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Auteur : [[Karl Marx]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
Temps de lecture : 1 heure et 1 minute
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# Note
## PRÉFACE DE L'AUTEUR À LA DEUXIÈME ÉDITION ALLEMANDE (1869)
> [!information] Page 8
On voit, par ce qui précède, que l'ouvrage ci-dessous est né sous la pression directe des événements et que la matière historique qu'il traite ne dépasse pas le mois de février 1852. Sa réédition actuelle est due, en partie, aux demandes de librairie et, en partie, aux instances de mes amis d'Allemagne.
Parmi les ouvrages qui, à peu près à la même époque, traitaient le même sujet, deux seulement méritent d'être mentionnés : Napoléon le Petit, de Victor Hugo, et Le Coup d'État, de Proudhon.
> [!accord] Page 8
Victor Hugo se contente d'invectives amères et spirituelles contre l'auteur responsable du coup d'État. L'événement lui-même lui apparaît comme un éclair dans un ciel serein. Il n'y voit que le coup de force d'un individu. Il ne se rend pas compte qu'il le grandit ainsi, au lieu de le diminuer, en lui attribuant une force d'initiative personnelle sans exemple dans l'Histoire. Proudhon, lui, s'efforce de représenter le coup d'État comme le résultat d'un développement historique antérieur. Mais, sous sa plume, la construction historique du coup d'État se transforme en une apologie du héros du coup d'État. Il tombe ainsi dans l'erreur que commettent nos historiens soi-disant objectifs. Quant à moi, je montre, par contre, comment la lutte des classes en France créa des circonstances et une situation telles qu'elle permit à un personnage médiocre et grotesque de faire figure de héros.
> [!accord] Page 9
En fin de compte, j'espère que cet ouvrage contribuera à écarter le terme couramment employé aujourd'hui, particulièrement en Allemagne, de césarisme. Dans cette analogie historique superficielle, on oublie le principal, à savoir que, dans l'ancienne Rome, la lutte des classes ne se déroulait qu'à l'intérieur d'une minorité privilégiée, entre les libres citoyens riches et les libres citoyens pauvres, tandis que la grande masse productive de la population, les esclaves, ne servait que de piédestal passif aux combattants. On oublie la phrase célèbre de Sismondi : « Le prolétariat romain vivait aux dépens de la société, tandis que la société moderne vit aux dépens du prolétariat. » Etant donné la différence complète entre les conditions matérielles, économiques de la lutte des classes dans l'Antiquité et dans les temps modernes, les formes politiques qui en découlent ne peuvent pas avoir plus de ressemblance entre elles que l'archevêque de Canterbury avec le grand prêtre Samuel.
## PRÉFACE DE FRIEDRICH ENGELS À LA TROISIÈME ÉDITION ALLEMANDE (1885)
> [!accord] Page 11
Mais, pour cela, il fallait la connaissance profonde de l'histoire de France qu'avait Marx. La France est le pays où les luttes de classes ont été menées chaque fois, plus que partout ailleurs, jusqu'à la décision complète, et où, par conséquent, les formes politiques changeantes, à l'intérieur desquelles elles se meuvent et dans lesquelles se résument leurs résultats, prennent les contours les plus nets. Centre du féodalisme au Moyen Âge, pays classique, depuis la Renaissance, de la monarchie héréditaire, la France a, dans sa grande Révolution, détruit le féodalisme et donné à la domination de la bourgeoisie un caractère de pureté classique qu'aucun autre pays n'a atteint en Europe.
> [!accord] Page 11
De même, la lutte du prolétariat révolutionnaire contre la bourgeoisie régnante y revêt des formes aiguës, inconnues ailleurs. Telle est la raison pour laquelle Marx non seulement étudiait avec une prédilection spéciale l'histoire du passé français, mais encore suivait dans tous ses détails l'histoire courante, rassemblait les matériaux destinés à être utilisés plus tard, et ne fut, par conséquent, jamais surpris par les événements.
> [!accord] Page 12
Mais à cela vint s'ajouter encore une autre circonstance. Ce fut précisément Marx qui découvrit le premier la loi d'après laquelle toutes les luttes historiques, qu'elles soient menées sur le terrain politique, religieux, philosophique ou dans tout autre domaine idéologique, ne sont, en fait, que l'expression plus ou moins nette des luttes des classes sociales, loi en vertu de laquelle l'existence de ces classes, et par conséquent aussi leurs collisions sont, à leur tour, conditionnées par le degré de développement de leur situation économique, par leur mode de production et leur mode d'échange, qui dérive lui-même du précédent. Cette loi, qui a pour l'histoire la même importance que la loi de la transformation de l'énergie pour les sciences naturelles, lui fournit ici également la clé pour la compréhension de l'histoire de la IIe République française. C'est cette histoire qui lui a servi à mettre sa loi à l'épreuve et, trente-trois ans après, il nous faut encore reconnaître qu'elle a subi brillamment cette épreuve.
## Chapitre I
> [!accord] Page 14
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c'est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu'ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu'ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d'ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l'Histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté.
> [!accord] Page 15
Si les premiers brisèrent en morceaux les institutions féodales et coupèrent les têtes féodales qui avaient poussé sur ces institutions, Napoléon, lui, créa à l'intérieur de la France les conditions grâce auxquelles on pouvait désormais développer la libre concurrence, exploiter la propriété parcellaire du sol et utiliser les forces productives industrielles libérées de la nation, tandis qu'à l'extérieur il balaya partout les institutions féodales dans la mesure où cela était nécessaire pour créer à la société bourgeoise en France l'entourage dont elle avait besoin sur le continent européen. La nouvelle forme de société une fois établie, disparurent les colosses antédiluviens, et, avec eux, la Rome ressuscitée : les Brutus, les Gracchus, les Publicola, les tribuns, les sénateurs et César lui-même. La société bourgeoise, dans sa sobre réalité s'était créé ses véritables interprètes et porte-parole dans la personne des Say, des Cousin, des Royer-Collard, des Benjamin Constant et des Guizot
> [!approfondir] Page 17
Au lieu que la société elle-même se soit donné un nouveau contenu, c'est l'État qui paraît seulement être revenu à sa forme primitive, à la simple domination insolente du sabre et du goupillon. C'est ainsi qu'au « coup de main » de février 1848 répond le « coup de tête » de décembre 1851. Aussi vite perdu que gagné. Malgré tout, la période intermédiaire ne s'est pas écoulée en vain. Au cours des années 1848 à 1851, la société française, par une méthode plus rapide, parce que révolutionnaire, a rattrapé les études et les expériences qui, si les événements s'étaient développés de façon régulière, pour ainsi dire académique, eussent dû précéder la révolution de février au lieu de la suivre, pour qu'elle fût autre chose qu'un simple ébranlement superficiel. La société semble être actuellement revenue à son point de départ. En réalité, c'est maintenant seulement qu'elle doit se créer son point de départ révolutionnaire, c'est-à-dire la situation, les rapports, les conditions qui, seuls, permettent une révolution sociale sérieuse.
> [!information] Page 21
La deuxième période, qui va du 4 mai 1848 à la fin de mai 1859, est la période de la constitution, de la fondation de la république bourgeoise. Immédiatement après les Journées de février, non seulement l'opposition dynastique avait été surprise par les républicains et ceux-ci par les socialistes, mais toute la France l'avait été par Paris. L'Assemblée nationale, qui se réunit le 4 mai, issue des suffrages de la nation, représentait la nation. Elle était une protestation vivante contre les prétentions des Journées de février et avait pour mission de ramener à la mesure bourgeoise les résultats de la révolution. Vainement, le prolétariat parisien, qui se rendit immédiatement compte du caractère de cette Assemblée nationale, tenta, quelques jours après sa réunion, de lui dénier par la violence son droit à l'existence, de la dissoudre, de disperser à nouveau en ses différents éléments constitutifs l'organisme au moyen duquel le menaçait l'esprit de réaction de la nation. Comme l'on sait, le 15 mai n'eut d'autre résultat que d'éloigner de la scène publique, pour toute la durée de la période que nous considérons, Blanqui et ses partisans, les communistes révolutionnaires, c'est-à-dire les véritables chefs du parti prolétarien.
> [!accord] Page 21
À la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe ne peut succéder que la république bourgeoise. Cela veut dire que, tandis que, sous la monarchie, c'était une partie restreinte de la bourgeoisie qui avait régné au nom du roi, c'est, désormais, l'ensemble de la bourgeoisie qui doit régner au nom du peuple. Les revendications du prolétariat parisien sont des bourdes utopiques avec lesquelles il faut en finir une fois pour toutes. À cette déclaration de l'Assemblée nationale constituante, le prolétariat parisien répondit par l'insurrection de juin, l'événement le plus formidable dans l'histoire des guerres civiles européennes. La république bourgeoise l'emporta. Elle avait pour elle l'aristocratie financière, la bourgeoisie industrielle, les classes moyennes, la petite-bourgeoisie, l'armée, le sous-prolétariat organisé en garde mobile, les intellectuels, les prêtres et toute la population rurale. Aux côtés du prolétariat, il n'y avait personne d'autre que lui-même. Plus de 3 000 insurgés furent massacrés après la victoire, et 15 000 déportés sans jugement. Cette défaite rejeta le prolétariat à l'arrière-plan de la scène révolutionnaire.
> [!accord] Page 22
Dès que l'une des couches sociales placées au-dessus de lui entre en fermentation révolutionnaire, le prolétariat conclut une alliance avec elle et partage ainsi toutes les défaites que subissent les uns après les autres les différents partis. Mais ces coups successifs s'affaiblissent de plus en plus à mesure qu'ils se répartissent davantage sur toutes les couches de la société. Ses principaux chefs à l'Assemblée nationale et dans la presse sont, les uns après les autres, livrés aux tribunaux et remplacés par des figures de plus en plus équivoques. Pour une part, il se jette dans des expériences doctrinaires, banques d'échange et associations ouvrières, c'est-à-dire dans un mouvement où il renonce à transformer le vieux monde à l'aide des grands moyens qui lui sont propres, mais cherche, tout au contraire, à réaliser son affranchissement, pour ainsi dire, derrière le dos de la société, de façon privée, dans les limites restreintes de ses conditions d'existence, et, par conséquent, échoue nécessairement. Il semble ne pouvoir ni retrouver en lui-même la grandeur révolutionnaire ni puiser, dans les alliances nouvelles conclues par lui, une énergie nouvelle jusqu'à ce que toutes les classes, contre lesquelles il a combattu en juin, gisent sur le sol à ses côtés.
> [!approfondir] Page 23
Elle avait montré que la république bourgeoise signifiait ici le despotisme absolu d'une classe sur les autres classes. Elle avait montré que, dans les pays de vieille civilisation, ayant une structure de classe très développée, des conditions modernes de production, pourvus d'une conscience morale dans laquelle toutes les idées traditionnelles ont été dissoutes au moyen d'un travail séculaire, la république n'est, d'une façon générale, que la forme de transformation politique de la société bourgeoise et non pas sa forme de conservation, comme c'est le cas, par exemple, aux États-Unis d'Amérique, où les classes déjà constituées, mais non encore fixées, modifient et remplacent constamment, au contraire, leurs éléments constitutifs, où les moyens de production modernes, au lieu de correspondre à une surpopulation stagnante, compensent plutôt le manque relatif de têtes et de bras, et où, enfin, le mouvement jeune et fiévreux de la production matérielle, qui a un nouveau monde à conquérir, n'a eu ni le temps ni l'occasion de détruire l'ancien monde spirituel.
## Chapitre II
> [!approfondir] Page 26
La fraction des républicains bourgeois, qui se considérait depuis longtemps comme l'héritière légitime de la monarchie de Juillet, se trouvait ainsi avoir dépassé son idéal, mais elle arrivait au pouvoir, non pas, comme elle l'avait rêvé sous Louis-Philippe, à la suite d'une révolte libérale de la bourgeoisie contre le trône, mais à la suite d'un soulèvement, réprimé à coups de mitraille, du prolétariat contre le capital. Ce qu'elle s'était imaginé comme devant être l'événement le plus révolutionnaire se passa, en réalité, comme l'événement le plus contre-révolutionnaire. Le fruit tombait dans ses mains, mais il provenait de l'arbre de la science, et non de l'arbre de vie.
