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Auteur : [[Silvia Federici]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
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# Note
## En guise d’introduction : Marxisme et féminisme : histoire et concepts
> [!accord] Page 4
Même en considérant le marxisme comme la pensée de [[Karl Marx]], et non à partir des usages qui en ont été faits par la suite comme, par exemple, l’idéologie soviétique ou de la Chine populaire, il y a déjà, dans la pensée même de [[Karl Marx|Marx]], bien des éléments de sa conception de la société et du capitalisme dont il faut nous libérer ; dans le même temps, nous devons nous réapproprier ce qui est utile et important aujourd’hui dans sa théorie de l’histoire et du changement social.
> [!information] Page 4
On peut compter en premier lieu sur sa philosophie de l’histoire. Pour [[Karl Marx|Marx]], l’histoire est un processus de lutte, de lutte des classes, de lutte des êtres humains pour se libérer de l’exploitation. Si l’histoire n’est autre que l’histoire des conflits, des divisions et des luttes, il devient alors impossible d’analyser le processus historique du point de vue d’un sujet universel et unique. Pour le féminisme, cette perspective est très importante. Du point de vue féministe, il est fondamental de souligner que cette société se perpétue en générant des divisions, des divisions fondées sur le genre, sur la race, sur l’âge. Une vision universalisante de la société, du changement social, depuis un sujet unique, finit par reproduire la vision des classes dominantes.
> [!information] Page 4
Un autre apport de la contribution marxienne réside dans sa conception de la nature humaine. Elle est thématisée par [[Karl Marx|Marx]] comme le résultat des rapports sociaux – non comme une chose éternelle mais comme le produit de la pratique sociale. C’est là une idée centrale de la théorie féministe. En tant que féministes et en tant que femmes, nous avons lutté contre la naturalisation de la féminité, au nom de laquelle on assigne des tâches, des façons d’être, des comportements.
> [!accord] Page 4
Cette naturalisation remplit une fonction disciplinaire essentielle. Si une femme se prend à refuser certaines tâches (domestiques par exemple) qu’elle s’est vu attribuer, on aura plutôt tendance à la qualifier de « mauvaise femme » qu’à la désigner comme « une femme en lutte ». On présume que le fait d’accomplir ces tâches fait partie de la nature des femmes, de notre système psychologique. L’idée de [[Karl Marx|Marx]] nous a permis de lutter contre l’idée de l’éternel féminin.
> [!accord] Page 5
On garde également de [[Karl Marx|Marx]] l’idée, absolument centrale, de travail humain comme source principale de la production de la richesse, surtout dans la société capitaliste
> [!information] Page 5
Dans le même temps, le féminisme nous a donné des outils pour produire une critique de [[Karl Marx|Marx]]. C’est là l’un des apports les plus importants au niveau théorique du mouvement féministe des années 1970 auquel j’ai participé, et en particulier des femmes associées à la campagne « Wages for Housework » (« Un salaire pour le travail ménager »), comme Mariarosa Dalla Costa et Leopoldina Fortunati en Italie et Maria Mies en Allemagne – qui ont énormément contribué au développement d’une théorie marxiste-féministe. Ces femmes ont formulé une critique puissante de [[Karl Marx|Marx]] en constatant qu’il s’était attaqué à l’histoire du développement du capitalisme en Europe et dans le monde du seul point de vue de l’invention du travailleur industriel salarié, de l’usine, de la production de marchandises et du salariat, omettant des problématiques cruciales par la suite pour la théorie et la pratique féministes : toute la sphère des activités essentielles à la reproduction de notre vie comme le travail domestique, la sexualité, la procréation ; le fait est qu’il n’a pas analysé la forme spécifique d’exploitation des femmes dans la société capitaliste moderne.
> [!information] Page 6
Dans L’Idéologie allemande, il parle de l’esclavage latent dans la famille et de la façon dont les hommes s’approprient le travail des femmes. Dans Le Manifeste du Parti communiste, il dénonce l’oppression des femmes dans la famille bourgeoise, comment elles sont traitées comme propriété privée et utilisées dans la transmission de l’héritage. Il y a donc bien une conscience féministe relativement présente, mais sous la forme de commentaires ponctuels qui ne se traduisent pas en une théorie en tant que telle.
> [!information] Page 6
mais dans les trois livres du Capital, on ne trouve aucune analyse du travail de reproduction. Il n’en parle que dans deux petites notes : dans l’une il écrit que les ouvrières, étant toute la journée à l’usine, sont obligées d’acheter ce dont elles ont besoin et dans l’autre, il signale qu’il a fallu une guerre civile pour que les ouvrières puissent s’occuper de leurs enfants, référence à la guerre de Sécession aux États-Unis qui avait mis fin à l’esclavage et interrompu l’arrivée de coton en Grande-Bretagne, conduisant ainsi à la fermeture des usines.
> [!information] Page 7
Mais, très paradoxalement d’un point de vue féministe, il considère que cette reproduction reste entièrement pensable à partir du processus de production des marchandises, autrement dit : le travailleur gagne un salaire et avec ce salaire, il satisfait ses besoins vitaux par l’achat de nourriture, de vêtements2… [[Karl Marx|Marx]] ne reconnaît jamais qu’il faut du travail, le travail de reproduction, pour cuisiner, pour nettoyer, pour procréer.
> [!approfondir] Page 7
[[Karl Marx|Marx]] note que la procréation d’une nouvelle génération de travailleurs est fondamentale pour l’organisation du travail mais il la voit comme un processus naturel, et il écrit que les capitalistes n’ont pas à s’en soucier et qu’ils peuvent se fier à l’instinct de conservation des travailleurs ; il ne pense pas que les hommes et les femmes peuvent avoir des intérêts différents par rapport à la procréation, il ne l’envisage pas comme un terrain de lutte, de négociation. En même temps, il pense que le capitalisme ne dépend pas de la capacité de procréation des femmes puisque les révolutions technologiques assurent la création constante d’une « surpopulation » ; cependant, un indice évident de la préoccupation du capital et de l’État à l’égard du volume de la population est le fait qu’avec le capitalisme le contrôle des naissances exercé traditionnellement par les femmes s’est vu de plus en plus prohibé (il en reste encore aujourd’hui de nombreuses traces) et les peines punissant ces pratiques ont gagné en sévérité.
^d3b8ad
> [!accord] Page 7
C’est là un véritable point aveugle de la théorie de [[Karl Marx|Marx]]. C’est parce qu’il n’a pas pu voir au-delà de l’usine et qu’il s’est refusé à envisager la reproduction comme un aspect du travail social (largement féminisé) qu’il ne s’est pas non plus rendu compte qu’il se tenait – à l’heure où il écrivait son Capital – au seuil même de l’émergence de la famille prolétaire nucléaire.
> [!information] Page 7
Autour de 1870, un grand processus de réforme commence en Angleterre et aux États-Unis, avant de s’étendre ailleurs en Europe, qui aboutit à la création de la famille prolétaire. Ce processus est l’expression d’un changement historique de la politique du capital. Jusqu’aux années 1850-1860, le capitalisme se fondait sur ce que [[Karl Marx|Marx]] a appelé l’« exploitation absolue », un régime où la journée de travail est allongée au maximum et le salaire réduit au minimum. Ainsi, pendant toute la Révolution industrielle, les ouvriers ne pouvaient pratiquement pas se reproduire, puisqu’ils travaillaient entre quatorze et seize heures par jour et qu’ils mouraient à 40 ans. La classe ouvrière se reproduit alors avec beaucoup de difficulté et meurt très jeune, avec une mortalité infantile et maternelle élevée.
> [!accord] Page 8
[[Karl Marx|Marx]] voit tout cela mais il ne se rend pas compte du processus de réforme en cours qui engendre une nouvelle forme de patriarcat, de nouvelles formes de hiérarchies patriarcales. Il continue à penser, comme Engels, que le développement capitaliste, et particulièrement la grande industrie, constitue un facteur de progrès et d’égalité. C’est la fameuse idée selon laquelle l’expansion industrielle et technologique abolit la nécessité de la force physique dans le processus de travail et permet l’entrée des femmes à l’usine, de sorte que s’instaure une coopération entre les femmes et les hommes, une plus grande égalité, libérant les femmes du contrôle patriarcal du travail à domicile, première forme de travail manufacturier au début du capitalisme. [[Karl Marx|Marx]] partage donc l’idée que le développement industriel, capitaliste, favorise un rapport plus égalitaire entre les hommes et les femmes.
> [!information] Page 8
Mais ce qu’on voit à partir de la fin du XIXe siècle, avec l’introduction du salaire familial, du salaire ouvrier masculin (qui est multiplié par deux entre 1860 et la première décennie du XXe siècle), c’est que les femmes qui travaillaient dans les usines en sont chassées et sont renvoyées au foyer, si bien que le travail domestique devient leur premier travail, au point d’en faire des personnes dépendantes. Cette dépendance à l’égard du salaire masculin définit ce que j’ai appelé le « patriarcat du salaire » ; à travers le salaire se crée une nouvelle hiérarchie, une nouvelle organisation de l’inégalité : l’homme a le pouvoir du salaire et il devient le contremaître du travail non rémunéré de la femme. Et il a aussi le pouvoir de discipliner. Cette organisation du travail et du salaire, qui divise la famille en deux – les salariés et les non-salariés –, crée une situation où la violence est toujours latente
> [!information] Page 8
La création de la famille nucléaire accompagne le passage de l’industrie légère (textile) à l’industrie lourde (le charbon, la métallurgie) qui nécessite un type d’ouvrier différent, non plus le travailleur sans force, faiblement productif, produit du régime d’exploitation absolue
> [!information] Page 9
Cette nouvelle domesticité a provoqué deux phénomènes : d’une part, le travailleur est pacifié, il est exploité mais il a une domestique à disposition, ce qui permet de conquérir la paix sociale ; d’autre part, le travailleur est plus productif.
> [!approfondir] Page 9
On peut ici employer la catégorie marxienne de « subsomption réelle », un concept forgé par [[Karl Marx|Marx]] pour décrire le processus par lequel le capitalisme, par son histoire et son développement, restructure la société à son image, afin de la mettre au service de l’accumulation ; par exemple, il restructure l’école pour qu’elle soit productive dans le processus d’accumulation et de la même manière il restructure la famille. Évoquer ce processus de création de la famille nucléaire, entre 1870 et 1910, c’est bien se référer à un processus de subsomption réelle du processus de reproduction ; le quartier, la communauté sont transformés, les boutiques apparaissent, etc
> [!information] Page 10
Par exemple, quand [[Karl Marx|Marx]] dit que la force de travail doit être produite, qu’elle n’est pas naturelle, comme on l’a vu plus haut, cela nous a semblé très juste, au point de nous dire : « bien sûr, c’est le travail domestique qui produit la force de travail ». Cette force de travail ne se reproduit pas uniquement par les marchandises mais, en premier lieu, au sein des foyers.
> [!accord] Page 10
Il ne s’agit pas d’un travail précapitaliste, un travail primitif, un travail naturel mais bien d’un travail façonné par le capital pour le capital, un travail absolument adapté à l’organisation du travail capitaliste. Cela nous a amenées à penser la société et l’organisation du travail sous la forme de deux chaînes de montage : une chaîne de montage qui produit les marchandises et une autre qui produit les travailleurs et dont le centre est le foyer. C’est ainsi que nous en sommes venues à considérer le foyer et la famille comme un centre de production de la force de travail.
> [!accord] Page 10
Ce que [[Karl Marx|Marx]] n’a pas vu, c’est que dans le processus d’accumulation primitive, ce ne sont pas seulement le paysan et sa terre qui sont séparés, mais c’est là aussi qu’a lieu la séparation entre le processus de production (production pour le marché, production de marchandises) et le processus de reproduction (production de la force de travail) ; ces deux processus commencent à se séparer physiquement, mais aussi à être mis en œuvre par des sujets distincts. Le premier est majoritairement masculin, le second féminin ; le premier salarié, le second non salarié. Avec cette division entre salaire et non-salaire, toute une part de l’exploitation capitaliste commence à disparaître.
