> [!info]+ Auteur : [[Max Weber]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 36 minutes --- # Note ## LE MÉTIER ET LA VOCATION DE SAVANT > [!accord] Page 5 Or nous pouvons observer clairement que, dans de nombreux domaines de la science, les développements récents du système universitaire allemand s’orientent dans la direction du système américain. Les grands instituts de science et de médecine sont devenus des entreprises du a capitalisme d’État ». Il n’est plus possible de les gérer sans le secours de moyens considérables. Et l’on voit apparaître, comme partout ailleurs où s’implante une entreprise capitaliste, le phénomène spécifique du capitalisme qui aboutit à « couper le travailleur des moyens de production ». Le travailleur – l’assistant – n’a d’autre ressources que les outils de travail que l’État met à sa disposition ; par suite il dépend du directeur de l’institut de la même façon qu’un employé d’une usine dépend de son patron – car le directeur d’un institut s’imagine avec une entière bonne foi que celui-ci est son institut : il le dirige clone à sa guise. Aussi la position de l’assistant y est-elle fréquemment tout aussi précaire que celle de toute autre existence « prolétaroïde » ou celle de l’assistant des universités américaines. > [!accord] Page 6 Comme les autres secteurs de notre vie, l’université allemande s’américanise sur d’importants chapitres. Je suis convaincu que cette évolution touchera même des disciplines dans lesquelles le travailleur est personnellement propriétaire de ses moyens de travail (essentiellement de sa bibliothèque). Pour le moment le travailleur de ma spécialité est encore dans une large mesure son propre maître, à l’instar de l’artisan d’autrefois dans le cadre de son métier. Mais l’évolution se fait à grands pas. > [!accord] Page 7 Si le hasard et non la seule valeur joue un si grand rôle, la faute n’en incombe pas uniquement ni même surtout aux faiblesses humaines qui interviennent évidemment dans cette sélection comme dans toute autre. Il serait injuste d’imputer aux petits personnages des facultés ou des ministères la responsabilité d’une situation qui fait qu’un si grand nombre de médiocres jouent incontestablement un rôle considérable dans les universités. Il faut plutôt en chercher la raison dans les lois mêmes de l’action concertée des hommes, surtout dans celle de plusieurs organismes, en l’espèce dans la collaboration entre les facultés qui proposent les candidats et le ministère qui les nomme. > [!accord] Page 8 Il faut en outre comprendre clairement que les défaillances dans la sélection opérée par la volonté collective n’expliquent pas à elles seules le fait que la décision concernant les destinées universitaires est livrée dans une grande mesure au « hasard ». Tout jeune homme qui croit avoir la vocation de savant doit se rendre compte que la tâche qui l’attend présente un double visage. Il doit posséder non seulement les qualifications du savant, mais aussi celle du professeur. Or, ces ceux aspects ne coïncident absolument pas. L’on peut être un savant tout à fait éminent et en même temps un professeur terriblement médiocre. > [!accord] Page 9 Lorsqu’on dit d’un Dozent qu’il est un mauvais professeur, cela revient la plupart du temps à prononcer une sentence de mort universitaire, fût-il le tout premier savant du monde. On tranche donc la question des bons et des mauvais professeurs par l’assiduité dont Messieurs les étudiants veulent bien les honorer. Or c’est un fait que les étudiants font affluence chez un professeur pour des raisons qui sont dans une très large mesure si large même qu’on a peine à y croire – étrangères à la science comme le tempérament ou l’inflexion de la voix. > [!accord] Page 10 L’affaire ne tient pas tellement aux conditions extérieures du travail scientifique qu’aux dispositions intérieures du savant lui-même : car jamais plus un individu ne pourra acquérir la certitude d’accomplir quelque chose de vraiment parfait dans le domaine de la science sans une spécialisation rigoureuse. Tous les travaux qui empiètent sur les spécialités voisines – nous autres économistes devons passer par-là de temps à autre et cela arrive constamment et nécessairement aux sociologues – portent la marque d’une certaine résignation : nous pouvons à la rigueur poser aux spécialistes des disciplines voisines des questions utiles qu’ils n’auraient pas vues si facilement en partant de leur propre point de vue, mais en contrepartie notre travail personnel restera inévitablement incomplet > [!accord] Page 13 L’intuition, contrairement à ce que croient les pédants, ne joue pas dans les sciences un rôle plus considérable que dans les problèmes de la vie pratique dont l’entrepreneur moderne cherche à venir à bout. D’autre part – et cela aussi on l’oublie trop fréquemment – elle n’y joue pas un rôle moins important que dans l’art. C’est une idée puérile de croire qu’un mathématicien assis à sa table de travail pourrait parvenir à un résultat quelconque utile pour la science en manipulant simplement une règle ou une mécanique telle qu’une machine à calculer. L’imagination mathématique d’un Weierstrass est évidemment orientée, dans son sens et dans son résultat, tout autrement que celle d’un artiste, dont elle est également radicalement distincte du point de vue de la qualité ; mais le processus psychologique est le même dans les deux cas. Les deux ne sont qu’ivresse et « inspiration ». > [!accord] Page 15 Chaque spectateur pourra personnellement apprécier différemment sa signification, mais jamais personne ne pourra dire d’une œuvre vraiment « achevée » du point de vue artistique qu’elle a été « surpassée » par une autre œuvre également « achevée ». Dans le domaine de la science au contraire chacun sait que son œuvre aura vieilli d’ici dix, vingt ou cinquante ans. Car quel est le destin, ou plutôt la signification à laquelle est soumis et subordonné, en un sens tout à fait spécifique, tout travail scientifique, comme d’ailleurs aussi tous les autres éléments de la civilisation qui obéissent à la même loi ? C’est que toute œuvre scientifique « achevée » n’a d’autre sens que celui de faire naître de nouvelles « questions » : elle demande donc à être « dépassée » et à vieillir. Celui qui veut servir la science doit se résigner à ce sort. Sans doute les travaux scientifiques peuvent garder une importance durable comme « jouissance » en vertu de leur qualité esthétique on bien comme instrument pédagogique dans l’initiation à la recherche. Mais dans les sciences, je le répète, non seulement notre destin, mais encore notre but à nous tous est de nous voir un jour dépassés. Nous ne pouvons accomplir un travail sans espérer en même temps que d’autres iront plus loin que nous. En principe ce progrès se prolonge à l’infini. > [!approfondir] Page 17 D’où une nouvelle question : ce processus de désenchantement réalisé au cours des millénaires de la civilisation occidentale et, plus généralement, ce « progrès » auquel participe la science comme élément et comme moteur, ont-ils une signification qui dépasse cette pure pratique