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Auteur : [[Emil Cioran]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
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# Note
## PENSER CONTRE SOI
> [!accord] Page 3
Frappé de la malédiction attachée aux actes, le violent ne force sa nature, ne va au-delà de soi, que pour y rentrer en furieux, en agresseur, suivi de ses entreprises, lesquelles viennent le punir de les avoir suscitées. Point d’œuvre qui ne se retourne contre son auteur : le poème écrasera le poète, le système le philosophe, l’événement l’homme d’action.
> [!approfondir] Page 3
Si j’aspire à une carrière métaphysique, je ne puis à aucun prix garder mon identité : le moindre résidu que j’en conserve, il me faut le liquider ; que si, au contraire, je m’aventure dans un rôle historique, la tâche qui m’incombe est d’exaspérer mes facultés jusqu’à ce que j’éclate avec elles. On périt toujours par le moi qu’on assume : porter un nom c’est revendiquer un mode exact d’effondrement.
> [!accord] Page 4
« La vie intense est contraire au Tao », enseigne Lao-tseuu, l’homme le plus normal qui fut. Mais le virus chrétien nous travaille : légataires des flagellants, c’est en raffinant nos supplices que nous prenons conscience de nous-mêmes. La religion décline-t-elle ? Nous en perpétuons les extravagances, comme nous perpétuons les macérations et les cris des cellules d’autrefois, notre volonté de souffrir égalant celle des couvents au temps de leur floraison. Si l’Église ne jouit plus du monopole de l’enfer, elle ne nous aura pas moins rivés à une chaîne de soupirs, au culte de l’épreuve, de la joie foudroyée et de la tristesse jubilante.
> [!accord] Page 4
L’esprit, aussi bien que le corps, fait les frais de la « vie intense ». Maîtres dans l’art de penser contre soi, [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], Baudelaire et Dostoïevski nous ont appris à miser sur nos périls, à élargir la sphère de nos maux, à acquérir de l’existence par la division d’avec notre être. Et ce qui aux yeux du grand Chinois était symbole de déchéance, exercice d’imperfection, constitue pour nous l’unique modalité de nous posséder, d’entrer en contact avec nous-mêmes.
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> [!information] Page 5
Toujours selon nos Chinois, l’esprit détaché seul pénètre l’essence du Tao ; le passionné, lui, n’en perçoit que les effets : la descente aux profondeurs exige le silence, la suspension de nos vibrations, voire de nos facultés. Mais n’est-il point révélateur que notre aspiration à l’absolu s’exprime en termes d’activité, de combat, qu’un Kierkegaard s’intitule « chevalier de la foi », et que Pascal ne soit autre chose qu’un pamphlétaire ? Nous attaquons et nous nous débattons ; nous ne connaissons donc que les effets du Tao. Du reste, la faillite du quiétisme, équivalent européen du taoïsme, en dit long sur nos possibilités et nos perspectives.
> [!accord] Page 5
L’apprentissage de la passivité, je ne vois rien de plus contraire à nos habitudes. (L’époque moderne commence avec deux hystériques : Don Quichotte et Luther.) Si nous élaborons du temps, si nous en produisons, c’est par répugnance à l’hégémonie de l’essence et à la soumission contemplative qu’elle suppose. Le taoïsme m’apparaît comme le premier et le dernier mot de la sagesse : j’y suis pourtant réfractaire, mes instincts le refusent, comme ils refusent de subir quoi que ce soit, tant pèse sur nous l’hérédité de la rébellion. Notre mal ? Des siècles d’attention au temps, d’idolâtrie du devenir. Nous en affranchirons-nous par quelque recours à la Chine ou à l’Inde ?
> [!accord] Page 6
La délivrance, si l’on y tient en effet, doit procéder de nous : point ne faut la chercher ailleurs, dans un système tout fait ou quelque doctrine orientale. C’est pourtant ce qui arrive souvent chez maint esprit avide, comme on dit, d’absolu. Mais sa sagesse est contrefaçon, sa délivrance duperie. Je n’incrimine pas seulement la théosophie et ses adeptes, mais tous ceux qui se prévalent de vérités incompatibles avec leur nature. Plus d’un a l’Inde facile, s’imagine en avoir démêlé les secrets, alors que rien ne l’y dispose, ni son caractère, ni sa formation, ni ses inquiétudes.
> [!accord] Page 6
Quel pullulement de faux « délivrés » qui nous regardent du haut de leur salut ! Ils ont bonne conscience ; ne prétendent-ils pas se placer au-dessus de leurs actes ? Supercherie intolérable. Ils visent, de plus, si haut que toute religion conventionnelle leur semble un préjugé de famille, dont leur « esprit métaphysique » ne saurait se satisfaire. Se réclamer de l’Inde, cela fait sans doute mieux. Mais ils oublient qu’elle postule l’accord de l’idée et de l’acte, l’identité du salut et du renoncement. Quand on possède « l’esprit métaphysique », ce sont là bagatelles dont on ne se soucie guère.
