Auteur : [[Maurizio Lazzarato]]
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# Note
## Introduction : Des temps apocalyptiques
> [!accord] Page 6
En effaçant la « violence qui a fondé » le néolibéralisme, incarnée par les dictatures sanguinaires d'Amérique du Sud, on commet une double faute politique et théorique : on se concentre uniquement sur la « violence qui conserve » l'économie, les insti-tutions, le droit, la gouvernementalité - expérimentés pour la première fois dans le Chili de Pinochet - et l'on présente ainsi le capital comme un agent de modernisation, comme une puissance d'innovation ; d'autre part, on efface la révolution mondiale et sa défaite, qui sont pourtant l'origine et la cause de la « mondialisa-tion » en tant que réponse globale du capital.
> [!accord] Page 6
Les temps apocalyptiques nous font voir que les nouveaux fascismes sont en train de réactiver - bien qu'aucun communisme ne menace le capitalisme et la propriété - le rapport entre violence et institution, le rapport entre guerre et « gouvernementalité ».
> [!accord] Page 8
Bien sûr, n'en déplaise à [[Jacques Rancière|Rancière]], le soulèvement a ses « raisons » et ses « causes ». Les Gilets jaunes sont plus intelligents que le philosophe, parce qu'ils ont « compris » que le rapport entre « production » et « circulation » s'est inversé. La circulation, circula-tion de l'argent, des marchandises, des hommes et de l'information, prime désormais sur la « production ». Ils n'occupent plus les usines, mais les ronds-points, et s'attaquent à la circulation de l'informa-tion (la circulation de la monnaie étant plus abstraite, il faudra, pour l'atteindre, un autre niveau d'organisation et d'action).
^3d631d
> [!accord] Page 10
Le populisme de gauche donne une nouvelle vie à quelque chose qui n'existe plus. La représentation et le Parlement ne détiennent aucun pouvoir, celui-ci étant entière-ment concentré dans l'exécutif, qui, dans le néolibéralisme, exécute non pas les ordres du « peuple » ou de l'intérêt général, mais ceux du capital et de la propriété.
> [!approfondir] Page 10
La volonté de politiser les mouvements de l'après-2008 se révèle réactionnaire, puisqu'elle impose précisément ce que la révolution des années i960 avait refusé et ce que refuse chaque mouvement qui a émergé depuis : le leader (charismatique), la « transcendance » du parti, la délégation de la représentation, la démocratie libérale, le peuple. Le positionnement du populisme de gauche (et sa systé- matisation théorique par Laclau et Moufïfe) empêche de nommer l'ennemi. Ses catégories (la « caste », « ceux d'en haut » et « ceux d'en bas ») sont à un pas de la théorie du complot et à deux pas de son aboutissement, la dénonciation de la « juiverie internationale » qui contrôlerait le monde par la finance. Ces confusions, soigneuse-ment entretenues par les dirigeants et théoriciens d'un impossible populisme de gauche, continuent à parcourir les mouvements. Dans le cas des Gilets jaunes, elles sont entretenues par les médias et le système politique tout en exprimant le flou qui caractérise encore les modalités de la rupture. Il faut dire que, dans le désert politique contemporain, labouré par cinquante ans de contre-révolution, il n'est pas évident de s'orienter.
> [!accord] Page 11
Le mouvement des « colonisés de l'intérieur », constitué sur la division Nord/Sud, qui reproduit un « tiers monde » au sein des pays du centre, implique nécessairement, en même temps que la critique de la ségrégation interne, celle de la domination interna-tionale du capital, de l'exploitation mondiale de la force de travail et des ressources de la planète. Ce qui fait singulièrement défaut aux Gilets jaunes. Dénué de cette composante « raciale » et inter-nationale du capitalisme, le mouvement donne quelquefois l'image d'un nationalisme « franchouillard ». Or aucune illusion sur l'espace national n'est possible : l'Etat-nation, au xixc siècle, a dû son exis-tence à la dimension mondiale du capitalisme colonialiste et l'Etat-providence la sienne à la révolution mondiale et à l'affrontement stratégique planétaire de la guerre froide.
> > [!cite] Note
> Chose qui disparue depuis 68, le larzac avait un peu cette vision international
> [!accord] Page 11
La fracture raciale dont étaient victimes les « colonisés » a divisé non seulement l'organisation mondiale du travail, mais même la révolution des années i960. Aujourd'hui, les conditions de possibilité d'une révolution mondiale résident, d'une part, dans l'invention d'un nouvel internationalisme, que les mouvements de néo-colonisés (les migrants, d'abord) incorporent presque physi-quement et que les mouvements des femmes sont les seuls, actuel-lement, à mobiliser grâce à leurs réseaux à travers le monde ; et, d'autre part, dans la critique des hiérarchies capitalistes, qui ne doit pas se limiter à la sphère du travail. Les divisions sexuelles et raciales f structurent non seulement la reproduction du capital, mais égale-ment la distribution des fonctions et des rôles sociaux
> [!accord] Page 12
Si les subjectivités qui portent les luttes contre ces différentes dominations ne peuvent être réduites à l'unité du « signifiant vide » du peuple, comme le voudrait le populisme de gauche, le double problème de l'action politique commune et du pouvoir du capital reste entier. L'incapacité de penser ce dernier comme machine à la fois globale et sociale, dont l'exploitation et la domination ne s'arrêtent pas au « travail », est une des causes fondamentales de la défaite des années 1960. De ce point de vue, la stratégie n'a pas changé : aujourd'hui comme alors, nous sommes loin d'en avoir une.
> > [!cite] Note
> Important
> [!accord] Page 12
Depuis 2011, les mouvements sont « révolutionnaires » quant aux formes de mobilisation (inventivité dans le choix de l'espace et du temps de l'affrontement, démocratie radicale et grande flexibi-lité dans les modalités d'organisation, refus de la représentation et du leader, soustraction à la centralisation et à la totalisation par un parti, etc.) et « réformistes » quant aux revendications et à la défini-tion de l'ennemi (on a « dégagé » Moubarak, mais on n'a pas touché à son système de pouvoir, de la même manière qu'on concentre la critique sur Macron alors qu'il est simplement, sans aucun doute possible, une composante de la machine du capital).
> [!accord] Page 13
Le « devenir-révolutionnaire » qu'inaugurent ces conversions subjectives ne peut pas être séparé de la « révolution », sous peine de devenir une composante du capital, donc de sa puissance de destruction et d'autodestruction, qui se manifeste aujourd'hui avec le néofascisme.
## Quand le capital s'en va-t-en guerre
### De Pinochet à Bolsonaro et retour
> [!information] Page 16
Milton Friedman, chef de file des Chicago Boys, rencontre Pinochet en 1975 ; Hayek, le chantre de la « liberté », est reçu au Chili en 1977. Il déclare que « la dictature peut être nécessaire » et que la « liberté personnelle est plus grande sous Pinochet que sous Allende ». Dans des « périodes de transition », où, de ce qu'on peut déduire de ces affirmations, on a le droit de massacrer ceux qui ne se soumettent pas à la liberté du marché, il est « inévitable que quelqu'un ait des pouvoirs absolus pour éviter et limiter tout pouvoir absolu à l'avenir ». Sur ces bases, pendant une décennie (1975-1986), les économistes néolibéraux bénéficient des conditions « idéales » pour expérimenter leurs recettes, l'écrasement de la révolution dans le sang ayant supprimé toute conflictualité, toute opposition, toute critique.
> [!information] Page 16
D'autres pays d'Amérique latine ont suivi ces politiques « novatrices ». Des Chicago Boys ont occupé des postes clés en Uruguay, au Brésil et en Argentine. Avec la prise du pouvoir par Videla, responsable avec la junte militaire d'une autre tuerie, peut-être encore plus effroyable, les néolibéraux entrent dans le gouvernement des militaires et tentent de reproduire les politiques chiliennes de réduction massive des salaires, de coupes dans les dépenses sociales, entamant la privatisation de l'école, de la santé, des retraites, etc. Ces politiques ont été immédiatement reconnues et adoptées par la Banque mondiale sous le nom qui est resté le leur : « ajustements structurels ». Elles seront ensuite appliquées en Afrique, en Asie du Sud et n'arriveront que bien plus tard dans le Nord
> [!information] Page 17
Les Américains, après qu'Allende eut gagné les élections et pris le pouvoir par la voie démocratique, ont décidé de détruire militairement ce processus et d'éliminer physiquement les révolutionnaires qui le portaient. C'est sur cette « table rase » subjective, au prix de milliers de morts, que les expérimentations néolibérales ont pu s'implanter, que les « vaincus » ont été rendus « disponibles » à un impossible devenir-entrepreneur de soi.
> [!information] Page 17
Le néolibéralisme ne croit pas, comme son ancêtre, au fonctionnement « naturel » du marché; il sait qu'il faut, au contraire, continuellement intervenir, le soutenir par des cadres juridiques, des incitations fiscales, économiques, etc. Mais il y a un « interventionnisme » préalable qui s'appelle « guerre civile », seule chose à même de créer les conditions pour « discipliner » les « gouvernés » ayant l'outrecuidance de vouloir la révolution et le communisme. C'est pour cette raison que les Chicago Boys se sont précipités comme autant de vautours sur l'Amérique latine. Il y avait là une subjectivité dévastée par la répression militaire, dont le projet politique avait été défait et sur laquelle on pouvait opérer « librement ». Cette histoire, rapidement disparue de la mémoire des pensées critiques, n'est pas une spécificité du néolibéralisme : avant lui, l'ordolibéralisme n'avait pu déployer ses recettes que sur des subjectivités allemandes anéanties par l'expérience nazie
> [!approfondir] Page 19
Les capitalistes et leurs Etats respectifs conçoivent toujours leurs stratégies (guerre, guerre civile, gouvernementalité) par rapport à la situation du marché mondial et aux dangers poli-tiques qui s'y présentent. Ils les construisent au fil des conflits et les dosent selon les résistances, les oppositions, les affrontements qu'ils rencontrent. Mais il ne faut pas commettre l'erreur de séparer un Sud « violent » et un Nord « pacifié » : il s'agit du même capital, du même pouvoir, de la même guerre.
> [!accord] Page 19
Les néolibéraux, guidés par une haine de classe qui manque à leurs adversaires, ne se sont pas trompés en se mobilisant en Amérique latine. Non seulement parce que le capitalisme est immédiatement un « marché mondial », mais aussi parce que la révolution qui, pour la première fois dans l'his-toire, s'est manifestée comme mondiale, avait dans le Sud ses foyers les plus actifs. Il fallait l'écraser comme préalable à toute « gouver-nementalité », quitte à s'allier avec - donc à légitimer - des fascistes, des tortionnaires et des criminels. Chose que les libéraux (néo- ou pas) sont prêts à faire et à refaire à chaque fois que la « propriété privée » est menacée, même virtuellement
> [!information] Page 20
Pour essayer de comprendre ce qui nous arrive, il faut remonter au début du xx e siècle. La citation de Michael Lôwy placée en exergue de ce chapitre est une synthèse fidèle et efficace de la pensée de [[Walter Benjamin]], l'un des rares marxistes à avoir plei-nement saisi la rupture représentée par les guerres totales et le fascisme. La définition qu'il donne du capitalisme élargit et radica-lise celle de [[Karl Marx|Marx]], puisque le capital est pour lui à la fois production et guerre, pouvoir de création et pouvoir de destruction : seul le « triomphe sur les classes subalternes » rend possibles les transfor-mations du système productif, du pouvoir, du droit, de la propriété et de l'État.
> > [!cite] Note
> Important
> [!information] Page 20
Et pourtant, si Paris entre les deux guerres n'était plus, comme au xixe siècle, la capitale de l'époque, elle a joué un rôle déterminant dans les révolutions à venir en tant que « capitale du tiers-monde ». Dans le croisement des migrations asiatiques, afri-caines et sud-américaines, s'est formée la grande majorité des diri-geants qui ont conduit les luttes de libération nationale contre le colonialisme1 , moteur de la révolution mondiale
> [!bibliographie] Page 20
Michael Goebel./torà, capitale du tiers monde. Comment est née la révolution antico-loniale (1919-1919), trad. fr. P. Stockman, Paris, La Découverte, 2017.
> [!accord] Page 21
Sans la guerre civile et le fascisme, sans la « destruction créatrice », pas de reconversion des dispositifs économiques, juri-diques, étatiques, gouvernementaux. Depuis 2008, nous sommes entrés dans une nouvelle séquence de ce genre
> [!information] Page 21
Par conséquent, la différence entre mon analyse du néolibéra-lisme et celles de [[Michel Foucault|Foucault]], de Luc Boltanski et Eve Chiapello ou de [[Pierre Dardot]] et Christian Laval, est radicale : ces auteurs effacent les origines fascistes du néolibéralisme, la « révolution mondiale » des années i960 - qui est donc loin de se limiter au 68 français -, mais aussi la contre-révolution néolibérale, cadre idéologique de la revanche du capital. Cette différence porte sur la nature du capita-lisme que ces théories « pacifient » en effaçant la victoire politico-militaire qui est la condition de son déploiement. Le « triomphe » sur les classes subalternes fait partie de la nature et de la définition du capital, au même titre que la monnaie, la valeur, la production, etc.