et cette pure technique ? Ce problème a été exposé avec la plus grande vigueur dans l’œuvre de Léon Tolstoï. Il y est arrivé par une voie qui lui est propre. L’ensemble de ses méditations se cristallisa de plus en plus autour du thème suivant : la mort est-elle ou non un événement qui a un sens ? Sa réponse est que pour l’homme civilisé [Kulturmensch] elle n’en a pas. Et elle ne peut pas en avoir, parce que la vie individuelle du civilisé est plongée dans le « progrès » et dans l’infini et que, selon son sens immanent, une telle vie ne devrait pas avoir de fin. En effet, il y a toujours possibilité d’un nouveau progrès pour celui qui vit dans le progrès ; aucun de ceux qui meurent ne parvient jamais au sommet puisque celui-ci est situé dans l’infini. Abraham ou les paysans d’autrefois sont morts « vieux et comblés par la vie » parce qu’ils étaient installés dans le cycle organique de la vie, parce que celle-ci leur avait apporté au déclin de leurs jours tout le sens qu’elle pouvait leur offrir et parce qu’il ne subsistait aucune énigme qu’ils auraient encore voulu résoudre. Ils pouvaient donc se dire « satisfaits » de la vie. L’homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement d’une civilisation qui s’enrichit continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, peut se sentir « las » de la vie et non pas « comblé » par elle. En effet il ne peut jamais saisir qu’une infime partie de tout ce que la vie de l’esprit produit sans cesse de nouveau, il ne peut saisir que du provisoire et jamais du définitif. C’est pourquoi la mort est à ses yeux un événement qui n’a pas de sens. Et parce que la mort n’a pas de sens, la vie du civilisé comme telle n’en a pas non plus, puisque du fait de sa « progressivité » dénuée de signification elle fait également de la vie un événement sans signification. Dans les dernières œuvres de Tolstoï on trouve partout cette pensée qui donne le ton à son art. > [!accord] Page 18 Quelle position peut-on adopter à cet égard ? Le « progrès » comme tel a-t-il un sens discernable dépassant la technique, de telle sorte que se mettre à son service constituerait une vocation ayant un sens ? Il est indispensable de soulever cette question. Le problème qui se pose alors n’est plus seulement celui de la vocation scientifique, à savoir : que signifie la science en tant que vocation pour celui qui s’y consacre ? Mais un tout autre problème : quelle est la vocation de la science dans l’ensemble de la vie humaine et quelle est sa valeur ? > [!information] Page 18 Or sur ce point, énorme est le contraste entre le passé et le présent. Rappelez-vous la merveilleuse allégorie du début du septième livre de la République de Platon, les prisonniers enchaînés de la caverne. Leur visage est tourné vers la paroi du rocher qui se dresse devant eux ; dans leur dos, la source de lumière qu’ils ne peuvent pas voir ; ils sont condamnés à ne s’occuper que des ombres que celle-ci projette sur la paroi, sans autre possibilité que celle de scruter les relations qui existent entre ces ombres. Et puis l’un d’eux réussit à briser ses chaînes ; il se retourne et voit le soleil. Ébloui, il tâtonne, il va en tous sens et il balbutie à la vue de ce qui se présente à lui. Ses compagnons le prennent pour un fou. Petit à petit il s’habitue à regarder la lumière. Cette expérience faite, son devoir est de redescendre parmi les prisonniers de la caverne afin de les conduire vers la lumière. Il est le philosophe, et le soleil représente la vérité de la science dont le but n’est pas seulement de connaître les apparences et les ombres, mais aussi l’être véritable. > [!information] Page 19 On croit de nos jours que c’est justement dans cette vie, qui aux yeux de Platon n’était qu’un jeu d’ombres sur la paroi de la caverne, que palpite la vraie réalité : tout le reste, estime-t-on, n’est que fantômes inanimés, détournés de la réalité, et rien d’autre. Comment s’est opérée cette transformation ? L’enthousiasme passionné de Platon dans la République s’explique en dernière analyse par fait qu’à cette époque on avait découvert le sens de l’un des plus grands instruments de toute connaissance scientifique : le concept. Le mérite en revient à Socrate qui en saisit tout de suite l’importance. Mais il ne fut pas seul dans le monde à l’avoir compris. Dans les écrits hindous on peut trouver des éléments d’une logique tout à fait analogue à celle d’Aristote. Mais nulle part ailleurs qu’en Grèce on ne trouve cette conscience de l’importance du concept. Ce furent les Grecs qui les premiers surent utiliser cet instrument, qui permettait de coincer quelqu’un dans l’étau de la logique de telle sorte qu’il ne pouvait s’en sortir qu’en reconnaissant, soit qu’il ne savait rien, soit que telle affirmation représentait la vérité et non une autre, une vérité éternelle qui ne s’effacerait jamais comme l’action et l’agitation aveugle des hommes. > [!information] Page 19 À cette découverte de l’esprit hellénique s’associa par la suite à deuxième grand instrument du travail scientifique, enfanté par la Renaissance : l’expérimentation rationnelle. Elle devint le moyen éprouvé d’une expérience contrôlée sans lequel la science empirique moderne n’aurait pas été possible. Certes, on avait déjà fait des expérimentations bien avant cette date. > [!information] Page 20 Mais ce fut la Renaissance qui éleva l’expérimentation au rang d’un principe de la recherche comme telle. Les précurseurs en furent sans contredit les grands novateurs dans le domaine de l’art : Léonard de Vinci et ses pareils, mais tout particulièrement et d’une façon caractéristique dans le domaine de la musique, les expérimentateurs du clavecin au XVIe siècle. De là, l’expérimentation passa dans les sciences, surtout sous l’influence de Galilée, et dans la théorie avec Bacon ; elle fut ensuite adoptée par les différentes sciences exactes dans les universités du continent, d’abord et surtout en Italie et aux Pays-Bas. > [!accord] Page 22 Revenons en arrière. Quel est alors dans ces conditions le sens de la science en tant que vocation, puisque toutes ces anciennes illusions qui voyaient en elle le chemin qui conduit à l’« Être véritable », à l’« art vrai », à la a vraie nature », au « vrai Dieu » ou au « vrai bonheur » se sont écroulées ? Tolstoï apporte la réponse la plus simple à la question en disant : elle n’a pas de sens, puisqu’elle ne donne aucune réponse à la seule question qui nous importe : « Que devons-nous faire ? Comment devons-nous vivre ? » De fait, il est incontestable qu’elle ne nous apporte pas la réponse. Aussi ne pouvons-nous porter notre interrogation que sur ce seul point : en quel sens ne nous donne-t-elle « aucune » réponse ? Et à défaut, ne pourrait-elle pas rendre service malgré tout à celui qui pose correctement le problème ? > [!accord] Page 23 Prenons maintenant un autre exemple, celui d’une technologie aussi développée du point de vue scientifique que la médecine moderne. Exprimée de façon triviale, la a présupposition » générale de l’entreprise médicale se présente ainsi : le devoir du médecin consiste dans l’obligation