> [!info]+ Auteur : [[Jacques Rancière]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 43 minutes --- # Citation > [!bibliographie]+ > - [[Jacques RANCIÈRE, Le destin des images]] # Note ## I. Le destin des images > [!information] Page 3 En examinant comment une certaine idée du destin et une certaine idée de l’image se nouent dans ces discours apocalyptiques que porte l’air du temps, je voudrais poser la question : est-ce bien d’une réalité simple et univoque qu’ils nous parlent ? N’y-a-t-il pas, sous le même nom d’image, plusieurs fonctions dont l’ajustement problématique constitue précisément le travail de l’art ? À partir de là, il sera peut-être possible de réfléchir, sur une base plus ferme, à ce que sont les images de l’art et aux transformations contemporaines de leur statut. > [!information] Page 4 La réponse la plus couramment donnée par les contempteurs du « visuel » est celle-ci : l’image télévisuelle n’a pas d’autre, en raison de sa nature même : elle porte en effet sa lumière en elle-même, quand l’image cinématographique la tient d’une source extérieure. C’est ce que résume Régis Debray dans un livre intitulé Vie et mort de l’image : « L’Image ici a sa lumière incorporée. Elle se révèle elle-même. Se sourçant en soi, la voilà à nos yeux cause de soi. Définition spinoziste de Dieu ou de la substance1. » > [!accord] Page 4 Mais les propriétés techniques du tube cathodique sont une chose, les propriétés esthétiques des images que nous voyons sur l’écran en sont une autre. Précisément l’écran se prête à accueillir aussi bien les performances de Questions pour un champion que celles de la caméra de Bresson. Il est donc clair que ce sont ces performances qui sont intrinsèquement différentes. La nature du jeu que la télévision nous propose et des affects qu’il suscite en nous est indépendante du fait que la lumière vienne de notre appareil. ### L’altérité des images > [!accord] Page 7 Les « images » de Bresson, ce ne sont pas un âne, deux enfants et un adulte ; pas non plus seulement la technique du cadre rapproché et les mouvements de caméra ou fondus enchaînés qui l’élargissent. Ce sont des opérations qui lient et disjoignent le visible et sa signification ou la parole et son effet, qui produisent et déroutent des attentes. Ces opérations ne découlent pas des propriétés du médium cinématographique. > [!accord] Page 8 L’image n’est jamais une réalité simple. Les images de cinéma sont d’abord des opérations, des rapports entre le dicible et le visible, des manières de jouer avec l’avant et l’après, la cause et l’effet. Ces opérations engagent des fonctions-images différentes, des sens différents du mot image. Deux plans ou enchaînements de plans cinématographiques peuvent ainsi relever d’une imagéité différente. Et inversement un plan cinématographique peut relever du même type d’imagéité qu’une phrase romanesque ou un tableau. > [!accord] Page 9 C’est en ce sens-là que l’art est fait d’images, qu’il soit ou non figuratif, qu’on y reconnaisse ou non la forme de personnages et de spectacles identifiables. Les images de l’art sont des opérations qui produisent un écart, une dissemblance. Des mots décrivent ce que l’œil pourrait voir ou expriment ce qu’il ne verra jamais, ils éclairent ou obscurcissent à dessein une idée. Des formes visibles proposent une signification à comprendre ou la soustraient. Un mouvement de caméra anticipe un spectacle et en découvre un autre, un pianiste attaque une phrase musicale « derrière » un écran noir. Toutes ces relations définissent des images. > [!information] Page 9 Cela veut dire deux choses. Premièrement les images de l’art sont, en tant que telles, des dissemblances. Deuxièmement l’image n’est pas une exclusivité du visible. Il y a du visible qui ne fait pas image, il y a des images qui sont toutes en mots. Mais le régime le plus courant de l’image est celui qui met en scène un rapport du dicible au visible, un rapport qui joue en même temps sur leur analogie et sur leur dissemblance. Ce rapport n’exige aucunement que les deux termes soient matériellement présents. Le visible se laisse disposer en tropes significatifs, la parole déploie une visibilité qui peut être aveuglante. ### Image, ressemblance, archi-ressemblance > [!information] Page 12 L’archi-ressemblance, c’est la ressemblance originaire, la ressemblance qui ne donne pas la réplique d’une réalité mais témoigne immédiatement de l’ailleurs d’où elle provient. Cette archi-ressemblance, c’est cela l’altérité que nos contemporains revendiquent au compte de l’image ou dont ils déplorent qu’elle se soit évanouie avec elle. Mais, à la vérité, elle ne s’évanouit jamais > [!information] Page 13 Barthes veut faire valoir, contre le multiple dispersif des opérations de l’art et des jeux de la signification, l’immédiate altérité de l’Image, c’est-à-dire, stricto sensu, l’altérité de l’Un. Il veut établir un rapport direct entre la nature indicielle de l’image photographique et le mode sensible selon lequel elle nous affecte : ce punctum, cet effet pathique immédiat qu’il oppose au studium, soit aux renseignements que transmet la photographie et aux significations qu’elle accueille. Le studium fait de la photographie un matériau à déchiffrer et expliquer. Le punctum, lui, nous frappe imédiatement de la puissance effective du ça-a-été : ça, c’est-à-dire cet être qui, indiscutablement a été devant le trou de la chambre obscure, dont le corps a émis les radiations, captées et imprimées par la chambre noire, qui viennent me toucher ici et maintenant à travers le « milieu charnel » de la lumière « comme les rayons différés d’une étoile2 ». > [!approfondir] Page 14 Le sémiologue se repent d’avoir passé une bonne partie de sa vie à dire : Attention ! Ce que vous prenez pour une évidence visible est en fait un message crypté par lequel une société ou un pouvoir se légitime en se naturalisant, en se fondant dans l’évidence sans phrase du visible. Il tord le baton dans l’autre sens en valorisant, au titre du punctum, l’évidence sans phrase de la photographie pour rejeter dans la platitude du studium le déchiffrement des messages. > [!accord] Page 14 Le premier montrait que l’image était en fait le véhicule d’un discours muet qu’il s’employait à traduire en phrases. Le second nous dit que l’image nous parle au moment où elle se tait, où elle ne nous transmet plus aucun message. L’un et l’autre conçoivent l’image comme une parole qui se tait. L’un faisait parler son silence, l’autre fera de ce silence l’annulation de tout bavardage. Mais tous deux jouent sur la même convertibilité entre deux puissances de l’image : l’image comme présence sensible brute et l’image comme discours chiffrant une histoire. ### D’un régime d’imagéité à un autre > [!information] Page 15 Car le régime représentatif des arts n’est pas le régime de la ressemblance auquel s’opposerait la modernité d’un art non figuratif, voire d’un art de l’irreprésentable. C’est le régime d’une certaine altération de la ressemblance, c’est-à-dire d’un certain système de rapports entre le dicible et le visible, entre le visible et l’invisible. L’idée de la picturalité du poème qu’engage le célèbre Ut pictura poesis définit deux rapports essentiels : premièrement, la parole fait voir, par la narration et la description, un visible non présent. Deuxièmement elle fait voir ce qui n’appartient pas au visible, en renforçant, atténuant ou dissimulant l’expression d’une idée, en faisant sentir la force ou la retenue d’un sentiment. > [!accord] Page 16 La rupture avec ce système, ce n’est pas que l’on peigne des carrés blancs ou noirs à la place des guerriers antiques. Ce n’est pas non plus, comme le veut la vulgate moderniste, que se défasse toute correspondance entre l’art des mots et celui des formes visibles. C’est que les mots et les formes, le dicible et le visible, le visible et l’invisible se rapportent les uns aux autres selon des procédures nouvelles > [!accord] Page 16 Dans le régime nouveau, le régime esthétique des arts, qui se constitue au XIXe siècle, l’image n’est plus l’expression codifiée d’une pensée ou d’un sentiment. Elle n’est plus un double ou une traduction, mais une manière dont les choses mêmes parlent et se taisent. Elle vient, en quelque sorte, se loger au cœur des choses comme leur parole muette. > > [!cite] Note > elle devient support ? > [!accord] Page 17 Il n’y a donc pas lieu d’opposer à l’art des images on ne sait quelle intransitivité des mots du poème ou des touches du tableau. C’est l’image elle-même qui a changé, et l’art qui est devenu un déplacement entre ces deux fonctions-images, entre le déroulement des inscriptions portées par les corps et la fonction interruptive de leur présence nue, sans