^15b2d6
### La financiarisation des pauvres
> [!accord] Page 21
Quelques jours avant le second tour de la dernière élection présidentielle, une journaliste brésilienne, Eliane Brum, écrivait : « Quand nous commençons à discuter d'un projet original pour le pays, quand les Indiens, les Noirs et les femmes commencent à occuper de nouveaux espaces de pouvoir, le processus est inter-rompu. Quand nous commençons à jouir de la paix, la guerre reprend. Car, de fait, la guerre contre les plus fragiles ne s'est jamais arrêtée. Elle s'est adoucie, parfois, mais elle ne s'est jamais arrêtée. Cette fois, la perversion tient à ce que, jusqu'à présent, le projet autoritaire s'est installé avec les habits de la démocratie . »
> [!bibliographie] Page 22
Eliane Brum, « Brésil : comment résister en ces temps de brutalité », La Règle du jeu, 17 octobre 2018. En ligne : laregledujeu.0rg/2018/10/17/34436/ bresil-comment-resister-en-des-temps-de-brutalite/
> [!accord] Page 22
Brum souligne une réalité que tout le monde semble refouler : la guerre n'a jamais cessé. Son intensité est seulement modulée selon les conjonctures de l'affrontement politique. De l'intérieur de ces relations « pacifiées », les contradictions du régime d'accumulation financiarisé et les luttes que mènent les gouvernés déterminent les conditions des nouvelles polarisations qui, à partir de la séquence politique initiée par l'effondrement du système financier en 2008, vont conduire à la rupture de la gouvernementalité établie avec Reagan et Thatcher
> [!accord] Page 23
'accès au crédit, qui avait comme but de réduire la pauvreté, a aussi fonctionné comme le cheval de Troie par lequel la finan-ciarisation s'est introduite dans la vie quotidienne de millions de Brésiliens, notamment des plus pauvres (« l'inclusion par la finance »). La relation créditeur/débiteur est une technique permettant de conduire et contrôler les comportements qui est transversale aux groupes sociaux, puisqu'elle fonctionne autant avec le pauvre qu'avec le chômeur, le salarié, le retraité
> [!information] Page 24
Le PT a réussi à imposer l'un des objectifs stratégiques du néoli-béralisme : dans l'accumulation tirée par la finance, la « demande effective keynésienne » et la redistribution de la richesse par l'Etat doivent être progressivement remplacées par la privatisation des dépenses étatiques et des services sociaux (santé, éducation, assu-rance chômage, retraite, etc.). Le financement de ces dépenses est assuré par une création monétaire dévolue aux banques privées et aux institutions financières, qui multiplient les techniques pour faciliter l'accès au crédit. Le gouvernement de gauche a ainsi favo-risé la réalisation d'un autre objectif, encore plus important, de l'agenda néolibéral : la privatisation de la création de monnaie, dont découlent toutes les autres privatisations. Cette stratégie de marchandisation des services sociaux constitue à la fois une machine de capture des richesses qui échappaient encore à la valo-risation du capital financier, un dispositif redoutable de production d'un e subjectivité pour le marché et un projet de redéfinition des fonc-tions de l'Etat.
> [!accord] Page 25
Lena Lavinas a très précisément décrit la syntonie du gouver-nement du PT avec les directives des institutions financières de la gouvernance mondiale, qui, au moins depuis 2000, préconisent |'« inclusion par la financiarisation » et la stimulation de la crois-sance par le crédit à la consommation, qu'elles considèrent être les moyens les plus efficaces de lutte contre la pauvreté. Après l'effon-drement financier de 2008, la Banque mondiale, le FMI, le G20 ont voulu accélérer le développement des « systèmes financiers inclusifs » pour réduire les inégalités et pour établir une « égalité des chances ». La démence autodestructrice - fond suicidaire du capital -, soigneusement occultée par une gauche qui lui attribue une puissance de progrès et de modernisation qu'il n'a jamais eue, se manifeste à nouveau : résoudre la crise grâce aux techniques finan-cières qui l'ont produite
> > [!cite] Note
> Important
> [!accord] Page 26
Le PT a aussi réalisé, à son insu, un autre élément du programme néolibéral qui s'est rapidement retourné contre lui : la reconfiguration de l'Etat et de ses fonctions. Loin des néolibéraux l'idée d'un « État faible », d'un Etat minimum, encore moins d'une « phobie de l'Etat ». Tout au contraire, la privatisation des services doit libérer l'Etat de la pression que les luttes sociales exerçaient sur ses dépenses. Au lieu d'être le lieu de l'exercice de la souveraineté, nécessaire au bon déve-loppement de la propriété privée, le système politique a été investi pendant toute la guerre froide par des revendications qui ont sapé l'autorité de l'Etat et étendu ses fonctions administratives (c'est le sens du rapport de la Commission trilatérale de 197s5 )-
> [!accord] Page 27
Ceux qui ne tiennent pas le rythme de la concurrence, ceux qui tombent en dehors du marché du travail, ont à disposition un « minimum » duquel ils pourront repartir pour entrer à nouveau dans la concurrence de tous contre tous (workfare).
> > [!cite] Note
> On le voit bien avec le rsa en France qui maintenant va faire de la concurrence au cdd et autre contrat court
> [!accord] Page 27
D'autre part, c'est l'Etat lui-même qui doit travailler à cette transformation, en sous-finançant les services, en les laissant se dégrader et en mettant en place des politiques fiscales qui encou-ragent le recours au crédit. C'est en effet ce que l'Etat brésilien a réalisé progressivement.
> > [!cite] Note
> La France avec gdf, elf, sncf, on peut supposer les centrale nucléaire aussi...
> [!approfondir] Page 27
L'inclusion par la finance n'a pas subverti les structures sociales et productives fortement inéga-litaires, elle les a, au contraire, reproduites, car la distribution par le crédit n'a produit qu'un « consumérisme superficiel ». Lavinas remarque qu'« en seulement une décennie, la propriété de biens durables tels que les téléphones portables, les téléviseurs couleur et les réfrigérateurs est devenue presque universelle », quel que soit le niveau de revenu disponible, tandis que Perry Anderson souligne les limites de cette stratégie consumériste : « On a négligé l'approvision-nement en eau, les routes pavées, les autobus efficaces, une évacua-tion acceptable des eaux usées, des écoles et des hôpitaux décents. Les biens collectifs n'ont aucune priorité idéologique ni pratique6 . »
> [!accord] Page 28
Lavinas surenchérit, en donnant de l'expérience du PT une définition que l'on pourrait synthétiser ainsi : le socialisme de la carte de crédit. « Une fois au pouvoir, le Parti des travailleurs a estimé qu'il était possible de refonder la nation en créant de nouvelles identités sociales, reposant non sur des liens d'appartenance collective ou de solidarité communautaire, mais plutôt sur un accès au crédit, un compte bancaire personnel ou une carte de crédit. »
> [!accord] Page 28
Le néolibéralisme n'est pas arrivé à la fin des mandats de Lula; l'ironie a voulu qu'il soit cultivé par le Parti des travailleurs. Le capital entretient par ailleurs d'excellents rapports avec les institu-tions du mouvement ouvrier, puisque la financiarisation aurait été inconcevable sans les « fonds de pension » des salariés américains (enseignants , fonctionnaires, ouvriers, etc.), grands investisseurs institutionnels en bourse
> [!accord] Page 29
Mais il n'est pas à exclure que les affects tristes de l'homme endetté, à la fois coupable et frustré, peureux et isolé, angoissé et dépolitisé, ont aussi rendu disponibles à des aventures fascistes une partie des pauvres et des salariés. La micropolitique du crédit a créé les conditions d'une micropoli-tique fasciste.
> [!accord] Page 30
Penser réduire la pauvreté et améliorer la situation des ouvriers et prolétaires à travers les mécanismes de la « finance » était plus qu'une naïveté ou qu'un « paradoxe » : c'était une perversion. On ne peut faire du « crédit » un simple instrument, adaptable à n'im-porte quel projet politique, puisqu'il constitue l'arme la plus abstraite et la plus redoutable du capitalisme. Comme toujours, la financiarisation, introduction du « sans-limite » (de l'infini) dans la production, a débouché sur une crise économique et politique. Et comme toujours, les crises financières ont ouvert une phase poli-tique marquée par la logique de la guerre ou, plus précisément, par la remontée de guerres de classe, de race et de sexe qui, depuis le début, sont au fondement du capitalisme.
> > [!cite] Note
> Mais est ce qu'on peut penser un monde sans crédit ?? Jsuis très nul en économie pour ça. Mais si oui, alors les projets de monnaie locale ne sont il pas révolutionnaire ?? Le déjà la ? J'sais pas trop
### Les nouveaux fascismes
> [!approfondir] Page 31
La guerre, comme le racisme, le fascisme et le sexisme, change, se transforme. Après quarante ans de politiques néolibérales, ce qui vient ne sera pas une simple répétition de l'entre-deux-guerres. Le néofascisme résulte d'une double mutation : du fascisme historique, d'une part, de l'organisation et de la violence contre-révolutionnaires, d'autre part. Ce phénomène, beaucoup l'appellent hypocritement « populisme ». Les raisons de « ne pas voir » sont profondes, enracinées dans les modalités de la production et de la consommation capitalistes7 .
> [!information] Page 31
\- Par exemple, l'alliance sortie des élections italiennes de 2018 entre le Mouvement 5 étoiles (populiste) et la Ligue (fasciste) démontre toute l'inconsistance politique du populisme. Elle a permis aux néofascistes de la Ligue non seulement d'accéder au gouvernement, mais aussi de devenir, en quelque mois, le premier parti italien. Il suffit a Salvini, ministre de l'Intérieur membre de la Ligue, d'énoncer les mots magiques « les portes sont fermées » (aux migrants) pour rendre inaudible toute velléité politique exprimée par le Mouvement 5 étoiles. Le populisme (y compris « de gauche ») ouvre et préparé l'accès au pouvoir des nouveaux fascismes.
> > [!cite] Note
> Mouais, je sais pas trop quoi penser. Est ce qu'il met lfi dedans ??
> [!accord] Page 32
A l'époque, « socialiste » avait dans leur bouche précisément ce sens et cette fonction : intégrer les revendications auxquelles la dictature enlevait toute portée révo-lutionnaire. Rien de tel dans le nouveau fascisme qui, au contraire, est ultra-libéral. Il est pour le marché, l'entreprise, l'initiative individuelle, même s'il veut un Etat fort, d'une part, pour « réprimer » les minorités, les « étrangers », les délinquants, etc., et, d'autre part, comme les ordolibéraux, pour littéralement construire le marché, l'entreprise et surtout la propriété. Il utilise la démocratie, qui, sans la poussée égalitaire des révolutions, est une coquille vide se prêtant à toutes les aventures. Le régime parlementaire et les élections lui conviennent parfaitement, car dans ces conditions, elles lui sont favorables. Son racisme est « culturel ». Il n'a plus rien de « conquérant » ni d'impérialiste, comme à l'époque des colonisations : il préférerait se replier dans les limites de l'Etat-nation. Il est plutôt défensif, peureux, angoissé, conscient que l'avenir n'est pas de son côté. L'antisémitisme a laissé place à la phobie de l'islam et de l'immigré.
> [!accord] Page 32
Le nouveau fascisme n'a même pas à être « violent », paramilitaire, comme le fascisme historique lorsqu'il s'agissait de détruire militairement les organisations ouvrières et paysannes, car les mouvements politiques contemporains, à la différence du « communisme » entre les deux guerres mondiales, sont très loin de menacer l'existence du capital et de sa société : ces dernières décennies, il n'y a eu de mouvements politiques révolutionnaires ni aux USA, ni en Europe, ni en Amérique latine, ni en Asie
> [!accord] Page 33
En Italie, il a restructuré l'industrie traditionnelle et créé l'industrie du cinéma, réformé l'école et le code civil (encore en vigueur aujourd'hui) et instauré un welfare state (chez les nazis, ce dernier était encore plus « radical » que celui des États-Unis). Avec les nouveaux fascismes, l'agenda reste celui du néolibéralisme, mâtiné de nationalisme.