> [!accord] Page 27
L'inévitable état-major des libertés de 1848 : liberté personnelle, liberté de la presse, de la parole, d'association, de réunion, d'enseignement, des cultes, etc., reçut un uniforme constitutionnel qui le rendait invulnérable. Chacune de ces libertés fut proclamée comme un droit absolu du citoyen français, mais avec une réserve constante qu'elles étaient illimitées dans la mesure seulement où elles ne se heurtaient pas aux « droits égaux d'autrui et à la sûreté publique », ainsi qu'aux « lois » précisément chargées d'assurer cette harmonie. Par exemple : « Les citoyens ont le droit de s'associer, de s'assembler paisiblement et sans armes, de faire des pétitions et d'exprimer leurs opinions par la presse ou par tout autre moyen. La jouissance de ces droits n'a d'autres limites que les droits égaux d'autrui et la sûreté publique. » (Chap. II de la Constitution française, § 8.) - « L'enseignement est libre. La liberté de l'enseignement doit être exercée dans les conditions fixées par la loi et sous le contrôle suprême de l'État. » (L. c., § 9) — « Le domicile de tout citoyen est inviolable, sauf dans les conditions prévues par la loi. » (Chap. Ier, § 3) etc., etc. - La Constitution renvoie continuellement à de futures lois organiques destinées à préciser ces réserves et à réglementer la jouissance de ces libertés absolues de telle façon qu'elles ne se heurtent pas entre elles, ni ne mettent en danger la sûreté publique .
> [!accord] Page 28
Et, dans la suite, les lois organiques ont été conçues par les amis de l'ordre, et toutes ces libertés réglementées de telle façon que la bourgeoisie pût en jouir sans se heurter aux droits égaux des autres classes de la société. Dans tous les cas où ces lois organiques interdirent complètement ces libertés « aux autres classes » ou n'en permirent la jouissance que dans des conditions qui sont autant de pièges policiers, ce fut chaque fois uniquement dans l'intérêt de la « sûreté publique », autrement dit de la sûreté de la bourgeoisie, conformément aux prescriptions de la Constitution. C'est pourquoi, dans la suite on put, des deux côtés, se prévaloir à bon droit de la Constitution, aussi bien les amis de l'ordre, qui supprimaient toutes ces libertés, que les démocrates, qui les réclamaient intégralement.
> [!accord] Page 30
Tandis que les suffrages de la France se dispersent sur les 750 membres de l'Assemblée nationale, ils se concentrent ici, par contre, sur un seul individu. Alors que chaque député ne représente que tel ou tel parti, telle ou telle ville, telle ou telle tête de pont, ou même la simple nécessité d'élire un sept-cent-cinquantième individu quelconque, opération dans laquelle on ne se montre pas plus difficile pour l'homme que pour la chose, il est, lui, l'élu de la nation, et son élection est l'atout que le peuple souverain joue une fois tous les quatre ans. L'Assemblée nationale élue est unie à la nation par un rapport métaphysique, mais le président élu est uni à elle par un rapport personnel. L'Assemblée nationale représente bien dans ses différents membres les aspects multiples de l'esprit national, mais c'est dans le président que ce dernier s'incarne. Il a en face d'elle une sorte de droit divin. Il est, par la grâce du peuple.
> [!information] Page 31
Les aïeux des « républicains honnêtes » avaient fait faire à leur symbole, le drapeau tricolore, le tour de l'Europe. Eux aussi, ils firent une intervention qui trouva d'elle-même son chemin dans tout le continent, mais qui revint avec une prédilection marquée en France, jusqu'à ce qu'elle eût acquis droit de cité dans la moitié des départements. Cette invention, c'était l'état de siège. Invention remarquable, régulièrement appliquée dans chaque crise qui éclata, dans la suite, au cours de la Révolution française.
## Chapitre III
> [!information] Page 38
L'Assemblée législative se réunit le 29 mai 1849. Elle fut dissoute le 2 décembre 1851. Cette période est la période de la République constitutionnelle ou parlementaire.
Elle se divise elle-même en trois périodes principales : du 29 mai au 13 juin 1849, lutte entre la démocratie et la bourgeoisie, défaite du parti petit-bourgeois ou démocrate; du 13 juin 1849 au 31 mai 1850, dictature parlementaire de la bourgeoisie, c'est-à-dire des orléanistes et des légitimistes coalisés, ou du parti de l'ordre, dictature couronnée par la suppression du suffrage universel; du 31 mai 1850 au 2 décembre 1851, lutte entre la bourgeoisie et Bonaparte, renversement de la domination bourgeoise, chute de la République constitutionnelle ou parlementaire.
> [!approfondir] Page 39
La période que nous avons devant nous est le mélange le plus varié de contradictions criantes : des constitutionnels qui conspirent ouvertement contre la Constitution ; des révolutionnaires qui se déclarent constitutionnels ; une Assemblée nationale qui veut être toute-puissante et reste constamment parlementaire ; une Montagne qui fait de la patience une profession et se console de ses défaites présentes en prophétisant sa victoire future, des royalistes qui sont les patres conscripti1 de la république et sont contraints par les circonstances de maintenir à l'étranger les maisons royales ennemies dont ils sont les partisans et de conserver en France la république qu'ils haïssent; un pouvoir exécutif qui puise sa force dans sa faiblesse même et sa respectabilité dans le mépris qu'il inspire; une république qui n'est autre chose que l'infamie combinée de deux monarchies : la Restauration et la monarchie de Juillet, avec une étiquette impérialiste; des alliances dont la première clause est la séparation ; des batailles dont la première loi est l'indécision. Au nom de l'ordre, une agitation sauvage et sans objet; au nom de la révolution, le prêche le plus solennel en faveur de l'ordre. Passions sans vérité, vérités sans passion ; héros sans héroïsme, histoire sans événements; développement dont la seule force motrice semble être le calendrier, fatigant par la répétition constante des mêmes tensions et des mêmes détentes; antagonismes qui ne semblent s'aiguiser périodiquement d'eux-mêmes que pour pouvoir s'émousser et s'écrouler sans se résoudre; efforts prétentieusement étalés et craintes bourgeoises devant le danger de la fin du monde ; et, en même temps, de la part des sauveurs du monde, les intrigues et les comédies de cours les plus mesquines, dont le « laisser-aller *» rappelle moins l'époque actuelle que les temps de la Fronde 2; tout le génie officiel de la France condamné au néant par l'imbécillité astucieuse d'un seul individu, la volonté de la nation, chaque fois qu'elle se manifeste dans le suffrage universel, cherchant son expression adéquate chez les ennemis invétérés des intérêts des masses, jusqu'à ce qu'elle la trouve enfin dans la volonté obstinée d'un flibustier. Si jamais période historique fut peinte en grisaille, c'est bien celle-ci.
> [!accord] Page 40
Hommes et événements paraissent comme des Schlemihl 3 à rebours, comme des ombres qui ont perdu leur corps. La Révolution elle-même paralyse ses propres défenseurs et ne pourvoit que ses adversaires de véhémence et de passion. Lorsque le « spectre rouge », continuellement évoqué et conjuré par les contre-révolutionnaires, apparaît enfin, il n'apparaît pas coiffé du bonnet phrygien anarchiste, mais dans l'uniforme de l'ordre, en pantalon rouge.
> [!information] Page 41
C'est le nom de baptême parlementaire que s'était donné le parti social-démocrate. Disposant de plus de 200 voix, sur les 750 de l'Assemblée nationale, il était au moins aussi fort que n'importe laquelle des trois fractions du parti de l'ordre, prise séparément. Sa minorité relative à l'égard de l'ensemble de la coalition royaliste paraissait contre-balancée par des circonstances spéciales. Non seulement les élections départementales avaient montré qu'il avait acquis une influence considérable dans la population des campagnes, mais il comptait presque tous les députés de Paris. L'armée avait, en élisant trois sous-officiers, manifesté ses convictions démocratiques, et le chef de la Montagne, Ledru-Rollin, contrairement à tous les représentants du parti de l'ordre, avait été élevé à la noblesse parlementaire par cinq départements qui avaient groupé leurs voix sur son nom. Ainsi, la Montagne paraissait, le 29 mai 1849, étant donné les conflits inévitables entre les différentes fractions monarchistes et entre l'ensemble du parti de l'ordre et Bonaparte, avoir pour elle tous les éléments de succès. Quinze jours plus tard, elle avait tout perdu, y compris l'honneur
> [!accord] Page 43
L'individu qui les reçoit par la tradition ou par l'éducation peut s'imaginer qu'elles constituent les véritables raisons déterminantes et le point de départ de son activité. Si les orléanistes, les légitimistes, si chaque fraction s'efforçait de se persuader elle-même et de persuader les autres qu'elles étaient séparées par leur attachement à leurs deux maisons royales, les faits montrèrent dans la suite que c'était bien plus la divergence de leurs intérêts qui interdisait l'union des deux dynasties. Et, de même que dans la vie privée, on distingue entre ce qu'un homme dit ou pense de lui et ce qu'il est et fait réellement, il faut distinguer, encore davantage, dans les luttes historiques, entre la phraséologie et les prétentions des partis et leur constitution et leurs intérêts véritables, entre ce qu'ils s'imaginent être et ce qu'ils sont en réalité.
> [!accord] Page 44
Leur domination, en tant que parti de l'ordre, sur les autres classes de la société, fut plus absolue et plus dure qu'elle ne l'avait été auparavant sous la Restauration ou sous la monarchie de Juillet, et elle n'était possible que sous la forme de la république parlementaire, car c'est seulement sous cette forme que les deux grandes fractions de la bourgeoisie française pouvaient s'unir et, par conséquent, substituer la domination de leur classe à celle d'une fraction privilégiée de cette classe. Et si, néanmoins, en tant que parti de l'ordre, ils insultaient la république et exprimaient leur aversion à son égard, ils ne le faisaient pas seulement par conviction royaliste. Leur instinct leur disait que si la république rend plus complète leur domination politique, elle en mine en même temps les bases sociales en les opposant aux classes opprimées de la société et en les obligeant à lutter contre elles sans intermédiaire, sans le couvert de la couronne, sans pouvoir détourner l'intérêt de la nation au moyen de leurs luttes subalternes entre eux et contre la royauté. C'était le sentiment de leur faiblesse qui les faisait trembler devant les conditions pures de leur propre domination de classe et regretter les formes moins achevées, moins développées et, par conséquent, moins dangereuses de leur domination. Par contre, chaque fois que les royalistes coalisés entrèrent en conflit avec le prétendant qui leur était opposé, avec Bonaparte, chaque fois qu'ils crurent leur toute-puissance parlementaire menacée par le pouvoir exécutif, chaque fois qu'ils furent, par conséquent, obligés d'exhiber le titre politique de leur domination, ils agirent en tant que républicains et non pas en tant que royalistes, depuis l'orléaniste Thiers, prévenant l'Assemblée nationale que c'est, en somme, la république qui la divise le moins, jusqu'au légitimiste Berryer qui, le 2 décembre 1851, ceint de son écharpe tricolore, harangua, nouveau tribun, au nom de la république, le peuple assemblé devant la mairie du Xe arrondissement. Il est vrai que l'écho moqueur lui répondit : Henri V ! Henri V !
> [!information] Page 44
En face de la bourgeoisie coalisée, s'était constituée une coalition entre petits-bourgeois et ouvriers, le prétendu parti social-démocrate. Les petits-bourgeois s'étaient vus mal récompensés au lendemain des Journées de juin 1848. Ils voyaient leur intérêts matériels menacés et les garanties démocratiques, qui devaient leur assurer la satisfaction de ces intérêts, mises en question par la contre-révolution. Aussi se rapprochèrent-ils des ouvriers. D'autre part, leur représentation parlementaire, la Montagne, tenue à l'écart pendant la dictature des républicains bourgeois, avait, pendant la seconde moitié de l'existence de la Constituante, grâce à sa lutte contre Bonaparte et les ministres royalistes, reconquis sa popularité perdue. Elle avait conclu une alliance avec les chefs socialistes. En février 1849, on organisa des banquets de réconciliation. On esquissa un programme commun, on créa des comités électoraux communs et l'on présenta des candidats communs. On enleva aux revendications sociales du prolétariat leur pointe révolutionnaire et on leur donna une tournure démocratique. On enleva aux revendications démocratiques de la petite-bourgeoisie leur forme purement politique et on fit ressortir leur pointe socialiste. C'est ainsi que fut créée la social-démocratie.