de conserver la vie purement et simplement et de diminuer autant que possible la souffrance. Mais tout cela est problématique. Grâce aux moyens dont il dispose, le médecin maintient en vie le moribond ! Même si celui-ci l’implore de mettre fin à ses jours, et même si ses parents souhaitent et doivent souhaiter sa mort, consciemment ou non, parce que cette vie ne représente plus aucune valeur, parce qu’ils seraient contents de le voir délivré de ses souffrances on parce que les frais pour conserver cette vie inutile – il s’agit peut-être d’un pauvre fou – deviennent écrasants. Seules les présuppositions de la médecine et du code pénal empêchent le médecin de s’écarter de cette ligne de conduite. Mais la médecine ne se pose pas la question si la vie mérite d’être vécue et dans quelles conditions ? > [!accord] Page 26 Si l’on me demandait maintenant pourquoi cette dernière série clé questions doit être exclue d’un amphithéâtre, je répondrai que le prophète et le démagogue n’ont pas leur place dans une chaire universitaire. Il est dit au prophète aussi bien qu’au démagogue : « Va dans la rue et parle en publie », ce qui veut dire là où l’on peut te critiquer. Dans un amphithéâtre au contraire on fait face à son auditoire d’une tout autre manière : le professeur y a la parole, mais les étudiants sont condamnés au silence. Les circonstances veulent que les étudiants soient obligés de suivre les cours d’un professeur en vue de Leur future carrière et qu’aucune personne présente dans la salle de cours ne puisse critiquer le maître. Aussi un professeur est-il inexcusable de profiter de cette situation pour essayer de marquer ses élèves de ses propres conceptions politiques au lieu de leur être utile, comme il en a le devoir, par l’apport de ses connaissances et de son expérience scientifique. Il peut certes arriver que tel ou tel professeur ne réussisse qu’imparfaitement à faire taire ses préférences. Dans ce cas il s’expose à la critique la plus sévère dans le for de sa propre conscience. > [!accord] Page 28 Premier point à signaler : la tâche primordiale d’un professeur capable est d’apprendre à ses élèves à reconnaître qu’il y a des faits inconfortables, j’entends par là des faits qui sont désagréables à l’opinion personnelle d’un individu ; en effet il existe des faits extrêmement désagréables pour chaque opinion, y compris la mienne. Je crois qu’un professeur qui oblige ses élèves à s’habituer à ce genre de choses accomplit plus qu’une œuvre purement intellectuelle, je n’hésite pas à prononcer le mot d’« œuvre morale », bien que cette expression puisse peut-être paraître trop pathétique pour désigner une évidence aussi banale. > [!approfondir] Page 30 Mais nous en avons assez dit sur ce sujet qui risque de nous entraîner trop loin. L’erreur que commet une partie de notre jeunesse quand elle répond à tout ce que nous venons de dire par cette réplique : « Soit ! Mais si nous assistons à vos cours, c’est pour entendre autre chose que des analyses et des déterminations de faits », l’erreur qu’elle commet en ce cas consiste à chercher dans le professeur autre chose qu’un maître face à ses élèves : elle espère trouver un chef et non un Professeur. Or c’est uniquement en tant que professeur que nous occupons une chaire. > [!accord] Page 31 Aussi caricaturale que puisse paraître la réalité américaine lorsqu’on la compare à la signification vraie du mot démocratie, c’est ce sens qu’il lui donne et cela seul est important pour le moment. Il se fait de son professeur une idée simple : celui-ci lui vend des connaissances et des méthodes pour l’argent de son père, exactement comme la marchande de légumes vend des choux à sa mère. Rien d’autre. Si le professeur est par exemple un champion de football, on n’hésitera pas, il est vrai, à le considérer comme un chef dans ce domaine précis. Mais s’il ne l’est pas (ou s’il n’est pas quelque chose de similaire dans un autre sport), il n’est qu’un professeur et rien de plus. Il ne viendrait jamais à l’idée du jeune Américain que son professeur pourrait lui vendre des « conceptions du monde » ou des règles valables pour la conduite de la vie. Bien sûr, nous rejetons une pareille conception, ainsi formulée. Cependant on peut se demander si cette façon de voir, qu’à dessein j’ai grossie quelque peu, ne contient pas un grain de vérité. > [!accord] Page 32 Finalement vous me direz s’il en est ainsi, quel est alors, au fond, l’apport positif de la science à la « vie » pratique et personnelle ? Cette question met à nouveau sur le tapis le problème de la « vocation » de la science en elle-même. Premièrement la science met naturellement à notre disposition un certain nombre de connaissances qui nous permettent de dominer techniquement la vie par la prévision, aussi bien dans le domaine des choses extérieures que dans celui de l’activité des hommes. Vous me répliquerez : après tout, cela n’est rien d’autre que la marchande de légumes du jeune Américain. Tout à fait d’accord. En second lieu, elle nous apporte quelque chose que la marchande de légumes ne peut à coup sûr nous donner : des méthodes de pensée, c’est-à-dire des instruments et une discipline. Vous me rétorquerez peut-être qu’il ne s’agit plus cette fois-ci de légumes, mais de quel, que chose qui n’est qu’un moyen pour se procurer des légumes. Soit ! Admettons-le en attendant. Mais nous ne sommes heureusement pas encore arrivés au bout du compte. Nous sommes encore en mesure de vous aider à y trouver un troisième avantage : la science contribue à une œuvre de clarté. À condition évidemment que nous, savants, nous la possédions d’abord nous-mêmes. > [!accord] Page 34 Les opinions que j’expose présentement devant vous ont, en vérité, pour base la condition fondamentale suivante : pour autant que la vie a en elle-même un sens et qu’elle se comprend d’elle-même, elle ne connaît que le combat éternel que les dieux se font entre eux ou, en évitant la métaphore, elle ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l’impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre. Quant à savoir si dans ces conditions il vaut la peine pour quelqu’un de faire de la science sa « vocation » ou bien si elle constitue en elle-même une « vocation » objectivement valable, il faut reconnaître que ce genre de questions implique à son tour un jugement de valeur sur lequel on ne peut se prononcer dans un amphithéâtre. En effet la réponse affirmative à ces questions constitue précisément la présupposition de l’enseignement. Personnellement j’y réponds affirmativement par mes propres travaux. Mais tout cela vaut également, et même tout particulièrement, pour le point de vue foncièrement hostile à l’intellectualisme qui, à la manière de la jeunesse moderne, voit ou la plupart du temps s’imagine voir en lui le diable le plus dangereux. C’est peut-être le moment de rappeler à cette jeunesse la sentence : « N’oublie pas que le diable est vieux, deviens donc vieux toi aussi pour pouvoir le comprendre ». Ce qui ne veut pas dire qu’il soit nécessaire de prouver son âge en produisant un acte de naissance. > [!accord] Page 