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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
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# Note
## Le spectateur émancipé
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Ce livre a pour origine la demande qui me fut adressée il y a quelques années d’introduire la réflexion d’une académie d’artistes consacrée au spectateur à partir des idées développées dans mon livre Le Maître ignorant1. La proposition suscita d’abord en moi quelque perplexité. Le Maître ignorant exposait la théorie excentrique et le destin singulier de Joseph Jacotot qui avait fait scandale au début du XIXe siècle en affirmant qu’un ignorant pouvait apprendre à un autre ignorant ce qu’il ne savait pas lui-même, en proclamant l’égalité des intelligences et en opposant l’émancipation intellectuelle à l’instruction du peuple.
> [!information] Page 7
À la réflexion pourtant, il m’apparut que l’absence de toute relation évidente entre la pensée de l’émancipation intellectuelle et la question du spectateur aujourd’hui était aussi une chance. Ce pouvait être l’occasion d’un écart radical à l’égard des présuppositions théoriques et politiques qui soutiennent encore, même sous la forme postmoderne, l’essentiel du débat sur le théâtre, la performance et le spectateur.
> [!information] Page 7
Les critiques nombreuses auxquelles le théâtre a donné matière, tout au long de son histoire, peuvent en effet être ramenées à une formule essentielle. Je l’appellerai le paradoxe du spectateur, un paradoxe plus fondamental peut-être que le célèbre paradoxe du comédien.
> [!information] Page 7
Ce paradoxe est simple à formuler : il n’y a pas de théâtre sans spectateur (fût-ce un spectateur unique et caché, comme dans la représentation fictive du Fils naturel qui donne lieu aux Entretiens de Diderot). Or, disent les accusateurs, c’est un mal que d’être spectateur, pour deux raisons. Premièrement regarder est le contraire de connaître. Le spectateur se tient en face d’une apparence en ignorant le processus de production de cette apparence ou la réalité qu’elle recouvre. Deuxièmement, c’est le contraire d’agir. La spectatrice demeure immobile à sa place, passive. Être spectateur, c’est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d’agir.
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La première est que le théâtre est une chose absolument mauvaise, une scène d’illusion et de passivité qu’il faut supprimer au profit de ce qu’elle interdit : la connaissance et l’action, l’action de connaître et l’action conduite par le savoir. C’est la conclusion jadis formulée par Platon : le théâtre est le lieu où des ignorants sont conviés à voir des hommes souffrants. Ce que la scène théâtrale leur offre est le spectacle d’un pathos, la manifestation d’une maladie, celle du désir et de la souffrance, c’est-à-dire de la division de soi qui résulte de l’ignorance.
> [!approfondir] Page 8
Le théâtre est le lieu où une action est conduite à son accomplissement par des corps en mouvement face à des corps vivants à mobiliser. Ces derniers peuvent avoir renoncé à leur pouvoir. Mais ce pouvoir est repris, réactivé dans la performance des premiers, dans l’intelligence qui construit cette performance, dans l’énergie qu’elle produit. C’est sur ce pouvoir actif qu’il faut construire un théâtre nouveau, ou plutôt un théâtre rendu à sa vertu originelle, à son essence véritable dont les spectacles qui empruntent ce nom n’offrent qu’une version dégénérée. Il faut un théâtre sans spectateurs, où les assistants apprennent au lieu d’être séduits par des images, où ils deviennent des participants actifs au lieu d’être des voyeurs passifs.
> > [!cite] Note
> Dans le livre [[Décoloniser l'esprit#^ed8451|Décoloniser l'esprit]] y a tout un passage sur la différence entre théâtre bourgeois occidentale et théâtre d'avant la colonisation. L'auteur revient sur l'idée même que le théâtre du temps d'avant était ouvert à tous, en plein air et faisais participer les spectateur. Il été eux même acteur de la pièce
> [!information] Page 9
Telles sont les attitudes fondamentales que résument le théâtre épique de Brecht et le théâtre de la cruauté d’Artaud. Pour l’un, le spectateur doit prendre de la distance ; pour l’autre, il doit perdre toute distance. Pour l’un il doit affiner son regard, pour l’autre il doit abdiquer la position même du regardeur. Les entreprises modernes de réforme du théâtre ont constamment oscillé entre ces deux pôles de l’enquête distante et de la participation vitale, quitte à mêler leurs principes et leurs effets.
> [!information] Page 10
Le théâtre a été, plus que tout autre art, associé à l’idée romantique d’une révolution esthétique, changeant non plus la mécanique de l’État et des lois mais les formes sensibles de l’expérience humaine. La réforme du théâtre signifiait alors la restauration de sa nature d’assemblée ou de cérémonie de la communauté.
> [!information] Page 10
Le théâtre est une assemblée où les gens du peuple prennent conscience de leur situation et discutent leurs intérêts, dit Brecht après Piscator. Il est, affirme Artaud, le rituel purificateur où une collectivité est mise en possession de ses énergies propres.
> [!information] Page 11
Quelle est en effet l’essence du spectacle selon Guy Debord ? C’est l’extériorité. Le spectacle est le règne de la vision et la vision est extériorité, c’est-à-dire dépossession de soi. La maladie de l’homme spectateur peut se résumer en une brève formule : « Plus il contemple, moins il est2. » La formule semble anti-platonicienne.
> [!accord] Page 11
La « contemplation » que Debord dénonce, c’est la contemplation de l’apparence séparée de sa vérité, c’est le spectacle de souffrance produit par cette séparation. « La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle3. » Ce que l’homme contemple dans le spectacle est l’activité qui lui a été dérobée, c’est sa propre essence, devenue étrangère, retournée contre lui, organisatrice d’un monde collectif dont la réalité est celle de cette dépossession.
> [!accord] Page 12
C’est ici que les descriptions et les propositions de l’émancipation intellectuelle peuvent entrer en jeu et nous aider à reformuler le problème. Car cette médiation auto-évanouissante n’est pas pour nous quelque chose d’inconnu. C’est la logique même de la relation pédagogique : le rôle dévolu au maître y est de supprimer la distance entre son savoir et l’ignorance de l’ignorant. Ses leçons et les exercices qu’il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare.
> [!accord] Page 12
Pour remplacer l’ignorance par le savoir, il doit toujours marcher un pas en avant, remettre entre l’élève et lui une ignorance nouvelle. La raison en est simple. Dans la logique pédagogique, l’ignorant n’est pas seulement celui qui ignore encore ce que le maître sait. Il est celui qui ne sait pas ce qu’il ignore ni comment le savoir. Le maître, lui, n’est pas seulement celui qui détient le savoir ignoré par l’ignorant. Il est aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, à quel moment et selon quel protocole.
> [!information] Page 13
L’exacte distance est la distance qu’aucune règle ne mesure, la distance qui se prouve par le seul jeu des positions occupées, qui s’exerce par la pratique interminable du « pas en avant » séparant le maître de celui qu’il est censé exercer à le rejoindre. Elle est la métaphore du gouffre radical qui sépare la manière du maître de celle de l’ignorant, parce qu’il sépare deux intelligences : celle qui sait en quoi consiste l’ignorance et celle qui ne le sait pas. C’est d’abord cet écart radical que l’enseignement progressif ordonné enseigne à l’élève. Il lui enseigne d’abord sa propre incapacité. Ainsi vérifie-t-il incessamment dans son acte sa propre présupposition, l’inégalité des intelligences. Cette vérification interminable est ce que Jacotot nomme abrutissement
> [!accord] Page 13
Si l’illettré connaît seulement une prière par cœur, il peut comparer ce savoir avec ce qu’il ignore encore : les mots de cette prière écrits sur du papier. Il peut apprendre, signe après signe, le rapport de ce qu’il ignore avec ce qu’il sait. Il le peut si, à chaque pas, il observe ce qui est en face de lui, dit ce qu’il a vu et vérifie ce qu’il a dit. De cet ignorant, épelant les signes, au savant qui construit des hypothèses, c’est toujours la même intelligence qui est à l’œuvre, une intelligence qui traduit des signes en d’autres signes et qui procède par comparaisons et figures pour communiquer ses aventures intellectuelles et comprendre ce qu’une autre intelligence s’emploie à lui communiquer.
> [!accord] Page 14
Le maître ignorant capable de l’aider à parcourir ce chemin s’appelle ainsi non parce qu’il ne sait rien, mais parce qu’il a abdiqué le « savoir de l’ignorance » et dissocié ainsi sa maîtrise de son savoir. Il n’apprend pas à ses élèves son savoir, il leur commande de s’aventurer dans la forêt des choses et des signes, de dire ce qu’ils ont vu et ce qu’ils pensent de ce qu’ils ont vu, de le vérifier et de le faire vérifier. Ce qu’il ignore, c’est l’inégalité des intelligences. Toute distance est une distance factuelle, et chaque acte intellectuel est un chemin tracé entre une ignorance et un savoir, un chemin qui sans cesse abolit, avec leurs frontières, toute fixité et toute hiérarchie des positions.
> [!accord] Page 15
Mais ne pourrait-on pas inverser les termes du problème en demandant si ce n’est pas justement la volonté de supprimer la distance qui crée la distance ? Qu’est-ce qui permet de déclarer inactif le spectateur assis à sa place, sinon l’opposition radicale préalablement posée entre l’actif et le passif ? Pourquoi identifier regard et passivité, sinon par la présupposition que regarder veut dire se complaire à l’image et à l’apparence en ignorant la vérité qui est derrière l’image et la réalité à l’extérieur du théâtre ? Pourquoi assimiler écoute et passivité sinon par le préjugé que la parole est le contraire de l’action ?
> [!accord] Page 15
Ces oppositions – regarder/savoir, apparence/réalité, activité/passivité – sont tout autre chose que des oppositions logiques entre termes bien définis. Elles définissent proprement un partage du sensible, une distribution a priori des positions et des capacités et incapacités attachées à ces positions. Elles sont des allégories incarnées de l’inégalité. C’est pourquoi l’on peut changer la valeur des termes, transformer le « bon » terme en mauvais et réciproquement sans changer le fonctionnement de l’opposition elle-même.
> [!accord] Page 15
On appelait naguère citoyens actifs, capables d’élire et d’être élus, les propriétaires qui vivaient de leurs rentes et citoyens passifs, indignes de ces fonctions, ceux qui travaillaient pour gagner leur vie. Les termes peuvent changer de sens, les positions peuvent s’échanger, l’essentiel est que demeure la structure opposant deux catégories, ceux qui possèdent une capacité et ceux qui ne la possèdent pas.
> [!accord] Page 15
L’émancipation, elle, commence quand on remet en question l’opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion. Elle commence quand on comprend que regarder est aussi une action qui confirme ou transforme cette distribution des positions. Le spectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues sur d’autres scènes, en d’autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui.
> [!information] Page 17
Cette idée de l’émancipation s’oppose ainsi clairement à celle sur laquelle la politique du théâtre et de sa réforme s’est souvent appuyée : l’émancipation comme réappropriation d’un rapport à soi perdu dans un processus de séparation. C’est cette idée de la séparation et de son abolition qui lie la critique debordienne du spectacle à la critique feuerbachienne de la religion à travers la critique marxiste de l’aliénation. Dans cette logique, la médiation d’un troisième terme ne peut être qu’illusion fatale d’autonomie, prise dans la logique de la dépossession et de sa dissimulation. La séparation de la scène et de la salle est un état à dépasser.
> [!accord] Page 18
Car le refus de la médiation, le refus du tiers, c’est l’affirmation d’une essence communautaire du théâtre comme tel. Moins le dramaturge sait ce qu’il veut que fasse le collectif des spectateurs, plus il sait qu’ils doivent en tout cas agir comme un collectif, transformer leur agrégation en communauté. Il serait grand temps pourtant de s’interroger sur cette idée que le théâtre est par lui-même un lieu communautaire. Parce que des corps vivants sur scène s’adressent à des corps réunis dans le même lieu, il semble que cela suffise à faire du théâtre le vecteur d’un sens de communauté, radicalement différent de la situation des individus assis devant une télévision ou des spectateurs de cinéma assis devant des ombres projetées.
> [!accord] Page 18
Ce quelque chose, je crois, est seulement la présupposition que le théâtre est communautaire par lui-même. Cette présupposition continue à devancer la performance théâtrale et à anticiper ses effets. Mais dans un théâtre, devant une performance, tout comme dans un musée, une école ou une rue, il n’y a jamais que des individus qui tracent leur propre chemin dans la forêt des choses, des actes et des signes qui leur font face ou les entourent. Le pouvoir commun aux spectateurs ne tient pas à leur qualité de membres d’un corps collectif ou à quelque forme spécifique d’interactivité. C’est le pouvoir qu’a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu’il ou elle perçoit, de le lier à l’aventure intellectuelle singulière qui les rend semblables à tout autre pour autant que cette aventure ne ressemble à aucune autre.
> [!approfondir] Page 19
Ce que nos performances vérifient – qu’il s’agisse d’enseigner ou de jouer, de parler, d’écrire, de faire de l’art ou de le regarder – n’est pas notre participation à un pouvoir incarné dans la communauté. C’est la capacité des anonymes, la capacité qui fait chacun(e) égal(e) à tout(e) autre. Cette capacité s’exerce à travers des distances irréductibles, elle s’exerce par un jeu imprévisible d’associations et de dissociations.
> [!accord] Page 19
Nous n’avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l’œuvre dans l’ignorant et l’activité propre au spectateur. Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d’action spectateur de la même histoire
> [!information] Page 20
Pour répondre à cette double exigence, j’ai d’abord voulu retrouver la vérité du marxisme pour armer un nouveau mouvement révolutionnaire, puis apprendre de ceux qui travaillaient et luttaient dans les usines le sens de l’exploitation et de la rébellion. Pour moi, comme pour ma génération, aucune de ces deux tentatives ne fut pleinement convaincante. Cet état de fait me porta à rechercher dans l’histoire du mouvement ouvrier la raison des rencontres ambiguës ou manquées entre les ouvriers et ces intellectuels qui étaient venus leur rendre visite pour les instruire ou être instruits par eux. Il me fut ainsi donné de comprendre que l’affaire ne se jouait pas entre ignorance et savoir, pas plus qu’entre activité et passivité, individualité et communauté.