> [!information] Page 11
La chasse aux sorcières a été un événement fondamental de la société moderne qui a généré nombre de ses structures, comme la division sexuelle du travail, la dévalorisation du travail féminin et surtout la dévalorisation des femmes en général, en créant et en répandant l’idée selon laquelle les femmes ne sont pas des êtres totalement humains, mais des êtres sans raison, qui se laissent plus volontiers séduire par le démon, etc. En ce sens, elle a ouvert la porte à de nouvelles formes d’exploitation du travail féminin.
> [!accord] Page 11
Cela nous permet de réaliser que nous assistons aujourd’hui à une nouvelle vague d’accumulation primitive – le processus que [[Karl Marx|Marx]] a désigné comme l’origine de la société capitaliste – qui sépare les producteurs des moyens de leur reproduction, qui crée un prolétariat qui ne dispose de rien d’autre que de sa force de travail, qui peut être exploité sans limite, etc. Ce processus, depuis les années 1970, se reproduit de façon toujours plus brutale au niveau mondial, en réponse aux grandes luttes des années 1960, qui ont affaibli les mécanismes de contrôle du système capitaliste : luttes anticoloniales, luttes des ouvriers de l’industrie, luttes féministes, étudiantes, contre la militarisation de la vie, contre le Vietnam… Toutes ces luttes ont mis en crise les systèmes de domination capitalistes. Ce n’est pas un hasard si, à partir de la fin des années 1970, nous avons vu apparaître tous ces processus qui, ensemble, ont formé ce qu’on a baptisé le néolibéralisme.
> [!information] Page 12
Le néolibéralisme, sous son dénominateur commun, est une attaque violente contre les formes de reproduction au niveau mondial ; il se focalise sur l’extractivisme, la privatisation de la terre, les ajustements structurels, les attaques contre le système de protection sociale, les retraites et contre le droit du travail. En ce sens, le processus de reproduction a un rôle central.
> [!accord] Page 12
Un autre exemple est celui des marxistes autonomes qui pensent qu’étant obligé dans la phase actuelle d’utiliser la science et la connaissance, le capitalisme est aussi obligé de donner plus d’autonomie aux travailleurs ; beaucoup considèrent ainsi que le développement capitaliste génère plus d’autonomie pour les travailleurs. Je crois qu’un regard marxiste- féministe, et pour moi « féministe » signifie « centré sur le processus de reproduction », nous permet de contester ces visions. Car comme le disait une camarade équatorienne : « Ce que beaucoup appellent développement, nous les femmes nous l’appelons violence ». Développement est aujourd’hui synonyme de violence, d’expulsion, d’expropriation, de migration, de guerre.
> [!accord] Page 13
On pense que le capitalisme, avec le développement technologique et scientifique, nécessite toujours moins de travail. Pour moi, c’est là un point de vue très masculin et qui n’envisage le travail que comme production de marchandises. Car si dans le travail, on inclut le travail de soin, le travail de reproduction de la vie, qui reste statistiquement le premier secteur de travail dans le monde, il est évident que la plus grande part de ce travail ne peut pas être « technologisée ».
## Le Capital et le genre
> [!accord] Page 15
Toutefois, l’œuvre de [[Karl Marx|Marx]] a apporté une contribution significative au développement de la théorie féministe. Non seulement sa méthode historico-matérialiste a aidé à démontrer le caractère construit des hiérarchies et des identités de genre, mais son analyse de l’accumulation capitaliste et de la création de valeur a donné aux féministes de ma génération des outils puissants pour repenser les formes spécifiques d’exploitation auxquelles les femmes sont soumises dans la société capitaliste et le rapport entre « sexe, race et classe ».
> [!approfondir] Page 15
Mon argument central ici est que si [[Karl Marx|Marx]] a laissé la question du genre non théorisée, c’est notamment parce que l’« émancipation des femmes » avait une importance secondaire dans son travail politique ; par ailleurs, [[Karl Marx|Marx]] naturalisait le travail domestique et, de même que l’ensemble du mouvement socialiste européen, il idéalisait le travail industriel, qui était considéré comme la forme normative de la production sociale et un niveleur potentiel des inégalités sociales. Il croyait ainsi qu’avec le temps, les distinctions fondées sur le genre et l’âge se dissiperaient et il n’a pas su voir l’importance stratégique, tant pour le développement du capitalisme que pour la lutte contre celui-ci, de la sphère des activités et des rapports par lesquels nos vies et notre force de travail sont reproduites, à commencer par la sexualité, la procréation et, d’abord et avant tout, le travail domestique non payé des femmes.
> [!accord] Page 16
La conséquence de cet « oubli » de l’importance du travail reproductif des femmes, c’est que, malgré sa dénonciation des rapports patriarcaux, [[Karl Marx|Marx]] nous a laissé une analyse du capital et de la classe imprégnée du point de vue masculin – celui de l’« homme qui travaille », le travailleur salarié de l’industrie au nom duquel l’Internationale s’est formée, censée porter l’aspiration universelle à la libération humaine. Autres conséquences : de nombreux marxistes se sont sentis autorisés à traiter le genre (et la race) comme des questions culturelles, séparées de la classe. Dès lors, le mouvement féministe a dû commencer par faire une critique de [[Karl Marx|Marx]].
> [!information] Page 17
Par ces rapports, nous apprenons que des couturières mouraient par « excès de travail, manque d’air et manque de nourriture », que des jeunes filles travaillaient quatorze heures par jour sans prendre de repas ou rampaient à moitié nues dans des galeries pour remonter le charbon à la surface, ou que des enfants étaient arrachés à leur lit au milieu de la nuit, « forcés, uniquement pour survivre, de travailler », « immolés » par une machine vampirique qui continuait à sucer leur vie « tant qu’il y a\[vait\] encore un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter ».
> [!accord] Page 18
On ne nous dit pas, par exemple, comment le travail des femmes et des enfants dans les usines a influé sur les luttes des travailleurs, quels débats il a provoqués dans les organisations de travailleurs, ou comment il a influé sur les rapports que les femmes avaient avec les hommes. Au lieu de cela, on trouve des commentaires moralistes sur les effets du travail en usine qui dégradait la moralité des femmes en encourageant un relâchement des mœurs et les amenait à négliger leurs devoirs maternels. Les femmes ne sont presque jamais représentées comme des figures capables de combattre pour elles-mêmes. La plupart du temps, elles apparaissent comme des victimes, bien que leurs contemporains aient noté leur indépendance, leur comportement tumultueux et leur capacité à défendre leurs intérêts contre les propriétaires d’usines qui tentaient de réformer leurs habitudes.
> [!approfondir] Page 19
Bien qu’elle ne soit pas prononcée explicitement, la clé du présupposé de [[Karl Marx|Marx]] selon lequel le remplacement de l’industrie domestique par la grande industrie produirait une société plus humaine était certainement aussi l’idée (sur laquelle il est revenu dans plusieurs sections du Capital) que le travail industriel est davantage qu’un multiplicateur de la force de production et une garantie (présumée) d’abondance sociale. C’est – potentiellement – le créateur d’un autre type d’association coopérative et d’un autre type d’être humain, libéré de la dépendance individuelle et non « assigné » à un ensemble de compétences particulières, et donc capable d’exercer une grande variété d’activités et d’avoir le type de comportement régulier qu’impose une organisation « rationnelle » du processus de travail.
> [!information] Page 20
Dans la continuité de sa conception du communisme comme fin de la division du travail et de sa vision, dans L’Idéologie allemande14, d’une société où on irait à la chasse et à la pêche le matin et on écrirait des poèmes le soir, l’idée d’une société industrielle, coopérative, égalitaire, où (pour paraphraser une déclaration provocatrice du Manifeste du Parti communiste15), les différences entre les genres auraient perdu toute « incidence sociale » dans la classe travailleuse, pourrait sembler séduisante et, naturellement, elle a inspiré des générations de militants socialistes, y compris féministes.
> [!accord] Page 21
les rapports qu’il cite montrent bien que les femmes étaient recrutées dans l’industrie non parce que l’automatisation réduisait la charge de leur travail mais parce qu’on pouvait les payer moins et qu’elles étaient jugées plus dociles et plus disposées à mettre toute leur énergie dans leur métier.
> [!accord] Page 21
Mais, comme on l’a vu plus haut, il supposait que ces violences n’auraient plus lieu quand les travailleurs s’empareraient du pouvoir politique et réorienteraient les objectifs de l’industrie vers leur propre bien-être. Cependant, après deux siècles d’industrialisation, on peut voir que, si la fin du capitalisme n’est toujours pas à l’horizon, partout où l’égalité sur le lieu de travail a été réalisée ou améliorée, c’est le résultat de la lutte des femmes et non un cadeau de la machine.
> [!information] Page 22
Marshall, cependant, dans la droite ligne des réformateurs de l’époque, était convaincu que le principal facteur de cette « habileté générale » était la vie au foyer et tout particulièrement l’influence de la mère, de sorte qu’il s’opposait vigoureusement au travail des femmes à l’extérieur. [[Karl Marx|Marx]], au contraire, accorde peu d’attention au travail domestique. Il ne l’évoque pas dans son analyse de la division sociale du travail, où il affirme seulement que la division du travail dans la famille a une base physiologique. Plus remarquable encore est son silence sur le travail domestique des femmes dans son analyse de la reproduction de la force de travail, dans le chapitre intitulé « Reproduction simple ».
> [!approfondir] Page 23
En d’autres termes, comme il l’a aussi suggéré dans les notes publiées après sa mort sous le titre Théorie sur la plus-value, dans Le Capital également, [[Karl Marx|Marx]] indique que la reproduction du travailleur est une condition essentielle de l’accumulation capitaliste. Cependant, il ne la conçoit que sous l’aspect de la « consommation » et il inscrit sa réalisation dans le seul circuit de la production de marchandises. Les travailleurs – imagine [[Karl Marx|Marx]] – utilisent le salaire pour acheter les produits dont ils ont besoin pour vivre – et en les consommant se reproduisent eux-mêmes. Il s’agit, littéralement, de la production des travailleurs salariés par les marchandises produites par les travailleurs salariés. Ainsi, « la valeur de la force de travail est la valeur des moyens d’existence nécessaires à la conservation de celui qui la possède », et elle est déterminée par le temps de travail nécessaire à la production des marchandises consommées par les travailleurs26.
> [!information] Page 23
La prostituée n’est donc pas reconnue comme une travailleuse et elle est citée comme un exemple de dégradation féminine, reléguée parmi « le précipité le plus bas de la surpopulation relative », le lumpenproletariat que, dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte, il avait décrit comme « ce rebut, ce déchet, cette écume de toutes les classes. »
> [!information] Page 24
Même quand il parle de la reproduction générationnelle de la main-d’œuvre, [[Karl Marx|Marx]] ne mentionne pas la contribution des femmes et il écarte toute possibilité de décision autonome de leur part quant à la procréation, dont il parle comme de l’« accroissement naturel de la population », remarquant que « \[l\]e capitaliste n’a pas de souci à se faire, il peut faire confiance à l’instinct de conservation et à l’instinct sexuel des travailleurs32 » – en contradiction avec la remarque citée plus haut où il assimilait pratiquement à de l’infanticide le manquement des ouvrières d’usine à leurs tâches maternelles.
