ont pas hérité de la terre. « Nous partageons nos doutes et nos constats, sans prescription d’expert ni blouse blanche. Le paysan doit être replacé au centre de la recherche. » Variétés anciennes, permaculture, verger intégré aux céréales, ils expérimentent hors des sentiers battus. « Notre credo, c’est de susciter de l’interrogation, pas de donner des recettes toutes faites. » > [!information] Page 38 En Lorraine, Guillaume, Lucile et Sébastien ne sont pas les seuls à franchir le cap. « En 2008, il n’y avait qu’une trentaine de maraîchers en agriculture biologique. Aujourd’hui, nous sommes 108 ! La plupart viennent de la ville », glisse Guillaume. Au centre de formation, à Courcelles-Chaussy, 83% des élèves ne viennent pas du milieu agricole. > [!information] Page 39 Près de Lunéville, au sud, c’est une projectionniste qui a quitté les salles de cinéma pour projeter dans le réel le film qu’elle avait dans la tête : « Travailler la terre, bâtir sa maison, se réapproprier les gestes essentiels. » Son compagnon, après avoir enchaîné 147 CDD, a décidé d’en finir avec cette longue litanie, et l’a retrouvée à la ferme. > [!information] Page 39 Guillaume a conscience d’évoluer « dans un monde hostile » : le milieu agricole ressemble à un paquebot, changer de bord est une longue manœuvre sur ces terres céréalières où le bio représente à peine 4% des agriculteurs de la région, et le maraîchage 0,03% de la surface agricole > [!information] Page 40 La « zone d’aménagement différé » est devenue une « zone à défendre » (ZAD). Aujourd’hui plus de deux cents personnes habitent des maisons retapées, des yourtes au bord des prairies, des cabanes dans les arbres. Ils ont pris les terres et transformé ces bocages humides où la boue colle aux pieds, en vaste champ des possibles > [!accord] Page 41 En cultivant ces terres, « on défend un territoire que l’on habite, avec ses arbres, ses bêtes, ses gens, ses clairières ». Un autre avenir que le tarmac, les parkings géants, l’atmosphère climatisée des halls d’embarquement, les escalators ou la circulation sans fin de passagers pressés. « Au fond, quel monde veut-on ? On ne vit pas de manière flottante dans l’espace, dans une bulle de verre. » > [!accord] Page 41 À côté d’une baraque au toit de tôles ondulées, Jean-Pierre désherbe son potager. La situation qu’il vit lui paraît exceptionnelle : « On s’est détachés des contraintes de l’autre monde. » L’ancien urbaniste lillois a quitté son boulot pour s’essayer au maraîchage. « Ici pas besoin d’autorisation de la Chambre d’agriculture, pas de bail, pas de titre de propriété, tu as les mains libres ! » > [!accord] Page 41 Fanny, sa voisine, est arrivée avec les premiers squatteurs, en 2009. L’agriculture fait pleinement partie de son quotidien. « Mais je n’aurais jamais voulu m’installer dans les clous, m’embêter avec le crédit, les normes. » Fanny n’a pas de diplôme agricole, elle préfère « se former sur le tas ». La ZAD est un puits de savoir où chacun se fait tour à tour élève et professeur, « on apprend collectivement à acquérir les moyens de notre autonomie, à retrouver du pouvoir sur nos vies en s’organisant hors des institutions ». > [!information] Page 42 Les deux cents habitants de la ZAD se sont détachés des logiques marchandes, ils ont décolonisé l’imaginaire et créé peu à peu une économie parallèle. Chaque vendredi, « un non-marché » se tient au cœur de la zone, au carrefour de La Saulce. Entre deux planches de bois qui servent d’étal et une bâche qui protège des intempéries, les différents collectifs distribuent leurs productions : œufs, pains, huile de tournesol, produits laitiers, légumes. Tout est fabriqué sur la zone, se troque et s’échange à prix libre > [!information] Page 43 Les occupants veulent produire en quantité et « nourrir les résistances multiples ». Un tiers des pommes de terre ramassées est envoyé aux migrants de Calais. Avec les oignons et les légumes, on ravitaille les squats de Nantes. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes est devenue le grenier de la révolte. À Bellevue, le lait chaud gicle dans le conteneur, Léa interrompt un moment le cliquetis de la machine à traire. Sa voix est claire : « J’arrêterai l’agriculture dès que ce ne sera plus révolutionnaire. » Elle a commencé il y a cinq ans, elle n’a toujours pas arrêté. > [!information] Page 47 Paradoxalement, le projet d’aéroport a, depuis les années 1960, bloqué le remembrement des parcelles. Leur petite taille – trois hectares en moyenne au lieu de dix hectares dans le département – demeure un atout pour l’agriculture paysanne > [!accord] Page 47 Au sein du mouvement, la question du statut des terres fait débat. Faut-il tendre vers un compromis juridique comme au Larzac où les paysans, après la lutte, avaient négocié un bail emphytéotique et une gestion collective du territoire ? Plusieurs occupants sont sceptiques : ce qui se joue dans les bocages dépasse le simple cadre agricole, s’attacher à une structure juridique, c’est prendre le risque de l’enlisement > [!information] Page 50 « Ici, tout est produit sur place », explique Fabrice. Des silos au moulin, les céréales ne parcourent qu’une cinquantaine de mètres. L’inverse des chaînes de boulangerie et grandes surfaces qui tiennent 41% du marché : ces « terminaux de cuisson » enfournent des pâtes congelées venues pour beaucoup d’Europe de l’Est. La fierté française a 1 500 kilomètres sous sa croûte, elle « sort du four », mais n’a rien de frais. > [!information] Page 51 « On a mis du temps à trouver notre nid. » Fabrice a cherché pendant une dizaine d’années une ferme à reprendre. Il a avancé de faux espoirs en désillusion, quatre tentatives qui se sont toutes soldées par un échec. « Soit on voulait que je reste salarié, soit le cédant revenait sur sa promesse... » Il a vu les portes se refermer les unes après les autres. « Il a fallu être créatif et trouver de nouveaux acteurs. » Fabrice se sert un café, la nuit a été longue, il s’est levé à 3 heures et demie pour rejoindre Sarah. « Notre installation, on la doit à Nestlé, ils ont commencé par nous louer quinze hectares et nous vendre une parcelle pour construire la maison. » La multinationale Nestlé est maîtresse, dans ces contrées, elle a acheté plus de trois mille hectares de terre agricole autour de ses sources Vittel, Contrex, Hépar. Dans les couches calcaires l’eau de pluie ruisselle, et l’or bleu jaillit de terre. Chaque année, 1,3 milliard de bouteilles sortent de l’usine d’embouteillage, l’argent coule à flots pour le plus gros fournisseur d’eau minérale au monde. Mais, au début des années 1990, la panique saisit l’entreprise, les taux de nitrate augmentent, le lisier et les produits phytosanitaires menacent la corne d’abondance. « Si l’agriculture intensive se poursuivait, on risquait de perdre la qualité de l’eau dans les trente ans », raconte Fabrice. La multinationale sort alors les grands moyens, achète les terres, impose un cahier des charges « zéro pesticide ». Les agriculteurs louent gratuitement les parcelles et reçoivent même des primes, Nestlé façonne à sa guise le territoire : « Ils ont réussi à arrêter le maïs au moment où il était en plein boom, à maintenir l’élevage traditionnel. » Au-dessus du bassin de captage, un îlot écolo prospère. > [!information] Page 52 Fabrice pointe du doigt la ferme en haut du village : « Sans Nestlé, ils auraient arrêté d’être agriculteurs. » La firme leur a payé un bâtiment de stockage, la fumière, une étable pour les vaches. « Ici les paysans sont doublement assistés : par la PAC et par Nestlé. » Si les sommes versées à l’échelle