signification. Cette puissance double de l’image, la parole littéraire l’a gagnée en nouant un rapport nouveau avec la peinture. > [!accord] Page 18 La photographie est devenue un art en mettant ses ressources techniques propres au service de cette double poétique, en faisant parler deux fois le visage des anonymes, comme témoins muets d’une condition inscrite directement sur leurs traits, leurs habits, leur cadre de vie et comme détenteurs d’un secret que nous ne saurons jamais, un secret dérobé par l’image même qui nous les livre. La théorie indicielle de la photographie comme peau décollée des choses ne fait que donner la chair du fantasme à la poétique romantique du tout parle, de la vérité gravée sur le corps même des choses. > [!accord] Page 19 Effacer cette généalogie qui rend nos « images » sensibles et pensables, effacer, pour garder la photographie pure de tout art, les traits qui font qu’une chose en notre temps est ressentie par nous comme de l’art, c’est le prix assez lourd dont se paie la volonté de libérer la jouissance des images de l’emprise sémiologique. Ce qu’efface le simple rapport de l’impression machinique au punctum, c’est toute l’histoire des rapports entre trois choses : les images de l’art, les formes sociales de l’imagerie et les procédures théoriques de la critique de l’imagerie. > [!accord] Page 20 Le moment de cet échange nouveau entre les images de l’art et le commerce de l’imagerie sociale est aussi celui où se sont formés les éléments des grandes herméneutiques qui ont voulu apppliquer au déferlement des images sociales et marchandes les procédures d’étonnement et de déchiffrement initiées par les formes littéraires nouvelles. C’est le moment où [[Karl Marx|Marx]] nous apprend à déchiffrer les hiéroglyphes écrits sur le corps apparemment sans histoire de la marchandise et à pénétrer dans l’enfer productif caché derrière les phrases de l’économie, comme Balzac nous a appris à déchiffrer une histoire sur un mur ou un habit et à entrer dans les cercles souterrains qui détiennent le secret des apparences sociales. Après quoi Freud viendra enseigner, en résumant la littérature d’un siècle, comment l’on peut trouver dans les détails les plus insignifiants la clef d’une histoire et la formule d’un sens, quitte à ce que ce sens s’origine lui-même dans quelque non-sens iréductible. ### La fin des images est derrière nous > [!accord] Page 22 Ce qu’on peut alors appeler proprement destin des images, c’est le destin de cet entrelacement logique et paradoxal entre les opérations de l’art, les modes de circulation de l’imagerie et le discours critique qui renvoie à leur vérité cachée les opérations de l’un et les formes de l’autre. C’est cet entrelacement de l’art et du non-art, de l’art, de la marchandise et du discours que cherche à effacer le discours médiologique contemporain, en entendant par là, au-delà de la discipline déclarée comme telle, l’ensemble des discours qui veulent déduire des propriétés des appareils de production et de diffusion les formes d’identité et d’altérité propres aux images. Ce que les oppositions simples de l’image et du visuel ou du punctum et du studium proposent c’est le deuil d’un certain âge de cet entrelacement, celui de la sémiologie comme pensée critique des images. > [!information] Page 22 La critique des images, telle que l’illustra exemplairement le Barthes des Mythologies était ce mode de discours qui traquait les messages de la marchandise et du pouvoir dissimulés dans l’innocence de l’imagerie médiatique et publicitaire ou dans la prétention d’autonomie de l’art. Ce discours était lui-même au centre d’un dipositif ambigu. D’un côté, il voulait seconder les efforts de l’art pour se libérer de l’imagerie, pour acquérir une maitrise de ses propres opérations, de son propre pouvoir de subversion à l’égard de la domination politique et marchande. De l’autre, il semblait s’accorder avec une conscience politique visant un au-delà où les formes de l’art et les formes de la vie ne seraient plus reliées par les formes équivoques de l’imagerie mais tendraient à s’identifier directement les unes avec les autres > [!information] Page 23 La fin des images est bien plutôt un projet historique qui est derrière nous, une vision du devenir moderne de l’art qui s’est jouée entre les années 1880 et les années 1920, entre le temps du symbolisme et celui du constructivisme. C’est en effet pendant cette période que s’est affirmé de multiples façons le projet d’un art délivré des images, c’est-à-dire délivré non pas simplement de la figuration ancienne mais de la tension nouvelle entre la présence nue et l’écriture de l’histoire sur les choses, délivré en même temps de la tension entre les opérations de l’art et les formes sociales de la ressemblance et de la reconnaissance. Ce projet a pris deux grandes formes, plus d’une fois mêlées l’une à l’autre : l’art pur, conçu comme art dont les performances ne feraient plus image mais réaliseraient directement l’idée en forme sensible auto-suffisante ; ou bien l’art qui se réalise en se supprimant, qui supprime l’écart de l’image pour identifier ses procédures aux formes d’une vie tout entière en acte et ne séparant plus l’art du travail ou de la politique. > [!information] Page 24 Au titre de la deuxième forme, nous pouvons penser aux œuvres et aux programmes de l’époque simultanéiste, futuriste et constructiviste : une peinture, comme la conçoivent Boccioni, Balla ou Delaunay, une peinture dont le dynamisme plastique épouse les mouvements accélérés et les métamorphoses de la vie moderne ; une poésie futuriste, en phase avec la vitesse des voitures ou le crépitement des mitrailleuses ; un théâtre à la Meyerhold, inspiré des pures performances du cirque ou inventant les formes de la biomécanique pour homogénéiser les jeux scéniques avec les mouvements de la production et de l’édification socialistes ; un cinéma de l’oeil-machine vertovien, rendant synchrones toutes les machines : les petites machines des bras et des jambes de l’animal humain et les grandes machines à turbines et pistons ; un art pictural des pures formes suprématistes, homogène avec la construction architecturale des formes de la vie nouvelle ; un art graphique à la Rodtchenko, conférant aux lettres des messages transmis et aux formes des avions représentés le même dynamisme géométrique, en harmonie avec le dynamisme des constructeurs et pilotes de l’aviation soviétique comme avec celui des constructeurs du socialisme. > [!approfondir] Page 25 L’écart de l’image a alors repris ses droits, dans l’absolutisation surréaliste de l’« explosante fixe » ou dans la critique marxiste des apparences. Cétait déjà le deuil de la « fin des images » que portait l’énergie mise par le sémiologue à pourchasser les messages cachés dans les images pour purifier en même temps les surfaces d’inscription des formes de l’art et la conscience des acteurs des révolutions à venir. Surfaces à purifier et consciences à instruire étaient les membra disjecta de l’identité « sans image », de l’identité perdue des formes de l’art et de formes de la vie. Le travail du deuil fatigue, comme tous les travaux. ^26680e > [!approfondir] Page 26 Mais le jeu à trois de la production sociale des ressemblances, des opérations artistiques de dissemblance et de la discursivité des symptômes ne se laisse pas ramener à ce battement simple du principe de plaisir et de la pulsion de mort. En témoigne peut-être la tripartition que nous présentent aujourd’hui les expositions vouées aux « images », mais aussi la dialectique qui affecte chaque type d’image et mêle ses légitimations et ses pouvoirs à ceux des deux autres. ### Image nue, image ostensive, image métamorphique > [!information] Page 29 Aussi est-elle amenée à s’interroger sur la radicalité de ses pouvoirs, à vouer ses opérations à des tâches plus modestes. Elle entend jouer avec les formes et les produits de l’imagerie plutôt que d’en opérer la démystification. Ce glissement entre deux attitudes était sensible dans une exposition récente, présentée à Minneapolis sous le titre Let’s entertain et à Paris sous celui d’Au-delà du spectacle. Le titre américain invitait à la fois à jouer le jeu d’un art délesté de son sérieux critique et à marquer la distance critique vis-à-vis de l’industrie des loisirs. Le titre français jouait, lui, sur la théorisation du jeu comme l’opposé actif du spectacle passsif dans les textes de Guy Debord. Le spectateur se trouvait ainsi appelé à donner leur valeur métaphorique au manège de Charles Ray ou au baby-foot géant de Maurizio Cattelan et à prendre la mi-distance du jeu avec les images médiatiques, sons disco ou mangas commerciales retraités par d’autres artistes. > [!accord] Page 31 Les