> [!info]+ Auteur : [[Pierre Madelin]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 1 heure et 44 minutes --- # Note ## Introduction > [!information] Page 4 Le 15 mars 2019, à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, un homme répondant au nom de Brenton Tarrant, équipé d’armes de guerre, tuait dans deux mosquées 51 personnes et en blessait 49 autres1. Le 3 août de la même année, à El Paso, ville texane située à la frontière du Mexique, Patrick Crusius attaquait à l’arme automatique un supermarché fréquenté par des Latinos, tuant 22 personnes et en blessant 262. Le 14 mai 2022, trois ans plus tard, à Buffalo, rebelote: Payton Gendron tue 10 personnes dans un supermarché fréquenté principalement par des Afro-Américains. Avant de passer à l’acte, anticipant une mort probable (même si, finalement, ils survécurent), ils rédigèrent tous trois un manifeste pour partager leur vision du monde et expliquer les motivations de leurs actes. > [!information] Page 4 Voici par exemple ce qu’écrit Brenton Tarrant: «Je me considère comme un écofasciste. […] L’immigration et le réchauffement climatique sont deux faces du même problème. L’environnement est détruit par la surpopulation, et nous, les Européens, sommes les seuls qui ne contribuons pas à la surpopulation. […] Il faut tuer les envahisseurs, tuer la surpopulation et ainsi sauver l’environnement.» Ou encore: «Il n’y a pas de conservation sans nature ni de nationalisme sans environnementalisme. L’environnement naturel de nos terres nous a façonnés comme nous l’avons façonné. Nous sommes issus de nos terres et notre propre culture a été façonnée par ces terres. Leur protection et leur préservation sont tout aussi importantes que la protection et la préservation de nos idéaux et de nos croyances3.» > [!information] Page 5 Patrick Crusius, opposé à l’«invasion hispanique du Texas», et dont le manifeste est d’autant plus troublant qu’il n’a rien de délirant et qu’il est écrit dans un style cohérent et argumenté, est encore plus éloquent: «L’immigration ne peut qu’être néfaste pour l’avenir de l’Amérique. La poursuite de l’immigration fera empirer les effets de l’automatisation, qui est l’une des plus grandes questions de notre temps. Certaines sources affirment que d’ici deux décennies, la moitié des emplois américains seront perdus à cause de l’automatisation. Certains pourront se reconvertir, la plupart ne le pourront pas. Dans ces conditions, il est parfaitement absurde de continuer à noyer les États-Unis de dizaines de millions d’immigrés légaux ou clandestins; et tout autant de garder les dizaines de millions qui sont déjà là. […] L’emploi de mes rêves sera probablement automatisé.» > [!information] Page 5 Et plus loin: «Le mode de vie américain est en train de détruire l’environnement dans notre pays. […] J’aime les gens de ce pays, mais bon sang, vous êtes tous trop têtus pour changer votre façon de vivre. Dans ces conditions, la prochaine étape est de réduire le nombre de gens qui consomment des ressources en Amérique. Si nous pouvons nous en débarrasser en quantité suffisante, alors notre mode de vie pourra devenir un peu plus viable sur le long terme4.» Enfin, Payton Gendron, déplorant «l’industrialisation, la pulvérisation et la marchandisation» de «l’environnement naturel», a intitulé l’une des sections de son manifeste «Le nationalisme vert est le véritable nationalisme», y transposant en les plagiant de nombreux passages du manifeste de Tarrant5. > [!accord] Page 6 «Drill, baby, drill!» («Fore, chéri, fore!») fut d’ailleurs pendant longtemps un slogan prisé au sein du Parti républicain aux États-Unis. À tel point que de nombreux analystes n’ont pas hésité à parler de «fascisme fossile» ou de «carbofascisme7». > [!accord] Page 8 Commençons par admettre que le concept d’écofascisme ne va pas de soi; à peine le mot est-il prononcé que d’innombrables objections lui sont immédiatement opposées. L’extrême droite contemporaine, entend-on, peut bien être nationaliste, xénophobe, raciste, populiste ou identitaire, mais elle ne saurait en aucun cas être fasciste. Si l’usage des termes «néolibéralisme», «néoconservatisme» ou «néonationalisme» ne semble poser de problème à personne, le vocable «fascisme», quand bien même il serait accompagné d’un préfixe – au choix: «néo», «post» ou «éco» –, semble en revanche proscrit aux yeux d’un grand nombre d’intellectuels. Le fascisme ayant davantage correspondu à un mouvement politique qu’à un corps doctrinal autonome – à la différence du libéralisme ou du socialisme, dont les grands principes doctrinaires ont été élaborés dans une relative indépendance et qui se sont exprimés dans une grande variété de régimes politiques sans se confondre avec eux –, il renverrait à une séquence historique définitivement close et il serait anachronique d’utiliser ce terme pour désigner des mouvements ou des partis politiques contemporains. Et il est évident que certains éléments centraux du fascisme historique13 – rhétorique révolutionnaire, impérialisme expansionniste, fantasme d’un «homme nouveau», milices – occupent une place marginale dans nombre de forces de l’extrême droite contemporaine, même si l’invasion et la guerre d’anéantissement menée par la Russie en Ukraine depuis plus d’un an nous oblige à relativiser ce constat. > [!accord] Page 11 On peut néanmoins se demander si le refus systématique d’utiliser le terme «fascisme» ou de comparer certaines idéologies politiques en vigueur aujourd’hui à leurs antécédents dans le fascisme historique ne répond pas, lui aussi, à un agenda idéologique. S’abstenir de parler de fascisme permet en effet souvent de dédramatiser la situation actuelle et de relativiser la dangerosité de certaines idéologies politiques en les dissociant d’une étiquette si infamante qu’elle tend à discréditer quiconque s’en trouve affublé, tout en faisant fi de l’avertissement lancé par l’historien Robert Paxton dès 2004: «Le fascisme du futur – réaction en catastrophe à quelque crise non encore imaginée – n’a nul besoin de ressembler trait pour trait, par ses signes extérieurs et ses symboles, au fascisme classique. Un mouvement qui, dans une société en proie à des troubles, voudrait «se débarrasser des institutions libres» afin d’assurer les mêmes fonctions de mobilisation des masses pour sa réunification, sa purification et sa régénération, prendrait sans aucun doute un autre nom, et adopterait de nouveaux symboles. Il n’en serait pas moins dangereux pour autant16.» > [!accord] Page 13 En outre, il est désormais revendiqué par certains acteurs – notamment les terroristes de Christchurch et d’El Paso – et même, de façon plus marginale, par certains auteurs, comme le Finlandais Pentti Linkola. Malgré tout, des chercheurs persistent à penser que ce terme n’est pas satisfaisant et qu’il vaudrait mieux parler d’«écologies d’extrême droite18» pour rendre compte des diverses appropriations dont l’écologie fait l’objet dans les différents courants de l’extrême droite. > [!information] Page 13 Mais quid de la Nouvelle Droite, qui a été à l’avant-garde de «la contre-révolution écologique des droites dures19» et qui n’a cessé de vilipender le nationalisme étroit de la formation frontiste, lui opposant l’héritage «plurimillénaire de la civilisation européenne20», à tel point que certains n’hésitent pas à parler à son propos de «pan-européisme vert21»? > [!accord] Page 14 L’attachement à la nature? Il révèle lui aussi son lot de divisions, et il existe au sein des écologies d’extrême droite comme dans les autres familles de l’écologie politique une tension évidente entre une nostalgie agrarienne pour des paysages façonnés par des communautés paysannes et une nostalgie primitiviste pour des paysages sauvages et indomptés menacés par la croissance démographique. Pour les uns, plutôt Européens et fidèles à un certain anthropocentrisme, il s’agit avant tout de protéger une totalité socioécologique dans le but de préserver le mode de vie et l’identité de ses habitants humains historiques, ses «autochtones». Pour les autres, plutôt Américains et marqués par les éthiques écocentrées, c’est la volonté farouche de défendre envers et contre tout des grands espaces et des grands mammifères plus que jamais menacés par la fragmentation de l’espace et l’effondrement de la biodiversité qui prime. Ceux-là sont en effet hantés à l’idée que leurs parcs nationaux et leurs réserves de wilderness ne soient artificialisés sous l’effet de l’arrivée massive de nouveaux immigrés, ou tout au moins affectés par l’extraction des ressources destinées à construire les infrastructures nécessaires à leur accueil. > [!accord] Page 14 Dans ses versions les plus marginales et les plus loufoques, il arrive même que l’extrême droite verte affiche une rhétorique «libertaire», envisageant l’avenir comme une constellation de communautés décentralisées homogènes dans leur composition raciale et organiquement liées à un territoire ou à une biorégion. > [!information] Page 16 En Allemagne, il existe au moins depuis les années 1980 de vifs débats sur les liens entre les Grünen (les Verts) et l’extrême droite et sur la pénétration des discours identitaires dans les milieux biorégionalistes22. En Finlande, le naturaliste Pentti Linkola, mort en 2020, est sans doute l’un des seuls auteurs à s’être explicitement revendiqué de l’écofascisme. Opposé au progrès technologique, à la croissance économique, Linkola en appelait à la formation d’une élite écologique et d’un gouvernement centralisé capable de contrôler et de réguler le règne destructeur de l’égoïsme et des désirs individuels qu’il associait à la démocratie. Favorable au contrôle de la population («l’excès de vie est la plus grande menace qui pèse sur la vie», pour reprendre l’une de ses formules les plus célèbres), à l’arrêt du commerce international et de l’immigration, il était également un décroissant convaincu, notamment en ce qui concerne les moyens de transport. Partisan d’une nationalisation et d’une réduction draconienne de la production industrielle, il souhaitait que les voitures personnelles soient confisquées et abandonnées au profit des vélos, des bateaux à rame et des carrioles à cheval, et que les rares voyages de longue distance qui subsisteraient soient effectués au moyen de transports collectifs réduits au minimum23. À l’est de l’Europe, en Hongrie, le parti néonazi Jobbik a déployé ces dernières années une communication originale autour de l’écologie24, et on retrouve des situations similaires dans nombre de pays européens > [!accord] Page 17 Dans un article portant sur les intellectuels de droite, le sociologue [[Razmig Keucheyan]], s’interrogeant sur les raisons du faible nombre des recherches consacrées à leur pensée, estime que «la gauche et les sciences sociales s’imaginent que la droite domine par la force, la ruse, l’émotion, la manipulation, l’argent, mais non par la pensée. Autrement dit, si la droite est partout au pouvoir, c’est parce qu’elle est puissante, non parce qu’elle est convaincante26». ^194404 > [!accord] Page 18 Autre préjugé courant – car bien évidemment rassurant – concernant les pensées d’extrême droite: leur intérêt pour les causes associées au camp de l’émancipation, en l’occurrence pour l’écologie, serait purement instrumental. Or, selon moi, penser de la sorte est une grave erreur. S’il est probable que les récentes évolutions localistes et écologistes du FN/RN en France répondent pour l’instant avant tout à une visée stratégique et électoraliste, il me semble en revanche évident qu’un intellectuel comme Alain de Benoist est un écologiste sincère et convaincu. > [!information] Page 18 Et s’il est vrai que, dans l’Hexagone, ce sont la plupart du temps des théoriciens d’extrême droite qui ont été à l’initiative de la convergence entre thématiques identitaires et écologistes – ce que l’on pourrait appeler une écologisation du fascisme –, il n’en va pas de même aux États-Unis, où c’est plutôt à un processus de fascisation de l’écologie auquel on a assisté27. Edward Abbey, Dave Foreman, Holmes Rolston III, Philip Cafaro: autant d’auteurs qui étaient engagés de longue date dans la défense de la nature sauvage et de positions philosophiques écocentrées lorsqu’ils ont commencé à rattacher celles-ci à des thématiques anti-immigrationnistes ## 1 – L’écofascisme, un concept polysémique > [!information] Page 20 Dans son ouvrage désormais classique, Le feu vert, [[Bernard Charbonneau]] proposait une définition à tous égards remarquable de l’écologie: «Si l’on réduit le mouvement écologique à l’essentiel, il se ramène à ces deux maîtres-mots discrédités par leurs abus: la nature et la liberté. […] Si nous passons en revue les critiques et revendications écologiques, on peut en gros les classer en deux catégories sous le signe de la nature et de la liberté. À la première appartiennent la protection de l’environnement, celle des espèces menacées, la lutte contre le [[Remembrement (Data)|remembrement]] abusif, pour les espaces verts, contre la menace d’une catastrophe nucléaire, etc. À la seconde, la revendication d’autogestion, de la libération des femmes et de la sexualité, l’antimilitarisme, l’antiétatisme, le régionalisme, la dénonciation de l’aspect policier du nucléaire, etc.28 ## Par-delà gauche et droite, une critique «moderniste» de l’écologie politique (sens 1) > [!accord] Page 22 Dans cette constellation de détracteurs, le philosophe français Luc Ferry occupe assurément une place de choix. Habitué des plateaux télévisés et des classements «meilleures ventes» au rayon «Essais» des grandes surfaces du livre, ancien ministre de l’Éducation nationale sous la présidence de Jacques Chirac, son ouvrage Le nouvel ordre écologique, paru en 1992, a exercé une influence durable sur la réception francophone de la pensée écologiste anglo-saxonne32. Par ses anathèmes et ses amalgames, il a longtemps contribué à jeter le discrédit sur des courants de pensée aussi divers que l’écologie profonde, l’éthique environnementale ou l’écoféminisme. C’est en effet sous sa plume que les noms des principaux représentants de ces courants – Arne Næss, Aldo Leopold, John Baird Callicott, [[Carolyn Merchant]], Val Plumwood, etc. – sont bien souvent apparus pour la première fois au regard des lecteurs francophones, pour y être aussitôt associés à un anti-humanisme misanthrope prompt à séduire «néofascistes ou ex-staliniens, dont les considérations antilibérales passées ou présentes, refoulées par nécessité plus que par raison, ne demandent qu’à s’investir dans une nouvelle aventure de la politique scientifique33». ^97b9a9 > [!information] Page 23 Mais en dépit de la prudence affichée, son ouvrage repose largement sur un ensemble de sophismes par association et par insinuation qui suggèrent une proximité conceptuelle, à défaut d’être historique. «Nul hasard, nous avertit en effet Ferry dès les premières pages de son livre, si c’est au régime nazi et à la volonté personnelle d’Hitler que nous devons aujourd’hui encore les deux législations les plus élaborées que l’humanité ait connues en matière de protection de la nature et des animaux35.» Et d’ajouter, dans le chapitre qu’il consacre intégralement à l’«écologie nazie», que «les thèses philosophiques qui sous-tendent les législations nazies recoupent souvent celles que développera la deep ecology36», étiquette commode qui lui permet de rassembler sous un même étendard des théories diverses, mais toutes caractérisées par une certaine critique de l’anthropocentrisme > [!approfondir] Page 23 S’il prétend ne pas vouloir disqualifier l’écologie en tant que telle, et s’il reconnaît généralement la légitimité des préoccupations environnementales et la nécessité de prendre des mesures pour lutter contre la pollution et le réchauffement climatique, ou encore pour préserver la beauté de certains sites naturels, Luc Ferry s’oppose en revanche vertement à toute écologie «radicale» ou «profonde». Sur le plan philosophique, il s’inscrit en faux contre toute remise en cause de l’anthropocentrisme, contre toutes les éthiques qui accordent une valeur intrinsèque à la nature et qui appréhendent l’être humain comme «un membre à part entière de la communauté biotique», selon la célèbre formule d’Aldo Leopold. Être d’«antinature», l’humain est à ses yeux le seul dépositaire des valeurs morales, aussi est-ce dans son intérêt et dans son intérêt seulement que la protection de la nature et la préservation des ressources doivent être envisagées. > [!accord] Page 26 La critique «moderniste» et «rationaliste» de l’écologie est, semble-t-il, une manne éditoriale inépuisable, et chaque nouvel ouvrage, répétant pourtant inlassablement les mêmes truismes, est l’occasion pour leurs auteurs comme pour leurs lecteurs complaisants et fidèles d’affirmer haut et fort qu’enfin, la nature réactionnaire de la «nouvelle religion écologiste» a été «démasquée» et que les «dogmes de la pensée unique verte» ont été mis à nu41. Une rengaine que l’on retrouve d’ailleurs dans nombre de titres parfois influents de la presse hexagonale, comme Valeurs actuelles, Causeur ou L’Incorrect. > [!information] Page 26 En voici un bref florilège: «Green is the new red ou la dictature au nom de la planète» (L’Incorrect); «Les missionnaires de l’Apocalypse», «La Belgique, capitale de l’Église de climatologie», «Fascismes verts: j’ai une sainte horreur des ayatollahs» (Causeur)42; «Écologie, la nouvelle religion», «Les écolos sectaires», «Les arnaques de la révolution verte», «L’imposture Greta», «La terreur végane», «Les charlatans de l’écologie» (Valeurs actuelles)43. > [!information] Page 27 Un lexique créatif qui a également été mobilisé dans le champ médiatique à propos de [[Greta Thunberg]], qualifiée tour à tour de «grande prêtresse», de «gourou climatique» ou encore de «chaman écolo-catastrophique44». Éric Piolle, pourtant très modéré maire écologiste de Grenoble, a quant à lui été affublé par certains de ses adversaires du sobriquet de «Piolle Pot» (il fallait y penser!)45. Ainsi, l’image des Khmers verts est de plus en plus concurrencée dans le champ politique et médiatique par une association entre l’islam radical, d’un côté, et l’écologie politique, de l’autre. «Ayatollahs de l’écologie» – ou «ayatollahs du principe de précaution» (Luc Ferry) – est la formule désormais consacrée pour désigner cette nouvelle alliance. ^983e4e > [!information] Page 28 Dans les années 1960 et 1970, alors que les préoccupations environnementales s’imposaient peu à peu dans l’espace public et intellectuel, alors que les mobilisations contre le nucléaire atteignaient leur apogée, notamment dans la lutte contre la construction de la centrale de Plogoff, en Bretagne, c’est peu dire que les publications d’extrême gauche, qu’elles soient d’inspiration trotskyste, maoïste ou anarchiste, accordèrent peu de place à l’écologie. Indifférence courtoise, simple invocation rhétorique destinée à enrichir la panoplie des griefs adressés au capitalisme ou franche hostilité, leur attitude face à l’enjeu le plus brûlant de leur temps fut pour le moins timorée, ce qui ne laisse pas de surprendre quand on songe que les groupes dont elles étaient l’émanation ne perdaient jamais une occasion de vanter leur caractère «avant-gardiste». > [!information] Page 29 S’il exista évidemment des dissensions internes et si certains articles témoignèrent d’une légère ouverture sur le sujet à mesure que les années passaient, dénonçant çà et là les méfaits de la pollution ou appelant ponctuellement à rejoindre une manifestation contre l’atome, c’est bel et bien la méfiance qui prédomina. Côté trotskyste, le ton fut donné dès 1974 avec la parution d’un article au titre éloquent dans le journal Lutte ouvrière: «L’écologie politique: un apolitisme réactionnaire». Puis ce fut, en 1977, le journal de l’Organisation communiste internationale (OCI), Informations ouvrières, qui consacra un article à la «réaction verte». Côté anarchiste, la situation n’était guère plus reluisante et Le Monde libertaire, pourtant avare de réflexions sur le sujet, publia en 1974 une enquête approfondie sur «L’idéologie réactionnaire dans le mouvement écologiste». En arrière-plan, une conviction partagée par toutes les critiques «modernistes» de l’écologie: la technique est neutre et n’est rien d’autre que ce que l’on en fait. «Ce n’est pas l’énergie nucléaire qui est dangereuse, c’est le bourgeois qui la manipule de façon insensée», peut-on par exemple lire dans Drapeau rouge47. Si les journaux de l’époque ne s’aventurèrent pas explicitement à associer l’écologie au fascisme ou au nazisme (tout au moins, pas à ma connaissance), plusieurs chercheurs issus des rangs de l’extrême gauche n’hésitèrent pas à franchir le pas au cours des années et des décennies suivantes. > > [!cite] Note > precis ## L’écofascisme comme autoritarisme (sens 2) > [!accord] Page 31 Mais des voix critiques se font également entendre. Préoccupé par les effets du gigantisme industriel et par le pouvoir exorbitant qu’il confère aux entreprises et aux organes bureaucratiques chargés d’en assurer le bon fonctionnement, [[Jacques Ellul]] soutient par exemple que «la technique ne peut faire autrement que d’être totalitaire51». Aux > > [!cite] Note > le haut modernisme de scott ^10b566 > [!accord] Page 32 Aux États-Unis, alors que la guerre froide s’installe et que la crainte d’un hiver nucléaire gagne du terrain, des grandes figures de la philosophie allemande en exil, comme Günther Anders ou Hannah Arendt, portent également un regard critique sur la place de plus en plus importante prise par la technique et par les ingénieurs dans les rapports sociaux. L’historien [[Lewis Mumford]] évoque quant à lui l’avènement d’une «mégamachine», craignant que celle-ci ne finisse par échapper à tout contrôle social et politique et ne devienne, contrairement à ses objectifs affichés, un obstacle à l’émancipation des êtres humains. Aux «techniques autoritaires», dont la taille et la complexité interdisent selon lui toute réappropriation collective et toute possibilité autogestionnaire, [[Lewis Mumford|Mumford]] oppose les «techniques démocratiques52». Cette opposition devient d’ailleurs rapidement un topos de l’écologie politique naissante, et on la retrouve sous différentes formes chez la plupart de ses grands représentants dans les années 1960 et 1970. [[Ivan Illich]] oppose ainsi les «techniques conviviales» aux «techniques hétéronomes», tandis qu’[[André Gorz]] distingue les «technologies ouvertes» des «technologies verrou». ^3dfa9f > [!accord] Page 32 Mais les effets potentiellement liberticides des avancées