36 La théologie est une rationalisation intellectuelle de l’inspiration religieuse. Nous avons déjà dit qu’il n’existe pas de science entièrement exempte de présuppositions et qu’aucune science ne peut apporter la preuve de sa valeur à qui rejette ses présuppositions. Mais la théologie ajoute encore d’autres présuppositions qui lui sont propres, principalement en ce qui concerne son travail et la justification de son existence. Naturellement, dans un sens et dans une mesure très variables. Assurément toute théologie, même la théologie hindoue, accepte la présupposition que le monde doit avoir un sens, mais la question qui se pose est de savoir comment il faut interpréter ce sens pour pouvoir le penser. Il s’agit là d’une démarche identique à celle de la théorie de la connaissance de [[Emmanuel Kant|Kant]], qui, partant de la présupposition a la vérité scientifique existe et elle est valide », se demande ensuite quelles sont les présuppositions qui la rendent possible. ^873376 > [!accord] Page 36 Ou encore elle rappelle la démarche des esthéticiens modernes qui partent (explicitement, comme par exemple G. V. Lukâcs, ou effectivement) de la présupposition « il existe des œuvres d’art » et qui se demandent ensuite comment cela est possible. Il est vrai qu’en règle générale les théologies ne se contentent pas de cette dernière présupposition qui relève essentiellement de la philosophie de la religion. Elles partent généralement d’autres présuppositions supplémentaires : d’une part, qu’il faut croire à certaines « révélations » qui sont importantes pour le salut de l’âme – c’est-à-dire des faits qui seuls rendent possible une conduite de la vie ayant un sens – et d’autre part qu’il existe certains états et activités qui possèdent le caractère de la sainteté – c’est-à-dire qui constituent une conduite qui soit compréhensible du point de vue de la religion, ou du moins de ses éléments essentiels > [!accord] Page 38 Le destin de notre époque caractérisée par la rationalisation, par l’intellectualisation et surtout par le désenchantement du monde, a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique. Elles ont trouvé refuge soit dans le royaume transcendant de la vie mystique soit dans la fraternité des relations directes et réciproques entre individus isolés. Il n’y a rien de fortuit dans le fait que l’art le plus éminent de notre temps est intime et non monumental, ni non plus dans le fait que de nos jours on retrouve uniquement dans les petits cercles communautaires, dans le contact d’hommes à hommes, en pianissimo, quelque chose qui pourrait correspondre au pneuma prophétique qui embrasait autrefois les grandes communautés et les soudait ensemble. ## LE MÉTIER ET LA VOCATION D’HOMME POLITIQUE > [!information] Page 41 Nous entendrons uniquement par politique la direction du groupement politique que nous appelons aujourd’hui « État », ou l’influence que l’on exerce sur cette direction. > [!information] Page 42 Il n’existe en effet presque aucune tâche dont ne se soit pas occupé un jour un groupement politique quelconque ; d’un autre côté il n’existe pas non plus de tâches dont on puisse dire qu’elles aient de tout temps, du moins exclusivement, appartenu en propre aux groupements politiques que nous appelons aujourd’hui États ou qui ont été historiquement les précurseurs de l’État moderne. Celui-ci ne se laisse définir sociologiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu’à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique. > [!accord] Page 42 « Tout État est fondé sur la force », disait un jour Trotsky à Brest-Litovsk. En effet, cela est vrai. S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’ « anarchie ». La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État, – cela ne fait aucun doute mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers – à commencer par la parentèle – ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques – revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source du « droit » à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État. > [!accord] Page 42 En gros, cette définition correspond à l’usage courant du terme. Lorsqu’on dit d’une question qu’elle est « politique », d’un ministre ou d’un fonctionnaire qu’ils sont « politiques », ou d’une décision qu’elle a été déterminée par la « politique », il faut entendre par là, dans le premier cas que les intérêts de la répartition, clé la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants pour répondre à cette question, dans le second cas que ces mêmes facteurs conditionnent la sphère d’activité du fonctionnaire en question, et dans le dernier cas qu’ils déterminent cette décision. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir – soit parce qu’il le considère comme un moyen au service d’autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu’il le désire « pour lui-même » en vue de jouir du sentiment de prestige qu’il confère. > [!accord] Page 43 Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L’État ne peut donc exister qu’à la condition que les hommes dominés se soumettent à l’autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs. Les questions suivantes se posent alors. Dans quelles conditions se soumettent-ils et pourquoi ? Sur quelles justifications internes et sur quels moyens externes, cette domination s’appuie-t-elle ? > [!information] Page 43 Il existe en principe – nous commencerons par là – trois raisons internes qui justifient la domination, et par conséquent il existe trois fondements de la légitimité. Tout d’abord l’autorité de l’« éternel hier », c’est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter. Tel est le « pouvoir traditionnel » que le patriarche ou le seigneur terrien exerçaient autrefois. En second lieu l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu (charisme) ; elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu’elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l’héroïsme ou d’autres particularités exemplaires qui font le chef. C’est là le pouvoir « charismatique » que le prophète exerçait, ou – dans le domaine politique – le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d’un parti politique. Il y a enfin l’autorité qui s’impose en vertu de la « légalité », en vertu de la croyance en la validité d’un statut légal et d’une a compétence » positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d’autres termes l’autorité fondée sur l’obéissance qui s’acquitte des obligations conformes au statut établi. C’est là le pouvoir tel que l’exerce le « serviteur de l’État » moderne, ainsi que tous les détenteurs du pouvoir qui s’en rapprochent sous ce rapport. > [!accord] Page 44 Il va de soi que dans la réalité des motifs extrêmement puissants, commandés par la peur ou par l’espoir, conditionnent l’obéissance des sujets – soit la peur d’une vengeance des puissances magiques ou des détenteurs du pouvoir, soit l’espoir en une récompense ici-bas ou dans l’autre monde ; mais elle peut également être conditionnée par d’autres intérêts très variés. Nous y reviendrons tout à l’heure. Quoi