d’une ferme paraissent énormes, elles restent modiques pour la multinationale. Dans le coin, on dit que tout l’argent injecté dans les reconversions n’équivaut même pas à un an de bénéfices de la vente de l’eau. > [!accord] Page 53 Les élus et les médias saluent la collaboration étroite entre une entreprise, des collectivités locales et des agriculteurs, comme une vitrine du développement durable. « Une expérience pilote » qui ferait presque oublier le double discours de la firme en matière environnementale. Prête à défendre les OGM à Bruxelles, le bio à Vittel, l’huile de palme en Indonésie, la maximisation du profit demeure sa seule cohérence. Les propos de l’ancien PDG Peter Brabeck, dans le documentaire We feed the world, en témoignent, chez Nestlé la défense de l’environnement n’a rien d’une conviction profonde : « On pense que le bio serait ce qu’il y a de meilleur, mais c’est faux ! Après quinze ans de consommation génétiquement modifiée, aucune maladie n’est apparue aux États-Unis. » > [!information] Page 53 Dans les Vosges, on ne critique qu’à demi-mot la multinationale, tant elle est omniprésente. 70% du budget de la ville de Vittel provient de Nestlé, premier employeur du département. Ses financements sont les bienvenus dans une région qui se paupérise. Mais au sein des villages, les paroles amères se délient au détour des conversations. On parle « accaparement de terres » : l’achat massif de Nestlé a fait grimper le prix du foncier d’un tiers au-dessus du marché, dans un rayon de vingt kilomètres. On murmure « marchandage de tapis » : la firme a négocié individuellement avec les agriculteurs, jamais collectivement. On souffle « privatisation d’un bien commun », Nestlé s’est approprié « notre eau », une ressource naturelle > [!information] Page 54 Fabrice scrute son champ comme un marin la mer, un léger vent fait frissonner les épis couleur fauve, rouge, doré. Au milieu du terrain, une file d’arbres : « On s’est lancés dans l’agroforesterie. » Fabrice allonge le bras : « Là-bas, on a planté des mirabeliers, des poiriers... et au bord du fossé, des haies bocagères. Tout est financé par Nestlé. » > [!accord] Page 54 Du haut de son mètre quatre-vingt, Fabrice dépasse à peine les plus grandes graminées, d’autres lui arrivent à la taille, d’autres encore à la poitrine. Il les prend et les nomme, ces blés aux noms chantants, blanco de Corélie, turguidium de Maliani, nonette de Lausanne ou rojo de Sabando... « Si l’une des variétés attrape une maladie, tout le champ n’est pas contaminé, c’est l’avantage de la diversité. » En ce mois de juillet, les tiges souples portent des grains gorgés de soleil, dans quelques semaines, ils seront mûrs pour la moisson. Parfois, Fabrice vient juste les admirer. « Et qu’est-ce que ça te fait ? – Ça me donne un sentiment de plénitude, l’impression d’être enlacé par les céréales. Rien à voir avec les champs conventionnels où le blé arrive au-dessus du genou ! » > [!information] Page 55 Sarah et Fabrice cultivent des variétés anciennes, dont les graines sont introuvables dans le commerce. « On a reproduit des petites quantités qu’on nous a données, ça nous a pris six ans pour semer un champ entier. » Il est interdit de vendre ce type de variétés, car elles ne sont pas inscrites au catalogue européen des semences. Ce catalogue liste les semences autorisées sur le marché et leurs propriétaires, à 75% des grandes multinationales comme Monsanto, Limagrain, Pioneer ou Syngenta. Seules les graines répondant au triple critère « homogène, stable, distinct » peuvent figurer au catalogue. Les semences anciennes et paysannes, diverses selon le terroir, en sont par nature exclues. En 1932, en France, on compte 400 variétés de blé recensées ; en 1966, seulement 65. Aujourd’hui, la moitié de la production de blé