> [!info] Auteur : [[Roland Jaccard]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) --- # Note > [!accord] Page 4 Continuellement, nous corrigeons et nous nous corrigeons nous-même, sans le moindre ménagement… parce qu’à chaque instant, nous nous apercevons que ce que nous avons accompli (écrit, fait, pensé) a été faux… Mais la correction proprement dite (le suicide), nous le faisons traîner en longueur. THOMAS BERNHARD > [!information] Page 4 Il existe une Société internationale des gens ennuyeux, qui compte sept cents membres, et dont le président affirme qu’il mène une vie ennuyeuse, se nourrit de mets ennuyeux, pratique un sport ennuyeux – les quilles – et passe des soirées ennuyeuses à la maison. Son cri de ralliement est : « L’enthousiasme décline, mais l’ennui dure longtemps. » Pour adhérer à cette Société, il faut avoir souscrit à une philosophie de l’à-quoi-bon et accepter de se prélasser à l’ombre d’une platitude définitive. Qu'il doit être délicieux de se soumettre en toute conscience à la loi de la médiocrité universelle, aussi inexorable que celle de la gravitation, et de narguer le destin en lui imposant la plus perverse des stratégies : celle du renoncement. Voilà qui permet d’échapper à la vulgarité des ambitions personnelles comme à la stérilité des révoltes collectives. > [!information] Page 4 La petite histoire ne nous dit pas si les membres de cette honorable Société ont intronisé comme saint patron Arthur Schopenhauer, mais nous ne leur ferons pas l’injure de croire qu’ils n’ont pas longuement médité son aphorisme le plus célèbre, celui qui résume aussi le mieux sa pensée : « La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui, ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. » > [!accord] Page 4 C’est parce que l’ennui donne un avant-goût du néant que les hommes tentent l’impossible pour lui échapper : l’aspiration a sauver le monde trouve là son unique cause et, à l’autre extrémité, le suicide comme la folie ne sont peut-être que d’habiles tours de passe-passe destinés à conjurer l’angoisse du vide > [!information] Page 5 Selon Wittgenstein, tous les problèmes fondamentaux de la philosophie – les jugements et les valeurs esthétiques, le libre arbitre et le déterminisme, le spiritualisme et le matérialisme, la nature de la conscience et le sens de la vie – se trouvent, sous prétexte qu’ils sont vides de signification, réduits à des impertinences égales ou, pis encore, à des maladies dont il faut se borner à établir le diagnostic sans espoir de sauver le patient > [!accord] Page 5 Une fois dissipés les sortilèges du langage ne reste plus que le silence. Mais jamais il n’y eut personne d’assez fort pour s’enfermer dans ce silence qui est le tombeau de Dieu. Vouloir survivre sans une prière à marmonner, sans un crime à caresser, sans un délire où se calfeutrer, autant se faire sauter la cervelle. Nous ne nous soutenons que des rêves qui nous traversent. > [!information] Page 5 Celle, par exemple, du jeune Wittgenstein qui, chaque nuit, à Vienne, se jette dans les dérives homosexuelles du côté du Prater pour y satisfaire avec de petites frappes ses penchants. Luttant désespérément contre le sexe, cette bête féroce qui le dévore et le ronge de l’intérieur, il est au bord de la folie. Il songe à ses trois frères suicidés. S’il s’est porté volontaire pendant la guerre, c’était avec le désir d’y trouver la mort. À son ami Paul Engelman, il écrit le 2 janvier 1921 : « Je suis un de ces cas qui peut-être aujourd’hui ne sont pas si rares : j’avais une tâche, je ne l’ai pas accomplie, et maintenant la faillite est en train de briser ma vie. J’avais le devoir de faire de ma vie quelque chose de positif, de devenir une étoile au ciel. Au lieu de cela, je suis resté fixé à la terre et maintenant je m’éteins peu à peu. » > [!information] Page 6 Wittgenstein recommandait à ses lecteurs d’utiliser ses idées comme une échelle pour atteindre leur but et de la rejeter après y avoir grimpé. Le Bouddha conseillait à ses disciples de se servir de son enseignement comme d’un radeau qu’on emprunte pour la traversée de la rivière et qu’on abandonne une fois parvenu sur la bonne rive – celle d’où, en compagnie de Lucrèce, on contemplera les vains efforts que déploient les hommes pour échapper à la tempête qui soulève les flots. > [!accord] Page 6 Et si la bonne voie était celle du nihilisme véritable ? Non seulement le refus de toute transcendance, la négation de Satan aussi bien que de Dieu, mais aussi, mais surtout, l’ironie, le doute, l’impossibilité de s’arrêter à une conception du monde, la mobilité incessante des interprétations, la persuasion intime et tranquille que l’existence n’a pas de sens, qu’elle est foncièrement inutile et inintelligible, et que pour nous autres, rescapés éphémères, finir ici ou plus loin est également dérisoire… > [!accord] Page 7 Comme l’écrivait Virginia Woolf : « Il faut que je m’oblige à regarder en face cette vérité tangible qu’il n’y a rien… rien pour personne. Travailler, lire, écrire, ne sont que des faux-semblants, ainsi que les relations avec les gens. Oui, même avoir des enfants n’arrangerait rien. » > [!accord] Page 7 Certes, tous nous voudrions que notre vie ait un sens, mais en existe-t-il un seul qui, à la longue, ne s’effrite pas ? > [!accord] Page 7 quand nous voici enfin à même de considérer le monde au mieux comme une amusante féerie, au pis comme une colonie pénitentiaire dont aucun dieu ne se soucie, alors ne reste qu’à vivre moins et le moins possible, à se laisser pousser au gré du vent comme une feuille morte, à rire des modestes abîmes de la pensée, à trouver la paix dans l’insouciance, l’indifférence, l’abstention, l’abstraction : ainsi le veulent ce que Marcel Conche appelle les sagesses « euphoriques », telle celle du Bouddha. > [!approfondir] Page 8 Selon le principe d’énantiodromie, énoncé par Héraclite, tout bien apporte avec lui le mal correspondant, et tout mal le bien correspondant. « Ne courez pas vers l’un avant d’être préparé à rencontrer l’autre », conseille Jung. De même, Elias Canetti aime à rappeler la loi de l’équivalence dans la vie psychique, ce « principe du boomerang » comme je préfère le nommer, et que chacun peut expérimenter à sa guise : nous ne pouvons faire aucun mal à autrui, fût-ce dans le plus grand secret, sans qu’un coup semblable nous frappe > [!accord] Page 8 Imaginons que nous ayons le choix : ressusciter avec le Christ ou nous effacer avec le Bouddha. D’un côté, la question de l’être ; de l’autre, sa dissolution. D’un côté, la foi, l’espérance, la charité ; de l’autre, le principe d’indifférence doublé d’une compassion abstraite : inutile de vouloir aménager la geôle dans laquelle nous croupissons… tout au plus peut-on rêver d’échapper un jour au cycle infernal des naissances. Atteindre enfin le nirvâna, le paradis du non-être. Car l’existence est un mal, et il n’y a aucun salut à en attendre. Si l’erreur est partout, pourquoi la perpétuer ? Si je est une méprise, à quoi bon l’hypostasier ? > [!accord] Page 8 Philosophie radicale que celle du désistement, de la désertion : elle refuse de composer. Elle rêve d’une euthanasie planétaire. Mais elle en rêve avec malice, comme si elle voulait encore mesurer l’étendue du désastre. Et il lui arrive parfois, face à ses rêveries apocalyptiques, d’éclater d’un rire homérique : il serait trop beau, pour nous autres, cloportes en délire, d’en finir. Non, le spectacle doit se poursuivre avec les mêmes acteurs amnésiques mimant la même comédie du bonheur, récitant les mêmes inepties devant la