> [!information] Page 20
L’un des deux ouvriers venait d’entrer dans la communauté saint-simonienne à Ménilmontant et donnait à son ami l’emploi du temps de ses journées en utopie : travaux et exercices du jour, jeux, chœurs et récits de la soirée. Son correspondant lui racontait en retour la partie de campagne qu’il venait de faire avec deux compagnons pour profiter d’un dimanche de printemps. Mais ce qu’il lui racontait ne ressemblait en rien au jour de repos du travailleur restaurant ses forces physiques et mentales pour le travail de la semaine à venir. C’était une intrusion dans une tout autre sorte de loisir : le loisir des esthètes qui jouissent des formes, des lumières et des ombres du paysage, des philosophes qui s’installent dans une auberge de campagne pour y développer des hypothèses métaphysiques et des apôtres qui s’emploient à communiquer leur foi à tous les compagnons rencontrés au hasard du chemin ou de l’auberge4.
> [!accord] Page 21
C’est ce que signifie le mot d’émancipation : le brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres d’un corps collectif. Ce que ces journées apportaient aux deux correspondants et à leurs semblables n’était pas le savoir de leur condition et l’énergie pour le travail du lendemain et la lutte à venir. C’était la reconfiguration ici et maintenant du partage de l’espace et du temps, du travail et du loisir.
> [!approfondir] Page 21
Pour entendre l’histoire de ces deux visiteurs, il fallait donc brouiller les frontières entre l’histoire empirique et la philosophie pure, les frontières entre les disciplines et les hiérarchies entre les niveaux de discours. Il n’y avait pas d’un côté le récit des faits, de l’autre l’explication philosophique ou scientifique découvrant la raison de l’histoire ou la vérité cachée derrière. Il n’y avait pas les faits et leur interprétation. Il y avait deux manières de raconter une histoire. Et ce qu’il me revenait de faire était une œuvre de traduction, montrant comment ces récits de dimanches printaniers et les dialogues du philosophe se traduisaient mutuellement.
> [!accord] Page 22
Or il y a trois manières de comprendre et de pratiquer ce mélange des genres. Il y a celle qui réactualise la forme de l’œuvre d’art totale. Celle-ci était supposée être l’apothéose de l’art devenu vie. Elle tend plutôt à être aujourd’hui celle de quelques égos artistiques surdimensionnés ou d’une forme d’hyper-activisme consumériste, sinon les deux à la fois.
> [!approfondir] Page 22
Il y a ensuite l’idée d’une hybridation des moyens de l’art propre à la réalité postmoderne de l’échange incessant des rôles et des identités, du réel et du virtuel, de l’organique et des prothèses mécaniques et informatiques. Cette seconde idée ne se distingue guère de la première dans ses conséquences. Elle conduit souvent à une autre forme d’abrutissement, qui utilise le brouillage des frontières et la confusion des rôles pour accroître l’effet de la performance sans questionner ses principes.
> [!accord] Page 23
Congédier les fantasmes du verbe fait chair et du spectateur rendu actif, savoir que les mots sont seulement des mots et les spectacles seulement des spectacles peut nous aider à mieux comprendre comment les mots et les images, les histoires et les performances peuvent changer quelque chose au monde où nous vivons.
## Les mésaventures de la pensée critique
> [!approfondir] Page 24
Je voudrais montrer, à l’inverse, que les concepts et procédures de la tradition critique ne sont aucunement désuets. Ils fonctionnent toujours très bien, jusque dans le discours de ceux qui en déclarent la péremption. Mais leur usage présent témoigne d’un complet renversement de leur orientation et de leurs fins supposées. Il nous faut donc prendre en compte la persistance d’un modèle d’interprétation et l’inversion de son sens si nous voulons nous engager dans une véritable critique de la critique.
> [!information] Page 24
Je partirai pour cela du domaine où cette tradition est encore aujourd’hui la plus vivace, celui de l’art et notamment de ces grandes expositions internationales où la présentation des œuvres s’inscrit volontiers dans le cadre d’une réflexion globale sur l’état du monde. C’est ainsi qu’en 2006, le commissaire de la Biennale de Séville, Kozui Enwezor, avait voué cette manifestation à démasquer, à l’heure de la globalisation, « les machineries qui déciment et ruinent les liens sociaux, économiques et politiques5 ».
> [!information] Page 25
Ce que disait l’image, nous pouvons le comprendre en rapprochant la tension entre les pancartes politiques et la poubelle d’une forme artistique particulièrement représentative de la tradition critique en art, celle du collage. La photographie de la manifestation n’est pas un collage au sens technique du terme, mais son effet joue sur les éléments qui ont fait la fortune artistique et politique du collage et du photomontage : le choc sur une même surface d’éléments hétérogènes, sinon conflictuels.
> [!information] Page 25
Ce fut le principe de l’étrangeté brechtienne. C’était encore, dans les années 1970, celui des photomontages réalisés par une artiste américaine engagée, Martha Rosler, dans sa série intitulée Bringing the War Home qui collait sur des images d’intérieurs américains heureux des images de la guerre au Vietnam.
> [!accord] Page 25
La photo des manifestants et de la poubelle met en jeu les mêmes éléments que ces photomontages : la guerre lointaine et la consommation domestique. Josephine Meckseper est aussi hostile à la guerre de George Bush que Martha Rosler à celle de Nixon.
> [!information] Page 26
Ces installations, visibles aujourd’hui en bien des expositions, sont des petites vitrines, toutes semblables à des vitrines marchandes ou publicitaires, où elle assemble, comme dans les photomontages d’hier, des éléments censés appartenir à des univers hétérogènes : par exemple, dans une installation intitulée « À vendre », un livre sur l’histoire d’un groupe de guérilleros urbains anglais qui avaient justement voulu porter la guerre dans les métropoles impérialistes, au milieu d’articles de mode masculine ; dans une autre, un mannequin de lingerie féminine à côté d’une affiche de propagande communiste, ou le slogan de Mai 68 « Ne travaillez jamais » sur des flacons de parfum. Ces choses apparemment se contredisent mais il s’agit de montrer qu’elles appartiennent à la même réalité, que la radicalité politique est, elle aussi, un phénomène de mode jeune.
> [!accord] Page 27
Les petites vitrines qui mêlent propagande révolutionnaire et mode jeune poursuivent la double logique de l’intervention militante d’hier. Elles nous disent encore : voici la réalité que vous ne savez pas voir, le règne sans limite de l’exposition marchande, l’horreur nihiliste du mode de vie petit-bourgeois d’aujourd’hui ; mais aussi : voilà la réalité que vous ne voulez pas voir, la participation de vos prétendus gestes de révolte à ce processus d’exhibition de signes de distinction gouverné par l’exhibition marchande. L’artiste critique se propose donc toujours de produire le court-circuit et le clash qui révèlent le secret caché par l’exhibition des images.
> [!information] Page 27
Il y a bien alors une dialectique inhérente à la dénonciation du paradigme critique : celle-ci ne nous en déclare la désuétude que pour en reproduire le mécanisme, quitte à transformer l’ignorance de la réalité ou le déni de la misère en ignorance du fait que réalité et misère ont disparu, à transformer le désir d’ignorer ce qui rend coupable en désir d’ignorer qu’il n’y a rien dont il faille se sentir coupable. Tel est en substance l’argument défendu non plus par un artiste mais par un philosophe, Peter Sloterdijk, dans son livre Écumes. Tel qu’il le décrit, le processus de la modernité est un processus d’antigravitation
> [!approfondir] Page 27
Le terme se réfère d’abord, bien sûr, aux inventions techniques qui ont permis aux hommes de conquérir l’espace et à celles qui ont mis les technologies de la communication et de la réalité virtuelle à la place du solide monde industriel. Mais il exprime aussi l’idée que la vie aurait perdu beaucoup de sa gravité d’antan, en entendant par là sa charge de souffrance, d’âpreté et de misère, et avec elle son poids de réalité. De ce fait, les procédures traditionnelles de la pensée critique fondées sur « les définitions de la réalité formulées par l’ontologie de la pauvreté » n’auraient plus lieu d’être. Si elles subsistent, selon Sloterdijk, c’est que la croyance en la solidité du réel et le sentiment de culpabilité à l’égard de la misère survivent à la perte de leur objet.
> [!approfondir] Page 28
[[Karl Marx|Marx]] voyait les hommes projeter dans le ciel de la religion et de l’idéologie l’image inversée de leur misère réelle. Nos contemporains, selon Sloterdijk, font le contraire : ils projettent dans la fiction d’une réalité solide l’image inversée de ce processus d’allègement généralisé : « Quelle que soit l’idée qui s’exprime dans l’espace public, c’est le mensonge de la misère qui rédige le texte. Tous les discours sont soumis à la loi consistant à retraduire dans le jargon de la misère le luxe arrivé au pouvoir6. » L’embarras coupable éprouvé devant la disparition de la pesanteur et de la misère s’exprimerait à l’envers dans la reprise du vieux discours misérabiliste et victimaire.
^846f91
> [!approfondir] Page 28
Cette analyse nous invite à nous libérer des formes et du contenu de la tradition critique. Mais elle ne le fait qu’au prix de reproduire sa logique. Elle nous dit, une fois de plus, que nous sommes victimes d’une structure globale d’illusion, victimes de notre ignorance et de notre résistance face à un processus global irrésistible de développement des forces productives : le processus de dématérialisation de la richesse qui a pour conséquence la perte des croyances et des idéaux anciens. Nous reconnaissons aisément dans l’argumentation l’indestructible logique du Manifeste Communiste. Ce n’est pas pour rien que le prétendu postmodernisme a dû lui emprunter sa formule canonique : « Tout ce qui est solide se dissipe dans les airs. » Tout deviendrait fluide, liquide, gazeux et il resterait à rire des idéologues qui croient encore à la réalité de la réalité, de la misère et des guerres.
> [!accord] Page 29
C’est ce contexte qu’illustre la fable des manifestants et de la poubelle. Sans doute la photographie n’exprime-t-elle aucun désaveu des marcheurs. Après tout, dans les années 1960 déjà, Godard ironisait sur les « enfants de [[Karl Marx|Marx]] et de Coca-Cola ». Il marchait cependant avec eux, parce que, quand ils marchaient contre la guerre du Vietnam, les enfants de l’âge de Coca-Cola combattaient ou en tout cas pensaient qu’ils combattaient avec les enfants de [[Karl Marx|Marx]]. Ce qui a changé en quarante ans n’est pas que [[Karl Marx|Marx]] aurait disparu, absorbé par Coca-Cola. Il n’a pas disparu. Il a changé de place. Il est maintenant logé au cœur du système comme sa voix ventriloque. Il est devenu le fantôme infâme ou le père infâme qui témoigne de l’infamie commune des enfants de [[Karl Marx|Marx]] et de Coca-Cola. [[Antonio Gramsci|Gramsci]] avait jadis caractérisé la révolution soviétique comme révolution contre Le Capital, contre le livre de [[Karl Marx|Marx]] qui était devenu la Bible du scientisme bourgeois. On en pourrait dire autant du marxisme au sein duquel ma génération a grandi : le marxisme de la dénonciation des mythologies de la marchandise, des illusions de la société de consommation et de l’empire du spectacle
^9ee13c
> [!accord] Page 30
Cette double inculpation implique une redistribution remarquable des positions politiques : d’un côté, la vieille dénonciation de gauche de l’empire de la marchandise et des images est devenue une forme d’acquiescement ironique ou mélancolique à cet inévitable empire. De l’autre, les énergies militantes se sont tournées vers la droite où elles nourrissent une nouvelle critique de la marchandise et du spectacle dont les méfaits se trouvent requalifiés comme crimes des individus démocratiques.
> [!accord] Page 30
D’un côté donc, il y a l’ironie ou la mélancolie de gauche. Celle-ci nous presse d’avouer que tous nos désirs de subversion obéissent encore à la loi du marché et que nous n’y faisons que nous complaire au nouveau jeu disponible sur le marché global, celui de l’expérimentation sans limites de notre propre vie. Elle nous montre absorbés dans le ventre du monstre où même nos capacités de pratique autonome et subversive et les réseaux d’interaction que nous pourrions utiliser contre elle servent la puissance nouvelle de la bête, celle de la production immatérielle
> [!approfondir] Page 30
Elle offre ainsi à chacun ce qu’il peut souhaiter : des reality shows pour les crétins et des possibilités accrues d’auto-valorisation pour les malins. C’est là, nous dit le discours mélancolique, le piège où sont tombés ceux qui croyaient mettre à bas le pouvoir capitaliste et lui ont donné à l’inverse les moyens de se rajeunir en se nourrissant des énergies contestatrices. Ce discours a trouvé son aliment dans Le Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Selon ces sociologues, les mots d’ordre des révoltes des années 1960 et notamment du mouvement étudiant de Mai 68 auraient fourni au capitalisme en difficulté après la crise pétrolière de 1973 les moyens de se régénérer.
> [!accord] Page 31
La thèse est par elle-même assez peu solide. Il y a loin des discours pour séminaires de managers qui lui donnent sa matière à la réalité des formes de domination contemporaines du capitalisme où la « flexibilité » du travail signifie bien plus l’adaptation forcée à des formes de productivité accrues sous menace de licenciements, fermetures et délocalisations que l’appel à la créativité généralisée des enfants de Mai 68. Au demeurant, le souci de la créativité au travail était bien loin des mots d’ordre du mouvement de 1968, qui s’est mené, à l’inverse, contre le thème de la « participation » et contre l’invitation faite à la jeunesse instruite et généreuse de participer à un capitalisme modernisé et humanisé, qui étaient au cœur de l’idéologie néocapitaliste et du réformisme étatique des années 1960. L’opposition de la critique artiste à la critique sociale ne repose sur aucune analyse des formes historiques de contestation.