clichés des reporters de 1945 appellent ainsi deux regards distincts. Le premier voit la violence infligée par des humains invisibles à d’autres humains dont la douleur et l’épuisement nous font face et suspendent toute appréciation esthétique. Le second voit non la violence et la douleur mais un processus de déshumanisation, la disparition des frontières entre l’humain, l’animal et le minéral. Or ce second regard est luimême le produit d’une éducation esthétique, d’une certaine idée de l’image. > [!approfondir] Page 34 La production visuelle de la pure présence iconique, revendiquée par le discours du cinéaste, n’est elle-même possible que par le travail de son contraire : la poétique schlégélienne du mot d’esprit qui invente, entre les fragments de films, les bandes d’actualité, photos, reproductions de tableaux et autres toutes les combinaisons, tous les écarts ou rapprochements, propres à susciter des formes et des significations nouvelles. Cela suppose l’existence d’un Magasin/Bibliothèque/Musée infini où tous les films, tous les textes, les photographies et les tableaux coexistent, et où tous soient décomposables en éléments dotés chacun d’une triple puissance : la puissance de singularité (le punctum) de l’image obtuse ; la valeur d’enseignement (le studium) du document portant la trace d’une histoire et la capacité combinatoire du signe, susceptible de s’associer avec n’importe quel élément d’une autre série pour composer à l’infini de nouvelles phrases-images. ### Sans commune mesure ? > [!accord] Page 38 La continuité même de cette valorisation de l’Incommensurable risque de nous rendre indifférents à la pertinence du jugement qui y fait entrer telle ou telle œuvre, mais aussi à la signification même des termes. Aussi prendrai-je pour ma part ce titre comme une invitation à reposer les questions, à nous demander : Qu’est-ce-que cela veut dire au juste « sans commune mesure » ? Par rapport à quelle idée de mesure et à quelle idée de communauté ? Peut-être y-a-t-il plusieurs sortes d’incommensurabilité. Peut-être chacune de ces incommensurabilités est-elle elle-même la mise en œuvre d’une certaine forme de communauté. > [!information] Page 41 C’est donc la péroraison de la leçon inaugurale de [[Michel Foucault|Foucault]] qui doit donner le liant des images. Godard l’a mise ici comme il avait, vingt ans plus tôt, dans La Chinoise, introduit une autre péroraison également brillante : celle par laquelle Louis Althusser avait conclu le plus inspiré de ses textes, son article d’Esprit sur le Piccolo Teatro, Bertolazzi et Brecht : « Je me retourne. Et à nouveau m’assaille la question…11 » C’était alors Guillaume Meister, le militant/comédien incarné par Jean-Pierre Léaud, qui littéralisait le propos en se retournant effectivement pour marteler le texte, le regard droit dans les yeux d’un interviewer imaginaire > [!approfondir] Page 42 L’histoire, c’était cet « assemblage d’actions » qui, depuis [[Aristote]], définissait la rationalité du poème. Cette mesure ancienne du poème selon un schéma de causalité idéal – l’enchaînement par la nécessité ou la vraisemblance –, c’était aussi une certaine forme d’intelligibilité des actions humaines. C’était elle qui instituait une communauté des signes et une communauté entre « les signes » et « nous » : combinaison d’éléments selon des règles générales et communauté entre l’intelligence productrice de ces combinaisons et les sensibilités appelées à en éprouver le plaisir. ^6c6677 > [!information] Page 44 Il y a ensuite la version dramatique et dialectique d’[[Theodor W. Adorno|Adorno]]. La modernité artistique y met en scène le conflit de deux séparations, ou, si l’on veut, de deux incommensurabilités. Car la séparation rationnelle des sphères d’expérience est en fait l’œuvre d’une certaine raison, la raison calculatrice d’Ulysse qui s’oppose au chant des sirènes, la raison qui sépare le travail et la jouissance. L’autonomie des formes artistiques, la séparation des mots et des formes, de la musique et des formes plastiques, de l’art savant et des formes de divertissement prennent alors un autre sens. Elles écartent les pures formes de l’art des formes de la vie quotidienne et marchande esthétisée qui dissimulent la fracture. Elles permettent ainsi que la tension solitaire de ces formes autonomes manifeste la séparation première qui les fonde, fasse apparaître l’« image » du refoulé et rappelle l’exigence d’une vie non séparée. ^975336 > [!approfondir] Page 44 Il y a enfin la version pathétique dont témoignent les derniers livres de Lyotard. L’absence de commune mesure s’y appelle catastrophe. Et il s’agit alors d’opposer non plus deux séparations mais deux catastrophes. La séparation de l’art y est en effet assimilée à la cassure originelle du sublime, à la défection de tout rapport stable entre idée et présentation sensible. Cette incommensurabilité est elle-même pensée comme la marque de cette puissance de l’Autre dont la dénégation, dans la raison occidentale, a produit la folie exterminatrice. Si l’art moderne doit préserver la pureté de ses séparations, c’est pour inscrire la marque de cette catastrophe sublime dont l’inscription fait aussi témoignage contre la catastrophe totalitaire – celle des génocides, mais aussi celle de la vie esthétisée, c’est-à-dire, en fait, anesthésiée. > [!information] Page 46 Le mélange des matérialités est idéel avant d’être réel. Sans doute a-t-il fallu attendre l’âge cubiste et dadaïste pour voir apparaître sur les toiles des peintres les mots des journaux, des poèmes ou des tickets d’autobus ; l’âge de Nam June Paik pour transformer en sculptures les hauts parleurs voués à la diffusion des sons et les écrans destinés à la reproduction des images ; l’âge de Wodiczko ou de Pipilloti Rist pour projeter des images mobiles sur les statues des Pères fondateurs ou sur des bras de fauteuils, et celui de Godard pour inventer des contrechamps dans un tableau de Goya. ### La phrase-image et la grande parataxe > [!information] Page 48 Appelons cela la grande parataxe. Au temps de Flaubert, la grande parataxe, cela peut être l’effondrement de tous les sytèmes de raisons des sentiments et des actions au profit de l’aléa des brassages indifférents d’atomes. Un peu de poussière qui brille dans le soleil, une goutte de neige fondue tombant sur la moire d’une ombrelle, un brin de feuillage au museau d’un âne sont les tropes de la matière qui inventent des amours en égalant leur raison à la grande absence de raison des choses. Au temps de Zola, ce sont les empilements de légumes, charcuteries, poissons et fromages du Ventre de Paris ou les cascades de tissus blancs embrasés par le feu de la consommation d’Au Bonheur des Dames. > [!information] Page 49 La commune mesure nouvelle, ainsi opposée à l’ancienne, est celle du rythme, de l’élément vital de chaque atome sensible délié qui fait passer l’image dans le mot, le mot dans la touche, la touche dans la vibration de la lumière ou du mouvement. On peut le dire autrement : la loi du « profond aujourd’hui », la loi de la grande parataxe, c’est qu’il n’y a plus de mesure, il n’y a que du commun. C’est le commun de la démesure ou du chaos qui donne désormais sa puissance à l’art. > [!approfondir] Page 49 D’un côté, la grande explosion, l’« affeux rire de l’idiot », nommé par Rimbaud mais expérimenté ou redouté par tout l’âge qui va de Baudelaire à Artaud, en passant par Nietzsche, Maupassant, Van Gogh, Andreï Biely ou Virginia Woolf. De l’autre, le consentement à la grande égalité marchande et langagière ou à la grande manipulation des corps ivres de communauté. La mesure de l’art esthétique a dû alors se construire comme mesure contradictoire, nourrie de la grande puissance chaotique des éléments déliés mais propre, par là même, à séparer ce chaos – ou cette « bêtise » – de l’art des fureurs de la grande explosion ou de la torpeur du grand consentement. > [!approfondir] Page 50 L’image, elle, est devenue la puissance active, disruptive, du saut, celle du changement de régime entre deux ordres sensoriels. La phrase-image est l’union de ces deux fonctions. Elle est l’unité qui dédouble la force chaotique de la grande parataxe en puissance phrastique de continuité et puissance imageante de rupture. Comme phrase, elle accueille la puissance parataxique en repoussant l’explosion schizophrénique. Comme image, elle repousse de sa force disruptive le grand sommeil du ressassement indifférent ou la grande ivresse communielle des corps. La phrase-image retient la puissance de la grande parataxe et s’oppose à ce qu’elle se perde dans la schizophrénie ou dans le consensus. On peut penser à ces filets tendus sur le chaos par lesquels [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]] et [[Félix Guattari|Guattari]] définissent la puissance de la philosophie ou de l’art ^2d920f > [!approfondir] Page 51 Je le ferai seulement par une médiation, celle de l’écrivain entre tous appliqué à séparer la bêtise de l’art de celle du monde, le même qui doit se dire à haute voix ses phrases car autrement il n’y voit « que du feu ». Si Flaubert « n’y voit pas » dans ses phrases, c’est qu’il écrit à l’âge de la voyance et que l’âge de la voyance est précisément celui où une certaine « vue » s’est perdue, où le dire et le voir sont entrés dans un espace de communauté sans distance et sans correspondance. Le résultat est qu’on ne voit rien : on ne voit pas ce que dit ce qu’on voit, ni ce que donne à voir ce qu’on dit. Il faut donc entendre, se fier à l’oreille. C’est elle qui, en repérant une répétition ou une assonance, fera savoir que la phrase est fausse, c’est-à-dire qu’elle n’a pas le bruit du vrai, le souffle du chaos traversé et maîtrisé14. La phrase juste est celle qui fait passer la puissance du chaos en la séparant de l’explosion schizophrénique et de l’hébètement consensuel. ### La gouvernante, l’enfant juif et le professeur > [!information] Page 57 L’épisode met donc en strict parallèle deux captations : la captation des foules allemandes par l’idéologie nazie et celle des foules cinématographiques par Hollywood. C’est dans ce parallèle que viennent s’inscrire les éléments intermédiaires : un plan d’homme/oiseau emprunté au Judex de Franju ; un plan rapproché sur les yeux d’Antonioni, le cinéaste paralysé, aphasique, dont toute la puissance s’est retirée dans le regard ; le profil de Fassbinder, le cinéaste exemplaire de l’Allemagne d’après la catastrophe, hantée par des spectres que figurent ici des apparitions quasi-subliminales de cavaliers issus de La Mort de Siegfried de Fritz Lang > [!approfondir] Page 58 C’est la vertu de la phrase-image en elle-même, c’est-à-dire le nœud mystérieux de deux rapports énigmatiques. C’est d’abord le rapport matériel de la bougie tenue par la muette de fiction et de l’enfant juif trop réel qu’elle semble éclairer. Tel est en effet le paradoxe. Ce n’est pas l’extermination qui doit éclairer l’histoire mise en scène par Siodmak mais bien le contraire : c’est le noir et blanc du cinéma qui doit projeter sur l’image du ghetto cette puissance d’histoire qu’il tient des grands opérateurs allemands à la Karl Freund qui ont, nous dit Godard, inventé par avance les éclairages de Nuremberg, et que ceuxci tenaient eux-mêmes de Goya, de Callot ou de Rembrandt et de son « terrible noir et blanc ». Et il en va de même pour le second rapport énigmatique que comporte la phrase-image : le rapport des phrases de [[Michel Foucault|Foucault]] au plan et à la photo qu’elles sont censées relier > [!accord] Page 59 Comment penser ce choc et son effet ? Il ne suffit pas pour le comprendre d’invoquer les vertus de la fragmentation et de l’intervalle qui défont la logique de l’action. Fragmentation, intervalle, coupure, collage, montage, toutes ces notions volontiers prises comme critères de la modernité artistique peuvent recevoir des significations très diverses, voire opposées. ### Montage dialectique, montage symbolique > [!accord] Page 61 La rencontre des incompatibles y met en évidence le pouvoir d’une autre communauté imposant une autre mesure, elle impose la réalité absolue du désir et du rêve. Mais ce peut être aussi le photo-montage militant à la John Heartfield qui fait apparaître l’or capitaliste dans le gosier d’Adolf Hitler, c’est-à-dire la réalité de la domination économique derrière le lyrisme de la révolution nationale, ou, quarante ans plus tard, celui de Martha Rosler qui « transporte à domicile » la guerre vietnamienne en mélangeant ses images avec celles des publicités pour le bonheur domestique américain. > [!accord] Page 61 Dans tous ces cas, il s’agit de faire apparaître un monde derrière un autre : le conflit lointain derrière le confort du home, les homeless expulsés par la rénovation urbaine derrière les buildings neufs et les emblèmes anciens de la cité, l’or de l’exploitation derrière les rhétoriques de la communauté ou les sublimités de l’art, la communauté du capital derrière toutes les séparations de domaines et la guerre des classes derrière toutes les communautés. Il s’agit d’organiser un choc, de mettre en scène une étrangeté du familier, pour faire apparaître un autre ordre de mesure qui ne se découvre que par la violence d’un conflit. La puissance de la phrase-image qui joint les hétérogènes est alors celle de l’écart et du heurt qui révèle le secret d’un monde, c’est-à-dire l’autre monde dont la loi s’impose derrière ses apparences anodines ou glorieuses. > [!information] Page 62 Si la manière dialectique vise, par le choc des différents, le secret d’un ordre hétérogène, la manière symboliste assemble les éléments dans la forme du mystère. Mystère ne veut pas dire énigme ou mysticité. Mystère est une catégorie esthétique, élaborée par Mallarmé et explicitement reprise par Godard. Le mystère est une petite machine de théâtre qui fabrique de l’analogie, qui permet de reconnaître la pensée du poète dans les pieds de la danseuse, le pli d’une étole, le dépli d’un éventail, l’éclat d’un lustre ou le mouvement inattendu d’un ours dressé. > [!information] Page 64 Ce pouvoir d’enchaînement, le simple rapport de deux éléments visibles est apparemment incapable de le produire. Le visible n’arrive pas à se phraser en continu, à donner la mesure du « sans commune mesure », la mesure du mystère. Le cinéma, dit Godard, n’est pas un art, pas une technique. Il est un mystère. Je dirais pour ma part qu’il ne l’est pas par essence, qu’il l’est tel qu’il est ici phrasé par Godard. Il n’y a pas d’art qui appartienne spontanément à l’une ou à l’autre forme de combinaison des hétérogènes. Il faut ajouter que ces deux formes elles-mêmes ne cessent d’entremêler leurs logiques. > [!accord] Page 65 Le montage de Godard offre sans doute le meilleur exemple de la proximité extrême des logiques opposées. Il montre comment les mêmes formes de jonction des hétérogènes peuvent basculer du pôle dialectique au pôle symboliste. Connecter sans fin, comme il le fait, un plan d’un film avec le titre ou le dialogue d’un autre, une phrase de roman, un détail de tableau, le refrain d’une chanson, une photographie d’actualité ou un message publicitaire, c’est toujours faire deux choses en même temps : organiser un choc et construire un continuum. > [!accord] Page 65 L’espace des chocs et celui du continuum peuvent même porter le même nom, celui d’Histoire. L’Histoire, ce peut être en effet deux choses contradictoires : la ligne discontinue des chocs révélateurs ou le continuum de la co-présence. La liaison des hétérogènes construit et réfléchit en même temps un sens d’histoire qui se déplace entre ces deux pôles > [!accord] Page 66 Le message politique porté par cette entrée en matière n’était rien moins qu’évident. Mais la séquence « publicitaire », parce qu’elle renvoyait à une grammaire acquise de la lecture « politique » des signes, suffisait à assurer une vision dialectique du film et à indexer la cavale amoureuse au registre de la dérive critique. Raconter une histoire policière sans queue ni tête, montrer les deux jeunes en cavale prenant leur petit déjeuner avec un renard et un perroquet, cela entrait sans problème dans une tradition critique de dénonciation de la vie quotidienne aliénée. > [!approfondir] Page 66 Cela voulait dire aussi que la liaison insolite du texte de la « grande culture » et des manières de vivre décontractées d’un jeune homme des temps de la Nouvelle Vague suffisait à nous rendre indifférents au contenu du texte d’Elie Faure lu par Ferdinand. Or ce texte consacré à Velasquez disait déjà, à propos de la peinture, la même chose que Godard vingt ans plus tard fera dire au texte de [[Michel Foucault|Foucault]] sur le langage. Velasquez, dit en substance Elie Faure, a mis sur la toile « représentant » les souverains et les princesses d’une dynastie décadente tout autre chose : la puissance de l’espace, la poussière impondérable, les caresses impalpables de l’air, l’expansion progressive de l’ombre et de la clarté, les palpitations colorées de l’atmosphère19. La peinture est chez lui le phrasé de l’espace, et l’écriture de l’histoire de l’art pratiquée par Elie Faure résonne en écho comme le phrasé de l’histoire. > [!accord] Page 67 Cette logique dialectique, c’est encore celle qui inspirait, dans les années 1970, les photomontages de Martha Rosler, liant le bonheur américain à l’horreur vietnamienne. Or, si anti-américain que soit le Godard des Histoire(s), sa lecture est strictement inverse : Elisabeth Taylor n’est