> [!information] Page 25
Mais la réduction catastrophique du temps et des ressources nécessaires à la reproduction des ouvriers que [[Karl Marx|Marx]] décrit n’était pas une situation universelle. Les ouvrières d’usine ne représentaient que 20 à 30 pour cent de la population active féminine. Et parmi elles, beaucoup quittaient l’usine quand elles avaient un enfant. En outre, comme on l’a vu, le conflit entre le travail à l’usine et les « tâches reproductives » des femmes était une question essentielle à l’époque de [[Karl Marx|Marx]], comme le démontrent les rapports qu’il cite et les réformes auxquelles ils ont donné lieu.
> [!accord] Page 26
Quand, par exemple, il remarquait que le surmenage et l’épuisement produisaient une « désaffection contre nature » des ouvrières d’usine pour leurs enfants35, il en appelait à une image de la maternité conforme à la conception naturalisée des rôles de genre. Le fait que, pendant le premier stade du développement capitaliste, le travail reproductif des femmes n’ait été que (dans sa terminologie) « subsumé formellement » sous la production capitaliste36, c’est-à-dire qu’il n’ait pas été encore reconfiguré pour s’adapter aux besoins spécifiques du marché du travail, n’est peut-être pas pour rien non plus dans cette vision.
> [!accord] Page 26
Reste qu’un historien aussi puissant que [[Karl Marx|Marx]], et doté d’un tel sens de l’histoire, aurait dû se rendre compte que même si le travail domestique apparaissait comme une activité séculaire, qui ne faisait que satisfaire des « besoins naturels », sa forme était en réalité une forme de travail très spécifique historiquement, le produit d’une séparation entre la production et la reproduction, entre travail payé et travail non payé, qui n’avait jamais existé dans les sociétés précapitalistes ni, plus généralement, dans des sociétés non gouvernées par la loi de la valeur d’échange.
> [!accord] Page 26
Après nous avoir prévenus contre la mystification produite par le rapport salarial, il aurait dû voir que, dès son commencement, le capitalisme a subordonné les activités de reproduction, sous la forme du travail non payé des femmes, à la production de la force de travail et, par conséquent, le travail non payé que les capitalistes extorquent aux travailleurs est bien plus considérable que le travail extorqué pendant la journée de travail salarié, puisqu’il comprend le travail ménager non payé des femmes, même quand celui-ci est réduit à un minimum.
> [!accord] Page 27
On peut faire un parallèle ici avec la place de la « race » dans l’œuvre de [[Karl Marx|Marx]]. Même s’il reconnaissait que « le travail en peau blanche ne peut pas s’émanciper là où le travail en peau noire demeure marqué d’infamie41 », il n’a pas accordé beaucoup de place dans son analyse au travail des esclaves et à l’utilisation du racisme pour imposer et naturaliser une forme d’exploitation plus intense. Par conséquent, son œuvre ne pouvait pas mettre en cause l’illusion – dominante dans le mouvement socialiste – que l’intérêt du travailleur salarié blanc représentait l’intérêt de toute la classe travailleuse – une mystification qui, au XXe siècle, a amené les combattants anticoloniaux à conclure que le marxisme ne concernait pas leurs luttes.
> [!accord] Page 28
Même s’il était conscient de l’immense gaspillage de vie produit par le système capitaliste et convaincu que le mouvement de réforme des usines ne répondait pas à des motifs humanitaires, [[Karl Marx|Marx]] ne s’est pas rendu compte que l’enjeu du vote des « lois de protection » était bien plus qu’une réforme du travail à l’usine. La limitation des heures de travail des femmes ouvrait la voie à une nouvelle stratégie de classe qui réassignait les femmes prolétaires au foyer, pour y produire non des marchandises mais des travailleurs.
> [!information] Page 29
L’analyse, par Mariarosa Dalla Costa, du travail domestique comme clé de la production de la force de travail43 ; l’introduction, par Selma James, de la ménagère sur un continuum avec les « sans-salaire de tous les pays44 » qui ont joué un rôle central dans le processus d’accumulation du capital ; la redéfinition, par d’autres militantes du mouvement, du rapport salarial comme un outil pour la naturalisation de pans entiers de l’exploitation et pour la création de nouvelles hiérarchies au sein du prolétariat : tous ces développements théoriques et les discussions qu’ils ont suscitées ont parfois été désignés comme le « débat sur le ménage », qui aurait tourné autour de la question du caractère productif ou non productif du travail ménager. Mais il s’agit d’une déformation grossière. Ce qui était redéfini par la prise de conscience du rôle central du travail non payé des femmes au sein du foyer pour la production de la main-d’œuvre, ce n’était pas seulement le travail domestique, c’était la nature même du capitalisme et la lutte contre celui-ci
> [!approfondir] Page 30
D’un point de vue pratique, cela confirmait que, en tant que femmes, on n’avait pas besoin de rejoindre les hommes dans les usines pour faire partie de la classe travailleuse et produire une lutte anticapitaliste. On pouvait lutter de manière autonome, en partant de notre propre travail au foyer comme « centre névralgique » de la production de la main-d’œuvre.
> [!accord] Page 30
Et notre lutte devait être menée d’abord contre les hommes de nos propres familles, puisque avec le salaire masculin, le mariage et l’idéologie de l’amour, le capitalisme avait donné aux hommes le pouvoir de disposer de notre travail non payé et de discipliner notre temps et notre espace. Non sans ironie donc, notre rencontre avec la théorie marxienne de la reproduction de la force de travail et notre appropriation de celle-ci, qui consacrait en un sens l’importance de [[Karl Marx|Marx]] pour le féminisme, nous a aussi donné la preuve décisive qu’on devait renverser [[Karl Marx|Marx]] et commencer notre analyse et notre lutte en partant précisément de cette partie de l’« usine sociale » qu’il avait exclue de son œuvre.
> [!accord] Page 30
La découverte du rôle central du travail reproductif dans l’accumulation du capital soulevait aussi la question de ce à quoi pourrait ressembler une histoire du développement capitaliste racontée non pas du point de vue de la formation du prolétariat salarié mais de celui des chambres et des cuisines où la force de travail est produite jour après jour et génération après génération.
> [!approfondir] Page 30
La prise de conscience simultanée que, contrairement à ce qu’avait prévu [[Karl Marx|Marx]], l’accumulation primitive est devenue un processus permanent, mettait également en cause l’idée marxienne d’un rapport nécessaire entre capitalisme et communisme. Cela invalidait son idée de la progression historique par stades, où le capitalisme représentait le purgatoire qu’il nous faut habiter sur la voie d’un monde de liberté, et celle du rôle libérateur de l’industrialisation.
> [!information] Page 31
L’essor de l’[[écoféminisme]], qui faisait le lien entre la dévalorisation des femmes et de la reproduction chez [[Karl Marx|Marx]] et son idée que la mission historique de l’humanité était la domination de la nature, a renforcé notre position. À cet égard, les travaux de Maria Mies et d’Ariel Salleh, qui ont démontré que l’effacement des activités reproductrices chez [[Karl Marx|Marx]] n’était pas un élément accidentel, subordonné aux tâches qu’il assignait au Capital, mais un élément systémique, ont été particulièrement importants. Comme le dit Salleh, tout chez [[Karl Marx|Marx]] établit que ce qui est créé par l’homme et la technologie a une valeur supérieure : l’histoire commence avec le premier acte de production, les êtres humains se réalisent par le travail, une des mesures de leur réalisation est leur capacité à dominer la nature et à l’adapter aux besoins humains et toutes les activités de transformation concrètes sont pensées au masculin : le travail est décrit comme le père, la nature comme la mère47, la Terre aussi est féminine – [[Karl Marx|Marx]] l’appelle Madame la Terre, face à Monsieur le Capital.
> [!information] Page 31
Les écoféministes ont montré qu’il y avait un lien profond entre le rejet du travail ménager, la dévalorisation de la nature et l’idéalisation de ce qui est produit par l’industrie et la technologie humaines.
^c3bc66
## Omnia sunt communia
> [!information] Page 36
Le communisme n’est pas pour nous un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes. [[Karl Marx]] et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande2
> [!bibliographie] Page 36
Peut-on concevoir aujourd’hui un rapport entre marxisme et féminisme autre que le « mariage malheureux » qu’Heidi Hartmann a décrit dans un article souvent cité de 1979 ?
> [!accord] Page 36
On peut aussi s’accorder sur le fait qu’il existe des différences importantes entre ses deux principaux ouvrages, Le Capital et les Grundrisse, et que [[Karl Marx|Marx]] n’est pas un auteur dont on pourrait saisir la pensée à partir d’un ensemble de formules, quel qu’il soit, puisque « son niveau d’analyse change continuellement avec son intention politique ».
> [!accord] Page 37
De fait, comme l’a affirmé Stevi Jackson, « jusqu’au début des années 1980, les perspectives dominantes dans la théorie féministe étaient généralement marquées par le marxisme, ou formulées dans un dialogue avec lui ». Cependant, il faut incontestablement donner aux catégories de [[Karl Marx|Marx]] de nouvelles fondations et aller « au-delà de Marx8 ».
> [!accord] Page 37
Les féministes ont largement contribué à ce processus, mais elles n’ont pas été les seules. Dans les années 1950 et 1960, dans le sillage de la lutte anticoloniale, des théoriciens politiques comme Frantz Fanon ont contesté un type d’analyses qui, comme celles de [[Karl Marx|Marx]], portaient presque exclusivement sur le travail salarié et présupposaient le rôle d’avant-garde du prolétariat métropolitain, marginalisant ainsi la place des personnes réduites en esclavage, des colonisés et des non-salariés, entre autres, dans le processus d’accumulation et la lutte anticapitaliste.
> [!information] Page 38
Des écologistes, y compris certains écosocialistes, ont aussi reproché à [[Karl Marx|Marx]] de défendre une conception asymétrique et instrumentale du rapport entre l’homme et la nature, en présentant les êtres humains et le travail comme les seuls agents actifs et en niant toute valeur intrinsèque et tout potentiel d’auto-organisation à la nature.
> [!accord] Page 38
Mais c’est avec le développement du mouvement féministe qu’une critique du marxisme plus systématique a pu être articulée, les féministes mettant sur la table non seulement les sans-salaire de tous les pays mais la vaste population des sujets sociaux (femmes, enfants, hommes parfois) dont le travail dans les champs, les cuisines, les chambres, les rues produit et reproduit jour après jour la main-d’œuvre, et avec elle un ensemble de thèmes et de luttes autour de l’organisation de la reproduction sociale que [[Karl Marx|Marx]] et la tradition politique marxiste ont à peine abordé.
> [!accord] Page 38
Cependant, la politique féministe nous apprend qu’on ne peut pas accepter la conception marxienne du travail et de la lutte des classes et que, plus fondamentalement encore, on doit rejeter l’idée – présente un peu partout dans son œuvre publiée – selon laquelle le capitalisme est ou a été une étape nécessaire dans l’histoire de l’émancipation humaine et une condition préalable à la construction d’une société communiste. Il faut l’affirmer catégoriquement, car l’idée que le développement capitaliste favorise l’autonomie et la coopération sociale des travailleurs et œuvre ainsi à sa propre dissolution s’est avérée remarquablement inamovible.
> [!accord] Page 39
Le fait de reconnaître que la subordination sociale est un produit de l’histoire, qui s’enracine dans une organisation spécifique du travail, a eu un effet libérateur pour les femmes. Cela a dénaturalisé la division sexuelle du travail et les identités qu’elle fonde, en présentant les catégories de genre non seulement comme des constructions sociales, mais comme des concepts dont le contenu est constamment redéfini, infiniment mobile, ouvert, toujours politiquement chargé
> [!accord] Page 40
Bien qu’il fasse de l’exploitation du travail la clé de la production de la richesse capitaliste, il laisse non théorisés certains des rapports sociaux et des activités qui sont les plus essentiels à la production de la force de travail, comme le travail sexuel, la procréation, le soin des enfants et le travail domestique. [[Karl Marx|Marx]] a reconnu que notre capacité de travail n’était pas un donné naturel mais un produit de l’activité sociale19 qui prend toujours une forme historique spécifique, car « la faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue à l’aide des mains, des ongles et des dents20 ».