même salle assoupie. Et passe le mendiant, et passe le vieillard, et passe le cadavre… mais les spectateurs n’ont d’yeux que pour elle, la danseuse à peine nubile à la démarche ondoyante, ardente beauté qui aspire à être bafouée, violentée, pour mieux servir l’espèce. > > [!cite] Note > Il écrit bien le batard > [!information] Page 9 À cette jeune amie qui s’apprête à convoler, j’hésite à envoyer, en guise de boutade – et pour ne pas faillir à ma réputation de saccageur de rêves –, ce proverbe britannique : « Il y a deux sortes de mariages. Celui où la fille s’aperçoit qu’elle s’est trompée d’homme en allant à l’autel ; celui où elle s’en aperçoit en en revenant. » > [!accord] Page 9 À chacun d’apprendre alors, selon son rythme et à ses dépens, que les chaînes du mariage sont si lourdes qu’il faut être au moins trois pour les porter. Comme le notait le psychanalyste anglais Donald Winnicott : « Si l’on se met à parler de sexe, auquel, après tout, revient la première place dans une discussion sur le mariage, on découvre partout une immense détresse. » > [!approfondir] Page 9 Le grand secret n’est pas dans cette évidence proférée par Lacan : il n’y a pas de rapport sexuel, mais dans ce constat que même un agonisant se refuse à estampiller : il n’y a pas de plaisir sexuel – ou si peu. D’où la fascination qu’exerce l’érotisme de l'autre sexe. Mais personne ne jouit. On a joui autrefois, chacun en est persuadé ; on jouira dans l’avenir, chacun se le promet. > [!accord] Page 10 Quant au présent, il est triste à en crever : et si l’on étreint avec une telle violence sa partenaire, c’est faute de pouvoir l’étrangler. Comme l’affirment, non sans panache, les plus cyniques parmi les psychanalystes, l’amour consiste à donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Ces prémisses acceptées, ne reste plus aux hommes qu’à se payer le corps des femmes – et aux femmes à se payer la tête des hommes, en ayant toujours à l’esprit qu’ « un suicide réussi vaut mieux qu’un coït raté » (Roland Topor). > [!accord] Page 10 Il en est du plaisir comme de l’argent : on trime beaucoup pour en gagner peu et on dépense tout pour ne jouir de rien. > [!accord] Page 10 On oublie de même que [[Karl Marx|Marx]] a envisagé une conséquence, catastrophique à ses yeux, de la lutte des classes : la disparition de la bourgeoisie et du prolétariat au profit d’une unique classe moyenne. Le sexe, sauf dans nos sublimes automystifications, n’aboutit pas plus à la jouissance que la lutte des classes ne débouche sur la révolution ou le socialisme. Tout est miné de l’intérieur : plus l’organisme se révèle fragile, plus il rêve d’orgies et d’apocalypses. Admettre que nous sommes nus et brisés dans un cachot et que notre seul espoir est la guillotine, voilà qui implique une disponibilité au réel peu commune. ^42a614 > [!information] Page 10 Henri-Frédéric Amiel, qui fut au XIXe siècle le plus précis des sismographes en matière de sentiments, n’hésita pas à noter dans son Journal intime ces quelques lignes décisives : « J’ai eu pour la première fois une bonne fortune, et franchement, à côté de ce que l’imagination se figure ou se promet, c’est peu de chose. » Et il ajouta : « Je suis stupéfait de l’insignifiance relative de ce plaisir dont on fait tant de bruit. » > [!accord] Page 10 En tâtonnant, l’un et l’autre sexe cherchent l’illusion de la jouissance ; il en est d’elle comme du bonheur : les enfants l’attribuent aux adultes et les adultes aux enfants… « Ce qu’il y a de bien avec le bonheur des autres, c’est qu’on y croit », disait Proust. > [!accord] Page 11 Émoi sexuel et fétichisation vont de pair. Acte de cruauté vindicative, la fétichisation dépouille le partenaire de son caractère humain. N’en déplaise aux adeptes de l’exaltation amoureuse et de la « plénitude de vie », ce sont rarement la grâce, le charme, la virginité ou quelque attribut physique et moral qui provoquent le désir. Les vertus suscitent parfois l’amour, souvent l’ennui, jamais la convoitise. > [!accord] Page 11 Et qu’est-ce qu’un ami, sinon quelqu’un qui respecte vos nerfs ? La trajectoire est vite bouclée. On rêvait de tout partager, de conjurer ses démons, de donner enfin congé à la maudite solitude – et l’on se retrouve en train de signer un pacte de non-agression avec un inconnu qui n’a même plus l’attrait de l’inconnu. On peut certes aussi briser ses chaînes, le temps d’apprendre que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement et que, si nous sommes esclaves de nos sens, nous le sommes plus encore du bourreau que notre inconscient a choisi pour nous. > [!approfondir] Page 12 Comment, après cela, ne pas souscrire au mot de Tolstoï : l’homme survit aux tremblements de terre, aux épidémies, aux horreurs de la guerre, aux agonies de l’âme, mais la tragédie qui le tourmente, et le tourmentera toujours, c’est celle de la chambre à coucher… Le coït ne serait-il pas, comme le pensait [[Franz Kafka|Kafka]], le châtiment du bonheur de vivre ensemble ? Et l’ascétisme l’unique moyen de supporter le mariage ? ^a51269 > [!information] Page 13 Et la joie de mettre au monde des enfants ? Laissons Thomas Bernhard répondre : « Les gens se trompent quand ils croient qu’ils mettent au monde des enfants. Ils accouchent d’un aubergiste ou d’un criminel de guerre suant, affreux, avec du ventre, c’est celui-là qu’ils font naître, pas des enfants. Alors les gens disent qu’ils vont avoir un petit poupon, mais en réalité ils ont un octogénaire qui pisse de l’eau partout, qui pue et qui est aveugle et qui boite et que la goutte empêche de bouger, c’est celui-là qu’ils mettent au monde. Mais celui-là, ils ne le voient pas, afin que la nature puisse se perpétuer et que le même merdier se poursuive à l’infini. » > [!accord] Page 13 Et c’est pour chaque couple un remède au désespoir. Quand la vie a trompé nos attentes, quand on a renoncé à se créer soi-même, quand on pressent que tout est foutu, alors plutôt que de se rendre à la morgue, on convie sa famille et ses proches dans un lieu plus sinistre encore, parce que plus kitsch : la maternité. > [!accord] Page 13 Sur les basses besognes de l’humanité, le secret doit régner. Le nihilisme commence là où cesse la volonté de se tromper soi-même. Mais sans cette volonté, nous n’aurions ni l’ivresse ni l’art ni l’amour. Alors faisons « comme si »… et que la fête commence ! De sa magnificence dépendent l’étendue de nos naufrages et l’éclat de notre lucidité. Et peut-être serons-nous assez forts un jour pour aimer nos minuits comme nous aimons l’aurore > [!accord] Page 14 Le nihiliste n’échappe pas à son utopie ; pour lui, le désir de néant a plus de valeur que le vouloir-vivre – et tout projet, toute priorité se trouve frappée d’inconsistance : « On ne se tue pas par amour pour une femme, écrivait Pavese avant de se suicider. On se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre misère, dans notre état désarmé, dans notre néant. » Et pour se donner le courage de franchir le pas, il ajoutait : « Quand j’y pense, cela semble difficile. Et pourtant de pauvres petites femmes l’ont fait. Il faut de l’humilité, non de l’orgueil. » > [!accord] Page 14 On aurait tort cependant de considérer la vie autrement que comme un club fantaisiste dont nous sommes devenus membres par un caprice du sort et dont nous pouvons être radiés sans explications. Soyons résolus à le quitter dès que les réunions tournent à l’ennui. Exigeons de pouvoir mourir en beauté. Et n’oublions jamais qu’il y a dans le suicide moins de folie qu’on voudrait le croire et plus de clairvoyance qu’on oserait