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Auteur : [[Jack London]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
Temps de lecture : 7 minutes
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# Note
## LE RENÉGAT
> [!accord] Page 3
Je m’éveille au travail sitôt que le jour luit,
En priant le Seigneur de me donner courage,
Ou, si je meurs avant la nuit,
Que j’aie au moins bien fait l’ouvrage.
Amen !
> [!accord] Page 8
Sans répondre, il poursuivit son chemin du même train. Dans le quartier de la filature, des portes s’ouvraient de tous côtés, et il se trouva bientôt noyé dans une foule en marche à travers l’ombre. Au moment où il franchissait la porte de l’usine, le sifflet se fit entendre de nouveau. Il jeta un regard vers l’orient. Dans un ciel déchiqueté par les toits, une pâle lumière commençait à transparaître. Ce fut tout ce qu’il aperçut du jour avant de lui tourner le dos pour rejoindre son équipe.
> [!accord] Page 9
Ces gestes divers des deux mains s’accomplissaient simultanément et vivement. Puis on voyait sa main, comme un éclair, faire un nœud de tisserand et lâcher la bobine. Ce genre de nœud ne présentait aucune difficulté. Jeannot s’était vanté un jour de pouvoir le faire en dormant : ce n’était que trop vrai : il lui arrivait de passer des nuits longues d’un siècle à confectionner en rêve d’innombrables nœuds de tisserand.
> [!accord] Page 10
Elles avaient pour ainsi dire concouru à sa naissance, en tout cas à son éducation. Voilà douze ans, un fait divers intéressant s’était passé dans la salle des métiers de cette même filature. La mère de Jeannot s’étant évanouie, on l’avait allongée sur le plancher au milieu des machines tumultueuses. On avait dérangé de leurs métiers deux femmes d’un certain âge. Le contremaître était venu à leur aide, et quelques minutes après, l’atelier contenait un nouveau personnage qui n’y était pas entré par la porte. Jeannot venait de naître, ouvrant les oreilles aux trépidations, craquements et rugissements des métiers, respirant dans son premier souffle l’atmosphère chaude et humide épaissie par les effilochures, toussant dès son premier jour pour s’en débarrasser les poumons ; et depuis, il n’avait cessé de tousser pour le même motif.
> [!accord] Page 18
Quelques diversions s’étaient cependant produites dans sa vie, au moment où il changeait d’emploi et quand il était malade. À l’âge de six ans, il tenait le rôle de petit père et de petite mère envers Will et les autres plus jeunes. À sept ans, il entra dans la filature, pour enrouler les bobines. À huit ans, il trouva de l’ouvrage dans une autre filature. Sa nouvelle tâche était extraordinairement facile. Il n’avait qu’à rester assis, un petit bâton dans les mains, et à guider un flot de tissu qui coulait devant lui. Ce flot sortait de la mâchoire d’une machine, passait sur un rouleau chaud et continuait sa route ailleurs. Mais il devait rester toujours à la même place, dans un coin obscur, avec un bec de gaz allumé au-dessus de sa tête : lui-même faisait partie du mécanisme.
> [!accord] Page 19
Et il concevait des rêves merveilleux en regardant la fuite incessante du tissu. Mais ce travail ne lui procurait pas d’exercice, ne faisait aucun appel à son intelligence, si bien qu’il rêva de moins en moins, son esprit s’engourdit et devint somnolent. Néanmoins, il gagnait deux dollars par semaine, et deux dollars représentaient la différence entre la famine aiguë et l’insuffisance chronique de nourriture. Mais, à neuf ans, il perdit sa place. La rougeole en fut cause. Après sa guérison, il trouva de l’embauche dans une verrerie. Il était mieux payé, et le travail exigeait quelque habileté. C’était du travail aux pièces, et plus il se montrait adroit, plus il gagnait d’argent. Sous l’impulsion de ce stimulant, il s’affirma un ouvrier remarquable.
> [!accord] Page 20
Les machines fonctionnaient plus vite qu’à son premier embauchage, mais son esprit travaillait plus lentement. Ses nuits d’autrefois étaient pleines de songes : aujourd’hui, il ne rêvait plus du tout. Une fois il s’était senti amoureux, au début de la période où il guidait le tissu sur le rouleau chaud ; plus âgée que lui, presque jeune femme, il l’avait aperçue à distance une demi-douzaine de fois tout au plus. Mais cela n’avait aucune importance. Sur la surface de toile qui lui passait devant les yeux se peignait un avenir magnifique où il accomplissait des prodiges de travail, inventait des machines merveilleuses, devenait le patron de la filature et finissait par la prendre dans ses bras et lui déposer sur le font un chaste baiser.
> [!accord] Page 21
Et, à cette occasion, sa mère lui avait parlé d’un mets délicieux qu’elle confectionnerait quelque jour, qu’elle appelait une « île flottante », quelque chose de meilleur encore que le flan ! Pendant des années, il attendit le jour où il s’attablerait devant cette merveille, puis la relégua dans les limbes des choses idéales et inaccessibles.