repose sur moins de 10 variétés > [!accord] Page 55 Lorsque les agriculteurs utilisent des semences certifiées, il leur est interdit de garder une partie de leur récolte pour la semer. L’objectif des semenciers est d’obliger les paysans à racheter chaque année leurs graines standardisées. Avec l’apparition des hybrides – dits F1 –, il n’y a même plus besoin de contrôle, les semences dégénèrent l’année suivante. À présent, 95% du maïs ne repousse plus d’une année sur l’autre. Une forme d’obsolescence programmée qui rend « les agriculteurs dépendants des multinationales et les dépossède d’une partie de leur métier ». > [!information] Page 56 Les paysans-boulangers ont créé « l’or des graines », une plateforme d’échange d’anciennes variétés maraîchères et céréalières. Avec d’autres agriculteurs engagés, ils dénoncent le hold-up sur le vivant et s’émancipent de l’industrie semencière. « On tient grâce au réseau, on est comme des résistants », nous dira Sarah > [!information] Page 59 La jeune femme s’arrête et tape du pied sur le bitume, « On l’a oublié, mais, là-dessous, c’était une des meilleures terres de France ! » Nommée « la plaine des Vertus », drainée par le ru de Montfort, elle s’étendait sur Saint-Denis, La Courneuve et jusqu’à Bobigny. Avant de faire pousser des immeubles, on y cultivait le « chou milan », le « navet marteau », l’« asperge verte d’Aubervilliers », l’« oignon jaune paille des Vertus »... > [!information] Page 59 Jean-Michel Roy, spécialiste du patrimoine maraîcher de la région, a consulté les archives : « Au XIXe siècle, il y avait 500 familles d’agriculteurs sur la plaine. En 1882, à La Courneuve, 754 hectares étaient consacrés aux céréales et aux légumes. » Ils alimentaient le « ventre de Paris », les halles du Châtelet. « Les Vertus, c’était le gros légume. Celui qui nourrissait le petit peuple avec la soupe et le bouillon. » Peu à peu, le garde-manger à proximité de la capitale a été avalé. Daniel, un habitant des Francs-Moisins, s’en souvient. La clique de bergers nous avait prévenus, ce vieil homme ressasse « toujours la même histoire ». Et, quand il la raconte, un abcès de colère se crève. « J’habite au douzième étage d’une tour bâtie sur les terres que cultivait mon père maraîcher. » > [!information] Page 59 En 1956, on comptait encore une soixantaine de maraîchers à Saint-Denis, aujourd’hui il n’y en a plus qu’un seul, le rescapé a 74 ans. « Ça fait cinquante ans qu’il devait être expulsé, mais la mairie a préempté sa parcelle pour la préserver. » La dépendance alimentaire s’est accrue. L’Île-de-France ne produit désormais que 20% de sa nourriture ; 0,5% de la viande consommée. Simone pointe les risques en cas de pénurie de pétrole ou de blocus routier, « Paris ne possède que trois jours de réserves » > [!accord] Page 60 « On en a eu marre de penser qu’on allait changer le monde en restant le cul sur notre chaise. » Pauline, cheveux blonds et robe cintrée à pois, a le débit rapide derrière ses lunettes de soleil. « L’agriculture urbaine, on en parle beaucoup, mais concrètement, où sont les paysans ? » > [!information] Page 60 Reste que les cinq bergers en herbe ne connaissent ni les besoins ni les maladies de leurs bêtes. En bons internautes, ils se connectent à la toile et suggèrent plusieurs thèmes à leur moteur de recherche, « accompagner une brebis à la mise bas », « soigner un œil de mouton infecté », mais les résultats se contredisent. Ils cherchent un éleveur de brebis dans le département de Seine-Saint-Denis (93), il n’y en a pas, un vétérinaire ovin, non plus. Les savoir-faire vont les prendre au dépourvu, en faisant irruption au coin de la rue. Pasteurs peuls, berbères du Haut Atlas, pâtres portugais, Creusois d’origine, certains habitants maîtrisent les moutons mieux que les propriétaires. Ils