> [!accord] Page 33
La recomposition du peuple autour de son unité fantasmatique est fortement perturbée par l'action des subjectivités gays, lesbiennes, transgenres qui échappent au modèle majoritaire que la nostalgie des néofascistes voudrait reconstruire autour de l'hétérosexualité. La montée des forces néofascistes s'accompagne toujours de campagnes de « haine » féroce contre la prétendue « théorie du genre ». La reconstruction de la famille et de l'ordre hétérosexuel constitue l'autre puissant le vecteur de la subjectivation fasciste
> [!approfondir] Page 33
Ce que l'ancien et le nouveau fascismes partagent, c'est un fond d'autodestruction et un désir suicidaire que le capital leur a transmis : ce dernier n'est pas « production » sans être en même temps « destruction » et « autodestruction ». Après le suicide de l'Europe dans la première moitié du xx e siècle, où le capitalisme avait atteint le plus haut degré de développement de ses forces productives, sommes-nous en train d'assister à celui de l'Amérique, où ces dernières ont dépassé un autre seuil de croissance ? Il y a en tout cas une continuité, un air de famille qui traverse le capital et le fascisme, que le xx c siècle a mis au jour et que le xxie siècle propose à nouveau, sous de nouvelles formes
> [!accord] Page 34
Dans l'optique de [[Michel Foucault|Foucault]], il n'y a aucune difficulté à comprendre leur prolifération mondiale : d'une certaine façon, les fascismes sont là depuis toujours, ils font partie de l'organisation de l'État et du capital. [[Michel Foucault|Foucault]] appelle cela des « excroissances du pouvoir », qui existent virtuellement, « en permanence dans les sociétés occidentales », qui sont « en quelque sorte structu-rales, intrinsèques à nos systèmes et peuvent se révéler à la moindre occasion, les rendant perpétuellement possibles8 ». Il cite, à titre d'« exemples incontournables », « le système mussolinien, hitlérien, stalinien», mais aussi le Chili et le Cambodge. Le fascisme n'a fait que prolonger « une série de mécanismes qui existaient déjà dans le système social et politique de l'Occident ». Mais si [[Michel Foucault|Foucault]] a bien saisi le rapport entre État et fascisme, il n'a pas vu leur lien avec le capital, qui fait de l'un et de l'autre des composantes de sa machine de guerre.
> [!accord] Page 34
Il ne s'agit pas seulement de dire comme Primo Levi que si les fascismes, le nazisme ont eu lieu, ils peuvent se produire à nouveau, mais d'affirmer que les fascismes, le racisme, le sexisme et les hiérarchies qu'ils produisent sont inscrits de façon structurelle dans les mécanismes de fonctionnement de l'accumulation capitaliste et des États.
> > [!cite] Note
> important
### Les fascistes et l'économie
> [!accord] Page 35
Les libéraux « progressistes » et « démocrates » n'en reviennent pas de l'alliance de certains secteurs des affaires, et d'abord de la finance, avec les nouveaux fascismes. On ne peut s'étonner du « retour » du fascisme dans le néolibéralisme que si l'on fait du premier une exception et si l'on fait l'impasse sur son acte de naissance politique. On ne peut s'étonner du « retour » de la guerre que la financiarisa-tion porte toujours avec soi que si l'on persiste à concevoir le capital comme un simple « mode de production ».
> [!accord] Page 35
Contrairement à une opinion largement partagée et difficile à éradiquer, les fascismes ne constituent pas des obstacles à l'éco-nomie, au commerce, à la finance. Dans les débats du Parlement français avant 1914 résonnaient les mêmes argumentations qu'au-jourd'hui : la guerre est impossible car les interdépendances entre les économies nationales sont trop fortes; la mondialisation a pénétré trop profondément dans la production et le commerce pour que la guerre soit possible. On connaît la suite! Après la Première Guerre mondiale, le fascisme italien a gardé de bons rapports avec Wall Street, malgré l'« autarcie » économique dont il se revendiquait et bien que les USA, sous la pression d'une xéno-phobie montante, aient imposé des quotas d'immigration qui ont particulièrement affecté le régime mussolinien
> > [!cite] Note
> Important
> [!information] Page 36
« L'accord sur les dettes de guerre négocié en 1925 est le plus généreux que l'Amérique ait conclu avec ses alliés \[...\]. Les investis-sements américains en Italie dépassent rapidement les 400 millions de dollars. » Lorsque le président Hoover veut relancer une gouver-nance mondiale, l'Italie fasciste est un des partenaires privilégiés. L'harmonie des années 1920 entre libéraux, finance et fascisme n'est pas rompue à cause de l'intensification de la dictature fasciste, mais par la crise de 1929. Adam Tooze fait remarquer que l'histoire du rapport de la « démocratie » et de la finance avec le fascisme a été réécrite et falsifiée au cours de la guerre froide, pour « passe |r\] sous silence le fait que, dès 1935, des institutions aussi importantes que JP Morgan collaborent étroitement avec des hommes qui sont désormais traités comme des criminels fascistes10 ».
> > [!cite] Note
> D'où l'hypocrisie. On continu avec l'inde de modi, la Chine, Israël. Etc etc etc
> [!accord] Page 37
Le seul danger, historiquement avéré, est celui de l'autonomisa-tion des politiques fascistes, qui peuvent se constituer en machines de guerre indépendantes et autodestructrices; mais il s'agit d'un risque que les capitalistes et les libéraux n'ont pas hésité à courir quand la propriété privée a été en danger et qu'ils n'hésiteront pas à courir à chaque fois qu'ils le jugeront nécessaire. Le capital n'est pas seulement économie, mais également pouvoir, projet politique, stratégie des affrontements politiques, ennemi juré des révolutions politiques menées par ses « esclaves » (ouvriers, pauvres, femmes, colonisés). Contrairement à une autre idée reçue, le capital n'est pas « cosmopolite », et sa déterritorialisation, son indifférence aux territoires et à ses frontières, est toute relative. Son objectif est de développer les forces productives, mais, uniquement à condition qu'elles produisent du profit. Cette condition ([[Karl Marx|Marx]] l'a clairement exposé) est en évidente contradiction avec le développement « en soi » de la science, du travail, de la technologie, etc. Le profit impose que la reterritorialisation qui assure son existence se réalise à travers l'Etat-nation, le racisme, le sexisme et, le cas échéant, la guerre et les fascismes, seuls capables d'assurer politiquement la continuation de l'expropriation et la spoliation lorsque la situation se durcit. Il est naïf de croire que la subordination des forces productives au profit soit purement immanente au fonctionnement de l'économie, du droit, de la technique. Sans Etat, sans guerre, sans racisme, sans fascisme, pas de profits. Le « triomphe » sur les classes subalternes ne s'est pas produit une fois pour toutes, il doit être continuellement répété, reproduit
### Le racisme contemporain, mutation du racisme colonial
> [!accord] Page 38
« Ah ben écoutez, si vous croisez des "jeunes" ou moins jeunes de banlieues défavorisées, vous leur direz de ma part que s'il y a une chose que ce mouvement m'a apprise, c'est de reconsidérer complètement le regard que je portais sur cette "racaille" et sa violence supposée. Moi, ça fait un mois et demi qu'on s'en prend plein la tronche une petite fois par semaine, et je suis déjà limite à bout, alors je n'imagine même pas la colère qu'ils peuvent avoir en eux de subir ce qu'ils subissent ou disent subir. Bref, je crois bien que c'est la première fois que je me sens proche d'eux, et je me dis quasi tous les jours que j'ai été bien con, avec mes yeux de Blanc moyen privilégié. » Un Gilet jaune
> [!accord] Page 38
La « régulation » des populations par l'esclavage prend son essor bien avant le déploiement du biopouvoir européen et bien avant son accomplissement dans l'Allemagne nazie. La « lourde » machine du colonialisme, depuis toujours, « maintient entre la vie et la mort - toujours plus près de la mort que de la vie - ceux qui sont contraints de la mouvoir" ». Le contrôle des populations intégrant le « racisme » comme arme de hiérarchisation et de ségrégation n'a pas non plus été inventé par les fascismes, mais largement pratiqué dans les colonies où la « race » a été inventée
> [!accord] Page 38
Le racisme contemporain est une mutation du racisme colo-nial et de la guerre contre les populations colonisées. Le Noir, le musulman, le migrant ne sont pas de l'autre côté de la barrière raciale, séparés par la mer ou l'océan. Ils peuplent les villes du Nord comme citoyens où, souvent, ils couvrent sur le marché du travail les emplois pénibles que les Occidentaux ne veulent pas occuper
> [!accord] Page 40
De ce point de vue, on pourrait affirmer que la globalisation a consisté à transférer en Occident l'hétérogénéité des asservissements et des dominations qui caractérisait la production dans les colonies, commandée et contrôlée par le pouvoir supérieur de la finance, plutôt qu'en une généralisation du salariat, comme l'envisageait le marxisme. La structuration de nos sociétés ressemble formellement à la réalité coloniale : « protéiforme, déséquilibrée, où coexistent à la fois l'esclavage, le servage, le troc, l'artisanat et les opérations boursières ».
> [!bibliographie] Page 40
[[Frantz Fanon]], Les Damnés de la terre (1961), Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, P- 509
> [!accord] Page 40
La ségrégation « raciale » est une modalité de gouvernementalité que certains États (tel Israël) inscrivent dans leur constitution formelle, tandis que pour d'autres (comme les USA), elle est au fondement de leur constitution maté- rielle depuis leur naissance
> [!accord] Page 41
S'il est vrai, comme le soulignait [[Michel Foucault|Foucault]], que les assujettis-sements « ne sont pas des phénomènes dérivés, les conséquences d'autres processus économiques et sociaux », la production du « raciste » garde un lien très étroit avec le capitalisme, notamment avec son moteur le plus meurtrier, la propriété privée. Le racisme permet de réaliser la promesse que libéralisme fait depuis toujours et ne pourra jamais tenir, faire de chaque individu un proprié- taire
> [!information] Page 41
C'est l'intuition géniale de [[Jean-Paul Sartre]], qui explique de cette manière l'antisémitisme. Les antisémites, nous dit-il, « appar-tiennent à la petite bourgeoisie des villes \[et\] ne possèdent rien. Mais justement, c'est en se dressant contre le Juif qu'ils prennent soudain conscience d'être propriétaires : en se représentant l'Is-raélite comme un voleur, ils se mettent dans l'enviable position de gens qui pourraient être volés ; puisque le Juif veut leur dérober la France, c'est que la France est à eux. Ainsi ont-ils choisi l'antisémi-tisme comme un moyen de réaliser leur qualité de possédants'4 . »
^ac8aae
### La sécession des possédants
> [!accord] page 42
« Les plus riches ont décidé de nous faire une guerre [...]. Je fréquente des riches à Paris et leur indifférence est totale. Si tu leur dis qu'en Espagne, à 60 ans, on peut être obligé de travailler pour 2,60 € de l'heure, ils s'en foutent. Tu te rends compte qu'ils sont déjà prêts pour ce monde-là. Dans leur tête, c'est réglé : pour les pauvres, ça va être très dur, et ils s'en tamponnent. [...] On vivra entre riches dans des mini bulles bunkers. Tant pis pour les crevards. J'ai eu longtemps l'impression que les riches ne se rendaient pas compte, mais là je pense que c'est pire : c'est concerté, c'est ce qu'ils veulent, que les gens s'enfoncent dans une misère noire. Ils ne voient pas le travailleur comme un être humain mais comme un problème à gérer. » [[Virginie Despentes]]
^ce4269
> [!accord] Page 42
Contrairement aux théories qui nous parlent de l'« exode » par la multitude (Negri) ou de la « sécession » par le peuple ([[Jacques Rancière|Rancière]]), c'est le capital qui organise sa fuite, sa « séparation » de la société. Si le « vivre-ensemble » n'a jamais fait partie des soucis du capital, celui-ci semble maintenant affirmer sans ambages le but qu'il pour-suit de façon absolument consciente : se rendre politiquement autonome et indépendant des travailleurs, des pauvres, des non-possédants. Politiquement, du moins, car du point de vue « écono-mique », il a besoin d'eux, mais de la même manière que le planteur a besoin des esclaves
> [!accord] Page 43
Pour la grande majorité de la population de la planète, la biopo-litique doit assurer le minimum « vital » nécessaire à sa simple repro-duction. En France, où le welfare devrait résister mieux qu'ailleurs, les politiques économiques ont produit l'innovation de la « troi-sième classe », la classe des pauvres qui ont droit à des transports, des hôpitaux, des supermarchés et même des funérailles de troi-sième catégorie. La [[biopolitique]] divise (en trois classes et elle indi-vidualise encore plus subtilement), et en divisant, elle appauvrit une grande majorité et enrichit une petite minorité. Elle produit non pas le capital humain, l'entrepreneur de soi, mais le « travailleur pauvre », en assignant cette majorité à la condition de « pauvreté travailleuse ».
> [!approfondir] Page 44
Le libéralisme contemporain est donc très loin de l'image irénique que [[Michel Foucault]] donnait de la société de l'entrepre-neur de soi dans Naissance de la [[biopolitique]] : la société industrielle « exhaustivement disciplinaire » qui céderait la place à l'« optimisa-tion des différences », à la « tolérance accordé \[ej aux individus et aux pratiques minoritaires ». Ce cadre idyllique n'a vu le jour nulle part
> [!accord] Page 46
Les libéraux ont toujours compris la démocratie comme démo-cratie des possédants. Ils ont toujours conçu les droits comme indexés à la propriété. Ce sont les révolutions qui ont imposé l'éga-lité et conquis les droits politiques et sociaux « pour tous ». Le capitalisme peut très bien fonctionner à l'intérieur de différents systèmes politiques : démocratie constitutionnelle, Etat centralisa-teur et autoritaire comme en Chine, en Russie ou dans les régimes fascistes. L'idée selon laquelle le capital va nécessairement de pair avec la démocratie n'a pas cessé d'être démentie
### Guerre et circulation
> [!accord] Page 46
Si, comme je le crois, la défaite politique au tournant des années 1960-1970 implique également une défaite théorique, la première victime a été le marxisme, qui avait fourni l'essentiel de ses instruments politiques et théoriques au siècle des révolutions.