l’imaginer. > [!information] Page 14 Guy de Maupassant raconte comment, ayant pris les journaux que le facteur lui avait remis, il s’installa au bord de la Seine pour les lire. Dans le premier qu’il ouvrit, il fut frappé par une statistique ayant trait aux suicides ; elle lui apprit que chaque année, en France, plus de quinze mille personnes se donnaient la mort. > [!information] Page 14 Aussitôt, il les imagina ; il se représenta le massacre hideux et volontaire de ces victimes d’un mal ancien : la lassitude de vivre. Il vit des fantômes loqueteux, habillés de sang, la mâchoire brisée, le crâne fracassé, la poitrine trouée par une balle, agonisant seuls dans une petite chambre d’hôtel et ressassant leur malheur. Il en vit d’autres, la gorge tranchée, le ventre ouvert, tenant encore dans leur main le couteau de cuisine ou le rasoir… > [!accord] Page 15 « Il me semblait, écrit-il, que tous ces suppliciés, ces égorgés, ces empoisonnés, ces pendus, ces asphyxiés, ces noyés s’en venaient, horde effroyable, comme des citoyens qui votent, dire à la société : “Accordez-nous au moins une mort douce ! Aidez-nous à mourir, vous qui ne nous avez pas aidés à vivre ! Voyez, nous sommes nombreux, nous avons le droit de parler, en ces jours de liberté, d’indépendance philosophique et de suffrage populaire. Faites à ceux qui renoncent à vivre l’aumône d’une mort qui ne soit point répugnante, ni effroyable.” » > > [!cite] Note > Oui. Bordel de merde oui !! > [!information] Page 15 Là-dessus, Maupassant laissa vagabonder sa pensée et, dans un état de rêve éveillé, il se figura un hôtel particulier sur la façade duquel on lisait : « Œuvre de la mort volontaire ». Il entra et découvrit qu’en ce lieu les candidats au suicide venaient passer leur ultime épreuve dans les conditions les plus agréables. Le médecin-chef de l’endroit, un sectateur de Nietzsche, lui dit que chacun doit pouvoir mourir fièrement quand il n’est plus possible de vivre avec fierté : « Laissons les hypocrites, qui ne sont en somme que des lâches, traverser la vie sous le poids des dogmes et des mensonges. L’homme pouvant mourir sans douleur, que dis-je, en pleine béatitude, c’est une cruauté de l’en empêcher en menaçant de sanctions pénales les philanthropes susceptibles de lui apporter cette fin délicieuse ; il y a là un abus de pouvoir intolérable. » > [!accord] Page 15 Une esthétique du suicide est la seule réponse possible aux arguties des incurables de la vie. [[Michel Foucault]] donnait à ces derniers le conseil suivant : « Si vous voulez vraiment que le nombre des suicides diminue, faites en sorte qu’il n’y ait plus que des gens qui se tuent par une volonté réfléchie, tranquille, libérée d’incertitude. Il ne faut pas abandonner le suicide à des gens malheureux qui risquent de le gâcher et d’en faire une misère…» > [!accord] Page 15 Et, à l’instar de Maupassant, [[Michel Foucault]] évoquait la possibilité de lieux sans géographie ni calendrier où l’on entrerait pour chercher, au milieu des décors les plus inattendus et avec des partenaires sans nom, des occasions de mourir libre de toute identité ; on y disposerait d’un temps indéterminé, des secondes, des semaines, des mois peut-être, jusqu’à ce que se présente avec une évidence impérieuse l’occasion dont on reconnaîtrait aussitôt qu’on ne peut la manquer : elle aurait la forme sans forme du plaisir, absolument simple. ^b718ec > [!information] Page 16 À la fin du XIXe siècle, alors qu’on se morphinisait comme on se schopenhauérisait, apparurent les clubs du suicide. Ces clubs, très sélects, firent fureur dans les grandes capitales européennes. S’introduire dans l’éternité sans scandale, par effraction, se tuer proprement et librement, tel était le but de ces associations qui ressemblaient à des sociétés secrètes. Pour s’affilier, le candidat au suicide devait fournir la preuve d’une intrépide résolution à mourir ; une fois admise, la nouvelle recrue apprenait que le jour de son suicide serait déterminé de la façon suivante : on engageait une partie de cartes, dont le gagnant était celui qui allait mourir. Il recevait des autres membres du club les félicitations les plus chaleureuses, on donnait une grande fête, et l’élu, quittant le club, était victime d’un accident consenti organisé par ses amis… > > [!cite] Note > Mdr je savais pas que c'était vrai. J'ai lu un livre, le club du suicide en le trouvant en bas de chez moi. Très bon livre du reste. En voilà une multitude de signe haha > [!approfondir] Page 16 Sans doute ces noceurs du désastre auraient-ils goûté, s’ils l’avaient connue, cette injonction de [[Jean Baudrillard|Baudrillard]] : « Mourir n’est rien, il faut savoir disparaître. Mourir relève du hasard biologique, et ce n’est pas une affaire. Disparaître relève d’une plus haute nécessité. Il ne faut pas laisser à la biologie la maîtrise de sa disparition. » ^8b58ab > [!accord] Page 16 Faire éclater au visage des badauds les évidences du néant, parfait ! Mais que répondre à l’habile contradicteur du nihilisme qui s’en va clamant sur la place du marché : C’est précisément son absurdité qui donne à la vie son piquant. Prendre congé avant l’heure témoigne d’un manque de curiosité affligeant et d’un consentement à notre lâcheté plus pitoyable encore ? Et de citer [[Albert Camus|Camus]] : « Je ne puis concevoir qu’une métaphysique sceptique s’allie à une morale du renoncement. » Vivre, c’est faire vivre l’absurde. Il importe de ne pas se jeter à corps perdu dans la mort, mais de mourir irréconcilié, à jamais révolté. L’homme tragique n’abdique pas… > > [!cite] Note > C'est vrai. Difficile de faire face à ça, de réussir à dépasser ça. ^534627 > [!accord] Page 17 Dans l’Empire austro-hongrois, les soldats qui s’étaient distingués au combat recevaient une décoration où était inscrit : « Pour acte de bravoure face à l’ennemi. » Mais vient le temps où l’on apprend qu’il n’est de pire ennemi pour soi que soi-même et qu’il faut un courage d’une tout autre nature pour affronter ses propres idées. Penser, c’est toujours penser contre soi. Concédons qu’une complicité secrète règle les rapports en apparence antinomiques de l’idéaliste et du nihiliste : tous deux rêvent d’un apaisement total du monde soit par réalisation d’une plénitude générale, soit par abandon de ce même monde à ses mauvais génies. > [!information] Page 17 Le 12 novembre 1966, un étudiant de dix-huit ans, Robert B. Smith, entra dans un institut de beauté de Mesa, petite ville de l’Arizona, obligea cinq femmes et deux enfants à s’allonger à terre sur le ventre et leur tira méthodiquement une balle dans la nuque. Arrêté, Smith, connu comme un jeune homme paisible et non violent, confessa à la police : « Je voulais exister, sortir de l’anonymat – devenir célèbre. » > [!accord] Page 17 À dire vrai, humanité oblige, nous ne manquons jamais de motifs pour désirer la mort d’autrui. L’armistice que nous avons conclu avec nos proches est sans cesse révocable ; quant aux autres, n’en parlons même pas : c’est déjà bien beau que nous les supportions. > [!approfondir] Page 18 Aux âmes délicates éprises de fraternité et soucieuses d’édification spirituelle, il déplairait sans doute de savoir que les assassins ne s’embarrassent pas de mobiles pour se défaire de leurs semblables trop importuns. L’un avoue : « Je lui ai demandé Le Monde et il m’a apporté France-Soir. » L’autre tente de se disculper : « Je lui ai demandé des Marlboro et il m’a apporté des Gauloises…» Un troisième, plus prolixe, analyse la situation avec lucidité et une pointe de remords : « Je ne le supportais plus, lui, plus