> [!accord] Page 45
La nouvelle Montagne, qui fut le résultat de cette combinaison, comprenait, à part quelques figurants tirés de la classe ouvrière et quelques sectaires socialistes, les mêmes éléments que l'ancienne Montagne, mais numériquement plus forts. À vrai dire, elle s'était modifiée, au cours du développement, de même que la classe qu'elle représentait. Le caractère propre de la social-démocratie se résumait en ce qu'elle réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen, non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d'atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie. Quelle que soit la diversité des mesures qu'on puisse proposer pour atteindre ce but, quel que soit le caractère plus ou moins révolutionnaire des conceptions dont il puisse être revêtu, le contenu reste le même. C'est la transformation de la société par voie démocratique, mais c'est une transformation dans le cadre petit-bourgeois. Il ne faudrait pas partager cette conception bornée que la petite-bourgeoisie a pour principe de vouloir faire triompher un intérêt égoïste de classe
> [!accord] Page 46
Le parti de l'ordre provoqua la Montagne dès l'ouverture de l'Assemblée nationale. La bourgeoisie sentait la nécessité d'en finir avec les petits-bourgeois démocrates, de même qu'une année auparavant, elle avait compris la nécessité d'en finir avec le prolétariat révolutionnaire. Seulement, la situation de l'adversaire était différente. La force du parti prolétarien était dans la rue, celle de la petite-bourgeoisie au sein de l'Assemblée nationale elle-même. Il s'agissait, par conséquent, de l'attirer hors de l'Assemblée nationale, dans la rue, et de lui faire ainsi briser elle-même sa puissance parlementaire, avant qu'elle eût eu le temps et l'occasion de la consolider. La Montagne donna tête baissée dans le panneau.
> [!approfondir] Page 48
Aucun parti ne s'exagère davantage les moyens dont il dispose que le parti démocrate. Aucun ne s'illusionne plus légèrement sur la situation. Parce qu'une partie de l'armée avait voté pour elle, la Montagne était persuadée que l'armée se soulèverait en sa faveur. Et à quelle occasion ? À une occasion qui, du point de vue des troupes, ne signifiait autre chose que ceci : les révolutionnaires prenaient parti pour les soldats romains contre les soldats français. D'autre part, les souvenirs de juin 1848 étaient encore trop vivaces pour que le prolétariat ne ressentît pas une aversion profonde à l'égard de la garde nationale, et pour que les chefs des sociétés secrètes n'eussent pas une profonde méfiance à l'égard des chefs du parti démocrate. Pour aplanir ces différends, il fallait les grands intérêts communs qui étaient enjeu. La violation d'un paragraphe abstrait de la Constitution ne pouvait pas offrir cet intérêt. La Constitution n'avait-elle pas été déjà violée à différentes reprises, de l'aveu des démocrates eux-mêmes? Les journaux les plus populaires ne l'avaient-ils pas stigmatisée comme une machination contre-révolutionnaire? Mais le démocrate, parce qu'il représente la petite-bourgeoisie, par conséquent une classe intermédiaire, au sein de laquelle s'émoussent les intérêts de deux classes opposées, s'imagine être au-dessus des antagonismes de classe. Les démocrates reconnaissent qu'ils ont devant eux une classe privilégiée, mais eux, avec tout le reste de la nation, ils constituent le peuple. Ce qu'ils représentent, c'est le droit du peuple; ce qui les intéresse, c'est l'intérêt du peuple. Ils n'ont donc pas besoin, avant d'engager une lutte, d'examiner les intérêts et les positions des différentes classes. Ils n'ont pas besoin de peser trop minutieusement leurs propres moyens. Ils n'ont qu'à donner le signal pour que le peuple fonce avec toutes ses ressources inépuisables sur ses oppresseurs. Mais si, dans la pratique, leurs intérêts apparaissent sans intérêt, et si leur puissance se révèle comme une impuissance, la faute en est ou aux sophistes criminels qui divisent le peuple indivisible en plusieurs camps ennemis, ou à l'armée qui est trop abrutie et trop aveuglée pour considérer les buts de la démocratie comme son propre bien, ou encore, c'est qu'un détail d'exécution a tout fait échouer, ou, enfin, c'est qu'un hasard imprévu a fait perdre cette fois la partie. En tout cas, le démocrate sort de la défaite la plus honteuse tout aussi pur qu'il était innocent lorsqu'il est entré dans la lutte, avec la conviction nouvelle qu'il doit vaincre, non pas parce que lui et son parti devront abandonner leur ancien point de vue, mais parce que, au contraire, les conditions devront mûrir.
> [!information] Page 50
Le 13 juin, le parti de l'ordre n'avait pas seulement abattu la Montagne, il avait encore réussi à subordonner la Constitution aux décisions de la majorité de l'Assemblée nationale. Il concevait la république de la façon suivante : la bourgeoisie dominait maintenant sous des formes parlementaires, sans que cette domination fût limitée, comme dans la monarchie, par le veto du pouvoir exécutif ou le droit de dissolution du Parlement. C'était la république parlementaire, comme l'appelait Thiers. Mais si la bourgeoisie assura, le 13 juin, sa toute-puissance à l'intérieur du Parlement, ne frappait-elle pas ce Parlement lui-même, à l'égard du pouvoir exécutif et du peuple, d'une faiblesse irrémédiable, en expulsant sa fraction la plus populaire? En livrant, sans autres formes de cérémonie, de nombreux députés aux réquisitions des parquets, elle supprimait sa propre immunité parlementaire. Le règlement humiliant auquel elle soumettait la Montagne élevait le président de la République dans la mesure où il abaissait chaque représentant du peuple.
## Chapitre IV
> [!information] Page 55
Il ne manquait d'ailleurs pas de raisons plausibles pour ce renvoi. Le ministère Barrot négligeait même les formes de bienséance qui auraient pu faire paraître le président de la République comme une puissance à côté de l'Assemblée nationale. Pendant les vacances de l'Assemblée nationale, Bonaparte publia une lettre adressée à Edgar Ney, dans laquelle il semblait désapprouver la conduite libérale du pape, de même que, en opposition avec la Constituante, il avait publié une lettre dans laquelle il félicitait Oudinot de son attaque contre la République romaine. Lorsque l'Assemblée nationale vota les crédits pour l'expédition romaine, Victor Hugo, par un prétendu libéralisme, mit la lettre en discussion. Le parti de l'ordre étouffa l'incident sous des interruptions méprisantes, comme si les lubies de Bonaparte pouvaient avoir la moindre importance politique. Aucun des ministres ne releva le gant. À une autre occasion, Barrot, avec son pathos grandiloquent, fit entendre, du haut de la tribune, des paroles d'indignation au sujet des « intrigues abominables » qui, d'après lui, se tramaient dans l'entourage immédiat du président. Enfin, alors qu'il obtenait de l'Assemblée nationale un douaire pour la duchesse d'Orléans, le ministère repoussa toute proposition d'augmentation de la liste civile présidentielle. Or, chez Bonaparte, le prétendant impérial se confondait si étroitement avec le chevalier de fortune déchu qu'à sa grande idée de se croire prédestiné à restaurer l'Empire, s'ajoutait toujours, pour la compléter, celle que le peuple français était prédestiné à payer ses dettes.
> [!information] Page 56
Le ministère Barrot-Falloux fut le premier et le dernier ministère parlementaire de Bonaparte. Son renvoi constitue, par conséquent, un tournant décisif. Avec lui, le parti de l'ordre perdit, sans pouvoir la reconquérir, une position indispensable pour la défense du régime parlementaire et la possession du pouvoir exécutif. On se rend compte immédiatement que, dans un pays comme la France, où le pouvoir exécutif dispose d'une armée de fonctionnaires de plus d'un demi-million de personnes et tient, par conséquent, constamment sous sa dépendance la plus absolue une quantité énorme d'intérêts et d'existences, où l'État enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile, depuis ses manifestations d'existence les plus vastes jusqu'à ses mouvements les plus infimes, de ses modes d'existence les plus généraux jusqu'à la vie privée des individus, où ce corps parasite, grâce à la centralisation la plus extraordinaire, acquiert une omniprésence, une omniscience, une plus rapide capacité de mouvement et un ressort, qui n'ont d'analogues que l'état de dépendance absolue, la difformité incohérente du corps social, on comprend donc que, dans un tel pays, l'Assemblée nationale, en perdant le droit de disposer des postes ministériels, perdait également toute influence réelle, si elle ne simplifiait pas en même temps l'administration de l'État, ne réduisait pas le plus possible l'armée des fonctionnaires et ne permettait pas, enfin, à la société civile et à l'opinion publique, de créer leurs propres organes, indépendants du pouvoir gouvernemental.
> [!accord] Page 57
Mais l'intérêt matériel de la bourgeoisie française est précisément lié de façon très intime au maintien de cette machine gouvernementale vaste et compliquée. C'est là qu'elle case sa population superflue et complète sous forme d'appointements ce qu'elle ne peut encaisser sous forme de profits, d'intérêts, de rentes et d'honoraires. D'autre part, son intérêt politique l'obligeait à aggraver de jour en jour la répression, et, par conséquent, à augmenter les moyens et le personnel du pouvoir gouvernemental, tandis qu'en même temps il lui fallait mener une guerre ininterrompue contre l'opinion publique, mutiler et paralyser jalousement les organes moteurs indépendants de la société, là où elle ne réussissait pas à les amputer complètement. C'est ainsi que la bourgeoisie française était obligée, par sa situation de classe, d'une part, d'anéantir les conditions d'existence de tout pouvoir parlementaire et, par conséquent aussi, du sien même, et, d'autre part, de donner une force irrésistible au pouvoir exécutif qui lui était hostile.
> [!information] Page 57
Le nouveau ministère s'appelait d'Hautpoul. Non pas que le général d'Hautpoul eût obtenu le rang de président du Conseil. En renvoyant Barrot, Bonaparte supprima au contraire cette dignité, qui condamnait, il est vrai, le président de la République au néant légal d'un roi constitutionnel, mais d'un roi constitutionnel sans trône ni couronne, sans sceptre ni glaive, sans irresponsabilité, sans la possession imprescriptible de la plus haute dignité de l'État et, ce qui était le plus fatal, sans liste civile. Le ministère d'Hautpoul ne comptait qu'un seul homme jouissant d'un certain renom parlementaire, le Juif Fould, l'un des membres les plus tristement fameux de la haute finance. On lui donna le ministère des Finances. Il suffit de feuilleter les cotes de la Bourse de Paris pour se rendre compte qu'à partir du 1er novembre 1849 les valeurs françaises montent et descendent selon la hausse et la baisse des actions bonapartistes. Pendant que Bonaparte trouvait ainsi des affiliés à la Bourse, il s'emparait en même temps de la police, en nommant Carlier préfet de police de Paris.
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Je n'ai pas à faire ici l'histoire de son activité législative, qui se résume, au cours de cette période, en deux lois principales : la première, qui rétablit l'impôt sur les boissons, et la seconde, la loi sur l'enseignement, qui abolit l'incrédulité. Si l'on rendait ainsi plus difficile aux Français la jouissance du vin, on leur versait avec d'autant plus d'abondance l'eau de la vraie vie. Si la bourgeoisie, en rétablissant les impôts sur les boissons, proclamait l'intangibilité du vieux système fiscal détesté, elle s'efforçait, au moyen de la loi sur l'enseignement, de maintenir l'ancien état d'esprit des masses, qui le leur faisait supporter. On est surpris de voir les orléanistes, les bourgeois libéraux, ces anciens apôtres du voltairianisme et de la philosophie éclectique, confier à leurs ennemis héréditaires, les jésuites, la direction de l'esprit français. Mais orléanistes et légitimistes pouvaient diverger en ce qui concerne le prétendant à la couronne, ils comprenaient que leur domination commune imposait l'unification des moyens d'oppression de deux époques, et qu'il fallait compléter et renforcer les moyens d'asservissement de la monarchie de Juillet par ceux de la Restauration.