> [!accord] Page 31
Elle se contente, conformément à la leçon de [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]], d’attribuer la lutte contre la misère et pour les liens communautaires aux ouvriers, et le désir individualiste de créativité autonome aux enfants passagèrement rebelles de la bourgeoisie grande ou petite. Mais la lutte collective pour l’émancipation ouvrière ne s’est jamais séparée d’une expérience nouvelle de vie et de capacité individuelles, gagnées sur la contrainte des anciens liens communautaires.
^b6910f
> [!accord] Page 32
Ce n’est donc ni la nouveauté ni la force de la thèse qui a pu séduire mais la façon dont elle remet en service le thème « critique » de l’illusion complice. Elle donnait ainsi aliment à la version mélancolique du gauchisme, qui se nourrit de la double dénonciation du pouvoir de la bête et des illusions de ceux qui la servent en croyant la combattre. Il est vrai que la thèse de la récupération des révoltes « artistes » ouvre sur plusieurs conclusions : elle étaie à l’occasion la proposition d’une radicalité qui serait enfin radicale : la défection de masse des forces de l’Intellect général aujourd’hui absorbées par le Capital et l’État, prônée par Paolo Virno, ou la subversion virtuelle opposée au capitalisme virtuel par Brian Holmes7. Elle nourrit aussi la proposition d’un militantisme inversé, appliqué non plus à détruire mais à sauver un capitalisme qui aurait perdu son esprit8. Mais son étiage normal est celui de la constatation désenchantée de l’impossibilité de changer le cours d’un monde où tout point solide manquerait pour s’opposer à la réalité devenue gazeuse, liquide, immatérielle de la domination
> [!accord] Page 32
Que peuvent en effet les manifestants/consommateurs photographiés par Josephine Meckseper, face à une guerre ainsi décrite par un sociologue éminent de notre temps ? « La technique fondamentale du pouvoir est aujourd’hui l’esquive, le pas de côté, l’élision, l’évitement, le rejet effectif de tout enfermement territorial, avec ses corollaires pesants d’ordre à édifier, d’ordre à maintenir et la responsabilité des conséquences ainsi que la nécessité d’en payer les coûts \[…\] Des frappes délivrées par des avions de combat furtifs et d’intelligents missiles autoguidés à têtes chercheuses – délivrées par surprise, depuis nulle part, et aussitôt soustraites au regard – ont remplacé les avancées territoriales des troupes d’infanterie et l’effort pour déposséder l’ennemi de son territoire \[…\] La force militaire et sa stratégie de hit-and-run préfiguraient, incarnaient et présageaient ce qui était réellement l’enjeu du nouveau type de guerre à l’âge de la modernité liquide : non pas conquérir un nouveau territoire mais faire tomber les murs qui arrêtaient les nouveaux pouvoirs globaux et fluides9. » Ce diagnostic a été publié en 2000. On aurait du mal à le trouver pleinement vérifié par les actions militaires des huit années suivantes. Mais la prédiction mélancolique ne porte pas sur des faits vérifiables. Elle nous dit simplement : les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. C’est là une proposition qui ne court pas le risque d’être jamais réfutée. La mélancolie se nourrit de sa propre impuissance. Il lui suffit de pouvoir la convertir en impuissance généralisée et de se réserver la position de l’esprit lucide qui jette un regard désenchanté sur un monde où l’interprétation critique du système est devenue un élément du système lui-même.
> [!information] Page 33
Dans les années qui ont suivi 1989, des campagnes intellectuelles de plus en plus furieuses ont dénoncé l’effet fatal de la conjonction entre les droits de l’homme et le libre choix des individus. Sociologues, philosophes politiques et moralistes se sont relayés pour nous expliquer que les droits de l’homme, comme [[Karl Marx|Marx]] l’avait bien vu, sont les droits de l’individu égoïste bourgeois, les droits des consommateurs de toute marchandise, et que ces droits poussaient aujourd’hui ces consommateurs à briser toute entrave à leur frénésie et donc à détruire toutes les formes traditionnelles d’autorité qui imposaient une limite au pouvoir du marché : école, religion ou famille. C’est là, ont-ils dit, le sens réel du mot démocratie : la loi de l’individu préoccupé de la seule satisfaction de ses désirs. Les individus démocratiques veulent l’égalité. Mais l’égalité qu’ils veulent, c’est celle qui règne entre le vendeur et l’acheteur d’une marchandise. Ce qu’ils veulent donc, c’est le triomphe du marché dans toutes les relations humaines.
> [!accord] Page 33
Et plus ils sont épris d’égalité, plus ils concourent ardemment à ce triomphe. Sur cette base, il était aisé de prouver que les mouvements étudiants des années 1960 et plus particulièrement celui de Mai 68 en France visaient seulement la destruction des formes d’autorité traditionnelle qui s’opposaient à l’invasion généralisée de la vie par la loi du Capital, et que leur seul effet a été de transformer nos sociétés en libres agrégats de molécules déliées, privées de toute affiliation, entièrement disponibles pour la seule loi du marché.
> [!accord] Page 34
Mais cette nouvelle critique de la marchandise devait franchir un pas de plus en donnant pour conséquence à la soif démocratique de consommation égalitaire non seulement le règne du marché mais la destruction terroriste et totalitaire des liens sociaux et humains. On opposait naguère individualisme et totalitarisme. Mais dans cette théorisation nouvelle, le totalitarisme devient la conséquence du fanatisme individualiste du libre choix et de la consommation illimitée.
> [!information] Page 34
Au moment de l’effondrement des tours, un éminent psychanalyste, juriste et philosophe, Pierre Legendre expliquait dans Le Monde que l’attaque terroriste était le retour du refoulé occidental, la sanction de la destruction occidentale de l’ordre symbolique, résumée dans le mariage homosexuel
> [!information] Page 34
Deux ans plus tard, un éminent philosophe et linguiste, Jean-Claude Milner, donnait un tour plus radical à cette interprétation dans son livre Les Penchants criminels de l’Europe démocratique. Le crime qu’il imputait à l’Europe démocratique était tout simplement l’extermination des Juifs. La démocratie, arguait-il, est le règne de l’illimitation sociale, elle est animée par le désir de l’expansion sans fin de ce processus d’illimitation. Comme le peuple juif est, à l’inverse, le peuple fidèle à la loi de la filiation et de la transmission, il représentait le seul obstacle à cette tendance inhérente à la démocratie. C’est pourquoi celle-ci avait besoin de l’éliminer et s’est trouvée seule bénéficiaire de cette élimination.
> [!information] Page 34
Et dans les émeutes des banlieues françaises de novembre 2005, le porte-parole de l’intelligentsia médiatique française, Alain Finkielkraut, voyait la conséquence directe du terrorisme démocratique de la consommation sans entrave : « Ces gens qui détruisent des écoles, déclarait-il, que disent-ils en fait ? Leur message n’est pas un appel à l’aide ou une exigence de plus d’écoles ou de meilleures écoles, c’est la volonté de liquider les intermédiaires entre eux et les objets de leurs désirs. Et quels sont les objets de leurs désirs ? C’est simple : l’argent, les marques, et parfois des filles, \[…\] ils veulent tout maintenant, et ce qu’ils veulent c’est l’idéal de la société de consommation. C’est ce qu’ils voient à la télévision10. »
> [!approfondir] Page 35
Comme le même auteur affirmait que ces jeunes avaient été poussés à l’émeute par des fanatiques islamistes, la démonstration ramenait finalement à une seule figure démocratie, consommation, puérilité, fanatisme religieux et violence terroriste. La critique de la consommation et du spectacle s’identifiait en dernière instance aux thèmes les plus crus du choc des civilisations et de la guerre contre la terreur.
> [!accord] Page 35
J’ai opposé cette fureur droitière de la critique postcritique à la mélancolie de gauche. Mais ce sont là les deux faces de la même pièce. Toutes deux mettent en œuvre la même inversion du modèle critique qui prétendait révéler la loi de la marchandise comme vérité ultime des belles apparences afin d’armer les combattants de la lutte sociale. La révélation va toujours son train. Mais elle n’est plus censée fournir aucune arme contre l’empire qu’elle dénonce. La mélancolie de gauche nous invite à reconnaître qu’il n’y a pas d’alternative au pouvoir de la bête et à avouer que nous en sommes satisfaits. La fureur de droite nous avertit que plus nous tentons de briser le pouvoir de la bête, plus nous contribuons à son triomphe. Mais cette déconnexion entre les procédures critiques et leur finalité leur soustrait en retour toute espérance d’efficacité.
> [!accord] Page 35
Bien sûr, cette impuissance de la raison éclairée n’est pas accidentelle. Elle est intrinsèque à cette figure de la critique postcritique. Les mêmes prophètes qui déplorent la défaite de la raison des Lumières face au terrorisme de l’« individualisme démocratique » portent le soupçon sur cette raison elle-même. Dans la « terreur » qu’ils dénoncent, ils voient la conséquence du libre flottement des atomes individuels, déliés des liens des institutions traditionnelles qui tiennent ensemble les humains : famille, école, religion, solidarités traditionnelles. Or cette argumentation a une histoire bien identifiable. Elle remonte à l’analyse contre-révolutionnaire de la Révolution française.
> [!information] Page 35
Selon celle-ci, la Révolution française avait détruit le tissu des institutions collectives qui rassemblaient, éduquaient et protégeaient les individus : la religion, la monarchie, les liens de dépendance féodaux, les corporations, etc. Cette destruction était pour elle le produit de l’esprit des Lumières qui était celui de l’individualisme protestant. En conséquence, ces individus déliés, déculturés et privés de protection étaient devenus disponibles à la fois pour le terrorisme de masse et pour l’exploitation capitaliste. La campagne antidémocratique actuelle reprend ouvertement cette analyse du lien entre démocratie, marché et terreur. Mais si elle peut y ramener l’analyse marxiste de la révolution bourgeoise et du fétichisme marchand, c’est que celle-ci était née elle-même sur ce sol et y avait puisé plus d’un aliment.
> [!approfondir] Page 36
Il est donc faux de dire que la tradition de la critique sociale et culturelle est épuisée. Elle se porte très bien, sous sa forme inversée qui structure maintenant le discours dominant. Simplement elle a été ramenée à son terrain d’origine : celui de l’interprétation de la modernité comme la rupture individualiste du lien social et de la démocratie comme individualisme de masse. Elle a été ramenée du même coup à la tension originaire entre la logique de cette interprétation de la « modernité démocratique » et la logique de l’émancipation sociale.
> [!information] Page 36
Pour comprendre cette tension, il faut revenir au sens originel du mot « émancipation » : la sortie d’un état de minorité. Or cet état de minorité d’où les militants de l’émancipation sociale ont voulu sortir est, en son principe, la même chose que ce « tissu harmonieux de la communauté » dont rêvaient, il y a deux siècles, les penseurs de la contre-révolution et sur lequel s’attendrissent aujourd’hui les penseurs postmarxistes du lien social perdu. La communauté harmonieusement tissée qui fait l’objet de ces nostalgies, c’est celle où chacun est à sa place, dans sa classe, occupé à la fonction qui lui revient et doté de l’équipement sensible et intellectuel qui convient à cette place et à cette fonction : la communauté platonicienne où les artisans doivent rester à leur place parce que le travail n’attend pas – qu’il ne laisse pas le temps d’aller bavarder sur l’agora, délibérer à l’assemblée et regarder des ombres au théâtre –, mais aussi parce que la divinité leur a donné l’âme de fer – l’équipement sensible et intellectuel – qui les adapte et les fixe à cette occupation.
> [!information] Page 37
C’est ce que j’appelle le partage policier du sensible : l’existence d’une relation « harmonieuse » entre une occupation et un équipement, entre le fait d’être dans un temps et un espace spécifiques, d’y exercer des occupations définies et d’être doté des capacités de sentir, de dire et de faire qui conviennent à ces activités.
> [!approfondir] Page 37
L’émancipation sociale a signifié, de fait, la rupture de cet accord entre une « occupation » et une « capacité » qui signifiait l’incapacité de conquérir un autre espace et un autre temps. Elle a signifié le démantèlement de ce corps travailleur adapté à l’occupation de l’artisan qui sait que le travail n’attend pas et dont les sens sont façonnés par cette « absence de temps ». Les travailleurs émancipés se formaient hic et nunc un autre corps et une autre « âme » de ce corps – le corps et l’âme de ceux qui ne sont adaptés à aucune occupation spécifique, qui mettent en œuvre les capacités de sentir et de parler, de penser et d’agir qui n’appartiennent à aucune classe particulière, qui appartiennent à n’importe qui
> [!approfondir] Page 37
Mais cette idée et cette pratique de l’émancipation se sont trouvées historiquement mêlées avec et finalement soumises à une tout autre idée de la domination et de la libération : celle qui liait la domination à un processus de séparation et la libération en conséquence à la reconquête d’une unité perdue. Selon cette vision, exemplairement résumée dans les textes du jeune [[Karl Marx|Marx]], l’assujettissement à la loi du Capital était le fait d’une société dont l’unité avait été brisée, dont la richesse avait été aliénée, projetée au-dessus ou en face d’elle. L’émancipation ne pouvait alors apparaître que comme la réappropriation globale d’un bien perdu par la communauté. Et cette réappropriation ne pouvait être que le résultat de la connaissance du processus global de cette séparation. De ce point de vue, les formes d’émancipation de ces artisans qui se faisaient un corps nouveau pour vivre ici et maintenant dans un nouveau monde sensible ne pouvaient être que des illusions, produites par le procès de séparation et par l’ignorance de ce procès. L’émancipation ne pouvait venir que comme la fin du processus global qui avait séparé la société de sa vérité.