> [!accord] Page 41
Car ce faisant, on rend visible un nouveau terrain d’accumulation et de lutte, et la vraie mesure de la dépendance du capital à l’égard du travail non payé et la vraie durée de la journée de travail32. D’ailleurs, en étendant la théorie marxienne du travail productif de sorte qu’elle intègre le travail reproductif dans ses différentes dimensions, on peut non seulement élaborer une théorie des rapports de genre sous le capitalisme mais parvenir à une compréhension nouvelle de la lutte des classes et des moyens par lesquels le capitalisme se reproduit par la création de régimes de travail spécifiques et de formes distinctes de développement inégal et de sous-développement
> [!accord] Page 41
En plaçant la reproduction de la force de travail au centre de la production capitaliste, on met au jour un monde de rapports sociaux qui reste invisible chez [[Karl Marx|Marx]] mais qui est essentiel pour dévoiler les mécanismes qui régulent l’exploitation du travail. Il apparaît ainsi que le travail non payé que le capital tire de la classe travailleuse est bien plus considérable que tout ce que [[Karl Marx|Marx]] a imaginé, s’étendant à la fois au travail domestique qu’on a attendu des femmes et à l’exploitation des colonies et des périphéries du monde capitaliste. Il y a d’ailleurs une continuité entre la dévaluation de la reproduction de la force de travail au sein du foyer et la dévaluation du travail employé dans les nombreuses plantations que le capitalisme a mises en place dans les régions qu’il a colonisées, aussi bien que dans les bastions de l’industrialisation.
> [!accord] Page 42
Sur cette chaîne, le travail domestique non payé imparti aux femmes comme leur destin naturel rejoint et relaye le travail de millions de campesinas, de petits paysans et de travailleurs informels qui font pousser et produisent pour une misère les marchandises que les travailleurs salariés consomment ou fournissent à moindre coût les services que leur reproduction exige. D’où les hiérarchies du travail que toute une idéologie raciste et sexiste a essayé de justifier, mais qui montrent uniquement que la classe capitaliste a conservé son pouvoir par un système de gouvernement indirect, divisant efficacement la classe travailleuse, le salaire étant utilisé pour déléguer aux travailleurs hommes le pouvoir sur les non-salariés, à commencer par le contrôle et la supervision des corps et du travail des femmes.
> [!accord] Page 42
Comme l’ont découvert les féministes, elle doit souvent commencer dans la famille puisque pour lutter contre le capitalisme, les femmes ont dû lutter avec leur mari et leur père, de même que les personnes non blanches ont dû lutter contre les travailleurs blancs et le type de composition de classe particulier que le capitalisme impose par le rapport salarial.
> [!accord] Page 43
Ils étaient le produit du passage d’un système d’exploitation fondée sur l’allongement absolu de la journée de travail et la destruction à un autre où le raccourcissement de la journée de travail était compensé par une révolution technologique intensifiant le taux d’exploitation.
> [!information] Page 44
En ce sens, on peut lire la naissance de la ménagère prolétaire à temps plein – un phénomène que le fordisme a accéléré – comme une tentative de restitution aux travailleurs salariés hommes des communs qu’ils avaient perdus avec l’avènement du capitalisme, sous la forme d’un vaste réservoir de travail non payé effectué par les femmes.
> [!approfondir] Page 44
Mais ce qui sautait particulièrement aux yeux au moment où [[Karl Marx|Marx]] écrivait Le Capital, c’est sans doute le fait que les travailleurs ne pouvaient pas se reproduire eux-mêmes. C’est ce qui peut expliquer en partie peut-être que le travail ménager soit presque inexistant dans son œuvre. Il est probable, cependant, que [[Karl Marx|Marx]] ait aussi ignoré le travail domestique parce qu’il représentait le type de travail même que, pour lui, l’industrie moderne devait et allait remplacer, et il n’a pas su voir que la coexistence de différents régimes de travail resterait une composante essentielle de la production et de la discipline de travail capitalistes.
> > [!cite] Note
> Ce qui est entrain d'arriver avec toujours plus d'exploitation des classes subalterne
> [!information] Page 45
Il voyait aussi l’industrie moderne comme l’incarnation d’une rationalité supérieure, qui s’imposait au monde par des mobiles sordides mais qui nous inculquait des attitudes à même de développer pleinement nos facultés et qui nous libérait du travail. Pour [[Karl Marx|Marx]], non seulement l’industrie moderne est le moyen de limiter le « travail socialement nécessaire » mais c’est le modèle même du travail, inculquant aux travailleurs l’uniformité, la régularité et les principes du développement technologique, nous permettant par là de nous livrer de manière interchangeable à différents types de travail42, ce à quoi ne parviendraient jamais (nous rappelle-t-il) l’ouvrier spécialisé de la manufacture ni même l’artisan attaché à son métier.
> > [!cite] Note
> Cf la critique de Scott sur le haut modernisme
> [!accord] Page 46
La lutte des classes joue un rôle important dans ce processus. La résistance des travailleurs à l’exploitation contraint la classe capitaliste à révolutionner la production de façon à économiser le travail dans une sorte de conditionnement mutuel, en réduisant continuellement le rôle du travail dans la production de richesse et en remplaçant les gens par des machines pour les tâches auxquelles ils n’ont cessé de chercher à se soustraire tout au long de l’histoire.
> [!information] Page 46
[[Karl Marx|Marx]] pensait qu’une fois ce processus achevé, quand l’industrie moderne aurait réduit le travail socialement nécessaire à un minimum, une nouvelle ère commencerait où nous serions enfin maîtres de notre existence et de notre environnement naturel, et où non seulement nos besoins seraient satisfaits mais nous serions libres de consacrer notre temps à des buts plus élevés.
> [!information] Page 46
Sa vision d’un monde où les êtres humains peuvent utiliser les machines pour se libérer du besoin et du labeur et où le temps libre devient la mesure de la richesse n’en a pas moins exercé une immense attraction. Chez [[Personnalité/André Gorz]], l’image d’une société post-industrielle/sans travail où les gens se consacrent à leur propre épanouissement doit beaucoup à Marx45. En témoigne aussi la fascination du mouvement autonome italien pour le « Fragment sur les machines » dans les Grundrisse, le lieu où cette vision est présentée le plus franchement. Antonio Negri en particulier, dans [[Karl Marx|Marx]] au-delà de [[Karl Marx|Marx]], y voit l’aspect le plus révolutionnaire de la théorie de [[Karl Marx|Marx]].
> [!accord] Page 47
Pourtant, en tant que féministes en particulier, nous sommes bien placées aujourd’hui pour voir combien les pouvoirs qu’un système de production automatisé peut mettre à notre disposition sont illusoires. Nous pouvons voir que « le système industriel soi-disant hyperproductif » que [[Karl Marx|Marx]] admirait tant « est en réalité un parasite pour la Terre comme elle n’en a pas connu dans toute l’histoire de l’humanité47 » et que la vitesse à laquelle il la dévore actuellement projette une grande ombre sur l’avenir
> [!accord] Page 47
Sur tout cela, il se trompait complètement. Les machines ne sont pas produites par des machines, par une sorte d’immaculée conception. Si on prend l’exemple de l’ordinateur, on voit que même la machine la plus ordinaire est un désastre écologique, qui exige des tonnes de sol et d’eau et une énorme quantité de travail humain pour sa production50. Sachant qu’il s’en produit des milliards, on peut conclure que, comme les moutons dans l’Angleterre du XVIe siècle, les machines sont aujourd’hui en train de « manger la Terre », et à un rythme tel que même si une révolution devait advenir dans un futur proche, il faudrait un travail prodigieux pour rendre cette planète à nouveau habitable51.
> [!accord] Page 47
En outre, les machines exigent une infrastructure matérielle et culturelle qui affecte non seulement nos communs naturels – terres, bois, eau, mer, rivières et côtes – mais aussi notre psyché et nos rapports sociaux, modelant les subjectivités, créant de nouveaux besoins et de nouvelles habitudes, produisant des dépendances qui hypothèquent à leur tour notre avenir.
> [!accord] Page 48
Que l’on ne puisse simplement s’approprier l’industrie et la technologie modernes et les reprogrammer à d’autres fins, c’est ce que montre très bien le développement des industries nucléaires et chimiques, qui ont empoisonné la planète et fourni à la classe capitaliste un immense arsenal, qui nous menace aujourd’hui d’anéantissement ou, tout au moins, de destruction mutuelle des classes antagonistes. Comme l’a dit Otto Ulrich, « l’accomplissement le plus remarquable de la technologie scientifisée est incontestablement l’augmentation de la puissance destructive de la machine de guerre53 ».
> [!accord] Page 49
Mais si le travail reproductif ne peut être mécanisé que partiellement, le projet marxien qui fait reposer l’accroissement de la richesse matérielle sur l’automatisation et la réduction du travail nécessaire s’effondre ; car le travail domestique, et le soin des enfants en particulier, constitue la plus grande part du travail accompli sur cette planète. Le concept même de travail socialement nécessaire perd alors beaucoup de sa force. Comment définir le travail socialement nécessaire si le premier secteur d’activité, et le plus indispensable, n’en est pas reconnu comme une part essentielle ?
> [!information] Page 50
Exemplaire à ce titre est « The Grand Domestic Revolution », un projet de recherche vivant toujours en cours, inspiré par le travail de Dolores Hayden, à l’initiative d’artistes, de designers et d’activistes à Utrecht (Pays-Bas), afin d’explorer les possibilités de transformer la sphère domestique aussi bien que les quartiers et les villes et de construire « de nouvelles façons de vivre et de travailler en commun ».
> [!accord] Page 51
En témoigne l’incroyable diversité de graines et de plantes que les Amérindiens ont su développer, atteignant une maîtrise de la technologie agricole encore insurpassée, avec plus de 200 variétés de maïs et de pommes de terre inventées rien qu’en Méso-Amérique – tout le contraire de la destruction de la diversité aux mains de l’agriculture capitaliste scientifiquement organisée à laquelle nous assistons actuellement61.
> [!accord] Page 51
Le capitalisme n’a pas inventé la coopération sociale ou les relations à grande échelle, comme [[Karl Marx|Marx]] appelait les échanges commerciaux et culturels. Au contraire, l’avènement du capitalisme a détruit des sociétés qui avaient été liées par des rapports de propriété collective et des formes de travail coopératives autant que par de vastes réseaux commerciaux. Les systèmes de travail éminemment coopératifs étaient la norme, avant la colonisation, de l’océan Indien aux Andes.
> [!information] Page 51
Rappelons seulement le système de l’ayllu en Bolivie et au Pérou et les systèmes de terres collectives africains qui ont survécu jusqu’au XXIe siècle, autant de contrepoints aux idées de [[Karl Marx|Marx]] sur « l’isolement de la vie rurale » (« the isolation of rural life62 »). En Europe aussi, le capitalisme a détruit une société de communs, fondée matériellement non seulement sur l’usage collectif de la terre et les rapports de travail collectifs mais aussi sur la lutte quotidienne contre le pouvoir féodal, qui a créé de nouvelles formes de vie coopératives comme celles expérimentées par les mouvements hérétiques (cathares, vaudois, etc.) que j’ai analysés dans Caliban and the Witch63.
> [!accord] Page 51
Loin d’être un vecteur de progrès, le développement du capitalisme a été la contre-révolution qui a brisé la montée des nouvelles formes de communalisme nées dans la lutte et détruit les formes qui pouvaient exister sur les domaines féodaux, fondées sur l’usage partagé des communaux.