> [!approfondir] Page 48
La production est prise en tenaille entre des réseaux de « circu-lation » immédiatement mondiaux, qui dessinent les nouvelles dimensions de l'espace-temps de l'accumulation, et des modalités inédites de guerre, qui traversent les États-nations et leurs fron-tières. L'ensemble des réseaux de circulation des marchandises, de l'argent et de l'information, mais aussi l'ensemble des réseaux de la reproduction sociale, sont les axes stratégiques de l'« usine sociale mondiale », c'est-à-dire de la réorganisation des économies natio-nales en une machine capitaliste transnationale (à la construction de laquelle les États contribuent de manière incontournable). Déjà, à la fin des années 1950 et au début des années i960, les capi-talistes pensent la « production » à partir de l'imbrication entre production, distribution et consommation à l'échelle du marché mondial. Les capitalistes conçoivent la « valeur » et calculent la valorisation à partir du « coût total » de ces différents flux intégrés de circulation et de production. Grâce à la logistique, l'usine est fragmentée, dispersée, étirée entre les différents territoires de la planète, de sorte qu'une seule marchandise incorpore une multi-plicité d'éléments produits aux quatre coins de la planète. Si [[Karl Marx|Marx]] faisait de l'usine le « moteur » et le « commencement de la chaîne de la valeur », « les marchandises sont aujourd'hui fabriquées à travers l'espace logistique plutôt que dans un seul espace ». (Les marxistes auront du mal à appréhender la logique et la fonction de la logistique, car sa double origine - d'une part, le commerce des esclaves et la circulation des marchandises produites dans les colonies, et, d'autre part, la guerre, notamment la guerre indus-trielle - bouleverse leur cadre théorique encore très industriel et eurocentré.)
> [!approfondir] Page 49
L'avance considérable que le capital a aujourd'hui prise sur la force de travail a sa source à la fin des années 1950 et au début des années i960, lorsque les capitalistes, en intégrant la double sociali-sation de la production mise en place par les guerres totales, se sont posé la question : « Où se termine la production ? » La réponse à cette question a été trouvée dans l'expérience de l'armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, où précisément la produc-tion (pour la guerre) n'avait pas de limites, puisqu'elle se confondait avec l'activité de la « nation » et son espace avec la planète dans son ensemble. Comme l'explique Cowen, « \[l\]e vieil art militaire de la logistique a joué un rôle fondamental dans la construction de l'usine sociale mondiale. \[...\] Les entreprises ont commencé à s'intéresser à la logistique pendant la Seconde Guerre mondiale, où il fallait déployer stratégiquement, partout dans le monde, d'énormes quan-tités d'hommes et de matériel. »
> [!accord] Page 50
Le fonctionnement transnational de la finance et de la logistique vient brouiller ces divisions, notamment celles entre civil et militaire. La « sécurité » de la globalisation, renversant le rapport entre circulation et production, ne peut être garantie que par une action combinée entre civil et militaire, entre l'entreprise et les armées (régulières et mercenaires). « Pour un système reposant non pas simplement sur la connectivité mais sur la vitesse de la connec-tivité, la sécurité des frontières peut être une source d'insécurité pour la chaîne d'approvisionnement. La sécurité de la chaîne d'ap-provisionnement a pour préoccupation centrale la protection des flux de marchandises et celle des infrastructures de transport et de communication qui les soutiennent. »
### Circulation et finance
> [!accord] Page 51
« La dette est encore du néocolonialisme où les colonisateurs se sont transformés en assistants techniques. En fait, nous devrions dire qu'ils se sont transformés en assassins techniques. La dette contrôlée par l'impérialisme est une reconquête savamment . organisée pour que l'Afrique, sa croissance, son développement obéissent à des normes qui nous sont complètement étrangères. » [[Thomas Sankara]], 29 juillet 1987"
> [!approfondir] Page 51
[[Thomas Sankara|Sankara]] sera assassiné seulement cinq mois après ce discours. L'autre puissant dispositif du néocolonialisme monétaire en Afrique, le franc CFA, à travers lequel la France continue de maintenir sous son joug l'économie de quatorze pays africains (plus les Comores), a aussi été dénoncé par [[Thomas Sankara|Sankara]] : « Le franc CFA, lié au système monétaire français, est une arme de la domination française. La bourgeoisie capitaliste marchande française bâtit sa fortune sur le dos de nos peuples par le biais de cette liaison, de ce monopole monétaire. »
> > [!cite] Note
> D'où le fait que Comores et Mayotte ne pourront pas être réglé tant que le France cfa le est dans l'équation
^881827
> [!accord] Page 52
Le gouvernement de cette production mondialisée a son centre stratégique dans la finance, dont la « marchandise », l'argent, circule à une vitesse incomparable avec celle des marchandises gérées par la logistique. La finance, comme la logistique, entretient un rapport très étroit avec la guerre et notamment avec la guerre contre les populations, dont elle va constituer l'arme la plus redoutable. En effet, le marché mondial, surtout avec le néolibéralisme, n'intègre pas sans différencier à travers des techniques racistes, ségrégation-nistes, sexistes; n'homogénéise pas sans creuser des inégalités; n'uniformise pas sans accentuer les « guerres » entre Etats, les guerres de classe, de sexe et de race.
> [!information] Page 53
[[Silvia Federici]] décrit très précisément ce processus. Dans les années 1980, la Banque mondiale joue un rôle central en Afrique, en remplaçant les « administrations coloniales sur le départ » et en mettant en place un « programme spécial » nommé « ajuste-ment structurel » : « En échange de crédits prétendument destinés à la croissance économique, un pays accepte de libéraliser les importations, de privatiser les industries publiques, d'abolir toute régulation des échanges de monnaie et des prix des marchan-dises, d'abolir toute forme de subvention aux services publics, de dévaluer encore la monnaie et de supprimer tous les droits du travail et la sécurité sociale19 . » Ces politiques d'ajustement struc-turel prennent le nom de l'« expérimentation chilienne » qu'elles ' prolongent.
^421aaf
> [!accord] Page 54
La « programmation de la crise de la dette a touché, depuis le début des années 1980, plus de 25 pays africains ». Elle a été le moyen de « recoloniser une grande partie de l'ancien monde colo-nial, en précipitant des régions entières dans l'étau de la dette, en les réduisant à la misère. A cause de la crise de la dette, les succès obtenus avec la lutte anticoloniale ont été annulés21 . » L'économie de la dette s'est montrée si efficace comme instrument de recolo-nisation et d'imposition des normes capitalistes au « tiers monde » que ses mécanismes ont été étendus aux travailleurs nord-américains et plus tard aux Européens22 .
> [!bibliographie] Page 53
\>9- [[Silvia Federici]], Reincantare il mondo, Vérone, Ombre Corte, 2018, p. 62.
### Les militaires et la guerre après la guerre froide
> [!accord] Page 55
Bien que les militaires soient parfois plus attentifs que les intel-lectuels critiques aux transformations du capitalisme, ils négligent, comme ces derniers, un phénomène politique fondamental : la défaite de la révolution. La guerre froide a été le cadre où s'est déroulée (avec le concours des puissances états-unienne et sovié- tique et, plus souvent, malgré et contre elles) une « guerre civile mondiale », diversement décrite par Arendt, Koselleck, [[Carl Schmitt|Schmitt]], où s'opposaient, en réalité, la « révolution mondiale » et la machine de guerre du capital. C'est dans la défaite de la révolution qu'il faut chercher les raisons des transformations de la guerre
> [!accord] Page 55
Après les guerres industrielles de la première moitié du xx e siècle, la guerre et l'Etat commencent à devenir fonctions et composantes de la machine de guerre du capital. La « prise », la « conquête », l'appropriation ne sont plus des prérogatives exclu-sives de l'Etat, qui perd aussi le « monopole de la violence et de son emploi ». S'il s'agit toujours d'imposer sa propre volonté par la force, les moyens de la contrainte se sont diversifiés (l'écono-mique, le culturel, le social, la technologie). La force est de plus en plus exercée par des sujets « civils ». « Il y a des armées privées, des compagnies des mercenaires et il y a des instruments écono-miques et sociaux, aussi efficaces que des bombardements à grande échelle24
> [!accord] Page 56
Il ne s'agit en aucun cas d'une disparition de l'Etat, mais de son intégration dans une stratégie, celle du capital, que l'État n'est plus à même d'élaborer et de maîtriser comme puissance autonome et indépendante. Il exerce sa « puissance » en « partenariat » avec d'autres forces qui le débordent et le soumettent à leurs stratégies. Ce que soulignent tous les travaux stratégiques, c'est que les effets « destructeurs » de la force peuvent très bien être d'origine écono-mique et surtout financière.
> [!accord] Page 56
Quand les militaires pensent la guerre aujourd'hui, ils ne pensent pas l'expérience du « front », des armées régulières, des affrontements entre États comme à l'époque des guerres totales qui ont colonisé notre imaginaire. Les fronts comme les frontières se déplacent, s'intériorisent dans le territoire des États « pacifiés », puisque le militaire et le civil se confondent. Et leur objet est la population mondiale
> [!accord] Page 56
La guerre en Syrie, la guerre de contrôle et de « mise à mort » des migrants, la guerre pour la privatisation du welfare, ne sont certes pas les mêmes, mais il existe entre elles une continuité, une transversalité politique : dans le capitalisme contemporain, la guerre est toujours, au fond, une guerre civile, une guerre contre la population. La guerre du capital, à la différence de celle menée par l'État, n'a pas comme fondement et objectif l'affirmation et l'exten-sion de la souveraineté, mais la soumission des humains et des non-humains à la production de valeur
> [!approfondir] Page 57
« Il est vrai que la guerre est un conflit armé, mais les armes ne sont plus seulement celles connues comme telles \[...\]. Le conflit doit être effectif, mais les signaux de cette situation ne sont pas seulement militaires \[...\]. Le conflit doit être étendu, mais l'étendue » ne peut être mesurée que par « les effets que le conflit a sur la souveraineté et sur le fonctionnement des communautés poli-tiques concernées \[...\]. La tromperie de l'étendue est ce qui permet à tous les pays de l'Otan de ne pas se sentir en guerre, alors que leurs troupes combattent sur la planète entière26 . » Nous retrouvons dans la définition de la guerre contemporaine toutes les caractéristiques des deux guerres mondiales. « La guerre, de phénomène excep-tionnel et limité dans le temps, dans l'espace et dans les moyens, est devenue totale, asymétrique et permanente. »
> [!approfondir] Page 58
Le concept de population fait surgir un différend politique avec [[Michel Foucault|Foucault]], dont le positionnement me semble être un symp-tôme de la sensibilité politique d'une époque, celle de l'après-68. Pendant la majeure partie du xx e siècle, le problème politique n'a pas été celui de la population et de sa « vie », mais celui des classes, des « nations » colonisées et de leurs révolutions (même dans la guerre nazie contre le « judéo-bolchevisme », les Juifs étaient des ennemis « fantasmés », le vrai danger politique venant de la révolu-tion russe 28). La victoire du capital transforme la classe ou la nation en armes en « population », c'est-à-dire en masses laborieuses, chômeurs, délinquants, fous, migrants, etc., qui, tous, redeviennent « dangereux » à défaut d'être révolutionnaires. Ce n'est que dans les conditions d'une défaite de la révolution que la guerre civile peut devenir gouvernementalité, c'est-à-dire « guerre au sein de la population » où les places des vainqueurs et des vaincus sont déjà distribuées.
> [!accord] Page 58
La transformation de la guerre civile mondiale en biopoli-tique (« guerre au sein de la population ») fait de cette dernière une guerre sans « ennemi », puisque celui-ci a disparu avec la révo-lution. Avec la dissolution de la classe dans la population, ce que le pouvoir voit partout, moins comme révolution que comme « danger », « risque », source de « chaos », c'est le « terroriste ». Cette guerre coïncidant avec le contrôle de la population, elle n'a ni début ni fin.
> [!accord] Page 59
La guerre globale, comme la guerre contre la population, ne connaît pas la paix. Ou plutôt, celle-ci devient une « continua-tion de la guerre par d'autres moyens 29 ». L'imbrication de la guerre et du pouvoir chez le [[Michel Foucault|Foucault]] d'avant la conceptualisation de la [[biopolitique]] et de la gouvernementalité se passe de la paix, exac-tement comme la théorisation du militaire et du civil dans les écrits militaires d'après 1989. A travers ces catégories, [[Michel Foucault|Foucault]] et les militaires enregistrent un changement qui s'est déployé après la Seconde Guerre mondiale, mais qui va s'accentuer encore avec le néolibéralisme : la victoire ne débouche plus sur une période de « paix », mais tout au contraire sur la reproduction de l'instabi-lité (de la même manière que la « crise » économique, de conjonctu-relle, devient permanente).