> [!accord] Page 6
Après tant d’imposture et de fraude, il est réconfortant de contempler un mendiant. Lui, du moins, ne ment ni ne se ment : sa doctrine, s’il en a, il l’incarne ; le travail, il ne l’aime pas et il le prouve ; comme il ne désire rien posséder, il cultive son dénuement, condition de sa liberté. Sa pensée se résout en son être et son être en sa pensée. Il manque de tout, il est soi, il dure : vivre à même l’éternité c’est vivre au jour le jour. Aussi bien, pour lui, les autres sont-ils enfermés dans l’illusion. S’il dépend d’eux, il se venge en les étudiant, spécialisé qu’il est dans les dessous des sentiments « nobles ».
> [!accord] Page 6
Sa paresse, d’une qualité très rare, en fait véritablement un « délivré », égaré dans un monde de niais et de dupes. Sur le renoncement, il en sait plus long que maint de vos ouvrages ésotériques. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à sortir dans la rue… Mais non ! vous préférez les textes qui prônent la mendicité. Aucune conséquence pratique n’accompagnant vos méditations, on ne s’étonnera pas que le dernier des clochards vaille mieux que vous. Conçoit-on le Bouddha fidèle à ses vérités et à son palais ? On n’est pas « délivré-vivant » et propriétaire
> [!information] Page 7
L’absolu, tous nos efforts se réduisent à miner la sensibilité qui y conduit. Notre sagesse – ou plutôt notre non-sagesse – le répudie ; relativiste, elle nous propose un équilibre, non point dans l’éternité, mais dans le temps. L’absolu qui évolue, cette hérésie de [[Hegel]], est devenu notre dogme, notre tragique orthodoxie, la philosophie de nos réflexes.
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> [!accord] Page 8
Gavés de sensations et de leur corollaire, le devenir, nous sommes des non-délivrés par inclination et par principe, des condamnés de choix, en proie à la fièvre du visible, fureteurs dans ces énigmes de surface à la mesure de notre accablement et de notre trépidation.
> [!accord] Page 8
Si nous voulons recouvrer notre liberté, il nous revient de déposer le fardeau de la sensation, de ne plus réagir au monde par les sens, de rompre nos liens. Or, toute sensation est lien, le plaisir comme la douleur, la joie comme la tristesse. Seul s’affranchit l’esprit qui, pur de toute accointance avec êtres ou objets, s’exerce à sa vacuité.
> [!accord] Page 9
Résister au bonheur, la plupart y arrivent ; le malheur, lui, est autrement insidieux. Y avez-vous goûté ? Vous n’en serez jamais rassasié, vous le chercherez avec avidité et de préférence là où il n’est pas, et vous l’y projetterez puisque, sans lui, tout vous semblerait inutile et terne. Où qu’il se trouve, il évacue le mystère ou le rend lumineux. Saveur et clef des choses, accident et obsession, caprice et nécessité, il vous fera aimer l’apparence dans ce qu’elle a de plus puissant, de plus durable et de plus vrai, et vous y ligotera pour toujours, car, « intense » de nature, il est, comme toute « intensité », servitude, assujettissement. L’âme indifférente et nulle, l’âme désentravée, – comment s’y hausser ? Et comment conquérir l’absence, la liberté de l’absence ? Cette liberté ne figurera jamais parmi nos mœurs, non plus que « le rêve de l’esprit infini ».
> [!accord] Page 12
Nous sommes suffisamment clairvoyants pour être tentés de déposer les armes ; le réflexe de la rébellion triomphe cependant de nos doutes ; et bien que nous puissions faire des stoïciens accomplis, l’anarchiste veille en nous et s’oppose à nos résignations.
> [!approfondir] Page 12
De toute évidence un croyant s’identifie jusqu’à un certain point à ce qu’il fait et à ce qu’il croit ; il n’y a pas chez lui un écart important entre sa lucidité, d’un côté, et ses actions et ses pensées, de l’autre. Cet écart s’élargit démesurément chez le faux croyant, chez celui qui affiche des convictions sans y adhérer. L’objet de sa foi est un succédané. Disons-le carrément : ma révolte est une foi à laquelle je souscris sans y croire. Mais je ne puis ne pas y souscrire. On ne méditera jamais assez le mot de Kirilov sur Stavroguine : « Quand il croit il ne croit pas qu’il croit, et quand il ne croit pas il ne croit pas qu’il ne croit pas. »
> [!approfondir] Page 12
Plus encore que le style, le rythme même de notre vie est fondé sur l’honorabilité de la révolte. Répugnant à admettre l’identité universelle, nous posons l’individuation, l’hétérogénéité comme un phénomène primordial. Or, se révolter c’est postuler cette hétérogénéité, c’est la concevoir en quelque sorte comme antérieure à l’avènement des êtres et des objets. Si j’oppose l’Unité, seule véridique, à la multiplicité, nécessairement mensongère, si, en d’autres termes, j’assimile l’autre à un fantôme, ma révolte se vide de sens, elle qui, pour exister, doit partir de l’irréductibilité des individus, de leur condition de monades, d’essences circonscrites.