> [!approfondir] Page 52
Deuxièmement, supposer que le développement capitaliste a toujours été inévitable, pour ne pas dire nécessaire ou désirable, à tout moment de l’histoire passée ou présente, c’est nous placer dans le camp des adversaires des luttes que les gens ont menées pour y résister. Mais peut-on dire que les hérétiques, les anabaptistes, les bêcheux (diggers), les marrons et tous les rebelles qui ont résisté à l’enclosure de leurs communs ou combattu pour construire un ordre social égalitaire, écrivant sur leurs étendards, à l’instar de Thomas Müntzer, omnia sunt communia (« Tout est commun »), étaient à contre-courant de l’histoire, du point de vue de la libération humaine ? Ce n’est pas une question en l’air. Car l’extension des rapports capitalistes, ce n’est pas seulement de l’histoire ancienne, c’est un processus en cours, qui exige toujours du feu et du sang, et qui suscite toujours une immense résistance qui freine indubitablement l’extension du travail salarié et la subsomption capitaliste de toutes les formes de production existantes sur la planète.
> [!approfondir] Page 53
On pourrait aussi soutenir qu’avec le développement des communs numériques – l’essor des mouvements pour le logiciel libre et la culture libre – nous sommes en train de nous rapprocher de cette universalisation des facultés humaines que [[Karl Marx|Marx]] avait prévue comme une conséquence du développement des forces productives. Mais la politique des communs est un tournant radical par rapport à ce que le communisme a signifié dans la tradition marxiste et dans une bonne partie de l’œuvre de [[Karl Marx|Marx]], à commencer par le Manifeste du Parti communiste. Il y a un certain nombre de différences cruciales entre la politique des communs et le communisme qui ressortent, notamment quand on les considère d’un point de vue féministe et écologiste
> [!information] Page 54
Les communs, dans le discours d’auteures féministes comme [[Vandana Shiva]], Maria Mies, Ariel Salleh, et dans la pratique de la base militante de certaines organisations, n’attendent pas pour être réalisés le développement des forces productives ou la mécanisation de la production, encore moins une extension mondiale des rapports capitalistes – les conditions préalables du projet communiste de [[Karl Marx|Marx]]. Au contraire, ils luttent contre les menaces que représente pour eux le développement capitaliste et ils revalorisent les savoirs et les technologies propres à un lieu70. Ils ne posent pas un lien nécessaire entre le développement scientifique/technologique et le développement intellectuel/moral, qui est l’une des prémisses de la conception marxienne de la richesse sociale. Ils mettent également au centre de leur projet politique la restructuration de la reproduction comme terrain crucial de transformation des rapports sociaux, subvertissant ainsi la structure de valeurs de l’organisation capitaliste du travail. Ils tentent, notamment, de rompre l’isolement qui a caractérisé le travail domestique sous le capitalisme, non pas pour le réorganiser à une échelle industrielle mais pour créer des formes de travail de soin plus coopératives.
^da9c1f
> [!approfondir] Page 55
Surtout, les communs n’ont pas besoin de l’appui d’un État pour exister. Même s’il subsiste encore dans les cercles radicaux un certain désir d’État comme forme transitoire, supposée nécessaire pour éliminer les intérêts capitalistes trop bien établis et administrer ces éléments de la richesse commune qui exigent une planification à grande échelle (eau, électricité, services de transport, etc.), la forme État est aujourd’hui en crise, et pas seulement chez les féministes et dans les autres cercles radicaux.
> [!information] Page 55
Comme John Holloway l’a dit avec beaucoup de force dans Change the World without Taking Power, s’imaginer qu’on peut utiliser l’État pour faire naître un monde plus juste, c’est lui attribuer une existence autonome, indépendante du réseau de rapports sociaux qui le lie inextricablement à l’accumulation du capital et le contraint à reproduire le conflit social et les mécanismes d’exclusion. C’est aussi ignorer le fait que « les rapports sociaux capitalistes n’ont jamais été limités par les frontières étatiques » mais qu’ils sont constitués au niveau mondial71.
> [!accord] Page 55
En outre, le prolétariat mondial étant divisé par des hiérarchies fondées sur la race et le genre, la « dictature du prolétariat », concrétisée dans une forme étatique, risquerait de devenir la dictature de la composante blanche et masculine de la classe travailleuse. Car il faut s’attendre à ce que ceux qui disposent de davantage de pouvoir social dirigent le processus révolutionnaire vers des objectifs susceptibles de maintenir leurs privilèges
> [!information] Page 56
En ce sens, l’esprit des communs fait écho à l’idée d’Audre Lorde, « on ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître73 », et je suis convaincue que si [[Karl Marx|Marx]] était parmi nous aujourd’hui, il serait d’accord sur ce point. Car même s’il ne s’est pas beaucoup attardé sur les ravages de l’organisation du sexisme et du racisme par le capitalisme et s’il s’est peu intéressé à la transformation de la subjectivité du prolétariat, il n’en a pas moins compris que nous avons besoin d’une révolution pour nous libérer non seulement des contraintes extérieures, mais aussi de l’intériorisation de l’idéologie et des rapports capitalistes, pour nous libérer, comme il l’écrivait, de « toute la pourriture du vieux système qui lui colle après », afin de « devenir apte\[s\] à fonder la société sur des bases nouvelles74 ».
## Le capital et la gauche
> [!approfondir] Page 65
Tout cela a un goût de réchauffé. Comme le dit l’un de ces « féministes » autoproclamés, « les femmes ont aussi besoin du mouvement ouvrier \[…\] et aucun mouvement composé exclusivement de femmes ne pourra le remplacer2 », ce qui signifie que tout ceci était bien joli le temps que ça a duré, mais pour finir, c’est la gauche qui doit nous diriger. Et pour cela, il s’agit d’abord de rétablir la bonne ligne politique
> [!accord] Page 66
Comme par hasard, la plupart des arguments employés aujourd’hui à gauche contre l’autonomie du mouvement féministe consistent à nier qu’un « salaire pour le travail ménager » (« Wages for Housework ») soit la stratégie féministe et donc la stratégie de la classe travailleuse dans notre lutte contre le capital. Ceux qui y ont recours voient bien qu’un salaire pour le travail ménager signifie moins de travail, moins de dépendance, moins de chantage, en un mot, plus de pouvoir pour les femmes – et ils en ont peur. Pourquoi ?
> [!accord] Page 66
Une réponse possible est que les hommes ont peur de perdre leurs « privilèges » masculins : si les femmes ont davantage d’argent à elles, il se pourrait bien qu’un jour ils retrouvent leurs cuisines et leurs lits vides. Aussi vrai que cela puisse être, il existe une raison plus profonde, qui ne nous a échappé jusque-là que parce que des années d’endoctrinement nous ont convaincus que la gauche était du côté de la classe travailleuse. La raison pour laquelle la gauche essaye activement de nous empêcher d’obtenir plus de pouvoir, ce n’est pas seulement que les hommes sont machistes, c’est que la gauche s’identifie totalement au point de vue capitaliste. La gauche, sous toutes ses variétés, ne souhaite pas détruire le capital, le surtravail que nous sommes forcés de faire, mais elle souhaite le rendre plus efficace. Sa révolution est une réorganisation de la production capitaliste qui va rationaliser notre asservissement au lieu de l’abolir. Pour cette raison, quand la classe travailleuse refuse le travail, la gauche s’inquiète aussitôt de « qui va nettoyer les rues ».
> [!accord] Page 66
Apparemment, les travailleurs qui contribuent le plus directement à l’accumulation du capital seront les mieux armés pour la mener à bien. Comme l’a dit crûment [[Personnalité/André Gorz]] : « Les ouvriers d’usine sont révolutionnaires parce qu’ils n’ont pas peur de perdre leur travail à cause de la révolution3. »
^d9a6d9
> [!accord] Page 67
Autrement dit, les ouvriers sont révolutionnaires non pas dans la mesure où ils sont contre leur exploitation mais dans la mesure où ce sont des producteurs, non pas dans la mesure où ils refusent de travailler mais dans la mesure où ils travaillent. La quantité d’énergie dépensée par la gauche à reprocher aux travailleurs leur manque de « conscience de classe », c’est-à-dire de « conscience de la production », montre bien combien la classe travailleuse elle-même est loin de ce « point de vue ». La gauche est horrifiée par le fait que les travailleurs – hommes et femmes, salariés ou pas – veuillent plus d’argent, plus de temps pour eux, plus de pouvoir, au lieu de s’intéresser aux moyens de rationaliser la production.
> [!accord] Page 67
La transformation révolutionnaire n’est possible que parce que le prolétariat est engagé directement dans un travail socialisé et qu’il répond donc en tant que classe à la condition préalable d’un mode de production socialiste. Tant que le travail des ménagères demeure privatisé, elles ne sont pas capables de se figurer l’ordre nouveau ni de mener les forces productives pour briser l’ancien4.
> [!approfondir] Page 68
Ce n’est pas la première fois qu’après la fin d’une lutte, « les révolutionnaires » nous renvoient en cuisine (avec la promesse désormais de « partager les tâches ménagères »). Si ce processus apparaît aujourd’hui moins clair, c’est uniquement parce que, en totale harmonie avec les plans du capital, les mêmes qui nous renvoient au foyer essayent aussi de nous envoyer dans les usines6 afin de « les rejoindre » dans la lutte de classe, ou, plus exactement, de nous former à notre « futur rôle dans la production ».
> [!information] Page 68
L’arrangement à long terme qu’ils ont pour nous est ce qu’ils appellent le modèle chinois : socialisation et rationalisation du travail ménager et autogestion, contrôle ouvrier à l’usine. Ou, en d’autres termes, un peu plus d’usine dans la famille (efficacité et productivité accrues du travail domestique) et un peu plus de famille à l’usine (plus d’intérêt individuel, de responsabilité, d’identification à son travail). Dans les deux cas, la gauche épouse des utopies entretenues de longue date par le capitalisme.
> [!approfondir] Page 68
Autogestion et contrôle ouvrier expriment la tentative de voir la classe travailleuse non seulement exploitée, mais participant à la planification de sa propre exploitation. Ce n’est pas un hasard si le capital utilise le mot « aliénation » presque aussi souvent que la gauche et propose les mêmes palliatifs : « valorisation du poste de travail », « participation des travailleurs », « contrôle des travailleurs », « démocratie participative ». De même que pour la rationalisation et la socialisation du travail domestique (cantines, dortoirs, etc.), le capital a souvent caressé cette possibilité car une telle rationalisation pourrait bien lui permettre d’économiser quelques centimes
> [!accord] Page 69
Depuis les années 1930, l’État russe a soutenu la famille nucléaire comme l’organisme le plus efficace pour discipliner les travailleurs et garantir l’approvisionnement en force de travail, et en Chine aussi, malgré un certain degré de socialisation, l’État est favorable à la famille nucléaire
> > [!cite] Note
> Important ça
> [!accord] Page 69
Quoi qu’il en soit, l’expérience russe a démontré que dès lors que l’objectif est la production, le travail, la socialisation du travail domestique ne peut être qu’un enrégimentement plus poussé de nos vies – comme les exemples des écoles, des hôpitaux, des casernes, etc. ne cessent de nous l’apprendre. Et cette socialisation n’abolit en rien la famille, elle ne fait que l’étendre, par exemple sous la forme des « comités politiques et culturels » qui existent au niveau de la communauté et au niveau de l’usine. D’ailleurs, puisqu’il y a l’usine, le capital a besoin de la famille, ou plus spécifiquement, la discipline de celle-là est fondée sur la discipline de celle-ci, et inversement. Personne n’est né travailleur en ce monde. C’est pourquoi, qu’elle se pare de bannières étoilées ou de faucilles et de marteaux, il y a toujours au cœur du capital la glorification de la vie familiale.