techniques ne sont pas les seuls à susciter l’inquiétude. Ce sont aussi, de plus en plus, leurs effets sur l’environnement qui sont dénoncés. En 1962, [[Rachel Carson]] publie son célèbre Printemps silencieux53, plaidoyer passionné contre l’usage des pesticides, et notamment le DDT qui provoque de graves problèmes de santé chez les humains et fait des ravages dans les populations d’insectes et d’oiseaux. ^ef0aec > [!information] Page 32 Les écologistes néomalthusiens comme Paul Ehrlich, dont nous aurons l’occasion de reparler longuement, imposent leurs angoisses démographiques dans le débat public. Tout d’abord cantonnée à la sphère intellectuelle et militante, cette critique écologiste de la «société technicienne» va peu à peu connaître ses premières traductions et cristallisations dans l’espace politique institutionnel. En 1971, le ministère de l’Environnement est créé en France. Peu après, en 1973, l’agronome [[René Dumont]] publie son ouvrage L’utopie ou la mort, vendu à 150 000 exemplaires. Il y dénonce la «société du gaspillage», l’aberration de l’automobile et le triomphe des «industries mécanisées54». L’année suivante, en 1974, il devient le premier candidat écologiste à l’élection présidentielle française. > [!accord] Page 33 Or, chez les militants et les théoriciens les plus radicaux de l’époque, cet intérêt nouveau pour l’écologie dans des milieux proches du pouvoir est accueilli avec méfiance. À leurs yeux, faute d’afficher ouvertement ses ambitions révolutionnaires et de défendre la liberté face aux effets aliénants d’une société soumise aux diktats du «complexe militaro-industriel», l’écologie risque de devenir un outil de gestion d’un capitalisme que l’épuisement des ressources et la détérioration de la biosphère condamnent inéluctablement à la crise. Dans un contexte où les pénuries et les limites rencontrées par le système semblent appelées à se multiplier, nombreux sont ceux qui craignent que le «catastrophisme» affiché par certains technocrates ne conduise à l’«administration du désastre» et à une «soumission durable55». Qu’en lieu et place de sociétés à taille humaine, éprises de sobriété et maîtresses de leurs outils, n’apparaissent de gigantesques organisations technobureaucratiques destinées à régir les flux d’un monde de plus en plus incontrôlable. Ou pour le dire autrement: que les revendications écologistes et les inquiétudes légitimes qu’elles suscitent, loin de contrarier la mégamachine, ne finissent au contraire par en alimenter l’expansion. > > [!cite] Note > realisme capitalisme et finalement oui. marche vert credit carbonne investissement vert cf article nelo etc > [!accord] Page 34 C’est dans ce contexte politique et intellectuel qu’il faut comprendre les premières occurrences du terme «écofascisme», qui apparaissent dans différentes revues d’écologie politique56 et sous la plume d’auteurs qui étaient alors à l’avant-garde de la critique des techniques «autoritaires» et «hétéronomes». Relativement indéterminé, le concept est d’ailleurs labile, y compris dans son expression lexicale. [[Ivan Illich|Illich]] évoque par exemple un «fascisme technobureaucratique»: «Il se peut que, terrorisés par l’évidence croissante de la surpopulation, de l’amenuisement des ressources et de l’organisation insensée de la vie quotidienne, les gens remettent de leur plein gré leurs destinées entre les mains d’un Grand Frère et de ses agents anonymes. Il se peut que les technocrates soient chargés de conduire le troupeau au bord de l’abîme, c’est-à-dire de fixer des limites multidimensionnelles à la croissance, juste en deçà du seuil de l’autodestruction. Une telle fantaisie suicidaire maintiendrait le système industriel au plus haut degré de productivité qui soit endurable57.» ^449336 > [!information] Page 35 [[André Gorz]], qui parle indifféremment d’«écofascisme», de «technofascisme», d’«électrofascisme», d’«écodictature» ou même d’«écoféodalisme», propose peu après une analyse similaire: La reproduction des bases de la vie peut être organisée dans le cadre d’un éco-techno-fascisme qui remplace artificiellement les cycles naturels par des niches synthétiques58 [et] cherche à déterminer scientifiquement les techniques et les seuils de pollution écologiquement supportables, c’est-à-dire les conditions et les limites dans lesquelles le développement de la technosphère industrielle peut être poursuivi sans compromettre les capacités autogénératrices de l’écosphère. Cette approche ne rompt pas fondamentalement avec l’industrialisme et son hégémonie de la raison instrumentale. Elle reconnaît la nécessité de limiter le pillage des ressources naturelles et de lui substituer une gestion rationnelle à long terme de l’air, de l’eau, des sols, des forêts et des océans, ce qui implique des politiques de limitation des rejets, de recyclage et de développement de techniques non destructrices pour le milieu naturel ^72339a > [!accord] Page 35 Enfin, [[Bernard Charbonneau]] utilise lui aussi le terme dans un sens voisin, notamment dans des passages parmi les plus célèbres de son livre Le feu vert, publié pour la première fois en 1980: En dépit des apparences, l’écofascisme a l’avenir pour lui, et il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite sous la pression de la nécessité. En effet, les gouvernements seront de plus en plus contraints d’agir pour gérer des ressources et un espace qui se raréfient. […] La préservation du taux d’oxygène nécessaire à la vie ne pourra être assurée qu’en sacrifiant cet autre fluide vital: la liberté. […] Un beau jour, le pouvoir sera bien contraint de pratiquer l’écologie. Ce seront les divers responsables de la ruine de la Terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera et qui, après l’abondance, géreront la pénurie et la survie60. > [!accord] Page 36 Dans ces différents textes, le concept d’écofascisme n’a rien d’historique et ne fait aucunement référence à un hypothétique «retour des années 1930» dans un contexte de crise écologique. Il ne désigne pas non plus les écologies d’extrême droite, à l’époque quasi inexistantes, et ne fait pour ainsi dire jamais allusion à une quelconque dimension nationaliste, identitaire ou raciste. Du fascisme historique, il ne retient tout compte fait que l’ambition totalitaire d’un État tout-puissant, désireux de surveiller et de piloter les flux socioécologiques dans leurs moindres aspects. D’une certaine façon, ce concept d’écofascisme est donc le miroir inversé de celui des critiques «modernistes» de l’écologie radicale. Alors que ces derniers attribuent à toute critique radicale de la société industrielle et aux alternatives politiques qu’elle promeut une disposition à l’écofascisme, les écologistes anti-autoritaires des années 1970 perçoivent au contraire dans la dynamique de l’ordre stato-capitaliste lui-même, dès lors qu’il entend apporter des solutions à la crise écologique dans le cadre de ses appareils bureaucratiques et technologiques, un risque de dérive liberticide et écofasciste. ## a. Un holisme sacrificiel > [!information] Page 38 Dans les années 1930, Aldo Leopold, naturaliste, forestier et professionnel de la protection de la nature, ce que l’on nomme dans l’Amérique d’alors la conservation, se met en tête de «penser comme une montagne» et développe une éthique nouvelle, une «éthique de la Terre». Fort des acquis du darwinisme et de l’écologie scientifique, il décrit l’être humain comme un «compagnon-voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution» et «comme un membre et citoyen parmi d’autres de la communauté biotique», tout en nous invitant à percevoir la «Terre elle-même comme une communauté» et à élargir «les frontières de la communauté morale pour y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux ou, collectivement, la terre». Enfin, il résume son éthique par une maxime qui a largement contribué à sa célébrité: «Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse62.» > [!information] Page 39 Dans le champ de la philosophie morale et de ce qui deviendra bientôt officiellement l’éthique environnementale, une nouvelle position est née: l’écocentrisme. Encore aujourd’hui, elle repose sur deux présupposés inébranlables: le monde naturel possède une valeur intrinsèque, indépendante des intérêts économiques, politiques ou esthétiques des êtres humains, et cette valeur ne peut être attribuée exclusivement aux organismes ou aux entités individuelles qui en tissent la trame, exigeant au contraire la prise en compte du milieu dont ces entités sont tributaires, un milieu irréductible aux différentes parties qui le composent. > [!information] Page 39 À partir des années 1960-1970, cette position écocentriste pénètre dans le monde de la philosophie universitaire aux États-Unis, où elle fait l’objet de développements théoriques sophistiqués chez des auteurs comme Holmes Rolston III ou John Baird Callicott. Fidèle à l’éthique holistique d’Aldo Leopold, son maître à penser, celui-ci réaffirme, dans l’un des nombreux textes qu’il a consacrés à cette question, que «les personnes s’attachant à la protection de l’environnement n’accordent tout simplement pas d’importance au bien-être des larves, des punaises et des arbustes. Elles sont plutôt préoccupées par la préservation des espèces, l’intégrité des communautés biotiques et le bon état des écosystèmes63.» Il n’en fallait pas davantage pour que fusent les premières accusations d’écofascisme > [!approfondir] Page 40 Regan y soutient en effet que l’éthique écocentrée d’Aldo Leopold et de ses continuateurs risque de favoriser des politiques où les droits des individus humains ou non humains seront sacrifiés au nom de l’intérêt supérieur de la communauté biotique: c’est cela qu’il nomme écofascisme. Pour étayer sa position, il s’appuie sur un exemple qu’il qualifie lui-même d’extrême, dont la vocation est essentiellement pédagogique: si nous devons choisir entre l’élimination d’un humain et celle d’une fleur sauvage dans un contexte où la fleur sauvage contribue davantage à la beauté et à la stabilité de la communauté biotique que l’humain, alors il nous faudra en toute logique sacrifier ce dernier > [!accord] Page 41 Au premier rang sur le banc des accusés, John Baird Callicott ne tarda pas à réagir en résumant dans ses grandes lignes, et non sans une certaine ironie, l’interrogation accusatoire portée par ses contradicteurs: «Une population humaine de six milliards d’individus est une terrible menace pour l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. L’existence d’une population humaine aussi vaste est donc mauvaise du point de vue de l’éthique de la Terre. Ne devrait-on pas, pour corriger cela, faire ce que l’on fait lorsque la population des cerfs de Virginie ou de tout autre espèce surgit et menace l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique? À savoir la réduire, immédiatement et sommairement, par tous les moyens nécessaires, c’est-à-dire, traditionnellement, en abattant les membres de cette population au hasard et de façon indiscriminée67?» Non, répond bien évidemment Callicott, car l’éthique de la Terre n’a pas vocation à se substituer aux éthiques antérieures mais à s’y ajouter, n’annulant en rien la préséance de nos obligations à l’égard des membres de nos familles, de nos communautés politiques ou des membres de l’humanité dans son ensemble. Autrement dit, les droits que nous pourrions être conduits à accorder aux communautés biotiques ou à la biosphère ne peuvent justifier un quelconque manquement au respect des droits humains. > [!accord] Page 42 Mais la crainte exprimée par Regan à l’égard des positions écocentristes se retrouve également chez d’autres auteurs bien moins charitables, et non des moindres, comme [[Murray Bookchin]]. Précurseur de la décroissance68, principal théoricien de l’écologie sociale, il s’attaqua en effet régulièrement à l’«écologie profonde», en usant d’une rhétorique qui n’est pas fondamentalement différente de celle de Luc Ferry. Ainsi, dans un texte publié en 1987 et intitulé «Écologie sociale contre écologie profonde», il y décrit celle-ci comme un «eco-la-la spirituel», mélange improbable et indigeste «d’Hollywood et de Disneyland, épicé d’homélies issues du taoïsme, du bouddhisme, du spiritualisme ou d’un christianisme born again, parfois même teinté d’écofascisme69». > [!accord] Page 42 Profondément hostile à ce qu’il nomme le «biocentrisme» de l’écologie profonde – soit ce que j’ai moi-même désigné par le terme «écocentrisme» – et à son holisme revendiqué, Bookchin estime que les théoriciens qui invitent les individus à renoncer à leur individualité au profit d’une fusion ou d’une identification avec la communauté biosphérique, a fortiori lorsqu’ils adoptent des positions néomalthusiennes, font le jeu d’un «écobrutalisme» qui présente d’inquiétantes similitudes avec le nazisme70. C’est sur les bases de ce type d’écobrutalisme qu’Hitler, au nom du «contrôle des populations» et d’une perspective raciale, a façonné des théories du sang et du sol qui ont conduit à la déportation de millions de personnes dans des camps de la mort comme Auschwitz. Ce même écobrutalisme réapparaît aujourd’hui parmi des écologistes profonds autoproclamés qui pensent que nous devrions laisser les peuples du tiers-monde mourir de faim et que les immigrants indigènes en provenance d’Amérique latine devraient être refoulés aux frontières par notre police > > [!cite] Note > dans tes dent latour et ta classe ecolo > [!accord] Page 43 Or, s’il est vrai que certains militants et penseurs écocentristes ont embrassé des positions que l’on pourrait qualifier d’écofascistes à partir des années 1970 (voir chapitre 4), il est en revanche profondément injuste et injustifié d’associer l’écocentrisme en tant que tel à une disposition au fascisme. Car pour nombre de critiques de l’anthropocentrisme, revendiquer la valeur intrinsèque de la nature, loin d’impliquer une quelconque dévalorisation des êtres humains, c’est au contraire revendiquer la réhabilitation de tous les groupes humains – femmes, esclaves, populations colonisées, travailleurs manuels – dont l’exploitation historique a été légitimée par leur relégation dans la sphère dévalorisée de la nature. > [!information] Page 43 Quant à l’écologie profonde, [[Murray Bookchin]], comme Luc Ferry avant lui, se garde bien de rappeler que son «père fondateur», le norvégien Arne Næss, fut engagé dans la résistance contre le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale. > > [!cite] Note > oui bon ca veut rien dire. cf israel ^81cf52 ## b. Une conception normative de la nature > [!accord] Page 44 [[Bernard Charbonneau]], dans son Feu vert, exprima cette inquiétude et fit usage du concept d’écofascisme dans un sens distinct de celui que nous avons présenté dans la section précédente, n’hésitant pas, lui aussi, à brandir le spectre du nazisme: La valorisation de la nature sans le contrepoids de la liberté mène tôt ou tard à un déterminisme biologique dont la conclusion est un «écofascisme», qui s’apparenterait d’ailleurs plus au nazisme qu’à la tragicomédie mussolinienne. Si on place la nature au-dessus des raisons et des valeurs humaines, on est ramené au blut und boden et à la lutte pour l’espace vital, c’est-à-dire le territoire. Confondant l’éthique et l’éthologie, l’intégriste de la nature en vient à proposer les sociétés animales comme modèle humain ^f5bc44 > [!accord] Page 44 Enfin, dans un entretien accordé au cours des dernières années de sa vie, où il fut interrogé sur son rapport aux éthiques écocentristes, qu’il ne connaissait pas vraiment, [[André Gorz]], sans aller jusqu’à évoquer Hitler ou le blut und boden et sans employer directement le terme d’écofascisme, apporta lui aussi une réponse sans équivoque: Je suis en effet sciemment anthropocentrique dans la mesure où, à mon sens, seuls les êtres humains sont capables de poursuivre intentionnellement des fins qu’ils définissent eux-mêmes, y compris celle de sauver la biosphère des conséquences de leurs propres actions. Il s’agit ici, une fois encore, du problème du Sujet, c’est-à-dire de notre aptitude à la réflexivité et à la mise en question de nos intentions et de nos buts. À chaque fois que le statut de Sujet ainsi défini est attribué à Dieu, à la Vie, à la Planète, à l’Écosystème – ou à la Société, la Nation, la Race, l’Être – autrement dit au-delà des êtres humains, nous avons affaire à un antihumanisme qui constitue le terreau idéal sur lequel la dictature, l’oppression, le totalitarisme peuvent fleurir ## Qu’est-ce que l’écofascisme? Essai de clarification conceptuelle > [!accord] Page 46 D’autre part, la multiplicité des usages du terme est telle que l’on peut légitimement s’interroger sur la pertinence du concept lui-même, ou tout au moins reconnaître qu’il n’est pas si aisé de le définir avec précision. Pour autant, impossible de se dérober ici à une tentative de définition ou a minima de clarification conceptuelle. Je commencerai donc par écarter l’écofascisme au sens 1 (critique moderniste), tant son usage outrancier et exclusivement diffamatoire me semble manquer de la rigueur et de l’honnêteté intellectuelle la plus élémentaire (voir chapitre 2). Il me semble pour ma part qu’il faut plutôt imaginer une fusion entre les définitions de l’écofascisme au sens 2 et au sens 3, qui dessinent les contours d’une idéologie autoritaire, holiste/organiciste et naturaliste (par leur volonté de fonder l’ordre social en nature)74, tout en reconnaissant également leurs limites ou leurs insuffisances. > [!accord] Page 46 Il est en effet fort probable que la gestion autoritaire de la pénurie et de la survie, si elle venait à advenir, n’affecterait pas l’ensemble des êtres humains de manière indifférenciée, un point sur lequel des auteurs comme [[André Gorz|Gorz]] ou [[Bernard Charbonneau|Charbonneau]] ne se sont guère attardés, et qu’elle pourrait même prendre, comme l’a en revanche bien souligné Tom Regan, des formes sacrificielles. À terme, elle pourrait en effet conduire, au nom de l’«intérêt général» et de la préservation des équilibres de la biosphère ou des «écosystèmes nationaux», au sacrifice de certains groupes humains, restreignant dans un premier temps drastiquement leur accès aux ressources et aux richesses, et remettant finalement en cause leur droit à l’existence, tout en stigmatisant leur impact écologique réel ou supposé. Par écofascisme, il faudrait dès lors entendre une idéologie selon laquelle il existe des êtres surnuméraires qui compromettent non seulement les capacités de régénération de la nature, mais aussi le bien-être des autres membres de la société et dont il peut dès lors être nécessaire de se débarrasser au nom du «bien commun»; une tendance à considérer que des populations spécifiques, dont on estime qu’elles perturbent les équilibres de la biosphère par leurs pratiques ou par leur nombre, doivent être éliminées. Mais au vu du racisme persistant au sein des sociétés contemporaines, il y a fort à parier que ces populations seraient pour la plupart racisées, aussi nous faut-il ajouter à l’écofascisme une quatrième dimension, à savoir son racisme et son identitarisme, d’ores et déjà perceptibles dans nombre d’alliances contemporaines du vert et du brun. Cette dimension, trop peu présente dans les analyses que nous avons exposées jusqu’à présent, occupera en revanche une place primordiale dans ce livre. > [!accord] Page 50 Le Grand Remplacement, notion sur laquelle nous reviendrons au chapitre 3, n’est plus seulement un «ethnocide» et un «génocide de substitution» pour le dire comme [[Renaud Camus]], il devient aussi un «écocide». Comme toujours dans les idéologies d’extrême droite, la phobie de l’altérité prend la forme d’une angoisse de l’altération, car «si l’extrême droite apparaît, communément, se nourrir de la haine de l’autre (et notamment de l’étranger), derrière cette haine se cache un ressort affectif plus fondamental encore: la peur ou, plus exactement, l’angoisse de la perte de soi81». Mais pour les idéologies écofascistes, cette angoisse de la perte de soi prend les dimensions du monde, car l’altération redoutée n’affecte plus seulement la communauté bioculturelle dans sa composition interne, elle entame aussi les territoires auxquels elle est historiquement liée et avec lesquels elle forme un «socioécosystème naturel». > [!accord] Page 51 Cette perception de l’autre comme menace biologique et agent dissolvant de l’identité du même peut se décliner sous plusieurs formes. Lorsque l’autre est essentiellement perçu comme une menace virale ou hygiénique, source de maladie, de contamination ou de souillure, l’entité [[biopolitique]] menacée est conçue sur le modèle du corps ou de l’organisme humain (lequel peut lui-même être décrit par analogie comme un organisme animal ou végétal). Lorsque l’autre est perçu comme une menace démographique, c’est une entité [[biopolitique]] conçue sur le modèle de la population qui s’impose. Cette menace démographique peut elle-même prendre la forme d’une altération qualitative, comme dans l’eugénisme, ou d’une submersion quantitative, comme dans le néomalthusianisme. Bien souvent, cette menace est brandie, abstraction faite de toute considération pour la destruction de nos milieux de vie. En revanche, chez les eugénistes ou chez les néomalthusiens «verts» hostiles à l’immigration dont nous reparlerons au chapitre 4, la dimension écologique de la menace démographique devient centrale, de sorte que la menace constituée par l’autre devient explicitement écologique, tandis que l’entité politique menacée est désormais conçue sur le modèle du biotope ou de l’écosystème. ^4fc6a5 > [!accord] Page 52 En d’autres termes, à l’âge moderne, la nature a constitué à bien des égards ce que l’on pourrait nommer la grammaire de la domination. Elle a été le référent sémantique et la source ultime de légitimation idéologique de l’exploitation des groupes «genrés» et «racisés», soit de façon directe, comme lorsque les populations indigènes de la Nouvelle-Espagne étaient désignées comme des naturales, soit de façon indirecte, lorsqu’un groupe spécifique d’êtres humains – souvent les femmes – a été marginalisé en étant associé à l’une des sous-catégories de la nature (le corps, les émotions, etc.). ## 2 – L’écofascisme a-t-il une histoire? > [!information] Page 55 Et il est vrai que le pays, le sol, le patrimoine, le culte du passé, des morts, des ancêtres ou des traditions font depuis longtemps partie de la panoplie idéologique du nationalisme, qui s’est souvent plu à opposer la figure emblématique du paysan à celle du «nomade», que celui-ci apparaisse