> [!accord] Page 60
D'où la nécessité de penser les techniques de gouvernementalité qui marient le civil et le militaire, la guerre et le pouvoir comme une « guerre contre les populations ». La police est l'institution la plus apte à gérer cette situation, puisque l'indistinction entre paix et guerre, violence et droit est à son fondement : « Ainsi, "pour garantir la sécurité", la police intervient dans des cas innombrables où la situation juridique n'est pas claire, sans parler de ceux où, sans aucune référence à des fins légales, elle accompagne le citoyen, comme brutale contrainte, au long d'une voie réglée par des ordon-nances, ou simplement le surveille30 . »
> [!information] Page 60
La nouveauté remarquable consiste dans la direction et la gouvernance de cette guerre, que les élites capitalistes néolibé- rales cèdent ou sont contraintes de céder aux nouveaux fascistes. La mutation du fascisme qui s'est produite avec le néolibéralisme est synonyme d'une nouvelle transformation de la guerre contre la population, dont l'intensité dépendra de la force des résistances qu'on lui opposera. Si le fascisme historique était une continuation de la guerre totale, le nouveau fascisme se caractérise plutôt par les modalités de la guerre au sein des populations.
### La "pacification" dans le concept de "pouvoir"
> [!accord] Page 62
La violence, au contraire, agit sur les choses et les personnes en refermant toutes les possibilités. Le pouvoir, ce n'est pas du tout « faire violence » ou « réprimer » ; c'est plutôt inciter, susciter, solliciter. Cela est sûrement vrai, mais ne couvre qu'une partie des relations de pouvoir, celles que Naissance de la [[biopolitique]] attribue au néolibéralisme. Et cette analyse ne correspond pas aux positions des chefs de file néolibéraux, qui, nous l'avons vu, sont loin de négliger la nécessité des fascismes, des dictatures, des guerres pour garantir la liberté (la « propriété privée »).
> [!accord] Page 63
Le capital n'est pas production sans être en même temps destruction, destruction des personnes, des choses et du vivant. Si l'on arrête l'analyse à « l'action sur une action », on aura donc une conception « modemisatrice » et limitée du pouvoir dans le capitalisme, puisque son existence et sa reproduction supposent aussi des violences de classe, raciales et sexuelles. Ces rapports, qui participent tout autant de la « nature » du capitalisme, n'appar-tiennent pas à un passé destiné à disparaître avec le plein déploie-ment des techniques capitalistes de pouvoir. Ces dernières, pour fonctionner, ont besoin de la violence sur les choses et les personnes
> [!information] Page 64
L'argumentation de Becker (le criminel se comporterait selon une logique de maximisation de « profit ») est tout simplement ridi-cule face à la réalité de quarante ans de politiques répressives qui ont produit le plus grand enfermement « disciplinaire » de l'histoire de l'humanité. Aux USA, la population carcérale a quintuplé depuis les années 1970. Les prisonniers américains représentent près de 25 % (2,2 millions de personnes) de la population carcérale mondiale, alors que le pays compte pour moins de 5 % de la population totale
> [!approfondir] Page 65
[[Félix Guattari]] illustre ce défaut majeur de la pensée 68, en prolongeant pour le capitalisme contemporain le point de vue de [[Karl Marx|Marx]] sur le pouvoir du capital comme dépersonnalisation : « Les rapports personnologiques du type noble-valet, maître-apprenti s'effacent au profit d'une régulation des rapports humains généraux, fondés, pour l'essentiel, sur des systèmes de quantification abstraite portant sur le salaire, la "qualification", le profit34 . »
^3bdd20
> [!approfondir] Page 65
Les disposi-tifs qui dépersonnalisent les relations de pouvoir (la monnaie, le salaire, etc.) ne peuvent pas fonctionner sans des relations de pouvoir personnelles. Le fétichisme marxien (le renversement des relations de pouvoir entre les hommes en relations de pouvoir entre les choses) est source de malentendus, puisque sans flux de guerre, sans flux de violence raciste, sexiste, nationaliste, les flux abstraits, impersonnels de la monnaie, du droit, etc., n'auraient aucune chance d'être opérationnels.
> [!accord] Page 68
En France après les attentats de novembre 2015, le gouvernement a déclaré un « état d'urgence » qui n'a jamais été révoqué ; au contraire, fin 2017, une partie de ses dispositions ont été incluses dans la consti-tution. La loi « anticasseurs » (quatrième loi sécuritaire depuis l'ar-rivée d'Emmanuel Macron à l'Elysée) votée en février 2019 contre les mobilisations des « gilets jaunes » continue à renforcer cette hybridation entre Etat de droit et état d'urgence. « Aujourd'hui, le gouvernement et les forces de police sont en train de réemployer les mêmes mécanismes pour procéder au maintien de l'ordre public, non plus à l'égard des terroristes, mais à l'égard de ceux qui dérangent ou qui apparaissent comme des fauteurs de troubles. On voit bien comment l'exception, une fois qu'elle a été posée dans notre droit, fait tache d'huile, pour finir par devenir la règle37 . »
> [!approfondir] Page 69
Il faut insister encore une fois sur les fondements capitalistes des pouvoirs contemporains. Agamben, qui essaie de conjuguer l'état d'exception de [[Carl Schmitt]] avec la théologie politique de Benjamin et la [[biopolitique]] de [[Michel Foucault|Foucault]], manque l'essentiel des transforma-tions du pouvoir, car la « violence qui fonde » et la « violence qui conserve » est le fait, non plus de l'État, mais du capital
^5cf64c
> [!information] Page 71
Le colonialisme n'a pas été seule-ment une formidable machine d'exploitation d'une force de travail réduite à l'esclavage. Les colonies n'ont pas été uniquement des terres de pillage, d'accumulation de richesse pour l'Europe. Le colo-nialisme et les colonies ont été des parties intégrantes et constitutives de l'ordre politique occidental. La concurrence entre Etats Européens, qui risquait toujours de dégénérer dans l'illimité de la guerre, s'est stabilisée lorsque cette division entre guerre et droit, illimité et limité s'est superposée à une division géographique entre colonie et métropole.
> [!information] Page 71
La force, la guerre, l'illimité de la violence au-delà de la « ligne de couleur », dans les colonies ; le droit, le limité, la souveraineté, le constitutionnalisme dans le « monde civilisé », en Occident. Dualité que [[Frantz Fanon|Fanon]] traduit par le couple « violence colo-niale »/« violence pacifique » - l'oxymore n'est qu'apparent -, dont les termes entretiennent « une sorte de correspondance complice, une homogénéité » 4 °. (Notons au passage que la reprise foucal-dienne du concept de pouvoir fait l'impasse sur le colonialisme comme partie constitutive de l'ordre politique, sur ce présupposé de la souveraineté, de la gouvernementalité et du constitutionna-lisme, de sorte que sa définition du pouvoir, si elle éclaire sa dimen-sion microphysique, est aveugle à la configuration mondiale de sa macrophysique.)
> [!approfondir] Page 72
Avec la chute du communisme, la séparation, les frontières, l'en-nemi, la lutte de civilisation sont à nouveau tracés et nommés par la vieille séparation entre Nord et Sud, mais dans une toute nouvelle situation géopolitique. Pour garantir son ordre politique, le Nord cherche inutilement à rétablir la « ligne de couleur ». Le nouveau fascisme se charge de cette mission impossible.
### Le pouvoir contemporain
> [!accord] Page 73
La frontière qui traverse la Méditerranée est avant tout fantas-matique. Les frontières se sont multipliées et fractalisées, elles ont pénétré en profondeur dans les territoires occidentaux en suivant les mouvements migratoires qu'elles visent à contrôler et à entraver (centres de rétention). Elles se manifestent à travers toutes les techniques de ségrégation spatiale qui s'appliquent non seulement aux immigrés, mais aussi à des parties croissantes de la population locale (banlieues, ghettos, favelas, etc.). La frontière officielle, impuissante à retenir les mouvements des populations, a pourtant une fonction très précise, en constituant le lieu de subjectivation des nouveaux fascismes
> [!approfondir] Page 73
Le contrôle des flux et la hiérarchisation des populations ne se fait pas par le biopouvoir tel qu'il est décrit par [[Michel Foucault|Foucault]], ni par son envers, la thanatopolitique, terme trop générique et ayant des connotations presque métaphysiques, mais par la guerre contre les populations. Ce terme semble plus approprié, parce qu'il trace une continuité entre la suppression physique (des migrants), les nouvelles modalités d'exploitation de la force de travail, les poli-tiques ségrégationnistes, les privatisations du we/fare, etc. La thana-topolitique contient l'idée d'une puissance unilatérale, d'un pouvoir sans reste du capital, alors que le concept de guerre porte avec soi la relation entre ennemis (potentiels ou réels)
> [!accord] Page 74
L'affirmation de [[Michel Foucault|Foucault]] selon laquelle « la vieille puissance de mort où se symbolisait le pouvoir souverain est maintenant soigneu-sement recouverte par l'administration des corps et la gestion calculatrice de la vie » est manifestement fausse, ou alors de portée limitée. Du point de vue du « marché mondial », cette puissance de mort n'a jamais cessé de s'exercer, même en Europe, où elle a produit les effarants massacres de la première moitié du xx c siècle, et elle est train de reprendre des forces
### [[Biopolitique]] et capital : de quelle vie est-il question ?
> [!accord] Page 74
Parmi les concepts de la pensée 68, celui de [[biopolitique]] a sûrement eu l'héritage le plus fécond. Il a inauguré un véritable champ de recherches, mobilisé des milliers d'étudiants et il reste vivant dans les débats (au moins académiques). Il est néanmoins problématique jusque dans son étymologie. Ni le racisme, ni ce que [[Michel Foucault|Foucault]] appelle la [[biopolitique]], n'ont nécessairement de fondement biologique. La naturalisation de hiérarchies fondées sur des différences biologiques (la race, le corps, le sexe) est contingente, historique. Giorgio Agamben et Roberto Esposito, qui se targuent d'avoir dépassé les limites de l'analyse foucaldienne, n'ont pas saisi le tournant représenté par les luttes des années i960 et 1970 : la « naturalité » des différences raciales et sexuelles a été défaite par la critique menée par les luttes des colonisés et les luttes féministes. Le biopouvoir n'est pas la forme générale du pouvoir contemporain, il n'existe pas un « régime [[biopolitique]] » au centre de la politique contemporaine (Esposito).
> > [!cite] Note
> Oui, peut être plus culturopoltique mdr
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Dans le capita-lisme contemporain, le racisme et le biopouvoir n'ont plus néces-sairement de fondement biologique; et pourtant, ils continuent à produire leurs « effets de pouvoir ». Aujourd'hui, la race n'existe pas biologiquement, génétiquement, mais elle persiste comme tech-nique de division, de ségrégation, d'infériorisation. Le « racisme sans race » continue à produire ses effets politiques, guerriers et militaires.
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Ce qu'il faut combattre politiquement, « c'est le fait qu'un certain pouvoir s'exerce et que le fait qu'il s'exerce soit insupportable43 ». Durant toute cette décennie, [[Michel Foucault|Foucault]] est obsédé par la question du « trop de pouvoir », de l'« excès du pouvoir », ce qui va être d'une utilité certaine pour analyser le développement de certaines modalités de fonctionnement du capitalisme que le marxisme avait délais-sées (prisons, écoles, hôpitaux, etc.) et des nouvelles modalités du fascisme, du racisme et du sexisme, mais qui se révèle une impasse
> [!approfondir] Page 78
lorsque la critique de ces « excroissances du pouvoir » n'est pas strictement liée à la stratégie de guerre du capitalisme produisant à la fois richesse et pauvreté
> [!accord] Page 78
Pendant longtemps, même en Europe, on ne s'est absolument pas soucié de la « vie » ou de la mort des « prolétaires », comme le [[Michel Foucault|Foucault]] reconnaît lui-même : « Les conditions de vie qui étaient faites au prolétariat, surtout dans la première moitié du xixc siècle, montrent qu'on était loin de prendre en souci son corps et son sexe ». C'est le danger représenté par la révolution tout au long des xixc et xx e siècles qui a obligé le capital à une stratégie d'intégration, qui est toujours aussi technique de division : division, d'abord, entre métropole et colonie (que les colonisés vivent ou meurent conti-nuait à n'avoir aucune importance), puis division à l'intérieur du prolétariat dans les métropoles. Pour que la vie et la mort de « ces gens-là » devienne un problème, « il a fallu des conflits \[...\] il a fallu des urgences économiques45 », remarque justement [[Michel Foucault|Foucault]]
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Mais aujourd'hui, les dispositifs « biopolitiques » ne semblent plus répondre à la fonction foucaldienne d'augmenter la vie des populations. La vie qui est en jeu n'est pas d'abord celle, biologique, de la population, mais la vie politique de la machine capitaliste et des élites qui en constituent la subjectivation. Leur sauvegarde implique nécessairement la mise en danger de la vie des popula-tions. À cette vie et à sa reproduction, le capital est prêt à sacri-fier, sans aucun état d'âme, la santé, la formation, la reproduction, le logement de larges couches de la population, c'est-à-dire la vie des prolétaires, comme il l'a toujours fait, comme il continue à le faire en la reconduisant - puisque le rapport de force le permet - au minimum (les services minimums des néolibéraux signifient précisé- ment cela).