qu’il en soit, chaque fois que l’on s’interroge sur les fondements qui « légitiment » l’obéissance, on rencontre toujours sans contredit ces trois formes « pures » que nous venons d’indiquer. > > [!cite] Note > cf recompence et chatiments hobbes > [!approfondir] Page 46 La stabilité de toute domination par la violence a besoin, tout comme une entreprise économique, de certains biens matériels. On peut, de ce point de vue, classer les administrations en deux catégories. La première obéit au principe suivant : l’état-major, les fonctionnaires ou autres magistrats sur l’obéissance desquels le détenteur du pouvoir doit pouvoir compter, sont eux-mêmes propriétaires des moyens de gestion ; ceux-ci peuvent consister en moyens financiers, bâtiments, matériel de guerre, parcs de voiture, chevaux, etc. L’autre catégorie obéit au principe opposé : l’état-major est « coupe » des moyens de gestion dans le même sens où de nos jours l’employé et le prolétaire sont à coupes » des moyens de production matériels dans l’entreprise capitaliste. Il s’agit donc toujours de savoir si le détenteur du pouvoir détient l’administration en régie propre, s’il l’organise lui-même et confie la gérance à des serviteurs attaches à sa personne, à des employés qu’il a embauches ou à des favoris et des familiers qui ne sont pas propriétaires, c’est-à-dire qui ne sont pas possesseurs de plein droit des moyens de gestion, ou si au contraire l’administration est entre les mains de personnes économiquement indépendantes du pouvoir. On retrouve cette différence dans toutes les administrations qui nous sont connues. > [!information] Page 46 Nous donnerons au groupement politique dans lequel les moyens matériels de gestion sont en totalité ou en partie propriété personnelle de l’état-major administratif le nom de, groupement organisé « selon le principe des ordres » [ou des états, ständisch]. Dans la société féodale par exemple, le vassal faisait face, par ses propres moyens, aux dépenses de l’administration et de la justice dans le territoire qui lui avait été confié et il s’équipait et s’approvisionnait lui-même pour la guerre. Les vassaux qui lui étaient subordonnés faisaient de même. Cette situation aboutissait à certaines conséquences dans l’exercice du pouvoir du suzerain puisque sa puissance ne se fondait que sur le serment personnel d’allégeance et sur la particularité que la « légitimité » de la possession d’un fief et l’honneur social du vassal dérivaient du suzerain. > [!approfondir] Page 47 Cependant on trouve également partout, même dans les formations politiques les plus anciennes, la régie personnelle du chef. Celui-ci cherche à devenir le maître de l’administration en la confiant à des subordonnés attachés à sa personne, à des esclaves, à des domestiques, à des commis, à des favoris ou encore à des prébendés qu’il attire par des dotations en nature ou en espèces prélevées sur ses réserves. Il fait face aux dépenses administratives par des prélèvements sur sa fortune personnelle ou bien en distribuant les revenus de son patrimoine et il crée une armée dépendant personnellement de sa seule autorité puisqu’elle est équipée et approvisionnée dans ses greniers, dans ses magasins et dans son arsenal. Dans le premier cas, celui d’un groupement structuré en « états », le souverain ne gouverne qu’avec l’aide d’une aristocratie indépendante et partage de ce fait avec elle le pouvoir. Dans le second cas il s’appuie soit sur des gens de sa maison, soit sur des plébéiens, c’est-à-dire sur des couches sociales sans fortune et dépourvues de tout honneur social propre. Par conséquent ces derniers dépendent entièrement de lui du point de vue matériel, mais surtout ils ne sont soutenus par aucune sorte de pouvoir capable de concurrencer celui du souverain. Toutes les espèces de pouvoir patriarcal et patrimonial aussi bien que le despotisme d’un sultan et les États à structure bureaucratique appartiennent à ce dernier type, – j’insiste tout particulièrement sur l’État bureaucratique parce qu’il caractérise au mieux le développement rationnel de l’État moderne. > [!accord] Page 49 Mais au cours de ce processus d’expropriation politique qui s’est affirmé avec plus ou moins de succès dans tous les pays de la terre, on vit apparaître une nouvelle sorte d’« hommes politiques professionnels ». Il s’agit en l’occurrence d’une nouvelle catégorie permettant de définir le deuxième sens de cette expression. On les vit tout d’abord se mettre au service des princes. Ils n’avaient pas l’ambition des chefs charismatiques et ne cherchaient pas à devenir des maîtres, mais ils entraient dans la lutte politique pour se mettre à la disposition d’un prince, la gestion de ses intérêts politiques leur fournissait leur gagne-pain et le contenu moral de leur vie. Ce n’est de nouveau qu’en Occident que nous rencontrons cette nouvelle catégorie d’hommes politiques professionnels bien qu’on les trouve également au service d’autres puissances que celle des seuls princes. Cependant ils furent autrefois l’instrument le plus important du pouvoir des princes et de l’expropriation politique qui se faisait à leur profit. > [!accord] Page 49 On peut faire clé la politique d’une manière « occasionnelle », mais on peut également faire de l’activité politique une profession secondaire ou une profession principale, tout comme dans l’activité économique. Nous faisons tous « occasionnellement » de la politique lorsque nous mettons notre bulletin de vote dans l’urne ou lorsque nous exprimons pareillement notre volonté, par exemple en manifestant notre désapprobation ou notre accord au cours d’une réunion « politique » ou enfin lorsque nous prononçons un discours « politique », etc. > [!accord] Page 51 Il y a deux façons de faire de la politique. On bien on vit « pour » la politique, ou bien « de » la politique. Cette opposition n’a absolument rien d’exclusif. Bien plutôt on fait en règle générale les deux à la fois, idéellement certes, mais aussi la plupart du temps matériellement. Celui qui vit « pour » la politique fait d’elle, dans le sens le plus profond du terme, le « but de sa vie », soit parce qu’il trouve un moyen de jouissance dans la simple possession du pouvoir, soit parce que cette activité lui permet de trouver son équilibre interne et d’exprimer sa valeur personnelle en se mettant au service d’une « cause » qui donne un sens à sa vie. C’est en ce sens profond que tout homme sérieux qui vit pour une cause vit également d’elle. Notre distinction a donc pour base un aspect extrêmement important de la condition de l’homme politique, à savoir l’aspect économique. Nous dirons donc que celui qui voit dans la politique une source permanente de revenus « vit de la politique » et que, dans le cas contraire, il vit « pour » elle. > [!accord] Page 53 Le fait qu’un État ou un parti sont dirigés par des hommes qui, dans le sens économique du mot, vivent exclusivement pour la politique et non de la politique signifie nécessairement que les couches dirigeantes se recrutent de façon « ploutocratique ». En disant cela tous ne cherchons nullement à faire accroire