> [!accord] Page 59
Les paysans, déçus dans tous leurs espoirs, plus que jamais écrasés, d'une part, par le cours bas des céréales, d'autre part, par l'accroissement des charges fiscales et de la dette hypothécaire, commencèrent à s'agiter dans les départements. On leur répondit en traquant les instituteurs, qui furent soumis aux ecclésiastiques, les maires, qui furent soumis aux préfets, et en organisant tout un système d'espionnage, auquel tout le monde fut soumis. À Paris et dans les grandes villes, la réaction elle-même revêt la physionomie de son époque et provoque plus qu'elle n'abat. À la campagne, elle est plate, grossière, mesquine, fatigante, tracassière, en un mot, elle est gendarme. On se rend compte comment trois années d'un pareil régime de gendarme, consacré par le régime des curés, devaient démoraliser des masses inéduquées.
> [!approfondir] Page 59
Quelle que fût la somme de passion et de déclamation que le parti de l'ordre pût dépenser, du haut de la tribune de l'Assemblée nationale, contre la minorité, ses discours restaient monosyllabiques comme celui du chrétien dont les paroles doivent se borner à : « Oui, oui, non, non ! » Monosyllabiques du haut de la tribune comme dans la presse, fades comme une énigme dont on connaît d'avance la solution. Qu'il s'agisse du droit de pétition ou de l'impôt sur les boissons, de la liberté de la presse ou du libre-échange, des clubs ou de l'organisation municipale, de la protection de la liberté personnelle ou de la réglementation du budget, le mot d'ordre revenait toujours à nouveau, le thème restait toujours le même, la sentence était toujours prête et invariablement la même : Socialisme! On déclara socialiste même le libéralisme bourgeois, la culture bourgeoise, la réforme financière bourgeoise. C'était du socialisme que de construire un chemin de fer là où il y avait déjà un canal, et c'était du socialisme que de se défendre avec un bâton quand on vous attaquait avec une épée.
> [!accord] Page 59
Ce n'était pas là une simple façon de parler, une mode, une tactique de parti. La bourgeoisie se rendait très bien compte que toutes les armes qu'elle avait forgées contre le féodalisme se retournaient maintenant contre elle-même, que tous les moyens d'instruction qu'elle avait institués se retournaient contre sa propre culture, que tous les dieux qu'elle avait créés l'abandonnaient. Elle se rendait compte que toutes les prétendues libertés bourgeoises et institutions de progrès attaquaient et menaçaient sa domination de classe, à la fois dans sa base sociale et à son sommet politique, et étaient, par conséquent, devenues « socialistes ». Elle voyait avec raison dans cette menace et dans cette attaque le secret du socialisme, dont elle comprend mieux le sens et la tendance que le prétendu socialisme lui-même, ce socialisme qui ne peut pas arriver à comprendre pourquoi la bourgeoisie se ferme obstinément à lui, qu'il gémisse sentimentalement sur les souffrances de l'humanité ou qu'il annonce chrétiennement la venue du royaume millénaire et l'ère de la fraternité universelle, qu'il radote à la manière des humanistes sur l'esprit, la culture, la liberté ou invente un système de réconciliation et de prospérité de toutes les classes de la société.
> [!accord] Page 60
Mais ce que la bourgeoisie ne comprenait pas, c'était que son propre régime parlementaire, sa domination politique, en général, devaient fatalement à leur tour être condamnés comme socialistes. Tant que la domination de la classe bourgeoise ne s'était pas complètement organisée, n'avait pas trouvé son expression politique pure, l'antagonisme des autres classes ne pouvait pas, non plus, se manifester nettement, et là où il se manifestait, prendre cette tournure dangereuse qui transforme toute lutte contre le pouvoir d'Etat en une lutte contre le capital. Si, dans tout mouvement de la société, la bourgeoisie voyait l'« ordre » en danger, comment pouvait-elle vouloir défendre, à la tête de la société, le régime du désordre, son propre régime, le régime parlementaire, ce régime qui, suivant l'expression d'un de ses orateurs, ne vit que dans la lutte et par la lutte? Le régime parlementaire vit de la discussion, comment l'interdirait-il? Chaque intérêt, chaque institution sociale, y sont transformés en idées générales, discutés en tant qu'idées. Comment un intérêt, une institution quelconque pourraient-ils s'élever au-dessus de la pensée et s'imposer comme articles de foi? La lutte oratoire à la tribune provoque les polémiques de presse. Le club de discussion au Parlement trouve son complément nécessaire dans les clubs de discussion des salons et des cabarets.
> [!accord] Page 61
Ainsi donc, en taxant d'hérésie « socialiste » ce qu'elle avait célébré autrefois comme « libéral », la bourgeoisie reconnaît que son propre intérêt lui commande de se soustraire aux dangers du self-government; que, pour rétablir le calme dans le pays, il faut avant tout ramener au calme son Parlement bourgeois ; que, pour conserver intacte sa puissance sociale, il lui faut briser sa puissance politique ; que les bourgeois ne peuvent continuer à exploiter les autres classes et à jouir tranquillement de la propriété, de la famille, de la religion et de l'ordre qu'à la condition que leur classe soit condamnée au même néant politique que les autres classes ; que, pour sauver sa bourse, la bourgeoisie doit nécessairement perdre sa couronne et que le glaive qui doit la protéger est fatalement aussi une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.
> [!approfondir] Page 64
Autant les démocrates avaient, pendant la lutte électorale constitutionnelle, mené une agitation révolutionnaire, autant leurs discours devenaient constitutionnels, maintenant qu'il s'agissait de montrer les armes à la main tout le sérieux de leur victoire électorale, prêchant l'ordre, le « calme majestueux », l'action légale, autrement dit la soumission aveugle à la volonté de la contre-révolution, qui s'imposait comme loi. Au cours des débats, la Montagne confondit le parti de l'ordre en opposant à la passion révolutionnaire de ce dernier l'attitude calme du brave homme qui reste sur le terrain du droit et en l'accablant sous l'effroyable reproche de se conduire révolutionnairement. Même les députés nouvellement élus s'efforcèrent de prouver par leur attitude décente et posée quelle erreur c'était de les accuser d'être des anarchistes et de considérer leur réélection comme une victoire de la révolution. Le 31 mai, la nouvelle loi électorale fut adoptée. La Montagne se contenta de glisser une protestation dans la poche du président de l'Assemblée. La loi électorale fut suivie d'une nouvelle loi sur la presse, au moyen de laquelle toute la presse révolutionnaire fut complètement supprimée. Elle avait mérité son sort. Après ce déluge, Le National et La Presse, deux organes bourgeois, restèrent les postes avancés de la révolution.
> [!accord] Page 64
Nous avons vu comment, en mars et en avril, les chefs démocrates avaient tout fait pour embarquer le peuple de Paris dans une lutte illusoire, et comment, après le 8 mai, ils firent tout leur possible pour le détourner de la lutte véritable. Il ne faut pas oublier, en outre, que l'année 1850 fut l'une des plus brillantes au point de vue de la prospérité industrielle et commerciale, et que, par conséquent, le prolétariat parisien était complètement occupé. Mais la loi électorale du 31 mai 1850 l'excluait de toute participation au pouvoir politique. Elle le coupait du champ de bataille même. Elle rejetait les ouvriers dans la situation de parias qu'ils occupaient avant la révolution de février.
> [!accord] Page 64
En se laissant diriger, devant un tel événement, par les démocrates, et en allant jusqu'à oublier l'intérêt révolutionnaire de leur classe pour un bien-être passager, les ouvriers renonçaient à l'honneur d'être une classe conquérante, ils s'abandonnaient à leur sort, prouvant que la défaite de juin 1848 les avait rendus, pour des années, impropres à la lutte, et que le processus historique devait de nouveau se poursuivre par-dessus leurs têtes. Quant aux démocrates petits-bourgeois, qui s'écriaient le 13 juin : « Mais qu'on essaye de toucher au suffrage universel, et nous verrons ! », ils se consolaient en pensant que le coup contre-révolutionnaire qui les avait frappés n'était pas un coup, et que la loi du 31 mai n'était pas une loi. Le 2 mai 1852, chaque Français ira aux urnes, tenant, d'une main, le bulletin de vote et, de l'autre, le glaive. Cette prophétie suffit pour les contenter. L'armée, enfin, fut punie par ses supérieurs pour les élections de mars et d'avril 1850, comme elle l'avait été pour celles du 29 mai 1849. Mais, cette fois, elle pensa décidément : « La révolution ne nous dupera pas une troisième fois ! »
La
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En se laissant diriger, devant un tel événement, par les démocrates, et en allant jusqu'à oublier l'intérêt révolutionnaire de leur classe pour un bien-être passager, les ouvriers renonçaient à l'honneur d'être une classe conquérante, ils s'abandonnaient à leur sort, prouvant que la défaite de juin 1848 les avait rendus, pour des années, impropres à la lutte, et que le processus historique devait de nouveau se poursuivre par-dessus leurs têtes. Quant aux démocrates petits-bourgeois, qui s'écriaient le 13 juin : « Mais qu'on essaye de toucher au suffrage universel, et nous verrons ! », ils se consolaient en pensant que le coup contre-révolutionnaire qui les avait frappés n'était pas un coup, et que la loi du 31 mai n'était pas une loi. Le 2 mai 1852, chaque Français ira aux urnes, tenant, d'une main, le bulletin de vote et, de l'autre, le glaive. Cette prophétie suffit pour les contenter. L'armée, enfin, fut punie par ses supérieurs pour les élections de mars et d'avril 1850, comme elle l'avait été pour celles du 29 mai 1849. Mais, cette fois, elle pensa décidément : « La révolution ne nous dupera pas une troisième fois ! »
## Chapitre V
> [!information] Page 67
La Constitution avait fixé à 600 000 francs le traitement de Bonaparte. Six mois à peine après son installation, il réussit à faire doubler cette somme. Odilon Barrot arracha, en effet, à l'Assemblée constituante un supplément annuel de 600 000 francs pour de prétendus frais de représentation. Après le 13 juin, Bonaparte avait fait entendre des sollicitations du même genre, mais sans trouver cette fois de succès auprès de Barrot. Après le 31 mai, il utilisa immédiatement le moment favorable et fit proposer par ses ministres à l'Assemblée nationale une liste civile de trois millions. Une longue vie aventureuse de vagabond l'avait doté d'antennes extrêmement fines qui lui permettaient de saisir les moments propices où il pouvait soutirer de l'argent à ses bourgeois. C'était là un chantage en règle * formel. L'Assemblée nationale avait profané la souveraineté du peuple avec son concours et sa complicité. Il menaçait de dénoncer son crime au tribunal du peuple, au cas où elle se refuserait à ouvrir sa bourse et à acheter son silence au prix de trois millions par an. Elle avait enlevé à trois millions de Français leur droit de vote. Pour chaque Français mis hors de cours, il réclamait un franc ayant cours, soit exactement trois millions de francs. Lui, l'élu de six millions d'hommes, il exigeait des dommages-intérêts pour les voix dont on l'avait filouté après coup. La commission de l'Assemblée éconduisit l'importun. La presse bonapartiste menaça. L'Assemblée nationale pouvait-elle rompre avec le président de la République, au moment où elle-même avait rompu sur le principe même et définitivement avec la masse de la nation? Elle repoussa bien la liste civile annuelle, mais accorda un supplément unique de 2 168 000 francs. Elle se rendit ainsi coupable d'une double faiblesse; d'une part, en accordant l'argent et, d'autre part, en montrant par sa mauvaise humeur qu'elle ne le faisait qu'à contrecœur.