> [!accord] Page 13
La philosophie moderne, en instaurant la superstition du Moi, en a fait le ressort de nos drames et le pivot de nos inquiétudes. Regretter le repos dans l’indistinction, le rêve neutre de l’existence sans qualités, ne sert de rien ; nous nous sommes voulus sujets, et tout sujet est rupture avec la quiétude de l’Unité. Quiconque s’avise d’atténuer notre solitude ou nos déchirements agit à rencontre de nos intérêts et de notre vocation. Nous mesurons la valeur de l’individu à la somme de ses désaccords avec les choses, à son incapacité d’être indifférent, à son refus de tendre vers l’objet. D’où le déclassement de l’idée de Bien, d’où la vogue du Diable.
> [!accord] Page 14
Nous ne l’imitons jamais aussi bien que lorsque, aux dépens de notre être, nous émettons du temps, le projetons au-dehors et le laissons se convertir en événements. « Désormais, il n’y aura plus de temps », ce métaphysicien improvisé qu’est l’Ange de l’Apocalypse annonce par là la fin du Diable, la fin de l’histoire. Aussi les mystiques ont-ils raison de chercher Dieu en eux-mêmes, ou ailleurs, sauf dans ce monde dont ils font table rase, sans pour autant s’abaisser à la révolte. Ils bondissent hors du siècle : folie dont nous autres, captifs de la durée, sommes rarement susceptibles. Si du moins nous étions aussi dignes du Diable qu’ils le sont eux de Dieu !
> [!accord] Page 15
Sagesse et rébellion : deux poisons. Inaptes à les assimiler naïvement, nous ne trouvons dans l’une ni dans l’autre une formule de salut. Il reste que dans l’aventure luciférienne nous avons acquis une maîtrise que nous ne posséderons jamais dans la sagesse. Pour nous, la perception même est soulèvement, début de transe ou d’apoplexie. Perte d’énergie, volonté d’user nos disponibilités. S’insurger à tout propos comporte une irrévérence envers soi, envers nos forces. D’où en tirerions-nous pour la contemplation, cette dépense statique, cette concentration dans l’immobilité ? Laisser les choses telles quelles, les regarder sans vouloir les modeler, en percevoir l’essence, rien de plus hostile à la conduite de notre pensée ; nous aspirons, au contraire, à les pétrir, à les torturer, à leur prêter nos rages.
> [!accord] Page 15
doit en être ainsi : idolâtres du geste, du jeu et du délire, nous aimons les risque-tout tant en poésie qu’en philosophie. Tao Te King va plus loin qu’Une Saison en Enfer ou [[Ecce Homo]]. Mais Lao-tseuu ne nous propose aucun vertige, alors que Rimbaud et [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], acrobates se démenant à l’extrême d’eux-mêmes, nous invitent à leurs dangers. Seuls nous séduisent les esprits qui se sont détruits pour avoir voulu donner un sens à leur vie
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> [!accord] Page 16
En attendant, jusqu’à nos cellules nerveuses, tout en nous répugne au paradis. Souffrir : seule modalité d’acquérir la sensation d’exister ; exister : unique façon de sauvegarder notre perte. Il en sera ainsi tant qu’une cure d’éternité ne nous aura pas désintoxiqués du devenir, tant que nous n’aurons pas approché de cet état où, selon un bouddhiste chinois, « l’instant vaut dix mille années ».
> [!accord] Page 16
Puisque l’absolu correspond à un sens que nous n’avons pas su cultiver, livrons-nous à toutes les rébellions : elles finiront bien par se retourner contre elles-mêmes, contre nous-mêmes… Peut-être alors regagnerons-nous notre suprématie sur le temps ; à moins que, tout à l’opposé, voulant échapper à la calamité de la conscience, nous ne rejoignions les bêtes, les plantes et les objets, et cette stupidité primordiale dont, par la faute de l’histoire, nous avons perdu jusqu’au souvenir.
## SUR UNE CIVILISATION ESSOUFFLÉE
> [!accord] Page 18
Celui qui appartient organiquement à une civilisation ne saurait identifier la nature du mal qui la mine. Son diagnostic ne compte guère ; le jugement qu’il porte sur elle le concerne ; il la ménage par égoïsme.
> [!accord] Page 18
Devant l’accumulation de leurs réussites, les pays d’Occident n’eurent pas de peine à exalter l’histoire, à lui attribuer une signification et une finalité. Elle leur appartenait, ils en étaient les agents : elle devait donc suivre une marche rationnelle… Aussi la placèrent-ils tour à tour sous le patronage de la Providence, de la Raison et du Progrès.
> [!accord] Page 18
De sujets, les voilà objets, à jamais dépossédés de ce rayonnement, de cette admirable mégalomanie qui jusqu’ici les avait fermés à l’irréparable. Ils en sont si conscients aujourd’hui, qu’ils mesurent la stupidité d’un esprit à son degré d’attachement aux événements. Quoi de plus normal, du moment que les événements se passent ailleurs ? On n’y sacrifie que si l’on en conserve l’initiative. Mais pour peu qu’on garde le souvenir d’une ancienne suprématie, on rêve encore d’exceller, ne fût-ce que dans le désarroi.