que la direction ploutocratique ne profite pas de sa situation dominante pour vivre également « de » la politique et pour exploiter sa position politique au profit de ses intérêts économiques. Cela va sans dire. Il n’existe pas de couches dirigeantes qui ne l’aient fait d’une façon ou d’une autre. Notre propos signifie simplement que les hommes politiques professionnels ne sont pas toujours directement contraints de réclamer un dédommagement pour leurs services politiques alors que l’individu dépourvu de fortune est obligé de prendre cet aspect en considération. > [!accord] Page 54 L’homme politique professionnel qui vit « de » la politique peut n’être qu’un pur « prébendier » ou bien encore un « fonctionnaire » rémunéré. En d’autres termes il peut percevoir ses revenus, soit sous la forme d’honoraires ou d’émoluments pour des services déterminés – les pots-de-vin n’étant qu’une forme dénaturée, irrégulière et formellement illégale de cette sorte de revenus –, soit sous la forme d’une rémunération fixe en nature ou en espèces, soit sous les deux formes à la fois. Il peut donc revêtir le caractère d’un « entrepreneur » à la manière du condottiere, du fermier et de l’acheteur de charges d’autrefois ou encore du boss américain qui considère ses dépenses comme un placement de capitaux qu’il transforme en source de revenus par l’exploitation de son influence politique ; ou bien il peut simplement toucher un traitement fixe à la manière du rédacteur ou du secrétaire d’un parti ou du ministre et du fonctionnaire politique modernes. > [!accord] Page 56 À cette tendance s’oppose cependant le développement de la fonction publique moderne qui exige de nos jours un corps de travailleurs intellectuels spécialisés, hautement qualifiés, préparés à leur tâche professionnelle par une formation de plusieurs années et animés par un honneur corporatif très développé sur le chapitre de l’intégrité. Si ce sentiment de l’honneur n’existait pas chez les fonctionnaires, nous serions menacés d’une effroyable corruption et nous n’échapperions pas à la domination des cuistres. En même temps il y aurait grand péril pour le simple rendement technique de l’appareil d’État dont l’importance économique s’accroît constamment et qui ne cessera de croître encore, surtout si l’on considère les tendances actuelles à la socialisation. > [!information] Page 57 En même temps que cette ascension des fonctionnaires qualifiés on peut aussi constater – bien que les transitions soient moins perceptibles – une autre évolution du côté des « dirigeants politiques ». Depuis toujours et dans tous les pays du monde il y eut évidemment des conseillers des princes, qui jouirent effectivement auprès d’eux d’une grande autorité. En Orient, la nécessité de décharger autant que possible le sultan de sa responsabilité personnelle afin de pouvoir mieux assurer le succès de son règne a conduit à la création de la figure typique du « grand vizir ». En Occident, à l’époque de Charles Quint – qui fut aussi celle de [[Machiavel]] – l’influence qu’exerça la lecture passionnée des rapports des ambassadeurs de la République de Venise sur les cercles spécialisés de la diplomatie eut pour résultat de faire de l’activité diplomatique un art de connaisseurs. Les zélateurs de ce nouvel art, pour la plupart formés à l’humanisme, se considéraient comme une catégorie de spécialistes initiés, tout comme les hommes d’État lettrés de la Chine de la basse période, celle de la division du pays en multiples États. Mais ce fut l’évolution politique des régimes vers le constitutionalisme qui fit sentir de façon définitive et urgente la nécessité d’une direction formellement unifiée de l’ensemble de la politique, y compris la politique intérieure, sous l’égide d’un seul homme d’État. Certes, il y eut toujours depuis de fortes personnalités individuelles qui occupèrent la place de conseillers – ou plutôt en fait – celle de guides des princes. ^21d04c > [!information] Page 62 Les lettrés qui avaient reçu une formation humaniste constituèrent la deuxième catégorie. Il fut un temps où l’on apprenait à faire des discours en latin et des poésies en grec en vue de devenir conseiller politique et surtout historiographe politique d’un prince. C’était l’époque de la prime floraison des écoles humanistes et des fondations royales de chaires de « poétique » : époque rapidement révolue chez nous. Elle a eu, certes une influence durable sur notre régime scolaire, mais elle n’a pas eu, à vrai dire, de conséquences profondes en politique. Il en fut cependant tout autrement en Extrême-Orient. Le mandarin chinois est, ou plutôt, a été à l’origine quelque chose d’analogue à l’humaniste de la Renaissance, c’est-à-dire un fin lettré qui a reçu une éducation humaniste du contact des monuments linguistiques du lointain passé. Si vous lisez le journal de Li Houng-Tchang vous constaterez qu’il tirait encore sa plus grande fierté d’être l’auteur de poésies et d’être un excellent calligraphe. Cette couche sociale de mandarins, nourris de conventions établies sur le modèle de l’antiquité chinoise, a été déterminante pour tout le destin de la Chine. Notre destin aurait pu être le même si nos humanistes avaient eu, en leur temps, la moindre chance de s’imposer avec le même succès. > [!information] Page 64 Sans ce rationalisme juridique on ne pourrait comprendre ni la naissance de l’absolutisme royal ni la grande Révolution. Si vous parcourez les remontrances du Parlement de Paris ou les cahiers de doléances des États généraux depuis le XVIe siècle jusqu’en 1789, vous y trouverez partout l’esprit des juristes. Et si vous passez en revue les professions des membres de la Convention lors de la Révolution, vous y trouverez un seul prolétaire – bien qu’il fût élu selon la même loi électorale que ses collègues – et un très petit nombre d’entrepreneurs bourgeois. Par contre vous y trouverez en masse des juristes de toutes sortes sans lesquels il serait absolument impossible de comprendre la mentalité radicale de ces intellectuels, ainsi que leurs projets. Depuis cette époque, l’avocat moderne et la démocratie ont partie liée. D’un autre côté, ce n’est qu’en Occident que l’on trouve la figure de l’avocat dans le sens spécifique d’une couche sociale indépendante, et cela depuis le Moyen Âge où ils se sont multipliés à partir de l’ « intercesseur » [Fürsprech] de la procédure germanique, sous l’influence d’une rationalisation des procès. > [!accord] Page 65 Or le métier de l’avocat spécialisé consiste justement dans la défense efficace des intérêts de ceux qui s’adressent à lui. En ce domaine – et c’est la conclusion que l’on peut tirer de la supériorité de la propagande ennemie – l’avocat surpasse tout « fonctionnaire ». Sans nul doute il peut faire triompher et donc « gagner » techniquement une cause dont les arguments n’ont qu’une faible base logique et qui est par conséquent, logiquement « mauvaise », mais il est aussi le seul à pouvoir faire triompher et donc « gagner » une cause qui se fonde sur des arguments solides et par conséquent « bonne » en ce sens. Il arrive malheureusement