pas coupable de son bonheur égoïste, indifférent aux horreurs du monde. Elle a positivement mérité ce bonheur parce que George Stevens a positivement filmé les camps et qu’il a ainsi accompli la tâche de la phrase-image cinématographique : constituer non pas la « robe sans couture de la réalité » mais le tissu sans trou de la co-présence, ce tissu qui autorise et efface à la fois toutes les coutures ; constituer le monde des « images » comme monde de la co-appartenance et de l’entre-expression généralisées. > [!approfondir] Page 72 Le paradoxe des Histoire(s) du cinéma ne se situerait donc pas là où il semblait d’abord : dans la conjonction d’une poétique anti-textuelle de l’icône et d’une poétique du montage qui fait de ces icônes les éléments indéfiniment combinables et échangeables d’un discours. La poétique des Histoire(s) ne fait que radicaliser la puissance esthétique de la phrase-image comme combinaison des opposés. Le paradoxe est ailleurs: ce monument était comme un adieu, un chant funèbre à la gloire d’un art et d’un monde de l’art disparus, au bord de l’entrée dans la catastrophe dernière. Or les Histoires(s) pourraient bien avoir signalé tout autre chose : non point l’entrée dans quelque crépuscule de l’humain mais cette tendance néo-symboliste et néo-humaniste de l’art contemporain. ## III. La peinture dans le texte > [!accord] Page 73 La réponse la plus répandue se présente sous la forme d’une tautologie apparemment irréfutable. Le propre du fait pictural est de n’utiliser que les moyens propres à la peinture : les pigments colorés et la surface plane à deux dimensions. La simplicité de cette réponse a fait sa fortune, de Maurice Denis à Clement Greenberg. Elle laisse pourtant subsister bien des équivoques. Tout le monde admettra que le propre d’une activité soit de se servir des moyens qui lui sont propres. Mais un moyen est propre à une activité pour autant qu’il est propre à réaliser la fin qui lui est propre. On ne définit pas la fin propre du travail d’un maçon par la matière qu’il travaille et les instruments qu’il utilise. > [!accord] Page 75 La même surface doit remplir une double tâche : elle doit n’être qu’elle-même et elle doit être la démonstration du fait qu’elle n’est qu’elle-même. Le concept de medium assure cette identité clandestine des contraires. « Utiliser seulement le medium propre à un art », cela veut dire deux choses. D’un côté, c’est faire une pure opération technique : le geste d’écraser une matière picturale sur une surface appropriée. Reste à savoir quel est le « propre » de cette appropriation et qu’est-ce qui permet, en conséquence, de désigner cette opération comme art pictural. Il faut pour cela que le mot de medium désigne tout autre chose qu’une matière et un support. Il faut qu’il désigne l’espace idéal de leur appropriation. La notion doit donc se dédoubler discrètement. > [!accord] Page 75 D’un côté le medium est l’ensemble des moyens matériels disponibles pour une activité technique. « Conquérir » le medium signifie alors : se limiter à l’exercice de ces moyens matériels. Mais, de l’autre, l’insistance est mise sur le raport même entre fin et moyen. Conquérir le médium veut alors dire l’inverse : s’approprier ce moyen pour en faire une fin en soi, nier ce rapport de moyen à fin qui est l’essence de la technique. L’essence de la peinture – ne faire que projeter de la matière colorée sur une surface plane – est de suspendre cette appropriation des moyens à une fin qui est l’essence de la technique. > [!approfondir] Page 76 S’il faut montrer qu’on utilise des tubes de couleur – et non pas seulement les utiliser –, c’est pour démontrer deux choses : premièrement, que cette utilisation de tubes de couleur n’est que l’utilisation de tubes de couleur, que de la technique ; deuxièmement qu’elle est tout autre chose que l’utilisation de tubes de couleur, qu’elle est de l’art, c’est-à-dire de l’anti-technique. > [!information] Page 77 Il manque ainsi l’essentiel : la mimesis n’est pas la ressemblance mais un certain régime de la ressemblance. La mimesis n’est pas la contrainte extérieure qui pesait sur les arts et les enfermait dans la ressemblance. Elle est le pli dans l’ordre des manières de faire et des occupations sociales qui les rendait visibles et pensables, la disjonction qui les faisait exister comme tels. Cette disjonction est double : d’un côté, elle séparait les « beaux-arts » des autres arts – des simples « techniques » – par leur fin spécifique – l’imitation. Mais aussi elle soustrayait les imitations des arts aux critères religieux, éthiques ou sociaux qui règlaient normalement les usages légitimes des ressemblances. La mimesis n’est pas la ressemblance entendue comme rapport d’une copie à un modèle. Elle est une manière de faire fonctionner les ressemblances au sein d’un ensemble de rapports entre des manières de faire, des modes de la parole, des formes de visibilité et des protocoles d’intelligibilité. > [!accord] Page 78 La correspondance entre l’ordre du tableau et celui de l’histoire est la convenance entre deux ordres de grandeur. Elle inscrit la pratique de l’art et les figures qu’il donne à voir dans un ordre global de rapports entre le faire, le voir et le dire. > [!accord] Page 78 La perspective n’avait pas été adoptée pour montrer la capacité de la peinture à imiter la profondeur de l’espace et le modelé des corps. La peinture ne serait pas devenue un « bel art » par cette seule preuve de capacité technique. La virtuosité du peintre n’a jamais suffi à lui ouvrir les portes de la visibilité artistique. Si la perspective a été linéaire et théâtrale avant d’être aérienne et sculpturale, c’est que la peinture devait d’abord montrer sa capacité poétique – sa capacité à raconter des histoires, à mettre en scène des corps parlants et agissants. > [!information] Page 79 La destruction de l’ordre mimétique ne veut pas dire que, depuis le XIXe siècle, les arts fassent « n’importe quoi » ni qu’ils s’élancent librement à la conquête des possibilités de leur medium propre. Un medium n’est pas un moyen ou un matériau « propre ». C’est une surface de conversion : une surface d’équivalence entre les manières de faire des différents arts, un espace idéel d’articulation entre ces manières de faire et des formes de visibilité et d’intelligibilité déterminant la manière dont elles peuvent être regardées et pensées. La destruction du régime représentatif ne définit pas une essence enfin trouvée de l’art tel qu’en lui-même. Elle définit un régime esthétique des arts qui est une autre articulation entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes d’intelligibilité. > [!accord] Page 80 C’est exemplairement ce que fait [[Hegel]], dans son entreprise de réhabilitation de la peinture hollandaise, pionnière de ce travail de redescription qui, tout au long de l’âge romantique, a élaboré, face aux œuvres de Gerard Dou, de Teniers ou d’Adrian Brouwer, comme à celles de Rubens et de Rembrandt, la visibilité nouvelle d’une peinture « plane », d’une peinture « autonome ». Le vrai sujet de ces tableaux méprisés, explique [[Hegel]], n’est pas ce qu’on voit d’abord. Ce n’est pas des scènes d’auberge, des épisodes de la vie bourgeoise, ou des accessoires domestiques. C’est l’autonomisation de ces éléments, la rupture des « fils de la représentation » qui les attachaient à la reproduction d’un mode de vie répétitif. C’est le remplacement de ces objets par la lumière de leur apparition. Ce qui a lieu sur la toile est désormais une épiphanie du visible, une autonomie de la présence picturale. Mais cette autonomie n’est pas l’installation de la peinture dans la solitude de sa technique propre. > [!approfondir] Page 81 Pour que la peinture gagne sa planéité, il faut que la surface du tableau soit dédoublée, qu’un second sujet soit montré sous le premier. Greenberg oppose à la naïveté du progamme anti-représentatif de Kandinsky l’idée que l’important n’est pas l’abandon de la figuration mais la conquête de la surface. Mais cette conquête elle-même est l’œuvre d’une défiguration : un travail qui rend visible autrement la même peinture, qui convertit les figures de la représentation en tropes d’expression. Ce que [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]] appelle logique de la sensation est bien plutôt un théâtre de la défiguration, où les figures sont arrachées à l’espace de la représentation et reconfigurées dans un autre espace. Cette défiguration, Proust l’appelle dénomination, en qualifiant l’art de la sensation pure chez Elstir : « Si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur donnant un autre qu’Elstir les recréait24. » > [!approfondir] Page 82 Le texte critique, à l’âge esthétique, ne dit plus ce que le