> [!accord] Page 20
Avide de s’exténuer, la France prit à tâche de gaspiller les siennes ; elle y parvint, aidée par son orgueil, son zèle agressif (n’a-t-elle pas fait, en mille ans, plus de guerres qu’aucun autre pays ?). Malgré son sens de l’équilibre – ses excès même furent heureux – elle ne pouvait accéder à la suprématie qu’au détriment de sa substance. S’épuiser : elle en fit son point d’honneur. Amoureuse de la formule, de l’idée explosive, du tapage idéologique, elle mit son génie et sa vanité au service de tous les événements survenus ces dix derniers siècles. Et, après avoir été vedette, la voilà résignée, craintive, ruminant des regrets et des appréhensions, et se reposant de son éclat, de son passé. Elle fuit son visage, elle tremble devant le miroir… Les rides d’une nation sont aussi visibles que celles d’un individu.
> [!accord] Page 21
Si nous voulons savoir ce qu’a été un peuple et pourquoi il est indigne de son passé, nous n’avons qu’à examiner les figures qui le marquèrent le plus. Ce que fut l’Angleterre, les portraits de ses grands hommes le disent assez. Quel saisissement que de contempler, à la National Gallery, ces têtes viriles, quelquefois délicates, le plus souvent monstrueuses, l’énergie qui s’en dégage, l’originalité des traits, l’arrogance et la solidité du regard ! Puis, songeant à la timidité, au bon sens, à la correction des Anglais d’aujourd’hui, nous comprenons pourquoi ils ne savent plus jouer Shakespeare, pourquoi ils l’affadissent et l’émasculent. Ils en sont aussi éloignés que devaient l’être d’Eschyle les Grecs tardifs. Plus rien d’élisabéthain en eux : ils emploient ce qui leur reste de « caractère » à sauver les apparences, à entretenir la façade. On paye toujours cher d’avoir pris la « civilisation » au sérieux, de l’avoir trop assimilée.
> [!accord] Page 23
L’Amérique se dresse devant le monde comme un néant impétueux, comme une fatalité sans substance. Rien ne la préparait à l’hégémonie ; elle y tend pourtant, non sans quelque hésitation. À l’encontre des autres nations qui durent passer par toute une suite d’humiliations et de défaites, elle n’a connu jusqu’ici que la stérilité d’une chance ininterrompue. Si, à l’avenir, tout lui réussit également, son apparition aura été un accident sans portée. Ceux qui président à ses destinées, ceux qui prennent à cœur ses intérêts, devraient lui préparer de mauvais jours ; pour cesser d’être un monstre superficiel, une épreuve d’envergure lui est nécessaire. Peut-être n’en est-elle pas loin. Après avoir vécu jusqu’ici hors de l’enfer, elle s’apprête à y descendre. Si elle se cherche un destin, elle ne le trouvera que sur la ruine de tout ce qui fut sa raison d’être.
> [!accord] Page 24
Depuis le siècle des Lumières, l’Europe n’a cessé de saper ses idoles au nom de l’idée de tolérance ; du moins, tant qu’elle était puissante, croyait-elle à cette idée et se battait-elle pour la défendre. Ses doutes mêmes n’étaient que convictions déguisées ; comme ils attestaient sa force, elle avait le droit de s’en réclamer et le moyen de les infliger ; ils ne sont plus maintenant que symptômes d’énervement, vagues sursauts d’instinct atrophié.
> [!accord] Page 25
Un minimum d’inconscience est nécessaire si l’on veut se maintenir dans l’histoire. Agir est une chose ; savoir que l’on agit en est une autre. Quand la clairvoyance investit l’acte et s’y insinue, l’acte se défait et, avec lui, le préjugé, dont la fonction consiste précisément à subordonner, à asservir la conscience à l’acte… Celui qui démasque ses fictions, renonce à ses ressorts et comme à soi-même. Aussi en acceptera-t-il d’autres qui le nieront, puisqu’elles n’auront pas surgi de son fonds. Nul être soucieux de son équilibre ne devrait dépasser un certain degré de lucidité et d’analyse. Combien cela est plus vrai d’une civilisation, laquelle vacille pour peu qu’elle dénonce les erreurs qui permirent sa croissance et son éclat, pour peu qu’elle mette en question ses vérités !
> [!accord] Page 25
On n’abuse pas sans risque de sa faculté de douter. Quand le sceptique n’extrait de ses problèmes et de ses interrogations plus aucune vertu active, il s’approche de son dénouement, que dis-je ? il le cherche, il y court : qu’un autre tranche ses incertitudes, qu’un autre l’aide à succomber ! Ne sachant plus quel usage faire de ses inquiétudes et de sa liberté, il pense avec nostalgie au bourreau, il l’appelle même.
> [!accord] Page 26
Ni Russes ni Américains n’étaient assez mûrs, ni intellectuellement assez corrompus pour « sauver » l’Europe ou en réhabiliter la décadence. Les Allemands, autrement contaminés, auraient pu lui prêter un semblant de durée, une teinte d’avenir. Mais, impérialistes au nom d’un rêve borné et d’une idéologie hostile à toutes les valeurs surgies de la Renaissance, ils devaient accomplir leur mission à rebours et gâcher tout pour toujours.