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> [!accord] Page 79
De la même manière, le capital ne se soucie aucunement de la destruction généralisée des possibilités de vie de la planète qui sont, précisément, les conditions de son accumulation. Le capita-lisme, en deux cents ans, a réussi à détruire ce que la « nature » avait mis des millénaires à produire. Objecter que de cette façon il se met en danger lui-même, qu'il a besoin d'une planète et de force de travail, c'est ne rien comprendre à sa « rationalité ».
> [!accord] Page 80
Le fascisme et la guerre sont toujours possibles parce que cette rationalité pousse continuellement à l'illimité, à l'exploitation sans limites de toutes les ressources, humaines et non humaines. S'il est vrai, comme le pensait [[Karl Marx|Marx]], que le capital déplace conti-nuellement les limites qu'il a lui-même créées, le xx e siècle nous a appris que ce déplacement ne peut pas se faire sans guerres et sans violence fasciste. Keynes, fin connaisseur de ses semblables, ne se faisait aucune illusion sur la violence de la réponse des capitalistes (« capables d'éteindre le soleil et les étoiles ») à tout ce qui menace le profit et la propriété. Et la menace vient également de l'irrationa-lité même du capital, car, toujours selon Keynes, « la règle autodes-tructrice du calcul financier régit tous les aspects de l'existence ».
### La disparition de la pensée stratégique
> [!accord] Page 80
« Avant l'être, il y a la politique. » [[Personnalité/Gilles Deleuze]] et [[Félix Guattari]]
> [!approfondir] Page 81
[[Walter Benjamin]] nous met en garde contre l'abandon du savoir stratégique en donnant une définition de la politique qui intègre les ruptures du continuum de l'histoire, c'est-à-dire une sensibi-lité au kairos politique, à un art de la contingence de la révolution : « L'histoire ne connaît pas le mauvais infini dans l'image de deux combattants éternellement en lutte l'un contre l'autre. Lavéritable politique se calcule en échéances47 . »
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> [!approfondir] Page 84
Il n'y a pas, selon ce dernier, « un lieu de grand refus, âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure de la révolution ». Cela est acquis depuis les années 1970. Mais il est également établi que la multiplicité des rapports de forces, y compris inhérents à la sexualité, ne trouve à s'exprimer, à se problématiser, à se subjec-tiver de manière radicale que pendant les ruptures révolution-naires. C'est là, précisément, que l'on parvient à se débarrasser de la posture de « gouverné » pour renouer avec l'affrontement, la stra-tégie et l'ouverture des possibles. Ce que découvre l'aile radicale du mouvement gay pendant les fantastiques ruptures politiques des fantastiques années 1970 italiennes, la lutte comme « guerre » 5S /qui définit clairement son ennemi : « la norme hétérosexuelle capi-taliste ». Le combat ne se limite pas à une politique de « reconnais-sance » de la diversité de tous les sujets humains (Butler), mais va à la racine des choses
> [!approfondir] Page 84
5;. A propos de Mario Mieli, auteur du plus important essai théorique du mouve-ment de libération homosexuel en Italie, Claude Rabant écrit : « Comme Mieli le répète plusieurs fois, c'est une guerre. Le conflit n'est pas seulement intra-discursif, destiné à légitimer une expérience, il est également réel et extra-discursif, c'est-à-dire corps à corps \[...\]. La critique est une conquête de territoire, la nouvelle appropriation d'un territoire qui est l'équivalent de l'appropriation de soi. Il s'agit d'une guerre qui attaque inévitablement le territoire de l'autre, le dominant, qui le met en difficulté, pas seulement localement, mais globalement » (Claude Rabant, « Un clamore sospeso tra la vita e la morte », in Mario Mieli, Elementi di critiqua omosessuale, op. cit., p. 292).
> [!approfondir] Page 86
Il n'est pas question de revenir sur l'une des conquêtes de la pensée 68, l'articulation de la micropolitique et de la macropo-litique, mais d'affirmer que la situation a radicalement changé. L'action guerrière et répressive du capital se manifeste clairement depuis 2008 et le blocage de l'économie « réelle » (l'économie finan-cière a par contre continué à proliférer), blocage qui ne peut être dépassé par une simple « destruction créatrice » à la Schumpeter, mais nécessite le basculement de l'imbrication de la politique et de l'économie à la « guerre » (pour le moment, il s'agit d'amorces, de possibilités de guerre civile). Ce qui est en jeu derrière la montée des nouveaux fascismes, c'est ce basculement.
> > [!cite] Note
> Important
> [!accord] Page 87
Ce changement de stratégie ne va pas de soi, il implique des hésitations, une bataille à l'intérieur des élites, mais, pour l'instant, si la machine de guerre du capital veut maintenir le cap de l'appro-fondissement du néolibéralisme et de la sécession politique, elle n'a pas d'autres possibilités. La codification et la capture de la part du capital sont toujours temporaires et partielles car elles dépendent des stratégies. Il est toujours possible de renverser la situation, à condition, précisément, de penser les relations de pouvoir du point de vue stratégique. Les pensées critiques, comme les mouvements anticapitalistes, arrivent à ce tournant politique complètement impréparées, n'ayant pas su anticiper l'évolution du capital et de ces « excroissances du pouvoir » que sont les néofascismes. Les limites des théories poli-tiques post-68 ne concernent pas que la définition et la nature du capitalisme, mais d'abord la « machine de guerre » qu'on voudrait lui opposer. Le véritable échec politique et théorique réside dans l'incapacité d'aller au-delà de l'expérience du léninisme, puisque les critiques, amplement justifiées à son égard, n'ont jamais donné lieu à une organisation capable d'organiser la défense et l'attaque, et qui soit comparable, même de loin, à la machine de guerre qu'il avait construite.
## Machine technique et machine de guerre
> [!accord] Page 89
Il en va de même du nouveau fascisme, qui est un cyberfascisme. Il met en échec toutes les utopies - du cyberpunk au cyberféminisme, de la cybersphère à la cyberculture - qui, depuis l'après-guerre et avec une intensification à partir des années 1970, voient dans les machines cybernétiques la promesse d'une nouvelle subjectivité post-humaine et celle d'une libération de la domination capitaliste. Bolsonaro et Trump ont utilisé toutes les technologies disponibles de la communication numérique, mais leur victoire ne vient pas de la technologie : elle résulte d'une machine politique et d'une stratégie qui agence une micropolitique des affects tristes (frustration, haine, envie, angoisse, peur) avec la macropolitique d'un nouveau fascisme qui donne consistance politique aux subjectivités dévastées dans la financiarisation
> > [!cite] Note
> Important
> [!accord] Page 92
La rupture que constituent les nouveaux fascismes n'est pas survenue de l'extérieur du capitalisme, à l'occasion de crises; en vérité, le fascisme est inscrit très profondément dans l'organisa-tion du travail (« abstrait » et indifférent à toute valeur d'usage, le « travail » peut fonctionner de la même manière dans la production des voitures et la production de l'extermination de masse) et de la consommation (abstraite et « indifférente » à toutes les moda-lités de sa production, y compris au travail des enfants ou au travail servile de millions de travailleurs dans le « grand sud » du monde). Parce qu'elles ont oublié ces vérités, les pensées critiques ont du mal à saisir les contours de ces nouveaux fascismes, qu'elles défi-nissent le plus souvent comme populismes et autoritarismes.
### Machine sociale ou machine de guerre
> [!information] Page 92
A en croire les théories cybernétiques, le capitalisme cognitif ou l'accélérationnisme, la société contemporaine aurait, par rapport à celles qui l'ont précédée, la spécificité d'être envahie, formatée, gouvernée par des machines. Or Lewis Mumford avait déjà, en son temps, déplacé les termes du débat, en affirmant que toute société est elle-même une machine ou, mieux encore, une « méga-machine », idée dont se sont inspirés [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]] et [[Félix Guattari|Guattari]] pour élaborer leur concept de « machine sociale ». Dans Le Mythe de la machineil montre que c'est la société en tant que méga-machine qui engendre, organise, agence dans un même mouvement les hommes et les machines techniques
> [!information] Page 95
C'est justement cette distinction entre machine technique et machine de guerre qui fait défaut au concept de machine déployé par Giinther Anders. S'appuyant sur son expérience d'ouvrier à la chaîne dans une grande usine américaine pendant son exil, il trans-forme la célèbre formule de Heidegger, selon laquelle l'homme est le « berger de l'Être », en parlant de « berger des machines », geste qui me semble ouvrir davantage de perspectives. Mais voici ce qu'il explique : « Comme la raison d'être des machines réside dans la performance, et même dans la performance maximale, elles ont besoin d'environnements qui garantissent ce maximum. Et ce dont elles ont besoin, elles le conquièrent. Toute machine est expan-sionniste, pour ne pas dire impérialiste, chacune se crée son propre empire colonial des services (composé de transporteurs, d'équipes de fonctionnement, de consommateurs). \[...\] La machine originelle s'élargit donc, elle devient "méga-machine" \[...\] elle aussi nécessite un monde extérieur, un "empire colonial" qui se soumet à elle et fait son jeu. \[...\] \[A\]ucune limite ne s'impose à l'auto-expansion ; la soif d'accumulation des machines est inextinguible. » Continuant son expansion, elle devient « machine mondiale », « machine totale » qui réussit à conquérir intégralement le monde. Le « monde devient machine », un Etat technico-totalitaire, constitué par un « gigan-tesque parc des machines ».
> [!accord] Page 95
Or, comme nous venons de le voir, la « méga-machine » de Mumford n'a rien de mécanique. Elle est au contraire le lieu des conflits, des décisions, des stratégies, machine de guerre, justement. Il est aisé de comprendre que partout où Anders écrit « machine », nous devons lire « capital » : ce n'est pas la machine technique qui a cette « soif d'accumulation », mais la machine de guerre du capital. Le décalage entre la « puissance de production », qui ne cesse d'augmenter, et la capacité de se la « représenter », qui est, selon Anders, à l'origine de l'impuissance de l'homme actuel, ne peut être comblé que par une autre machine de guerre, révolutionnaire celle-là.
### La machine de guerre suprémaciste
> [!accord] Page 96
Les grandes firmes américaines qui sont à la pointe de l'innovation technologique (les « GAFAM » : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) produisent la subjectivité et le « rapport à soi » adéquats au fonctionnement de leurs dispositifs et à la conduite des comportements des gouvernés en général. Cette gouvernementalité intégrée aux machines techniques aurait le pouvoir d'anticiper et de contrôler les comportements, encadrant par avance le futur (les conduites possibles et impossibles) grâce au profilage des individus, construit à partir des « traces » numériques de nos comportements et calculé par les algorithmes d'ordinateurs hyper-puissants. Ces machines semblent incarner une pacification des relations de pouvoir, puisque, grâce à elles, le pouvoir s'exercerait de manière dépersonnalisée
> > [!cite] Note
> Important
> [!accord] Page 97
Les plus dépolitisés des critiques « cyber », affirment que, dans ces conditions, toute action politique est impossible : l'information est trop rapide, trop intense, trop dense et trop complexe pour que les individus et les collectifs puissent l'élaborer. L'action politique présuppose une élaboration consciente et collectivement partagée de l'information que sa circulation numérique empêche. Et pourtant, chaque jour, dans ce « chaos » d'informations, les conseils d'administration des entreprises, les grandes banques, les Etats, les mafias arrivent facilement à sélectionner, élaborer et extraire des stratégies, des politiques et des profits. La complexité, le chaos, la surabondance d'informations, d'images, de discours constitue un sérieux problème pour l'individu submergé par ces flux, mais pas pour une machine sociale capable de les sélectionner et de les élaborer collectivement (collectif composé d'humains et de non-humains). La machine de guerre montée par Trump s'oriente, choisit, décide dans ce magma. Le problème est politique avant d'être technologique
> [!accord] Page 98
L'accélération de l'innovation, rendue possible par une puis-sance de calcul en progression géométrique, a conduit tout droit à un « ancien régime » hyper-technologique où les positions à occuper dans la hiérarchie des emplois, des revenus, des patri-moines, de l'éducation, de l'habitat, etc., dépendent de la naissance, exactement comme avant la Révolution française. Ainsi, du transhu-manisme de la Silicon Valley émerge non pas un soi « post-humain », mais une très vieille connaissance, l'aristocrate, devenu cyber et dont la tête, coupée en 1789, a repoussé. La confiance dans la technique comme moyen de créer plus de liberté, plus de démocratie et moins d'asservissement est encore une fois démentie par ses « résultats effectifs », proprement affligeants, de reproduction des rapports de pouvoir
> [!approfondir] Page 100
Les « automatismes » technologiques n'ont aucune efficacité dans une situation de conflit ouvert où chacun choisit son camp et devient un « partisan de l'information ». Les grandes entreprises du numérique ne réussissent pas à construire la réalité consensuelle de l'opinion publique démocratique, puisque la gouvernementalité néolibérale a été refusée préalablement et que ce refus a trouvé une machine sociale pour le porter et lui donner consistance. Les affects véhiculés par la superpuissance « sensible » de la Silicon Valley ne peuvent rien contre les affects (peur, frus-tration, angoisse, désir de vengeance) amplifiés et organisés par la machine de guerre médiatique du « ressentiment » qui s'appelle Trump. La capacité de prévision, d'anticipation que des milliards de milliards de données devraient assurer, s'est révélée défaillante. Les données peuvent prévoir quand je mangerai la prochaine pizza margherita, si j'en mange souvent, mais prévoir une rupture poli-tique est logiquement impossible, même pour un réseau infini d'ordinateurs. Les données peuvent gouverner les comportements de ceux qui acceptent ce qui « est », mais elles ne peuvent ni prévoir ni « gouverner » les comportements des subjectivités en rupture.