tableau doit ou aurait dû être. Il dit ce qu’il est ou ce que le peintre a fait. Mais dire cela, c’est agencer autrement le rapport du dicible et du visible, le rapport du tableau à ce qui n’est pas lui. C’est reformuler autrement le comme du ut pictura poesis, le comme par quoi l’art est visible, par quoi sa pratique est accordée à un regard et relève d’une pensée. Celui-ci n’a pas disparu. Il a changé de place et de fonction. Il travaille à la défiguration, à la modification de ce qui est visible sur sa surface, donc à sa visibilité comme art. > [!approfondir] Page 82 Une peinture nouvelle, c’est une peinture qui s’offre à un regard formé à voir autrement, formé à voir le pictural apparaître sur la surface représentative, sous la représentation. La tradition phénoménologique et la philosophie deleuzienne donnent volontiers à l’art la tâche de susciter la présence sous la représentation. Mais la présence n’est pas la nudité de la chose picturale opposée aux significations de la représentation. Présence et représentation sont deux régimes de tressage des mots et des formes. C’est encore par la médiation des mots que se configure le régime de visibilité des « immédiatetés » de la présence. > [!information] Page 85 Quand les novateurs veulent faire équivaloir directement les jeux physiques de la lumière et les hachures de la couleur, ils court-circuitent le travail de la métaphore. On pourait dire, en termes deleuziens, qu’ils font des diagrammes qui restent des diagrammes. Mais si [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]] nous permet de comprendre pourquoi Edmond de Goncourt ne peut pas voir les tableaux qu’il a rendus visibles, peut-être ce dernier nous permet-il, à l’inverse, de comprendre ce que [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]], afin de préserver l’idée de la peinture comme travail de la sensation sur la sensation, essaie de ne pas voir : le diagramme pictural ne rend visible que si son travail est rendu équivalent à celui de la métaphore, si une parole construit cette équivalence. ^012a4e > [!accord] Page 91 Les formessignes que le texte d’Aurier fait voir à la surface du tableau de Gauguin se prêtent à être refigurées de diverses manières, dans la pure planéité du « langage des formes » abstrait, mais aussi dans toutes les combinaisons du visuel et du langagier que présenteront les collages cubistes ou dadaïstes, les détournements du pop art, les décollages des nouveaux réalistes ou les écritures nues de l’art conceptuel. Le plan idéal du tableau est un théâtre de la défiguration, un espace de conversion où le rapport des mots et des formes visuelles anticipe les défigurations visuelles encore à venir. > [!approfondir] Page 92 Le théâtre, c’est d’abord l’espace de visibilité de la parole, l’espace des traductions problématiques de ce qui se dit dans ce qui se voit. C’est donc, il est bien vrai, le lieu de manifestation de l’impureté de l’art, le « médium » qui montre clairement qu’il n’y a pas de propre de l’art ni d’aucun art, que les formes ne vont pas sans les mots qui les installent dans la visibilité. La disposition « théatrale » des paysannes de Gauguin n’instaure la « planéité » du tableau qu’au prix de faire de cette surface une interface qui déplace les figures dans le texte et le texte dans les figures. La surface n’est pas sans les mots, sans les « interprétations » qui la picturalisent. D’une certaine façon, c’était déjà la leçon de [[Hegel]] et le sens de la « fin de l’art ». > [!accord] Page 92 Il est bien vrai que [[Hegel]] a, pour son compte, tourné la page de l’art, mis l’art sur sa page, celle du livre qui dit au passé le mode de sa présence. Cela ne veut pas dire qu’il a pour nous par avance tourné la page. Il nous a plutôt averti de ceci : le présent de l’art est toujours au passé et au futur. Sa présence est toujours en deux lieux à la fois. Il nous dit en somme que l’art est vivant aussi longtemps qu’il est en dehors de lui-même, qu’il fait autre chose que lui-même, aussi longtemps qu’il se déplace sur une scène de visibilité qui est toujours une scène de défiguration. Ce qu’il décourage par avance, ce n’est pas l’art, c’est le rêve de sa pureté. C’est cette modernité qui prétend donner à chaque art son autonomie et à la peinture sa surface propre. Il y a là effectivement de quoi nourrir quelques ressentiments contre les philosophes qui « parlent trop » ^bf87d2 ## IV. La surface du design > [!accord] Page 94 Si je parle ici du design, ce n’est pas comme historien de l’art ou comme philosophe de la technique. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont, en traçant des lignes, en disposant des mots ou en répartissant des surfaces, on dessine aussi des partages de l’espace commun. C’est la manière dont, en assemblant des mots ou des formes, on ne définit pas simplement des formes de l’art mais certaines configurations du visible et du pensable, certaines formes d’habitation du monde sensible. Ces configurations qui sont à la fois symboliques et matérielles, traversent les frontières entre les arts, les genres et les époques. Elles traversent les catégories d’une histoire autonome de la technique, de l’art ou de la politique. > [!approfondir] Page 97 Ce poème dégagé de tout appareil du scribe, peut être rapproché de ces produits de l’industrie et de ces symboles des produits de l’industrie, abstraits, séparés de la consommation des ressemblances et des joliesses – cette consommation « esthétique » qui fait complément à l’ordinaire de la circulation des marchandises, des paroles et du numéraire. À cela le poète comme l’ingénieur veut opposer un langage de la forme simplifiée, un langage graphique. > [!information] Page 98 Le travail de designer de Behrens applique les principes du Werkbund, qui commandent de restaurer « le style », contre la multiplication des styles liée à l’anarchie capitaliste et marchande28. Le Werkbund aspire à l’adéquation de la forme et du contenu. Il veut que la forme de l’objet soit adéquate à son corps, et adéquate à la fonction qu’il doit remplir. Il veut que les formes d’existence d’une société traduisent le principe intérieur qui la fait exister. Cette adéquation de la forme des objets à leur fonction et de leurs icônes à leur nature est au cœur de l’idée de « type ». Les types sont les principes formateurs d’une nouvelle vie commune où les formes matérielles de la vie seraient animées d’un principe spirituel commun. Dans le type, la forme industrielle et la forme artistique viennent se conjoindre. La forme des objets est alors un principe formateur de formes de vie. > [!accord] Page 99 Entre Mallarmé et Behrens, entre le poète pur et l’ingénieur fonctionnaliste, existe donc ce lien singulier : une même idée des formes simplifiées et une même fonction attribuée à ces formes – définir une texture nouvelle de la vie commune. Sans doute ces préoccupations communes s’expriment-elles dans des voies très différentes. L’ingénieur designer entend revenir en-deçà de la différence entre art et production, entre utilité et culture, vers l’identité d’une forme primordiale. > [!information] Page 100 Cette proximité dans l’écart ou cet écart dans la proximité entre le poète Mallarmé et l’ingénieur Behrens, une figure intermédiaire pourrait nous aider à les penser : une figure qui se tient à la frontière du poème chorégraphique et de l’image publicitaire. Parmi ces spectacles chorégraphiques où Mallarmé va chercher le modèle nouveau du poème, il retient celui que donne Loïe Fuller. Loïe Fuller est un personnage à peu près oublié aujourd’hui. Et pourtant, au tournant du XIXe et du XXe siècle, elle a représenté dans l’élaboration d’un nouveau paradigme de l’art un rôle emblématique. Sa danse est en effet d’une nature toute particulière. Loïe Fuller ne trace pas de figures avec ses pieds. Elle reste statique. Elle danse avec sa robe qu’elle déplie et replie, se faisant fontaine, flamme ou papillon. Des jeux de projecteurs embrasent ces plis et ces déplis, les transforment en feux d’artifices et font de Loïe Fuller une statue lumineuse, unissant la danse, la sculpture et l’art de la lumière en une œuvre de type hypermédiatique. Elle est ainsi un emblème graphique exemplaire de l’âge électrique. Mais son icône n’en reste pas là. Loïe Fuller est à l’époque indéfiniment reproduite sous toutes les formes. Elle nous apparaît en femme-papillon, exemplaire du style Sécession, dans les dessins à la plume de Koloman Moser. Elle se fait vase ou lampe anthropomorphique dans les productions de l’artdéco. Elle devient aussi icône publicitaire, et c’est à ce titre que nous la retrouvons sur les affiches de la marque Odol selon un principe simple : les lettres Odol viennent en effet se projeter sur les plis