riche, plus séduisant, plus débrouillard, plus hâbleur que moi. Il avait un salon en cuir, une décapotable, une jolie femme et de belles secrétaires… J’ai dû le frapper trois fois, non, quatre, ou même cinq, parce qu’il n’est pas mort du premier coup. Sa tête saignait, son crâne était presque défoncé, mais il râlait encore. J’avais pitié de lui, il souffrait tellement…» > [!approfondir] Page 18 Smith, l’étudiant qui voulait sortir de l’anonymat, diffère de ces meurtriers de la haine ordinaire. Il fait partie du club des véritables assassins, de ces « assassins cérébraux » pour qui tuer est un acte créateur. Ces « artistes du crime », il importe de ne point les confondre avec la cohorte des vulgaires meurtriers qui encombrent la chronique des faits divers comme un cadavre encombre un placard : parents infanticides, maris égarés par la jalousie, cambrioleurs surpris au cours d’un casse… qui tous commettent leur crime sous le coup d’une violente émotion, presque « par accident », et qui, ensuite, ploient sous le fardeau du remords et de la culpabilité. > [!accord] Page 18 Par leurs actes, les assassins cérébraux entendent affirmer leur Moi, mais aussi punir une société corrompue et injuste. Ils souscrivent au mot de Gauguin : « La vie étant ce qu’elle est, on rêve de vengeance », et ne doutent pas un instant d’être dans leur droit. Ce que Charles Manson, inculpé du meurtre de Sharon Tate, l’épouse de Polanski, et des La Bianca, exprima avec hauteur en transformant son procès en une mise en accusation des juges et de la société : « C’est vous, dit-il, qui faites de vos enfants ce qu’ils sont… Vous donnez de l’importance à vos vies. Ma vie à moi n’a jamais eu d’importance pour qui que ce soit…» > [!information] Page 18 Si Dostoïevski décelait déjà dans le meurtre l’expression d’un malaise métaphysique et la révolte d’un « moi humilié », Nietzsche, pour sa part, observait dans une lettre à Strindberg : « L’étude de la vie familiale des criminels nous ramène toujours au même point, celui d’un individu trop fort pour son environnement social. L’affaire Prado, la dernière affaire criminelle d’importance à Paris, en est l’exemple le plus parfait. Prado rendait des points à ses juges et même à ses avocats en maîtrise de soi, esprit et hardiesse. » Condamné à mort pour le meurtre d’une prostituée, Prado écrivit une lettre au Président Carnot demandant qu’on l’exécutât au plus vite. Peu avant sa mort, il citait encore Diderot : « Il ne peut y avoir de lois pour le sage, car toute loi est sujette à l’erreur ou souffre des exceptions. C’est au sage qu’il appartient de juger par lui-même s’il doit s’y soumettre ou s’y opposer. » > [!information] Page 19 Voir souffrir fait du bien. Faire souffrir plus de bien encore. C’est là, pour Nietzsche, « la capitale vérité humaine ». Il eût apprécié cet apologue tiré du Talmud : un roi rencontre au cours de sa promenade une paire de mendiants inséparables. Il leur promet, en ce jour exceptionnel, de satisfaire à tous leurs désirs. Il se tourne vers l’un des pauvres hères et lui dit : « Sache seulement que, pour chaque chose que tu demanderas, il sera accordé le double à ton ami. » Le mendiant lui répond aussitôt : « Crève-moi un œil ! » > [!accord] Page 20 Quand on ne peut ni tuer ni se tuer, reste la folie. En gage de cette déraison dont nous sommes tous les débiteurs, je conserve dans ma mémoire l’image de cette jeune fille qui, abusant de l’inconvénient d’être née, flirtait avec la mort. Elle la voulait douce comme le sommeil qui la fuyait, enivrante comme une liqueur au cyanure, discrète comme une sœur de charité au chevet d’un agonisant. Elle aspirait à quitter ce monde sur la pointe des pieds ; l’eût-elle pu, elle aurait pris une gomme et effacé les traces d’une existence dont elle se disait dépossédée. Elle me confiait n’être qu’une carcasse vide qu’elle gavait d’alcool, de sperme, d’antidépresseurs et de barbituriques. De temps à autre, cette carcasse, secouée par des électrochocs, donnait l’impression qu’elle était habitée, mais la locataire avait déserté les lieux, et les pieuvres de la folie en avaient squatté les murs nus. « Pendant longtemps, disait celle qui n’existait pas, j’ai pensé que je n’étais vraiment rien, que si l’on épluchait mes enveloppes comme on épluche un oignon, il ne resterait rien du tout, sauf peut-être une odeur éphémère et pas très agréable. » > [!accord] Page 21 On rêve d’être quelqu’un, et l’on s’aperçoit qu’on est plusieurs ou qu’on n’est personne. Le Bouddha l’enseignait déjà : toute vie se résout dans la conscience du caractère fictif de notre être. Pour y parvenir, sans doute faudrait-il acquérir d’abord l’art de feindre la normalité, de soutenir son rôle ad nauseam, de persévérer dans le mensonge, ce liant de la vie sociale. Qu’est-ce qu’une thérapie, en définitive, sinon l’apprentissage de la discrétion et de l’hypocrisie ? On y troque ses angoisses contre des sarcasmes, on ne se rebelle plus contre l’injustifiable ; on signe un compromis avec la réalité. On finit même par admettre que « nous sommes tous égarés ». C’est seulement lorsque nous nous sommes avoué cela, écrivait Louise Brooks, que nous avons une chance de pouvoir nous trouver et de vivre dans la vérité. > [!accord] Page 21 Le mérite de Freud est peut-être moins d’ordre thérapeutique (« l’efficacité symbolique » en médecine se coule dans d’innombrables pratiques) que philosophique : avoir montré, dans le sillage de Schopenhauer, que le fœtal appelle le léthal ; tout le reste n’est que sursis et sursaut, la santé se révélant un état précaire qui ne présage rien de bon… > [!information] Page 22 Ce qu’exprime [[Francis Giauque]], ce poète suisse qui, comme Artaud, fut un suicidé de la société : « Nous ressemblons à ces oiseaux désemparé que le vent déporte de tempête en tempête et qui s’élancent à l’assaut du soleil pour retomber calcinés dans une poussière de sang. » ^19400f > [!accord] Page 22 La confusion des sentiments, avec le désarroi qu’il engendre, mène parfois à la folie. La perte d’identité, l’absence de repères sensoriels, l’impossibilité de distinguer ses sensations de celles d’autrui, l’incapacité de comprendre les intentions de ceux qui vous entourent, la soumission inexorable à des rituels et à des ordres absurdes comptent parmi les expériences les plus amères qui peuvent échoir à un être humain. Cette dépossession de soi, ce naufrage de la raison furent les écueils sur lesquels se brisa [[Francis Giauque]]. Prisonnier de « l’atroce anneau de tristesse qui flambait autour de sa chair crispée », il fut toute sa vie l’acrobate du cerceau de la folie. > [!accord] Page 22 C’est se souvenir que, passé un certain âge, nous sommes les sculpteurs de notre propre visage. Nous y lisons nos lâchetés, notre cupidité, nos effrois, nos vices, et, à l’instar de Dorian Gray, nous lacérerions volontiers cet impitoyable portrait de nos faiblesses. Mais nous n’en faisons rien, et nous traitons de fêlés ceux qui, devant le miroir ébréché de leur intimité avec eux-mêmes, se livrent à une comédie pathétique. > [!information] Page 23 On l’a souvent relevé, mais le fait demeure troublant : aucune civilisation, aucune autre culture – historique ou exotique – n’a jamais disposé d’autant d’instruments d’identification et, par conséquent, d’homogénéisation de la société. Or, aucune n’a connu pareille crise d’identité. > [!accord] Page 23 L’homme de la modernité, quand il n’est pas schizophrène, est volontiers schizoïde ; incommunicabilité, solitude, ennui, morosité, dégoût, ces maîtres mots de la détresse subie et acceptée