> [!information] Page 71
Les libertaires soutiennent que le travail ménager échappe à toute catégorisation socio-économique : « le travail domestique des femmes sous le capitalisme n’est ni productif ni improductif12 » (Lisa Vogel) ; « Il nous faudra peut-être décider que le travail ménager ne relève ni de la production ni de la consommation13 » (Carol Lopate) ; et « Les ménagères font et ne font pas partie de la classe travailleuse14 » (Eli Zaretsky). Ils placent le travail ménager hors du capital et ils le qualifient de « socialement nécessaire » parce qu’ils pensent que sous une forme ou une autre il sera aussi nécessaire sous le socialisme.
> [!information] Page 71
Ainsi, Lisa Vogel affirme que le travail domestique « est du travail d’abord utile, il a le pouvoir, dans les bonnes conditions, de suggérer une société future où tout travail serait d’abord utile15 ». Une idée qu’on retrouve aussi chez Lopate avec sa vision de la famille comme ultime retraite où « nous maintenons nos âmes en vie16 », et qui mène tout droit à l’assertion de Zaretsky selon laquelle « les ménagères font partie intégrante de la classe travailleuse et de son mouvement : non parce qu’elles produisent de la plus-value mais parce qu’elles accomplissent du travail socialement nécessaire17 ».
> [!information] Page 72
Quand jour après jour la gauche propose ce que propose le capital, il serait irresponsable de ne pas dire les choses comme elles sont. L’accusation selon laquelle un « salaire pour le travail ménager » conduirait à l’institutionnalisation des femmes au foyer a émané de tous les bords de la gauche. Dans le même temps, la gauche se réjouit de voir institutionnalisée notre place à l’usine. Au moment où le mouvement féministe a donné le pouvoir aux femmes institutionnalisées au foyer comme à l’usine, elle s’est empressée de canaliser cette subversion dans cette autre institution capitaliste indispensable que sont les syndicats. C’est devenu la voie de l’avenir pour la gauche.
## L’invention de la ménagère
> [!information] Page 74
À ce jour, beaucoup considèrent le travail domestique comme la vocation naturelle des femmes, au point qu’il est souvent qualifié de « travail de femme ». En réalité, le travail domestique tel que nous le connaissons est une construction assez récente qui date de la dernière partie du XIXe et des premières décennies du XXe siècle, quand, sous la pression de l’insurrection de la classe ouvrière et pour répondre au besoin d’une main-d’œuvre plus productive, la classe capitaliste d’Angleterre et des États-Unis a engagé une réforme du travail qui a transformé non seulement l’usine, mais aussi la collectivité et le foyer et en premier lieu la position sociale des femmes.
> [!information] Page 74
Cette réforme n’était pas défendue uniquement par les gouvernements et les employeurs. Les travailleurs hommes demandaient aussi que les femmes soient exclues des usines et des autres lieux du travail salarié, soutenant que leur place était au foyer. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, les syndicats ont commencé une campagne vigoureuse dans ce sens, convaincus que l’élimination de la concurrence des femmes et des enfants renforcerait le pouvoir de négociation des travailleurs. Comme Wally Seccombe l’écrit dans Weathering the Storm, au moment de la Première Guerre mondiale, l’idée d’un « salaire familial » ou d’un « salaire de subsistance » était devenue « une revendication incontournable dans le mouvement ouvrier et un objectif fondamental dans les négociations syndicales, défendu par les partis ouvriers de l’ensemble du monde capitaliste développé ». De fait, « gagner un salaire suffisamment élevé pour entretenir sa famille était devenu un symbole de respectabilité masculine, distinguant les couches supérieures de la classe travailleuse des travailleurs pauvres2 ».
> [!information] Page 75
Une des grandes inquiétudes des réformateurs était aussi la désaffection de plus en plus évidente des femmes prolétaires pour la famille et la reproduction. Employées dans les usines toute la journée, touchant leur propre salaire, habituées à leur indépendance et à vivre dans un espace public avec d’autres femmes et hommes l’essentiel du temps où elles ne dormaient pas, les femmes prolétaires anglaises et en particulier les « filles » des usines « ne montraient pas d’intérêt pour la production de la prochaine génération de travailleurs4 » ; elles refusaient d’assumer un rôle ménager et menaçaient la moralité bourgeoise avec leur comportement tumultueux et leurs habitudes masculines – comme fumer et boire5.
> [!information] Page 75
Les lamentations sur le manque de compétences domestiques des ouvrières et leur propension au gaspillage – leur tendance à acheter tout ce dont elles avaient besoin, leur incapacité à cuisiner, coudre ou tenir leur foyer propre, ce qui contraignait leur mari à se réfugier au « gin shop », leur manque d’affection maternelle – étaient un passage obligé des rapports des réformateurs des années 1840 jusqu’au tournant du siècle6. Ainsi, en 1867, une Commission sur l’emploi des enfants se lamentait que, « étant employées de huit heures du matin à cinq heures du soir, elles \[les femmes mariées\] rentrent au foyer fatiguées et lasses et refusent de faire le moindre effort supplémentaire pour rendre la maison confortable », si bien que « lorsque le mari rentre, il trouve tout inconfortable, la maison sale, aucun repas préparé, les enfants pénibles et chamailleurs, l’épouse négligée et irritée et son foyer si désagréable que bien souvent, il se rend au pub et devient un ivrogne7 ».
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Il y avait un autre danger : les bas salaires, les longues journées de travail et les services domestiques insuffisants avaient pour effet combiné de décimer la main-d’œuvre, réduisant l’espérance de vie et produisant des êtres émaciés qui ne pouvaient faire de bons travailleurs ni de bons soldats. Comme le rapporte là encore Wally Seccombe, « la vitalité, la santé et la vigueur du prolétariat urbain ont été progressivement consumées pendant la première phase de l’industrialisation. Les travailleurs étaient exténués à un très jeune âge et leurs enfants étaient malades et fragiles. Grandissant dans un habitat sordide, ils étaient mis au travail à l’âge de huit ou dix ans et épuisés à quarante, incapables de travailler douze heures par jour, cinq jours et demi par semaine année après année9 ».
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La mortalité infantile était également endémique et là aussi, la négligence et l’éloignement des mères étaient désignés comme la principale cause. Les inspecteurs d’usine reconnaissaient toutefois que, hors de leur foyer presque toute la journée, les ouvrières n’avaient d’autre choix que de laisser leurs petits enfants à une jeune fille ou une femme plus âgée qui les nourrissait de pain et d’eau et leur dispensait des doses abondantes de Godfrey’s Cordial, un opiacé populaire, pour les calmer11. Bien entendu, les femmes des usines essayaient aussi d’éviter les grossesses, recourant souvent à diverses substances pour provoquer l’avortement
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L’inaptitude évidente de la classe travailleuse à se reproduire et à fournir un flux régulier de travailleurs a été particulièrement problématique entre 1850 et le tournant du siècle, période qui a vu, tant en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis, une transformation majeure du système de production, qui exigeait un type de travailleur plus fort et plus productif. Désignée généralement comme la « Seconde révolution industrielle14 », elle a correspondu au passage de l’industrie légère à l’industrie lourde, c’est-à-dire du textile à l’acier, au fer et au charbon comme principaux secteurs industriels et principales sources d’accumulation du capital, rendu possible par la création d’un vaste réseau de chemin de fer et l’arrivée de la machine à vapeur
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Des décennies après, dans ses Principles of Economics (1890), l’économiste anglais Alfred Marshall énonçait le nouveau credo industriel dans les termes les plus clairs. Réfléchissant aux conditions qui garantissent « la santé et la vigueur physique, mentale et morale » des travailleurs, qui constituent, dit-il, « la base de l’aptitude au travail, \[…\] dont dépend la production de la richesse matérielle16 », il concluait qu’un facteur déterminant était « une ménagère habile qui \[avec\] six shillings à dépenser par semaine, fera plus pour la santé et la vigueur de sa famille qu’une ménagère inhabile avec vingt17 ». Il ajoutait : « la grande mortalité des enfants dans les classes pauvres est due en grande partie au manque de soin et de jugement dans la préparation de leur nourriture et ceux qui n’en meurent pas en gardent souvent une constitution affaiblie18 ».
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Marshall soulignait également que c’était la mère qui avait « l’influence principale, et de beaucoup la plus puissante19 » pour la détermination de l’« habileté générale » au travail, définie de la manière suivante : « Être capable de penser à plusieurs choses à la fois, tenir chaque chose prête pour le moment où on en aura besoin, agir avec promptitude et se montrer plein de ressource lorsque quelque chose va mal, se plier rapidement aux modifications de détail à apporter dans un travail, être régulier et exact, avoir toujours une réserve d’énergie toute prête à l’occasion, voilà les qualités qui font un grand peuple industriel. Elles ne sont pas spéciales à un métier, mais sont nécessaires dans tous \[…\]20. »
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En Angleterre, ce processus a commencé avec le vote, en 1842, de la Mine Act \[Loi sur les mines\], qui interdisait le travail dans les mines à toutes les femmes et aux garçons de moins de 10 ans, suivi, en 1847, par celui de la Ten Hours Act \[Loi des dix heures\], pour laquelle les travailleurs, notamment dans le Lancashire, luttaient depuis 1833.
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D’où l’expulsion progressive des femmes et des enfants des usines, l’introduction du salaire familial, l’instruction des femmes aux vertus de la vie domestique, un nouveau régime reproductif en somme, et un nouveau « contrat social », qui, au moment de la Première Guerre mondiale, était devenu la norme dans tous les pays industriels, à son apogée aux États-Unis dans la décennie qui a précédé la guerre, avec la montée du fordisme, au moment de ce qu’on a appelé l’« Ère progressiste »21 . En vertu de ce contrat, l’investissement dans la reproduction de la classe travailleuse devait se traduire par une productivité accrue, la ménagère étant chargée de s’assurer que le salaire était bien dépensé, que le travailleur était bien soigné, assez pour être consommé par une autre journée de travail, et que les enfants étaient convenablement éduqués pour leur futur destin de travailleurs.
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Les salaires des travailleurs hommes ont été substantiellement augmentés, de 40 pour cent entre 1862 et 1875, et ils ont encore grimpé rapidement après cette date, si bien qu’en 1900, un travailleur gagnait un tiers de plus qu’en 187522.
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Des réformes sanitaires comme la mise en place d’« égouts, \[d’un service de\] distribution des eaux \[et de\] nettoyage des rues » ont été introduites, permettant d’enrayer les épidémies récurrentes24. Un marché de la consommation a commencé à apparaître pour les travailleurs avec l’apparition de la boutique, qui offrait des aliments mais aussi des vêtements et des chaussures25. À partir des années 1860, des associations se sont formées au nom de la « protection de l’enfance » afin de convaincre le gouvernement d’intervenir contre le « baby farming26 ». Des projets ont été proposés pour punir les femmes coupables de négligences et obliger les nurses qu’elles employaient pendant qu’elles étaient au travail à déclarer leur activité et à se soumettre à des inspections. Il y a eu aussi des tentatives de créer des crèches pour les mères encore employées. Ainsi, en 1850, la première crèche a été fondée dans le Lancashire sous le patronage des maires de Manchester et de Salford. Mais ces initiatives ont échoué en raison de la résistance des ouvrières, qui considéraient qu’elles prenaient le gagne-pain des femmes plus âgées, qui ne pouvaient plus travailler à l’usine et dont la survie dépendait de ce qu’elles pouvaient gagner en s’occupant des enfants des autres femmes27.
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Là aussi, le grand nombre de prostituées dans la classe travailleuse était imputé non seulement aux bas salaires et à la promiscuité de l’habitat mais au manque d’éducation au travail ménager, qui (comme le soutenait un article du Times en 1857) aurait au moins facilité l’exportation de jeunes filles prolétaires comme domestiques dans les colonies28. « Apprenons-leur l’art de la ménagère » était un remède proposé aux problèmes posés par la prostitution.