amènent avec eux le vent du pays où ils ont connu les usages de la terre. Pauline raconte : « Autour des animaux, les communautés se rejoignent. La ville est un réservoir de connaissances, chacun a des anecdotes, des souvenirs du bled. » La culture paysanne confinée entre quatre murs se livre au grand jour. « On a tout appris grâce à eux. » Lorsque Pauline a organisé un atelier laine, « des grands-mères kabyles m’ont montré comment laver, carder, filer. Elles n’avaient plus travaillé la laine depuis leur départ d’Algérie ». Le 93 regorge de surprises, les néo-bergers en font l’expérience. « Les moutons me font penser à un cheval de Troie, ils nous ouvrent la porte de lieux insoupçonnés. » Friches industrielles, talus entre les routes, « l’espace public ne demande qu’à être réapproprié ». > [!approfondir] Page 61 Au total, deux bergeries ont été construites, vingt-deux hectares ont été libérés pour les quatre-vingts têtes : une parcelle à deux pas du Stade de France, des terrains de l’université Paris XIII, et d’autres à la base militaire de Houilles. « On vit l’inverse du Larzac, ici les bergers envahissent les camps de l’armée avec leurs brebis ! » Valentin a le sourire malin dans une barbe de trois jours. Derrière lui, le soleil réchauffe le campus de la fac. Entre le restaurant universitaire et le département de physique-chimie, la prairie étire sa robe fleurie. « On nous demande souvent où se situe notre ferme... Mais notre ferme, c’est tout Saint-Denis ! » > [!accord] Page 62 L’agriculture urbaine est un concept en vogue, on l’évoque dans les cabinets d’architecture branchés, on le glisse dans les programmes politiques, l’oxymore donne un supplément d’âme au tout minéral, une dose de fraîcheur à la ville étouffante. Mais ses réalisations demeurent modestes, avec des objectifs de production relayés au second plan derrière l’animation et l’éveil à la nature. Parfois même, elle se transforme en gadget brandi par les bétonneurs. À dix kilomètres de Saint-Denis, sur le triangle de Gonesse, un gigantesque centre commercial va ensevelir les dernières terres agricoles au nord de Paris, 390 hectares. Il prévoit, à côté d’une piste de ski et d’un cinéma, la création d’une ferme urbaine. Sur le site internet du futur quartier Europa City, on apprend qu’une famille pourra « commencer par un golf, puis aller découvrir la ferme urbaine, cueillir des fruits pour y déjeuner, avant d’aller se baigner au parc aquatique ». > [!accord] Page 63 Ils viennent de créer une entreprise pour « proposer la gestion paysanne des espaces extérieurs ». Julie, les mains sur les hanches, porte la voix du groupe. « On imagine un archipel de lieux qui interagissent entre eux et se complètent » : ici on fait pâturer les bêtes, là on utilise le fumier pour les légumes, là-bas on nourrit des poules avec les déchets organiques. « Rien à voir avec un zoo, c’est un cycle vertueux au cœur des quartiers. Être paysan nous aide à habiter autrement la ville. » > [!accord] Page 64 Un an plus tard, de retour à Saint-Denis diplôme en poche, elle cherche un terrain avec la mairie. Cette « citadine dans l’âme » ne conçoit pas une seule seconde « s’enfermer à la campagne », elle trouve du sens à « cultiver ici des produits sains alors que les habitants achètent de la bouffe bas de gamme qui ruine la santé » > [!accord] Page 64 Pas besoin de partir en Ariège pour manger notre viande ! » L’agriculture urbaine surgit à toute petite échelle, mais ces enclaves fertiles ouvrent l’imaginaire. Julie se prend à rêver : « AOC Seine-Saint-Denis, ça ferait bien sur l’étal du boucher... Un jour on le dégustera, ce terroir du neuf-trois ! » > [!accord] Page 67 « Si je mange de la viande, je veux la produire, tuer l’animal, le découper. En ville, tu ne vis pas la violence sur laquelle repose ton