> [!accord] Page 101
Au lieu de célébrer la puissance des GAFAM, signe sans équi-voque de notre impuissance, nous devrions commencer à les consi-dérer comme le faisaient les révolutionnaires du xx e siècle à propos d'autres machines de guerre, c'est-à-dire comme des « tigres de papier » dont la faiblesse n'est pas technique, mais politique. Inutile, donc, de vouloir les concurrencer sur leur terrain, ce serait perdu d'avance. Ce ne sont pas les machines techniques qui installent des savoirs, des pouvoirs et leurs automatismes, mais les machines de guerre. [[Félix Guattari]], à qui nous devons le concept, rappelle que les machines à vapeur ont été inventées en Chine, où elles étaient utilisées comme d'innocents jeux pour enfants. C'est la machine de guerre qui décide de la machine à vapeur : elle peut aussi bien en faire un instrument infernal, comme dans les usines du xixe siècle ou, montée sur une locomotive, l'image même du progrès.
### [[Frantz Fanon|Fanon]] est la radio
> [!accord] Page 102
Nous ne manquons pas de points de vue critiques sur les machines techniques, mais d'une théorie de leur rapport avec la machine révolutionnaire. Le texte le plus surprenant pour essayer d'articuler ce rapport a été écrit par [[Frantz Fanon]] et concerne la fonction du dispositif technique « radio » pendant la guerre coloniale et la lutte pour l'indépendance nationale de l'Algérie. « Ici la voix de Algérie », deuxième chapitre de [[L’an V de la Révolution algérienne]], fait apparaître de manière incomparable la force de la machine de guerre qui actualise les possibilités de la machine technique dans un sens révolutionnaire.
> > [!cite] Note
> important
> [!accord] Page 103
Dans la colonie, la « dichotomie sociale atteint une intensité incomparable », de sorte que la voix de la radio n'est pas « indifférente », « neutre », mais c'est la « voix de l'oppresseur, la voix de j l'ennemi ». Cette poussée à la limite des concepts contient plus de ' vérité sur les médias que celle exprimée par la « liberté » de la presse dans une démocratie pacifiée. « Toute parole française entendue était un ordre, une menace ou une insulte ». Que l'information soit « ordre, menace et insulte » est loin de constituer une exception coloniale. Il s'agit, au contraire, des caractéristiques de l'information en général.
> > [!cite] Note
> [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]] parle de ça, le pouvoir de l'information dans [cette conférence](https://www.youtube.com/watch?v=4ybvyj_Pk7M) sur les société de contrôle
> [!accord] Page 105
Le différentiel de puissance technologique entre les adversaires politiques est abyssal, mais le problème n'est pas là : cet écart se rencontre dans tous les conflits et guerres révolutionnaires, par définition asymétriques. Au xixe et surtout au XXe siècle, en Russie, en Chine, au Vietnam, en Afrique ou en Amérique du Sud, la machine militaire et la machine de communication de l'impérialisme, bien que dotées de toutes les dernières technologies et inventions, sont considérées comme susceptibles d'être vaincus. La machine révolutionnaire révèle et analyse la puissance de l'armement et de l'organisation hyper-technologique de l'ennemi, mais aussi son impuissance, ses faiblesses, ses failles politiques
> [!information] Page 107
[[Frantz Fanon|Fanon]] n'a pas attendu les théoriciens de l'infosphère pour comprendre que celle-ci constituait un environnement psychopathogène. Mais à la différence de la dépolitisation qu'opèrent ces derniers, il impute beaucoup de ces pathologies à la machine de guerre du colonialisme et travaille à la construction d'une machine de guerre révolutionnaire, à laquelle il confie la tâche, sinon de les soigner, du moins de modifier l'environnement pour le rendre favorable à une évolution positive de la psyché. La technique « étrangère », la technique du pouvoir, « digérée » et appropriée « à l'occasion de la lutte nationale, est devenue un instrument de combat pour le peuple et un organe protecteur contre l'anxiété ». « Chaque Algérien se sent convié et veut devenir un élément du vaste réseau de significations né du combat libérateur. »
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### Cybernétique et guerre
> [!information] Page 109
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'armée et l'État américains mettent en place les fondements de ce que les marxistes italiens appelleront, en empruntant l'expression aux Grundrisse de [[Karl Marx|Marx]], le « General Intellect ». Rendre la production capitaliste moins dépendante du temps de travail de l'ouvrier que du développe- | ment de la science, de la technique et de la communication, tel est j le but poursuivi à travers la mise en place des grands laboratoires i où se mêlent différentes disciplines et fonctions scientifiques. Ce | processus s'est enclenché pendant la première guerre totale, qui nécessitait un contrôle direct de l'État et du capital sur la production scientifique
> > [!cite] Note
> Important
> [!information] Page 111
Wiener souligne que cette organisation intégrant travail et vie, travail et plaisir (autres caractéristiques qu'on attribue au management post 68), la communauté scientifique en avait toujours rêvé et que la guerre l'a réalisée. « Nous étions tombés d'accord sur ces questions bien avant d'avoir pu désigner le champ commun de nos investigations \[...\]. La guerre décida de sa nature à notre place . »
> [!information] Page 111
Ce que [[Karl Marx|Marx]] n'avait pas prévu, et que les marxistes du General Intellect ne voient toujours pas, c'est que le développement de la , science, de la technique et de la communication/information a comme finalité, au même titre que la production, la destruction. \\ Technique et science ne sont que des composantes de la machine de guerre qui allie toujours et de manière irréversible à partir du début du xx e siècle, capital et guerre, production et destruction. Pendant que cette collaboration non hiérarchique entre militaires, savants et entrepreneurs se poursuit dans une ambiance détendue et conviviale, l'armée américaine, grâce aux fruits de cette coopération, massacre en Corée, au Vietnam, organise l'assassinat d'Allende, tandis que des dizaines de milliers de militants sud-américains sont massacrés pendant les dix ans de guerre civile, sous la direction du criminel de guerre Henry Kissinger
> [!approfondir] Page 112
Les politiques néolibérales utiliseront toutes ces connaissances, expérimentations, méthodes gentiment mises à leur disposition par l'armée, en les faisant fonctionner dans l'économie privée. Une fois débarrassées de leur « filiation militaire ou même gouvernementale, \[elles\] sont apparu\[e\]s aux yeux de tous comme des moteurs culturels et économique \[...\] comme des forces émanant de la nature ». C'est à partir de ce moment-là qu'on a commencé à construire le storytelling de l'entrepreneur novateur et génial, confiant dans le marché et méfiant envers tout ce qui ressemble de près ou de loin à de l'étatique, capable de prendre des risques et d'inventer l'ordinateur portable dans son garage. « Escroquerie cosmique », qui nous est vendue comme vérité parce que les vainqueurs ont eu la force de l'imposer. La Silicon Valley est le fruit non pas de l'esprit d'initiative d'entrepreneurs enfin libérés de la tutelle bureaucratique, mais de cinquante ans d'énormes investissements publics gérés par la structure la plus hiérarchisée, la plus disciplinaire, la plus meurtrière qui ait jamais existé, l'armée américaine
> [!approfondir] Page 113
Voilà un exemple supplémentaire du fait que ce ne sont pas les grandes tendances technologiques, les déterminismes productifs, le développement « objectif » des forces productives, mais les ruptures politiques, les bifurcations subjectives de l'histoire, les affrontements stratégiques qui introduisent des nouveautés remarquables et déterminent de soudaines accélérations. Dans le cas qui nous occupe, c'est l'urgence de la « bataille d'Angleterre qui rendit nécessaire de traiter à fond le problème du radar, en accélérant le développement naturel de cette question qui aurait pu prendre des décennies ». Du fait des nécessités de la guerre, il ne fallut que deux ans pour « l'utiliser avec efficacité sur le champ de bataille" ».
> > [!cite] Note
> On peut penser à la surveillance par algorithme à rapidement développer suite au question de terrorisme
### Théorie des machines
> [!information] Page 115
Le système peut tout recycler, même la guerre, qui n'est qu'un résultat, qu'un accident nécessaire ou contingent. Cette version post-soixante-huitarde de la « fin de l'his-toire » a été confrontée très rapidement à son inanité, car la guerre qui ne devait pas avoir lieu ([[Jean Baudrillard|Baudrillard]]) a non seulement été bien réelle, mais elle a consisté dans la double défaite que les Américains ont essuyée en Irak et en Afghanistan. La toute-puissante technologie informationnelle qui se trouve au cœur de ces théories a été contrée par une simple stratégie politique - comme quoi le « réel » n'a pas disparu dans une simulation à disposition des manipulations du système. On ne connaît pas de conséquences plus catastrophiquement réelles, pour la planète entière, que celles de cette guerre dont il était, selon une autre version de [[Jean Baudrillard|Baudrillard]], « absolument indifférent qu'elle ait lieu ou pas ». La contingence, la rupture, le j « réel » (ce qu'on ne peut pas anticiper même avec un réseau infini d'ordinateurs) se jouent facilement de ces théories qui, au terme de leur évolution, liquident la révolution et font de la technologie une puissance autonome, autoréférentielle et ne dépendant d'aucune autre stratégie que celle de son propre développement
^67ce46
> [!approfondir] Page 116
A chaque vague d'innovation, on nous répète que la technique va « libérer le temps », que la productivité croissante des systèmes de machines finira par émanciper l'humanité de la nécessité du travail. Or non seulement ces promesses de libération ne se sont jamais réalisées, mais elles se sont partout renversées en leur contraire. Pourquoi? Tout simplement parce que la machine doit elle-même être déli-vrée de sa subordination. Dans le capitalisme, affirme Simondon, « la machine est un esclave qui sert à faire d'autres esclaves22 ». Cette affir-mation nous met sur la piste décisive des relations de pouvoir
> [!approfondir] Page 116
Car si la machine est un esclave, elle a une autonomie et une indépendance toutes relatives, et elle doit bien avoir un patron, un esclavagiste, quelqu'un pour qui elle travaille et dont elle exécute les ordres. Simondon ne nous révèle pas l'identité de ce dernier, mais [[Personnalité/Gilles Deleuze]] et [[Félix Guattari]] nous livrent un complément de réponse : « Nous sommes toujours esclaves de la machine sociale et jamais de la machine technique. » La machine technique serait donc asservie par la machine de guerre. C'est cette dernière qui donne forme à la relation homme-machine, car elle précède aussi bien l'homme que la machine (la relation précède les termes). Dans sa forme capita-liste, la machine de guerre asservit aussi bien l'homme que la machine, en transformant le premier en « capital variable » et la seconde en « capital fixe ». Nous allons suivre ce fil pour relancer le débat autour du rapport entre guerre et révolution.
### [[Karl Marx|Marx]] et le triple pouvoir de la machine, de la science et de la nature
> [!accord] Page 117
Dans Le Capital, [[Karl Marx|Marx]] explique que le travail qualifié de l'opérateur qui agit à côté des machines est « dépourvu de tout sens » et représente une quantité insignifiante face aux puissances de la science, du travail incorporé dans le système de machines et des forces de la nature. Ce « triple maître », comme [[Karl Marx|Marx]] l'appelle, est fondé sur une conception problématique de la technique et de son rapport à l'homme : la théorie du fétichisme de la marchandise. Elle n'est d'aucun secours pour comprendre les machines cybernétiques. Au contraire. Elle demeure entièrement anthropocentrique, animée par des sujets « individués » (vivants), des objets « chosifiés » (morts) et des mécanismes (dialectiques) qui renversent les relations entre les hommes pour en faire des relations entre choses.