> [!accord] Page 27
L’intellectuel fatigué résume les difformités et les vices d’un monde à la dérive. Il n’agit pas, il pâtit ; s’il se tourne vers l’idée de tolérance, il n’y trouve pas l’excitant dont il aurait besoin. La terreur, elle, le lui fournit, de même que les doctrines dont elle est l’aboutissement. En est-il la première victime ? Il ne s’en plaindra pas. Seule le séduit la force qui le broie. Vouloir être libre c’est vouloir être soi ; mais il est excédé d’être soi, de cheminer dans l’incertain, d’errer à travers les vérités. « Mettez-moi les chaînes de l’illusion », soupire-t-il, tandis qu’il dit adieu aux pérégrinations de la Connaissance. C’est ainsi qu’il se jettera tête baissée dans n’importe quelle mythologie qui lui assurera la protection et la paix du joug.
> [!approfondir] Page 30
Au moment où elle semblait en plein essor, au XVIIIe siècle, l’abbé Galiani constatait déjà qu’elle était en déclin et le lui annonçait. [[Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]], de son côté, vaticinait : « Les Tartares deviendront nos maîtres : cette révolution me paraît infaillible. » Il disait vrai. Pour ce qui est du siècle suivant, on connaît le mot de Napoléon sur les Cosaques et les angoisses prophétiques de Tocqueville, de Michelet ou de Renan. Ces pressentiments ont pris corps, ces intuitions appartiennent maintenant au bagage du vulgaire. On n’abdique pas du jour au lendemain : il y faut une atmosphère de recul soigneusement entretenue, une légende de la défaite. Cette atmosphère est créée, comme la légende. Et de même que les précolombiens, préparés et résignés à subir l’invasion de conquérants lointains, devaient fléchir lorsque ceux-ci arrivèrent, de même les Occidentaux, trop instruits, trop pénétrés de leur servitude future, n’entreprendront sans doute rien pour la conjurer. Ils n’en auraient d’ailleurs ni les moyens ni le désir, ni l’audace. Les croisés, devenus jardiniers, se sont évanouis en cette postérité casanière où ne subsiste plus aucune trace de nomadisme. Mais l’histoire est nostalgie de l’espace et horreur du chez-soi, rêve vagabond et besoin de mourir au loin…, mais l’histoire est précisément ce que nous ne voyons plus alentour
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> [!accord] Page 31
Si la force est contagieuse, la faiblesse ne l’est pas moins : elle a ses attraits ; on ne lui résiste pas aisément. Quand les débiles sont légion, ils vous charment, ils vous écrasent : par quel moyen lutter contre un continent d’abouliques ? Le mal de la volonté étant par surcroît agréable, on s’y livre de bonne grâce. Rien de plus doux que de se traîner en deçà des événements ; et rien de plus raisonnable. Mais sans une forte dose de démence, nulle initiative, nulle entreprise, nul geste. La raison : rouille de notre vitalité.
> [!accord] Page 31
C’est le fou en nous qui nous oblige à l’aventure ; qu’il nous abandonne, et nous sommes perdus : tout dépend de lui, même notre vie végétative ; c’est lui qui nous invite à respirer, qui nous y contraint, et c’est encore lui qui force notre sang à se promener dans nos veines. Qu’il se retire, et nous voilà seuls !
> [!accord] Page 32
Vivre ici c’est la mort ; ailleurs, le suicide. Où aller ? La seule partie de la planète où l’existence semblait avoir quelque justification est gagnée par la gangrène. Ces peuples archi-civilisés sont nos fournisseurs en désespoir. Pour désespérer, il suffit en effet de les regarder, d’observer les agissements de leur esprit et l’indigence de leurs convoitises amorties et presque éteintes. Après avoir péché si longtemps contre leur origine et négligé le sauvage, la horde – leur point de départ –, force leur est de constater qu’il n’y a plus en eux une seule goutte de sang hun.
## PETITE THÉORIE DU DESTIN
> [!accord] Page 37
Les personnages de Dostoïevski la mettent sur le même pied que Dieu, puisque le mode d’interrogation appliqué à celui-ci, ils l’étendent à celle-là : faut-il croire à la Russie ? faut-il la nier ? existe-t-elle réellement, ou n’est-elle qu’un prétexte ? S’interroger de la sorte, c’est poser en termes théologiques un problème local. Mais justement, pour Dostoïevski, la Russie, loin d’être un problème local, est un problème universel, au même titre que l’existence de Dieu. Une telle démarche, abusive et saugrenue, n’était possible que dans un pays dont l’évolution anormale avait de quoi émerveiller ou déconcerter les esprits. On voit mal un Anglais se demandant si l’Angleterre a un sens ou non, ou lui assignant, avec force rhétorique, une mission : il sait qu’il est Anglais, et cela lui suffit. L’évolution de son pays ne comporte pas d’interrogation essentielle.
> [!accord] Page 39
C’est le mérite de l’Espagne de proposer un type de développement insolite, un destin génial et inachevé. (On dirait un Rimbaud incarné dans une collectivité.) Pensez à la frénésie qu’elle a déployée dans sa poursuite de l’or, à son affalement dans l’anonymat, pensez ensuite aux conquistadores, à leur banditisme et à leur piété, à la façon dont ils associèrent l’évangile au meurtre, le crucifix au poignard. À ses beaux moments, le catholicisme fut sanguinaire, ainsi qu’il sied à toute religion vraiment inspirée.