sous les traits de l’immigré ou du Juif. Dans son ouvrage classique sur les racines intellectuelles du Troisième Reich, l’historien allemand George Mosse a souligné qu’au xixe siècle, en Allemagne, le courant völkisch avait établi un lien étroit entre antisémitisme et défense d’une société enracinée dans la nature. Hantés par le déclin de l’âme allemande, «morte et incapable d’entrer en communion avec le cosmos84», persuadés que «la nature de l’âme d’un volk est déterminée par son paysage d’origine85», les tenants de l’idéologie völkisch accusèrent les Juifs, «peuple du désert», de «ruiner des milliers de fermes et de villages allemands par l’usure et l’introduction de la modernité86». De ## Le nazisme > [!accord] Page 57 Bien sûr, le terme «écologie», forgé par Haeckel88, existait depuis la fin du xixe siècle, ainsi que la discipline scientifique du même nom. Et de nombreux historiens ont montré que les inquiétudes environnementales concernant la pollution, le climat ou la protection des paysages avaient depuis fort longtemps droit de cité dans la plupart des sociétés industrialisées. > [!information] Page 59 Indéniablement, le nazisme fut un régime naturaliste et biologisant dans ses fondements idéologiques, particulièrement soucieux de respecter la nature au sens 1 que nous avons donné à ce terme au chapitre précédent et d’y ancrer l’ensemble des rapports sociaux. L’historien français [[Johann Chapoutot]] rappelle à ce propos l’importance de la référence à la nature dans le nazisme: «la Naturgesetzlichkeit – le respect de la nature comme seule instance législatrice – caractérise à bien des égards, sinon essentiellement, la totalité du discours normatif nazi.» Il rappelle également que les nazis présentaient la «race» germanique comme naturgebunden, naturnab, proche de la natur et issue de ses entrailles, et que leur rhétorique identitaire s’accompagnait d’un éloge de la paysannerie et des paysans, érigés par Darré, longtemps ministre de l’Agriculture du Reich, en «source de vie de la race nordique». ^c9ead0 > [!accord] Page 59 En outre, les métaphores naturalistes sont omniprésentes dans le nazisme, car la société n’y est conçue ni comme un artefact ni comme une construction historique contingente, «mais comme une entité naturelle, comme un organisme vivant doté de sa cohérence, défini par son intégrité et sa solidarité interne, et régi par la nécessité naturelle92». Elle y est ainsi successivement comparée à un corps que l’on ne saurait priver de l’un de ses membres, à un arbre auquel il serait malheureux de greffer un membre étranger ou encore à un champ dont il faut éliminer les mauvaises herbes, autant de métaphores organicistes qui entendent illustrer la nécessité, pour les parties d’une communauté humaine, de se subordonner au tout. > [!accord] Page 61 Quant à Richard Walther Darré, idéologue influent et responsable de la propagande à destination des paysans, s’il fut présenté dans les années 1980 comme le leader d’une «aile verte» à l’intérieur même du parti nazi97, tous les historiens qui se sont intéressés à lui et à l’histoire environnementale du Troisième Reich ont depuis lors été unanimes à rejeter cette thèse, montrant notamment que celle-ci reposait sur un grand nombre d’erreurs factuelles et que Darré, dont l’intérêt pour l’agriculture biologique fut réel mais tardif, n’avait jamais été vraiment impliqué dans des politiques de protection de la nature. En tant que ministre de l’Agriculture, il fut même l’un des grands acteurs de la «Bataille pour la production» lancée par les nazis en 1936 et destinée à accroître la productivité agricole du sol allemand. À la demande de Göring, il fut ainsi chargé de mettre en culture, à l’aide d’un emploi massif de pesticides et d’engrais chimiques, deux millions d’hectares supplémentaires du territoire germanique. Loin d’être un écologiste avant l’heure, il fut avant tout un agronome raciste soucieux de lutter «contre la désertification des campagnes, et pour la préservation de l’identité paysanne de l’Allemagne et la production pour la race. Épuiser les sols et les nappes phréatiques ne l’effrayait pas, comme en témoigna sa réaction violente à la parution d’articles dénonçant la “steppification” de l’Allemagne en raison de prélèvements hydriques excessifs98». > [!information] Page 63 Dans les territoires de l’Est, les nazis iront encore plus loin, et ils n’hésiteront pas à reprendre la rhétorique coloniale opposant «les paysages maîtrisés et ordonnés du colon aux étendues désolées des colonisés101». D’un côté, «un peuple qui soumet la nature à la main de l’Homme», et de l’autre, «une terre abandonnée dont la sauvagerie n’a d’égale que la barbarie de ses occupants» dont il revient donc à l’homme nordique, «Prométhée de l’humanité» selon Hitler, de tirer profit en la mettant en forme et en culture > [!information] Page 64 En juillet 1935, l’Allemagne nazie promulgua une loi de protection de la nature, la Reichsnaturschutzgesetz (RNG), qui impressionna nombre d’observateurs de l’époque et qui a souvent été invoquée par la suite par les auteurs désireux d’accréditer la thèse d’un écologisme nazi. Et il est vrai que cette loi, ambitieuse, plaça alors l’Allemagne parmi les nations les plus avancées dans le domaine de la législation environnementale, offrant notamment aux conservationnistes d’amples prérogatives pour protéger les paysages, les autorisant par exemple à engager des expropriations sans indemnisation. Mais nombre de ses articles les plus importants n’étaient pas spécifiquement nazis, puisant pour une part dans une sensibilité romantique qui avait exprimé dès le xixe siècle sa volonté de préserver des sites exceptionnels, tout en s’inspirant par ailleurs de projets de loi antérieurs, élaborés pendant la République de Weimar. Dans les faits, la majorité des dispositions de ce document législatif sont restées lettre morte faute de moyens économiques et humains suffisants. > [!information] Page 65 La Bataille pour la production lancée en 1936 par le régime nazi porta un coup fatal à tous ceux qui avaient cru à une alliance possible du brun et du vert. Souvent décrite comme un processus de «colonisation interne», cette Bataille conduisit à redresser des rivières, à construire des barrages et à drainer des zones humides pour les convertir en terres arables, au grand dam des conservationnistes. Ceux-ci déplorèrent le saccage des derniers vestiges de la nature germanique originelle et l’attitude des paysans qui détruisaient de nombreux habitats en abattant systématiquement arbres, buissons et haies, transformant les bassins agricoles bocagers en monocultures qui conféraient aux paysages une allure «steppique». Un an ou deux à peine après la promulgation de la loi, le divorce était donc consommé et la désillusion totale face à un gouvernement davantage soucieux de développement économique, de préparation à la guerre et d’expansionnisme racial que de protection de la nature. > [!accord] Page 65 Rien de moins étonnant quand on connaît la fascination des nazis pour la technologie et leur exaltation d’un «romantisme d’acier», pour reprendre l’expression utilisée par Goebbels dans un discours de 1939: Nous vivons à l’ère de la technologie. Le rythme accéléré de notre siècle affecte tous les aspects de notre vie. Il n’y a guère d’entreprise qui puisse échapper à son influence puissante. C’est pourquoi un danger se profile, incontestablement: que la technologie prive les hommes de leur âme. Le national-socialisme n’a jamais rejeté ni combattu la technologie moderne. Une de ses tâches principales fut au contraire de la soutenir consciemment, de lui instiller une âme, de la discipliner et de la placer au service de notre peuple et de son niveau culturel. Les déclarations publiques nationales-socialistes se sont toujours référées au romantisme d’acier de notre siècle > [!information] Page 67 Les routes, cependant, ne font pas tout, car les voitures ne peuvent pas rouler sans carburant. En l’absence de pétrole sur le territoire allemand, les nazis s’en remirent au charbon, et plus particulièrement au lignite, abondamment présent dans le sol de certaines régions comme la Ruhr. Grâce à un procédé dit d’«hydrogénation», mis en place dès 1926 par des chimistes allemands et permettant de transformer le charbon en pétrole en chauffant le lignite à très haute température (environ 500°C), les nazis s’engagèrent à corps perdu dans la fabrication de pétrole synthétique, en s’appuyant notamment sur l’entreprise IG Farben. En 1934, les dix plus grandes entreprises allemandes engagées dans l’exploitation du lignite furent d’ailleurs rassemblées en un seul et unique conglomérat, Braunkohle-Benzin, afin d’intensifier la production d’essence dans la perspective de la motorisation et de la guerre, Hitler étant bien conscient que «celui qui perd le pétrole perd la guerre109». Certains > [!information] Page 68 Qu’en est-il des littoraux et des zones côtières, au hasard l’île de Rügen en mer du Nord, trésor naturel entremêlant dunes et lagunes, déclarée zone sensible en 1935? Dès l’année suivante, un immense complexe y est construit pour accueillir plus de 20 000 vacanciers, pour la plupart des ouvriers auxquels le régime est soucieux d’offrir des espaces de détente où reconstituer leur force de travail dans la perspective d’un accroissement de la production. Cet arc de béton qui déploie ses façades hideuses sur plus de 4,5 kilomètres de long a été construit grâce à l’extraction des sables et des graviers de la côte, dont il a fragilisé l’écosystème et défiguré la beauté (le bâtiment est encore visible aujourd’hui). Un goût pour le béton que l’on retrouve bien sûr également dans l’ensemble des édifices de défense – bunkers, batteries et fortifications – érigés par les nazis tout le long des littoraux allemands et des pays occupés, comme la France. > [!information] Page 68 À Mittelbau-Dora, dans les forêts montagneuses du Harz, «pour produire des fusées V2 à la chaîne, ce sont 60 000 prisonniers du camp de Dora qui sont forcés par la SS de creuser 250 000 mètres carrés de galeries et de voûtes. En moins de deux ans, 20 000 détenus y meurent. […] En Franconie, ce sont 100 000 mètres carrés de galeries et de caves qui sont projetés pour construire en toute quiétude des moteurs d’avion BMW dans les montagnes du Houbirg: 4 000 détenus y meurent112.» Et que dire de la crête du Wapelsberg, sommet emblématique des monts de Thuringe, célébrés par Goethe en son temps, qui fut arasée par les nazis pour permettre les essais de décollage des Messerschmidt 262? > [!information] Page 70 Mais c’était là encore confondre la rhétorique avec la réalité. Car, dans les faits, la pression productive ne cessa de s’intensifier sur les forêts à mesure que la guerre s’approchait, conduisant d’ailleurs von Keudell, qui ne voulait pas s’y soumettre, à la démission en 1937. Poussés par les exigences du réarmement et l’aspiration à l’autarcie, les nazis décidèrent en effet d’augmenter radicalement la surface forestière productive de l’Allemagne. Incapables d’y parvenir dans les temps impartis, ils n’eurent d’autre choix que de surexploiter les surfaces déjà existantes, entraînant entre 1936 et 1945 un déclin estimé à 14% des réserves de bois dans les forêts allemandes. ## Le fascisme italien > [!information] Page 72 Et cet anthropocentrisme ne fut pas purement gestionnaire, car il ne se contenta pas de préconiser le bon usage des ressources et leur renouvellement. Démiurgique, il visa à transformer l’environnement en une machine productive. Fanatiquement moderniste, exaltant la vitesse – l’aviation occupa une place de premier choix dans l’idéologie fasciste, comme en témoignent les nombreuses œuvres dépeignant Mussolini en aviateur chez les artistes futuristes –, il ne cessa d’exalter la nécessité de façonner la nature, d’en rédimer l’imperfection originelle. Cette métaphore de la rédemption fut explicitement utilisée par les fascistes, en référence évidente au catholicisme si présent et influent en Italie. À l’image de l’âme humaine, la nature était en effet marquée dans leur idéologie du sceau du péché. Souvent perçue comme une entité féminine, elle était appelée à être sauvée de l’impureté inhérente à ses friches et à ses marais, dont les moustiques répandaient la malaria dans les populations riveraines, par la puissance virile de l’État fasciste et de ses projets technologiques ambitieux et gigantesques > [!information] Page 73 Plus que de préservation, la nature avait donc besoin de bonification dans la perspective des fascistes. Et même lorsqu’il leur arrivait de reconnaître la beauté originelle du monde sauvage, c’était pour ajouter aussitôt qu’elle devait céder la place à la beauté supérieure d’une nature remodelée par l’homme fasciste et intégralement soumise à ses besoins. En 1932, dans le journal de la foresterie italienne Alpe, un auteur tombé dans l’oubli écrivit que «toute chose doit s’assagir en ce monde; même les rivières et les torrents; même les montagnes que l’Homme, leur despote absolu, doit soumettre à sa volonté. […] Ces vallées étaient stupéfiantes telles que la Nature les a créées, mais personne ne niera que non seulement les humains ont su en prendre soin, mais qu’ils les ont également améliorées en gérant consciencieusement leurs eaux et leurs plantes, leurs sols et leurs roches, leurs plaines et leurs montagnes117». > [!accord] Page 74 Engagé comme l’Allemagne nazie dans une «bataille de la production», le régime de Mussolini parvint en quelques années à peine à augmenter de 50% les rendements de blé, et ce, en procédant notamment à une mise en culture massive de nouvelles terres via l’«assainissement» de millions d’hectares de zones humides dans la basse vallée du Pô, le long de la côte tyrrhénienne et au sud de Rome, dans les marais pontins. En asséchant les régions marécageuses pour en éradiquer la malaria et y cultiver la terre, le fascisme italien ambitionnait non seulement de purifier la nature, mais aussi, et dans un même élan, de fortifier la race italienne. Si terre et race y étaient donc indissolublement liées, il s’agissait d’une relation fondamentalement hiérarchique: il revenait à la race de dominer, de développer et de féconder la terre; de dompter la nature sauvage tout en captant, en préservant et en redéployant dans les artefacts technologiques sa puissance créatrice. > [!information] Page 76 Mais même dans les parcs plus anciens, les fascistes prirent rapidement des mesures contraires à l’esprit qui avait présidé à leur formation. Dans le Grand Paradis, dès 1925, éclatèrent les traditionnels conflits d’usage entre les administrateurs du parc et ses habitants chasseurs ou paysans. Les fascistes décidèrent de favoriser ces derniers et de promouvoir, là encore, leur programme de «bonification» de la nature. Dans les Abruzzes, la gestion du parc fut supprimée en 1933 et celui-ci fut abandonné aux braconniers, entraînant la chute des populations de chamois et la quasi-disparition de l’ours, dont les effectifs commençaient à peine à se reconstituer. Seule véritable décision écologique à mettre à l’actif de Mussolini dans ce même parc, son choix de s’opposer à la construction de deux barrages hydroélectriques, alors que certaines vallées étaient convoitées par l’entreprise Terni. ## La France de Vichy > [!accord] Page 77 La France de Vichy n’est généralement pas considérée comme un régime fasciste stricto sensu par les historiens118. Néanmoins, en raison de l’idéologie traditionaliste et ruraliste qu’il a affichée – dont la célèbre phrase «La terre, elle, ne ment pas», prononcée par le maréchal Pétain quelques jours à peine après l’armistice, le 25 juin 1940, est restée le symbole –, le régime de Vichy, frappé d’infamie pour sa collaboration avec l’occupant nazi et sa participation active à l’extermination des Juifs d’Europe, a lui aussi parfois été érigé en épouvantail pour disqualifier l’écologie politique. > [!information] Page 77 Ainsi, d’aucuns n’ont pas manqué d’attirer l’attention sur le fait que [[René Dumont]], premier candidat écologiste à la présidentielle française en 1974 et agronome de formation, avait été dans sa jeunesse un contributeur régulier du journal vichyste et collaborationniste La Terre française, y proposant des textes sur des sujets aussi divers que «L’Aveyron et ses fromages», «La rizière de Camargue», «Blé ou maïs» ou encore «Les maraîchers du Vaucluse»119. Si les liens de [[René Dumont]] avec le régime de Vichy ne font aucun doute, même s’ils ne semblent pas avoir été marqués du sceau d’une franche adhésion idéologique120, nous verrons par la suite à quel point il serait erroné d’y voir la preuve d’un agrarisme protoécologique. > [!information] Page 78 L’enracinement du paysan contrastait en effet, pour les idéologues de Vichy comme pour leurs devanciers nationalistes, avec le cosmopolitisme inquiétant des grandes villes et le «nomadisme» des Juifs. Son appartenance à une communauté singulière tranchait avec l’universalisme abstrait et avec l’«homme théorique» issu de la révolution honnie de 1789. Son sens du travail et sa disposition virile aux labeurs les plus exigeants l’opposaient en tous points à la mollesse et à l’intellectualisme efféminé prêtés aux hommes de la ville. Les vertus de l’autosuffisance qu’il était censé incarner le prémunissaient des dangers de la mentalité bourgeoise et mercantile. Enfin, la solidarité indispensable à la vie et à la survie d’une communauté rurale, la capacité à se mettre au service du groupe et du bien commun contrastaient avec l’individualisme débridé du citadin moderne. En bref, le paysan était un homme sain dans une société malade et décadente121. «Nous serons ainsi amenés, déclara le maréchal Pétain, à réenraciner, autant que faire se pourra, l’homme français dans la terre de France où il puisa toujours en même temps que sa substance et celle de ses concitoyens des villes les solides vertus qui ont fait la force et la durée de la patrie122.» > [!accord] Page 78 Là encore, d’un point de vue strictement lexical, il serait anachronique de parler d’une politique écologique ou même environnementale de Vichy, le mot «environnement» n’apparaissant en France qu’en 1942, et les partisans du régime préférant évoquer la terre, le sol, la forêt, les champs ou la montagne. Il faut également attirer l’attention sur la confusion si souvent opérée entre politique agrarienne et politique écologique, comme si l’éloge de la vie rurale et de la paysannerie conduisait nécessairement au respect des milieux naturels, comme si une éthique de la terre cultivée et labourée devait se confondre avec une éthique de la Terre au sens écologique qu’Aldo Leopold a donné à ce terme. Or, si le régime de Vichy exalta bel et bien le lien historique et organique du peuple français à la glèbe, le contexte de la guerre et des pénuries qui frappaient alors le pays le poussa en réalité à s’engager dans une lutte acharnée contre les terres en friche, tout en encourageant le développement de l’agriculture, l’assèchement des marais et la reforestation pour pallier le manque de bois d’œuvre et de chauffage. > [!information] Page 80 Bien sûr, dans certains cas, comme en Camargue, la croissance de l’exploitation agricole – plus de 1 350 hectares convertis à la riziculture entre 1942 et 1943 – fut tempérée par les exigences des professionnels de la protection de la nature, en l’occurrence la Société nationale d’acclimatation de France en Camargue, région qui fut classée en 1942 «parmi les sites et monuments naturels de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque124», conservant ainsi une bonne partie de ses prérogatives face à l’expansion rizicole. Une tension entre exploitation et protection que l’on retrouve à certains égards dans les politiques forestières de l’époque. Le besoin de chauffage allant croissant, les forestiers s’opposèrent par exemple à la création d’une réserve naturelle dans la forêt de Tronçais, dans l’actuel département de l’Allier. Au niveau législatif, une loi votée le 8 août 1940 obligea les propriétaires d’une surface forestière supérieure à 10 hectares à accroître de 50% leur exploitation, proposant même de pénaliser ceux qui ne se plieraient pas à ces nouvelles directives. > [!information] Page 83 Ironie du sort, [[René Dumont]], que nous avons déjà évoqué, fut l’un des plus ardents promoteurs de cette frénésie agroproductiviste. S’il devint écologiste par la suite, ce ne fut donc pas dans la continuité de ses engagements et de ses convictions au cours de la période vichyssoise, mais en rupture avec ceux-ci128. En effet, sous l’Occupation, Dumont n’hésita pas à prôner, dans des textes publiés par la Revue de l’économie contemporaine, dirigée par Jean Bichelonne, alors ministre de la Production industrielle, la «spécialisation des régions et des exploitations vers un petit nombre ou vers une seule culture», l’«adoption du matériel moderne», la «motorisation», le [[Remembrement (Data)|remembrement]] et même l’exode rural, «phénomène nécessaire» à ses yeux. Pour produire le maximum, écrivit-il, il faut disposer de grandes quantités d’engrais à bon marché; de variétés de plantes et de races d’animaux perfectionnées; de ressources en énergie surabondantes, actionnant de puissantes machines pour le travail du sol; enfin d’agriculteurs parfaitement instruits, connaissant tous les aspects de leur métier. La dimension optimale de l’exploitation agricole est celle qui permettra l’utilisation dans les conditions les plus économiques d’une forte proportion d’énergie inanimée (motorisation) actionnant l’outillage le plus moderne ^e98adb > [!information] Page 84 À partir de 1942, cette tendance fut renforcée par l’arrivée de Jacques Le Roy Ladurie au ministère de l’Agriculture et de Max Bonnefous au Ravitaillement, qui préconisèrent tous deux une rationalisation technique et économique tous azimuts de la production agricole. Au même moment, la jeune organisation Corporation paysanne, mise en place dès 1940 par la volonté du maréchal Pétain, invita à «la transformation, sur le mode le plus moderne, de nos exploitations131». Entre 1939 et 1944, les effectifs du ministère de l’Agriculture connurent une véritable explosion (une augmentation estimée à hauteur de 50%): «L’essor d’une technostructure encadrant l’agriculture, considéré après-guerre comme un des marqueurs de l’entrée dans la “modernisation”, réalise donc un bond sous Vichy132.» > [!information] Page 84 Cette disposition politique et administrative produisit à son tour des effets. Outre la lutte contre les friches et la «mise en valeur» des terres incultes comme en