Auteur : [[Thierry Metz]]
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# Note
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C’est que vivre a quelque chose de terriblement élémentaire. Chaque matin l’âme se réveille toute nue, et le travail, la douleur, les gens, l’absence sont debout, bras croisés, à l’attendre avec un dur regard d’examinateur. Mais chaque soir, quand la fatigue ne l’a pas anesthésié, [[Thierry Metz]] note la part respirable des heures qu’il a traversées.
> [!accord] Page 14
Le vrai travail – peut-être – est de se simplifier. De dire le moins possible mais d’écouter beaucoup. Ne rien emporter le matin, ne pas s’alourdir. Être graine pour revenir feuillage le soir. Retrouver la maison avec les mots ensoleillés du dehors.
> [!approfondir] Page 19
Des travaux, des besognes… Je sais : le soleil m’avait prévenu. Je n’attendais pas autre chose. Que des pierres, des gravats, des lenteurs… Qu’importe. Pourquoi bavarder là-dessus ? Dehors tu ne serais qu’un passant. Ou un renard. Ici : ton silence est la caverne du dieu. Tes gestes ont une âme.
> [!approfondir] Page 26
L’architecte est revenu. Je pense à ses plans. Un midi j’ai parcouru le double qui appartient au chef : un vrai livre. Tout est là. Tout ce que nous avons à faire est inscrit là, achevé, fini. On imagine le travail. Mais ce livre est-il complet ? Où sont les exécutants : les équipes, les mots et les gestes ? Qui nous parlera de l’inachevé où nous sommes toujours ? Le manœuvre n’a que quelques mots pour approcher cela. Le temps – le travail – nous montre des hommes mais les hommes, eux, ont-ils le temps de nous montrer ce qui a lieu derrière, où tout reste à faire ?
> [!approfondir] Page 29
— Et toi, tu es là depuis longtemps ? — Quelques jours. — Pas trop dur ? — La pioche. — Moi j’ai arrêté. Chômage. Je vais attendre le mois d’août pour chercher à nouveau. Ou peut-être la rentrée. J’ai le temps. De quel temps parle-t-il ? De celui qu’on ne voit jamais ou de l’autre, ouvert à tous ? D’une naissance ou d’une mort ?
> [!approfondir] Page 34
Pourquoi retourner là-bas, retrouver l’outil, recommencer ? Comment faire autrement ? Pas moyen d’avancer. Tout ce que j’avais apporté ici ne sert à rien. Le chantier reprend tout. M’isole. Me ramène au centre du travail. Je ne sais même pas s’il y a mouvement autour. On n’aperçoit rien.
> [!accord] Page 42
Pour ce travail de démolition on a besoin d’échafaudages. Un camion de l’entreprise nous en a livré ce matin. Une vraie tour Eiffel de barres, montants, garde-corps et les planches : une énorme brassée. J’aime bien les échafaudages ; en rêvant un peu, en se laissant aller, on peut s’y perdre, s’oublier. Plus ils sont hauts, plus les instants de vertige communiquent avec le présent, avec les mots d’en bas qui sont à l’origine du feu, du travail. Ce que dit un homme là-haut est fumée.
> [!approfondir] Page 47
On passe d’une chose à l’autre. Très vite. Pas moyen de s’arrêter une seconde pour désigner le nuage. Et plus loin : les violences. Personne ici ne pourrait parler du feu. Tout reste entre nous. Jamais dit. On n’est convié à rien puisqu’on n’a pas de mots. Que des outils… C’est tout. Écris ton poème maintenant.