> [!accord] Page 41
Leur nationalisme, qu’on prend pour de la farce, est plutôt un masque, grâce auquel ils essaient de cacher leur propre drame, et d’oublier, dans une fureur de revendications, leur inaptitude à s’insérer dans les événements : mensonges douloureux, réaction exaspérée en face du mépris qu’ils craignent de mériter, manière d’escamoter l’obsession secrète de soi. En termes plus simples : un peuple qui est un tourment pour lui-même est un peuple malade. Mais alors que l’Espagne souffre pour être sortie de l’Histoire, et la Russie pour vouloir à toute force s’y établir, les petits peuples, eux, se débattent pour n’avoir aucune de ces raisons de désespérer ou de s’impatienter. Affectés d’une tare originelle, ils n’y peuvent remédier par la déception, ni par le rêve. Aussi n’ont-ils d’autres ressources que d’être hantés par eux-mêmes. Hantise qui n’est pas dépourvue de beauté, puisqu’elle ne les mène à rien et qu’elle n’intéresse personne.
> [!accord] Page 44
Quelque bonne volonté que j’y eusse dépensée, aurais-je pu, sans lui, gâcher mes jours d’une manière si exemplaire ? Il m’y a aidé, poussé, encouragé. Manquer sa vie, on l’oublie trop vite, n’est pas tellement facile : il y faut une longue tradition, un long entraînement, le travail de plusieurs générations. Ce travail accompli, tout va à merveille. La certitude de l’inutilité vous échoit alors en héritage : c’est un bien que vos ancêtres ont acquis pour vous à la sueur de leur front et au prix d’innombrables humiliations. Veinard, vous en profitez, en faites parade. Quant à vos humiliations à vous, il vous sera toujours loisible de les embellir ou escamoter, d’affecter une allure d’avorton élégant, d’être, honorablement, le dernier des hommes. La politesse, l’usage du malheur, privilège de ceux qui, nés perdus, ont débuté par leur fin. Se savoir d’une engeance qui n’a jamais été est une amertume où il entre quelque douceur et même quelque volupté.
> [!accord] Page 44
L’habitude de la souffrance sans fin et sans raison, la plénitude du désastre, quel apprentissage à l’école des tribus écrasées ! Le plus ancien historien roumain commence ainsi ses chroniques : « Ce n’est pas l’homme qui commande aux temps, mais les temps qui commandent à l’homme. » Formule fruste, programme et épitaphe d’un coin de l’Europe.
## AVANTAGES DE L’EXIL
> [!accord] Page 46
C’est à tort que l’on se fait de l’exilé l’image de quelqu’un qui abdique, se retire et s’efface, résigné à ses misères, à sa condition de déchet. À l’observer, on découvre en lui un ambitieux, un déçu agressif, un aigri doublé d’un conquérant. Plus nous sommes dépossédés, plus s’exacerbent nos appétits et nos illusions. Je discerne même quelque relation entre le malheur et la mégalomanie. Celui qui a tout perdu conserve comme dernier recours l’espoir de la gloire, ou du scandale littéraire. Il consent à tout abandonner, sauf son nom. Mais son nom, comment l’imposera-t-il, alors qu’il écrit dans une langue que les civilisés ignorent ou méprisent ?
> > [!cite] Note
> litterature mineur ?
> [!accord] Page 47
Également tragique est le cas du poète. Enclos dans sa propre langue, il écrit pour ses amis, pour dix, pour vingt personnes au plus. Son désir d’être lu n’est pas moins impérieux que celui du romancier improvisé. Du moins a-t-il sur lui l’avantage de pouvoir placer ses vers dans les petites revues de l’émigration qui paraissent au prix de sacrifices et de renoncements presque indécents. Tel se transforme en directeur de revue ; pour la faire durer, il risque la faim, se détourne des femmes, s’enterre dans une chambre sans fenêtres, s’impose des privations qui confondent et épouvantent. La masturbation et la tuberculose, voilà son lot.
> [!accord] Page 48
Que tant ne disposent d’aucun autre mode d’expression que la poésie, quoi de plus naturel ? Ceux-là mêmes qui ne sont pas particulièrement doués, puisent, dans leur déracinement, dans l’automatisme de leur exception, ce supplément de talent qu’ils n’eussent point trouvé dans une existence normale.
> [!accord] Page 48
Un danger menace le poète déraciné : celui de s’adapter à son sort, de ne plus en souffrir, de s’y plaire. Personne ne peut sauver la jeunesse de ses chagrins ; ils s’usent. Ainsi en est-il du mal du pays, de toute nostalgie. Les regrets perdent de leur lustre, eux-mêmes se défraîchissent, et, à l’instar de l’élégie, tombent vite dans la désuétude. Quoi alors de plus normal que de s’établir dans l’exil, Cité du Rien, patrie à rebours ? Dans la mesure où il s’y délecte, le poète dilapide la matière de ses émotions, les ressources de son malheur, comme son rêve de gloire. La malédiction dont il tirait orgueil et profit ne l’accablant plus, il perd, avec elle, et l’énergie de son exception et les raisons de sa solitude. Rejeté de l’enfer, il tentera en vain de s’y réinstaller, de s’y retremper : ses souffrances, trop assagies, l’en rendront à jamais indigne. Les cris dont naguère il était encore fier se sont faits amertumes, et l’amertume ne se fait pas vers : elle le mènera hors de la poésie. Plus de chants ni d’excès. Ses plaies fermées, il aura beau les remuer pour en extraire quelques accents : au mieux sera-t-il l’épigone de ses douleurs. Une déchéance honorable l’attend. Faute de diversité, d’inquiétudes originales, son inspiration se dessèche.