> [!approfondir] Page 70
C'est seulement quand il s'est débarrassé de son solennel adversaire, quand il prend lui-même son rôle impérial au sérieux et s'imagine, parce qu'il arbore le masque napoléonien, représenter le véri-table Napoléon, qu'il devient lui-même la victime de sa propre conception du monde, le grave polichinelle qui ne prend plus l'histoire pour une comédie, mais sa propre comédie pour l'histoire. Ce que les ouvriers nationaux avaient été pour les ouvriers socialistes, ce que les gardes mobiles avaient été pour les républicains bourgeois, la Société du 10 décembre, qui constituait son parti spécial, le fut pour Bonaparte. Dans ses voyages, les sections de cette société, emballées dans les wagons de chemins de fer, avaient pour mission de lui improviser un public, de simuler l'enthousiasme populaire, de hurler « Vive l'empereur! *», d'insulter et de rosser les républicains, naturellement sous la protection de la police. Lors de ses retours à Paris, elles étaient chargées de former l'avant-garde, de prévenir ou de disperser les contre-manifestations. La Société du 10 décembre lui appartenait, elle était son oeuvre, sa pensée la plus propre. Ce qu'il s'approprie, c'est la force des circonstances qui le lui donne, ce qu'il fait, ce sont les circonstances qui le font pour lui, ou bien il se contente simplement de copier les actions des autres. Mais lui, parlant publiquement devant les citoyens et dans le langage officiel de l'ordre, de la religion, de la famille, de la propriété, ayant derrière lui la société secrète des escrocs et des voleurs, la société du désordre, de la prostitution et du vol, c'est Bonaparte lui-même, il est bien là auteur original, et l'histoire de la Société du 10 décembre est bien sa propre histoire
> [!information] Page 72
Entre-temps, Bonaparte se hâta de relever de ses fonctions le ministre de la Guerre d'Hautpoul, de l'expédier précipitamment à Alger et de nommer à sa place comme ministre de la Guerre le général Schramm. Le 12 novembre, il adressa à l'Assemblée nationale un immense message surchargé de détails, embaumant l'ordre, respirant l'esprit de réconciliation, résigné à la Constitution, traitant de tout et de chacun, sauf des questions brûlantes du moment. Comme en passant, il y laissait échapper que, conformément aux dispositions expresses de la Constitution, le président, seul, dispose de l'armée. Le message se terminait par ces protestations solennelles: « La France demande avant toute chose de la tranquillité... Uniquement lié par mon serment, je me tiendrai dans les limites étroites qu'il m'a tracées... En ce qui me concerne, élu par le peuple, et devant à lui seul mon pouvoir, je me soumettrai toujours à sa volonté légalement exprimée. Si vous décidez, au cours de cette session, la révision de la Constitution, une Assemblée constituante réglera la situation du pouvoir exécutif. Sinon, le peuple proclamera solennellement en 1852 sa décision. Mais quelles que puissent être les solutions de l'avenir, mettons-nous d'accord pour ne jamais laisser la passion, la surprise ou la violence décider du sort d'une grande nation... Ce qui requiert avant tout mon attention, ce n'est pas la question de savoir qui gouvernera la France en 1852, mais c'est d'employer le temps dont je dispose pour que la période à courir se passe sans agitation ni trouble. Je vous ai ouvert mon coeur avec sincérité: vous répondrez à ma franchise par votre confiance, à ma bonne volonté par votre collaboration, et Dieu fera le reste. »
> [!information] Page 74
Une condamnation pour dettes avait été obtenue contre Mauguin, l'un des députés de l'Assemblée. À la demande du président du Tribunal, le ministre de la Justice, Rouher, déclara qu'il fallait, sans autres formalités, décerner un mandat d'arrêt contre le débiteur. Mauguin fut donc jeté dans la prison pour dettes. L'Assemblée nationale éclata de colère lorsqu'elle apprit l'attentat. Non seulement elle ordonna la mise en liberté immédiate de Mauguin, mais elle le fit, le soir même, tirer violemment de la prison de Clichy par son greffier. Cependant, pour affirmer sa foi en la sainteté de la propriété privée, et avec l'arrière-pensée d'ouvrir, en cas de besoin, un asile pour Montagnards devenus importuns, elle admit l'emprisonnement pour dettes de représentants du peuple, à condition qu'elle en accordât préalablement l'autorisation. Elle oublia de décréter que le président pouvait être, lui aussi, incarcéré pour dettes. Elle anéantit ainsi la dernière apparence d'immunité qui protégeait encore ses propres membres.
> [!information] Page 77
Le 20 décembre, Pascal Duprat interpella le ministre de l'Intérieur sur la loterie des lingots d'or. Cette loterie était une « fille de l'Élysée ». Elle devait le jour à Bonaparte et à ses fidèles, et le préfet de police. Carlier l'avait prise sous sa protection officielle, bien que la loi française interdise toutes les loteries, à l'exception de celles poursuivant des buts de bienfaisance. Sept millions de billets à un franc, dont le bénéfice était prétendument destiné à payer le transport en Californie des vagabonds de Paris. On voulait tout d'abord remplacer par des rêves dorés les songes socialistes du prolétariat parisien et par le mirage du gros lot le droit doctrinal au travail. Les ouvriers parisiens ne reconnurent naturellement pas, sous l'éclat des lingots d'or californiens, les francs ternis qu'on leur soutirait de la poche. Il s'agissait, en somme, d'une escroquerie pure et simple. Les vagabonds qui voulaient exploiter les mines d'or de Californie sans quitter Paris, c'étaient Bonaparte lui-même et ses chevaliers de la Table ronde criblés de dettes. Les trois millions accordés par l'Assemblée nationale avaient été joyeusement dépensés, et il fallait, par un moyen ou un autre, remplir de nouveau la caisse. En vain, Bonaparte avait-il ouvert une souscription nationale pour la construction de prétendues « cités ouvrières », en tête de laquelle il figurait pour une somme considérable.
> [!accord] Page 78
Bonaparte et consorts ne se contentèrent pas d'empocher une partie de la différence entre les sept millions et la valeur des lingots d'or mis en loterie, ils fabriquèrent de faux billets, ils émirent sous le même numéro dix, quinze à vingt billets, opération financière tout à fait dans l'esprit de la Société du 10 décembre! Ici, l'Assemblée nationale n'avait plus en face d'elle le président fictif de la république, mais le vrai Bonaparte, en chair et en os. Ici, elle pouvait le prendre sur le fait en conflit non plus avec la Constitution, mais avec le code pénal. Si elle passa à l'ordre du jour sur l'interpellation Duprat, ce ne fut pas seulement parce que la proposition de Girardin de se déclarer « satisfait » rappelait au parti de l'ordre sa propre corruption. Le bourgeois, et avant tout le bourgeois gonflé à la dignité d'homme d'État, complète sa bassesse pratique d'une redondance théorique. En tant qu'homme d'État, il devient, comme l'Etat lui-même, un être supérieur, que l'on ne peut combattre que par des moyens supérieurs, consacrés.
> [!accord] Page 78
Bonaparte qui, précisément, en tant que « bohémien », que gueux princier, avait sur le bourgeois gredin l'avantage de pouvoir mener la lutte bassement, vit alors, après que l'Assemblée nationale elle-même l'eut amené de sa propre initiative sur le terrain glissant des banquets militaires, des revues, de la Société du 10 décembre, et enfin du code pénal, que le moment était venu de passer de la défensive apparente à l'offensive. Il était un peu gêné par les petites défaites essuyées entre-temps par les ministres de la Justice, de la Guerre, de la Marine, des Finances, défaites au moyen desquelles l'Assemblée nationale manifestait son mécontentement grognon. Non seulement il empêcha les ministres de se retirer et de reconnaître ainsi la subordination du pouvoir exécutif à l'égard du Parlement, mais il put dès lors achever ce qu'il avait commencé pendant les vacances de l'Assemblée nationale, c'est-à-dire arracher le pouvoir militaire au Parlement et révoquer Changarnier.
> [!information] Page 79
Le soir même, les ministres furent convoqués à l'Élysée. Bonaparte exigea la destitution de Changarnier. Cinq ministres se refusèrent à la signer. Le Moniteur annonça une crise ministérielle, et, dans la presse, le parti de l'ordre menaça de constituer une armée parlementaire sous le commandement de Changarnier. La Constitution lui en donnait le droit. Il n'avait qu'à nommer Changarnier président de l'Assemblée nationale et requérir n'importe quelles troupes pour assurer sa sécurité. Il pouvait le faire d'autant plus sûrement que Changarnier se trouvait encore véritablement à la tête de l'armée et de la garde nationale de Paris et, impatient, n'attendait que l'heure d'être réquisitionné avec l'armée. La presse bonapartiste n'osa même pas contester le droit à l'Assemblée nationale de réquisitionner directement les troupes, scrupule juridique qui, dans la circonstance, ne présageait aucun succès.
> [!information] Page 82
Le vote de méfiance du 18 janvier fut adopté par 415 voix contre 286. Il ne fut donc obtenu qu'au moyen d'une coalition des légitimistes et des orléanistes avérés avec les républicains purs et la Montagne. Il prouva, par suite, que le parti de l'ordre avait perdu non seulement le ministère et l'armée, mais aussi, dans ses conflits avec Bonaparte, sa propre majorité parlementaire, qu'un groupe de représentants avait déserté son camp par un esprit de conciliation poussé jusqu'au fanatisme, par crainte de la lutte, par suite de dépression, par égard pour des proches émargeant au budget d'État, par spéculation sur les postes ministériels devenus vacants (Odilon Barrot), poussés par ce plat égoïsme du bourgeois ordinaire toujours prêt à sacrifier l'intérêt général de sa classe à tel ou tel intérêt particulier. A priori, les représentants bonapartistes ne faisaient corps avec le parti de l'ordre que dans la lutte contre la révolution. Le chef du parti catholique, Montalembert, jetait, déjà à cette époque, son influence dans la balance de Bonaparte, car il doutait de la vitalité du parti parlementaire. Les chefs de partis, enfin, Thiers et Berryer, l'orléaniste et le légitimiste, étaient obligés de se proclamer ouvertement républicains, de confesser que, si leur coeur était royaliste, leur tête était républicaine, et que leur République parlementaire était la seule forme possible de domination de la bourgeoisie. Ils se voyaient aussi contraints de flétrir aux yeux de la classe bourgeoise elle-même, comme une intrigue aussi dangereuse que frivole, les projets de restauration qu'ils poursuivaient inlassablement derrière le dos du Parlement.
> [!approfondir] Page 83
Le parti de l'ordre devait-il mettre Bonaparte lui-même en accusation? Pour ses velléités de restauration? Mais elles ne faisaient que compléter les siennes propres. Pour ses menées conspiratrices dans les revues militaires et dans la Société du 10 décembre? Mais les gens de l'ordre avaient depuis longtemps enterré ces questions sous des ordres du jour purs et simples. Pour la destitution du héros du 29 janvier et du 13 juin, de l'homme qui, en mai 1850, menaçait, en cas d'émeute, de mettre le feu aux quatre coins de Paris? Leurs alliés de la Montagne et Cavaignac ne leur permirent même pas de relever par une manifestation de sympathie officielle le « rempart de la société » tombé par terre. Ils ne pouvaient pas contester au président le droit constitutionnel de destituer un général. Ils tempêtaient uniquement parce qu'il faisait de ce droit constitutionnel un usage antiparlementaire. N'avaient-ils pas eux-mêmes fait constamment de leurs prérogatives parlementaires un usage anticonstitutionnel et, notamment, en abolissant le suffrage universel? Ils étaient, par conséquent, tenus de se mouvoir exactement à l'intérieur des limites parlementaires. Et il leur fallait être atteints de cette maladie toute spéciale qui, depuis 1848, a sévi sur l'ensemble du continent, à savoir le crétinisme parlementaire, qui relègue dans un monde imaginaire ceux qui en sont atteints et leur enlève toute intelligence, tout souvenir et toute compréhension pour le rude monde extérieur; il leur fallait être atteints de crétinisme parlementaire, alors qu'ils avaient détruit de leurs propres mains, comme ils étaient obligés de le faire dans leur lutte contre les autres classes, toutes les conditions du pouvoir parlementaire, pour pouvoir considérer encore leurs victoires parlementaires comme de véritables victoires et s'imaginer atteindre le président en frappant sur ses ministres. Ils ne faisaient que lui donner par là l'occasion d'humilier à nouveau l'Assemblée nationale aux yeux de la nation.