> [!information] Page 38
C’est bien là la vérité du concept de spectacle tel que Guy Debord l’a fixé : le spectacle n’est pas l’étalage des images cachant la réalité. Il est l’existence de l’activité sociale et de la richesse sociale comme réalité séparée. La situation de ceux qui vivent dans la société du spectacle est alors identique à celle des prisonniers attachés dans la caverne platonicienne. La caverne est le lieu où les images sont prises pour des réalités, l’ignorance pour un savoir et la pauvreté pour une richesse. Et plus les prisonniers s’imaginent capables de construire autrement leur vie individuelle et collective, plus ils s’enlisent dans la servitude de la caverne. Mais cette déclaration d’impuissance fait retour sur la science qui la proclame. Connaître la loi du spectacle revient à connaître la manière dont il reproduit indéfiniment la falsification qui est identique à sa réalité. Debord a résumé la logique de ce cercle en une formule lapidaire : « Dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux11. »
> [!accord] Page 39
Ainsi la connaissance de l’inversion appartient elle-même au monde inversé, la connaissance de l’assujettissement au monde de l’assujettissement. C’est pourquoi la critique de l’illusion des images a pu être retournée en critique de l’illusion de réalité, et la critique de la fausse richesse en critique de la fausse pauvreté
> [!approfondir] Page 39
C’est pourquoi une réelle « critique de la critique » ne peut être un renversement de plus de sa logique. Elle passe par un réexamen de ses concepts et de ses procédures, de leur généalogie et de la façon dont ils se sont entrelacés avec la logique de l’émancipation sociale. Elle passe notamment par un regard nouveau sur l’histoire de l’image obsédante autour de laquelle s’est produit le renversement du modèle critique, l’image, totalement éculée et toujours prête à l’usage, du pauvre crétin d’individu consommateur, submergé par le flot des marchandises et des images et séduit par leurs promesses fallacieuses. Ce souci obsessionnel à l’égard de l’étalage maléfique des marchandises et des images et cette représentation de leur victime aveugle et complaisante ne sont pas nés au temps de Barthes, [[Jean Baudrillard|Baudrillard]] ou Debord.
^ec8d8f
> [!accord] Page 40
C’est dans ce contexte que la rumeur commença à s’élever : il y avait trop de stimuli déchaînés de tous côtés, trop de pensées et d’images envahissant des cerveaux non préparés à maîtriser leur abondance, trop d’images de plaisirs possibles livrées à la vue des pauvres des grandes villes, trop de connaissances neuves jetées dans le faible crâne des enfants du peuple. Cette excitation de leur énergie nerveuse était un danger sérieux. Ce qui en résultait, c’était un déchaînement d’appétits inconnus produisant, à court terme, des assauts nouveaux contre l’ordre social, à long terme, l’épuisement de la race travailleuse et solide. La déploration de l’excès des marchandises et des images consommables, ce fut d’abord un tableau de la société démocratique comme société où il y a trop d’individus capables de s’approprier mots, images et formes d’expérience vécue.
> [!approfondir] Page 40
Ce souci paternel et le diagnostic d’incapacité qu’il impliquait furent généreusement repris par ceux qui voulurent utiliser la science de la réalité sociale pour permettre aux hommes et aux femmes du peuple de prendre conscience de leur situation réelle déguisée par les images menteuses. Ils les endossèrent parce qu’ils épousaient leur propre vision du mouvement global de la production marchande comme production automatique d’illusions pour les agents qui lui étaient assujettis. De la sorte, ils endossèrent aussi cette transformation de capacités dangereuses pour l’ordre social en incapacités fatales. Les procédures de la critique sociale ont en effet pour fin de soigner les incapables, ceux qui ne savent pas voir, qui ne comprennent pas le sens de ce qu’ils voient, qui ne savent pas transformer le savoir acquis en énergie militante. Et les médecins ont besoin de ces malades à soigner. Pour soigner les incapacités, ils ont besoin de les reproduire indéfiniment. Or pour assurer cette reproduction, il suffit du tour qui, périodiquement, transforme la santé en maladie et la maladie en santé.
> > [!cite] Note
> Important
> [!accord] Page 41
Il y a quarante ans, la science critique nous faisait rire des imbéciles qui prenaient des images pour des réalités et se laissaient ainsi séduire par leurs messages cachés. Entre-temps, les « imbéciles » ont été instruits dans l’art de reconnaître la réalité derrière l’apparence et les messages cachés dans les images. Et maintenant, bien sûr, la science critique recyclée nous fait sourire de ces imbéciles qui croient encore qu’il y a des messages cachés dans les images et une réalité distincte de l’apparence. La machine peut marcher ainsi jusqu’à la fin des temps, en capitalisant sur l’impuissance de la critique qui dévoile l’impuissance des imbéciles
## Les paradoxes de l'art politique
> [!information] Page 43
Mais pourtant ces pratiques divergentes ont un point en commun : elles tiennent généralement pour acquis un certain modèle d’efficacité : l’art est censé être politique parce qu’il montre les stigmates de la domination, ou bien parce qu’il tourne en dérision les icônes régnantes, ou encore parce qu’il sort de ses lieux propres pour se transformer en pratique sociale, etc.
> [!accord] Page 43
Au terme d’un bon siècle de critique supposée de la tradition mimétique, force est de constater que cette tradition est toujours dominante jusque dans les formes qui se veulent artistiquement et politiquement subversives.
> [!accord] Page 44
La « politique de l’art » est ainsi marquée par une étrange schizophrénie. Artistes et critiques nous invitent à situer la pensée et les pratiques de l’art dans un contexte toujours nouveau. Ils nous disent volontiers que les stratégies artistiques sont à repenser entièrement dans le contexte du capitalisme tardif, de la globalisation, du travail postfordiste, de la communication informatique ou de l’image digitale. Mais ils continuent massivement à valider des modèles de l’efficacité de l’art qui ont peut-être été ébranlés un siècle ou deux avant toutes ces nouveautés.
> [!information] Page 44
Cette vocation édifiante est apparemment loin de nos manières de penser et de sentir. Et pourtant la logique causale qui la sous-tend reste très proche de nous. Selon cette logique, ce que nous voyons – sur une scène de théâtre, mais aussi dans une exposition photographique ou une installation, – ce sont les signes sensibles d’un certain état, disposés par la volonté d’un auteur. Reconnaître ces signes, c’est s’engager dans une certaine lecture de notre monde. Et cette lecture engendre un sentiment de proximité ou de distance qui nous pousse à intervenir dans la situation ainsi signifiée, de la manière qui est souhaitée par l’auteur. Appelons cela le modèle pédagogique de l’efficacité de l’art.
> [!accord] Page 45
Ce modèle continue à marquer la production et le jugement de nos contemporains. Nous ne croyons assurément plus à la correction des mœurs par le théâtre. Mais nous aimons encore à croire que la représentation en résine de telle ou telle idole publicitaire nous dressera contre l’empire médiatique du spectacle ou qu’une série photographique sur la représentation des colonisés par le colonisateur nous aidera à déjouer aujourd’hui les pièges de la représentation dominante des identités.
> [!information] Page 45
Or ce modèle s’est trouvé remis en question dès les années 1760 sous une double forme. La première est celle d’une attaque frontale. Je pense à la Lettre sur les spectacles de [[Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]] et à la dénonciation qui est en son cœur : celle de la prétendue leçon de morale du Misanthrope de Molière. Au-delà du procès fait aux intentions d’un auteur, sa critique désignait quelque chose de plus fondamental : la rupture de la ligne droite supposée par le modèle représentatif entre la performance des corps théâtraux, son sens et son effet.
> > [!cite] Note
> Important
^535eb4
> [!information] Page 46
Le problème alors ne concerne pas la validité morale ou politique du message transmis par le dispositif représentatif. Il concerne ce dispositif lui-même. Sa fissure laisse apparaître que l’efficacité de l’art ne consiste pas à transmettre des messages, donner des modèles ou des contre-modèles de comportement ou apprendre à déchiffrer les représentations. Elle consiste d’abord en dispositions des corps, en découpage d’espaces et de temps singuliers qui définissent des manières d’être ensemble ou séparés, en face de ou au milieu de, dedans ou dehors, proches ou distants. C’est ce que la polémique de [[Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]] mettait en évidence. Mais elle court-circuitait aussitôt la pensée de cette efficacité par une trop simple alternative. Car ce qu’elle oppose aux douteuses leçons de morale de la représentation, c’est simplement l’art sans représentation, l’art qui ne sépare pas la scène de la performance artistique et celle de la vie collective. Elle oppose au public des théâtres le peuple en acte, la fête civique où la cité se présente à elle-même, comme le faisaient les éphèbes spartiates célébrés par Plutarque
> [!information] Page 47
Ce paradigme désigne le lieu de la politique de l’art, mais c’est pour dérober aussitôt l’art et la politique ensemble. Il substitue à la douteuse prétention de la représentation à corriger les mœurs et les pensées un modèle archi-éthique. Archi-éthique au sens où les pensées ne sont plus objets de leçons portées par des corps ou des images représentés mais sont directement incarnées en mœurs, en modes d’être de la communauté. Ce modèle archi-éthique n’a cessé d’accompagner ce que nous nommons modernité, comme pensée d’un art devenu forme de vie. Il a eu ses grandes heures dans le premier quart du XXe siècle : l’œuvre d’art totale, le chœur du peuple en acte, la symphonie futuriste ou constructiviste du nouveau monde mécanique. Ces formes sont loin derrière nous.
> [!approfondir] Page 47
L’efficacité esthétique est l’efficacité d’une distance et d’une neutralisation. Ce point mérite un éclaircissement. La « distance » esthétique a en effet été assimilée par une certaine sociologie à la contemplation extatique de la beauté, laquelle cacherait les fondements sociaux de la production artistique et de sa réception et contrarierait ainsi la conscience critique de la réalité et les moyens d’y agir. Mais cette critique manque ce qui constitue le principe de cette distance et de son efficacité : la suspension de toute relation déterminable entre l’intention d’un artiste, une forme sensible présentée dans un lieu d’art, le regard d’un spectateur et un état de la communauté.
> [!information] Page 48
La description de Winckelmann dessinait ainsi le modèle d’une efficacité paradoxale, passant non par un supplément d’expression ou de mouvement mais au contraire par une soustraction – par une indifférence ou une passivité radicale –, non par un enracinement dans une forme de vie mais par la distance entre deux structures de la vie collective
> [!information] Page 49
Ce paradoxe définit la configuration et la « politique » de ce que j’appelle régime esthétique de l’art, en opposition au régime de la médiation représentative et à celui de l’immédiateté éthique. L’efficacité esthétique signifie en propre l’efficacité de la suspension de tout rapport direct entre la production des formes de l’art et la production d’un effet déterminé sur un public déterminé. La statue dont Winckelmann ou [[Friedrich Schiller|Schiller]] nous parlent a été la figure d’un dieu, l’élément d’un culte religieux et civique, mais elle ne l’est plus. Elle n’illustre plus aucune foi et ne signifie plus aucune grandeur sociale. Elle ne produit plus aucune correction des mœurs ni aucune mobilisation des corps. Elle ne s’adresse plus à aucun public spécifique, mais au public anonyme indéterminé des visiteurs de musées et des lecteurs de romans.
^51db92
> [!approfondir] Page 49
Elle leur est offerte, de la même manière que peut l’être une Vierge florentine, une scène de cabaret hollandaise, une coupe de fruits ou un étalage de poissons ; de la manière dont le seront plus tard les ready-made, marchandises détournées ou affiches décollées. Ces œuvres sont désormais séparées des formes de vie qui avaient donné lieu à leur production : formes plus ou moins mythiques de la vie collective du peuple grec ; formes modernes de la domination monarchique, religieuse ou aristocratique qui donnaient aux produits des beaux-arts leur destination.
> [!accord] Page 49
La double temporalité de la statue grecque, qui est de l’art désormais dans les musées parce qu’elle n’en était pas dans les cérémonies civiques d’antan, définit un double rapport de séparation et de non-séparation entre l’art et la vie. C’est parce que le musée – entendu non comme simple bâtiment mais comme forme de découpage de l’espace commun et mode spécifique de visibilité – s’est constitué autour de la statue désaffectée qu’il pourra accueillir plus tard toute autre forme d’objet désaffecté du monde profane. C’est aussi pour cela qu’il pourra se prêter, de nos jours, à accueillir des modes de circulation d’information et des formes de discussion politique qui tentent de s’opposer aux modes dominants de l’information et de la discussion sur les affaires communes
> [!information] Page 50
La politique est l’activité qui reconfigure les cadres sensibles au sein desquels se définissent des objets communs. Elle rompt l’évidence sensible de l’ordre « naturel » qui destine les individus et les groupes au commandement ou à l’obéissance, à la vie publique ou à la vie privée, en les assignant d’abord à tel type d’espace ou de temps, à telle manière d’être, de voir, et de dire. Cette logique des corps à leur place dans une distribution du commun et du privé, qui est aussi une distribution du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit, est ce que j’ai proposé d’appeler du terme de police. La politique est la pratique qui rompt cet ordre de la police qui anticipe les relations de pouvoir dans l’évidence même des données sensibles. Elle le fait par l’invention d’une instance d’énonciation collective qui redessine l’espace des choses communes.
> [!information] Page 50
Comme Platon nous l’enseigne a contrario, la politique commence quand il y a rupture dans la distribution des espaces et des compétences – et incompétences. Elle commence quand des êtres destinés à demeurer dans l’espace invisible du travail qui ne laisse pas le temps de faire autre chose prennent ce temps qu’ils n’ont pas pour s’affirmer copartageants d’un monde commun, pour y faire voir ce qui ne se voyait pas, ou entendre comme de la parole discutant sur le commun ce qui n’était entendu que comme le bruit des corps.