Camargue et dans la plaine de la Crau (mais aussi en Limagne, en Sologne, en Basse-Bretagne et en Vendée), les technocrates vichyssois, persuadés pour certains que «la France est un pays extraordinairement arriéré», décuplèrent le rythme du [[Remembrement (Data)|remembrement]] par rapport à la décennie précédente: 48 352 hectares y furent soumis en 1943 et 116 812 en 1944. Une politique qui fut d’ailleurs poursuivie après la guerre, souvent à l’initiative des mêmes acteurs. ^a13757 ## Bilan et perspectives > [!accord] Page 85 Au terme de ce bref panorama de l’histoire environnementale des régimes fascistes du siècle passé, on peut mesurer à quel point la critique «moderniste» de l’écologie politique, que nous évoquions au premier chapitre, s’est fourvoyée. Problématique, cette critique ne l’est pas seulement parce qu’elle repose le plus souvent sur une argumentation malhonnête et sur un ensemble de généalogies aussi partielles que partiales, mais aussi parce qu’elle cède à une erreur méthodologique qui a depuis longtemps été pointée du doigt par les historiens du nazisme et du fascisme. Au lieu de partir du principe que les décisions prises par les fascistes, une fois arrivés au pouvoir, comptent tout autant si ce n’est plus que leurs déclarations d’intention, ces auteurs ont en effet tendance à appréhender les mouvements politiques fascistes à la lumière de leurs origines intellectuelles ou de leurs appareils idéologiques, comme si ceux-ci exprimaient le fascisme dans sa forme la plus pure avant qu’elle ne soit dévoyée par l’exercice du pouvoir. De ce point de vue, il est significatif qu’aucun des essayistes ayant usé jusqu’à la corde de la reductio ad hitlerum (ou «ad vichyssum») pour disqualifier les critiques écologistes de la modernité industrielle n’ait pris la peine de se pencher sur le bilan réel du régime nazi, du fascisme italien ou de la France de Vichy en matière d’écologie. > [!accord] Page 86 À cet égard, les comparaisons avec l’«anticapitalisme» du fascisme historique sont assez éclairantes. «Les premiers mouvements fascistes, nous rappelle Robert Paxton, affichaient en effet leur mépris pour les valeurs bourgeoises et tous ceux qui ne pensaient qu’à “gagner de l’argent, de l’argent, du sale argent”. Ils attaquaient le “capitalisme financier international” presque aussi bruyamment que les socialistes. Ils promirent même d’exproprier les propriétaires de grands magasins au profit d’artisans patriotes, et les grands domaines fonciers au profit des paysans133.» Les nazis n’hésitaient pas à parler de «capital rapace», Mussolini s’attaquait régulièrement à la «ploutocratie parasitaire» et l’expression apparemment si sympathique et innocente de bankster, contraction des mots banquier et gangster, fut popularisée dans les années 1930 par Léon Degrelle, l’une des principales figures du fascisme belge et futur membre de la Waffen SS. Mais une fois parvenus au pouvoir, «les partis fascistes n’ont rien fait pour concrétiser ces menaces anticapitalistes. […] Les régimes fascistes ont interdit les grèves, dissous les syndicats indépendants, abaissé le pouvoir d’achat des salariés et généreusement financé les industries de l’armement, pour le plus grand bonheur des employeurs134». > [!accord] Page 86 Or, c’est cette même contradiction entre rhétorique et pratique fascistes que l’on retrouve dans le rapport à la modernisation: Les fascistes vouaient souvent aux gémonies les villes sans âme et le sécularisme matérialiste. […] Mais une fois au pouvoir, ils accélérèrent le rythme de l’industrialisation et choisirent résolument la voie de la concentration industrielle et de la productivité, des autoroutes et de l’armement. Le besoin urgent de réarmer et de livrer une guerre coûteuse balaya rapidement le rêve d’un paradis pour les artisans et les paysans en difficulté qui avaient constitué la première base populaire des mouvements à leurs débuts: ne restaient plus que quelques auberges de jeunesse à toit de chaume, les week-ends d’Hitler en Lederhosen (pantalon de cuir) et les photographies de Mussolini torse nu pour la récolte de blé, en tant que témoignages de la nostalgie rurale initiale135. > [!accord] Page 88 Le philosophe Serge Audier a par exemple bien montré que les interrogations et les inquiétudes que l’on retrouve aujourd’hui encore au cœur de l’écologie politique sont apparues dès le xixe siècle, essentiellement dans les milieux socialistes et libertaires, mais aussi, dans une moindre mesure, libéraux et républicains: mise en garde face aux effets dévastateurs de l’industrie sur la salubrité des territoires et la beauté des paysages, critique de la privatisation des espaces naturels, scepticisme quant aux bienfaits réels du progrès technique, dénonciation de l’élevage industriel, de l’abattage des animaux sauvages et de l’urbanisation sous ses formes les plus chaotiques, mais aussi des nuisances auxquelles les ouvriers sont exposés au travail, ou encore souci des générations futures et solidarité avec toutes les formes de vie. Des auteurs aussi divers que [[Henry David Thoreau]], John Ruskin, [[William Morris]], Michel Bakounine, Pierre Kropotkine ou [[Élisée Reclus]] (et bien d’autres beaucoup moins connus) attirèrent l’attention sur les dangers qu’un culte excessif de la science et de la technique pouvait faire peser sur la quête de la liberté et de l’égalité ^fd4655 > [!accord] Page 88 En critiquant l’héritage de l’imaginaire de domination rationnelle du monde, tout en assumant celui de l’autonomie, les écologies politiques émancipatrices se sont ainsi clairement affirmées dès leurs origines comme une réflexion critique de la modernité sur elle-même, et non – la nuance est cruciale – comme une critique de la modernité en soi, comme le voudraient ceux et celles qui entendent les réduire à une pensée réactionnaire. > [!information] Page 89 On retrouve dans les différents mouvements fascistes du xxe siècle cette tension entre imaginaire de l’autonomie et imaginaire de la maîtrise rationnelle du monde, mais sous une forme inversée. D’une part, parce que les régimes fascistes, au premier rang desquels le nazisme, se sont toujours efforcés d’attribuer leurs institutions à une origine extrasociale (en l’occurrence la nature telle que conçue par le darwinisme social) et, d’autre part, parce que les aspirations à l’autonomie individuelle et collective y ont été systématiquement sacrifiées sur l’autel de la puissance et de son indispensable corollaire, le développement technologique. S’ils n’ont pas hésité à exalter par moments la nature ou la figure du paysan, les régimes fascistes ont en effet témoigné, nous l’avons vu, d’une véritable adoration pour la technologie. Pour qualifier cet étrange mélange de haine envers les acquis de la modernité politique, de rhétorique conservatrice, agrarienne ou naturaliste et d’enthousiasme inconditionnel pour le progrès technique, l’historien américain Jeffrey Herf a évoqué un «modernisme réactionnaire137». Et si cette expression heureuse a été forgée pour désigner le nazisme, il ne fait aucun doute qu’elle peut également être appliquée au fascisme italien et à la France de Vichy. > [!accord] Page 90 La valorisation du monde non humain et la volonté de préserver les conditions d’habitabilité de la Terre peuvent tout à fait revêtir des formes liberticides ou encore afficher une hostilité envers les étrangers et les migrants. Comme le remarquent [[Léna Balaud]] et [[Antoine Chopot]]: Il nous paraît impératif de rappeler qu’il ne faut pas faire l’erreur de redéfinir nos ennemis politiques uniquement comme les ennemis des interdépendances. Car dès lors que la défense des interdépendances perd le contact avec la question des rapports de pouvoir entre humains, ou que le respect de l’écologie des relations devient le seul critère de déclaration du conflit politique, comment s’opposer à des gouvernements qui seraient soucieux de la cohabitation avec les vivants mais structurellement générateurs de domination, de contrôle et d’inégalités entre les humains. […] Tout partisan d’une écologie des relations doit admettre qu’il n’y a aucune nécessité à ce qu’une radicalité écologique et ontologique se traduise par une radicalité politique émancipatrice pour les humains > > [!cite] Note > hein hugo clement sac a merde ^547dfc ## 3 – L’écofascisme aujourd’hui: le cas de la France > [!information] Page 92 Des grimpeurs se sont hissés au sommet des installations pour y déployer des banderoles. Des sacs de ciment ont été éventrés, leur contenu déversé. L’objectif? «Désarmer» les machines qui produisent le béton, cette «arme de construction massive du capitalisme140», afin de faire en sorte qu’elles ne puissent pas redémarrer aussitôt l’occupation terminée. L’appel accompagnant la campagne fut signé par diverses organisations, coopératives, fermes, etc., mais aussi par un grand nombre d’artistes et d’intellectuels connus pour leurs engagements écologistes et anticapitalistes. Ce qui est en revanche bien plus surprenant, et pour tout dire déconcertant, c’est que ce combat vital contre la bétonisation du monde soit partagé par un auteur beaucoup moins fréquentable, dont les militants des «Soulèvements de la Terre» se sont évidemment bien gardés de solliciter le soutien: [[Renaud Camus]], l’un des principaux inspirateurs de l’extrême droite contemporaine la plus dure. > [!information] Page 92 S’il n’a échappé à personne que le meurtrier écofasciste de Christchurch a revendiqué l’influence de [[Renaud Camus]], au point d’intituler son manifeste Le Grand Remplacement, en hommage à la «théorie» popularisée par son maître, il me semble que l’on n’a en revanche pas suffisamment souligné à quel point l’idéologue français était lui-même sensible à la question écologique. La lutte contre l’artificialisation des sols, écrit-il dans une publication Facebook du 12 avril 2021, est évidemment très nécessaire et très recommandable, et cela d’autant plus qu’«artificialisation» et «remplacisme global» sont des termes à peu près synonymes – ce qui, au passage, amène à douter quelque peu de la sincérité et de l’efficacité de l’engagement, dans le combat contre l’artificialisation, d’un gouvernement éminemment remplaciste: ce serait de sa part se combattre lui-même, puisque le principal facteur de l’artificialisation foudroyante des sols, en France, c’est précisément le Grand Remplacement, l’afflux permanent de populations étrangères à fort taux de reproduction, autrement dit le génocide par substitution141. > [!information] Page 93 Fort de ces convictions, [[Renaud Camus]] et le CNRE – le Conseil national de la résistance européenne, organisation identitaire dont il est l’un des piliers – se sont explicitement engagés en faveur des opposants à la bétonisation du triangle de Gonesse: L’artificialisation est un autre nom pour le remplacisme global. L’artificialisation des sols est un des pires méfaits des industries de l’Homme, qui tendent aussi, bien sûr, à l’industrialisation de l’espace, à sa commercialisation à outrance, à sa dévastation: autant de processus d’instauration du bidonville global, du bidon-monde. La gestion managériale du parc humain veut la croissance démographique, en laquelle elle voit la condition de la croissance des profits; et elle ne peut l’obtenir qu’à travers le changement de peuple, les peuples remplaçants assurant mieux que le peuple indigène remplacé l’augmentation de la population, qui rend vaines toutes les politiques écologiques et qui condamne tous les sols au ciment et au béton, au détriment principal et constant des sols agricoles. Le CNRE soutient sans réserve tous les opposants à l’installation d’une énorme gare inutile et d’une nouvelle zone d’activité dans le triangle de Gonesse, au nord de Paris. Ces adversaires de l’éradication des terres agricoles croyaient avoir remporté une grande victoire, en 2019, avec l’abandon, par le chef de l’État, de l’aberrant projet d’Europa City. C’était bien mal connaître le président de la République, représentant désigné parmi nous de la davocratie remplaciste, et qui ne recule ici que pour mieux sauter là. Le contre-projet n’artificialise pas moins que le projet écarté: il faut s’y opposer avec la même rigueur ^7e1611 ## Du racisme biologique au racisme ethnodifférentialiste > [!accord] Page 94 Du xixe siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est une conception naturaliste de la race qui a prévalu dans les sociétés occidentales: en Amérique, en Afrique, en Asie ou en Océanie, les populations blanches issues de la colonisation ou de l’immigration européenne étaient présentées comme intrinsèquement supérieures aux populations autochtones et aux esclaves ou descendants d’esclaves. En Europe, dans l’imaginaire nazi par exemple, les populations «aryennes» étaient quant à elles supposées intrinsèquement supérieures aux Juifs et aux Slaves. Dans l’un comme dans l’autre cas, la théorie de l’évolution et, plus spécifiquement, le darwinisme social143 furent utilisés pour légitimer une hiérarchie socioraciale implacable («Le nazisme, c’est de la biologie appliquée», se plaisait à répéter Hitler dans ses discours144), qui trouva son aboutissement logique dans l’extermination des Juifs d’Europe. > [!information] Page 95 Dans le contexte francophone, ce tournant a été associé à une nébuleuse intellectuelle connue sous le nom de «Nouvelle Droite», expression forgée en 1978, au cours d’une campagne médiatique hostile, pour désigner l’ensemble alors formé par deux groupes qui, tout en étant issus d’une même matrice, ne vont pas tarder à se séparer l’un de l’autre: le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) et le Club de l’horloge > [!information] Page 95 Symbole ou symptôme de cette séparation en gestation, seul le GRECE va reprendre un temps l’étiquette de Nouvelle Droite (ND). Même si celle-ci n’est plus directement revendiquée aujourd’hui, le GRECE n’étant plus actif et les auteurs issus de cette nébuleuse ayant connu des évolutions intellectuelles notables et parfois divergentes depuis la fin des années 1970, j’utiliserai moi-même par commodité l’expression Nouvelle Droite pour désigner les idées qui se sont exprimées dans les différents supports qui lui ont été associés: des revues (Éléments, Krisis et Nouvelle École), des ouvrages (principalement ceux d’[[Alain de Benoist]]) ou encore des groupes et des maisons d’édition, tels que l’Institut Iliade ou les Éditions de la Nouvelle Librairie, parmi les plus actifs aujourd’hui. > [!accord] Page 95 Fondé en 1968, le GRECE réunit à ses débuts plusieurs intellectuels proches de la Fédération des étudiants nationalistes et de la revue Europe-Action. Parmi ceux-ci, [[Alain de Benoist]], resté jusqu’à ce jour la principale tête pensante de la ND et dont les nombreuses publications serviront en grande partie de fil rouge à l’histoire que je déploierai dans ce chapitre > [!information] Page 95 À l’époque, les positions d’[[Alain De Benoist]] et de ses acolytes sont encore très proches de celles d’un néofascisme de facture assez classique: fréquentation assidue d’anciens membres de la SS tels que Saint-Loup ou Robert Dun, qui ouvriront la voie au néopaganisme au sein de la ND; défense de l’Occident et de ses «combats» d’alors, ce qui conduira notamment au soutien à la guerre du Vietnam et à l’apartheid en Afrique du Sud; persistance d’un racisme biologique et hiérarchique147, qui s’exprime notamment à travers la crainte d’une «immigration importante d’éléments de couleur» qui risquerait d’entraîner «notre disparition et celle de notre civilisation148». > [!accord] Page 97 Cet européisme, provocateur dans le contexte intellectuel de l’extrême droite des années 1960, annonce bien des ruptures et des reconfigurations à venir. Sous l’impulsion d’[[Alain De Benoist]], un tournant majeur s’opère en effet au sein du GRECE à partir de 1968-1969. Tournant stratégique tout d’abord, avec l’adoption d’un «gramscisme de droite» ou d’une stratégie dite «métapolitique», soit «tout travail de réflexion, d’analyse, de diffusion d’idées et pratiques culturelles susceptibles d’influencer à long terme la société politique. Il ne s’agit plus de prendre le pouvoir, mais de lui fournir un aliment idéologique, philosophique et culturel capable d’orienter (ou de contredire) ses décisions151». Déplorant l’hégémonie intellectuelle de la gauche dans les années 1960, et notamment celle du marxisme, la ND estime que la droite et l’extrême droite, trop timorées dans ce domaine, ou dont les références sont jugées obsolètes, doivent s’engager dans la «bataille des idées», d’une part, en pénétrant le champ médiatique et universitaire pour y implanter une «contre-culture» de droite et, d’autre part, en établissant des liens féconds avec des formations politiques dans l’espoir de les réformer intellectuellement de l’intérieur. > > [!cite] Note > ptin trop fort ce fdp. relire sun tzu cest trop grave > [!information] Page 97 Tournant «bibliographique» ensuite, qui conduit nombre d’intellectuels de la ND à élargir considérablement le champ de leurs lectures par rapport au corpus classique de l’extrême droite. Les références à Charles Maurras, à Maurice Barrès ou à Édouard Drumont se voient ainsi peu à peu accompagnées et souvent même supplantées par l’étude de certaines des grandes figures du panthéon de la droite littéraire et philosophique européenne: [[Martin Heidegger]], [[Carl Schmitt]], Ernst Jünger, Knut Hamsun, Oswald Spengler152, Julius Evola, Werner Sombart, Arthur Moeller van den Bruck, etc. Plus surprenant encore, la ND s’ouvre rapidement à la production intellectuelle classée à gauche et à l’extrême gauche. Parmi les classiques, [[Karl Marx]] ou Proudhon sont régulièrement cités, mais c’est en réalité toute ou presque toute la production intellectuelle «gauchiste» en philosophie et en sciences sociales qui fait l’objet d’une réception gourmande et bien souvent enthousiaste. [[Jean Baudrillard]], [[André Gorz]], Marshall Sahlins, Alain Caillé, Serge Latouche, Robert Jaulin ou Claude Lévi-Strauss153, pour n’en citer que quelques-uns, vont ainsi peu à peu devenir une source d’inspiration majeure non seulement pour [[Alain de Benoist]], mais aussi pour la plupart des contributeurs des publications de la ND, témoignant d’une curiosité et d’un éclectisme intellectuel toujours vivaces, qui ont été à l’origine de bien des confusions et des malentendus. ^9841b2 > [!information] Page 98 Tournant idéologique enfin, avec le renoncement d’[[Alain de Benoist]] au racisme biologique et hiérarchique qui avait marqué sa jeunesse154. Ainsi cesse-t-il de parler de la «race européenne», dont il affirmait encore en 1966 qu’elle était la seule à avoir «continué à progresser depuis son apparition sur la voie montante de l’évolution du vivant, au contraire des races stagnantes155». Il multiplie au contraire au fil des ans des articles au titre éloquent – «Contre tous les racismes156», «Le totalitarisme raciste157», etc. – condamnant vigoureusement le racisme, dont l’universalisme, par sa volonté supposée d’imposer à toutes les sociétés humaines un même ensemble de normes éthiques et juridiques (le «droit-de-l’hommisme») au mépris de leurs singularités, est accusée d’être la cause première. > [!accord] Page 100 L’ethnodifférentialisme de la ND s’exprime en effet bien souvent en des termes qui s’inspirent directement de l’anthropologie sociale159, à tel point que certains chercheurs n’hésitent pas à parler d’une «littérature postcoloniale d’extrême droite160». L’expression peut paraître absurde et même choquante quand on sait à quel point l’extrême droite française, dans la période de l’après-guerre, s’est construite ou reconstruite dans le rejet des processus de décolonisation. Mais [[Alain de Benoist]], qui s’était pourtant engagé en faveur de l’Algérie française dans sa prime jeunesse, s’est rapidement mué en «défenseur» des peuples du tiers-monde, qu’il n’a cessé d’inviter à poursuivre jusqu’au bout leur œuvre de décolonisation en revendiquant leur droit à disposer d’eux-mêmes et à préserver leur culture originelle > [!information] Page 100 À cette fin, la ND va notamment mobiliser, avec une grande habileté intellectuelle, le Claude Lévi-Strauss de Race et histoire ou du Regard éloigné, ouvrage où le grand anthropologue français invitait chaque culture à «s’opposer à celles qui l’environnent, à se distinguer d’elles, en un mot à être soi162». Elle va également s’appuyer sur le concept d’«ethnocide», forgé dans les années 1970 par l’ethnologue Robert Jaulin pour dénoncer toutes les politiques qui, sans nécessairement user directement de la violence ni éliminer physiquement les groupes indigènes dominés et marginalisés à travers le monde, conduisent néanmoins à la destruction de leur identité culturelle. Mais là où ces critiques de l’uniformisation socioculturelle se contentaient en général d’attirer notre attention sur la responsabilité des nations et des groupes sociaux hégémoniques dans la fragilisation croissante des langues et des cultures de nombreux groupes minoritaires, soumis à toutes sortes de violences néo- ou post-coloniales menaçant leur pérennité, les critiques identitaires et réactionnaires renversent en quelque sorte l’accusation. > [!accord] Page 101 Dans leur perspective, ce sont désormais les groupes dominants eux-mêmes – les Blancs, les Occidentaux, les Européens, etc. – dont l’identité et la pérennité sont menacées par la prolifération des «minorités» et de leurs revendications; ce sont eux qui subissent les assauts d’un colonialisme d’autant plus insidieux qu’il ne dit pas son nom. Dès lors, la dénonciation des colonisations européennes des siècles passés et de la domination dont nombre de peuples du Sud continuent à faire l’objet est avant tout destinée à mettre en lumière la colonisation dont l’Europe serait elle-même la proie; le «Grand Remplacement» et l’«ethnocide», voire le «génocide de substitution» dans les versions les plus outrancières, dont «nous» serions aujourd’hui les victimes, seraient en quelque sorte le calque du génocide et de l’ethnocide subis par les populations indigènes d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie entre le xve et le xixe siècle. > [!information] Page 102 Mais curieusement, ce racisme ethnodifférentialiste, hétérophile et mixophobe ne s’est pas immédiatement ni systématiquement traduit par des propositions politiques ouvertement xénophobes et anti-immigrationnistes. [[Alain de Benoist]] a par exemple longtemps défendu une forme de «multiculturalisme communautarien»; au nom d’un droit absolu à la différence, il a pu plaider pour une «communauté ouverte» qui «ne fait pas payer l’intégration du prix de l’oubli des origines166». L’identité ethnoculturelle des différentes communautés qui vivent en France aujourd’hui, peut-on lire dans le manifeste du GRECE, doit cesser d’être rabattue sur le domaine privé, pour faire l’objet d’une véritable reconnaissance dans la sphère publique. Elle adhère donc à un modèle de type communautarien et non communautariste, permettant aux individus qui le souhaitent de ne pas se couper de leurs racines, de maintenir vivantes leurs structures de vie collectives et de ne pas avoir à payer leur respect d’une nécessaire loi commune de l’abandon de la culture qui leur est propre > [!information] Page 103 Une sensibilité dont il arrive que l’on retrouve aujourd’hui encore la trace dans la revue Éléments. Ainsi, à l’automne 2021, un reportage consacré à la communauté immigrée sri-lankaise en France évoquait avec admiration l’attachement indéfectible de cette dernière à ses traditions polythéistes et son refus obstiné des mariages mixtes, les individus contrevenant à cette règle étant tout simplement ostracisés. > [!information] Page 103 Au fil du temps cependant, ce multiculturalisme désireux de «maintenir vivantes toutes les cultures et de sauver la diversité du monde168» s’est estompé, laissant place à un rejet de plus en plus prononcé de l’immigration, assimilée à une véritable entreprise de colonisation: «Quand l’immigration dépasse un certain seuil, écrit [[Alain de Benoist]], elle devient inévitablement une colonisation, au sens premier du terme. J’ai toujours condamné le colonialisme, ce n’est pas pour accepter aujourd’hui une colonisation en sens inverse169.» Nul hasard, donc, si c’est aujourd’hui aux Éditions de la Nouvelle Librairie, dont le fondateur François Bousquet est également le rédacteur en chef de la revue Éléments depuis 2017, que sont publiés les ouvrages de [[Renaud Camus]], principal promoteur en France de la thèse du «Grand Remplacement» > [!accord] Page 104 Selon cette thèse, le peuple «autochtone» français – et plus largement européen – serait progressivement remplacé par des éléments «allochtones» et soumis à l’emprise croissante de l’Islam, dont l’immigration issue des pays à majorité musulmane serait la «cinquième colonne». Dans ses versions les plus grossières, l’idée de Grand Remplacement présente des accents complotistes et antisémites, puisque ce sont les élites économiques et financières, associées aux Juifs, qui sont accusées d’orchestrer ce «génocide de substitution»; ainsi, [[Renaud Camus]] évoque le «remplacisme davocratique» dans les textes que j’ai cités au début de ce chapitre, en référence au Forum économique mondial de Davos, en Suisse, symbole par excellence des élites cosmopolites et «déracinées». Mais le «fantasme d’inversion coloniale171» dont témoigne la hantise du grand remplacement n’a pas nécessairement besoin d’être complotiste. ## Le tournant écologique de la Nouvelle Droite > [!information] Page 106 Mais quid de l’écologie dans tout cela? Dans un premier temps, il faut bien dire que la ND y est demeurée relativement étrangère, voire franchement hostile. Marquée par un certain positivisme et par un culte prométhéen de la puissance technique hérité de ses origines néofascistes, réticente face à un discours qu’elle jugeait catastrophiste et dans lequel elle percevait la réminiscence d’un complexe de culpabilité tout droit issu du christianisme, la revue Éléments consacra même en 1977 un numéro aux «Équivoques de l’écologie». Les titres de ses articles se passent de commentaires: «Les nouveaux rousseauistes», «De l’écologie à l’écomanie», «Une idée fausse de la “nature”», «L’écologie au service de l’impérialisme» ou encore «L’atome contre la pollution» > [!information] Page 106 [[Alain de Benoist]] publie ainsi dès 1993 plusieurs articles sur l’écologie175, qui fait également la une de divers numéros d’Éléments, la revue «grand public» (distribuée en kiosque) de la ND: «L’écologie contre le marché» (janvier 1994), «Une réponse à la mondialisation, le localisme» (mars 2001), «Le salut par la décroissance» (décembre 2005), «Le climatoscepticisme est-il une maladie?» (avril 2010) et, dernier en date à ce jour, où pointe pour la première fois un néomalthusianisme assumé, «Surpopulation, la menace» (juin 2020). Mais même lorsqu’elle ne fait pas la une, il est rare qu’un numéro d’Éléments ne publie pas au moins un article sur l’écologie > [!information] Page 107 Un intérêt que l’on retrouve également dans la revue Krisis, de facture plus académique, qui a consacré deux numéros spéciaux à l’écologie en 1993 et en 2018 (sous le titre Nature?). Cette revue fut notamment la première en France à publier une traduction de l’article de Lynn White Jr. sur les racines historiques de la crise écologique ainsi que la célèbre plateforme de l’écologie profonde rédigée par Arne Næss. Elle fut également sans doute l’une des premières à relayer et à accueillir favorablement, par l’intermédiaire d’[[Alain de Benoist]], les débats d’éthique environnementale anglo-saxons sur la valeur intrinsèque de la nature177, dont on retrouve l’écho dans un ouvrage publié en 2007, Demain la décroissance! Penser l’écologie jusqu’au bout, qui opère la synthèse d’une décennie de réflexions sur ce thème. Enfin, dernier acteur en date de cette écologie politique néodroitière, l’Institut Iliade (Institut pour la longue mémoire européenne), qui «refuse le grand remplacement et appelle à la défense de notre civilisation178». Cet Institut, qui a récemment publié un Manifeste dans lequel l’écologie occupe une place importante179, a organisé en 2020 un colloque, «La nature comme socle», proposant des interventions aux intitulés évocateurs: «Pour une écologie enracinée: localisme et mise en valeur des terroirs», «Face à l’écologie hors-sol, pour une écologie enracinée». > [!accord] Page 108 C’est la maturation de plusieurs idées présentes de longue date dans la ND qui va entériner cette «conversion» à l’écologie: la dénonciation vigoureuse de l’héritage judéo-chrétien, accusé d’être à l’origine des idéaux universalistes de la modernité, la valorisation par contraste du paganisme antique, une lecture assidue de Heidegger qui conduit [[Alain de Benoist]] à condamner «l’arraisonnement du monde à la technique» et, enfin, la critique du capitalisme et plus largement de toute vision économiciste ou marchande du monde ^f77c6f > [!accord] Page 109 Si la critique adressée par la ND aux enseignements bibliques vise donc, dans un premier temps, leurs effets délétères sur l’organisation et l’évolution des rapports sociaux à l’intérieur de la civilisation européenne, elle va rapidement entrer en résonance avec la critique écologiste du christianisme avancée dès les années 1960. Outre-Atlantique, l’historien Lynn White Jr. publie en effet en 1967 dans la revue Science un article célèbre sur «Les racines historiques de notre crise écologique183». Invoquant les célèbres versets de la Genèse – «Dieu bénit Noé et ses fils et il leur dit: soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre. Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer: ils sont livrés entre vos mains.» –, il y soutient que le christianisme a fondé sa relation à la nature sur un syllogisme pervers et particulièrement destructeur: 1) Dieu est transcendant au monde; 2) L’Homme est à l’image de Dieu; 3) Donc l’Homme est transcendant au monde et il peut l’instrumentaliser à sa guise. Accusée d’anthropocentrisme, pointée du doigt pour ses tendances supposées à la dévalorisation du corps et de notre condition terrestre, la religion chrétienne est ainsi considérée comme l’une des matrices spirituelles les plus profondes de la crise environnementale > [!accord] Page 111 On aurait tort, cependant, de confondre le paganisme néodroitier avec une simple version identitaire de la religiosité new age qui a fleuri depuis les années 1960 dans les pays occidentaux. Si une commission «Traditions» est créée au sein du GRECE dans le but de célébrer rituellement des grandes fêtes païennes comme les solstices ou les mariages, le paganisme y est avant tout perçu comme un moyen, «dans un monde de plus en plus désenchanté187», de «renouer avec l’idée de kosmos, c’est-à-dire d’un ensemble harmonieux et ordonné, où l’Homme a toute sa place, pour sauver la beauté du monde et redonner un sens à la notion de “paysage”», et d’en revenir «à un sentiment d’amicale connivence avec le monde, en retrouvant le sens des limites, en abandonnant la démesure propre à l’arrogante maîtrise. Rapport, non de fusion mystique, mais de coappartenance188». > [!information] Page 112 Des prêtres catholiques évangélisant les populations autochtones en Amérique au mépris de leurs croyances aux instituteurs de la IIIe République en croisade contre les langues et autres particularités régionales, [[Alain de Benoist]] n’a pas de mots assez durs pour dénoncer les idéaux qu’il prête à cette modernité issue de la Renaissance avant d’être radicalisée par les Lumières189: La conversion de l’Occident à l’universalisme a été la cause principale de sa volonté de convertir à son tour le reste du monde, naguère à sa religion (croisades), hier à ses principes politiques (colonialisme), aujourd’hui à son modèle économique et social (développement) ou à ses principes moraux (droits de l’Homme) ## Décroissance, critique localiste du capitalisme et anti-immigrationnisme vert > [!accord] Page 113 Fidèle aux inspirations «décoloniales» et «tiers-mondistes» que j’ai déjà évoquées à propos du racisme et de ses mutations, [[Alain de Benoist]] critique ainsi à la fin des années 1980 le «trio infernal193» constitué selon lui par l’occidentalisation, la mondialisation et l’américanisation, dans le sillage notamment de la lecture d’un ouvrage de Serge Latouche dont il partage alors nombre des analyses, L’occidentalisation du monde > [!accord] Page 113 Une hostilité au libéralisme et à la société marchande qui va bien évidemment offrir un nouveau point de ralliement avec les thèses les plus radicales de l’écologie politique et le conduire in fine à se prononcer contre «la démonie productiviste195» et en faveur de la décroissance: «En vertu du principe simple qu’une croissance matérielle et démographique infinie est impossible dans un espace fini, une écologie conséquente implique un coup d’arrêt à la fuite en avant et, donc, une certaine part de décroissance. Qui prétend parler d’écologie sans s’en prendre au capitalisme ferait mieux de se taire196.» > [!accord] Page 114 Ce plaidoyer pour la décroissance va rapidement s’accompagner d’un soutien prononcé au localisme et au régionalisme, qui sont en quelque sorte la forme «territorialisée» du différentialisme culturel. De même qu’il est hors de question pour la ND de définir les individus à l’aune de leur appartenance première à une humanité générique197, tare insurmontable à ses yeux de toutes les idéologies universalistes, auxquelles il convient d’opposer l’indépassable enracinement de l’existence humaine dans des cultures particulières, de même l’engagement écologiste est impensable hors du rapport charnel qui unit les cultures humaines à des lieux spécifiques, qualitativement distincts les uns des autres. Ainsi [[Alain de Benoist]] s’insurge-t-il contre une «écologie planétarienne, qui appelle tout naturellement à une gouvernance mondiale, seule capable à ses yeux de “sauver la planète”, en oubliant qu’on habite la “planète” que par le truchement des terroirs, des écosystèmes et des paysages locaux198.» > [!approfondir] Page 114 Une méfiance que l’on retrouve dans le récent Manifeste de l’Institut Iliade199. Ses auteurs refusent en effet d’accorder trop d’importance à la «planète dans sa totalité», estimant que la «quasi-totalité des grands défis écologiques qui se présentent à nous peuvent être résolus à un niveau extrêmement local200». Car si «la préservation de la nature est l’un des grands enjeux de notre temps, indissociable du réenracinement et de la préservation de l’identité201», il faut en revanche veiller à ce que la crise écologique ne révèle pas notre humanité partagée à travers notre commune «terrestrialité» et qu’elle ne soit pas mise à profit pour nourrir un renouvellement de l’universalisme honni. Ainsi le naturel chassé par la porte est-il finalement revenu par la fenêtre… En > [!information] Page 115 À chaque ensemble culturel correspondrait ainsi un territoire, et l’intégrité de l’un ne pourrait être respectée qu’à condition de respecter celle de l’autre: «Tout peuple qui défend une identité ethnoculturelle sait que cette identité est par définition territorialisée. La plupart des espèces animales obéissent à des logiques territoriales: elles marquent et défendent un territoire délimité. C’est a fortiori le cas de l’homme203.» Aussi sommes-nous invités à reconnaître les «capacités plus ou moins grandes de tel ou tel groupe de population à s’adapter à tel ou tel milieu. Est-il hérétique de dire qu’il y a quelque raison pour qu’un Congolais soit plus à l’aise au bord de son fleuve que dans les forêts de Haute-Savoie204?» > [!accord] Page 116 Quid de la critique de l’immigration dans le cadre de ce localisme anticapitaliste? Voilà longtemps que l’extrême droite a pris l’habitude d’user d’une rhétorique sociale205, parfois même marxisante206, pour stigmatiser les personnes migrantes, en établissant une symétrie pernicieuse entre l’intensification des flux de marchandises et celle des flux migratoires, et en dénonçant la complicité structurelle entre la mondialisation «par le haut», dévolue aux élites du capitalisme financier, et la mondialisation «par le bas», assurée par les migrants, accusés d’exercer une pression à la baisse sur les salaires des classes populaires des pays d’accueil. Dans cette perspective, actionnaires, patrons et migrants concourent tous à la baisse tendancielle des revenus et à la précarisation des autochtones. ^22a8f9 > [!approfondir] Page 117 Autrement dit, [[Alain de Benoist]] affirme en substance qu’il est incohérent de critiquer le capitalisme tout en acceptant l’immigration. Une position qui repose à bien des égards sur le syllogisme suivant: 1) Le capitalisme a besoin de l’immigration pour croître; 2) Il n’est pas possible de préserver les conditions de vie sur Terre sans décroissance; 3) Une écologie anticapitaliste conséquente doit donc être anti-immigrationniste. C’est que le déracinement physique et territorial des migrants est en quelque sorte le reflet du déracinement du capital transnational: «Je ne condamne pas cette immigration trop massive par chauvinisme ou par xénophobie, mais parce que j’y vois un déracinement forcé dont le seul bénéficiaire est le patronat. L’immigration, c’est l’armée de réserve du capital207.» Patrick Crusius, le tueur d’El Paso, ne dit pas autre chose dans son Manifeste: «Être pour les grandes entreprises, c’est être pour l’immigration. Les grandes entreprises doivent remplir les bassins d’emploi peu qualifiés et qualifiés de façon à maintenir les salaires au plus bas.» Reste à savoir quand de Benoist et consorts en tireront les mêmes conclusions que lui en termes d’action politique… > [!information] Page 119 Mais si les Congolais sont plus à l’aise au bord de leur fleuve, les Arabes dans leurs déserts et les Papous dans leurs forêts, que faire de ceux d’entre eux qui ont eu le malheur d’atterrir «chez nous»? Dommageable à l’identité des sociétés qui les accueillent, leur présence n’est-elle pas, qui plus est, incompatible avec la préservation d’un environnement auquel ils ne sont pas adaptés? Ne faudrait-il pas les rendre à leurs «ethnies» et à leurs contrées d’origine, en un mot les «remigrer» pour des raisons indissociablement culturelles et écologiques? C’est la conclusion à laquelle différents auteurs sont manifestement parvenus: «Celui qui plaide pour la relocalisation des activités doit aussi plaider pour la remigration des hommes210», écrit par exemple François Bousquet. ## De la Nouvelle Droite au Rassemblement national > [!information] Page 120 Un intérêt marqué pour l’écologie se fait également jour dans certains milieux et chez certains auteurs survivalistes proches de l’extrême droite. Par exemple, [[Piero San Giorgio]], auteur du best-seller Survivre à l’effondrement économique213 et contributeur ponctuel d’Éléments214, invite ses lecteurs à rompre avec toute forme de dépendance envers les grands systèmes technologiques qui leur assurent un approvisionnement en eau, en nourriture et en énergie en créant des «bases autonomes durables» où ils pourront satisfaire leurs besoins par eux-mêmes. A-t-il fait des émules? ^59adda > [!information] Page 120 En Allemagne, les services de renseignement estiment qu’il existe plus d’une centaine de villages dans lesquels des militants d’extrême droite, parfois même ouvertement néonazis, se sont installés en quête d’enracinement. En France, Clément Martin, l’un des porte-paroles du groupe Génération identitaire, a plaidé pour la «reconquête territoriale»: Il faut développer des stratégies de résilience communautaire dans des espaces abandonnés, à reconquérir, et y susciter une économie qui nourrit ses membres ou une partie conséquente. Cela ne pourra se faire qu’à la campagne. Des pionniers doivent d’ores et déjà en prendre le chemin. Dans toute guerre, il y a une avant-garde et une arrière-garde: les deux positions ne se contredisent pas, elles sont complémentaires. Il s’agit de garder à l’esprit que pour perdurer, notre idéal doit s’incarner dans des familles où les enfants sont heureux de grandir au cœur d’un terroir préservé. C’est pourquoi il est impératif de reconquérir nos campagnes et d’en faire nos ZID: Zones identitaires à défendre > [!accord] Page 123 Cependant, il me semble que l’écologisme chrétien, a fortiori si on l’examine à la lumière des positions défendues par son représentant le plus influent, à savoir le pape, ne peut pas être systématiquement rattaché à l’extrême droite contemporaine, notamment sur le point qui en constitue le centre névralgique: le rapport à l’immigration. Or, s’il est bien une position sur laquelle le Vatican s’est montré intraitable, dans un contexte politique européen pourtant hostile, c’est sur la nécessité d’accueillir inconditionnellement nos «frères migrants». > [!approfondir] Page 123 Et si l’on tient absolument à revenir au cas précis de la revue Limite, au vu de l’attention médiatique qu’elle a suscitée, il est intéressant de remarquer qu’elle a intitulé l’un de ses numéros «Le grand remplacement (le vrai!)221», en référence au remplacement des travailleurs par des machines dans nombre de secteurs de l’économie capitaliste contemporaine, marquant ainsi ses distances avec la «théorie» du «grand remplacement» popularisée par [[Renaud Camus]]. Peu de temps après, Éléments intitulait de son côté l’un de ses numéros «L’autre grand remplacement» pour évoquer ce même phénomène d’automatisation, cautionnant ainsi implicitement par ce titre la «thèse» de Camus. Contraste saisissant et nuance de taille, preuve s’il en fallait qu’un «écoconservatisme», aussi problématique soit-il, ne suffit pas à faire un «écofascisme». > [!information] Page 125 En outre, le GRECE n’a jamais appelé ses membres à s’y rallier, même si, au gré des trajectoires individuelles, un certain nombre de militants issus de la ND ont rejoint le FN/RN à différentes étapes de son histoire. À noter également qu’au cours de ces dernières années, Éléments a accordé plusieurs interviews à Marine Le Pen224, tout en ouvrant ses colonnes à Hervé Juvin, actuel responsable de l’écologie dans la formation nationaliste, qui tient une chronique dans chaque numéro. > [!information] Page 126 Mais le FN/RN a également été gagné par le «tournant postcolonial» et par le racisme ethnodifférentialiste de la ND, plus réfléchi, plus subtil, moins vulgaire et outrancier que le racisme «ordinaire», ce qui lui a notamment permis de s’adapter à certaines transformations sociales et juridiques: un public de moins en moins enclin aux discours choquants et des lois antiracistes plus contraignantes. Dans une étude fascinante sur les jeunes militants du Front national à la fin des années 1990, l’anthropologue Sylvain Crépon a exprimé l’ampleur du trouble qui l’avait saisi lorsqu’il a découvert que l’idéologie de ces militants s’appuyait très largement sur les ressources conceptuelles et lexicales de l’anthropologie: «appartenance culturelle», «intégrité culturelle des peuples», «relativisme culturel», etc. «Je me considère comme ethnodifférentialiste» est une phrase qui revient souvent dans les entretiens menés par Crépon avec les jeunes frontistes d’alors, qui s’identifient par ailleurs régulièrement aux «primitifs» décrits par les ethnologues: Moi, rapporte un permanent, je pense qu’aujourd’hui, à vouloir à tout prix créer un monde cosmopolite, on met, euh […], on laisse se développer une idéologie dangereuse pour les identités. C’est-à-dire que de ce point de vue-là, je me sens plus proche de l’Indien d’Amazonie que du citoyen américain qui, lui, se gave de hamburgers > [!accord] Page 128 En revanche, il est indéniable que le FN/RN a amorcé un tournant «vert», tout au moins dans sa communication, depuis maintenant une bonne dizaine d’années. Là encore, sans doute serait-il naïf de penser que la reprise d’une partie de l’écologie politique néodroitière au sein du FN/RN relève d’un processus purement endogène qui s’expliquerait par les seules évolutions intellectuelles de l’extrême droite française, alors qu’elle tient sans doute autant si ce n’est davantage de l’opportunisme politique, dans un contexte où l’écologie est devenue un sujet incontournable. Ce qu’il est intéressant de constater pour nous, c’est qu’au moment où le parti a décidé d’accorder davantage de place à l’écologie dans son programme, c’est encore une fois en grande partie dans le répertoire intellectuel et lexical forgé par la ND qu’il a puisé son inspiration. > [!accord] Page 128 Même si l’écologie du FN/RN, respectabilité politique oblige, demeure étrangère au néopaganisme, à la critique radicale du travail ou encore à l’éloge inconditionnel de la décroissance si fréquents sous la plume d’Alain de Benoist, difficile, donc, de ne pas y voir une énième victoire métapolitique pour la ND, surtout lorsque l’on connaît le mépris affiché pour l’écologie au sein du parti, notamment sous la présidence de Jean-Marie Le Pen. > [!information] Page 130 Ainsi, en 2011, lorsque Laurent Ozon, localiste néopaïen, contributeur de la revue Le recours aux forêts et proche de la nébuleuse identitaire, est nommé au bureau politique du