> [!accord] Page 49
Bientôt, résigné à l’anonymat et comme intrigué par sa médiocrité, il prendra le masque d’un bourgeois de nulle part. Le voilà au terme de sa carrière lyrique, au point le plus stable de son déclassement.
## UN PEUPLE DE SOLITAIRES
> [!accord] Page 50
J’essaierai de divaguer sur les épreuves d’un peuple, sur son histoire qui déroute l’Histoire, sur son destin qui semble relever d’une logique surnaturelle où l’inouï se mêle à l’évidence, le miracle à la nécessité. D’aucuns l’appellent race, d’autres nation, certains tribu. Comme il répugne aux classifications, ce qu’on en peut dire de précis est inexact ; nulle définition ne lui convient. Pour le mieux saisir, il faudrait recourir à quelque catégorie à part, car tout chez lui est insolite : n’est-il pas le premier à avoir colonisé le ciel, et à y avoir placé son dieu ? Aussi impatient de créer des mythes que de les détruire, il s’est forgé une religion dont il se réclame, dont il rougit… Malgré sa clairvoyance, il sacrifie volontiers à l’illusion : il espère, il espère toujours trop… Conjonction étrange de l’énergie et de l’analyse, de la soif et du sarcasme. Avec autant d’ennemis n’importe qui, à sa place, eût déposé les armes ; mais lui, inapte aux douceurs du désespoir, passant outre à sa fatigue millénaire, aux conclusions que lui impose son sort, il vit dans le délire de l’attente, tout décidé à ne pas tirer un enseignement de ses humiliations, ni à en déduire une règle de modestie, un principe d’anonymat. Il préfigure la diaspora universelle : son passé résume notre avenir. Plus nous entrevoyons nos lendemains, plus nous nous rapprochons de lui, et plus nous le fuyons : nous tremblons tous d’avoir à l’égaler un jour… « Vous suivrez bientôt mes pas », semble-t-il nous dire, tandis qu’il trace, au-dessus de nos certitudes, un point d’interrogation…
> [!accord] Page 50
Être homme est un drame ; être juif en est un autre. Aussi le Juif a-t-il le privilège de vivre deux fois notre condition. Il représente l’existence séparée par excellence ou, pour employer une expression dont les théologiens qualifient Dieu, le tout autre. Conscient de sa singularité, il y pense sans arrêt, et ne s’oublie jamais ; d’où cet air contraint, crispé, ou faussement assuré, si fréquent chez ceux qui portent le fardeau d’un secret. Au lieu de s’enorgueillir de ses origines, de les afficher et de les clamer, il les camoufle : son sort, à nul autre pareil, ne lui confère-t-il pas pourtant le droit de regarder avec hauteur la tourbe humaine ? Victime, il réagit à sa façon, en vaincu sui generis.
> [!approfondir] Page 51
Excessif en tout, émancipé de la tyrannie du paysage, des niaiseries de l’enracinement, sans attaches, acosmique, il est l’homme qui ne sera jamais d’ici, l’homme venu d’ailleurs, l’étranger en soi, et qui ne saurait sans équivoque parler au nom des indigènes, de tous. Traduire leurs sentiments, s’en rendre l’interprète, s’il y prétend, quelle tâche ! Point de foule qu’il puisse entraîner, mener, soulever : la trompette ne lui sied pas. On lui reprochera ses parents, ses ancêtres qui reposent au loin, en d’autres pays, en d’autres continents. Sans tombes à montrer, à exploiter, sans moyen d’être le porte-voix d’aucun cimetière, il ne représente personne, sinon soi, rien que soi. Se réclame-t-il du dernier slogan ? Se trouve-t-il au principe d’une révolution ? Il se verra rejeté au moment même où ses idées triomphent, où ses phrases auront force de loi. S’il sert une cause, il ne pourra s’en prévaloir jusqu’au bout. Un jour vient où il lui faut la contempler en spectateur, en déçu. Puis il en défendra une autre, avec des déboires non moins éclatants. Change-t-il de pays ? Son drame recommence : l’exode est son assise, sa certitude, son chez soi.
> [!approfondir] Page 57
C’est ce que, de Nabuchodonosor à Hitler, on n’a pas voulu accorder aux Juifs ; par malheur, ces derniers n’eurent pas le courage d’en tirer vanité. Avec une arrogance de dieux, ils auraient dû se vanter de leurs différences, proclamer à la face de l’univers qu’ils n’avaient pas de semblables ni ne voulaient en avoir, cracher sur les races et les empires, et, dans un élan d’autodestruction, soutenir les thèses de leurs détracteurs, donner raison à ceux qui les haïssent… Laissons les regrets, ou le délire. Qui ose reprendre à son propre compte les arguments de ses ennemis ? Un tel ordre de grandeur, à peine concevable chez un être, ne l’est guère chez un peuple. L’instinct de conservation dépare les individus comme les collectivités.