> > [!cite] Note
> Cf Deleuze et le [[Mille Plateaux#^b1203a| langage des ouvrier]] avec des pelles comparer au langage des bourgeois avec des mots soutenus
> [!information] Page 51
Dehors ça défile. On entend les flonflons, le bastringue. Un alignement d’hommes là-bas. On cherche la fête qui n’a pas lieu alors on improvise avec des boîtes vides, des ballons, du sucre d’orge, du vin. Beaucoup de vin. Quelqu’un demande où sont les clowns. On lui montre un détachement de cavalerie, sorti du manège. On tourne en rond, ça se traîne, ça n’en finit plus. Des gens filment ça sur un fond rouge et bleu. J’éteins la T.V. Je sors du spectacle. Quelque part, dans les champs qui bordent la Garonne, m’attend la colère noire du coquelicot
> [!approfondir] Page 53
La journée s’éternise… On pourrait se contenter de ça, toujours, ne jamais en parler, vieillir. Le sommeil n’est pas loin, qui rôde, qui tourne… On pourrait se contenter de ça, passer d’un chantier à l’autre, mesurer encore et encore ce qui nous sépare du premier pas. Du dernier. Comment devenir rouge-gorge ici ? Nos chaussures de sécurité n’ont pas vocation d’aile. Mais elles laissent des traces. Pour défier, peut-être, un projet de pages blanches.
> [!approfondir] Page 56
Sous l’étoffe trop simple et qu’il veut trop gaie, Bernard cache une colère. Il la joue dans un rire qu’on dirait suspendu, comme à une branche, mais d’où s’échappent des frelons quand on l’enfume. Sorti de ce cactus il ne sait plus rire, plus entendre. Une accalmie dans la matinée m’a orienté dans cette direction : — Ça ne sert à rien de parler aux gens, ils ne t’écoutent pas, ils n’écoutent que leur âge. — Et toi tu les écoutes ? — Pour ce qu’ils racontent. Puis soudain, faisant retour à ce qu’il voit : — On se sert de nous. Maintenant nous sommes dans sa cellule, à hauteur de sa seule fenêtre : son travail. C’est nous ramener à la nôtre. Brusquement. Mais impossible de s’isoler, quelqu’un ouvre et ferme la porte sans arrêt, nous donnant toujours quelque chose à faire, la même chose, toute une vie. Bernard est loin de se douter que je l’entends et qu’il dit beaucoup en disant peu. Mais moi aussi je dois jouer l’idiot, être à ma façon celui qui ne sait pas, devenir sourd et muet pour aller jusqu’au livre
> [!approfondir] Page 57
Quelques hommes, des outils, des matériaux : le cercle est tracé, la ronde commence. D’abord dans le sens de l’outil, du gouvernail ; puis dans celui de l’homme, du navigateur. Mais l’île n’existe pas encore sur la carte, nul parmi nous ne peut crier : « Terre ! » La vigie qui nous égare a dressé un bûcher, là-haut, dans sa nacelle. Mais n’est-ce pas lui que nous avons choisi pour faire signe à notre place. Nos voix sont la sienne, notre absence n’a plus que ses mots pour veiller. La terre que cherche le manœuvre l’enferme dans une aventure qui efface sa personne, le laisse nu dans sa parole. Une éclipse a lieu, pendant laquelle il n’a que ses plans, en bas, et ceux de l’architecte, en haut, pour avancer. Le manœuvre n’est qu’une trace. Qu’il suit. Toutes ses images se consument dans ce mot.
> [!approfondir] Page 60
Le lundi est une eau froide, une pluie glacée. On s’y risque à petits pas comme des oiseaux traversant une flaque, en sautillant. Nos gestes, encore engourdis, ne déplacent pas plus d’une brindille à la fois. Le dormeur nous a laissés partir ce matin, après l’envoûtement qui n’était pas qu’un rêve. Comment prolonger ici ce qu’il nous disait dans sa sieste ? ici où tout est fixé d’avance, où ce qu’on voit a toujours le dernier mot, ne s’inspire que d’un regard immédiat ? Comment faire pour que surgisse à hauteur de ce regard la main ensemencée du dormeur ? On travaille, quelque chose avance : c’est le but. Est-ce le seul ? Faut-il qu’un langage s’isole de tout ça, s’absente, pour en parler ? Peut-être. Le manœuvre ne fait que ça du lundi au vendredi
> [!accord] Page 64
Des pelles et des pelles de sable, des sacs et encore des sacs de ciment : comment exprimer le vide par le vide, le plein par le plein ? Il suffit d’être ici, entre la pelle et le sac. Le manœuvre est bien placé : si près de la cible.