> [!approfondir] Page 52
Ce qui forme un corps ouvrier révolutionnaire, ce n’est pas la peinture révolutionnaire, qu’elle soit révolutionnaire au sens de David ou à celui de Delacroix. C’est bien plutôt la possibilité que ces œuvres soient vues dans l’espace neutre du musée, voire dans les reproductions des encyclopédies à bon marché, où elles sont équivalentes à celles qui racontaient hier la puissance des rois, la gloire des cités antiques ou les mystères de la foi.
> [!information] Page 53
Dans une de ces villes, un groupe d’artistes, Campement urbain, a mis en œuvre un projet esthétique qui prend à revers le discours dominant, lequel explique la « crise des banlieues » par la perte du lien social causée par l’individualisme de masse. Sous le titre « Je et Nous », il a en effet entrepris de mobiliser une partie de la population pour créer un espace apparemment paradoxal : un espace « totalement inutile, fragile et improductif », un lieu ouvert à tous et sous la protection de tous mais qui ne puisse être occupé que par une personne pour la contemplation ou la méditation solitaire.
> [!information] Page 53
Le paradoxe apparent de cette lutte collective pour une place unique est simple à résoudre : la possibilité d’être seul(e) apparaît comme la forme de relation sociale, la dimension de la vie sociale qui est précisément rendue impossible par les conditions de vie dans ces banlieues. Ce lieu vide dessine à l’inverse une communauté de personnes qui aient la possibilité d’être seules. Il signifie l’égale capacité des membres d’une collectivité à être un Je dont le jugement puisse être attribué à tout autre et créer ainsi, sur le modèle de l’universalité esthétique kantienne, une nouvelle sorte de Nous, une communauté esthétique ou dissensuelle. Le lieu vide, inutile et improductif, définit une coupure dans la distribution normale des formes de l’existence sensible et des « compétences » et « incompétences » qui y sont attachées.
> [!information] Page 54
Ce qu’on appelle politique de l’art est donc l’entrelacement de logiques hétérogènes. Il y a d’abord ce qu’on peut appeler la « politique de l’esthétique », c’est-à-dire l’effet, dans le champ politique, des formes de structuration de l’expérience sensible propres à un régime de l’art. Dans le régime esthétique de l’art, cela veut dire la constitution d’espaces neutralisés, la perte de la destination des œuvres et leur disponibilité indifférente, le chevauchement des temporalités hétérogènes, l’égalité des sujets représentés et l’anonymat de ceux auxquels les œuvres s’adressent. Toutes ces propriétés définissent le domaine de l’art comme celui d’une forme d’expérience propre, séparée des autres formes de connexion de l’expérience sensible. Elles déterminent le complément paradoxal de cette séparation esthétique, l’absence de critères immanents aux productions de l’art elles-mêmes, l’absence de séparation entre les choses qui appartiennent à l’art et celles qui n’y appartiennent pas. Le rapport de ces deux propriétés définit un certain démocratisme esthétique qui ne dépend pas des intentions des artistes et n’a pas d’effet déterminable en termes de subjectivation politique.
> [!information] Page 55
Les formes de l’expérience esthétique et les modes de la fiction créent ainsi un paysage inédit du visible, des formes nouvelles d’individualités et de connexions, des rythmes différents d’appréhension du donné, des échelles nouvelles. Ils ne le font pas à la manière spécifique de l’activité politique qui crée des nous, des formes d’énonciation collective. Mais ils forment ce tissu dissensuel où se découpent les formes de construction d’objets et les possibilités d’énonciation subjective propres à l’action des collectifs politiques. Si la politique proprement dite consiste dans la production de sujets qui donnent voix aux anonymes, la politique propre à l’art dans le régime esthétique consiste dans l’élaboration du monde sensible de l’anonyme, des modes du cela et du je, d’où émergent les mondes propres des nous politiques. Mais dans la mesure où cet effet passe par la rupture esthétique, il ne se prête à aucun calcul déterminable.
> [!information] Page 55
La « politique de l’art » est ainsi faite de l’entrelacement de trois logiques : celle des formes de l’expérience esthétique, celle du travail fictionnel et celle des stratégies métapolitiques. Cet entrelacement implique aussi un tressage singulier et contradictoire entre les trois formes d’efficacité que j’ai essayé de définir : la logique représentative qui veut produire des effets par les représentations, la logique esthétique qui produit des effets par la suspension des fins représentatives et la logique éthique qui veut que les formes de l’art et celles de la politique s’identifient directement les unes aux autres
> [!approfondir] Page 56
On ne passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde et d’une compréhension intellectuelle à une décision d’action. On passe d’un monde sensible à un autre monde sensible qui définit d’autres tolérances et intolérances, d’autres capacités et incapacités. Ce qui opère, ce sont des dissociations : la rupture d’un rapport entre le sens et le sens, entre un monde visible, un mode d’affection, un régime d’interprétation et un espace de possibilités ; c’est la rupture des repères sensibles qui permettaient d’être à sa place dans un ordre des choses.
> [!accord] Page 57
Dans ces conditions, le choc « critique » des éléments hétérogènes ne trouve plus son analogie dans le choc politique de mondes sensibles opposés. Il tend alors à tourner sur lui-même. Les intentions, les procédures et la rhétorique justificative du dispositif critique n’ont guère varié depuis des décennies. On y prétend, aujourd’hui comme hier, dénoncer le règne de la marchandise, de ses icônes idéales et de ses déchets sordides par des stratégies bien rodées : films publicitaires parodiés, mangas détournées, sons disco retraités, personnages d’écrans publicitaires statufiés en résine ou peints à la manière héroïque du réalisme soviétique, personnages de Disneyland transformés en pervers polymorphes, montages de photographies vernaculaires d’intérieurs semblables à des publicités de magazines, de loisirs tristes et de déchets de la civilisation consumériste ; installations gigantesques de tuyaux et machines représentant l’intestin de la machine sociale absorbant toute chose et la transformant en excrément, etc., etc.
> [!approfondir] Page 58
Ces dispositifs continuent à occuper nos galeries et musées, accompagnés d’une rhétorique qui prétend nous faire ainsi découvrir le pouvoir de la marchandise, le règne du spectacle ou la pornographie du pouvoir. Mais, comme nul dans notre monde n’est assez distrait pour avoir besoin qu’on les lui fasse remarquer, le mécanisme tourne sur lui-même et joue de l’indécidabilité même de son dispositif. Cette indécidabilité s’est trouvée allégorisée sous forme monumentale dans l’œuvre de Charles Ray dénommée Révolution. Contre-révolution
> [!information] Page 58
L’œuvre a toutes les apparences d’un manège de foire. Mais l’artiste a modifié le mécanisme du manège. Il a déconnecté du mécanisme rotatif d’ensemble celui des chevaux qui vont en arrière très lentement pendant que le manège avance. Ce double mouvement donne son sens littéral au titre. Mais ce titre donne aussi la signification allégorique de l’œuvre et de son statut politique : une subversion de la machine de l’entertainment qui est indiscernable du fonctionnement de cette machine elle-même. Le dispositif se nourrit alors de l’équivalence entre la parodie comme critique et la parodie de la critique. Il joue sur l’indécidabilité du rapport entre les deux effets.
> [!information] Page 58
Les dispositifs de l’art s’y présentent directement comme des propositions de rapports sociaux. Telle est la thèse popularisée par Nicolas Bourriaud sous le nom d’esthétique relationnelle : le travail de l’art, dans ses formes nouvelles, a dépassé l’ancienne production d’objets à voir. Il produit désormais directement des « rapports au monde », donc des formes actives de communauté. Cette production peut aujourd’hui englober « les meetings, les rendez-vous, les manifestations, les différents types de collaborations entre personnes, les jeux, les fêtes, les lieux de convivialité, bref, l’ensemble des modes de la rencontre et de l’invention de relations14 ».
> [!information] Page 59
Cet aller et retour entre la sortie de l’art vers le réel des relations sociales et l’exhibition qui en assure seule l’efficacité symbolique était bien mis en lumière par l’œuvre d’un artiste cubain, René Francisco, présentée il y a quatre ans à la Biennale de Sao Paulo. Cet artiste avait utilisé l’argent d’une fondation artistique pour une enquête sur les conditions de vie dans un quartier déshérité et avait décidé, avec d’autres amis artistes, de procéder à la réfection de la maison d’une vieille femme de ce quartier. L’œuvre nous donnait donc à voir un écran de tulle sur laquelle était imprimée l’image de profil de la vieille femme tournée vers un moniteur sur lequel une vidéo nous montrait les artistes travaillant comme maçons, peintres ou plombiers. Que cette intervention ait eu lieu dans l’un des derniers pays du monde à se réclamer du communisme produisait évidemment un clash entre deux temps et deux idées de la réalisation de l’art. Il en faisait un succédané de la grande volonté exprimée par Malevitch au temps de la révolution soviétique : ne plus faire de tableaux mais construire directement les formes de la vie nouvelle. Cette construction se trouve aujourd’hui ramenée au rapport ambigu entre une politique de l’art prouvée par son aide à une population en difficulté et une politique de l’art simplement prouvée par sa sortie des lieux de l’art, par son intervention dans le réel.
> [!information] Page 60
Et dans cet espace, le regard porté sur le compte rendu visuel de ces sorties ne se distingue pas de celui qui se porte sur ces grandes mosaïques ou tapisseries par lesquelles nombre d’artistes aujourd’hui nous représentent la multitude des anonymes ou de leurs cadres de vie. Telle cette tapisserie de mille six cents photographies d’identité cousues ensemble par l’artiste chinois Bai Yiluo en un ensemble qui veut évoquer – je le cite – « les liens délicats qui unissent les familles et les communautés ». Le court-circuit de l’art créant directement des formes de relations au lieu de formes plastiques est finalement celui de l’œuvre qui se présente comme la réalisation anticipée de son effet.
> [!approfondir] Page 61
Selon le commissaire de l’exposition, cette action artistique renversait à la fois la logique marchande d’accroissement de la valeur et le principe du show télévisé. Mais l’évidence de ce retournement aurait été nettement moins perceptible s’il y avait eu un seul poste de télévision au lieu de neuf, et des photographies de taille ordinaire de ses actions et des commentaires de presse. La réalité de l’effet se trouvait encore une fois anticipée dans la monumentalisation de l’image. C’est là une tendance de bien des œuvres et des expositions aujourd’hui, qui ramène une certaine forme d’activisme artistique à la vieille logique représentative : l’importance de la place occupée dans l’espace muséal sert à prouver la réalité d’un effet de subversion dans l’ordre social, comme la monumentalité des tableaux d’histoire prouvait jadis la grandeur des princes dont ils ornaient les palais. On cumule ainsi les effets de l’occupation sculpturale de l’espace, de la performance vivante et de la démonstration rhétorique. En remplissant les salles des musées de reproductions des objets et images du monde quotidien ou de comptes rendus monumentalisés de ses propres performances, l’art activiste imite et anticipe son propre effet, au risque de devenir la parodie de l’efficacité qu’il revendique.
> [!information] Page 62
Je pense ici aux performances des Yes Men, s’insérant sous de fausses identités dans les places fortes de la domination : congrès d’hommes d’affaires où l’un d’entre eux mystifia l’assistance en présentant un invraisemblable équipement de surveillance, comités de campagne pour George Bush ou émissions de télévision. Leur performance la plus spectaculaire se rapporte à la catastrophe de Bhopal en Inde. L’un d’entre eux réussit à se faire passer auprès de la BBC pour un responsable de la compagnie Dow Chemical qui avait racheté entre-temps la société responsable, Union Carbide. À ce titre, il annonça, à une heure de grande écoute, que la compagnie reconnaissait sa responsabilité et s’engageait à indemniser les victimes. Deux heures après, bien sûr, la compagnie réagissait et déclarait qu’elle n’avait de responsabilité qu’envers ses actionnaires
> [!information] Page 62
En faisant le bilan de leur infiltration des comités de campagne pour l’élection de George Bush en 2004, les Yes Men parlaient d’un succès total qui avait été en même temps un échec total : un succès total, puisqu’ils avaient mystifié leurs adversaires en épousant leurs raisons et leurs manières. Un échec total puisque leur action était demeurée parfaitement indiscernable15. Elle n’était discernable, de fait, qu’en dehors de la situation où elle s’inscrivait, exposée ailleurs comme performance d’artistes
> [!approfondir] Page 62
Cette question est élidée quand on croise les critères de jugement en identifiant directement les performances individuelles des virtuoses de l’infiltration à une nouvelle forme politique d’agir collectif. Ce qui soutient cette identification, c’est la vision d’un nouvel âge du capitalisme où la production matérielle et immatérielle, le savoir, la communication et la performance artistique fusionneraient en un seul et même processus de réalisation du pouvoir de l’intelligence collective. Mais, de même qu’il y a bien des formes de réalisation de l’intelligence collective, il y a bien des formes et des scènes de performance.