font partie intégrante de son expérience. Du cabinet du médicastre comme du divan du psychanalyste s’élève la lugubre complainte des incompris, des angoissés, des suicidaires, des insatisfaits, des dépressifs, des laissés-pour-compte…, comme si l’homme de la modernité ne s’appréhendait qu’à travers ses troubles, ses symptômes, ses désordres biologiques et psychiques. La maladie est le dernier refuge de la créativité. > [!accord] Page 24 L’homme de l’ère nihiliste est l’individu isolé, atome dans la masse, mais aussi l’homme désolé. « La domination totalitaire, écrit Hannah Arendt, se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle. » > [!approfondir] Page 24 Gilles Lipovetsky observe à cet égard que chaque génération aime se reconnaître et trouver son identité dans une grande figure mythologique légendaire qu’elle réinterprète en fonction des problèmes du moment : Œdipe comme emblème universel, Prométhée, Faust ou Sisyphe comme miroirs de sociétés conquérantes ou ployant sous le joug de la tyrannie. Aujourd’hui, psychiatres et sociologues s’accordent pour voir dans Narcisse le symbole des temps présents. > [!accord] Page 24 La res publica, écrit Lipovetsky, est dévitalisée, les grandes questions philosophiques, économiques, politiques ou militaires soulèvent à peu près la même curiosité désinvolte que n’importe quel fait divers ; toutes les “hauteurs” s’effondrent peu à peu, entraînées qu’elles sont dans la vaste opération de neutralisation et de banalisation sociales. Seule la sphère privée semble sortir victorieuse de ce raz de marée apathique, veiller à sa santé, préserver sa situation matérielle, se débarrasser de ses “complexes”, attendre les vacances : vivre sans idéal, sans but transcendant est devenu possible. » > [!approfondir] Page 27 Mais il existe une autre raison plus terre à terre, plus mesquine, qui explique le recours à la névrose. Dans le rude combat que chacun mène jour après jour, elle constitue une arme. Pour qui n’a pas les moyens de ses ambitions et se trouve coincé entre ses fantasmes et la réalité, elle permet, en le dégageant de ses responsabilités, de sauvegarder son narcissisme. Elle justifie nos démissions en même temps qu’elle prétend les expliquer. Elle permet aussi d’attendrir, d’émouvoir et, comme le disait René Girard, « en se désignant comme victime, de victimiser les autres ». > [!information] Page 28 De toutes les révolutions, la plus improbable, la plus inattendue, et pourtant la seule à s’accomplir, c’est la vieillesse, disait Trotsky. Elle présente l’insigne avantage de réconcilier les esprits les plus révoltés et les plus chagrins. > [!accord] Page 30 Si la pensée de la mort nous torture les entrailles, c’est qu’elle va à l’encontre du mythe fondateur de nos sociétés : le bonheur collectif, l’exigence, même au fond de la pire infortune, de paraître comblé. Niaise félicité qu’évoquait Jacques Maritain dans ses Réflexions sur l'Amérique en décrivant l’optimisme bedonnant que portent en bandoulière les dentistes d’une petite ville des États-Unis : « Vous en venez à imaginer dans une sorte de rêve que le fait de mourir parmi des sourires heureux, des habits blancs comme des ailes d’argent serait un véritable plaisir, a moment of no conséquence. Relax, take it easy. » > [!accord] Page 32 Alors que se resserre la cage d’acier de nos sociétés techno-bureaucratiques, est née une nouvelle règle : l’obligation pour les mourants de jouer les candides moribonds dans une comédie bourgeoise figée dans le quiproquo et la surprise feinte. Les agonisants font semblant de ne pas mourir, les survivants de ne pas souffrir. Le philistin continue de mourir comme il a vécu : petitement et convenablement, dans l’hypocrisie et le culte de la technique. > [!accord] Page 32 L’autobiographie est un genre qu’on aimerait réserver aux clochards. L’humiliation, ils l’expérimentent jour après jour, de même que l’irréparable désintérêt de l’homme pour ses frères humains. Écrire quand on n’a pas atteint le degré zéro du dégoût devrait être passible d’une peine de prison. Mais c’est sur une chaise électrique qu’on devrait asseoir tous ceux qui rêvent de laisser une trace en nous assenant le récit de leurs exploits. S’ils ont droit parfois à notre indulgence, à nos sourires complices, à notre admiration torve, c’est pour avoir bravé le ridicule… Ce qui, après tout, est une forme d’héroïsme qui en vaut d’autres et qui mérite bien les applaudissements des badauds. > [!information] Page 33 Fritz Zorn, mort à trente-deux ans, achevait la sienne ainsi : « Je me déclare en état de guerre totale. » Il y avait de l’esthète et du terroriste en lui, et nous savons bien que seuls l’esthétisme et le terrorisme conservent encore quelque saveur : qui n’aspire à être pris en otage, ne serait-ce que pour se sentir vivant ? Et c’est peut-être cela que nous attendons encore de la littérature autobiographique dans ce qu’elle a de plus ravageur : qu’elle prenne en otage notre Moi et qu’elle le plonge dans un bain radio-actif. > [!information] Page 34 Un shôgun, entendant parler d’un grand moine zen qui réalisait des prodiges et possédait une connaissance universelle, décida de le rencontrer. « Qu’est-ce que l’enfer et qu’est-ce que le paradis ? » demanda le shôgun. Le moine zen le regarda fixement et se mit soudain à l’insulter. Impassible, le shôgun écouta les injures. Mais, comme celles-ci devenaient de plus en plus précises et offensantes, la colère l’étreignit. Il tira son sabre du fourreau et s’avança menaçant vers le moine qui recula jusqu’au mur sans cesser de cracher des injures. Le shôgun, hors de lui, leva le sabre, décidé à frapper. Alors le moine lui saisit le coude et s’écria : « Ça, c’est l’enfer ! » Le shôgun hésita un instant et suspendit son coup. « Ça, c’est le paradis ! » conclut le moine. > [!accord] Page 35 Alors, pour distraire la panique et l’ennui qui l’étreignent chaque fois qu’il s’injecte une dose de sérieux, il se plonge dans son journal avec la hargne d’un criminel par procuration : rien ne vaut la lecture d’une gazette pour apaiser les cataclysmes d’une âme. Bien sûr, il n’y découvrira rien qui puisse le satisfaire. Un typhon ici, un tremblement de terre là, une guerre ailleurs. Bref, trois fois rien. Assez, cependant, pour mettre K.-O. le boxeur le plus endurci : la rumeur du siècle lui perce le tympan, les images d’un massacre inutile lui crèvent les yeux, les cris et les sanglots qui montent des fosses communes de l’injustice lui broient les nerfs. > [!accord] Page 37 Sur le dernier billet que le groom m’a transmis de sa part figurait cette seule phrase : « C’est le bonheur que j’espérais et le malheur est venu, – c’est la lumière que j’attendais et l’obscurité est venue. » > [!information] Page 37 Selon Nietzsche, Schopenhauer, figure tutélaire du nihilisme, fut en tant que philosophe le premier athée avoué et inflexible… « C’est là que se trouve son honnêteté ; ce nihiliste nous aura mis le dos au mur ! » Après lui, s’attacher à quelque consolation que ce soit devient une impudence : l’espoir vit en exil loin du ciel de la philosophie ; l’idée même du Progrès ne peut germer que dans une tête délirante. > [!accord] Page 37 Chacun pressent que la vie – « cette aspiration destinée à se faire échec à elle-même » – n’est qu’une partition sur laquelle se joue la vaine ritournelle des mêmes souffrances : « Vouloir sans motif, toujours souffrir, puis mourir, et ainsi de suite aux siècles des siècles jusqu’à ce que notre planète s’écaille en petits morceaux. » On rêve, surenchérit Cioran, d’un Tableau des déceptions