FN/RN, dont il devient responsable du secteur écologie, il est rapidement démis de ses fonctions et exclu du parti. En cause, le soutien qu’il apporte à demi-mots, ou tout au moins la complaisance dont il fait preuve envers Anders Breivik, le terroriste norvégien qui vient de commettre plusieurs massacres à Oslo et à Utøya. L’accueil avorté de cet écologiste radical témoigne néanmoins de la mutation en cours. Le programme du FN/RN se teinte alors résolument de vert; Marine Le Pen affirme qu’il faut protéger «les écosystèmes, à commencer par les écosystèmes humains que sont les nations233», tandis que Jordan Bardella, l’un de ses plus fidèles seconds, déclare que «le meilleur allié de l’écologie, c’est la frontière234». > [!accord] Page 131 Favorable à la production nucléaire, seule en mesure de satisfaire aux exigences de décarbonation de l’économie aux yeux du parti, et dont le renforcement est par conséquent décrit comme une «priorité nationale», le FN/RN est en revanche, à l’image d’autres formations de droite, farouchement opposé aux éoliennes sur terre comme en mer, accusées de détruire le cadre de vie des Français. Le traitement réservé aux animaux dans la société industrielle est dénoncé, Marine Le Pen étalant au grand jour son amour des matous, et, sans surprise, cette défense de la condition animale est mise à profit pour dénoncer la cruauté inhumaine de l’abattage halal et pour ériger le respect des animaux en principe constitutif de l’identité française, sur ce point également menacée par les envahisseurs musulmans. > [!information] Page 131 Enfin, dernier chapitre en date dans l’histoire tourmentée des rapports entre le FN/RN et l’écologie, le thème du localisme s’impose progressivement dans les discours et le programme du parti, notamment sous l’impulsion d’Hervé Juvin (proche, ne l’oublions pas, de la revue Éléments), qui s’oppose avec véhémence au «mondialisme» et à «l’idéologie du nomadisme». Auteur d’un ouvrage intitulé La grande séparation, recyclage édulcoré des thèses ethnodifférentialistes de la ND, Juvin déclare à la radio le 4 avril 2019 que «la biodiversité animale et végétale est essentielle, mais que la diversité des sociétés humaines est encore plus importante». «À mes yeux, ajoute-t-il, cette diversité est protégée par les frontières235». Cette même année, il tient à la télévision des propos nauséabonds qui feront frémir même les odorats les moins délicats; les migrants seraient selon lui comparables à des «espèces invasives», face auxquelles «l’homme doit défendre son biotope236». Même si je ne suis pas adepte d’un usage excessif du point Godwin, il me semble en l’occurrence que les amateurs d’histoire apprécieront et se souviendront que le concept de Lebensraum (espace vital), cher aux idéologues du Troisième Reich, fut justement forgé pour traduire et germaniser le terme de biotope. > [!information] Page 132 En 2021, Juvin fonde en compagnie d’Andréa Kotarac le mouvement Les Localistes. Rapidement, un manifeste en ligne est publié. Émaillé de photographies apaisantes de paysages du terroir français, d’étalages de légumes que l’on suppose bio soigneusement vendus dans des paniers en osier, de boulangers pétrissant leur pain ou de réparations de vélos, il affirme que «leur lieu de vie est ce que partagent ceux qui ne partagent rien d’autre» et qu’«il faut être de quelque part pour être présent au monde tel qu’il est» ou encore qu’«il n’y a pas de démocratie sans terre». Dénonçant «l’occupation et le pillage imposés aux Français par les intendants zélés de la ferme mondialisée», il estime que «l’heure est aux réductions d’échelle […] aux circuits courts». La France, «née des terroirs, renaîtra du localisme» et doit devenir tout entière «une Zone à défendre (ZAD)» (!) placée sous la houlette de l’écologie, qui «sera la science de référence de notre action politique, et la science des systèmes vivants complexes, le guide de l’économie237». > [!accord] Page 133 Une étude extrêmement fouillée publiée par le journal Le Monde a montré qu’au parlement européen, l’une des rares instances où ils disposent d’un certain poids, les députés du RN ont systématiquement tendance à voter, au nom de la souveraineté nationale, contre les mesures les plus contraignantes en matière d’écologie, qu’il s’agisse de réduire les émissions de gaz à effet de serre ou la pollution automobile. En revanche, ils n’ont pas eu de scrupules à s’aligner sur les positions du parlement pour repousser l’interdiction du glyphosate ou celle des plastiques jetables239. De même, si Hervé Juvin n’a pas hésité à jouer sur l’imaginaire de la ZAD pour appeler à la défense de l’identité française, Marine Le Pen, alors qu’elle venait d’être réélue à l’Assemblée nationale au printemps 2022, a repris ce terme de façon négative, en suggérant qu’avec l’élection d’un nombre important de députés de gauche sous la houlette de la France insoumise, «Mélenchon peut transformer l’Assemblée nationale en ZAD240». > [!accord] Page 133 Si l’écologie relève donc encore avant tout du marketing électoral pour le RN, il n’est pas impossible que la multiplication des éléments de langage qui en revendiquent l’impérieuse nécessité finissent par avoir un effet performatif, surtout sur les jeunes militants. Enfin, rien n’interdit de penser que le cadre idéologique permettant de lier la défense de l’identité française à celle de son territoire et des écosystèmes qui le composent face à la menace attribuée aux migrants ne soit tôt ou tard investi par des personnes qui croient réellement à la pertinence de ses énoncés et à la nécessité de les appliquer. Quoi qu’il advienne, une chose est désormais certaine: sur le plan idéologique, la mue «verte» de l’extrême droite française est entamée au cœur même de sa formation politique la plus puissante d’un point de vue électoral. Mais si les liens entre le «vert» et le «brun» sont en France l’aboutissement d’un long processus d’«écologisation du fascisme», c’est en quelque sorte un processus inverse de «fascisation de l’écologie» qui s’est produit aux États-Unis depuis plusieurs décennies. ## 4 – L’écofascisme aujourd’hui: le cas des États-Unis > [!information] Page 135 Parmi ceux-ci, Philip Cafaro, professeur de philosophie à l’Université d’État du Colorado, figure de proue de la deuxième génération de l’éthique environnementale aux États-Unis et… membre de l’organisation Northern Coloradoans for Immigration Reduction (Habitants du Nord du Colorado en faveur de la réduction de l’immigration). Profondément attaché à la rivière Cache la Poudre, qu’il associe aux personnes et aux étapes les plus importantes de sa vie, Cafaro confesse, dès les premières pages de son ouvrage intitulé How many is too many? > [!accord] Page 137 Racisme environnemental? Le terme est souvent utilisé pour souligner le fait que l’exposition aux nuisances produites par la société industrielle, qu’il s’agisse d’activités productives polluantes, de sites de traitement des déchets toxiques, de zones où les risques d’accident industriel sont les plus élevés ou encore de voies de circulation favorisant les maladies respiratoires, n’est pas également répartie dans les différents secteurs de la société. Ce sont bien souvent les classes populaires et les groupes dit «racisés» qui subissent le plus ces nuisances, notamment parce qu’ils ont moins de ressources sociales et économiques pour s’y opposer, par exemple sur le plan juridique. Ainsi, les infrastructures écocides et pathogènes sont fréquemment implantées dans les quartiers racisés les plus pauvres. Si ces choix ne témoignent pas nécessairement d’une intentionnalité raciste et ne sont pas toujours conscients, ils reflètent en revanche bel et bien la dimension raciale des inégalités socioéconomiques et de la ségrégation spatiale > [!accord] Page 138 Mais le racisme environnemental peut également désigner des idéologies et des discours à travers lesquels des populations bien souvent dominées et marginalisées sont critiquées et stigmatisées en raison de leur impact supposé sur leurs milieux de vie. Aujourd’hui, «chez nous», cette critique s’en prend avant tout aux immigrés, comme dans la réflexion de Cafaro sur le barrage qui risque d’affecter le cours de la rivière Cache, mais historiquement, en contexte colonial et néocolonial, c’est d’abord «chez eux» que nombre de peuples ont été accusés d’un usage irresponsable ou destructeur de leurs terres. Aussi est-il important, avant de revenir sur le contexte américain contemporain et pour mieux en comprendre la matrice coloniale, de faire un bref détour par l’histoire de cet «impérialisme vert244». ## Du colonialisme vert à l’écologie eugéniste > [!information] Page 139 En 1778, évoquant les «petites nations sauvages de l’Amérique» et les peuples «à demi-civilisés de l’Afrique», le célèbre naturaliste français Buffon écrit: Vous jugerez aisément du peu de valeur de ces hommes par le peu d’impression que leurs mains ont faites sur leur sol: soit stupidité, soit paresse, ces hommes à demi brutes, des nations non policées, grandes ou petites, ne font que peser sur le globe sans soulager la Terre, l’affamer sans la féconder, détruire sans édifier, tout user sans rien renouveler > [!accord] Page 139 Car si «la croyance en une supériorité occidentale fondée sur une maîtrise de la nature est ancienne et sous-tend dans les Amériques des xvie-xviiie siècles le projet d’améliorer le climat, d’en civiliser les traits par le déboisement et l’agriculture, les empires des xixe-xxe siècles y ajoutent une dimension nouvelle: désormais, les peuples colonisés sont accusés d’avoir dégradé leur climat et plus largement leurs territoires, que les Européens se proposent par conséquent de protéger et de restaurer > > [!cite] Note > revolte du ciel > [!accord] Page 140 De l’autre côté de l’Atlantique et dans un tout autre contexte, aux États-Unis, c’est l’image d’un Indien sale, dont la crasse contraste avec la splendeur virginale de la nature sauvage, qui s’impose parfois à la fin du xixe siècle, notamment dans les écrits du célèbre explorateur et naturaliste John Muir249. À la même époque, des politiques de protection de la nature sauvage – la wilderness – excluant les populations autochtones de leurs territoires ancestraux se mettent en place; les premiers parcs nationaux sont ainsi créés à Yellowstone puis dans le Yosemite, en Californie, au détriment de leurs habitants antérieurs, accusés d’en ternir l’éclat et d’en corrompre la beauté > [!accord] Page 141 Dans le contexte spécifique de la protection de la nature, le racisme environnemental se manifeste à travers des politiques qui tendent à soustraire des territoires aux populations qui les habitent – lesquelles appartiennent le plus souvent à un groupe «racial» méprisé ou opprimé – pour «conserver» ce territoire ou pour le transformer en espace touristique destiné aux loisirs des classes sociales les plus aisées. Celles-ci étant historiquement composées principalement de personnes blanches, certains auteurs vont jusqu’à soutenir que l’émergence de la wilderness est indissociable de celle de la whiteness (la «blanchitude») et de l’idéologie raciste du suprémacisme blanc; ainsi, d’après le sociologue marxiste [[Razmig Keucheyan]], «wilderness et whiteness sont deux catégories – plus précisément deux institutions – qui se soutiennent l’une l’autre252». > [!accord] Page 141 Dans un ouvrage antérieur253, j’ai critiqué cette position et j’ai montré qu’historiquement, la défense de la wilderness ne pouvait en aucun cas être réduite à une matrice idéologique coloniale ou raciste. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à penser à la figure emblématique de [[Henry David Thoreau|Thoreau]]. Arpenteur, poète et naturaliste, [[Henry David Thoreau|Thoreau]] n’aura jamais cessé de célébrer la beauté, la diversité et la richesse de la nature sauvage et notamment celle de sa région natale, le Massachusetts. Mais il fut également un apôtre de la désobéissance civile et un antiesclavagiste engagé, à tel point qu’il exerça une influence notable, un siècle plus tard, sur Martin Luther King et le mouvement des droits civiques. Il apporta un soutien actif aux esclaves fugitifs et dénonça vigoureusement, dans de nombreux textes, l’ignominie de l’institution de l’esclavage telle qu’elle persistait alors massivement dans le sud des États-Unis254. Il écrivit même un Plaidoyer pour John Brown, abolitionniste radical qui s’engagea contre l’esclavage les armes à la main avant d’être condamné à mort par pendaison en 1859, peu avant le début de la guerre de Sécession255. On serait donc bien en peine de trouver chez [[Henry David Thoreau|Thoreau]], l’un des auteurs les plus régulièrement associés à la défense de la nature sauvage, le moindre lien entre wilderness et une conception suprémaciste et raciste de la whiteness. > > [!cite] Note > 1 boug quoi ... ^a8586e ## De l’écologie eugéniste au néomalthusianisme > [!information] Page 145 Ainsi Charles Goethe, philanthrope, promoteur immobilier et figure notable de la conservation dans l’entre-deux-guerres, n’hésite pas à comparer le «problème» des peones mexicains qui «envahissent» l’Amérique et menacent la race nordique au moineau anglais, «un immigrant muet» (les oiseaux de cette espèce ne chantent pas) qui menaçait de son côté les espèces d’oiseaux natives > [!information] Page 145 Non seulement les immigrés représentent une menace pour les populations aryennes placées au sommet de la hiérarchie évolutive, mais ils sont aussi accusés d’avoir un impact démesuré sur la nature. Madison Grant, idéologue raciste et auteur d’un livre qui fut un véritable best-seller en son temps, The passing of the great race (la légende veut qu’il ait été considéré comme une «bible» par Hitler), était par exemple excédé par les immigrants italiens qui chassaient les écureuils et les oiseaux dans les parcs de New York pour s’en nourrir. Fermement opposé aux migrations humaines de grande ampleur, convaincu que l’invasion du territoire d’une race supérieure par une race inférieure provoque des résultats désastreux, les caractéristiques du groupe inférieur finissant presque toujours par s’y imposer, Grant était un fervent partisan de la restriction de l’immigration et de la stérilisation des «faibles d’esprit». > [!information] Page 147 Dès 1910, Gifford Pinchot, figure majeure de la conservation américaine, premier directeur du Service des forêts des États-Unis et ami proche du président Théodore Roosevelt, avait établi un lien étroit entre nature, race et nationalisme: Le problème de la conservation de nos ressources naturelles ne constitue donc pas un ensemble de problèmes indépendants, mais un tout cohérent et englobant […]. Si notre nation souhaite pourvoir aux besoins de ses petits-enfants et des enfants de ses petits-enfants, il est indispensable qu’elle intègre les impératifs de la conservation dans tous les domaines, et plus encore l’impératif de la conservation du stock racial (racial stock) lui-même ## Capacité de charge et triomphe du néomalthusianisme > [!information] Page 149 Cet usage du concept de capacité de charge dans le monde de l’élevage se répandit à grande vitesse, à tel point qu’à la fin du xixe siècle, plus grand monde ne se donnait la peine de le définir, et qu’il fut peu à peu transposé à la gestion de la faune sauvage, acquérant ainsi le sens qui est encore largement le sien aujourd’hui, que l’on pourrait définir ainsi: «La capacité de charge d’un environnement pour une espèce donnée (qui a un mode de vie donné) est la charge maximale constamment viable juste en deçà de celle qui altérerait la faculté de l’environnement à répondre aux besoins de l’espèce. La capacité de charge équivaut quantitativement au nombre d’individus ayant un mode de vie donné qu’un environnement donné peut soutenir indéfiniment263.» > [!information] Page 152 Mais ce qui est particulièrement intéressant pour notre propos, c’est que Leopold a sans doute été l’un des premiers à dresser un parallèle entre animaux et humains à l’aune du concept de capacité de charge. Dans un discours prononcé en 1941, quelques mois avant l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, évoquant le continent nord-américain avant la colonisation, Leopold souligne à quel point la densité de peuplement y était faible. Puis, dit-il, «nous sommes entrés en scène et nous avons augmenté la capacité de charge de la terre pour l’homme au moyen d’outils». Enfin, après avoir rappelé que les populations animales ont tendance à s’autolimiter par divers mécanismes, il se demande si la guerre ne ferait pas partie de ces mécanismes dans les populations humaines. > [!information] Page 156 Puritain, Malthus n’a jamais préconisé l’instauration de mesures sociales – comme la contraception – visant à limiter la croissance de la population afin que celle-ci ne soit plus «régulée» par des catastrophes «naturelles» comme les famines ou les épidémies, et il s’opposa même explicitement aux «méthodes artificielles et contre-nature de contrôle des populations […] en raison de leur tendance à priver l’esprit d’entreprise de l’un des stimulants dont il a besoin270». Se réjouissant que les pays européens «soient plus peuplés que par le passé», voyant même dans cette expansion populationnelle une source de «bonheur», Malthus était persuadé, dans le droit fil des commandements de la Genèse biblique, qu’il revenait aux Hommes de travailler, de se multiplier et de remplir la Terre271. Cornucopien, il s’engagea corps et âme dans une croisade pour la production: «Accroissez la production du pays et il n’y aura plus lieu de nourrir la moindre appréhension quant à un accroissement proportionnel de la population272.» ## Néomalthusianisme, autoritarisme et racisme > [!approfondir] Page 159 L’optimisme technosolutionniste d’un Malthus a donc cédé la place à une vision franchement pessimiste. Une position qui apparaît également chez Garrett Hardin, un autre néomalthusien passé à la postérité pour son article sur «La tragédie des communs274». Dans ce dernier, il affirme explicitement que l’humanité habitant désormais un monde clos, aux ressources matérielles et alimentaires limitées, les problèmes posés par la surpopulation ne pourront pas être durablement réglés par la recherche agronomique, l’exploitation des océans ou le développement technologique. Cette inversion radicale du rapport à la technologie et au futur s’est accompagnée d’un revirement total sur la question de la contraception. Alors que Malthus s’y opposait, celle-ci devient un élément phare des politiques publiques défendues par les néomalthusiens. William Vogt soutenait ainsi qu’il fallait conditionner l’aide internationale au contrôle des naissances et rétribuer les stérilisations volontaires. Puis ce fut au tour des Ehrlich de se prononcer en faveur de l’émancipation des femmes et du contrôle des naissances, avant que Garrett Hardin ne multiplie les interventions en faveur de l’avortement. > [!information] Page 160 Dès les années 1950, les néomalthusiens ont donc joué un rôle important dans la défense des droits reproductifs – par exemple, le droit à l’avortement – et dans la promotion des techniques contraceptives comme la pilule ou les dispositifs intra-utérins (DIU). Ainsi Margaret Sanger, Katharine McCormick, Gregory Pincus et John Rock, quatre personnes ayant grandement contribué au développement des premières pilules, étaient également profondément préoccupés par la croissance démographique. Aussi n’est-il pas surprenant qu’il ait existé dans les années 1960 une alliance significative et largement oubliée aujourd’hui entre féministes et néomalthusiens. Ces derniers furent nombreux à en appeler à une refondation des rôles sociaux dévolus aux femmes, afin que celles-ci ne soient plus cantonnées à leur «vocation» maternelle. > [!accord] Page 160 Mais dans les années 1970, les relations entre féministes et néomalthusiens se distendent quelque peu. Plus que le simple accès à la contraception, les féministes revendiquent désormais l’autonomie reproductive et prennent conscience que celle-ci pourrait être menacée par des politiques de contrôle des naissances, dont la vocation ne serait certes plus d’assigner les femmes à leur «fonction» reproductrice, mais d’entraver celle-ci au nom de la protection de l’environnement, qui deviendrait alors un nouvel argument pour nier leur liberté. «Lorsque l’on se demande comment réduire la population à un milliard», peut-on lire dans un texte de l’organisation Women Against Genocide, «ce ne sont pas les riches et les puissants qui s’en iront, mais les pauvres, les Noirs et les personnes de couleur, sans parler des femmes qui seront manipulées, stérilisées, empoisonnées chimiquement et assassinées275.» > [!information] Page 162 Déjà Fairfield Osborn, néomalthusien des années 1950 et auteur du best-seller La planète au pillage278, avait défendu avec force l’universalité du genre humain, affirmant notamment que «nous sommes tous frères sous la peau» («we are all brothers under the skin279»). William Vogt, profondément affecté par la misère qu’il avait eu l’occasion d’observer pendant la Seconde Guerre mondiale en Amérique latine alors qu’il y travaillait, souhaitait que les ressources des pays les plus riches soient utilisées pour aider les peuples moins dotés. Mais c’est bien Paul Ehrlich, qui défendit lui aussi la nécessité de mettre en place des politiques de redistribution entre le Nord et le Sud280, qui alla le plus loin dans ce domaine, s’engageant précocement en faveur du mouvement des droits civiques aux États-Unis et s’opposant vigoureusement au racisme persistant dans les sciences naturelles, notamment en biologie. Preuve de la longévité de cet engagement, il s’attaqua en 1977 aux positions du prix Nobel William Shockley lorsque celui-ci suggéra que les différences raciales pouvaient être un facteur explicatif de l’intelligence des individus. Et lorsque ses appels au contrôle des naissances furent critiqués par des groupes afro-américains, qui jugeaient insuffisant son antiracisme universaliste et estimaient que, dans une société profondément raciste281, toute politique démographique comporterait nécessairement des biais racistes, Ehrlich fit preuve d’une remarquable réactivité. Il admit ainsi que de nombreuses personnes obsédées par le contrôle des naissances ne souhaitaient pas tant contrôler les «Blancs et les riches» que les «Noirs et les pauvres»: «Le contrôle de la population est perçu comme un complot ourdi par des Blancs riches pour supprimer les personnes “racisées” du monde, disent certains. Et malheureusement, dans l’esprit de certains