trop souvent que le fonctionnaire, en tant qu’homme politique, fasse d’une « bonne » cause du point de vue des arguments une « mauvaise » cause par suite de maladresses techniques. > [!accord] Page 65 Le véritable fonctionnaire – et cette remarque est décisive pour juger notre ancien régime – ne doit pas faire de politique, justement en vertu de sa vocation : il doit administrer, avant tout de façon non partisane. Cet impératif vaut également pour les soi-disant fonctionnaires « politiques », du moins officiellement, dans la mesure où la « raison d’État », c’est-à-dire les intérêts vitaux de l’ordre établi, n’est pas en jeu. Il doit s’acquitter de sa tâche sine ira et studio, « sans ressentiment et sans parti pris ». Par conséquent il ne doit pas faire ce que l’homme politique, aussi bien le chef que ses partisans, est contraint de faire sans cesse et nécessairement, à savoir combattre. > [!information] Page 66 Or les fonctionnaires qui ont moralement un sens très élevé de leur métier sont nécessairement de mauvais hommes politiques ; en effet, ils n’ont justement pas à prendre de responsabilités dans le sens politique du terme et par conséquent ils sont, de ce point de vue, des hommes politiques moralement inférieurs. Malheureusement, cette sorte de fonctionnaires occupaient chez nous les postes de direction. C’est cela que nous appelons le « régime des fonctionnaires ». Ce n’est point flétrir l’honneur de la fonction publique allemande que de mettre en évidence ce qu’il y a de politiquement faux dans ce système lorsqu’on se place au point de vue de l’efficacité politique. Mais revenons aux types de figures politiques. > [!accord] Page 66 Depuis qu’il existe des États constitutionnels et même depuis qu’il existe des démocraties, le « démagogue » a été le type du chef politique en Occident. L’arrière-goût désagréable que nous laisse ce mot ne doit pas nous faire oublier que ce n’est pas Cléon, mais Périclès qui le premier porta ce nom. N’ayant aucune fonction, on plutôt, occupant la seule fonction élective, celle du stratège suprême – alors que tous les autres postes de la démocratie antique étaient attribués par tirage au sort – il dirigeait l’ecclesia souveraine du démos athénien. Certes, la démagogie moderne fait également usage du discours et même dans une proportion quantitativement effrayante si l’on songe aux discours électoraux que le candidat moderne est obligé de faire, mais elle fait un usage encore plus constant du mot imprimé. C’est pourquoi le publiciste politique et tout particulièrement le journaliste sont de nos jours les représentants les plus importants de l’espèce. > [!accord] Page 67 Le journaliste partage le même sort que tous les démagogues ainsi que – du moins sur le continent, contrairement à ce qui se passe en Angleterre et ce qui se passait autrefois en Prusse – l’avocat (et l’artiste) : il échappe à toute classification sociale précise. Il appartient à une sorte de caste de parias que la « société » juge toujours socialement d’après le comportement de ses représentants les plus indignes du point de vue de la moralité. C’est pourquoi l’on colporte couramment les idées les plus saugrenues sur les journalistes et sur leur métier. Cependant la plupart des gens ignorent qu’une « œuvre » journalistique réellement bonne exige au moins autant d’ « intelligence » que n’importe quelle autre œuvre d’intellectuels, et trop souvent l’on oublie qu’il s’agit d’une œuvre à produire sur-le-champ, sur commande, à laquelle il faut donner une efficacité immédiate dans des conditions de création qui sont totalement différentes de celles des autres intellectuels. > [!accord] Page 68 Mais il était cependant tout à fait exceptionnel – contre toute attente – de voir des chefs de parti sortir du rang du journalisme. Il faut en chercher la raison dans la « non-disponibilité » fortement accentuée du journalisme, surtout du journaliste qui n’a aucune fortune personnelle et qui de ce fait n’a d’autres ressources que celles que lui procure sa profession. Cette dépendance est une conséquence du développement énorme, en taille et en pouvoir, de l’entreprise de presse. La nécessité de gagner son pain en rédigeant son article quotidien ou du moins hebdomadaire constitue une sorte de boulet que traîne tout journaliste et je connais parmi eux un certain nombre d’individus qui possédaient le tempérament d’un chef bien qu’ils aient été sans cesse paralysés, matériellement et moralement, dans leur ascension vers le pouvoir. > [!information] Page 74 En France elles sont même encore restées en partie au premier stade, celui des liens très instables entre les parlementaires et le petit nombre des notables locaux. Les programmes y sont encore établis dans chaque circonscription par les candidats eux-mêmes ou par leurs protecteurs avant l’ouverture de la campagne électorale, encore que l’on tienne plus ou moins compte, suivant les nécessités locales, des résolutions et des programmes des parlementaires. Ce n’est qu’en partie qu’on y a réussi à ébranler de nos jours ce système. Le nombre des personnes qui, il y a seulement quelques années, faisaient de l’activité politique leur profession principale était donc extrêmement réduit. Il comprenait principalement les députés élus, les quelques employés de l’organisme central, les journalistes et de plus – en France – ceux qui sont à l’ « affût d’un poste » et ceux qui, en ayant déjà occupé un, sont dans l’attente d’une situation nouvelle. En général la politique constituait de façon prépondérante une deuxième profession. > [!accord] Page 78 En, effet les notabilités investissent [au sens psychanalytique] tellement le petit poste de membre du bureau ou de la commission administrative qu’il devient « le but même de leur vie ». Leur activité est en général animée par le ressentiment contre le démagogue qui se présente comme l’homo novus, par la conviction de la supériorité de leur expérience de la politique du parti – effectivement il peut arriver qu’elle ait une grande importance – et par le souci idéologique clé ne pas rompre avec les anciennes traditions de l’organisation. À l’intérieur du parti ils peuvent d’ailleurs compter sur tous les éléments conservateurs. L’électeur de la campagne, mais aussi celui de la petite bourgeoisie, a les yeux fixés sur les notables dont les noms lui sont familiers depuis toujours. Il se méfie donc de l’ambition d’un inconnu, quitte à lui vouer une fidélité inébranlable le jour où il aura triomphé définitivement. Essayons maintenant d’examiner plus en détail quelques exemples majeurs de cette lutte entre ces deux formes de structure des partis et notamment les progrès accomplis dans le sens de la forme plébiscitaire décrite-par Ostrogorski. > [!accord] Page 96 Il est une chose incontestable, et c’est même un fait fondamental de l’histoire, mais auquel nous ne rendrons pas justice aujourd’hui : le résultat final de l’activité politique répond rarement à l’intention primitive de Facteur. On peut même affirmer qu’en règle générale il n’y répond jamais et que très souvent le rapport entre le résultat final et