> [!accord] Page 63
La vision du nouvel artiste immédiatement politique prétend opposer le réel de l’action politique aux simulacres de l’art enfermé dans la clôture des musées. Mais en révoquant la distance esthétique inhérente à la politique de l’art, elle a peut-être un effet inverse. En effaçant l’écart entre politique de l’esthétique et esthétique de la politique, elle efface aussi la singularité des opérations par lesquelles la politique crée une scène de subjectivation propre. Et elle majore paradoxalement la vision traditionnelle de l’artiste comme virtuose et stratège, en identifiant à nouveau l’effectivité de l’art avec l’exécution des intentions des artistes
> [!approfondir] Page 63
La politique de l’art ne peut donc régler ses paradoxes sous la forme d’une intervention hors de ses lieux, dans le « monde réel ». Il n’y a pas de monde réel qui serait le dehors de l’art. Il y a des plis et des replis du tissu sensible commun où se joignent et se disjoignent la politique de l’esthétique et l’esthétique de la politique. Il n’y a pas de réel en soi, mais des configurations de ce qui est donné comme notre réel, comme l’objet de nos perceptions, de nos pensées et de nos interventions. Le réel est toujours l’objet d’une fiction, c’est-à-dire d’une construction de l’espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable. C’est la fiction dominante, la fiction consensuelle, qui dénie son caractère de fiction en se faisant passer pour le réel lui-même et en traçant une ligne de partage simple entre le domaine de ce réel et celui des représentations et des apparences, des opinions et des utopies. La fiction artistique comme l’action politique creusent ce réel, elles le fracturent et le multiplient sur un mode polémique. Le travail de la politique qui invente des sujets nouveaux et introduit des objets nouveaux et une autre perception des données communes est aussi un travail fictionnel. Aussi le rapport de l’art à la politique n’est-il pas un passage de la fiction au réel mais un rapport entre deux manières de produire des fictions. Les pratiques de l’art ne sont pas des instruments qui fournissent des formes de conscience ou des énergies mobilisatrices au profit d’une politique qui leur serait extérieure. Mais elles ne sortent pas non plus d’elles-mêmes pour devenir des formes d’action politique collective. Elles contribuent à dessiner un paysage nouveau du visible, du dicible et du faisable. Elles forgent contre le consensus d’autres formes de « sens commun », des formes d’un sens commun polémique.
> [!information] Page 64
Il y a place pour la multiplicité des formes d’un art critique, entendu autrement. En son sens originel, « critique » veut dire : qui concerne la séparation, la discrimination. Critique est l’art qui déplace les lignes de séparation, qui met de la séparation dans le tissu consensuel du réel, et, pour cela même, brouille les lignes de séparation qui configurent le champ consensuel du donné, telle la ligne séparant le documentaire de la fiction : distinction en genres qui sépare volontiers deux types d’humanité : celle qui pâtit et celle qui agit, celle qui est objet et celle qui est sujet.
> [!accord] Page 64
La fiction est pour les Israéliens et le documentaire pour les Palestiniens, disait ironiquement Godard. C’est cette ligne que brouillent nombre d’artistes palestiniens ou libanais – mais aussi israéliens – qui empruntent, pour traiter l’actualité de l’occupation et de la guerre, des formes fictionnelles à divers genres, populaires ou sophistiqués, ou créent de fausses archives. On peut appeler critiques des fictions qui remettent ainsi en cause les lignes de séparation entre régimes d’expression, aussi bien que les performances qui « inversent le cycle de dégradation produit par la victimisation »16 en manifestant les capacités de parler et de jouer qui appartiennent à ceux et celles qu’une société rejette dans ses marges « passives ».
> [!information] Page 67
Pedro Costa met ainsi en œuvre une politique de l’esthétique, également éloignée de la vision sociologique pour laquelle la « politique » de l’art signifie l’explication d’une situation – fictionnelle ou réelle – par les conditions sociales, et de la vision éthique qui veut remplacer l’« impuissance » du regard et de la parole par l’action directe. C’est à l’inverse la puissance du regard et de la parole, la puissance du suspens qu’ils instaurent, qui est au centre de son travail. Car la question politique est d’abord celle de la capacité des corps quelconques à s’emparer de leur destin.
> [!accord] Page 68
Le film qui remet en question la séparation esthétique au nom de l’art du peuple reste un film, un exercice du regard et de l’écoute. Il reste un travail de spectateur, adressé sur la surface plane d’un écran, à d’autres spectateurs, dont le système de distribution existant se chargera par ailleurs de restreindre strictement le nombre et la diversité, en renvoyant l’histoire de Vanda et de Ventura dans la catégorie des « films de festival » ou des œuvres de musée. Un film politique aujourd’hui, cela veut peut-être aussi dire un film qui se fait à la place d’un autre, un film qui montre sa distance avec le mode de circulation des paroles, des sons, des images, des gestes et des affects au sein duquel il pense l’effet de ses formes.
## L'image intolérable
> [!accord] Page 70
Qu’est-ce qui rend une image intolérable ? La question semble d’abord demander seulement quels traits nous rendent incapables de regarder une image sans éprouver douleur ou indignation. Mais une seconde question apparaît aussitôt enveloppée dans la première : est-il tolérable de faire et de proposer à la vue des autres de telles images ?
> [!information] Page 70
Pensons à l’une des dernières provocations du photographe Oliviero Toscani : l’affiche montrant une jeune femme anorexique nue et décharnée, placardée dans toute l’Italie lors de la semaine de la Mode à Milan en 2007. Les uns y ont salué une dénonciation courageuse, montrant la réalité de souffrance et de torture cachée derrière les apparences de l’élégance et du luxe. D’autres ont dénoncé dans cette exhibition de la vérité du spectacle une forme encore plus intolérable de son règne puisque, sous le masque de l’indignation, elle offrait au regard des voyeurs non seulement la belle apparence mais aussi la réalité abjecte.
> [!accord] Page 70
Ce déplacement de l’intolérable dans l’image à l’intolérable de l’image s’est trouvé au cœur des tensions affectant l’art politique. On sait le rôle qu’ont pu jouer, au temps de la guerre du Vietnam, certaines photographies, comme celle de la petite fille nue hurlant sur la route au-devant des soldats
> [!accord] Page 70
J’ai commenté plus haut la série Bringing the War Home de Martha Rosler, et notamment ce collage qui nous montrait, au milieu d’un appartement clair et spacieux, un Vietnamien tenant sur ses bras un enfant mort. L’enfant mort était l’intolérable réalité cachée par la confortable vie américaine, l’intolérable réalité qu’elle s’efforçait de ne pas voir et que le montage de l’art politique lui renvoyait à la figure. J’ai marqué comment ce choc de la réalité et de l’apparence se trouve annulé dans des pratiques contemporaines du collage qui font de la protestation politique une manifestation de la mode jeune au même titre que les marchandises de luxe et les images publicitaires
> [!accord] Page 71
L’image de l’enfant mort était censée déchirer l’image du bonheur factice de la vie américaine ; elle était censée ouvrir les yeux de ceux qui jouissaient de ce bonheur sur l’intolérable de cette réalité et de leur propre complicité, afin de les engager dans la lutte. Mais la production de cet effet demeurait indécidable. La vision de l’enfant mort dans le bel appartement aux murs clairs et aux vastes proportions est certes difficile à supporter. Mais il n’y a pas de raison particulière pour qu’elle rende ceux qui la voient conscients de la réalité de l’impérialisme et désireux de s’y opposer. La réaction ordinaire à de telles images est de fermer les yeux ou de détourner son regard.
> [!accord] Page 71
Pour que l’image produise son effet politique, le spectateur doit être déjà convaincu que ce qu’elle montre est l’impérialisme américain et non la folie des hommes en général. Il doit aussi être convaincu qu’il est lui-même coupable de partager la prospérité basée sur l’exploitation impérialiste du monde. Et il doit encore se sentir coupable d’être là à ne rien faire, à regarder ces images de douleur et de mort au lieu de lutter contre les puissances qui en sont responsables. En bref, il doit se sentir déjà coupable de regarder l’image qui doit provoquer le sentiment de sa culpabilité.
> > [!cite] Note
> Précis
> [!accord] Page 71
Telle est la dialectique inhérente au montage politique des images. L’une d’entre elles doit jouer le rôle de la réalité qui dénonce le mirage de l’autre. Mais elle dénonce du même coup le mirage comme la réalité de notre vie où elle se trouve elle-même incluse. Le simple fait de regarder les images qui dénoncent la réalité d’un système apparaît déjà comme une complicité dans ce système
> [!information] Page 72
À l’époque où Martha Rosler construisait sa série, Guy Debord tournait le film tiré de son livre La Société du spectacle. Le spectacle, disait-il, est l’inversion de la vie. Cette réalité du spectacle comme inversion de la vie, son film la montrait incarnée également dans toute image : celle des gouvernants – capitalistes ou communistes – comme celle des vedettes de cinéma, mannequins de mode, modèles publicitaires, starlettes sur les plages cannoises ou consommateurs ordinaires de marchandises et d’images. Toutes ces images étaient équivalentes, elles disaient pareillement la même réalité intolérable : celle de notre vie séparée de nous-mêmes, transformée par la machine spectaculaire en images mortes, en face de nous, contre nous
> [!information] Page 72
Or Guy Debord n’installait pas le noir sur l’écran17. Au contraire il faisait de l’écran le théâtre d’un jeu stratégique singulier entre trois termes : l’image, l’action et la parole. Cette singularité apparaît bien dans les extraits de westerns ou de films de guerre hollywoodiens insérés dans La Société du spectacle. Quand nous y voyons parader John Wayne ou Errol Flynn, deux icônes d’Hollywood et deux champions de l’extrême droite américaine, quand l’un rappelle ses exploits sur le Shenandoah ou que l’autre charge, l’épée nue, dans le rôle du général Custer, nous sommes d’abord tentés de voir là une dénonciation parodique de l’impérialisme américain et de sa glorification par le cinéma hollywoodien.
> [!approfondir] Page 72
C’est en ce sens que beaucoup comprennent le « détournement » prôné par Guy Debord. Or c’est là un contresens. C’est très sérieusement qu’il introduit la charge d’Errol Flynn, empruntée à La Charge fantastique de Raoul Walsh, pour illustrer une thèse sur le rôle historique du prolétariat. Il ne demande pas que nous nous moquions de ces fiers yankees chargeant sabre au clair et que nous prenions conscience de la complicité de Raoul Walsh ou de John Ford avec la domination impérialiste. Il demande que nous prenions à notre compte l’héroïsme du combat, que nous transformions cette charge cinématographique, jouée par des acteurs, en assaut réel contre l’empire du spectacle.
> [!approfondir] Page 73
Or la démonstration de sa culpabilité importe peut-être plus à l’accusateur que sa conversion à l’action. C’est ici que la voix qui formule l’illusion et la culpabilité prend toute son importance. Elle dénonce l’inversion de la vie qui consiste à être un consommateur passif de marchandises qui sont des images et d’images qui sont des marchandises. Elle nous dit que la seule réponse à ce mal est l’activité. Mais elle nous dit aussi que nous, qui regardons les images qu’elle commente, nous n’agirons jamais, nous resterons éternellement spectateurs d’une vie passée dans l’image. L’inversion de l’inversion reste ainsi le savoir réservé de ceux qui savent pourquoi nous resterons toujours à ne pas savoir, à ne pas agir. La vertu de l’activité, opposée au mal de l’image, est alors absorbée par l’autorité de la voix souveraine qui stigmatise la vie fausse dans laquelle elle nous sait condamnés à nous complaire
> [!information] Page 74
Cet essai provoquait dans Les Temps modernes deux réponses très violentes. La première, signée par Élisabeth Pagnoux, utilisait l’argument classique : ces images étaient intolérables parce qu’elles étaient trop réelles. En projetant dans notre présent l’horreur d’Auschwitz, elles capturaient notre regard et interdisaient toute distance critique. Mais la seconde, signée par Gérard Wajcman, renversait l’argument : ces images, et le commentaire qui les accompagnait, étaient intolérables parce qu’ils mentaient : les quatre photos ne représentaient pas la réalité de la Shoah pour trois raisons : d’abord, parce qu’elles ne montraient pas l’extermination des Juifs dans la chambre à gaz ; ensuite parce que le réel n’est jamais entièrement soluble dans le visible ; enfin parce qu’il y a au cœur de l’événement de la Shoah un irreprésentable, quelque chose qui ne peut structurellement se figer dans une image.
> [!approfondir] Page 75
Les quatre images et le commentaire sont condamnés parce ceux qui les ont prises – au péril de leur vie – et celui qui les commente y ont vu des témoignages de la réalité d’une extermination dont ses auteurs ont tout fait pour effacer les traces. Il leur est reproché d’avoir cru que la réalité du processus avait besoin d’être prouvée et que l’image visible apportait une preuve. Or, rétorque le philosophe, « La Shoah a eu lieu. Je le sais et chacun le sait. C’est un savoir. Chaque sujet y est appelé. Nul ne peut dire : “je ne sais pas”. Ce savoir se fonde sur le témoignage, qui forme un nouveau savoir \[…\] Il ne réclame aucune preuve20. » Mais qu’est-ce au juste que ce « nouveau savoir » ? Qu’est-ce qui distingue la vertu du témoignage de l’indignité de la preuve ?
> [!accord] Page 75
Celui qui témoigne par un récit de ce qu’il a vu dans un camp de la mort fait œuvre de représentation, tout comme celui qui a cherché à en enregistrer une trace visible. Sa parole, non plus, ne dit pas l’événement dans son unicité, elle n’est pas son horreur directement manifestée. On dira que c’est là son mérite : de ne pas tout dire, de montrer que tout ne peut pas être dit. Mais cela ne fonde la différence radicale avec l’« image » que si l’on prête arbitrairement à celle-ci la prétention de tout montrer. La vertu conférée à la parole du témoin est alors toute négative : elle ne tient pas à ce qu’elle dit mais à son insuffisance même, opposée à la suffisance prêtée à l’image, à la tromperie de cette suffisance. Mais celle-ci est pure affaire de définition.
> [!information] Page 76
Si l’on s’en tient à la simple définition de l’image comme double, on en tire assurément la simple conséquence que ce double s’oppose à l’unicité du Réel et ne peut ainsi qu’effacer l’horreur unique de l’extermination. L’image rassure, nous dit Wajcman. La preuve en est que nous regardons ces photographies alors que nous ne supporterions pas la réalité même qu’elles reproduisent. Le seul défaut de cet argument d’autorité, c’est que ceux qui ont vu cette réalité et d’abord ceux qui ont pris les images ont bien dû les supporter. Mais c’est justement ce que le philosophe reproche au photographe de fortune : d’avoir voulu témoigner. Le vrai témoin est celui qui ne veut pas témoigner. C’est la raison du privilège accordé à sa parole. Mais ce privilège n’est pas le sien. Il est celui de la parole qui le force à parler malgré lui.