de la robe à la manière des projections lumineuses de la scène. > [!accord] Page 102 Cette équivalence du graphique et du plastique peut faire le trait d’union entre les types du poète et ceux de l’ingénieur. Elle visualise l’idée qui hante l’un et l’autre, celle d’une surface sensible commune où les signes, les formes et les actes s’égalisent. Sur les affiches Odol, les signes alphabétiques sont ludiquement transformés en objets tridimensionnels soumis à un principe d’illusion perspectiviste. Mais cette tridimensionnalisation des signes produit justement un renversement de l’illusionisme pictural : le monde des formes et celui des objets se rabattent sur la même surface plate qui est la surface des signes alphabétiques. Mais cette surface d’équivalence des mots et des formes propose tout autre chose qu’un jeu formel : une équivalence entre les formes de l’art et les formes du matériel de la vie. Cette équivalence idéale est littéralisée dans ces lettres qui sont aussi des formes. Elle unifie l’art, l’objet et l’image au-delà de ce qui oppose les ornements du poème ou du graphisme symboliste, gouvernés par l’idée du « mystère », à la rigueur géométrique et fonctionnelle du design de l’ingénieur. > [!accord] Page 102 Nous avons peut-être là la solution d’un problème souvent posé. Les commentateurs qui étudient la naissance du design et son rapport avec l’industrie et la publicité s’interrogent sur l’ambivalence de ses formes et sur le dédoublement de personnalité de ses inventeurs. Ainsi un homme comme Behrens apparaît d’abord dans le rôle fonctionnel du conseiller artistique de la compagnie d’électricité, dont l’art consiste à dessiner des objets qui se vendent bien et à faire des catalogues et des affiches qui stimulent la vente. Il se fait, en outre, le pionnier de la standardisation et de la rationalisation du travail. > [!information] Page 103 Mais, en même temps, il place toute son activité sous le signe d’une mission spirituelle : donner à la société, à travers la forme rationnelle du processus de travail, des produits fabriqués et du design, son unité spirituelle. La simplicité du produit, son style adéquat à sa fonction, c’est bien plus qu’une « image de marque », c’est la marque d’une unité spirituelle qui doit unifier la communauté. Behrens fait souvent référence aux écrivains et théoriciens anglais du XIXe siècle, liés au mouvement Arts and Crafts. Celui-ci avait voulu réconcilier art et industrie à travers les arts appliqués et la revalorisation de l’artisanat. Pour expliquer son travail d’ingénieurrationalisateur, Behrens invoque les grandes figures de ce courant, Ruskin et William Morris. Mais ceux-ci n’ont-ils pas élaboré en plein XIXe siècle, une rêverie d’apparence néo-gothique, opposant au monde de l’industrie, à la laideur de ses produits et à la servitude de ses travailleurs une vision passéiste d’artisans associés en guildes, faisant du bel ouvrage, confectionnant avec une joie et une piété d’artistes des objets qui deviennent en même temps le décor artistique de la vie modeste et les moyens de son éducation ? > [!accord] Page 104 C’est une manière d’expliquer les choses, mais ce n’est pas la plus intéressante. Plutôt que d’opposer la réalité et l’illusion, la mystification et sa vérité, il vaut mieux chercher l’élément commun à la « rêverie néo-gothique » et au principe moderniste/productiviste. L’élément commun, c’est l’idée de la reconfiguration d’un monde sensible commun à partir d’un travail sur ses éléments de base, sur la forme des objets de la vie quotidienne. Cette idée commune peut se traduire en retour à l’artisanat et en socialisme, en esthétique symboliste et en fonctionnalisme industriel. Néo-gothisme et fonctionnalisme, symbolisme et industrialisme ont un même adversaire. Tous dénoncent le rapport institué entre la production sans âme du monde marchand et l’âme de pacotille mise dans les objets par leur enjolivement pseudo-artistique. > [!information] Page 104 Il faut en effet se souvenir que se sont les « néogothiques » de Arts and Crafts qui, les premiers, ont énoncé certains principes repris ensuite par le Bauhaus : un fauteuil est beau d’abord s’il répond à sa fonction et, par conséquent, si on simplifie et purifie ses formes et si l’on supprime ces tapisseries avec feuillages, petits enfants, animaux, qui constituaient le décor « esthétique » de la vie petite-bourgeoise anglaise. Il y a quelque chose de cela qui passe dans l’idée commune du symbole : le symbole au sens strict – et même publicitaire – à la Behrens – et le symbole à la Mallarmé ou à la Ruskin. > [!approfondir] Page 106 On sait comment l’idée de la surface plane a été associée, depuis Clement Greenberg, à une idée de la modernité artistique, pensée comme une conquête par l’art de son propre medium, rompant avec sa soumission à des fins extérieures et à l’obligation mimétique. Chaque art se mettrait à exploiter ses moyens, son médium, son matériau propres. Ainsi le paradigme de la surface plane a-t-il servi à constituer une histoire idéale de la modernité : la peinture renoncerait à l’illusion de la troisième dimension, liée à la contrainte mimétique, pour constituer le plan bidimensionel de la toile comme son espace propre. Et le plan pictural ainsi conçu exemplifierait l’autonomie moderne de l’art. > [!approfondir] Page 107 Surface doit s’entendre en deux sens. Au sens littéral d’abord. La communauté entre le poète symboliste et le designer industriel est rendue possible par les mélanges des lettres et des formes opérés par le renouveau romantique de la typographie, les nouvelles techniques de la gravure ou le développement de l’art de l’affiche. Mais cette surface de communication entre les arts est idéale autant que matérielle. C’est pour cela que la danseuse muette, qui évolue assurément dans la troisième dimension, peut fournir à Mallarmé le paradigme d’une idéalité graphique, assurant l’échange entre la disposition des mots et le tracé des formes, entre le fait de parler et celui de dessiner un espace. Il en sortira notamment la disposition typographique/chorégraphique du Coup de dés, le manifeste d’une poésie devenue art de l’espace. > [!accord] Page 108 Cela veut dire aussi qu’il n’y a pas un art autonome et un art hétéronome. Ici encore une certaine idée de la modernité se traduit en scénario de perversion diabolique : l’autonomie gagnée sur la contrainte mimétique aurait été aussitôt dévoyée par l’activisme révolutionnaire, enrôlant l’art au service de la politique. Mieux vaut économiser l’hypothèse de cette pureté perdue. La surface commune sur laquelle les formes de la peinture, en même temps, s’autonomisent et se mêlent avec les mots et les choses est aussi une surface commune à l’art et au non-art. La rupture esthétique moderne, anti-mimétique, n’est pas la rupture avec un art asservi à la ressemblance. C’est la rupture avec un régime de l’art où les imitations étaient à la fois autonomes et hétéronomes : autonomes en ce qu’elles constituaient une sphère de productions verbales ou plastiques non soumises aux critères d’utilité ou de vérité fonctionnant ailleurs ; hétéronomes dans la mesure où elles mimaient dans leur ordre propre – notamment par la séparation et la hérarchie des genres – la répartition sociale des places et des dignités. La révolution esthétique moderne a opéré une rupture par rapport à ce double principe : elle est l’abolition du parallélisme qui alignait les hiérarchies de l’art sur les hiérarchies sociales, l’affirmation qu’il n’y a pas de sujets nobles ou bas, que tout est sujet de l’art. Mais elle est aussi l’abolition du principe qui séparait les pratiques de l’imitation des formes et des objets de la vie ordinaire. ## V. S’il y a de l’irreprésentable > [!accord] Page 111 Je voudrais introduire à cette question d’ensemble à partir d’une investigation plus resteinte qui porte sur la représentation comme régime de pensée de l’art. Que dit-on au juste lorsqu’on dit de certains êtres, événements ou situations qu’ils sont irreprésentables par les moyens de l’art ? Deux choses différentes, me semble-t-il. On dit, en un premier sens, qu’il est impossible de rendre présent le caractère essentiel de la chose en question. On ne peut ni le mettre sous les yeux ni lui trouver de représentant qui soit à sa mesure. On ne peut pas trouver de forme de présentation sensible adéquate à son idée, ou, à l’inverse, de schème d’intelligibilité égal à sa puissance sensible. ### Ce que représentation veut dire > [!accord] Page 115 À l’inverse, quand la peinture nous rend visibles les monstres qui assiègent la retraite de saint Antoine, le sublime se change en grotesque. C’est que la parole « fait voir », mais seulement selon un régime de sousdétermination, en