> [!information] Page 85
Pendant qu'il maintenait ainsi des relations tendues entre les différentes fractions du parti de l'ordre et qu'il les effrayait toutes par la perspective d'un ministère républicain et du rétablissement, devenu inévitable, du suffrage universel, il suscitait dans la bourgeoisie la conviction que ses efforts sincères en vue de constituer un ministère parlementaire se heurtaient à l'intransigeance des fractions royalistes. Or la bourgeoisie réclamait d'autant plus bruyamment un « gouvernement fort » et trouvait d'autant plus impardonnable de laisser la France « sans administration » qu'une crise commerciale générale paraissait alors imminente, fait qui facilitait le recrutement en faveur du socialisme dans les grandes villes, de même qu'il facilitait à la campagne le bas prix ruineux des céréales. Le commerce devenait de jour en jour plus languissant, le nombre des chômeurs augmentait à vue d'oeil. À Paris, dix mille ouvriers au moins étaient sans pain. À Rouen, à Mulhouse, à Lyon, à Roubaix, à Tourcoing, à Saint-Étienne, à Elbeuf, etc., de nombreuses fabriques étaient arrêtées. Dans ces conditions, Bonaparte put oser réinstaller, le 11 avril, le ministère du 19 janvier, avec MM. Rouher, Fould, Baroche, et autres, renforcés de M. Léon Faucher, que l'Assemblée constituante, au cours des derniers jours, avait, à l'unanimité, à l'exception des voix de cinq ministres, flétri d'un vote de méfiance pour sa publication de fausses dépêches télégraphiques. Ainsi, l'Assemblée nationale avait remporté, le 18 janvier, une victoire sur le ministère, elle avait lutté pendant trois mois contre Bonaparte pour que, le 11 avril, MM. Fould et Baroche pussent admettre le puritain Faucher en tiers dans leur association ministérielle.
## Chapitre VI
> [!information] Page 88
La république parlementaire était plus que le terrain neutre où les deux fractions de la bourgeoisie française, légitimiste et orléaniste, grande propriété foncière et industrie, pouvaient coexister l'une à côté de l'autre, avec des droits égaux. Elle était la condition indispensable de leur domination commune, la seule forme d'État dans laquelle leur intérêt général de classe pouvait se subordonner à la fois les prétentions de ces différentes fractions et toutes les autres classes de la société. En tant que royalistes, ils retombaient dans leur antagonisme, dans la lutte pour la suprématie de la propriété foncière ou de l'argent, et l'expression suprême de cet antagonisme était personnifiée dans les rois eux-mêmes, dans leurs dynasties. D'où la résistance du parti de l'ordre au rappel des Bourbons.
> [!approfondir] Page 88
Le député orléaniste Creton avait, à intervalles périodiques, en 1849, 1850 et 1851, déposé la proposition d'abroger le décret de bannissement dirigé contre les familles royales. Le Parlement offrait tout aussi périodiquement le spectacle d'une assemblée de royalistes fermant opiniâtrement à leurs rois bannis les portes par lesquelles ils pouvaient rentrer. Richard III avait assassiné Henri VI en déclarant qu'il était trop bon pour cette terre, et que sa place était au ciel. Ils déclaraient, eux, que la France était trop mauvaise pour posséder à nouveau ses rois. Contraints par la force des circonstances, ils étaient devenus républicains et sanctionnèrent à différentes reprises la décision du peuple qui avait chassé leurs rois de France.
> [!accord] Page 89
La véritable fusion de la Restauration et de la monarchie de Juillet, c'était la République parlementaire, dans laquelle se fondaient les couleurs orléanistes et légitimistes et où les différentes sortes de bourgeois disparaissaient dans le bourgeois tout court, dans le genre bourgeois. Mais, maintenant, l'orléaniste devait devenir légitimiste, le légitimiste orléaniste. La royauté, qui personnifiait leur antagonisme, devait incarner leur unité et faire de l'expression de leurs intérêts exclusifs de fractions l'intérêt commun de leur classe. La monarchie devait réaliser ce que la négation des deux monarchies, à savoir la république, pouvait réaliser et avait vraiment réalisé. C'était la pierre philosophale, à la fabrication de laquelle les docteurs du parti de l'ordre se cassaient la tête. Comme si la monarchie légitime pouvait jamais devenir la monarchie de la bourgeoisie industrielle, ou la royauté bourgeoise être jamais la royauté de l'aristocratie terrienne héréditaire! Comme si la propriété foncière et l'industrie pouvaient fraterniser sous une même couronne, alors que la couronne ne pouvait coiffer qu'une seule tête, celle du frère aîné ou du cadet! Comme si l'industrie pouvait, en général, se réconcilier avec la propriété foncière, tant que celle-ci ne se déciderait pas à devenir elle-même industrielle !
> [!approfondir] Page 92
La fraction du parti de l'ordre partisan de la révision, mais divisée en dehors de cette question, et composée des légitimistes, dirigés par Berryer et Falloux, d'une part, et La Rochejaquelein d'autre part, et des orléanistes fatigués de la lutte, sous la direction de Molé, de Broglie, de Montalembert et d'Odilon Barrot, s'unit aux représentants bonapartistes pour déposer la proposition vague et confuse suivante : « Les représentants soussignés, en vue de rendre à la nation le plein exercice de sa souveraineté, proposent de réviser la Constitution. » Mais, en même temps, ils déclarèrent unanimement, par la bouche de leur rapporteur Tocqueville, que l'Assemblée nationale n'avait pas le droit de proposer l'abolition de la république et que seule la Chambre de révision en avait le pouvoir. D'ailleurs, la Constitution ne pouvait être révisée que par la voie « légale » par conséquent, seulement si la majorité des trois quarts des voix prescrite par la Constitution décidait de cette révision. Après six jours de débats tumultueux, le 18 juillet, la révision, comme c'était à prévoir, fut repoussée. Quatre-cent-quarante-six voix se prononcèrent en sa faveur, mais 278 voix contre. Les orléanistes avérés, Thiers, Changarnier et autres, votèrent avec les républicains et la Montagne.
> [!information] Page 94
J'ai déjà indiqué que, depuis l'entrée de Fould au ministère, la partie de la bourgeoisie commerçante qui avait possédé la plus grande partie du pouvoir sous Louis-Philippe, l' aristocratie financière était devenue bonapartiste. Fould ne représentait pas seulement les intérêts de Bonaparte à la Bourse, il représentait également les intérêts de la Bourse auprès de Bonaparte. L'attitude de l'aristocratie financière est décrite de la façon la plus frappante dans un passage de son organe européen, l'Economist, de Londres. Dans son numéro du 1er février 1851, ce journal se fait écrire de Paris : « Nous avons pu maintenant constater de tous côtés que la France demande avant tout de la tranquillité. Le président le déclare dans son message à l'Assemblée législative, l'écho en retentit à la tribune de l'Assemblée, cela est affirmé par la presse, proclamé en chaire, c ést prouvé par la sensibilité des valeurs d'État à la plus légère perspective de troubles, par leur fermeté chaque fois que le pouvoir exécutif l'emporte. »
Dans son numéro du 29 novembre 1851, l'Economist déclare en son propre nom : « Dans toutes les Bourses d'Europe, le président est actuellement reconnu comme la sentinelle de l'ordre. »
> [!accord] Page 96
Quand les affaires allaient bien, comme c'était encore le cas au début de 1851, la bourgeoisie commerçante s'élevait contre toute lutte parlementaire susceptible de nuire à son commerce. Quand les affaires allaient mal, comme il en fut toujours ainsi à partir de la fin du mois de février 1851, elle se plaignait des luttes parlementaires, comme étant la cause de l'arrêt des affaires, et demandait à grands cris qu'on y mît fin pour que le commerce pût reprendre. Les débats sur la révision de la Constitution tombèrent précisément dans cette mauvaise période. Comme il s'agissait ici de l'existence de la forme même de l'État, la bourgeoisie se sentit d'autant plus en droit de demander à ses représentants de mettre fin à ce provisoire qui la torturait et, en même temps, de maintenir le statu quo. Il n'y avait là aucune contradiction. Mettre fin au provisoire, c'était pour elle précisément le continuer, reporter en un lointain nébuleux le moment où il lui faudrait prendre une décision. Le statu quo ne pouvait être maintenu que de deux façons : soit en prolongeant le pouvoir de Bonaparte, soit en lui retirant ses pouvoirs, conformément aux termes de la Constitution, et en élisant Cavaignac. Une partie de la bourgeoisie souhaitait cette dernière solution et ne savait donner à ses représentants de meilleurs conseils que de se taire et de ne pas toucher à cette question brûlante. Si ses représentants ne parlaient pas, pensait-elle, Bonaparte n'agirait pas. Elle aurait désiré un Parlement-autruche qui se cachât la tête pour ne pas être vu. Une autre partie de la bourgeoisie désirait laisser Bonaparte au fauteuil présidentiel, du moment qu'il l'occupait déjà, afin que les choses restassent en l'état. Elle s'irritait parce que son Parlement ne violait pas ouvertement la Constitution et n'abdiquait pas sans autre forme de procès.
> [!accord] Page 97
Si, comme je l'ai montré plus haut, le parti parlementaire de l'ordre s'était condamné lui-même à l'inaction par ses criailleries en faveur de la tranquillité, s'il avait déclaré la domination politique de la bourgeoisie incompatible avec la sécurité et l'existence de la bourgeoisie, en détruisant de ses propres mains, dans sa lutte contre les autres classes de la société, toutes les conditions de son propre régime, du régime parlementaire, par contre, la masse extraparlementaire de la bourgeoisie, par sa servilité envers le président, par ses injures contre le Parlement, par la brutalité avec laquelle elle traita sa propre presse, excita Bonaparte à réprimer, à exterminer ses orateurs et ses écrivains, ses politiciens et ses littérateurs, sa tribune et sa presse, afin de lui permettre de vaquer en confiance à ses affaires privées, sous la protection d'un gouvernement fort et absolu. Elle déclara nettement qu'elle brûlait du désir de se débarrasser en même temps des soucis et des dangers du pouvoir.
> [!accord] Page 97
Et c'est cette bourgeoisie, qui s'était déjà indignée de la lutte purement parlementaire et littéraire menée en faveur de la domination de sa propre classe et qui avait trahi les chefs de cette lutte, qui ose maintenant reprocher après coup au prolétariat de ne pas s'être soulevé pour mener une lutte sanglante, une lutte à mort pour elle ! Cette bourgeoisie, qui, à chaque instant, sacrifiait son propre intérêt général de classe, son intérêt politique, à ses intérêts particuliers les plus bornés, les plus malpropres, et exigeait de ses représentants un sacrifice analogue, ose reprocher maintenant au prolétariat d'avoir sacrifié ses intérêts politiques généraux à ses intérêts matériels. Elle se conduit comme une belle âme méconnue et abandonnée au moment décisif par le prolétariat égaré par les socialistes. Elle trouve même un écho général dans le monde bourgeois.