> [!accord] Page 25
Pour lui, la vie était sans joie. Jamais il ne regardait défiler la procession des jours. Il passait les nuits dans un sommeil inconscient et spasmodique. Le reste du temps, il travaillait, et alors sa conscience devenait mécanique. À part cela, son esprit demeurait vide. Il ne professait aucun idéal et n’entretenait qu’une seule illusion, à savoir qu’il buvait d’excellent café. Il se réduisait à l’état de bête de somme, dépourvue de toute vie mentale ; cependant dans les cryptes inconnues de son cerveau, sans qu’il s’en rendît compte, s’opérait le pesage et le tri de toutes ses heures de travail, de tous les mouvements de ses mains, de tous les tiraillements de ses membres, et ces prodromes s’orientaient vers une future ligne de conduite, qui devait l’étonner lui-même autant que tout son petit monde.
> [!accord] Page 25
– Sais-tu ce que tu manges ? demanda enfin sa mère au désespoir.
Vaguement, il regarda le plat posé devant lui, puis elle-même.
– C’est de l’ « île flottante ! » annonça-t-elle triomphalement.
– Oh ! fit-il.
Et après deux cuillerées, il ajouta :
– Je crois que je n’ai pas faim ce soir.
Il laissa tomber la cuiller, repoussa sa chaise et se leva de table avec un air de lassitude.
– Je vais me coucher.
> [!accord] Page 27
Jeannot assis, le dos bombé, regardait fixement le sol. Il demeura dans la même posture longtemps après le départ du contremaître. Dehors, il faisait chaud, et dans l’après-midi il se reposa sur les marches. Ses lèvres remuaient de temps à autre. Il paraissait perdu dans des calculs sans fin.
> [!accord] Page 28
Cet après-midi-là, il termina sa tâche. Chaque jour, mais sans papier ni crayon, il revint s’asseoir sur le seuil. Il semblait s’intéresser prodigieusement à l’arbre unique qui poussait de l’autre côté de la rue. Il l’observait durant des heures, sans se lasser de voir le vent balancer les branches et faire frissonner les feuilles. Durant toute la semaine, il parut absorbé dans une profonde communion avec lui-même. Le dimanche, assis comme toujours sur les marches, il éclata de rire à plusieurs reprises, à la grande inquiétude de sa mère qui ne l’avait pas entendu rire depuis des années.
> [!accord] Page 30
En prononçant ces mots, il voyait en lui-même, avec une netteté éblouissante, l’arbre de l’autre côté de la rue. Cette vision semblait tapie sous ses paupières et prête à se réaliser quand il voudrait.
– Et ton travail ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
– Je ne travaillerai jamais plus !
– Mon Dieu, Jeannot ! pleurnicha-t-elle. Ne dis pas chose pareille !
> [!accord] Page 31
« Or, cette semaine, je n’ai pas bougé du tout. Voici des heures et des heures que je ne fais pas un seul geste. Et je trouve magnifique de rester assis là à ne rien faire pendant des heures et des heures. Jamais auparavant je n’avais goûté le bonheur : je n’en avais pas le loisir. J’ai remué tout le temps : ce n’est pas le moyen d’être heureux, et je ne remuerai plus. Désormais je m’immobilise, je m’assois, je me délasse, je me repose encore, et je recommence à me reposer !
> [!accord] Page 32
Tu ne m’as jamais élevé, répondit-il avec une bienveillance attristée. Je me suis élevé tout seul, maman, et j’ai élevé Will. Il est plus gras que moi, et plus lourd, et plus grand. Quand j’étais gosse, je crois bien que je n’ai pas eu suffisamment à manger. Peu d’années après la naissance de l’autre, j’étais à l’atelier et j’ai gagné la pâtée pour lui aussi. Mais tout cela est fini. Will peut se mettre à la besogne comme moi, ou aller au diable, je m’en fiche ! Je suis fatigué. Je pars. Ne veux-tu pas me dire adieu ?
> [!accord] Page 33
Les maisons et les usines devenaient plus rares et les espaces découverts se multipliaient à mesure qu’il approchait de la campagne. Enfin, laissant la ville derrière lui, il s’engagea dans un sentier de verdure ; il avait moins l’air d’un homme que d’une caricature d’humanité : morceau de vie tordu, rabougri, innommable, il se traînait comme un singe maladif, les bras pendants, les épaules rentrées en avant, la poitrine étroite ; grotesque et terrible.
> [!accord] Page 33
En passant près d’une petite gare, il se coucha dans l’herbe au pied d’un arbre, et resta là tout l’après-midi. Il somnolait de temps à autre, et ses muscles s’agitaient pendant son sommeil. Éveillé, il restait étendu sans mouvement, observant les oiseaux ou regardant le ciel à travers les branches de l’arbre protecteur. Une ou deux fois, il éclata d’un rire sans rapport avec rien de ce qu’il pouvait voir ou sentir.