l’intention originelle est tout simplement paradoxal. Mais cette constatation ne peut servir de prétexte pour s’abstenir (le se mettre au service d’une cause, car l’action perdrait alors toute consistance interne. Quant à la nature même de la cause au nom de laquelle l’homme politique cherche et utilise le pouvoir, nous ne pouvons rien en dire : elle dépend des convictions personnelles de chacun. > [!accord] Page 97 Débarrassons-nous tout d’abord d’une contrefaçon vulgaire. L’éthique peut parfois jouer un rôle extrêmement fâcheux. Quelques exemples. Il n’est pas rare qu’un homme qui abandonne sa femme pour une autre éprouve le besoin de se justifier devant sa conscience en invoquant comme prétexte qu’elle n’était pas digne de son amour, qu’elle l’avait déçu, ou d’autres raisons de ce genre qui ne manquent pas. Il s’agit là de la part de l’homme d’un manque de courtoisie qui, en plus de la simple constatation qu’il n’aime plus sa femme – alors qu’elle est en l’occurrence la victime –, cherche encore à se fabriquer un alibi pour « justifier » son attitude profondément discourtoise : il s’arroge ainsi un droit qui laisse en fin de compte tous les torts à sa femme, en plus de l’infidélité dont il l’accable. Le vainqueur de cette rivalité sexuelle [erotisch] procède exactement de la même façon : il estime que son adversaire malheureux doit être le moins digne, puisqu’il est évincé. > [!accord] Page 102 Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement [[Johann Gottlieb Fichte|Fichte]], on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : à ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction. ^fd1893 > [!accord] Page 104 Mon collègue P. W. Fœrster, que personnellement j’estime beaucoup pour la sincérité incontestable de ses convictions mais à qui je refuse absolument la qualité d’homme politique, croit pouvoir tourner la difficulté dans un de ses ouvrages en préconisant cette simple thèse : le bien ne peut engendrer que le bien et le mal ne peut engendrer que le mal. S’il en était ainsi il n’y aurait plus de problème. Il est vraiment étonnant qu’une pareille thèse ait encore pu voir le jour deux mille cinq cents ans après les Upanishads. Ce n’est pas seulement tout le cours de l’histoire mondiale qui nous dit le contraire, mais également tout examen impartial de l’expérience quotidienne. Le développement de toutes les religions du monde est fondé sur la vérité de l’opinion inverse. > [!accord] Page 104 Le très antique problème de la Théodicée se posait déjà la question : comment se fait-il qu’une puissance qu’on nous présente à la fois comme omnipotente et bonne ait pu créer un monde aussi irrationnel de souffrances non méritées, d’injustices non punies et de stupidité incorrigible ? Ou bien cette puissance est omnipotente et bonne ou bien elle ne l’est pas, on enfin des principes totalement différents de compensation et de sanction régissent la vie, principes qu’il n’est possible d’interpréter que par les voies de la métaphysique à moins qu’ils n’échappent complètement à notre pouvoir de compréhension. Ce problème de l’expérience de l’irrationalité du monde a été la force motrice du développement de toutes les religions. > [!accord] Page 107 Le calvinisme reconnaissait lui aussi, en principe, la force comme moyen pour défendre la foi et par conséquent il légitimait les guerres de religion. On sait que depuis toujours celles-ci étaient un élément vital de l’Islam. On voit donc maintenant que ce n’est nullement l’incroyance moderne, issue du culte de la Renaissance pour les héros, qui a soulevé le problème clé l’éthique politique. Toutes les religions ont débattu cette question avec plus ou moins de succès, et notre exposé a suffisamment montré qu’il ne pouvait en être autrement. L’originalité propre aux problèmes éthiques en politique réside donc dans le moyen spécifique de la violence légitime comme telle, dont disposent les groupements humains. > [!information] Page 109 Les figures de Platon Karatajev et des saints de Dostoïevski sont certainement les reconstitutions les plus fidèles de ce genre de virtuoses. Celui qui veut le salut de son âme ou sauver celle des autres doit donc éviter les chemins de la politique qui, par vocation, cherche à accomplir d’autres tâches très différentes, dont on ne peut venir à bout que par la violence. Le génie ou le démon de la politique vit dans un état de tension extrême avec le Dieu de l’amour et aussi avec le Dieu des chrétiens tel qu’il se manifeste dans les institutions de l’Église. Cette tension peut en tout temps éclater en un conflit insoluble. Cela, les hommes le savaient même à l’époque de la domination de l’Église. Sans arrêt l’interdit frappait la ville de Florence – et en ce temps une telle pression pesait beaucoup plus lourdement sur les hommes et menaçait davantage le salut de leur âme que l’ « approbation froide » (comme dit [[Johann Gottlieb Fichte|Fichte]]) du jugement moral kantien – mais les citoyens de la cité continuaient à faire la guerre aux États de l’Église. Dans une beau passage de ses Histoires florentines, si mes souvenirs sont exacts, [[Machiavel]] fait allusion à cette situation et met dans la bouche d’un héros de cette ville les paroles suivantes, pour rendre hommage à ses concitoyens : « Ils ont préféré la grandeur de leur cité au salut de leur âme. » > [!approfondir] Page 110 Dans ce cas en effet, l’agent n’a plus conscience des puissances diaboliques qui entrent en jeu. Or celles-ci sont inexorables et si l’individu ne les voit pas il sera entraîné dans un certain nombre de conséquences auxquelles il sera livré sans merci ; leurs répercussions se feront sentir au cours de son action mais aussi au fond de son âme. « Le diable est vieux. » Et lorsque le poète ajoute « devenez vieux, vous aussi, pour pouvoir le comprendre », il ne pensait certainement pas au nombre des années ou à l’âge. Personnellement je n’ai jamais admis qu’au cours d’une discussion on cherchât à prendre l’avantage en exhibant son acte de naissance. Le simple fait qu’un de mes interlocuteurs a vingt ans alors que je dépasse la cinquantaine ne peut en fin de compte m’autoriser à penser que cela seul constituerait un exploit devant lequel je devrais m’incliner avec respect. Ce n’est pas l’âge qui importe, mais d’abord la souveraine compétence du regard qui sait voir les réalités de la vit sans fard et ensuite la force d’âme qui est capable de les supporter et de se sauver avec elles. > [!accord] Page 111 Par contre je me sens bouleversé très profondément par l’attitude d’un homme mûr qu’il soit jeune ou vieux – qui se sent réellement et de toute son âme responsable des conséquences de ses actes et qui, pratiquant l’éthique de responsabilité, en vient à un certain moment à déclarer : « je ne puis faire autrement. Je m’arrête là ! » Une telle attitude est authentiquement [echt] humaine et elle est émouvante. Chacun de nous, si son âme n’est pas encore entièrement morte, peut se trouver un jour dans une situation pareille. On le voit maintenant : l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la « vocation politique ».