> [!accord] Page 99
Tandis qu'en France les fabriques étaient fermées, en Angleterre éclataient des banqueroutes commerciales. Tandis qu'en France la panique industrielle atteignait son apogée en avril et en mai, en Angleterre, la panique commerciale arrivait en avril et en mai à son point culminant. L'industrie de la laine anglaise souffrait de la crise tout comme l'industrie de la laine française, et l'industrie anglaise de la soie tout comme l'industrie française de la soie. Si les fabriques de cotonnades anglaises continuèrent à travailler, ce n'était plus avec les mêmes profits qu'en 1849 et 1850. La seule différence entre les deux crises, c'est que la crise fut industrielle en France, et commerciale en Angleterre et que, tandis qu'en France les fabriques cessaient le travail, elles se développaient en Angleterre, mais dans des conditions plus défavorables qu'au cours des années précédentes, qu'en France, ce furent les exportations, et, en Angleterre, les importations qui furent le plus atteintes. La raison commune à ces deux crises qui dépassaient évidemment les limites de l'horizon politique français, sautait aux yeux. Les années 1849 et 1850 avaient été des années de très grande prospérité matérielle et de surproduction, qui ne se manifestèrent comme telle qu'en 1851. Cette surproduction fut encore tout particulièrement aggravée au début de l'année, par suite des perspectives de l'Exposition industrielle. A cela, il faut encore ajouter les circonstances particulières suivantes : tout d'abord la mauvaise récolte de coton des années 1850 et 1851, puis la certitude d'une récolte de coton plus considérable qu'on ne s'y attendait ; d'abord la hausse, puis la baisse brusque, bref les oscillations des prix du coton. La récolte de soie brute était, du moins en France, tombée au-dessous de la moyenne. La fabrication des lainages, enfin, s'était tellement étendue depuis 1848 que la production de la laine ne pouvait y suffire et que le prix de la laine brute s'éleva d'une façon très disproportionnée avec celui des lainages. Nous avons, par conséquent, déjà ici, dans la production des matières premières de trois industries intéressant le marché mondial, une triple cause de stagnation commerciale.
> [!accord] Page 99
Abstraction faite de ces circonstances spéciales, la crise apparente de l'année 1851 n'était autre chose que l'arrêt que provoquent chaque fois dans le cycle industriel la surproduction et la sur-spéculation avant qu'elles aient rassemblé toutes leurs forces pour traverser fiévreusement la dernière partie du cycle et revenir à nouveau à leur point de départ, la crise commerciale générale. Dans de semblables intervalles de l'histoire du commerce, des banqueroutes commerciales éclatent en Angleterre, tandis qu'en France l'industrie elle-même est arrêtée, en partie parce que contrainte à la retraite sur tous les marchés par la concurrence anglaise qu'elle ne peut alors supporter, soit parce que, en tant qu'industrie de luxe, c'est surtout elle qui est frappée par l'arrêt des affaires. C'est ainsi qu'en dehors des crises générales, la France traverse ses propres crises commerciales nationales, qui sont cependant déterminées et conditionnées beaucoup plus par l'état général du marché mondial que par des influences locales françaises.
> [!accord] Page 100
Il ne sera pas sans intérêt d'opposer au préjugé du bourgeois français l'appréciation du bourgeois anglais. L'une des plus grandes firmes de Liverpool écrit dans son bilan annuel pour 1851 : « Peu d'années ont plus trompé les prévisions faites à leur début que celle qui vient de s'écouler. Au lieu de la grande prospérité à laquelle tout le monde s'attendait, elle a été l'année la plus décourageante que l'on ait vue depuis un quart de siècle. Naturellement, cela n'est vrai que des classes commerçantes et non des classes industrielles. Et, cependant, on était certainement en droit, au début de l'année, de faire des déductions contraires. Les stocks de marchandises étaient réduits, le capital surabondant, les denrées alimentaires bon marché, une récolte abondante était assurée. Une paix ininterrompue sur le continent et pas de troubles politiques ou financiers à l'intérieur du pays. En fait, jamais les ailes du commerce n'avaient été plus libres de prendre leur essor... À quoi faut-il attribuer ce résultat défavorable ? Nous pensons qu'il faut l'attribuer aux excès du commerce, tant dans les importations que dans les exportations. Si nos négociants n'imposent pas eux-mêmes des limites à leur activité, rien ne pourra nous maintenir dans la voie normale, qu'une panique tous les trois ans. »
> [!accord] Page 100
Il ne sera pas sans intérêt d'opposer au préjugé du bourgeois français l'appréciation du bourgeois anglais. L'une des plus grandes firmes de Liverpool écrit dans son bilan annuel pour 1851 : « Peu d'années ont plus trompé les prévisions faites à leur début que celle qui vient de s'écouler. Au lieu de la grande prospérité à laquelle tout le monde s'attendait, elle a été l'année la plus décourageante que l'on ait vue depuis un quart de siècle. Naturellement, cela n'est vrai que des classes commerçantes et non des classes industrielles. Et, cependant, on était certainement en droit, au début de l'année, de faire des déductions contraires. Les stocks de marchandises étaient réduits, le capital surabondant, les denrées alimentaires bon marché, une récolte abondante était assurée. Une paix ininterrompue sur le continent et pas de troubles politiques ou financiers à l'intérieur du pays. En fait, jamais les ailes du commerce n'avaient été plus libres de prendre leur essor... À quoi faut-il attribuer ce résultat défavorable ? Nous pensons qu'il faut l'attribuer aux excès du commerce, tant dans les importations que dans les exportations. Si nos négociants n'imposent pas eux-mêmes des limites à leur activité, rien ne pourra nous maintenir dans la voie normale, qu'une panique tous les trois ans. »
> [!information] Page 103
Dès le premier jour de sa réouverture, l'Assemblée nationale reçut le message de Bonaparte où ce dernier demandait le rétablissement du suffrage universel et l'abrogation de la loi du 31 mai 1850. Ses ministres déposèrent le même jour un décret en ce sens. L'Assemblée repoussa immédiatement la motion d'urgence présentée par le cabinet et rejeta la loi elle-même, le 13 novembre, par 355 voix contre 348. Elle déchirait ainsi une fois de plus son mandat, elle confirmait une fois de plus que, de représentation du peuple librement élue, elle s'était transformée en Parlement usurpateur d'une classe, elle reconnaissait une fois de plus qu'elle avait elle-même tranché les muscles qui reliaient la tête parlementaire au cou de la nation.
> [!information] Page 105
C'est ainsi que la bourgeoisie industrielle applaudit servilement le coup d'État du 2 décembre, la suppression du Parlement, la ruine de sa propre domination, la dictature de Bonaparte. Au tonnerre d'applaudissements du 25 novembre répondit le tonnerre de la canonnade du 10 décembre, et la maison de M. Sallandrouze, l'un de ceux qui avaient applaudi le plus vigoureusement, fut également celle qui eut le plus à souffrir de la canonnade.
> [!information] Page 105
Cromwell, lorsqu'il procéda à la dissolution du Long Parlement, s'y rendit seul, tira sa montre, afin qu'il ne subsistât pas une minute de plus que le délai fixé par lui et chassa chacun de ses membres sous les brocards humoristiques. Napoléon, inférieur à son modèle, se rendit, du moins, le 18 brumaire , au Corps législatif, et lui donna lecture, quoique d'une voix oppressée, de son arrêt de mort. Le second Bonaparte, qui disposait d'ailleurs d'un tout autre pouvoir exécutif que Cromwell ou Napoléon, chercha son modèle, non pas dans les annales de l'histoire, mais dans celles de la Société du 10 décembre, dans les annales de la justice criminelle. Il vola à la Banque de France 25 millions de francs, acheta le général Magnan un million, les soldats 15 francs pièce, avec de l'eau-de-vie par-dessus le marché, se réunit secrètement dans la nuit, avec ses complices, comme un voleur, fit envahir les maisons des leaders parlementaires les plus dangereux et tirer de leur lit Cavaignac, Lamoricière, Leflô, Changarnier, Charras, Thiers, Baze, et autres, occuper militairement les principales places de Paris, ainsi que le Palais du Parlement, et le lendemain, dès l'aube, couvrir tous les murs d'affiches charlatanesques, où il annonçait la dissolution de l'Assemblée nationale et du Conseil d'État, le rétablissement du suffrage universel et la mise en état de siège du département de la Seine. De même, peu de temps après, il fit passer dans Le Moniteur un faux document, selon lequel des parlementaires influents se seraient groupés autour de lui en un Conseil d'État.
## Chapitre VII
> [!information] Page 109
La république sociale apparut, en tant que phrase, que prophétie, au seuil de la révolution de février. Au cours des Journées de juin 1848, elle fut étouffée dans le sang du prolétariat parisien, mais elle rôda comme un spectre, dans les actes suivants du drame. On proclama la république démocratique. Elle disparut le 13 juin 1849, emportée dans la fuite de ses petits-bourgeois, mais dans sa fuite elle jeta derrière elle sa publicité doublement fanfaronne. La république parlementaire s'empara, avec la bourgeoisie, de toute la scène, et s'étendit dans toute sa plénitude, mais le 2 décembre l'enterra, aux cris angoissés de : « Vive la république ! » poussés par les royalistes coalisés.
> [!information] Page 110
Le but immédiat de la révolution de février fut le renversement de la dynastie d'Orléans et de la fraction de la bourgeoisie qui dominait sous elle. C'est le 2 décembre 1851 seulement que ce but fut atteint. Alors, les immenses propriétés de la maison d'Orléans, bases réelles de son influence, furent confisquées, et ce qu'on avait attendu de la révolution de février ne se produisit qu'au lendemain du coup d'État du 2 décembre : la prison, la fuite, la destitution, le bannissement, le désarmement, le mépris à l'égard des hommes qui, depuis 1830, avaient fatigué la France de leur réputation. Mais, sous Louis-Phi-lippe, dominait seulement une partie de la bourgeoisie commerçante. Les autres fractions de cette bourgeoisie constituaient une opposition dynastique et une opposition républicaine ou se trouvaient complètement en dehors de ce qu'on appelait la légalité. C'est la république parlementaire qui porta la première au pouvoir toutes les fractions de la bourgeoisie commerçante. Sous Louis-Philippe, la bourgeoisie commerçante exclut la bourgeoisie foncière. C'est la république parlementaire qui, la première, les mit sur un pied d'égalité, unit la monarchie de Juillet à la monarchie légitime et fondit en une seule deux périodes de domination de la propriété. Sous Louis-Philippe, la partie privilégiée de la bourgeoisie cachait sa domination sous le trône. Dans la république parlementaire, la domination de la bourgeoisie, après avoir uni tous ses éléments et fait de son domaine le domaine de sa classe, apparut dans toute sa nudité. Ainsi, il fallut que la révolution elle-même créât d'abord la forme dans laquelle la domination de la classe bourgeoise acquiert son expression la plus large, la plus générale et la plus complète, et pût, par conséquent, être renversée sans espoir de retour.
> [!accord] Page 112
« C'est le triomphe complet et définitif du socialisme *! » C'est ainsi que Guizot caractérisa le 2 décembre. Mais si le renversement de la république parlementaire contient en germe le triomphe de la révolution prolétarienne, son premier résultat tangible n'en fut pas moins la victoire de Bonaparte sur le Parlement, du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif, de la violence sans phrase sur la violence de la phrase. Au Parlement, la nation élevait sa volonté générale à la hauteur d'une loi, c'est-à-dire qu'elle faisait de la loi de la classe dominante sa volonté générale. Devant le pouvoir exécutif, elle abdique toute volonté propre et se soumet aux ordres d'une volonté étrangère, l'autorité. Le pouvoir exécutif, contrairement au pouvoir législatif, exprime l'hétéronomie de la nation, en opposition à son autonomie. Ainsi, la France ne sembla avoir échappé au despotisme d'une classe que pour retomber sous le despotisme d'un individu, et encore sous l'autorité d'un individu sans autorité. La lutte parut apaisée en ce sens que toutes les classes s'agenouillèrent, également impuissantes et muettes, devant les crosses de fusils.
> [!approfondir] Page 114
Ce n'est que sous le second Bonaparte que l'État semble être devenu complètement indépendant. La machine d'État s'est si bien renforcée en face de la société bourgeoise qu'il lui suffit d'avoir à sa tête le chef de la Société du 10 décembre, chevalier de fortune venu de l'étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre, achetée avec de l'eau-de-vie et du saucisson, et à laquelle il lui faut constamment en jeter à nouveau. C'est ce qui explique le morne désespoir, l'effroyable sentiment de découragement et d'humiliation qui oppresse la poitrine de la France et entrave sa respiration. Elle se sent comme déshonorée.