où figureraient tous les mécomptes réservés à chacun et qu’on afficherait dans les écoles… > [!information] Page 38 Mais qui est donc Schopenhauer, cet oiseau de mauvais augure, ce prophète de malheur qui, après avoir comparé l’humanité, d’un point de vue intellectuel, à un asile d’aliénés, d’un point de vue moral à un repaire de brigands, et d’un point de vue esthétique à une taverne d’ivrognes, nous invite au carnaval de notre existence, ce bal masqué « dont la représentation, commencée par des hommes vivants, s’achève avec des automates revêtus des mêmes costumes » ? > [!accord] Page 38 Le commerce rebuta vite le jeune Arthur, il ne le méprisa pas pour autant. Il était assez lucide pour s’apercevoir que, dans la grande mascarade de notre monde civilisé, les marchands sont les seuls spéculateurs qui s’avancent démasqués. Entre la franche vulgarité des affairistes et l’hypocrite élévation de leurs contempteurs, il préférait encore les premiers. > [!information] Page 39 Dans le Journal qu’il tenait alors, le jeune Arthur affûtait déjà les armes du pessimisme : « À dix-sept ans, écrivait-il, alors que je n’avais reçu qu’une formation scolaire des plus médiocres, je fus saisi par la détresse de la vie, comme le fut Bouddha dans sa jeunesse, lorsqu’il découvrit l’existence de la maladie, de la vieillesse et de la mort. » > [!information] Page 39 De ce voyage lui resta l’extraordinaire impression ressentie au pied du mont Blanc ; dix ans plus tard, il en rendit compte dans une page célèbre du Monde comme volonté et comme représentation : « Cette humeur sombre si souvent observée chez les esprits éminents a son symbole dans le mont Blanc : la cime en est presque toujours voilée par des nuages, mais quand, parfois, surtout à l’aube, le rideau se déchire et laisse voir la montagne, rougie des rayons du soleil, se dresser de toute sa hauteur, c’est un spectacle à la vue duquel le cœur de tout homme s’épanouit jusqu’au plus profond de son être. Ainsi, l’homme de génie, habituellement porté à la mélancolie, montre par intervalles cette sérénité particulière qui n’est possible qu’à lui, qui plane sur son front comme un reflet de lumière, et qui tient à ce que son esprit sait s’oublier et se fondre dans le monde extérieur. » > [!information] Page 39 Si le mont Blanc fut la révélation de la solitude que connaît le génie, la visite du bagne de Toulon, où six mille galériens, enchaînés les uns aux autres, subissaient un sort plus affreux que la mort, lui procura les premiers vertiges et les premiers écœurements philosophiques. Ne sommes-nous pas tous comme les bagnards de Toulon, compagnons d’infortune d’une colonie pénitentiaire ? se demanda Schopenhauer. La balance de l’existence est lestée de trop de tourments pour trop peu de bien. Ce monde ne peut être l’œuvre d’un Dieu plein de bonté, il est entre les mains d’un tortionnaire convulsif qui n’a créé ses victimes que pour le plaisir de les estropier… > [!information] Page 40 Deux ans après ce voyage initiatique, Arthur assista à la lente déchéance de son père qui parlait à ses proches comme à des étrangers, ne reconnaissait personne, ne se souvenait plus de rien. Le 20 avril 1805, il se jeta dans le canal derrière la maison. Son fils ne pardonna jamais à sa mère d’avoir « donné des soirées tandis que son mari s’éteignait dans la solitude et de s’être divertie pendant qu’il se débattait dans d’intolérables souffrances ». Sarcastique, il ajoutait : « Voilà l’amour des femmes ! » Il n’en finissait pas de régler ses comptes avec cette femme frivole, coquette et cynique, romancière mondaine qui sut gagner l’amitié de Goethe, et qui poussa l’outrecuidance jusqu’à dépeindre, dans l’une de ses œuvrettes, son fils comme un ridicule hâbleur. > [!accord] Page 41 Au terme de sa vie, quand enfin la gloire l’eut rejoint, il tenait toujours les mêmes propos : « Défiez-vous des métaphysiciens douceâtres. Une philosophie où l’on n’entend pas bruire à travers les pages les pleurs, les gémissements, les grincements de dents et le cliquetis formidable du meurtre réciproque et universel, n’est pas une philosophie. » > [!accord] Page 43 Il n’est pas donné aux hommes d’admirer longtemps, et Nietzsche se détourna de son maître. Alienis pedibus ambulamus, mais c’est sur des cadavres que nous marchons pour voler au secours de nos défaites ; la défaite de Nietzsche, ce sera la folie, et son cadavre, le nihilisme. > > [!cite] Note > Le pauvre mdr > [!accord] Page 43 Le point de départ de Nietzsche est la métaphysique de Schopenhauer. Mais, au lieu de conclure à la négation du vouloir-vivre, Nietzsche justifie l’injustifiable : l’existence et le monde, en les présentant comme des phénomènes esthétiques ; à l’instar des présocratiques, il exalte et révère cette Volonté qui s’agenouille de toute éternité devant la vie et la légitime par tous les moyens. Son pessimisme ne le conduit pas à la résignation, mais à l’héroïsme. L’ascétisme ne représente en rien l’idéal, mais plutôt un symptôme d’usure, de dégénérescence. Et s’il fulmine contre les décadents, c’est qu’il les tient pour des infirmes de l’instinct, s’évertuant à compenser leurs manques par une hypertrophie de la logique et de la conscience du Devoir. > [!information] Page 43 « Le nihilisme, affirme-t-il, est impossible pratiquement et ne peut pas être logique. Le non-être ne peut pas être le but. » Ses adversaires, il les compte parmi la grande armée des bouddhistes, des hypocondriaques, des négateurs du monde, ces moines qui prêchent le détachement de la vie, l’aspiration au nirvâna. Est « bon » pour lui tout ce qui fortifie la volonté de vivre, tout ce qui rend l’existence plus chatoyante et plus intense : « Je serai, proclame ce ténor, toujours de ceux qui rendent les choses belles ! » Dans son esprit, l’Éternel Retour, véritable panthéisme dionysiaque, arrache l’homme aux tourments d’Ixion, qui fut attaché au milieu de serpents à une roue enflammée tournant sans cesse > [!accord] Page 44 Quand les forces réactives triomphent, quand le non l’emporte sur le oui, alors le nihilisme s’étend sur cette terre désolée. Alors surgissent ces fantômes vêtus de bure, qui grommellent que « le monde tel qu’il est ne devrait pas exister et que le monde tel qu’il devrait être n’existe pas. Donc vivre (agir, vouloir, souffrir, sentir) n’a pas de sens ». Ces camelots du néant empoisonnent les sources de l’existence et, pour apaiser notre soif, ils vendent à la criée de la compassion, ce sentiment avarié qui ne respecte ni la douleur d’autrui, ni son besoin de souffrir, ni la volupté qu’il peut éprouver à s’écorcher. Leur morale est celle des esclaves, une morale qui rapetisse et entraîne chacun, au nom d’un bonheur grégaire et embrigadé, dans les mornes plaines de la médiocrité et du ressentiment > [!information] Page 44 Si l’homme est « quelque chose qui doit être surmonté », selon le message de Zarathoustra, c’est qu’il se trouve écartelé entre sa fausse moralité et ses pulsions ou désirs inassouvis. Ce conflit, il ne peut le résoudre qu’en rejetant les valeurs établies et en expérimentant, en lui-même, dans toute leur violence, ses instincts refoulés. Ainsi, un homme assoiffé de vengeance se saoulera de sentiments vindicatifs jusqu’à la nausée, jusqu’à ce que seul le pardon le préserve du dégoût. > [!accord] Page 45 La force nietzschéenne ne fraie pas avec la violence cette caricature de son échec : elle ne vise pas à dominer autrui, car celui qui assujettit fait l’aveu de sa propre faiblesse, mais à se déprendre de toute maîtrise, hormis celle que nous exerçons sur nous-même. Elle