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À la même époque, de nouvelles réglementations pour contrôler le travail sexuel et le rendre plus dégradant ont été mises en place, comme la déclaration obligatoire des pensions où la prostitution était pratiquée, des visites médicales imposées aux prostituées par les Contagious Diseases Acts \[Lois sur les maladies contagieuses\] de 1864, 1866 et 1869, et la détention dans des hôpitaux pour une durée pouvant aller jusqu’à six mois de celles chez qui on diagnostiquait une maladie29.
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Séparer la bonne ménagère, laborieuse et économe, de la prostituée dépensière était une condition essentielle à la constitution de la famille telle qu’elle a émergé au tournant du siècle. Il fallait séparer la « bonne » de la « mauvaise » femme, l’épouse de la « putain », pour faire accepter le travail domestique non rémunéré.
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Comme le disait William Acton, médecin et défenseur de la réforme : Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de considérer les effets produits sur les femmes mariées lorsqu’elles s’habituent \[…\] à voir leurs compagnes vicieuses et dissolues paradant joyeusement, menant une vie « de première », comme elles disent – acceptant toutes les attentions des hommes, abreuvées d’alcool à volonté, assises aux meilleures places, habillées bien au-dessus de leur condition, avec quantité d’argent à dépenser et ne se refusant aucun plaisir ni distraction, délestées de tout lien domestique et sans enfant à charge. \[…\] Cette supériorité réelle d’une vie de débauche ne pouvait échapper à l’esprit vif de ce sexe30.
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Avec la séparation entre ménagères et filles des usines, et surtout entre ménagères et prostituées, une nouvelle division sexuelle du travail a émergé, caractérisée non seulement par la séparation des lieux où les femmes travaillaient mais aussi par les rapports sociaux qui sous-tendaient leurs tâches respectives. La respectabilité est devenue le dédommagement du travail non rémunéré et de la dépendance à l’égard des hommes. C’est le « marché » qui à bien des égards a tenu jusqu’aux années 1960/1970, quand une nouvelle génération de femmes a commencé à le refuser. Mais l’opposition au nouveau régime s’est apparemment développée très tôt, parallèlement aux efforts des réformateurs.
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Il semble que de nombreuses prolétaires aient résisté à l’idée d’être contraintes de travailler au foyer. Comme le rapporte Hewitt, dans le Nord de l’Angleterre, on a observé que de nombreuses femmes allaient travailler même quand elles n’en avaient pas le besoin parce qu’elles y avaient pris « un goût prononcé », préférant « l’usine pleine de monde au foyer tranquille par haine du travail ménager solitaire31 ».
## Origines et développement du travail sexuel aux États-Unis et en Grande-Bretagne
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Le concept même de « prolétariat » évoquait une classe qui se reproduisait abondamment, non seulement parce qu’un enfant en plus était un ouvrier d’usine2 en plus et une paie en plus, mais parce que le sexe était le seul plaisir des pauvres.
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Dès le commencement de la société capitaliste, le travail sexuel a accompli deux fonctions fondamentales dans le contexte de la production et de la division du travail capitalistes. D’une part, il a garanti la procréation de nouveaux travailleurs, d’autre part, il a constitué un aspect essentiel de leur reproduction quotidienne, le soulagement sexuel étant, du moins pour les hommes, une soupape de sûreté pour les tensions accumulées pendant la journée de travail, d’autant plus indispensable que le sexe est resté longtemps un des rares plaisirs qui leur était concédé.
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Pendant cette phase, qui s’est prolongée jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, la classe capitaliste se souciait davantage de la quantité que de la qualité de la force de travail produite. Que les travailleurs anglais, hommes et femmes, mourussent à 35 ans en moyenne importait peu aux propriétaires d’usines britanniques tant que toutes ces années étaient consacrées à l’usine, du lever au coucher du soleil, de l’enfance jusqu’à la mort, et tant que la nouvelle force de travail était procréée en abondance pour remplacer celle qui était continuellement éliminée3. On attendait uniquement des travailleurs anglais, hommes et femmes, qu’ils produisent un prolétariat abondant et on s’inquiétait peu de leur « conduite morale ».
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la pression de la lutte de la classe travailleuse, qui exigeait désormais un nouveau type de travailleur et, par conséquent, un changement dans le processus de sa reproduction. C’est le passage de l’industrie légère à l’industrie lourde, du bâti mécanique à la machine à vapeur, de la production du textile à celle du charbon et de l’acier qui a créé le besoin d’un travailleur moins émacié, moins vulnérable aux maladies, plus à même de suivre le rythme de travail intense qu’exigeait le passage à l’industrie lourde. C’est dans ce contexte que la classe capitaliste, généralement indifférente aux taux de mortalité élevés des travailleurs industriels, a élaboré une nouvelle stratégie reproductive, en augmentant la rémunération des hommes et en renvoyant les femmes prolétaires au foyer, tout en intensifiant le travail à l’usine, que le travailleur rémunéré mieux reproduit serait désormais capable d’accomplir.
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Mais un autre motif était la prise de conscience que le recrutement des femmes dans les usines avait détruit leur consentement et leur aptitude au travail reproductif dans des proportions telles que si l’on n’y portait pas remède, la reproduction de la classe travailleuse anglaise serait sérieusement compromise. Il suffit de lire les rapports rédigés régulièrement par les inspecteurs d’usines nommés par le gouvernement britannique entre 1840 et 1880 sur la conduite des ouvrières pour comprendre que l’enjeu de la transformation du régime reproductif qu’ils défendaient dépassait la simple inquiétude pour la santé et l’aptitude au combat de la classe travailleuse masculine.
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Indisciplinées, indifférentes au travail ménager, à la famille et à la morale, déterminées à prendre du bon temps dans les quelques heures où elles n’avaient pas à travailler, prêtes à quitter le foyer pour la rue, le bar, où elles buvaient et fumaient comme des hommes, étrangères à leurs enfants, les ouvrières mariées ou célibataires étaient, dans l’imagination bourgeoise, une menace pour la production d’une main-d’œuvre solide et elles devaient être domestiquées.
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C’est dans ce contexte que la « domestication » de la famille prolétaire et la création de la ménagère prolétaire à temps plein sont devenues une politique publique, inaugurant également une nouvelle forme d’accumulation du capital.
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L’idéalisation de la « vertu féminine », réservée jusqu’au tournant du siècle aux femmes des classes moyennes et supérieures, s’est alors étendue aux femmes prolétaires pour dissimuler le travail non payé attendu d’elles. Naturellement, on assiste au cours de cette période à une nouvelle campagne idéologique pour promouvoir dans la classe travailleuse les idéaux de la maternité et de l’amour, entendus comme une faculté d’abnégation totale. Fantine, la mère prostituée des Misérables qui vend ses cheveux et deux dents pour nourrir sa fille était l’incarnation de cet idéal. L’« amour conjugal » et l’« instinct maternel » sont omniprésents dans le discours des réformateurs victoriens, tout comme les récriminations sur les effets pernicieux du travail à l’usine sur la moralité et le rôle reproductif des femmes.
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Cela signifiait que la mère-épouse ne devait goûter qu’au plaisir de « l’amour », conçu comme un sentiment libre de tout désir sexuel et non rémunéré. Au sein du travail sexuel lui-même, la division du travail entre le « sexe pour la procréation » et le « sexe pour le plaisir », et l’association de ce dernier, dans le cas des femmes, à des traits antisociaux, se sont accentuées. Aux États-Unis comme en Angleterre, une nouvelle réglementation de la prostitution a été introduite avec l’objectif de séparer les « honnêtes femmes » des « prostituées » – une distinction que le recrutement des femmes dans les usines avait brouillée
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William Acton, l’un des défenseurs de la réforme en Angleterre, notait combien la présence constante des prostituées dans les lieux publics était pernicieuse. Ses explications en disent long : Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de considérer les effets produits sur les femmes mariées lorsqu’elles s’habituent lors de ces réunions à voir leurs compagnes vicieuses et dissolues paradant joyeusement, menant une vie « de première », comme elles disent – acceptant toutes les attentions des hommes, abreuvées d’alcool à volonté, assises aux meilleures places, habillées bien au-dessus de leur condition, avec quantité d’argent à dépenser et ne se refusant aucun plaisir ni distraction, délestées de tout lien domestique et sans enfant à charge. \[…\] Cette supériorité réelle d’une vie de débauche ne pouvait échapper à l’esprit vif de ce sexe6.
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Avec cette réglementation, qui faisait de l’État, par l’intermédiaire de la police et de la profession médicale, le superviseur direct du travail sexuel, nous assistons à l’institutionnalisation de la prostituée et de la mère comme des figures et des fonctions féminines qui s’excluent mutuellement, c’est-à-dire à l’institutionnalisation d’une maternité sans plaisir et d’un « plaisir » sans maternité. La politique sociale commençait à requérir que la prostituée ne devienne pas mère8. Sa maternité devait être cachée, séparée de son lieu de travail. Dans la littérature de l’époque, l’enfant de la prostituée vit à la campagne, confié aux soins d’une famille charitable. Au contraire, on s’attendait à ce que la mère, l’épouse, l’« honnête femme » ne considère le sexe que comme un service domestique, un devoir conjugal auquel elle ne pouvait se soustraire, mais qui ne lui donnerait pas de plaisir. La seule sexualité concédée à la mère était la sexualité rendue propre par le mariage et la procréation, rendue propre, autrement dit, par d’interminables heures de travail non payé, consommée sans grande joie, et toujours accompagnée de la crainte d’une fécondation. D’où l’image classique, transmise jusqu’à nous par les romans du XIXe siècle, de la femme subissant les avances de son mari, soucieuse de ne pas contredire l’aura de sainteté dont la société voulait lui ceindre la tête.
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Mais la stricte division entre travail sexuel et soins maternels n’a été possible qu’au prix d’un grand déploiement de violence psychologique et physique de la part du capital. Le destin de la mère célibataire, de la femme « séduite et abandonnée », qui, avec l’exaltation des sacrifices maternels, remplit les pages de la littérature du XIXe siècle, n’a cessé de rappeler aux femmes que tout valait mieux que de « perdre son honneur » et d’être considérée comme une « traînée ».
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Il est stupéfiant de découvrir dans les années 1970 qu’avant la Première Guerre mondiale en Italie, la plupart des enfants de prolétaires portaient sur leur acte de naissance la mention « père inconnu ».
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Les employeurs profitaient de la pauvreté des femmes pour les contraindre à la prostitution, qu’elles pratiquaient ainsi pour garder leur emploi si elles en avaient un ou pour empêcher que leurs maris ne soient licenciés. Un exemple remarquable est celui des propriétaires d’une mine de Virginie-Occidentale qui, jusque dans les années 1920, contraignaient les femmes de mineurs à se prostituer pour rembourser la dette que la famille avait contractée à la boutique de la compagnie, ou pour que leur mari conservent leur poste. Généralement, dans ce genre de situations, l’épouse était invitée à monter à l’étage de la boutique « pour jeter un œil au nouvel arrivage de chaussures de femmes ». Les aînées avaient beau mettre en garde les nouvelles, il était difficile de résister à la pression et cette pratique s’est poursuivie pendant des années, jamais reconnue, jamais évoquée par les hommes, jamais discutée lors des négociations syndicales9.
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Quant aux « honnêtes » femmes prolétaires, elles ont toujours su que la ligne de partage entre le mariage et la prostitution, entre la putain et la femme respectable, était très fine. Que le mariage ait signifié pour les femmes être « une domestique le jour et une putain la nuit », c’est ce que les femmes prolétaires ont toujours su, puisque chaque fois qu’elles voulaient abandonner le lit conjugal elles étaient confrontées à leur pauvreté. Malgré cela, la construction de la sexualité féminine comme service, et sa négation comme plaisir, a longtemps entretenu l’idée que la sexualité féminine était un péché qui ne pouvait s’expier que par le mariage et la procréation, et cela a produit une situation où chaque femme était considérée comme une prostituée potentielle qui devait être contrôlée constamment.