> [!information] Page 114
Cependant, le pouvoir d'État ne plane pas dans les airs. Bonaparte représente une classe bien déterminée, et même la classe la plus nombreuse de la société française, à savoir les paysans parcellaires.
De même que les Bourbons avaient été la dynastie de la grande propriété foncière et les Orléans la dynastie de l'argent, les Bonaparte sont la dynastie des paysans, c'est-à-dire de la masse du peuple français. L'élu des paysans, ce n'était pas le Bonaparte qui se soumettait au Parlement bourgeois, mais le Bonaparte qui dispersa ce Parlement. Pendant trois ans, les villes avaient réussi à fausser le sens de l'élection du 10 décembre et à voler aux paysans le rétablissement de l'Empire. C'est pourquoi le coup d'État du 2 décembre 1851 ne fit que compléter l'élection du 10 décembre 1848.
> [!accord] Page 115
Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. L'exploitation de la parcelle ne permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de rapports sociaux. Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu'elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu'un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n'existe entre les paysans parcellaires qu'un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. C'est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l'intermédiaire d'un Parlement, soit par l'intermédiaire d'une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur apparaître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d'en haut la pluie et le beau temps. L'influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif.
> [!accord] Page 116
La tradition historique a fait naître dans l'esprit des paysans français la croyance miraculeuse qu'un homme portant le nom de Napoléon leur rendrait toute leur splendeur. Et il se trouva un individu qui se donna pour cet homme, parce qu'il s'appelait Napoléon, conformément à l'article du Code Napoléon qui proclame : « La recherche de la paternité est interdite *. » Après vingt années de vagabondage et une série d'aventures grotesques, la légende se réalise, et l'homme devient empereur des Français. L'idée fixe du neveu se réalisa parce qu'elle correspondait à l'idée fixe de la classe la plus nombreuse de la population française.
Mais, objectera-t-on, et les insurrections paysannes dans la moitié de la France, et les expéditions militaires contre les paysans, l'incarcération et la déportation en masse des paysans ?
Depuis Louis XIV, la France n'a pas connu de semblables persécutions des paysans « pour menées démagogiques ».
Mais entendons-nous. La dynastie des Bonaparte ne représente pas le paysan révolutionnaire, mais le paysan conservateur ; non pas le paysan qui veut se libérer de ses conditions d'existence sociale représentées par la parcelle, mais le paysan qui veut, au contraire, les renforcer; non pas le peuple campagnard qui veut, par son énergie, renverser la vieille société, en collaboration étroite avec les villes, mais, au contraire, celui qui, étroitement confiné dans ce vieux régime, veut être sauvé et avantagé, lui et sa parcelle, par le fantôme de l'Empire. La dynastie des Bonaparte ne représente pas le progrès, mais la foi superstitieuse du paysan, non pas son jugement, mais son préjugé, non pas son avenir, mais son passé, non pas ses Cévennes, mais sa Vendée.
> [!accord] Page 118
Le développement économique de la propriété parcellaire a renversé de fond en comble les rapports de la paysannerie avec les autres classes de la société. Sous Napoléon le parcellement du sol ne fit que compléter à la campagne le régime de la libre concurrence et de la grande industrie à ses débuts dans les villes. Le traitement de faveur même dont bénéficia la classe paysanne était dans l'intérêt de la nouvelle société bourgeoise. Cette classe nouvellement créée était le prolongement universel du régime bourgeois au-delà des portes des villes, sa réalisation à l'échelle nationale. Elle constituait une protestation partout présente contre l'aristocratie foncière qu'on venait précisément de renverser. Si elle bénéficia d'un traitement de faveur, c'est qu'elle fournissait, plus que toutes les autres classes, une base d'offensive contre la restauration des féodaux. Les racines que la propriété parcellaire jeta dans le sol français enlevèrent tout aliment au féodalisme. Ses barrières constituèrent le rempart naturel de la bourgeoisie contre tout retour offensif de ses anciens seigneurs. Mais, au cours du xixe siècle, l'usurier des villes remplaça les féodaux, l'hypothèque, les servitudes féodales du sol, le capital bourgeois, la propriété foncière aristocratique. La parcelle du paysan n'est plus que le prétexte qui permet au capitaliste de tirer de la terre profit, intérêt et rente et de laisser au paysan lui-même le soin de voir comment il réussira à se procurer son salaire. La dette hypothécaire pesant sur le sol impose à la paysannerie française une redevance aussi considérable que l'intérêt annuel de toute la dette publique de l'Angleterre. La propriété parcellaire, à laquelle son développement impose inévitablement cet état d'esclavage à l'égard du capital, a transformé la masse de la nation française en troglodytes.
> [!information] Page 119
Seize millions de paysans (femmes et enfants compris) habitent dans des cavernes, dont un grand nombre ne possède qu'une seule ouverture, une petite partie n'en a que deux, et la partie la plus favorisée en a seulement trois. Or les fenêtres sont à une maison ce que les cinq sens sont à la tête. L'ordre bourgeois qui, au début du siècle, fit de l'État une sentinelle chargée de veiller à la défense de la parcelle nouvellement constituée qu'il engraissait de lauriers, est actuellement devenu un vampire qui suce son sang et sa cervelle et les jette dans la marmite d'alchimiste du capital. Le Code Napoléon n'est plus que le code des exécutions et de la vente forcée. Aux quatre millions (enfants, etc., compris) d'indigents officiels, de vagabonds, de criminels et de prostituées que compte la France, viennent s'ajouter cinq millions d'hommes suspendus au bord de l'abîme et qui, ou bien habitent eux-mêmes à la campagne, ou passent constamment avec leurs haillons et leurs enfants, de la campagne dans les villes, et inversement. L'intérêt des paysans n'est plus, par conséquent, comme sous Napoléon, en accord, mais en contradiction avec les intérêts de la bourgeoisie, avec le capital. Ils trouvent, par conséquent, leur allié et leur guide naturel dans le prolétariat des villes, dont la tâche est le renversement de l'ordre bourgeois. Mais le gouvernement fort et absolu, et c'est là la deuxième « idée napoléonienne *» que le second Napoléon doit mettre à exécution, est précisément appelé à défendre par la force cet « ordre matériel *». Aussi, cet « ordre matériel » fournit-il le mot d'ordre qui revient constamment dans toutes les proclamations de Bonaparte contre les paysans révoltés.
> [!information] Page 121
Une autre « idée napoléonienne *» est la domination des prêtres, en tant que moyen de gouvernement. Mais si la parcelle nouvellement constituée, dans son accord avec la société, sa dépendance à l'égard des forces naturelles et sa soumission à l'autorité, qui la protège d'en haut, était naturellement religieuse, la parcelle accablée de dettes, brouillée avec la société et l'autorité, poussée au-delà de sa propre étroitesse, devient naturellement irréligieuse. Le ciel était un agréable supplément au mince lopin de terre que l'on venait d'acquérir, d'autant plus que c'est lui qui fait la pluie et le beau temps. Mais il devient une insulte dès qu'on veut l'imposer pour remplacer la parcelle. Le prêtre n'apparaît plus, dès lors, que comme le limier consacré de la police terrestre, autre « idée napoléonienne », destinée, sous le second Bonaparte, non pas comme sous Napoléon, à surveiller les ennemis du régime paysan dans les villes, mais les ennemis de Bonaparte à la campagne. L'expédition contre Rome aura lieu, la prochaine fois, en France même, mais dans un tout autre sens que le voudrait M. de Montalembert.
> [!accord] Page 121
L'« idée napoléonienne » essentielle, c'est, enfin, la prépondérance de l'armée. L'armée était le « point d'honneur *» des paysans parcellaires, c'était eux-mêmes transformés en héros, défendant la nouvelle forme de propriété à l'extérieur, magnifiant leur nationalité nouvellement acquise, pillant et révolutionnant le monde. L'uniforme était leur propre costume d'État, la guerre leur poésie, la parcelle prolongée et arrondie en imagination la patrie et le patriotisme la forme idéale du sentiment de propriété. Mais les ennemis contre lesquels le paysan français doit maintenant défendre sa propriété, ce ne sont plus les cosaques, ce sont les huissiers et les percepteurs. La parcelle ne se trouve plus dans la prétendue patrie, mais dans le registre des hypothèques. L'armée elle-même n'est plus la fleur de la jeunesse paysanne, c'est la fleur de marais du sous-prolétariat rural. Elle se compose en grande partie de remplaçants, de succédanés, de même que le second Bonaparte n'est que le remplaçant, le succédané de Napoléon. Ses exploits consistent maintenant en chasses à courre et en battues contre les paysans, en un service de gendarmerie, et lorsque les contradictions internes de son système pousseront le chef de la Société du 10 décembre hors des frontières françaises, elle récoltera, après quelques actes de banditisme, non des lauriers, mais des coups.
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Comme on le voit, toutes les « idées napoléoniennes » sont des idées conformes aux intérêts de la parcelle non encore développée et ayant encore la fraîcheur de la jeunesse. Elles sont en contradiction avec les intérêts de la parcelle passée au stade de la vieillesse. Elles ne sont que les hallucinations de son agonie, des mots qui se transforment en phrases, des esprits qui se transforment en spectres. Mais la parodie de l'impérialisme était nécessaire pour libérer la masse de la nation française du poids de la tradition et dégager dans toute sa pureté l'antagonisme existant entre l'Etat et la société. Avec la décadence croissante de la propriété parcellaire, s'écroule tout l'édifice de l'Etat édifié sur elle. La centralisation politique dont la société moderne a besoin ne peut s'élever que sur les débris de l'appareil gouvernemental, militaire et bureaucratique, forgé autrefois pour lutter contre le féodalisme. La destruction de l'appareil d'État ne mettra pas en danger la centralisation. La bureaucratie n'est que la forme inférieure et brutale d'une centralisation, qui est encore affectée de son contraire, le féodalisme. En désespérant de la restauration napoléonienne, le paysan français perd la foi en sa parcelle, renverse tout l'édifice d'État construit sur cette parcelle et la révolution prolétarienne réalise ainsi le chœur sans lequel, dans toutes les nations paysannes, son solo devient un chant funèbre.
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La bourgeoisie n'avait alors manifestement d'autre choix que d'élire Bonaparte. Despotisme ou anarchie. Elle se prononça naturellement pour le despotisme. Lorsque au concile de Constance 6, les puritains se plaignirent de la vie dissolue des papes et se lamentèrent sur la nécessité d'une réforme des moeurs, le cardinal Pierre d'Ailly leur cria d'une voix de tonnerre : « Seul, le diable en personne peut sauver l'Église catholique, et vous demandez des anges ! » De même, la bourgeoisie française s'écria au lendemain du coup d'État : Seul, le chef de la Société du 10 décembre peut encore sauver la société bourgeoise ! Seul le vol peut encore sauver la société bourgeoise! Seul le vol bâtardise la famille, le désordre, l'ordre!
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Bonaparte, en tant que pouvoir exécutif qui s'est rendu indépendant de la société, se sent appelé à assurer l'« ordre bourgeois ». Mais la force de cet ordre bourgeois, c'est la classe moyenne. C'est pourquoi il se pose en représentant de cette classe et publie des décrets dans cet esprit. Mais il n'est quelque chose que parce qu'il a brisé et brise encore quotidiennement l'influence politique de cette classe moyenne. C'est pourquoi il se pose en adversaire de la puissance politique et littéraire de la classe moyenne. Mais, en protégeant sa puissance matérielle, il crée à nouveau sa puissance politique. C'est pourquoi, il lui faut conserver la cause tout en supprimant l'effet, partout où il se manifeste. Mais tout cela ne peut se faire sans de petites confusions de cause et d'effet, étant donné que l'un et l'autre, dans leur action et réaction réci-proques, perdent leur caractère distinctif. D'où de nouveaux décrets qui effacent la ligne de démarcation. En même temps, Bonaparte s'oppose à la bourgeoisie en tant que représentant des paysans et du peuple, en général, qui veut, dans les limites de la société bourgeoise, faire le bonheur des classes inférieures. D'où, de nouveaux décrets qui privent par avance les « vrais socialistes » de leur sagesse gouvernementale.