exige aussi que nous renoncions à toute croyance : « La mesure suprême de la force : dans quelle mesure un homme peut-il vivre sur des hypothèses, et non sur la croyance, c’est-à-dire s’aventurer sur des mers illimitées ! » Nietzsche ne pardonna jamais aux nihilistes d’avoir tellement besoin d’une croyance qu’ils préférèrent, plutôt que de ne rien croire, croire en rien. > [!information] Page 45 Un psychanalyste proche de Freud, Edouard Hitschmann, suggéra un troublant parallèle entre Nietzsche et Schopenhauer : rares furent les philosophes qui ressentirent, avec autant de violence, haine, agressivité, volonté de puissance. Une cloison mitoyenne séparait pourtant les destinées de ces deux voisins turbulents. Schopenhauer tenta en vain de refouler haine et envie au prix de terribles angoisses : il ne dormait qu’avec des pistolets à portée de la main ; il n’habitait qu’au rez-de-chaussée par crainte d’un incendie ; il emportait toujours avec lui, à l’hôtel ou au restaurant, son verre pour ne pas boire dans celui d’autrui ; il redoutait d’être enterré vivant… Cette haine, Nietzsche la reconnut au contraire comme une des forces originelles de l’homme : il célébra en elle l’essence du héros, sain, non perverti par la décadence, et parvint à la sublimer en lui-même. Schopenhauer, quant à lui, réagit à ses tensions intérieures en idéalisant la pitié, ce phénomène éthique primaire, qui se situe dans un a priori de la nature morale de l’homme, surgissant de lui-même et s’exprimant comme un instinct. C’est pourtant la pitié que l’on retrouve lors de l’effondrement de Nietzsche. > [!accord] Page 46 Le plus jeune se nomme Paul Rée. Né en Poméranie en novembre 1849, il étudie le droit avant de se consacrer à la philosophie, puis à la médecine. Son premier livre, Observations psychologiques, paraît anonymement en 1875 avec la mention : « Tirées de l’œuvre posthume de…» D’emblée, il se situe dans la ligne des moralistes français dont les bréviaires ne quittent pas les poches de son gilet : La Rochefoucauld, La Bruyère, Chamfort. À leur exemple, il se targue d’être un « penseur occasionnel », ce qui pour lui est un signe d’authenticité ; il préfère ses lacunes à un bourrage de crâne sophistiqué ; il revendique un certain talent pour le superficiel : « Expliquer un objet de manière trop profonde est une plus mauvaise chose encore que de l’expliquer de manière trop plate. » Dérisoire : ainsi juge-t-il le spectacle qu’offrent ces colonies de philosophes occupés à gaver de sens un monde dont l’haleine pue la souffrance et l’absurde. La principale difficulté en philosophie, il n’a pas mis longtemps à le comprendre, est justement celle-là : savoir s’arrêter. Wittgenstein n’est plus très loin > [!approfondir] Page 48 Tu n’as, en ta qualité d’être unique, rien de commun avec ton prochain, tel est l’avertissement de Stirner à son lecteur. Inutile, par conséquent, de te demander si tes ressemblances avec autrui te confèrent des privilèges ou de t’offusquer si on te refuse des droits. Dans le désert des valeurs, tu ne survivras qu’à la condition d’être à toi-même ton propre Dieu. Prends garde cependant : le ciel est vide, mais le spectre de l’humanité vient encore visiter tes nuits. Fais donc un pas en avant : de même qu’il n’y a pas de Dieu en dehors de l’humanité, de même, sache-le, il n’y a pas d’humanité en dehors de Toi. > [!accord] Page 49 C’est aussi, François Bott l’a relevé, parce que son égocentrisme fanatique le délivrait de la folie du pouvoir : « La souveraineté sur soi exclut le pouvoir sur les autres. Le despote s’aliène, se perd, lui aussi, dans une fantasmagorie. » Stirner ne se lassait pas d’évoquer ces « possesseurs d’esclaves aux rires méprisants qui sont eux-mêmes des esclaves ». > [!accord] Page 50 Par bravade, compassion ou sadisme, on ne peut plus reculer face à la thérapie ultime : la thérapie par le vide. Euthanasie oui, mais planétaire, clame Louis Wolfson. Il s’agit maintenant de trouver le réconfort et le plaisir là où ils sont : dans la production ininterrompue de bombes atomiques et thermonucléaires qui, en dépit des simagrées des pacifistes, permettront enfin de réussir un suicide collectif complet « avant que ne commence encore un autre millénaire de tortures ici-bas ». > [!accord] Page 51 Au pessimisme intégral, il est une autre réponse : la frivolité absolue. « On ne peut guère rester sérieusement avec soi-même, écrivait [[Voltaire]] à Mme du Deffand. Si la nature ne nous avait faits un peu frivoles, nous serions très malheureux. C’est parce qu’on est frivole, que la plupart des gens ne se pendent pas. » ^71055f > [!accord] Page 53 Si le nihiliste frivole érige en principe cette devise de [[Benjamin Constant]] : « Je me tue, donc je m’amuse », le nihiliste geignard promène son ennui sans lui chercher de remède. À l’instar de Giacomo Leopardi, il pourrait dire : « Je suis las de la vie et plus las encore de l’indifférence philosophique qui est le seul remède aux maux et à l’ennui, mais qui finit par ennuyer elle-même. Je n’ai d’autre dessein, d’autre espérance que de mourir. » ^743ae1 > [!information] Page 53 Dès l’âge de dix ans, le jeune Leopardi s’enferma dans la bibliothèque paternelle. Il en ressortit une décennie plus tard, bossu, phtisique et malingre ; il n’était plus qu’un « sépulcre ambulant », à moitié aveugle. Si Pascal légua à la postérité la rumeur brouillonne de ses Pensées, Leopardi nous abandonna, avec le Zibaldone, son journal intellectuel, fragments d’une confession qu’il aurait voulu intituler Encyclopédie des choses inutiles. > [!information] Page 54 La fin de sa vie, Leopardi la passa à se promener dans Naples, sur les pentes du Vésuve. Quand la lassitude l’étreignait, il s’installait à la terrasse d’un café pour y déguster des sorbets, en songeant que tout est folie dans ce monde, excepté de s’abandonner à la folie… Souvent, on l’entendait murmurer : « Si je devenais fou en ce moment, je crois que ma folie consisterait à rester toujours assis, les yeux béants, la bouche ouverte, les mains entre les genoux, sans rire, ni pleurer, ni bouger, sinon par force, du lieu où je me trouve. » Le nihiliste geignard se considère volontiers comme un homme de trop. Au banquet de la vie, infortuné convive… Il tient son journal, pour ne pas perdre l’estime de ses devanciers, qu’ils se nomment Leopardi ou Amiel, et chaque page est le minutieux commentaire de ses défaites. > [!accord] Page 55 « Entraîné par la sourde volupté du suicide, je cède machinalement à l’obsession et presque à la fascination des bagatelles, écrivait Henri-Frédéric Amiel. Il me plaît de me laisser détruire, d’échapper à ma vocation, de m’annuler, de me faire eunuque ; c’est bizarre c’est un goût dépravé, c’est la soif de la mort, c’est un instinct éminemment bouddhique. » > [!accord] Page 58 Avec Freud, comme avec son double, le romancier et dramaturge viennois Arthur Schnitzler, une nouvelle race de nihilistes entre en scène : les nihilistes sereins. « Cela ne sert à rien de faire des reproches au destin » était une des expressions favorites de Freud, qui confiait par ailleurs à Lou Andreas-Salomé : « Je ne puis être optimiste et je crois que je ne diffère des pessimistes que sur un point : ce qui est méchant, stupide, insensé ne peut me décontenancer, parce que je l’ai accepté dès le départ comme partie intégrante du monde. » Serein, Freud le fut jusque dans le contrôle qu’il exerça sur sa propre mort : lorsqu’il estima que son heure était arrivée, il demanda à son médecin de lui faire des injections de morphine. > [!information] Page 58 Face à ses