quotidien. Tu penses que la bouffe vient de la grande surface, l’électricité de la prise. Une déréalisation du monde s’opère par d’infinis décalages. » À mesure que nous gagnons en performance grâce à la technique, nous perdons en puissance, nous formons nos propres œillères. « Ce n’est pas le monde qui est perdu, c’est nous qui avons perdu le monde, et le perdons incessamment. Ce n’est pas lui qui va bientôt finir, c’est nous qui sommes finis, amputés, retranchés, nous qui refusons hallucinatoirement le contact direct », affirmait [[Ivan Illich]]. Revenir sur Terre, c’est commencer par ne plus vivre dans l’ignorance des conditions de notre existence ^ea634b > [!approfondir] Page 68 « Avant je courais derrière le métro, même s’il passait toutes les deux minutes », se souvient une éleveuse récemment installée, « heureusement, la nature te recadre avec les saisons, les mises bas, la traite... ». Le rapport au temps s’ancre dans le réel, il est vécu par le corps – la moiteur de l’automne, la nuit tombante –, tandis qu’« au zénith du citadin, il n’y a plus le soleil mais la pendule du bureau ». > [!accord] Page 68 Les néo-paysans ont déserté le marché du travail. Ils étaient directeur commercial, ouvrier spécialisé, secrétaire ou consultant marketing, ils vont exprimer le même ras-le-bol face à la prolifération de ce que l’anthropologue [[David Graeber]] appelle « les [[bullshit jobs]] » : « Beaucoup de personnes passent leur vie professionnelle à effectuer des tâches qu’ils savent sans réelle utilité. » ^fe4b28 > [!information] Page 68 Dans le pays de ce chercheur, les États-Unis, on compte « plus de créateurs d’applications pour tablettes et téléphones portables que d’agriculteurs ». Les emplois de vente, gestion et de services professionnels ont triplé au siècle dernier, passant d’un quart à trois quarts de l’emploi total. En France, l’évolution est similaire, elle pousse au départ > [!information] Page 70 Cependant, la campagne qu’ils découvrent a bien évolué depuis que le sociologue Henri Mendras a prophétisé, en 1967, « la fin des paysans ». Alors qu’ils cherchent l’authentique, l’agriculture s’artificialise et se cote en Bourse ; tandis qu’ils veulent apprendre les savoir-faire, tout se mécanise, tout s’industrialise. Ils se proclament déjà paysans, mais ces derniers partout se meurent > [!information] Page 71 Raymond Depardon, dans son documentaire Profils Paysans, a bien illustré le visage d’une France agricole vieillissante empreinte de nostalgie et d’inquiétude. Aujourd’hui, la moyenne d’âge des exploitants est de 49 ans. Dans les dix prochaines années, la moitié des agriculteurs partira à la retraite. L’équation à une inconnue reste insoluble : qui reprendra la ferme ? > [!information] Page 71 Les agriculteurs représentaient un tiers de la population active à la fin de la Seconde Guerre mondiale, maintenant ils ne sont plus que 2% à travailler la terre. « C’est le seul groupe professionnel à être passé, en un siècle, de la situation de majorité absolue dans la population française à simple minorité parmi d’autres », constatent les sociologues Bertrand Hervieu et Jean Viard > [!information] Page 71 La centrifugeuse qui vide nos campagnes s’accélère encore. Rien qu’en dix ans, la profession a perdu 200 000 actifs, plus de 10 000 fermes disparaissent par an, faute de repreneur, englouties sous le béton des villes ou accaparées par un voisin agriculteur qui désire s’agrandir > [!information] Page 72 En 2014, 42% des exploitants ne souhaitent pas voir leur descendance suivre le même chemin qu’eux. « Si l’agriculture ne recrute pas en dehors du cadre familial, il se produira une atrophie énorme du milieu agricole », avertit le chercheur François Purseigle. Le renouveau du secteur viendra aussi de l’extérieur > [!accord] Page 73 Les