> [!approfondir] Page 77
Mais ici encore, l’opposition n’est posée qu’au prix d’être aussitôt révoquée. La force du silence qui traduit l’irreprésentable de l’événement n’existe que par sa représentation. La puissance de la voix opposée aux images doit s’exprimer en images. Le refus de parler et l’obéissance à la voix qui commande doivent donc être rendus visibles. Quand le barbier arrête son récit, quand il ne peut plus parler et que la voix off lui demande de continuer, ce qui entre en jeu, ce qui sert de témoignage, c’est l’émotion sur sa figure, ce sont les larmes qu’il retient et celles qu’il doit essuyer. Wajcman commente ainsi le travail du cinéaste : « \[…\] pour faire surgir des chambres à gaz, il filme des gens et des paroles, des témoins dans l’acte actuel de se souvenir, et sur le visage desquels les souvenirs passent comme sur un écran de cinéma, dans les yeux desquels se discerne l’horreur qu’ils ont vue21 \[…\] ». L’argument de l’irreprésentable joue dès lors un double jeu. D’un côté il oppose la voix du témoin au mensonge de l’image.
> [!approfondir] Page 77
Mais quand la voix cesse, c’est l’image du visage souffrant qui devient l’évidence visible de ce que les yeux du témoin ont vu, l’image visible de l’horreur de l’extermination. Et le commentateur qui déclarait impossible de distinguer sur la photographie d’Auschwitz les femmes envoyées à la mort d’un groupe de naturistes en promenade semble n’avoir aucune difficulté à distinguer les pleurs qui reflètent l’horreur des chambres à gaz de ceux qui expriment en général un souvenir douloureux pour un cœur sensible. La différence, de fait, n’est pas dans le contenu de l’image : elle est simplement dans le fait que la première est un témoignage volontaire alors que la seconde est un témoignage involontaire. La vertu du (bon) témoin est d’être celui qui obéit simplement à la double frappe du Réel qui horrifie et de la parole de l’Autre qui oblige.
> [!accord] Page 78
La rhétorique et la poétique classiques nous l’ont appris : il y a des images dans le langage aussi. Ce sont toutes ces figures qui substituent une expression à une autre pour nous faire éprouver la texture sensible d’un événement mieux que ne le feraient les mots « propres ». Il y a, de même, des figures de rhétorique et de poétique dans le visible. Les larmes en suspens dans les yeux du coiffeur sont la marque de son émotion.
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L’artiste chilien Alfredo Jaar a ainsi consacré plusieurs œuvres au génocide rwandais de 1994. Aucune de ses œuvres ne montre un seul document visuel attestant la réalité des massacres. Ainsi l’installation intitulée Real Pictures est faite de boîtes noires. Chacune d’entre elles contient une image d’un Tutsi massacré, mais la boîte est close, l’image invisible. Seul est visible le texte qui décrit le contenu caché de la boîte. À première vue, donc, ces installations opposent, elles aussi, le témoignage des mots à la preuve par les images. Mais cette similitude cache une différence essentielle : les mots sont ici détachés de toute voix, ils sont pris eux-mêmes comme éléments visuels. Il est donc clair qu’il ne s’agit pas de les opposer à la forme visible de l’image. Il s’agit de construire une image, c’est-à-dire une certaine connexion du verbal et du visuel. Le pouvoir de cette image est alors de déranger le régime ordinaire de cette connexion, tel que le met en œuvre le système officiel de l’information
> [!approfondir] Page 80
Il faut pour l’entendre remettre en question l’opinion reçue selon laquelle ce système nous submerge sous un flot d’images en général – et d’images d’horreur en particulier – et nous rend ainsi insensibles à la réalité banalisée de ces horreurs. Cette opinion est largement acceptée parce qu’elle confirme la thèse traditionnelle qui veut que le mal des images soit leur nombre même, leur profusion envahissant sans recours le regard fasciné et le cerveau amolli de la multitude des consommateurs démocratiques de marchandises et d’images. Cette vision se veut critique, mais elle est parfaitement en accord avec le fonctionnement du système.
> [!accord] Page 80
Car les médias dominants ne nous noient aucunement sous le torrent des images témoignant des massacres, déplacements massifs de populations et autres horreurs qui font le présent de notre planète. Bien au contraire, ils en réduisent le nombre, ils prennent bien soin de les sélectionner et de les ordonner. Ils en éliminent tout ce qui pourrait excéder la simple illustration redondante de leur signification. Ce que nous voyons surtout sur les écrans de l’information télévisée, c’est la face des gouvernants, experts et journalistes qui commentent les images, qui disent ce qu’elles montrent et ce que nous devons en penser. Si l’horreur est banalisée, ce n’est pas parce que nous en voyons trop d’images. Nous ne voyons pas trop de corps souffrants sur l’écran. Mais nous voyons trop de corps sans nom, trop de corps incapables de nous renvoyer le regard que nous leur adressons, de corps qui sont objet de parole sans avoir eux-mêmes la parole. Le système de l’Information ne fonctionne pas par l’excès des images, il fonctionne en sélectionnant les êtres parlants et raisonnants, capables de « décrypter » le flot de l’information qui concerne les multitudes anonymes. La politique propre à ces images consiste à nous enseigner que n’importe qui n’est pas capable de voir et de parler. C’est cette leçon que confirment très platement ceux qui prétendent critiquer le déferlement télévisuel des images.
> [!accord] Page 80
La fausse querelle des images recouvre donc une affaire de compte. C’est là que prend son sens la politique des boîtes noires. Ces boîtes fermées mais couvertes de mots donnent un nom et une histoire personnelle à ceux et celles dont le massacre a été toléré non par excès ou manque d’images mais parce qu’il concernait des êtres sans nom, sans histoire individuelle. Les mots prennent la place des photographies parce que celles-ci seraient encore des photographies de victimes anonymes de violences de masse, encore en accord avec ce qui banalise massacres et victimes. Le problème n’est pas d’opposer les mots aux images visibles. Il est de bouleverser la logique dominante qui fait du visuel le lot des multitudes et du verbal le privilège de quelques-uns. Les mots ne sont pas à la place des images. Ils sont des images, c’est-à-dire des formes de redistribution des éléments de la représentation. Ils sont des figures qui substituent une image à une autre, des mots à des formes visuelles ou des formes visuelles à des mots. Ces figures redistribuent en même temps les rapports entre l’unique et le multiple, le petit nombre et le grand nombre. C’est en cela qu’elles sont politiques, si la politique consiste d’abord à changer les places et le compte des corps.
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La figure politique par excellence est, en ce sens, la métonymie qui montre l’effet pour la cause ou la partie pour le tout. Et c’est bien une politique de la métonymie que met en œuvre une autre installation consacrée par Alfredo Jaar au massacre rwandais, The Eyes of Gutete Emerita. Celle-ci est organisée autour d’une photographie unique montrant les yeux d’une femme qui a vu le massacre de sa famille : l’effet pour la cause, donc, mais aussi deux yeux pour un million de corps massacrés.
> [!information] Page 81
La métonymie qui met le regard de cette femme à la place du spectacle d’horreur bouleverse aussi le compte de l’individuel et du multiple. C’est pourquoi, avant de voir les yeux de Gutete Emerita dans un caisson lumineux, le spectateur devait d’abord lire un texte qui partageait le même cadre et racontait l’histoire de ces yeux, l’histoire de cette femme et de sa famille.
> [!accord] Page 81
La question de l’intolérable doit alors être déplacée. Le problème n’est pas de savoir s’il faut ou non montrer les horreurs subies par les victimes de telle ou telle violence. Il porte sur la construction de la victime comme élément d’une certaine distribution du visible. Une image ne va jamais seule. Elle appartient à un dispositif de visibilité qui règle le statut des corps représentés et le type d’attention qu’ils méritent. La question est de savoir le type d’attention que provoque tel ou tel dispositif
> [!information] Page 82
Une autre installation d’Alfredo Jaar peut illustrer ce point, celle qu’il a inventée pour reconstruire l’espace-temps de visibilité d’une seule image, une photographie prise au Soudan par le photographe sud-africain Kevin Carter. La photo montre une petite fille affamée rampant sur le sol au bord de l’épuisement, tandis qu’un vautour se tient derrière elle, attendant sa proie. Le destin de l’image et du photographe illustrent l’ambiguïté du régime dominant de l’information. La photo valut le prix Pulitzer à celui qui était allé dans le désert soudanais et en avait rapporté une image aussi saisissante, aussi propre à briser le mur d’indifférence qui sépare le spectateur occidental de ces famines lointaines. Elle lui valut aussi une campagne d’indignation : n’était-ce pas le fait d’un vautour humain que d’avoir ainsi, au lieu de porter secours à l’enfant, attendu le moment de faire la photographie la plus spectaculaire ? Incapable de supporter cette campagne, Kevin Carter se donna la mort
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Contre la duplicité du système qui sollicite et repousse en même temps de telles images, Alfredo Jaar a construit un autre dispositif de visibilité dans son installation The Sound of Silence. Il a mis les mots et le silence de la partie pour inscrire l’intolérable de l’image de la petite fille dans une histoire plus large d’intolérance. Si Kevin Carter s’était arrêté ce jour-là, le regard saisi par l’intensité esthétique d’un spectacle monstrueux, c’est qu’il avait été auparavant non pas simplement un spectateur mais un acteur engagé dans la lutte contre l’apartheid dans son pays. Il convenait donc de faire ressentir la temporalité dans laquelle ce moment d’exception s’inscrivait. Mais pour la ressentir, le spectateur devait pénétrer lui-même dans un espace-temps spécifique, une cabine fermée où il ne pouvait entrer qu’au début et sortir qu’à la fin d’une projection de huit minutes
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C’est une autre stratégie qui est mise en acte par un film consacré, lui, au génocide cambodgien, S21, La Machine de mort khmère rouge. Son auteur, Rithy Panh, partage au moins deux choix essentiels avec Claude Lanzmann. Il a, lui aussi, choisi de représenter la machine plutôt que ses victimes et de faire un film au présent. Mais il a dissocié ces choix de toute querelle sur la parole et l’image. Et il n’a pas opposé les témoins aux archives. C’eût été là manquer à coup sûr la spécificité d’une machine de mort dont le fonctionnement passait par un appareil discursif et un dispositif d’archivage bien programmés. Il fallait donc traiter ces archives comme une partie du dispositif mais aussi faire voir la réalité physique de la machine à mettre le discours en actes et à faire parler les corps. Rithy Panh a donc réuni sur le lieu même deux sortes de témoins : quelques-uns des très rares survivants du camp S21 et quelques anciens gardiens. Et il les a fait réagir à diverses sortes d’archives : rapports quotidiens, procès-verbaux des interrogatoires, photographies de détenus morts et torturés, peintures faites de mémoire par un des anciens détenus qui demande aux anciens geôliers d’en vérifier l’exactitude.
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Cette résistance à l‘anticipation, on peut la voir illustré par une photographie prise par une artiste française, Sophie Ristelhueber. Un éboulis de pierres s‘y intègre harmonieusement à un paysage idyllique de collines couvertes d‘oliviers, un paysage semblable à ceux que photographiait Victor Bérard il y a cent ans pour montrer la permanence de la Méditerranée des voyages d‘Ulysse. Mais ce petit éboulis de pierres dans un paysage pastoral prend sens dans l‘ensemble auquel il appartient : comme toutes les photographies de la série WB (West Bank), il représente un barrage israélien sur une route palestinienne
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Ce sont là en effet des affects qui brouillent les fausses évidences des schémas stratégiques ; ce sont des dispositions du corps et de l’esprit où l’œil ne sait pas par avance ce qu’il voit ni la pensée ce qu’elle doit en faire. Leur tension pointe ainsi vers une autre politique du sensible, une politique fondée sur la variation de la distance, la résistance du visible et l’indécidabilité de l’effet. Les images changent notre regard et le paysage du possible si elles ne sont pas anticipées par leur sens et n’anticipent pas leurs effets. Telle pourrait être la conclusion suspensive de cette brève enquête sur l’intolérable dans les images
## L'image pensive
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L’expression « image pensive » ne va pas de soi. Ce sont les individus que l’on qualifie à l’occasion de pensifs. Cet adjectif désigne un état singulier : celui qui est pensif est « plein de pensées », mais cela ne va pas dire qu’il les pense. Dans la pensivité, l’acte de la pensée semble mordu par une certaine passivité
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La chose se complique si l’on dit d’une image qu’elle est pensive. Une image n’est pas censée penser. Elle est censée être seulement objet de pensée. Une image pensive, c’est alors une image qui recèle de la pensée non pensée, une pensée qui n’est pas assignable à l’intention de celui qui la produit et qui fait effet sur celui qui la voit sans qu’il la lie à un objet déterminé. La pensivité désignerait ainsi un état indéterminé entre l’actif et le passif. Cette indétermination remet en cause l’écart que j’ai essayé de marquer ailleurs entre deux idées de l’image : la notion commune de l’image comme double d’une chose et l’image conçue comme opération d’un art. Parler d’image pensive, c’est marquer, à l’inverse, l’existence d’une zone d’indétermination entre ces deux types d’images
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Dans les années 1850, des esthètes comme Baudelaire y voyaient une menace mortelle : la reproduction mécanique et vulgaire menaçait de supplanter la puissance de l’imagination créatrice et de l’invention artistique. Dans les années 1930, [[Walter Benjamin|Benjamin]] retournait le jeu. Il faisait des arts de la reproduction mécanique – la photographie et le cinéma – le principe d’un bouleversement du paradigme même de l’art. L’image mécanique était pour lui l’image qui rompait avec le culte, religieux et artistique, de l’unique. C’était l’image qui existait seulement par les rapports qu’elle entretenait soit avec d’autres images soit avec des textes.