ne faisant pas « vraiment » voir. Dans son déroulement ordinaire, la représentation use de cette sous-détermination, tout en la masquant. Mais la figuration graphique des monstres ou l’exhibition des yeux crevés de l’aveugle rompt brutalement ce compromis tacite entre le faire voir et le ne pas faire voir de la parole > [!information] Page 118 Les difficultés d’un auteur avec son sujet nous permettent donc de définir un régime spécifique de l’art qui mérite, en propre, le nom de régime représentatif. Ce système règle les rapports entre le dicible et le visible, entre le déploiement des schèmes d’intelligibilité et celui des manifestations sensibles. On peut en déduire que, s’il y a de l’irreprésentable, c’est précisément dans ce régime. C’est en effet lui qui définit des compatibilités et des incompatibilités de principe, des conditions de recevabilité et des critères d’irrecevabilité. ### Ce qu’anti-représentation veut dire > [!information] Page 121 La révolution esthétique institue comme la définition même de l’art cette identité d’un savoir et d’une ignorance, d’un agir et d’un pâtir. La chose de l’art s’y identifie comme l’identité, dans une forme sensible, de la pensée et de la non-pensée, de l’activité d’une volonté qui veut réaliser son idée et d’une inintentionnalité, d’une passivité radicale de l’être-là sensible. Œdipe est tout naturellement le héros de ce régime de pensée qui identifie les choses de l’art comme choses de pensée en tant que modes d’une pensée immanente à son autre et habitée en retour par son autre. > [!accord] Page 123 Au roman nouveau, à ce roman dit réaliste, on reproche le primat de la description sur l’action. Or le primat de la description est en fait celui d’un visible qui ne fait pas voir, qui destitue l’action de ses pouvoirs d’intelligibilité, c’est-à-dire de ses pouvoirs de distribution ordonnée des effets de savoir et des effets de pathos. Cette puissance est absorbée par le pathos apathique de la description qui fond volontés et significations dans une succession de petites perceptions où l’activité et la passivité ne sont plus distinguables. > [!approfondir] Page 124 Désormais il y a partout du poème, dans l’attitude de l’ours comme dans le dépli d’un éventail ou le mouvement d’une chevelure. Il y a du poème partout où un spectacle quelconque peut symboliser l’identité du pensé et du non pensé, du voulu et du non-voulu. Ce qui est révoqué, en même temps que l’espace spécifique de la visibilité du poème, c’est la séparation représentative entre la raison des faits et la raison des fictions. L’identité du voulu et du nonvoulu est localisable n’importe où. Elle récuse la séparation entre un monde des faits propres de l’art et un monde des faits ordinaires. Tel est en effet le paradoxe du régime esthétique des arts. Il pose la radicale autonomie de l’art, son indépendance à l’égard de toute règle externe. Mais il la pose dans le même geste qui abolit la clôture mimétique séparant la raison des fictions et celle des faits, la sphère de la représentation et les autres sphères de l’expérience. ### La représentation de l’inhumain > [!accord] Page 127 Il est clair pourtant que cette écriture parataxique n’est pas née de l’expérience de camps. C’est aussi l’écriture de L’Etranger de [[Albert Camus|Camus]], c’est celle du roman behaviouriste américain. En remontant plus loin, c’est l’écriture flaubertienne des petites perceptions accolées. Ce silence nocturne du camp nous rappelle en effet d’autres silences, ceux qui caractérisent chez Flaubert les moments amoureux. ^1a070a > [!accord] Page 128 C’est ce que peut nous montrer un autre exemple, emprunté à une autre œuvre significative. Je pense ici au début de Shoah de Claude Lanzmann, film autour duquel flotte pourtant tout un discours de l’irreprésentable ou de l’interdit de la représentation. Mais en quel sens ce film témoigne-t-il d’un « irreprésentable » ? Il n’affirme pas que le fait de l’extermination soit soustrait à la présentation artistique, à la production d’un équivalent artistique. Il nie seulement que cet équivalent puisse être donné par une incarnation fictionnelle des bourreaux et des victimes. Car ce qu’il y a à représenter, ce n’est pas des bourreaux et des victimes, c’est le processus d’une double suppression : la suppression des Juifs et la suppression des traces de leur suppression. Cela est parfaitement représentable. Simplement cela ne l’est pas sous la forme de la fiction ou du témoignage qui, en faisant « revivre » le passé, renonce à représenter la seconde suppression. Cela est représentable sous la forme d’une action dramatique spécifique, comme l’annonce la première phase provocatrice du film : « L’action commence de nos jours… ». Si ce qui a eu lieu et dont il ne reste rien peut êre représenté, c’est par une action, une fiction inventée à neuf qui commence hic et nunc. C’est par la confrontation de la parole proférée ici et maintenant sur ce qui fut avec la réalité matériellement présente et absente en ce lieu. ### L’hyperbole spéculative de l’irreprésentable > [!information] Page 133 Ainsi la « défaillance du rapport stable entre le sensible et l’intelligible » peut parfaitement s’entendre comme illimitation des pouvoirs de la représentation. Pour l’interpréter dans le sens de l’« irreprésentable » et poser certains événements comme irreprésentables, il faut opérer une double subreption, l’une qui porte sur le concept de l’événement, l’autre sur le concept de l’art. C’est cette double subreption que présente la construction lyotardienne d’une coïncidence entre un impensable au cœur de l’événement et un imprésentable au cœur de l’art. Heidegger et « les Juifs » met en parallèle un destin immémorial du peuple juif et un destin moderne anti-représentatif de l’art. L’un et l’autre témoigneraient semblablement d’une misère première de l’esprit. > [!approfondir] Page 134 Chez Lyotard ce recouvrement s’effectue par l’identification simple de la coupure entre deux régimes de l’art avec la distinction d’une esthétique du beau et d’une esthétique du sublime. « Avec l’esthétique du sublime, écrit-il dans L’Inhumain, l’enjeu des arts est de se faire les témoins qu’il y a de l’indéterminé. » L’art se ferait témoin du « il arrive » qui arrive toujours avant que sa nature, que son quid soit saisis-sable, témoin de ce qu’il y a de l’imprésentable au cœur de la pensée qui veut se donner forme sensible. Le destin des avant-gardes serait de témoigner de cet imprésentable qui désempare la pensée, d’inscrire le choc du sensible et de témoigner de l’écart originaire. > [!approfondir] Page 134 Comment l’idée de cet art sublime est-elle contruite ? Lyotard se réfère à l’analyse kantienne de l’impuissance de l’imagination qui, devant certains spectacles, se sent emportée au-delà de son domaine, amenée à voir dans le spectacle sublime – dit sublime – une présentation négative de ces Idées de la raison qui nous élèvent au-delà de l’ordre de la nature phénoménale. Ces idées manifestent leur sublimité par l’impuissance de l’imagination à en opérer une présentation positive. C’est cette présentation négative que [[Emmanuel Kant|Kant]] rapproche de la sublimité du commandement mosaïque « Tu ne feras pas d’images taillées ». Le problème est qu’il ne se tire de là aucune idée d’un art sublime, voué à attester l’écart entre Idée et présentation sensible. L’idée du sublime chez [[Emmanuel Kant|Kant]] n’est pas l’idée d’un art. C’est une idée qui nous tire hors du domaine de l’art, et nous fait passer de la sphère du jeu esthétique à celle des idées de la raison et de la liberté pratique. ^98214c > [!information] Page 135 À ce prix il y a ajustement de deux témoignages, de deux « devoirs de témoignage ». L’art sublime est ce qui résiste à l’impérialisme de la pensée oublieuse de l’Autre, de même que le peuple juif est celui qui se souvient de l’oubli, qui met au fondement de sa pensée et de sa vie ce rapport fondateur à l’Autre. L’extermination est le terme du processus d’une raison dialectique soucieuse de supprimer de son sein toute altérité, de l’exclure et, quand c’est un peuple, de l’exterminer. L’art sublime est alors le témoin contemporain de cette mort programmée et exécutée. Il atteste l’impensable du choc premier et l’impensable projet d’éliminer cet impensable. Il le fait en témoignant non pas de l’horreur nue des camps mais de cette terreur première de l’esprit que la terreur des camps veut effacer. Il porte témoignage non par la représentation de corps entassés mais par l’éclair orangé qui traverse la monochromie d’une toile de Barnett Newman ou par tout autre procédé par lequel la peinture mène l’exploration de ses matériaux dès lors qu’il sont détournés de la tâche représentative.