exemples s’additionnent et les néo-paysans prennent peu à peu la relève, ils réunissent déjà 30% des installations et si la conjoncture se poursuit, ils représenteront un tiers des agriculteurs à l’horizon 2020. Mais la pérennité de la transition reste conditionnée à une politique plus générale de revitalisation des territoires ruraux. Les villages que nous avons traversés sont touchés par la même lame de fond : la dépopulation et la fuite des services publics entraînent un sentiment prégnant d’abandon qui se traduit électoralement par le vote Front national > [!information] Page 73 À rebours du modèle conventionnel, ils optent pour des productions variées, des transformations à la ferme, des circuits courts. Selon une enquête des JA et du MRJC, plus de 60% d’entre eux souhaitent s’installer en agriculture biologique alors même qu’elle ne représente, en France, que 7% de l’emploi agricole et 4% de la surface cultivable. « Je valorise, je n’exploite pas », « c’est une ferme, pas une entreprise » : ces phrases entendues à plusieurs reprises sonnent comme autant de slogans > [!accord] Page 76 L’accès au métier d’agriculteur est aujourd’hui économiquement et matériellement plus sélectif que celui de bien d’autres professions qui reposent sur un patrimoine, et se trouve quasiment interdit à ceux qui ne sont pas issus du milieu agricole > [!information] Page 77 Le grignotage des campagnes par les villes aggrave la situation. Tous les sept ans, l’équivalent en terre agricole d’un département disparaît sous le béton, soit 800 000 hectares. Les résidences secondaires font monter les prix excluant ceux qui ne détiennent pas suffisamment de capital. « Le rêve du petit mas dans la montagne, on l’oublie, on n’a pas les moyens de jouer dans cette cour-là », concède Jason, amer > [!accord] Page 77 Souvent, les retraités qui cèdent leur ferme gardent leur habitation. Avec une pension de 680 euros en moyenne pour les hommes, une pension inexistante pour les femmes restées longtemps sans statut propre, il leur est difficile de se loger ailleurs. Les nouveaux paysans sont alors obligés de chercher un autre endroit pour vivre > [!accord] Page 77 Florian, lui, n’a pas réussi à se réorienter dans le maraîchage. Ancien responsable rayon dans une pépinière de l’Ain, il a abandonné sa démarche après quatre ans de recherche infructueuse, « l’hectare-war fait rage », dit-il, cette guerre l’a dégoûté. > [!information] Page 78 Yann, maraîcher à la périphérie de Nancy, raconte : « Il me fallait un hectare et demi de “surface minimale”, alors que j’arrivais très bien à produire et vivre avec six mille mètres carrés en vente directe. Du coup, on me refusait le statut d’agriculteur. » > [!information] Page 78 « Nous sommes dans une période où l’on cherche à restreindre aux soi-disant vrais professionnels l’obtention du titre d’exploitant agricole, pour monopoliser les aides », analyse le sociologue Jacques Rémy, chiffres à l’appui : 80% des subventions PAC vont à 22% des agriculteurs. Les néo-paysans, comme tous les déviants de l’agriculture industrielle, se partagent les miettes. > [!accord] Page 79 Si l’on excepte les fermes collectives issues d’une idéologie d’extrême gauche – qui font le choix délibéré de s’installer hors du cadre, d’inscrire parfois leurs membres au RSA plutôt que de compter sur un revenu agricole, ou celui de sortir carrément de l’économie marchande –, créer sa ferme suppose désormais une démarche entrepreneuriale où il faut se faire chasseur de prime. Les labours peuvent attendre, les dossiers de subventions doivent d’abord être cochés. > [!information] Page 79 La Chambre d’agriculture a créé un plan de professionnalisation personnalisé (PPP) : une succession d’étapes et d’études prévisionnelles qui donne accès, à terme, aux subventions mais qui, en