membres de notre société blanche et raciste, c’est effectivement ainsi qu’elle est envisagée282.» À l’encontre de positions qu’il avait pu tenir quelques années plus tôt, il ajouta qui plus est que la plus grande menace pesant sur la survie humaine n’était pas la croissance démographique des populations du tiers-monde, mais celle des États-uniens eux-mêmes, «consommateurs et pollueurs par excellence»: «Le bébé états-unien moyen, écrit Ehrlich, a davantage d’impact sur les systèmes vivants de notre planète que des douzaines d’enfants indiens et latino-américains283.» Anticipant la critique du racisme environnemental, il remarqua également que «les groupes minoritaires – les Noirs, les Chicanos – ne sont pas, en général, à l’origine de la pollution, et qu’ils sont au contraire les premiers à souffrir de celle qui est produite par les Blancs284». > [!accord] Page 164 S’il m’a semblé important de revenir ici sur la complexité des positions néomalthusiennes à propos de la question raciale, c’est pour souligner que le néomalthusianisme ne se confond pas nécessairement avec des écologies politiques identitaires, nationalistes ou anti-immigrationnistes. Trop souvent aujourd’hui, les recherches ou les articles consacrés à l’écofascisme ont tendance à assimiler deux sensibilités qui se sont souvent rencontrées, mais qui demeurent pourtant irréductibles l’une à l’autre. Pour le dire simplement, si les écofascismes attirent presque toujours l’attention sur la surpopulation, les néomalthusiens ou les écologistes sensibles à la question démographique ne sont en revanche pas tous, loin s’en faut, disposés à adopter une conception racialisée des populations considérées comme «surnuméraires», ni à prôner des mesures autoritaires pour réduire la population mondiale. > [!information] Page 165 Ainsi, en Norvège, le fondateur et principal théoricien de l’écologie profonde – et ancien résistant au nazisme, sans doute est-il opportun de le rappeler ici –, Arne Næss, a placé la décroissance démographique au cœur de la plateforme de son mouvement: «L’épanouissement de la vie et des cultures humaines, écrit-il, est compatible avec une diminution substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non humaine requiert une telle diminution285.» En France, dans les années 1970 (très exactement le 2 septembre 1974), [[André Gorz]], un auteur que l’on n’a pas vraiment coutume d’associer à des positions nationalistes ou racistes, écrit dans le Nouvel Observateur un article au titre inquiet, «Douze milliards d’hommes?», et prône une relance des campagnes antinatalistes dans les pays du Sud. Peu après, [[Françoise D'eaubonne|Françoise d’Eaubonne]], pionnière de l’écoféminisme, dénonce vigoureusement le «lapinisme phallocratique» et ses effets dévastateurs sur la planète. ## Le tournant anti-immigrationniste du néomalthusianisme > [!information] Page 169 Cette obsession pour la restriction des taux de natalité est un point sur lequel le néomalthusianisme anti-immigrationniste, qui est aujourd’hui au cœur des idéologies écofascistes, se distingue considérablement du fascisme historique, fortement nataliste. Ainsi, en France, le maréchal Pétain n’hésita pas à faire du trop petit nombre d’enfants l’une des causes de la défaite de 1940. Sous son égide, la fête des mères devint une véritable institution patriotique et une police spécialisée fut créée pour poursuivre et sanctionner avorteurs et avorteuses, passibles de la peine de mort dans la foulée d’une loi promulguée le 15 février 1942. En Italie, Mussolini, soutenu par l’Église, institution nataliste par excellence, affiche sa volonté de faire passer la population de 38 à 60 millions d’habitants. À cette fin, un impôt visant les célibataires est créé en 1928. Un an plus tard, les familles comptant au moins 10 enfants sont au contraire exemptées d’impôts, et les pères de familles nombreuses bénéficient de promotions. > > [!cite] Note > srtout les enfants blanc en vrai > [!information] Page 170 Idem dans l’Allemagne nazie, où les femmes sont souvent assignées à leur fonction reproductrice et où la fête des mères devient une fête nationale à partir de 1934. En 1939, des médailles dont la valeur croît en proportion du nombre d’enfants sont même octroyées aux mères. Les médailles d’or, remises par Hitler en personne, récompensent les femmes à partir du huitième enfant; quant au dixième, il est prénommé Adolf si c’est un garçon et placé sous le parrainage du führer. À ces honneurs s’ajoutent des incitations ou au contraire des sanctions fiscales et financières; des allocations et des primes sont offertes aux familles nombreuses grâce aux taxes prélevées sur les célibataires et les couples sans enfant! À partir de 1938, le «refus de procréer» devient qui plus est un nouveau motif valable de divorce, qu’il est également possible de demander en cas d’«infertilité précoce». > [!information] Page 171 Une hostilité brutale aux migrants qui apparaît clairement chez Edward Abbey, sans doute l’une des figures les plus emblématiques du nature writing américain contemporain. Qu’il revienne dans Désert solitaire sur les saisons qu’il a passées à travailler en Utah dans le parc national des Arches, qu’il relate l’itinéraire d’un cowboy réfractaire au monde moderne dans Seuls sont les indomptés ou qu’il décrive les péripéties d’un groupe d’écologistes radicaux adeptes du sabotage dans Le gang de la clef à molette, Abbey a enchanté des millions de lecteurs par sa prose âpre et irrévérencieuse, mais aussi par sa critique libertaire de la société industrielle et de ses ravages psychiques et écologiques. «Un système social radicalement industriel, écrit-il dans l’un de ses livres, totalement urbanisé et élégamment informatisé, n’est pas apte à accueillir dignement la vie humaine. Un tel système est idéal pour les machines, c’est certain. Mais il est inadapté à l’Homme295.» > [!information] Page 172 Abbey s’est également «distingué» par des propos racistes d’une grande violence sur les migrants et par des appels à la militarisation de la frontière américaine qui contrastent avec la tonalité anarchiste de la plupart de ses écrits. Voici par exemple ce qu’il avance dans son livre En descendant la rivière: La seule chose que nous pourrions faire pour un pays comme le Mexique, par exemple, serait d’arrêter tous les immigrants clandestins à la frontière, de leur donner un bon fusil et une caisse de munitions, et de les renvoyer chez eux. Laissons les Mexicains régler leurs problèmes coutumiers à leur manière coutumière. Si cela vous semble être une suggestion cruelle et narquoise, examinez la solution actuellement à l’œuvre, qui est de laisser nos frontières ouvertes à une immigration incontrôlée jusqu’à – cela ne prendra pas longtemps – ce que la vie sociale, politique et économique des États-Unis soit réduite au niveau de la vie que les hommes mènent à Juárez. À Guadalajara. À Mexico. À San Salvador. En Haïti. En Inde. Soit réduite à une vulgaire pénéplaine de surpopulation, de saleté, de misère, d’oppression, de torture et de haine > [!information] Page 174 Nulle part ce revirement – ou cette évolution – n’apparaît mieux que chez une autre figure importante du mouvement écologiste américain des dernières décennies: Dave Foreman. Peu connu dans le monde francophone, Foreman était un ami proche d’Abbey. Cofondateur du groupe militant Earth First! – avant de quitter l’organisation à la fin des années 1980, dépité par son tournant «gauchiste» et son «infiltration» par des anarchistes obsédés par la lutte des classes et la justice sociale298 –, apôtre du réensauvagement de l’Amérique du Nord, Foreman n’a jamais caché une certaine misanthropie et encore moins son attachement à la préservation d’une nature sauvage dépourvue de toute présence humaine. Persuadé que la population de la Terre devrait être ramenée en dessous de la barre des 2 milliards d’habitants (soit une réduction de 70%), notamment pour que de nombreux territoires soient convertis en vastes réserves inhabitées au profit des grands mammifères, Foreman est peu disert sur les méthodes qu’il faudrait adopter et sur les politiques qu’il conviendrait de mettre en place pour parvenir à ce chiffre et à ces objectifs. > [!information] Page 175 Foreman est parfaitement conscient que le mode de vie américain, fondé sur «un gaspillage maximal d’énergie et de matières premières301», n’est pas soutenable et qu’il ne peut pas être universalisé: «Nous ne pouvons pas nous permettre plus d’Américains aux États-Unis. Les autres habitants du monde ne peuvent pas se permettre plus d’Américains. Le monde sauvage aux États-Unis ne peut pas se permettre plus d’Américains. Le monde sauvage dans le monde ne peut pas se permettre plus d’Américains302.» Mais au lieu d’en conclure que ce mode de vie doit changer afin de laisser place à la sobriété, à la décroissance ou à des politiques de justice socioenvironnementale, Foreman affirme avec un mélange déconcertant de naïveté et de cynisme, en usant d’un argument que nous avons déjà rencontré dans le cas français, qu’il faut tout faire pour qu’il ne soit pas adopté par un trop grand nombre de nouveaux venus, car une fois partis de leur pays d’origine et installés aux États-Unis, les migrants font exploser leur empreinte écologique. Et pour cause: «Les gens ne viennent pas aux États-Unis pour conserver le niveau de vie qu’ils avaient dans leur pays d’origine, mais pour adopter le mode de vie de l’Américain moyen303.» > [!information] Page 177 Il n’est cependant pas le seul, dans le monde des humanités environnementales états-unien, à défendre des positions hostiles aux migrants. Dans un article intitulé «Nourrir les hommes ou sauver la nature», le philosophe Holmes Rolston III, l’un des pères fondateurs de l’éthique environnementale, bien connu pour ses nombreux articles sur le concept de valeur intrinsèque305, a légitimé à sa façon les craintes exprimées par Tom Regan sur les possibles dérives politiques de certaines positions écocentrées. Rolston pose, comme il le dit lui-même, une «question simple: est-il légitime de sauvegarder la nature si des êtres humains doivent en payer le prix de leur vie? Devons-nous sauver la nature s’il faut pour cela accepter que certains humains souffrent de faim, voire que certains d’entre eux meurent?» Et même s’il reconnaît qu’il est préférable de privilégier, partout où cela est possible, des solutions mutuellement bénéfiques (win-win), où les intérêts humains et ceux de la nature n’entreraient pas en compétition, il y apporte une réponse tout aussi simple: «Malheureusement, il arrive que la réponse à cette question soit oui. […] Nous pensons que de nombreuses valeurs américaines méritent d’être défendues même si d’autres personnes meurent de faim. […] En refusant d’ouvrir aux Cubains et aux Éthiopiens nos 500 réserves de nature sauvage, soit environ 100 millions d’acres, nous condamnons à mort des étrangers.» D’ailleurs, compte tenu du caractère «cancéreux» de la croissance démographique, cette option est peut-être celle du moindre mal, car «lorsque nous prenons réellement conscience de la situation, nous réalisons qu’en nourrissant des hommes sans prêter attention aux conséquences d’une telle action sur l’ensemble de la société, nous sommes peut-être en train de nourrir un cancer306». ## Biorégionalisme et «anarchisme tribal» > [!information] Page 179 Ces positions écologistes violemment anti-immigrationnistes ne sont pas restées cantonnées à la sphère de la production littéraire et universitaire. On les retrouve aujourd’hui, sous des formes parfaitement loufoques, dans certaines franges de la droite alternative (alt-right) états-unienne. Celle-ci, qui s’est peu à peu détournée des positions procapitalistes de la droite classique, allant parfois jusqu’à renouer avec une tradition antimoderne, révolutionnaire et fasciste, compte en effet en son sein des groupes ayant adopté un discours écologiste, puisant dans des traditions politiques aussi diverses que l’écologie profonde, l’anarchisme ou l’indigénisme, et brouillant par là-même, comme sa cousine européenne, les frontières classiques entre la droite et la gauche. Préoccupés par la destruction des habitats et par l’extinction des espèces, certains militants craignent en effet que celles-ci ne s’accompagnent d’un «génocide blanc» ou, a minima, d’un déplacement du peuple «indigène» blanc sous la pression d’«espèces invasives». Tout comme les loups, peut-on lire sur un site internet, «l’homme blanc a besoin d’un habitat». Un intérêt pour canis lupus que l’on retrouve sous la plume d’un membre du groupe «Résistance aryenne blanche»: les Blancs «ne représentant que 10% de la population, ils éprouvent de plus en plus de sympathie et d’empathie pour les loups et d’autres animaux menacés d’extinction308». > [!accord] Page 181 Bien conscients que cet appel à une nouvelle citoyenneté et à une nouvelle «autochtonie» biorégionale pouvait attirer des individus et des groupes politiquement douteux, de nombreux biorégionalistes se sont empressés d’ajouter qu’il ne pouvait être question d’arrimer cette citoyenneté aux frontières d’une identité raciale, ethnique ou nationale définitivement établie. Le grand poète beat Gary Snyder a par exemple souligné que non seulement une biorégion ne devait pas exclure la possibilité du voyage pour ses membres, mais qu’elle devait être disposée à en accueillir de nouveaux; les Autochtones, les Afro-Américains, les Blancs de toutes origines et les Latino-Américains issus d’une immigration plus récente, écrit-il, sont tous invités à renaître dans l’«île de la Tortue», nom par lequel était désignée la Terre dans les récits de création de plusieurs peuples autochtones de l’Amérique du Nord. > [!information] Page 183 Nulle part cette exigence n’apparaît mieux que dans le Manifeste national-anarchiste rédigé par Troy Southgate310. Complotiste, grossièrement antisémite, désireux de transcender le clivage entre la droite et la gauche, le manifeste ne revendique pas l’héritage du nazisme et du fascisme italien, accusés d’avoir trahi les élans révolutionnaires de leurs programmes originels au profit d’une alliance avec le capital financier, mais bel et bien celui de l’anarchisme historique. Il s’appuie d’ailleurs sur de nombreuses citations de Bakounine, de Proudhon et, cruelle ironie de l’histoire quand on connaît la croisade précoce de celui-ci contre l’écofascisme, de [[Murray Bookchin]]. Face à l’emprise des banques et des administrations sur nos vies, Southgate prône l’autarcie et l’autosuffisance. Il en appelle à quitter les villes, à réinvestir les campagnes et à y vivre en harmonie avec la nature en prélevant soi-même les ressources nécessaires à la satisfaction de nos besoins quotidiens, tout en cultivant la capacité des gens à s’organiser par eux-mêmes et à tisser des liens communautaires. > [!information] Page 185 Mais en décrivant depuis plus de 70 ans désormais la croissance démographique comme un «cancer» écologique dont seule une «chirurgie radicale313» pourra nous guérir, et a fortiori en assimilant ce cancer à l’arrivée et à la reproduction des populations immigrées dans les pays du Nord, de nombreux néomalthusiens ont contribué à diffuser un anti-immigrationnisme vert qui ressemble à s’y méprendre à ce que [[Malcom Ferdinand]], dans son livre Une écologie décoloniale, désigne sous le nom d’«écologie de l’arche de Noé»: Embarquer sur l’arche de Noé, c’est d’abord avoir pris conscience, d’un point de vue singulier, d’un ensemble de limites tant dans la charge que peut supporter la Terre que dans la capacité de son «navire». Monter sur l’arche de Noé, c’est quitter Terre et se protéger derrière un mur de la colère qu’un «nous» indifférencié aurait suscitée. C’est adopter la survie de certains humains et certains non-humains comme principe de l’organisation sociale et politique, légitimant ainsi le recours à la sélection violente de l’embarquement. Par «politique de l’embarquement», je désigne les dispositions et ingénieries politiques et sociales qui ont pour visée de déterminer ce et ceux qui sont comptés et embarqués dans le navire, et ce et ceux qui sont abandonnés ^d78220 > [!accord] Page 185 Cette politique de l’embarquement correspond en tous points à celle qui est esquissée aujourd’hui par l’alliance entre rhétorique écologiste et discours antimigrants, tout en favorisant l’émergence d’une nouvelle figure écopolitique, celle du sacrificateur. Peut-être considérée comme telle toute personne qui désigne avec la légitimité scientifique ceux qui, étrangers ou non, représenteraient le trop-plein du monde et les sacrifie. Ces derniers ne sont pas simplement jetés par-dessus bord. Ils sont véritablement sacrifiés. Cela veut dire que leur élimination est racontée comme étant la condition malheureuse, mais nécessaire, pour calmer les cieux et la mer agitée par la tempête écologique aux tonnerres divins. Par son geste et son discours, le sacrificateur fabrique la nécessité de cet infâme troc: la préservation des écosystèmes contre les vies des Noirs, des pauvres et d’autres subalternes ## La crise du capitalisme > [!accord] Page 189 «Qui ne veut pas entendre parler de capitalisme devrait aussi se taire sur le fascisme316», écrivait [[Max Horkheimer]] en une formule restée célèbre. «Qui ne veut pas parler du capitalisme en crise et de ses ravages écologiques», serions-nous tentés de paraphraser aujourd’hui, «doit également se taire sur l’écofascisme». Pour bien comprendre cette articulation entre crise du capitalisme, montée de l’autoritarisme et processus de fascisation, il nous faut revenir quelques années en arrière, en 2019, et replonger notamment dans les manuscrits des premiers terroristes écofascistes de notre histoire. ^57937f > [!accord] Page 190 En cette année 2019 où ils ont perpétré leurs attentats, le nombre de migrants internationaux à l’échelle mondiale a atteint 272 millions selon l’ONU, une augmentation de 51 millions par rapport à 2010317. Puis le jour du «dépassement écologique» mondial, soit la date à partir de laquelle l’humanité a consommé plus de ressources naturelles et émis plus de gaz à effet de serre que la Terre n’est capable d’en produire et d’en absorber au cours d’une année, a été atteint le 29 juillet318. Quelques mois auparavant, le 25 avril, un rapport affirmait que 14% des emplois des pays membres de l’OCDE allaient disparaître en raison de l’automatisation et que 31,6% des activités seraient quoi qu’il en soit transformées par celle-ci319. Enfin, le 15 mars, Brenton Tarrant passait à l’acte à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, avant que Patrick Crusius ne l’imite à El Paso, au Texas, quelques mois plus tard, en août. Quatre phénomènes apparemment étrangers, mais néanmoins reliés les uns aux autres par la dynamique du capitalisme, qui tend à épuiser «en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse: la terre et le travailleur320», selon le mot célèbre de [[Karl Marx|Marx]]. > [!accord] Page 191 Or, cette raréfaction conjointe du travail et des ressources entraîne logiquement la multiplication d’êtres humains «inutiles» ou «non rentables» du point de vue de l’accumulation du capital. «Ce n’est plus, écrit le groupe Krisis dans son Manifeste contre le travail, la malédiction biblique «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front» qui pèse sur les exclus, mais un nouveau jugement de damnation encore plus impitoyable: «Tu ne mangeras pas, parce que ta sueur est superflue et invendable322.» Ces humains «inutiles323» sont, qui plus est, «encombrants» (là encore, du point de vue du Capital) dans la mesure où, n’ayant pas renoncé au désir de vivre décemment et de survivre, ils souhaitent malgré tout pouvoir obtenir leur part de richesses. La crise du capitalisme provoque donc aussi un accroissement de la compétition pour l’accès au travail et aux ressources, tant chez les individus qui sont privés de cet accès que chez les personnes qui en bénéficient tout en le jugeant menacé > [!accord] Page 194 Laissons de côté ici la possibilité proprement révolutionnaire d’une sortie du capitalisme326 et intéressons-nous plutôt aux options internes dont celui-ci dispose pour faire face à cette crise de légitimité. Elles sont, me semble-t-il, au nombre de trois: le capitalisme vert, le carbofascisme et l’écofascisme. (Notons que ces trois options ne sont pas nécessairement exclusives; chacune d’entre elles pourrait avoir l’occasion de se déployer dans certains pays ou certaines régions du monde.) Pour le capitalisme vert, sous ses formes les plus ambitieuses, il s’agirait en quelque sorte de faire un coup double, voire un coup triple: relancer l’accumulation du Capital en investissant massivement dans le développement des énergies «renouvelables» et dans la rénovation des infrastructures; relancer également, à la faveur de ce nouveau cycle de croissance, la mécanique grippée de la redistribution des richesses; et enfin, parvenir à le faire tout en préservant les conditions d’habitabilité de la Terre. > [!information] Page 196 Ce qu’explique très bien le sociologue [[Ugo Palheta]]: «Le nationalisme blanc, xénophobe et raciste se développe dans le champ politique en raison inverse de la capacité des forces politiques dominantes et des gouvernements à apparaître légitimes. Ne pouvant obtenir sur le terrain économique et social le consentement à leur domination politique – et comment le pourraient-ils puisque leurs politiques néolibérales ne peuvent que dégrader les conditions de travail et d’existence d’une frange large et croissante de la population? –, les élites tentent de le conquérir en bâtissant le mythe d’une communauté nationale mutilée, menacée, submergée, voire colonisée par des populations qui seraient étrangères à son identité profonde et traitées à ce titre – même quand elles sont françaises – comme de perpétuelles invitées. Autrement dit, elles cherchent à dresser la majorité blanche contre des populations d’ores et déjà persécutées: musulmans, Roms, migrants, Noirs», en s’efforçant de créer un «bloc blanc sous domination bourgeoise» et une «alliance de classe contre l’étranger» ^139b08 ## Le triomphe des «idéologies d’exclusion sacrificielle331» > [!accord] Page 198 Tout indique que, dans leur esprit, la vocation des êtres humains à dominer la nature est indissociable de la vocation de certains groupes humains à en dominer d’autres et que les hiérarchies de classe, de race et de genre qui structurent leurs sociétés ne peuvent être perpétuées qu’à condition de préserver cette autre grande hiérarchie, anthropocentrée, qui place l’être humain au sommet