propres découvertes, Freud se montra toujours ambivalent. Dans un accès de modestie, il déclara un jour qu’après tout ses recherches n’avaient rien révélé qui ne fût déjà connu : à savoir que les rêves ont un sens, les nourrissons une sexualité et les hommes un inconscient. « La psychanalyse fait-elle autre chose que de confirmer cette vieille maxime de Platon : les bons sont ceux qui se contentent de rêver ce que les autres, les mauvais, exécutent en réalité ? » Tout ce que l’on peut attendre d’une cure psychanalytique – et Freud le savait bien –, c’est qu’elle transforme une misère névrotique en un malheur banal. En parfait nihiliste serein, il se contentait de répéter que le bonheur n’est pas inscrit dans le programme de la création. > [!information] Page 59 Lorsque la fille de Melanie Klein lui demanda, en 1938, à Londres : « N’est-ce pas étrange que nous passions des années à tenter d’aider un patient alors que des milliers d’êtres humains peuvent être tués par une bombe en une seconde ? », Freud, sans se démonter, lui répondit : « On ne saurait dire lequel de ces destins l’homme mérite le plus. » Quand il reçut la visite d’un des psychiatres allemands les plus célèbres, le Pr Schultz, Freud lui demanda, en préambule à toute conversation sérieuse : « Vous croyez sincèrement que vous êtes capable de guérir un patient ? – En aucune façon », répondit Schultz. Et Freud d’ajouter avec satisfaction : « Dans ce cas, nous nous entendrons. » > [!approfondir] Page 59 La vertu majeure de la psychanalyse ne serait-elle pas d’être l’émanation du nihilisme thérapeutique viennois, selon lequel les maladies de la société, du langage ou de l’âme sont par essence rebelles à tout traitement ? Au-delà du principe de plaisir, c’est sur la pulsion de mort que nous trébuchons. Quand la chute est fatale, le seul secours que nous puissions réclamer de la psychanalyse, c’est qu’elle nous évite de nous suicider pour de mauvaises raisons… Quant à la névrose, Freud expliquait joliment qu’elle remplaçait à notre époque le cloître ou avaient coutume de se retirer toutes les personnes déçues par la vie ou trop faibles pour la supporter > [!information] Page 59 Quelques mois plus tard, après de longs marchandages et au prix de la quasi-totalité de sa fortune, abandonnée au titre des « impôts sur l’émigration », Freud obtint l’autorisation de partir pour l’étranger. Il dut cependant reconnaître par écrit devant la Gestapo que les cerbères allemands lui avaient témoigné tout le respect dû à sa réputation. En post-scriptum de sa déclaration, il ajouta ce mot, digne du brave soldat Schweyk : « Je puis recommander la Gestapo à tout le monde. » Quand il arriva enfin à Londres et qu’il vit sa nouvelle et charmante demeure, il confia qu’elle lui donnait envie de crier : « Heil Hitler ! » > [!accord] Page 62 La plus révélatrice de ces nouvelles est sans doute cette Dernière Lettre d’un homme de lettres, où un jeune écrivain, déjà célèbre et entiché d’immortalité, épouse une femme dont il s’est assuré qu’elle mourra bientôt et qu’il pourra assister à son agonie, en espérant donner un peu de profondeur, un peu de vérité à son œuvre. Mais, faible dans la vie, il le sera aussi dans la mort et se fera sauter la cervelle, non sans avoir livré son chef-d’œuvre dans une lettre destinée à un médecin peu scrupuleux qui conclura l’affaire par ces mots : « Il y a aujourd’hui dix ans qu’il s’est tué : l’immortalité ne dure pas aussi longtemps qu’on se l’imagine. » > [!accord] Page 63 Pour apprécier Schnitzler, il faut aimer s’adonner à un sport très particulier et très excitant : jouer avec les âmes. Comme ce dandy qui prétendait être absorbé par la résolution de deux problèmes psychologiques complémentaires : dépraver une jeune couventine et faire d’une prostituée une sainte. Il avait promis à ses amis de ne pas connaître le repos avant que la première finisse au bordel, et la seconde au cloître. Mais, même de ce jeu-là, on se lasse. « On ne vit vraiment qu’une chose : vieillir. Tout les reste, ce sont des aventures », disait Schnitzler. > [!information] Page 64 Aux tourbillons de la cour, cette impératrice à la beauté légendaire préférait les larmes et les sarcasmes d’un Heine, ou encore le désenchantement d’un Schopenhauer, qu’elle traduisit en grec. Elle baptisa son cheval favori du nom de « Nihiliste ». Où qu’elle allât, elle visitait les asiles d’aliénés. « J’incline à tenir pour raisonnables ceux que l’on nomme fous », rétorquait-elle à qui s’en offusquait. Cet élan vers les confins de la vie, cette plongée dans l’hébétude de l’étrange, de l’absurde, du périlleux, c’est cela qui rend Élisabeth d’Autriche si proche de Cioran : « Elle savait, dit-il, que la folie était en elle, et cette menace la flattait peut-être. Le sentiment de sa singularité la soutenait, la portait, et les tragédies qui se sont abattues sur sa famille n’ont fait que favoriser sa résolution de s’éloigner des êtres et de fuir ses devoirs, offrant ainsi au monde un rare exemple de désertion. » > [!information] Page 65 Désertion : aucun mot, en effet, ne résume mieux la destinée errante de l’impératrice. En la poignardant sur le quai du Mont-Blanc à Genève, l’anarchiste italien Luigi Lucheni mit fin à cette fuite perpétuelle. Lucheni se trompa de cible : il croyait assassiner une impératrice, extirper la racine d’une tyrannie ; il tua celle qui, sa vie durant, se révolta contre l’empire des Habsbourg. Cioran, fidèle à l’idée que celui qui se survit rate sa biographie, voit dans cette fin absurde, déroutante, le plus grand service jamais rendu à la reine de l’ennui. > [!accord] Page 65 Si l’on obéissait à la logique de Sissi, on se garderait pourtant de désigner Lucheni comme seul coupable. Peut-être celui-ci n’avait-il joué que le rôle du larron, introduit sur scène à la dernière minute pour précipiter l’épilogue et baisser le rideau ? L’anarchiste contribua à la délivrance d’un fantôme qui flânait sur les rives du Néant en attendant de s’y jeter ; il tua une suicidée en sursis, qui végétait, étouffée par les germes de la tristesse qui dévastaient son corps et envahissaient son cerveau. Ce fut la Mélancolie qui assassina Élisabeth d’Autriche. Cioran le sait bien ; aussi, il a apporté au dossier d’accusation cet élément de réponse : « La mélancolie n’est pas le malheur, mais le sentiment du malheur, sentiment qui n’a rien à voir avec ce qu’on affronte, puisqu’on l’éprouverait au cœur même du paradis. Nul besoin d’adversité ni d’enfer, la certitude de l’inanité suffit. La mélancolie est l’apothéose de l’à quoi bon, c’est le triomphe de l’inéluctable ressenti comme maladie sans trêve, comme tonalité fondamentale de la vie. » > [!approfondir] Page 66 Philosophe de l’écartèlement, de la tentation et de la résignation, spectateur déçu de notre univers, ce cimetière peuplé d’éternels inconsolés, Cioran campe, lui aussi, sur les terres de l’à quoi bon. Idolâtre du fragment et du stigmate, il jongle avec les « syllogismes de l’amertume », prémisses d’un éden où le doute est roi > [!information] Page 66 Cioran l’insomniaque est venu surprendre l’humanité dans son lit, et c’est avec les étincelles de sa lucidité qu’il électrocute cette belle endormie. Ses aphorismes sont des doigts pointés sur notre monde agonisant. Dans un siècle verbeux, qui pratique à l’excès les cures de sommeil idéologique et de bavardage angoissé, Cioran fait d’une brindille une charge d’explosifs : il jure de « n’aimer que la pensée indéfinie qui n’arrive pas au mot et la pensée instantanée qui ne vit que par le mot. La divagation et la boutade ».