### Généalogie de la machine
> [!information] Page 119
Simondon, comme [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]] et [[Félix Guattari|Guattari]], défend une autre ontogenèse de la technique. La machine ne prolonge pas le schéma corporel, « ni pour les ouvriers, ni pour les propriétaires des machines » : elle n'est pas un « organe », une prothèse, une extériorisation du bras, de l'œil, de la force corporelle, du cerveau, etc. Elle n'est pas un outil. Elle est un assemblage, un couplage, un agencement de deux modes d'existence (l'homme et la machine) qui, ajouterons nous, se développe sous la contrainte de la machine de guerre qui les a générés. Pour [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]]-[[Félix Guattari|Guattari]] et Simondon, la distinction entre machine et outil est fondamentale : les instruments et les outils étant prothèse, extériorisation corporelle, ils n'ont aucune « individualité » propre, à la différence de la machine.
^2c7229
> [!accord] Page 121
[[Karl Marx|Marx]], en substantialisant la machine comme une cristallisation du « travail vivant », la conçoit comme un objet achevé, un « bloc fermé », quelque de chose de « mort » (« travail mort », précisé- ment), ayant épuisé tout potentiel, tandis que toute la puissance est concentrée dans le travail vivant. Or la machine n'est pas définie seulement par son état matériel actuel, mais aussi par ses dimensions invisibles (plans, diagrammes, etc.) et ses potentialités. Elle n'est pas morte, mais bien « vivante », disponible à la variation, au changement, capable d'entrer dans différents processus d'individuation. En concevant la machine comme relation, nous ne pouvons absolument plus utiliser les catégories marxiennes de « vivant » (subjectivité) et de « mort » (objectivité), pas plus du reste que la catégorie foucaldienne du « vivant » biologique.
^110372
### La machine de guerre
> [!approfondir] Page 122
Les machines se constituent au croisement d'une double dimension phylogénétique et ontogénétique. Les machines techniques s'inscrivent dans le « phylum » (l'évolution) des machines qui les ont précédées et des virtualités des machines à venir. Ce phylum n'est pas porteur d'une causalité historique univoque, puisque, grâce à la décodification des flux, les lignes évolutives sont rhizomatiques, plusieurs bifurcations sont possibles. Mais ces possibilités de développement relativement indéterminées sont immédiatement capturées et actualisées par la machine de guerre du capital. Pour revenir sur un exemple que nous avons déjà vu, l'utilisation des machines à vapeur par la machine sociale de l'Empire chinois a été très limitée (des jeux pour les enfants), tandis que, de cette même invention, la machine sociale capitaliste a fait la clé de voûte de son essor.
### La machine et la capacité de se révolter
> [!accord] Page 124
Simondon, comme [[Félix Guattari|Guattari]], pose le problème tout à fait différemment : pour penser l'agencement homme-machine, il faut dépasser les dualismes de la nature et de l'artifice, de l'humain et du non-humain, mais cela ne signifie pas que les composantes de l'agencement possèdent une « identité structurelle ».
> [!accord] Page 126
Chez Simondon comme chez [[Félix Guattari|Guattari]], la machine comme relation implique un concept de « vivant » qui n'est pas réductible au biologique, comme c'est encore le cas chez Agamben ou Esposito. Si l'esclave est, comme tout vivant, un automate biologique, ce n'est pas à partir de ces automatismes organiques nécessaires à la vie qu'il refuse et se révolte, mais à partir de sa puissance anorganique. « L'automate peut être l'équivalent fonctionnel de la vie, car la vie comporte des fonctions d'automatismes, d'autorégulation, d'homéostasie, mais l'automate ne peut jamais être l'équivalent de l'individus . »
### Automation et décision
> [!accord] Page 129
Plutôt que l'"homme" en général ne perde le contrôle au profit de la "machine", ce sont ici les opérateurs subalternes qui perdent (encore) en autonomie au profit des échelons supérieurs de la hiérarchie. Une robotisation intégrale renforcerait encore cette tendance à la centralisation de la déci-sion, quoique sous des modalités différentes, plus discrètes, plus économes certes, mais non moins hypertrophiées. »
### Machine de guerre et machine technique dans l'organisation du travail
> [!accord] Page 133
Le « dispositif» (la machine) est un esclave qui sert à faire d'autres esclaves (les travailleurs). On peut ajouter, dans ce contexte, que le dispositif est construit par d'autres esclaves encore, « diplômés et bien payés » mais dont la machine du travail abstrait maîtrise, exploite et subordonne l'intelligence, le savoir et les compétences aux finalités de la performance, de la productivité, de la rationalité commandées et prescrites par la direction. Dans l'organisation du travail contemporaine, l'« entreprise » (qui peut être aussi bien une usine automobile qu'une école, une institution de suivi des chômeurs qu'un hôpital, un supermarché qu'un tribunal) semble avoir trouvé une stratégie, des dispositifs et des relations de pouvoir pour réaliser sa séparation politique d'avec les travailleurs.
### Le vampire et la subjectivité
> [!approfondir] Page 134
Cette stratégie de « séparation » a été rendue possible par la nature du capital contemporain qui, à la différence du capitalisme de [[Karl Marx|Marx]], n'est pas orienté vers la production44 , mais, immédiatement, vers la « valeur actionnariat ». Les critères et la mesure de la productivité des entreprises ne sont plus définis par l'industrie mais par la finance.
> [!accord] Page 139
Celle-ci « ne percevait aucune ambiguïté dans le mot d'ordre "Savoir égale pouvoir". \[...\] Elle croyait que le même savoir qui avait consolidé la domination bourgeoise sur le prolétariat, permettrait au prolétariat de se libérer de cette domination. En réalité, un savoir qui n'ouvrait aucun accès à la pratique et ne pouvait rien apprendre au prolétariat en tant que classe sur sa situation, était inoffensif pour les oppresseurs. » Le prolétariat a besoin d'un tout autre savoir, d'un savoir des luttes, pour affirmer son autonomie politique.
### L'entreprise comme origine et source du nihilisme
> [!accord] Page 143
Le processus de sélection/fabrication d'une intelligence hyper-sollicitée dans le cadre de la rationalisation et d'une intelligence empêchée, contrariée, réprimée quant à la possibilité de discuter de ce même cadre a déjà fait ses preuves pendant les deux guerres mondiales, où l'organisation du travail a atteint une intensité et une extension inconnues jusqu'alors. L'extermination industrielle des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale n'a été que le résultat le plus ignoble de la rationalisation capitaliste, dont les conditions de possibilité se trouvent reproduites, sans grandes différences, dans l'organisation contemporaine du travail. « Ne pas voir » n'a pas été une attitude exceptionnelle, propre aux seuls nazis. Le refus de voir les conséquences de ce dans quoi l'on est engagé est profondément inscrit dans l'organisation scientifique du travail. Il est constitutif de son fonctionnement et de ses lois. Les témoignages des travailleurs de l'abstraction contemporains sont à cet égard accablants
> [!accord] Page 144
L'organisation du travail capitaliste produit des criminels en puissance, qui, comme les nazis durant le procès de Nuremberg, ne se sentiront responsables ni du résultat, ni de leur engagement dans la « production », car pour eux, comme pour le capital, toutes les productions se valent, du moment qu'elles sont efficaces, rationnellement organisées, répondant aux critères de quantification et de calculabilité. Comme les nazis, tous pourront répéter : « Nous avons accompli notre travail », « Nous avons obéi aux ordres ». Ils agissent dans et pour une machine de guerre dont ils sont à la fois les acteurs et les victimes. Ce n'est pas le sommeil de la raison qui produit des monstres, mais la « paisible » organisation du travail qui a franchi un autre seuil dans la construction sociale du nihilisme.
### Dépersonnalisation ou guerre de classes ?
> [!information] Page 149
Hans-Jurgen Krahl, par ailleurs considéré comme un théoricien de la mutation du travail intellectuel, suggère, en poursuivant les intuitions de Benjamin, qu'on ne doit pas se contenter de considérer la classe ouvrière comme « productrice de capital », mais également comme une force « destructrice de capital ». Cette seconde fonction est ignorée par les théories marxistes contemporaines (notamment par la théorie du capitalisme cognitif) qui mesurent l'action révolutionnaire du travail à partir de sa « productivité », de sa créativité, de son « autonomie ». L'idée de « force destructrice » déplace l'économisme qui affecte souvent le marxisme sur un terrain stratégique, en radicalisant, à la fin des années 1960, le concept de « travail en tant que non-capital » (Die Arbeit als das nicht-Kapital) et le concept de « refus politique du capital » de Mario Tronti.
## Devenir-révolutionnaire et révolution
> [!accord] Page 156
Mais deux changements décisifs ont rendu impraticables les réponses léninistes et maoïstes à la question « Que faire? » Premièrement, les nouvelles modalités de la guerre totale et des guerres civiles qui, se continuant dans le New Deal et dans la guerre froide, ont dessiné un nouveau capitalisme que les marxistes continuaient à interpréter avec les catégories du xixe siècle; deuxièmement, l'émergence, dans l'après-guerre, de nouveaux sujets politiques \- les colonisés, les femmes, les étudiants - porteurs de nouvelles modalités d'exploitation, de domination et d'action politique
### Au 19é siècle, la révolution est, pour la première fois, mondiale
### Guerre civile mondiale ou révolution mondiale ?
### Révolution de l'ensemble des rapports de domination
### Les deux stratégies de la révolution
### Assujétissments
> [!accord] Page 161
Dans la situation coloniale, le travail politique est double, car on ne peut pas « écarter la subjectivité ». Le Noir doit mener une double lutte, « sur le plan objectif comme sur le plan subjectif». Parce que « l'âme noire est une construction du Blanc », il doit être libéré de lui-même, de sorte que, pour [[Aimé Césaire]], « \[Ija lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme, la lutte des peuples de couleur contre le racisme est beaucoup plus complexe - que dis-je, d'une tout autre nature que la lutte de l'ouvrier français contre le capitalisme français ».
^3eb02a
### Travail
### L'autonomie de l'organisation
> [!approfondir] Page 163
Défaire les rôles et l'assignation à la féminité signifie ne pas succomber aux promesses de l'émancipation par le travail et par la lutte pour le pouvoir, qui sont considérés comme des valeurs de la culture patriarcale (et du mouvement ouvrier). Le mouvement féministe ne revendique aucune participation au pouvoir, mais, tout au contraire, une mise en discussion du concept de pouvoir et de prise du pouvoir, car la seule chose vraiment nécessaire pour le gérer, c'« est une forme particulière d'aliénation ».
Le mouvement féministe arrive ainsi à séparer les pratiques de constitution et d'affirmation du sujet autonome et la question de la révolution, en produisant deux concepts de « politisation » très différents et (selon Lonzi) incompatibles
### Le parti chez les colonisés
### Critique de la dialectique
### Le mouvement ouvrier
> [!information] Page 168
Très vite (deux ans après la sortie du livre, en 1966), son point de vue stratégique (contre le sociologisme et l'économisme du marxisme de l'après-guerre) se révèle largement dépassé par les événements de 68 pour trois raisons fondamentales. La première et la principale : il est complètement aveugle à la montée des mouve-ments de décolonisation et des mouvements féministes depuis la fin du xixe siècle mais avec une forte accélération lors de la Première Guerre mondiale et de la révolution soviétique. La définition de la force de travail sans les « colonisés » et sans les « femmes » est une erreur théorique avant même d'être une faute politique. Ce n'est qu'une définition « mutilée » et eurocentrique du capitalisme, qui empêche Tronti de voir les caractéristiques de la « révolution mondiale » et son extension « raciale et sexuelle ».
### L'éviction de la révolution dans la théorie postcoloniale
> [!approfondir] Page 170
Les théories postcoloniales, tout en approfondissant la critique de l'exercice du pouvoir colonial et néocolonial, se passent du concept et de la réalité de la rupture révolutionnaire. Ici, il convient de faire mention d'un auteur important pour la théorie postcolo-niale bien qu'il nie y appartenir, [[Achille Mbembe]]. [[Achille Mbembe|Mbembe]] déploie et élargit le concept, à peine ébauché par [[Michel Foucault|Foucault]], de thanato-politique, en faisant sa généalogie à partir de I ' histoire de la traite négrière ([[nécropolitique]]), et pourtant il évince l'horizon de la révo-lution. « L'espoir d'une nouvelle victoire sur le Maître n'est plus de mise. Nous n'attendons plus la mort du Maître. Nous ne croyons plus qu'il est mortel. Le Maître n'étant plus mortel, il nous reste une seule illusion, à savoir, participer nous-mêmes du Maître4 . » Evidemment, cette affirmation peut donner lieu à des interprétations multiples \- mais le revirement qu'il propose, et même sa conception d'un « devenir-nègre du monde », pour intéressante qu'elle soit, laissent entièrement de côté toute rupture révolutionnaire.
^e46431
### Renouer avec la révolution
> [!accord] Page 174
Nous ne pouvons pousser plus loin nos réflexions parce que, comme l'expliquait Krahl, une « théorie révolutionnaire » n'est pas la même chose qu'une « théorie de la révolution ». Une théorie révolutionnaire (l'ensemble de la pensée 68 ou presque) représente la société sous le mode de sa transformation possible en dévoilant les rapports de domination, tandis qu'une théorie de la révolution indique des principes stratégiques déterminés : c'est la tâche qui revient à une organisation révolutionnaire et à des révolutionnaires avenir.