du cosmos et lui octroie le droit d’en faire usage comme bon lui semble. Si ce carbofascisme venait à s’imposer, les Brenton Tarrant et les Patrick Crusius ne resteraient dans la mémoire collective qu’au titre de sinistres curiosités historiques. Il se pourrait néanmoins aussi – telle est en tout cas l’hypothèse centrale et, je l’espère, erronée, de ce chapitre de «politique-fiction» – qu’ils soient les premiers à poser les jalons d’une politique écofasciste. > [!accord] Page 198 Cette hypothèse me semble d’autant plus crédible que les prémisses de cet écofascisme sont d’ores et déjà observables non seulement chez les tueurs d’El Paso et de Christchurch, ou au sein des partis d’extrême droite (nous allons y revenir), mais aussi, de façon plus «subtile», à l’instar des évolutions autoritaires du capitalisme néolibéral lui-même, au sein des institutions européennes. À l’automne 2019, Ursula von der Leyen, fraîchement nommée présidente de la Commission européenne, provoquait en effet un tollé en intitulant le portefeuille de son commissaire chargé des questions de migration «Protection du mode de vie européen332». Intitulé > [!accord] Page 200 Pour y parvenir, il lui faudrait renoncer à défendre l’imbrication de l’appropriation de la nature et des hiérarchies sociales caractéristiques de la configuration classique du capitalisme, en lui substituant une imbrication nouvelle, visant à perpétuer les hiérarchies sociales via la préservation a minima du milieu naturel (ou ce qu’il en reste). L’écofascisme serait alors le nom d’une politique de gestion du capitalisme en crise qui ménagerait le milieu de vie non pas en réduisant prioritairement l’empreinte écologique des nations et des classes qui tirent profit des rapports sociaux capitalistes, mais en perpétuant au contraire les conditions socioécologiques de leur accès privilégié à l’abondance matérielle et énergétique, notamment par la marginalisation ou l’élimination des groupes et des individus perçus comme surnuméraires. La «préférence nationale», théorisée de longue date en France dans l’orbe du FN/RN334, réserverait ainsi aux citoyens reconnus comme «autochtones» un accès privilégié non seulement au travail et aux services sociaux, mais aussi, in fine, aux ressources naturelles dont leur mode de vie est tributaire. > [!accord] Page 201 De même que l’émancipation des femmes et le respect des minorités sexuelles y sont présentés comme des caractéristiques de l’identité française menacées par la virilité conquérante de l’homme arabo-musulman, supposé patriarcal en son essence même, de même l’attachement aux animaux et à la nature est-il revendiqué face aux mœurs cruelles incarnées par l’abattage halal et face aux effets écologiques dévastateurs attribués à la «pression» migratoire. Il y a fort à parier que cette évolution, à mon sens très astucieuse mais néanmoins déconcertante, ait déboussolé une partie de l’électorat historique et du personnel politique de l’extrême droite française, suscitant en son sein une violente réaction ouvertement patriarcale et antiécologiste dont Zemmour est aujourd’hui le nom et le visage. À moyen et long termes, je pense néanmoins que c’est le camp incarné par Marine Le Pen qui a toutes les chances de l’emporter, ce que semblent d’ailleurs confirmer les résultats des dernières élections présidentielles en France, où le RN a largement surclassé la formation Reconquête d’Éric Zemmour. > [!accord] Page 204 Mais la gestion du capitalisme en crise et les formes d’exclusion sacrificielles auxquelles elle donnerait lieu pourraient également revêtir les atours d’une coercition autoritaire, et conduire par exemple à un rationnement de l’accès aux activités et aux ressources qui exercent une forte pression sur le climat et sur les écosystèmes terrestres en les soumettant à un encadrement et à des restrictions rigoureuses. Des quotas d’usages per capita (dont les contours précis varieraient sans doute d’un pays et d’un contexte à l’autre) seraient fixés; quotas de connexion et de téléchargement de données pour l’usage d’internet, quotas d’émissions de gaz à effet de serre pour les transports de loisir, quotas de consommation de viande, etc. Par la surveillance et l’administration centralisée des moindres aspects de nos vies qu’elle induirait, avec une probable généralisation des dispositifs de type «passe sanitaire», cette option nous entraînerait à coup sûr vers un dirigisme écologique, soit l’écofascisme en son sens 2 (voir chapitre premier). Ce type de dispositif de rationnement des usages pourrait lui-même se décliner sous différentes formes. Dans le «meilleur» des cas, les quotas fixés seraient les mêmes pour tous les individus, abstraction faite de leurs appartenances de classe, de genre ou de «race»; nous serions alors confrontés à une gestion certes autoritaire, mais relativement égalitaire de la rareté. > [!information] Page 206 François Héran, démographe professeur au Collège de France, rappelle néanmoins que ce sont les facteurs économiques davantage que les facteurs démographiques stricto sensu qui déterminent l’ampleur des migrations, qu’il est donc illusoire de penser que les aires de «haute pression démographique» vont se «déverser» mécaniquement dans les aires de «basse pression». En réalité, l’essentiel des migrants qui arrivent dans les pays les plus riches proviennent de pays de revenu moyen, dans lesquels la baisse de la fécondité est déjà forte, de sorte que si l’Europe ouvrait ses frontières, ce n’est pas tant la «misère du monde» que la «richesse émergente» qui s’y inviterait, tandis que les migrations des personnes les plus pauvres seraient sans doute, comme c’est le cas aujourd’hui, essentiellement nationales et régionales ## Les limites prospectives du concept d’écofascisme > [!accord] Page 208 Les théoriciens du racisme environnemental n’ont jamais cessé d’attirer notre attention sur la structuration profondément asymétrique des rapports socioécologiques à l’intérieur du capitalisme mondialisé, ce que l’on nomme généralement l’échange économique ou écologique inégal. Tandis que les personnes ou les groupes placés au sommet de la hiérarchie socioraciale bénéficient d’un accès privilégié aux richesses, aux ressources et aux lieux d’habitation, de travail et de loisir préservés des impacts les plus lourds de leurs propres modes de vie, les personnes ou les groupes placés en bas de cette hiérarchie sont au contraire condamnés à toutes sortes de privations et sont généralement les plus exposés aux diverses nuisances produites par la société qui les marginalise. Pire encore, ces populations défavorisées ont de longue date été tenues, dans les discours coloniaux et néocoloniaux, pour responsables de l’environnement dégradé qui leur est échu, que ce soit en raison de leur incompétence supposée à en prendre soin ou en raison de leurs habitus reproductifs. > [!accord] Page 210 Mais si l’avènement d’un régime authentiquement écofasciste semble encore aujourd’hui improbable, c’est aussi selon moi en raison de la contradiction de principe qui existe entre la quête de puissance inhérente à l’organisation de l’État et l’impératif écologique d’une décroissance des flux de matière et d’énergie. Car si l’État est une force écocide, ce n’est pas seulement parce qu’il est instrumentalisé par le Capital et soumis à ses intérêts, ce qui pourrait donner l’impression que la destructivité de l’État est liée aux circonstances historiques spécifiques qui sont les nôtres, donc que le problème tient à l’État capitaliste et qu’un État affranchi de la tutelle du Capital pourrait faire l’affaire. Rien n’est moins vrai, car tout comme il y a au cœur du capitalisme une compulsion de croissance, il y a au cœur de l’État une compulsion de puissance, la volonté d’accumuler de la puissance technologique et militaire pour rester compétitif dans la rivalité entre États. Or cette accumulation passe nécessairement par la puissance économique et financière, de sorte que l’on pourrait dire que l’État lui aussi instrumentalise le Capital pour parvenir à ses propres fins. > [!accord] Page 210 Si les fascismes historiques renoncèrent si rapidement à leurs ambitions anticapitalistes et à la rhétorique agraire ou anti-industrielle qui les accompagnait, c’est d’ailleurs sans doute en partie parce que ces ambitions entraient en contradiction non seulement avec l’exercice du pouvoir – qui exigeait alliances et arrangements avec certaines des oligarchies financières et industrielles en place –, mais aussi avec la quête de puissance étatique et militaire vitale pour leur projet politique expansionniste. Une économie entièrement tournée vers la guerre exige en effet une exploitation accrue des ressources nationales et, une fois les premières conquêtes territoriales effectuées, internationales, ainsi qu’un rythme de production effréné, toutes choses incompatibles à terme avec la préservation des écosystèmes. ## Conclusion – Les défis de l’écofascisme > [!accord] Page 212 Je pense pourtant que nous aurions tort de ne pas prendre la peine d’interroger et de discuter certains des présupposés intellectuels de l’écofascisme. Pour des raisons stratégiques tout d’abord, car il nous faut admettre que si les théories écofascistes ont gagné du terrain aux États-Unis comme en France, au point d’être en mesure d’inspirer des attentats terroristes et de nourrir aujourd’hui la rhétorique électorale d’un des partis les plus puissants de l’Hexagone, c’est parce que les idées ont du pouvoir. > [!accord] Page 212 Autrement dit, la stratégie métapolitique théorisée par la ND dès les premières années de son existence s’est avérée payante à bien des égards, raison pour laquelle il serait fâcheux d’abandonner à l’ennemi l’initiative dans la guerre des idées. Désertion qui serait d’autant plus fâcheuse que l’adversaire n’est pas un imbécile et qu’il peut compter sur un ensemble d’intellectuels érudits et habiles, qui s’appuient souvent sur des constats et des diagnostics que l’on peut difficilement balayer d’un revers de la main et dont il serait parfois tout simplement idiot, pour ne pas dire suicidaire d’un point de vue intellectuel et politique, de prendre le contre-pied absolu par simple réflexe antifasciste. Pour aller encore plus loin, tant il me semble important de faire place à ce trouble et à ce qu’il révèle de nos propres lacunes, je suis persuadé que de nombreux lecteurs, de nombreuses lectrices, en découvrant certaines idées exposées dans ce livre, n’auront pu s’empêcher, à rebours de leurs prédispositions initiales, de leur trouver une certaine pertinence. > [!accord] Page 214 Commençons par la démographie. Il me semble que nous aurions tort de nier purement et simplement le rôle que joue la croissance de la population mondiale dans la crise écologique, ou tout au moins sa propension à en exacerber les effets. La tendance des écologistes soucieux de justice sociale à nier le facteur démographique est bien compréhensible, car historiquement, ce sont des idéologues libéraux, conservateurs et écofascistes qui ont lourdement insisté sur celui-ci, allant parfois jusqu’à dédouaner la dynamique du capitalisme de toute responsabilité dans la destruction du vivant pour en attribuer la responsabilité exclusive aux taux de reproduction élevés attestés dans les milieux populaires et dans les pays «pauvres». Ce néomalthusianisme vert, nous l’avons vu, est au cœur du discours antimigrants des adeptes de l’«écologie de l’arche de Noé». > [!accord] Page 215 Or, s’il semble évident que l’on ne peut pas tenir la population comme telle pour seule responsable des catastrophes présentes et à venir, c’est parce que la «population» est un concept abstrait qui ne rend pas compte des disparités dans les modes de vie et, par là-même, de la diversité des responsabilités nationales et individuelles dans la crise écologique (pour rappel, et c’est un chiffre parmi bien d’autres, un Nord-Américain moyen consomme 32 fois plus de ressources et d’énergie qu’un Kenyan moyen345). Pour autant, il est indéniable que l’impact écologique des sociétés humaines, quand bien même elles seraient gagnées par des idéaux de simplicité volontaire, sera plus difficile à modérer dans un monde à 9 milliards d’individus que dans un monde à 2 milliards (la population mondiale au début du xxe siècle), a fortiori si les fonctions écologiques élémentaires de la biosphère y sont endommagées. Et il ne semble pas exagéré de dire que, couplée aux dynamiques du capitalisme, la croissance démographique joue également un rôle dans la prolifération des plastiques, la déforestation, l’étalement urbain, les besoins accrus d’énergie et de terres arables, autrement dit qu’elle est un «multiplicateur des problèmes écologiques», à défaut d’en être la cause première > [!accord] Page 217 Il me semble qu’il vaudrait au contraire la peine de se demander dans quelles conditions une politique de décroissance démographique pourrait s’articuler autour d’une visée émancipatrice. À cet égard, le néomalthusianisme états-unien, en dépit des indéniables dérives écofascisantes de certains de ses représentants, que j’ai longuement retracées au chapitre 4, peut nous offrir quelques pistes, car non seulement sa critique de la croissance démographique n’a pas toujours été viscéralement raciste, mais il lui est aussi arrivé de prendre la forme d’une dénonciation du capitalisme et de ses méfaits. > [!accord] Page 217 Pensons par exemple à Aldo Leopold, écrivant à William Vogt aussitôt achevée la lecture de son livre La route de la survie que «la seule question que vous n’y avez pas posée est la suivante: la culture industrielle n’est-elle pas, en dernière instance, irréconciliable avec la conservation écologique? Je pense que c’est le cas351». Mais Leopold ne fut pas un cas isolé, et dès les années 1950, certains néomalthusiens proposèrent une critique de la périurbanisation pavillonnaire et des modes de vie centrés sur l’automobile et la consommation que n’aurait pas reniée [[André Gorz]] au moment d’écrire son fameux texte sur «L’idéologie sociale de la bagnole352». En s’attaquant à la croissance démographique, nombre d’entre eux s’attaquaient aussi implicitement à la croissance économique. Ce n’est donc pas seulement la multiplication biologique des êtres humains qui les inquiétait, mais plus encore le contexte de forte incitation à la consommation dans lequel elle intervenait. > [!accord] Page 218 De ce point de vue, la pionnière française de l’écoféminisme, [[Françoise D'eaubonne|Françoise d’Eaubonne]], que l’on redécouvre aujourd’hui peu à peu, offre des perspectives intéressantes. Dès la fin des années 1970, cette théoricienne avait en effet proposé d’articuler une politique de décroissance démographique, qu’elle jugeait indispensable, à la lutte des femmes contre le contrôle physique et juridique exercé par le patriarcat sur leurs capacités reproductives, et tout simplement contre leur assignation à une pure fonction reproductrice: «La destruction des sols et l’épuisement des ressources correspondent à une surexploitation parallèle à la surfécondation de l’espèce humaine. Cette surexploitation basée sur la structure mentale typique de l’illimitisme est un des piliers culturels du Système mâle353.» En garantissant un accès universel aux moyens de contraception et au droit à l’avortement (aujourd’hui encore, un enjeu majeur pour les mouvements féministes aux États-Unis et dans les pays du Sud), il était selon elle possible de faire coup double: promouvoir la liberté des femmes tout en réduisant les taux de natalité sans soulever le spectre de mesures coercitives ^6b6edd > [!accord] Page 219 Il est par exemple intéressant de constater que, dans un texte consacré aux «espèces exotiques» et aux controverses qu’elles ont suscitées355, le philosophe Ned Hettinger, qui n’a rien d’un écofasciste, compare la défense de la diversité biologique à celle de la diversité des cultures humaines en des termes que ne renierait pas l’extrême droite ethnodifférentialiste. Plus intéressant encore, il estime que la mondialisation de la faune et de la flore, sous l’effet conjoint des espèces introduites et du réchauffement climatique, contribue également à la perte du «sens des lieux» (sense of place). Car c’est en cohabitant avec certaines espèces animales et végétales, avec les paysages qu’elles façonnent, que notre sentiment d’appartenance aux lieux et notre volonté d’en prendre soin apparaissent bien souvent. > [!approfondir] Page 220 Vice versa, la «cosmopolitisation» des humains produit des individus qui, s’ils sont peut-être moins enclins au racisme ou à la xénophobie en raison des liens nombreux qu’ils ont noués au cours de leur vie avec des individus issus d’autres sociétés, sont également moins susceptibles de s’identifier à des lieux ou à des régions spécifiques et d’en prendre soin. Faut-il dès lors en conclure qu’une humanité écologique sera nécessairement raciste et xénophobe, ou inversement que des êtres humains cosmopolites et ouverts à la diversité de leurs semblables seraient structurellement incapables de prendre soin de leurs milieux de vie? Non, bien sûr, mais comment répondre à ce type d’alternative infernale? > [!accord] Page 221 Pour les mouvements écologistes contemporains qui continuent à se reconnaître dans un idéal internationaliste ou cosmopolite357 d’émancipation universelle, il n’est pas si aisé, reconnaissons-le, de contrer les saillies «antimondialistes» et «localistes» de certaines franges de l’extrême droite. Car à moins de souscrire au mythe d’une croissance verte et de croire que les infrastructures et les réseaux mondialisés qui tissent la toile de la société industrielle puissent être, par quelque miracle technologique, découplés de leur impact environnemental, il faut bien admettre qu’il est indispensable de décroître. Or, qui dit décroissance des flux de matière et d’énergie dit démantèlement, au moins partiel, des infrastructures nécessaires à ces flux. Et qui dit démantèlement de ces infrastructures dit démondialisation ou déglobalisation > [!accord] Page 225 En revanche, la proposition de [[Bruno Latour]] visant à remplacer le vecteur gauche/droite par le vecteur Moderne/Terrestre me semble dangereuse politiquement, non parce que le premier vecteur serait infaillible, mais parce que la modernité ne doit pas être appréhendée comme un bloc qu’il faudrait accepter ou rejeter unilatéralement (voir chapitre 2). Évidemment, la question de savoir jusqu’où il est possible de dissocier l’imaginaire émancipateur de l’autonomie de l’imaginaire aujourd’hui destructeur de la maîtrise rationnelle du monde est complexe, mais je pense pour ma part qu’il ne s’agit pas tant d’arbitrer entre le Terrestre et le Moderne que de terrestrialiser la modernité elle-même et son idéal d’autonomie. Faute de quoi il est à craindre que le Terrestre, quelles que soient les précautions dont il peut s’entourer, ne bascule du côté du Local et de son sinistre cortège de pulsions identitaires et meurtrières. ^cdeb28 > [!accord] Page 225 Comment éviter cet écueil? Comment penser l’indispensable attachement aux lieux sans contrepartie xénophobe ou raciste? Peut-être en défendant, comme nous y invite [[Frédéric Neyrat]], une autochtonie «existentielle et non pas identitaire, […] qui n’est pas fixe, qui ne peut qu’inventer son bivouac, qui est de passage, traversant la vie et traversée par elle364». Une autochtonie capable d’accueillir en son sein toute la diversité des êtres humains et non humains que les vicissitudes de l’existence ont conduit à vivre ici plutôt qu’ailleurs, dès lors qu’ils sont mus par une volonté commune de prendre soin des lieux qu’ils habitent. À cet égard, car les mots sont importants, il faudrait sans doute substituer à la terminologie végétale des racines la terminologie marine de l’ancre. Parce que l’enracinement est trop souvent lié à un discours identitaire ou étroitement traditionaliste, parce qu’il se prête à une lecture politiquement réactionnaire, il conviendrait plutôt de parler d’ancrage. Jeter l’ancre, c’est bel et bien s’inscrire dans une forme de durée et de permanence, mais c’est également conserver la possibilité et la liberté de lever l’ancre et d’appareiller vers ces nouveaux horizons convoités par tant de personnes migrantes à travers le monde. ^6fd0a2 > [!accord] Page 227 Il est malgré tout indéniable que l’histoire de l’écologie scientifique elle-même abonde en images et en concepts qui peuvent faire l’objet d’appropriations politiques dangereuses dès lors qu’ils sont extrapolés aux rapports sociaux. Ainsi Frederic Clements, l’une des grandes figures de l’écologie dans l’entre-deux-guerres, décrivait-il les dynamiques des populations végétales en termes de «colonisation» et d’«invasion par des immigrants successifs367». Plus récemment, c’est le concept d’«espèces invasives» qui a suscité de vifs débats dans la communauté des écologues et des biologistes de la conservation. Considérées comme l’une des plus grandes menaces qui pèsent aujourd’hui sur la biodiversité – juste après la destruction des habitats, mais devant la surexploitation, la pollution et les maladies –, les espèces «invasives» ou «introduites» constituent en outre la principale source de la disparition des espèces dites «natives», qu’elles marginalisent par la prédation, le parasitisme, la transmission de pathogènes, la modification des habitats ou encore l’hybridation. > [!accord] Page 229 Paysans dépossédés de leurs terres par un projet minier ou un barrage, condamnés à cultiver des parcelles de mauvaise qualité dans des pays où il n’y a jamais eu de réforme agraire et où la terre appartient à une aristocratie foncière héritée de l’époque coloniale, ou bien disposant de bonnes parcelles mais victimes de la compétition déloyale de l’agriculture intensive (dont les coûts de production et, par conséquent, les prix de vente sont imbattables); ouvriers ou employés des centres et des périphéries urbaines abonnés aux salaires de misère; personnes «inutiles» et «non rentables» du point de vue de l’accumulation du Capital, faute de travail; simples citoyens exposés à la menace de groupes armés dont l’éclosion est favorisée par des inégalités socioéconomiques abyssales; et enfin, appelés à se multiplier au cours des prochaines décennies, individus fuyant les sécheresses, les inondations, la montée des eaux ou les feux de forêt provoqués par le réchauffement climatique371: le départ de toutes ces personnes est rarement étranger aux dynamiques les plus mortifères du capitalisme mondial et à la façon dont celui-ci s’articule aux situations nationales, régionales et locales.