même temps, uniformise les projets, pousse à l’endettement et à la surmécanisation. Un candidat ayant abandonné le PPP explique : « La Chambre est une vieille locomotive où la FNSEA, le syndicat dominant aux manettes, joue les dynasties établies, ferme la porte à tout ce qui n’entre pas dans le moule. » > [!information] Page 80 Des fruits au maraîchage, du troupeau de chèvres aux plantes aromatiques et médicinales, les projets des néo-paysans sont jugés « atypiques », ils manquent de références et sont peu soutenus. Les banques prêtent difficilement. Yves, maraîcher dans le Morbihan et ancien technicien agricole, témoigne après plusieurs refus : « La première chose que les banques te disent, c’est de garder ton précédent métier. À part les céréales, l’agriculture est une zone rouge. » > [!approfondir] Page 82 Les néo-paysans reconnaissent cependant que leurs initiatives demeurent très dispersées. « Chacun est tellement pris par ses propres projets qu’on a peu connaissance du mouvement d’ensemble », reconnaît Yann, un jeune chevrier originaire de Saône-et-Loire. Ils peinent à se relier, à faire système. Quelques-uns adhèrent au syndicat de la Confédération paysanne, mais la plupart, pris dans les méandres de leurs installations, ont du mal à dépasser l’échelle de leur ferme. « On manque de disponibilité, on choisit d’autres priorités... > [!accord] Page 82 La société est devenue un désert que l’on cherche à fuir en se retirant dans une oasis, un mirage de verdure, alors qu’autour le soleil brûle les dunes de sable stériles. On retrouve parfois chez les néo-paysans, le projet – plus ou moins idéalisé – de s’aménager une existence paisible au sein d’une communauté resserrée et conviviale. > [!accord] Page 82 Un accompagnateur, dans une ADEAR de l’est de la France, interprète ainsi ce phénomène : « Les néo-paysans ont des difficultés à se confronter ouvertement au monde qu’ils décident de quitter. » Son jugement est sévère : « Ils vivent leur condition paysanne au singulier. Ils se bricolent individuellement un statut, jonglent entre les contraintes, cherchent une niche. » Le local est ici synonyme de repli, à l’image d’un des premiers retours à la terre de l’histoire française : en 1830, lorsque Charles X arrive à la tête de l’État, les légitimistes qui ont perdu le pouvoir fuient la ville et se replient à la campagne, sur leurs terres. Aujourd’hui, l’exode des citadins ne serait-il pas le corollaire d’un manque de prise sur les instances qui nous gouvernent, d’une incapacité à agir au cœur de la métropole ou sur les sentiers classiques de l’engagement politique ? Peut-on voir dans la ferme dont ils rêvent une retraite où, impuissant à bousculer les grandes lois de ce monde, on se cantonnerait à cultiver son jardin ? > [!accord] Page 84 Jean-Paul, éleveur bovin, pionnier de la bio, décrit la philosophie qui sous-tend l’agriculture civique : « La densité humaine en France est d’un habitant à l’hectare. Si je travaille 120 hectares, je cultive donc la terre des 119 autres, sans qu’ils aient le droit à la parole sur mes usages. Pourtant chacun a des choses à dire sur l’agriculture, tout le monde mange. » Jean-Paul a été parmi les premiers à ouvrir sa ferme, à impliquer ses voisins non agriculteurs, à se battre aux côtés d’associations environnementales. > [!information] Page 85 Les ADEAR proposent un accompagnement à l’installation et le Mouvement interrégional des Amap (MIRAMAP) fédère consommateurs et agriculteurs autour de l’alimentation, tandis que le Réseau national des Espaces-tests agricoles (RENETA) développe des pépinières pour permettre aux personnes non issues du milieu de s’essayer au métier. Ensemble, ils tentent de construire un modèle alternatif aux Chambres d’agriculture, et font émerger une nouvelle conscience collective