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C’est ce qui explique pourquoi le travail sexuel a été le premier aspect du travail domestique à être socialisé. Le bordel public, la « casa chiusa », « maison close » ou « maison de femmes », typique de la première phase de la planification capitaliste du travail sexuel, a institutionnalisé la femme comme amante collective, travaillant directement ou indirectement au service de l’État, mari ou souteneur collectif. Outre qu’elle permettait de ghettoïser des femmes qui étaient payées pour accomplir ce que des millions d’autres faisaient gratuitement, la socialisation du travail sexuel répondait à des critères de productivité. La taylorisation du coït qui caractérise le bordel a considérablement accru la productivité du travail sexuel. Le sexe bon marché, facile d’accès, garanti par l’État, était la solution idéale pour un travailleur qui, après une journée à l’usine ou au bureau, n’avait pas le temps ni l’énergie de partir en quête d’aventures amoureuses ou de s’engager sur la voie de rapports réciproques.
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Comme le souligne O’Neil, Jusqu’au XIXe siècle, le divorce était un événement assez rare dans le monde occidental, à partir de là, sa fréquence augmente à une telle vitesse qu’à la fin du siècle, la dissolution légale du mariage était reconnue comme l’un des phénomènes sociaux majeurs10. Et plus loin : Si l’on considère la famille victorienne comme une nouvelle institution, \[…\] on peut comprendre pourquoi le divorce est devenu une composante nécessaire du système familial. Quand la famille devient le centre de l’organisation sociale, son intimité devient étouffante, ses contraintes insupportables et ses attentes trop grandes pour être réalisées11.
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À la même période, aux États-Unis comme en Angleterre, le taux de fertilité a commencé à chuter. Entre 1850 et 1900, la famille américaine a perdu un membre. Dans le même temps, un mouvement féministe s’est développé dans les deux pays, sous l’inspiration du mouvement abolitionniste, qui prenait pour cible « l’esclavage domestique ».
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Dès 1854, Mary Nichols, une médecin et défenseuse de la réforme familiale américaine, écrivait que : Neuf enfants sur dix ne sont pas désirés par la mère. \[…\] Un très grand nombre de femmes civilisées n’ont ni la passion de la sexualité, ni la passion maternelle. Toutes les femmes veulent de l’amour et du soutien. Elles ne veulent pas faire des enfants ou être des catins pour cet amour ou ce soutien. Dans le mariage sous sa forme actuelle, l’instinct contre la maternité et contre la soumission à l’étreinte amoureuse est presque aussi général que l’amour pour les enfants une fois qu’ils sont nés. L’effacement de l’instinct maternel et sexuel chez la femme est une donnée psychologique terrible12.
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Une médecin américaine, R. B. Gleason, décrivait ainsi cette dialectique de la maladie et du refus, du point de vue de la femme puis de l’homme dans une famille de la classe moyenne au tournant du siècle. La femme dit : Je n’aurais jamais dû me marier car ma vie est une longue agonie. Je pourrais bien l’endurer seule, mais me dire que d’année en année je deviens la mère de ceux qui vont partager et perpétuer cette détresse que j’endure me rend si malheureuse que j’en suis presque folle13. La médecin dit : Le futur mari peut bien prendre soin de protéger la belle mais fragile de son choix ; il peut \[…\] continuer à chérir tendrement l’épouse de sa jeunesse alors qu’elle a constamment mal et qu’elle vieillit prématurément, mais il n’a plus de compagne – personne pour doubler les joies de sa vie ou alléger ses labeurs. Certaines femmes malades deviennent égoïstes et oublient que, dans une telle association, d’autres souffrent quand elles souffrent. Un mari fidèle ne vit plus qu’à moitié s’il a une femme malade14. Le mari dit : Ira-t-elle bien un jour15 ? Quand elles ne tombaient pas malades, les femmes devenaient frigides, ou, comme le disait Mary Nichols, elles « hérit\[ai\]ent d’un état apathique qui ne les incit\[ai\]ent pas à l’union matérielle16 ».
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De cette manière, les femmes de la classe moyenne victorienne ont souvent pu refuser leurs devoirs sexuels plus facilement que leurs petites-filles. Car après des décennies de refus du travail sexuel par les femmes, psychologues, sociologues et autres « experts » ont fini par découvrir le truc et ils sont désormais moins disposés à lâcher l’affaire. Aujourd’hui, toute une campagne est même montée pour culpabiliser la « femme frigide », notamment en l’accusant de ne pas être libérée.
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L’essor des sciences sociales au XIXe siècle doit être relié pour partie à la crise de la famille et au refus de la famille par les femmes. La psychanalyse est née comme la science du contrôle sexuel, chargée de fournir des stratégies pour la réforme des rapports familiaux. Aux États-Unis comme en Angleterre, des projets de réforme de la sexualité émergent dans la première décennie du XXe siècle. Des livres, des brochures, des pamphlets, des essais, des traités étaient consacrés à la famille et au « problème du divorce », révélant non seulement la profondeur de la crise mais la prise de conscience croissante qu’une nouvelle éthique familiale et sexuelle serait bientôt nécessaire.
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De l’extérieur, la théorie de Freud semble porter sur la sexualité en général mais sa vraie cible était la sexualité féminine. L’œuvre de Freud était une réponse au refus du travail domestique, de la procréation et du travail sexuel. Comme ses écrits le montrent bien, il avait parfaitement conscience que la « crise familiale » découlait du fait que les femmes ne voulaient pas ou ne pouvaient pas faire leur travail. Il s’inquiétait aussi de la progression de l’impuissance masculine qui avait atteint de telles proportions qu’il la désignait lui-même comme un des principaux phénomènes sociaux de son temps.
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À partir de Freud, la libération sexuelle pour les femmes a été synonyme d’intensification du travail domestique. Le modèle d’épouse et de mère cultivé par la profession de psychologue n’était plus celui de la mère procréatrice d’une abondante progéniture mais celui de l’épouse amante qui devait garantir à son mari qui rentrait éreinté de sa journée de travail des niveaux de plaisir supérieurs à la simple pénétration d’un corps passif ou résistant.
> [!approfondir] Page 97
Aux États-Unis, la réintégration de la sexualité dans le travail ménager a commencé à toucher la famille prolétaire avec le développement de la vie domestique pendant l’Ère progressiste et elle s’est accélérée avec la réorganisation fordiste du travail et des salaires. Cela allait avec la chaîne de montage, la journée à cinq dollars et l’accélération du travail, qui exigeait que les hommes se reposent la nuit au lieu de traîner dans les saloons, afin d’être frais et retapés le matin pour une nouvelle dure journée de travail. La discipline sévère et l’accélération du travail que le taylorisme et le fordisme ont introduites dans l’usine américaine exigeait une nouvelle hygiène, un nouveau régime sexuel et donc, la reconversion de la sexualité et de la vie familiale. En d’autres termes, pour que les travailleurs puissent supporter l’enrégimentement à l’usine, le salaire devait acheter une sexualité plus substantielle que celle que leur offraient les rencontres de hasard dans les saloons. Rendre le foyer plus agréable, par la réorganisation du travail sexuel au foyer, était également vital en période d’augmentation des salaires, qui risquaient autrement d’être dépensés à faire la fête.
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Pour la ménagère, cette réorganisation signifiait qu’elle devait continuer à faire des enfants mais qu’elle devait aussi s’inquiéter que ses hanches ne deviennent pas trop larges (ainsi a commencé le calvaire des régimes). Elle devait continuer à faire la vaisselle et à récurer le sol, mais avec les ongles vernis et un tablier à volants, et elle devait continuer à trimer du lever au coucher du soleil mais elle devait aussi se bichonner pour célébrer comme il se doit le retour de son mari. À ce stade, dire « non » au lit est devenu plus difficile. Les nouveaux canons véhiculés par les livres de psychologie et les magazines féminins commençaient d’ailleurs à souligner que l’union sexuelle était essentielle au bon fonctionnement d’un mariage.
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Naturellement, les hommes ont longtemps considéré le deuxième emploi des femmes comme l’antichambre de la prostitution. Jusqu’à l’explosion de la lutte pour l’aide sociale, avoir un emploi à l’extérieur était souvent la seule façon pour les femmes de sortir du foyer, de rencontrer des gens, d’échapper à un mariage insupportable.
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Dès le début des années 1950, le Rapport Kinsey (1953) sonnait l’alarme, montrant la réticence des femmes à se consacrer au travail sexuel à un niveau adéquat. On y découvrait que beaucoup d’Américaines étaient frigides, qu’elles ne prenaient pas part à leur travail sexuel mais se contentaient de faire semblant. On découvrait aussi que la moitié des hommes américains avaient ou souhaitaient avoir des rapports homosexuels. Une enquête sur le mariage dans le prolétariat américain menée quelques années plus tard est arrivée aux mêmes conclusions. Là aussi, on y constatait qu’un quart des femmes mariées faisaient l’amour comme un pur devoir conjugal et une proportion considérable d’entre elles n’en tiraient aucun plaisir20.
> [!information] Page 99
Le grand thème de cette campagne était la quête de l’orgasme féminin, considéré de plus en plus souvent comme la mesure ultime de la perfection d’une union conjugale. Dans les années 1960, l’orgasme féminin est devenu le leitmotiv de toute une série d’études psychologiques qui a abouti à la découverte soi-disant historique de Masters et Johnson, selon laquelle non seulement l’orgasme féminin existe, mais il peut même être multiple.
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Les expériences de Masters et Johnson ont fixé des quotas très élevés pour la productivité du travail sexuel. Non seulement les femmes pouvaient faire l’amour et atteindre l’orgasme, mais elles le devaient. Si nous n’y arrivions pas, nous n’étions pas des vraies femmes, pire, nous n’étions pas « libérées ». Ce message nous était délivré dans les années 1960 sur les écrans de cinéma, dans les pages des magazines féminins et des manuels qui nous montraient les positions nous permettant de parvenir à une copulation satisfaisante. Il était aussi prêché par les psychanalystes qui avaient décrété qu’un rapport sexuel « complet » était la condition de l’équilibre social et psychologique.
> [!accord] Page 100
Disons-le tout net. Pour les femmes d’aujourd’hui pas moins que pour nos mères et grand-mères, libération sexuelle ne peut signifier autre chose que libération du « sexe », et non intensification du travail sexuel. « Se libérer du sexe » signifie se libérer des conditions dans lesquelles nous sommes forcées de vivre notre sexualité, qui transforme cette activité en un travail ardu, plein d’inconnu et d’accidents, en particulier le risque de tomber enceinte, puisque même les contraceptifs les plus récents présentent un danger considérable pour la santé.
> [!accord] Page 100
Mais la sexualité continue à être pour nous une source d’angoisse, car la « libération sexuelle » a été transformée en un devoir que nous devons accepter si nous ne voulons pas être accusées d’être attardées. Ainsi, quand nos grand-mères, après une dure journée de travail, pouvaient s’endormir en paix avec l’excuse d’une migraine, nous, leurs petites-filles libérées, nous nous culpabilisons si nous refusons d’avoir un rapport sexuel ou d’y participer activement ou même si nous n’y prenons pas de plaisir.
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Mais la principale différence est que nos mères et grand-mères considéraient les services sexuels dans une logique d’échange : vous couchiez avec l’homme que vous aviez épousé, c’est-à-dire l’homme qui vous promettait une certaine sécurité financière. Aujourd’hui, en revanche, nous travaillons gratuitement, au lit comme en cuisine, non seulement parce que le travail sexuel n’est jamais payé, mais parce que de plus en plus souvent, nous fournissons des services sexuels sans rien attendre en retour. Le symbole de la femme libérée est d’ailleurs la femme toujours disponible mais qui ne demande plus rien en retour.