^ac605d
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Ainsi s’opposaient deux grandes manières de penser le rapport entre art, photographie et réalité. Or ce rapport s’est négocié d’une manière qui ne répond à aucune de ces deux visions. D’un côté, nos musées et expositions tendent de plus en plus à réfuter ensemble Baudelaire et [[Walter Benjamin|Benjamin]] en donnant la place de la peinture à une photographie qui prend le format du tableau et mime son mode de présence.
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Cette vision a reçu sa formulation exemplaire chez Roland Barthes. Dans La Chambre claire, il oppose la force de pensivité du punctum à l’aspect informatif représenté par le studium. Mais il lui faut pour cela ramener l’acte photographique et le regard sur la photo à un processus unique. Il fait ainsi de la photographie un transport : le transport vers le sujet regardant de la qualité sensible unique de la chose ou de l’être photographié
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Ce court-circuit est encore plus sensible dans un autre exemple de Barthes, la photographie d’un jeune homme menotté. Ici encore la répartition du studium et du punctum est déconcertante. Barthes nous dit ceci : « La photo est belle, le garçon aussi : ça c’est le studium. Mais le punctum, c’est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été25. » Or rien sur la photo ne dit que le jeune homme va mourir. Pour être affecté de sa mort, il faut savoir que cette photo représente Lewis Payne, condamné à mort en 1865 pour tentative d’assassinat du secrétaire d’État américain. Et il faut aussi savoir que c’est la première fois qu’un photographe, Alexander Gardner, était admis à photographier une exécution capitale. Pour faire coïncider l’effet de la photo avec l’affect de la mort, Barthes a dû opérer un court-circuit entre le savoir historique du sujet représenté et la texture matérielle de la photographie
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Barthes ramène ainsi la photo à l’imago latine, cette effigie qui assurait la présence du mort, la présence de l’ancêtre parmi les vivants. Il ranime ainsi une très vieille polémique sur l’image. Au Ier siècle de notre ère à Rome, Pline l’Ancien s’emportait contre ces collectionneurs qui peuplaient leurs galeries de statues dont ils ignoraient qui ils représentaient, de statues qui étaient là pour leur art, pour leur belle apparence et non comme images des ancêtres. Sa position était caractéristique de ce que j’appelle le régime éthique des images. Dans ce régime, en effet, un portrait ou une statue est toujours une image de quelqu’un et tire sa légitimité de son rapport avec l’homme ou le dieu qu’il représente. Ce que Barthes oppose à la logique représentative du studium, c’est cette antique fonction imaginale, cette fonction d’effigie, assurant la permanence de la présence sensible d’un individu.
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La pensivité de la photographie, pourrait alors être définie comme ce nœud entre plusieurs indéterminations. Elle pourrait être caractérisée comme effet de la circulation entre le sujet, le photographe et nous, de l’intentionnel et de l’inintentionnel, du su et du non su, de l’exprimé et de l’inexprimé, du présent et du passé. À l’inverse de ce que nous dit Barthes, cette pensivité tient ici à l’impossibilité de faire coïncider deux images, l’image socialement déterminée du condamné à mort et l’image d’un jeune homme à la curiosité un peu nonchalante, fixant un point que nous ne voyons pas
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Mais surtout, dans l’image photographique de la cuisine de l’Alabama comme dans la description littéraire de la cuisine normande, il y a le même rapport entre la qualité esthétique du sujet et le travail d’impersonnalisation de l’art. Il ne faut pas se tromper à l’expression de « qualité esthétique ». Il ne s’agit pas de sublimer un sujet banal par le travail du style ou du cadrage. Ce que Flaubert et Evans font, l’un comme l’autre, n’est pas une adjonction artistique au banal. C’est, à l’inverse, une suppression : ce que le banal acquiert chez eux, c’est une certaine indifférence. La neutralité de la phrase ou du cadrage met en flottement les propriétés d’identification sociale. Cette mise en flottement est ainsi le résultat d’un travail de l’art pour se rendre invisible. Le travail de l’image prend la banalité sociale dans l’impersonnalité de l’art, il lui enlève ce qui fait d’elle la simple expression d’une situation ou d’un caractère déterminé.
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Je m’arrête sur elles en raison d’un singulier commentaire que [[Hegel]] leur a consacré dans ses Leçons sur l’esthétique. Il en parle incidemment au cours d’un développement consacré à la peinture de genre flamande et hollandaise où il s’applique à renverser la classique évaluation de la valeur des genres de peinture en fonction de la dignité de leurs sujets. Mais [[Hegel]] ne se contente pas de nous dire que tous les sujets sont également propres à la peinture. Il établit un rapport étroit entre la vertu des tableaux de Murillo et l’activité propre à ces petits mendiants, activité qui consiste précisément à ne rien faire, à ne se soucier de rien. Il y a en eux, nous dit-il, une totale insouciance à l’égard de l’extérieur, une liberté intérieure dans l’extérieur qui est exactement ce que réclame le concept de l’idéal artistique. Ils témoignent d’une béatitude qui est presque semblable à celle des dieux olympiens27
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Pour faire un tel commentaire, [[Hegel]] doit déjà tenir pour évident que la vertu essentielle des dieux est de ne rien faire, de ne se soucier de rien et de ne rien vouloir. Et il doit tenir pour évident que la suprême beauté est celle qui exprime cette indifférence. Ces croyances ne vont pas de soi. Ou plutôt elles ne vont de soi qu’en fonction d’une rupture déjà effectuée dans l’économie de l’expressivité, comme dans la pensée de l’art et du divin
^767efb
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L’image, dans cette tradition, c’était donc deux choses : la représentation directe d’une pensée ou d’un sentiment ; et la figure poétique qui substitue une expression à une autre pour en majorer la puissance. Mais la figure pouvait jouer ce rôle parce qu’il existait un rapport de convenance entre le terme « propre » et le terme « figuré », par exemple entre un aigle et la majesté ou un lion et le courage. Présentation directe et déplacement figural étaient ainsi unifiés sous un même régime de ressemblance. C’est cette homogénéité entre les différentes ressemblances qui définit proprement la mimesis classique.
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Mais, dans le régime esthétique, la figure n’est plus simplement une expression qui vient à la place d’une autre. Ce sont deux régimes d’expression qui se trouvent entrelacés sans rapport défini. C’est ce qu’emblématise la description de Winckelmann : la pensée est dans les muscles, qui sont comme des vagues de pierre ; mais il n’y a aucun rapport d’expression entre la pensée et le mouvement des vagues. La pensée est passée dans quelque chose qui ne lui ressemble par aucune analogie définie. Et l’activité orientée des muscles est passée dans son contraire : la répétition indéfinie, passive, du mouvement
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C’est ce qu’un autre romancier, Flaubert, peut nous faire comprendre. Chacun des moments amoureux qui ponctuent Madame Bovary est en effet marqué par un tableau, une petite scène visuelle : une goutte de neige fondue qui tombe sur l’ombrelle d’Emma, un insecte sur une feuille de nénuphar, des gouttes d’eau dans le soleil, le nuage de poussière d’une diligence. Ce sont ces tableaux, ces impressions fugitives passives qui déclenchent les événements amoureux. C’est comme si la peinture venait prendre la place de l’enchaînement narratif du texte. Ces tableaux ne sont pas le simple décor de la scène amoureuse ; ils ne symbolisent pas non plus le sentiment amoureux : il n’y a aucune analogie entre un insecte sur une feuille et la naissance d’un amour. Ce ne sont donc plus des compléments d’expressivité apportés à la narration
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La pensivité vient en effet contrarier la logique de l’action. D’un côté, elle prolonge l’action qui s’arrêtait. Mais, de l’autre côté, elle met en suspens toute conclusion. Ce qui se trouve interrompu, c’est le rapport entre narration et expression. L’histoire se bloque sur un tableau. Mais ce tableau marque une inversion de la fonction de l’image. La logique de la visualité ne vient plus supplémenter l’action. Elle vient la suspendre, ou plutôt la doubler.
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C’est l’élément de la construction d’une autre chaîne narrative : un enchaînement de micro-événements sensibles qui vient doubler l’enchaînement classique des causes et des effets, des fins projetées, de leurs réalisations et de leurs conséquences. Le roman se construit alors comme le rapport sans rapport entre deux chaînes événementielles : la chaîne du récit orienté de son commencement vers la fin, avec nœud et dénouement, et la chaîne des micro-événements qui n’obéit pas à cette logique orientée mais qui se disperse d’une manière aléatoire sans commencement ni fin, sans rapport entre cause et effet. On sait que Flaubert a été représenté à la fois comme le pape du naturalisme et comme le chantre de l’art pour l’art. Mais naturalisme et art pour l’art ne sont que des manières unilatérales de désigner une seule et même chose, à savoir cet entrelacement de deux logiques qui est comme la présence d’un art dans un autre.
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Ainsi le film, la photographie, le dessin, la calligraphie, le poème viennent mêler leurs pouvoirs et échanger leurs singularités. Ce n’est plus simplement la littérature qui construit son devenir-peinture imaginaire ou la photographie qui évoque la métamorphose littéraire du banal. Ce sont les régimes d’expression qui s’entrecroisent et créent des combinaisons singulières d’échanges, de fusions et d’écarts. Ces combinaisons créent des formes de pensivité de l’image qui réfutent l’opposition entre le studium et le punctum, entre l’opérativité de l’art et l’immédiateté de l’image. La pensivité de l’image n’est pas alors le privilège du silence photographique ou pictural. Ce silence est lui-même un certain type de figuralité, une certaine tension entre des régimes d’expression qui est aussi un jeu d’échanges entre les pouvoirs de médiums différents
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Dans son livre Le Champ aveugle, Pascal Bonitzer dénonçait cette surface malléable en perpétuelle métamorphose. Ce qui y disparaissait, c’était les coupures organisatrices de l’image : le cadre cinématographique, l’unité du plan, les coupures entre le dedans et le dehors, l’avant et l’après, le champ et le hors-champ, le proche et le lointain. C’était donc aussi toute l’économie affective liée à ces coupures qui disparaissait. Le cinéma, comme la littérature, vivait de la tension entre une temporalité de l’enchaînement et une temporalité de la coupure. La vidéo faisait disparaître cette tension au profit d’une circulation infinie des métamorphoses de la matière docile
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Or il en a été pour l’art vidéo comme pour la photographie. Son évolution a démenti le dilemme entre anti-art ou art radicalement nouveau. L’image vidéo a su, elle aussi, se faire le lieu d’une hétérogenèse, d’une tension entre divers régimes d’expression. C’est ce que peut nous faire comprendre une œuvre caractéristique de cette époque.
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Le processus d’impersonnalisation peut se formuler ici comme l’invasion de l’action littéraire par la passivité picturale. En termes deleuziens, on pourrait parler d’une hétérogenèse. Le visuel suscité par la phrase n’est plus un complément d’expressivité. Ce n’est pas non plus une simple suspension comme la pensivité de la marquise de Balzac
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La pensivité de l’image, c’est cet écart entre deux présences : les formes abstraites engendrées par le pinceau électronique créent un espace mental où les images et les sons de l’Allemagne nazie, de la guerre d’Espagne ou de l’explosion d’Hiroshima reçoivent la forme visuelle qui correspond à ce qu’elles sont pour nous : des images d’archives, des objets de savoir et de mémoire, mais aussi des obsessions, des cauchemars ou des nostalgies. Vasulka crée un espace mémoriel cérébral et, en y logeant les images des guerres et des horreurs du siècle, il écarte les débats sur l’irreprésentable motivés par la défiance envers le réalisme de l’image et ses pouvoirs émotionnels.
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Ainsi, à la fin du premier épisode des Histoires, le jeune garçon de la Baignade à Asnières de Seurat ou les promeneurs de l’Après-midi à la Grande Jatte deviennent des figures de la France de mai 1940, la France du Front populaire et des congés payés, poignardée par une Allemagne nazie symbolisée par une descente de police tirée de M le Maudit de Fritz Lang, après quoi nous voyons des blindés, tirés de bandes d’actualité s’enfoncer dans les paysages impressionnistes, tandis que des plans tirés de films, La Mort de Siegfried, Le Testament du Docteur Mabuse, To be or not to be, viennent nous montrer que les images du cinéma avaient déjà dessiné les formes de ce qui allait devenir, avec la guerre et les camps de la mort, des images d’actualité.
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À un second niveau, la figuralité, c’est la façon dont plusieurs arts et plusieurs médias viennent échanger leurs pouvoirs. Mais, à un troisième niveau, c’est la façon dont un art sert à constituer l’imaginaire d’un autre. Godard veut faire avec les images du cinéma ce que le cinéma lui-même n’a pas fait, parce qu’il a trahi sa vocation en sacrifiant la fraternité des métaphores au commerce des histoires. En détachant les métaphores des histoires pour en faire une autre « histoire », Godard fait ce cinéma qui n’a pas été. Mais il le fait par les moyens du montage vidéo. Il construit, sur l’écran vidéo, avec les moyens de la vidéo, un cinéma qui n’a jamais existé.
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Nombre de commentateurs ont voulu voir dans les nouveaux médias électroniques et informatiques la fin de l’altérité des images, sinon celle des inventions de l’art. Mais l’ordinateur, le synthétiseur et les technologies nouvelles dans leur ensemble n’ont pas plus signifié la fin de l’image et de l’art que la photographie ou le cinéma en leur temps. L’art de l’âge esthétique n’a cessé de jouer sur la possibilité que chaque médium pouvait offrir de mêler ses effets à ceux des autres, de prendre leur rôle et de créer ainsi des figures nouvelles, réveillant des possibilités sensibles qu’ils avaient épuisées. Les techniques et supports nouveaux offrent à ces métamorphoses des possibilités inédites. L’image ne cessera pas si tôt d’être pensive.