> [!accord] Page 59
Peut-être conviendrait-il d’ajouter que ce désert, loin d’en faire seulement leur espace intime, ils le prolongèrent physiquement dans le ghetto. Qui en a visité un (de préférence dans les pays de l’Est), n’a pu manquer de s’apercevoir que la végétation en était absente, que rien n’y fleurissait, que tout y était sec et désolé : îlot étrange, petit univers sans racines, à la mesure de ses habitants, aussi éloignés de la vie du sol que les anges ou les fantômes.
> [!accord] Page 61
Acculés à leurs profondeurs et les redoutant, ils essaient de s’en détourner, de les éluder en s’agrippant aux vétilles de la conversation : ils parlent, ils parlent… Mais la chose la plus aisée au monde : rester à la surface de soi, ils n’y atteignent pas. La parole est pour eux une évasion ; la sociabilité, une autodéfense. Nous ne pouvons sans trembler imaginer leurs silences, leurs monologues. Nos calamités, les tournants de notre vie sont chez eux désastres familiers, routine ; leur temps : crise vaincue ou crise à venir.
> [!accord] Page 66
On comprend leur manie du projet : au présent qui assoupit, ils opposent les vertus aphrodisiaques du lendemain. Le devenir, c’est encore un des leurs qui en fit l’idée centrale de sa philosophie. Nulle contradiction entre les deux idées, le devenir se ramenant à l’être qui projette et se projette, à l’être désintégré par l’espoir.
> [!désaccord] Page 67
Pour les comprendre, ou les deviner, il faut avoir perdu soi-même plus d’une patrie, être, comme eux, le citadin de toutes les cités, combattre sans drapeau contre tout le monde, savoir, à leur exemple, embrasser et trahir toutes les causes. Tâche difficile, car, à côté d’eux, nous sommes, quelles que soient nos épreuves, de pauvres types enlisés dans le bonheur et la géographie, des néophytes de l’infortune, des bousilleurs en tout genre. S’ils ne détiennent pas le monopole de la subtilité, il n’en demeure pas moins que leur forme d’intelligence est la plus troublante qui soit, la plus ancienne ; on dirait qu’ils savent tout depuis toujours, depuis Adam, depuis… Dieu.
> [!accord] Page 68
Des nomades auxquels l’espace ne suffit pas et qui, par-delà les continents, poursuivent on ne sait quelle patrie. Regardez l’aisance avec laquelle ils parcourent les nations ! Tel né Russe, le voilà Allemand, Français, puis Américain, ou n’importe quoi. Malgré ces métamorphoses, il conserve son identité ; il a du caractère, ils en ont tous.
> [!accord] Page 68
Comment expliquer autrement leur capacité de recommencer, après les pires déconvenues, une existence nouvelle, de reprendre leur destin en main ? Cela tient du prodige. À les observer, on est émerveillé et stupéfait. Dès cette vie, ils devaient faire l’expérience de l’enfer. Telle est la rançon de leur longévité.
> [!accord] Page 75
Ces deux peuples, attirés secrètement l’un vers l’autre, ne pouvaient s’entendre : comment les Allemands, ces arrivistes de la fatalité, auraient-ils pardonné aux Juifs d’avoir un destin supérieur au leur ? Les persécutions naissent de la haine et non du mépris ; or, la haine équivaut à un reproche que l’on n’ose se faire à soi, à une intolérance à l’égard de notre idéal incarné dans autrui.
> [!accord] Page 75
Lorsqu’on aspire à sortir de sa province et à dominer le monde, on s’en prend à ceux qui n’en sont plus à une frontière près : on en veut à leur facilité de déracinement, à leur ubiquité. Les Allemands détestaient dans le Juif leur rêve réalisé, l’universalité qu’ils ne pouvaient atteindre. Ils se voulaient eux aussi élus : rien ne les prédestinait à cet état.
> [!accord] Page 77
En somme, bien qu’attachés à ce monde, ils n’en font pas vraiment partie : il y a du non-terrestre dans leur passage sur terre. Furent-ils lointainement témoins d’un spectacle de béatitude dont ils gardent la nostalgie ? Et que durent-ils alors voir qui se dérobe à nos perceptions ? Leur penchant à l’utopie n’est qu’un souvenir projeté dans le futur, un vestige converti en idéal. Mais c’est leur lot, tandis qu’ils aspirent au Paradis, de buter contre le Mur des Lamentations.
## LETTRE SUR QUELQUES IMPASSES
> [!accord] Page 78
« Encore un de perdu », pensai-je. Par pudeur, vous vous êtes abstenu de me demander les raisons de ma déception ; aussi bien eussé-je été incapable de vous les dire de vive voix. « Encore un de perdu, encore un de ruiné par son talent », me répétais-je sans cesse.
> [!accord] Page 78
Pénétrant dans l’enfer littéraire, vous allez en connaître les artifices et le venin ; soustrait à l’immédiat, caricature de vous-même, vous ne ferez plus que des expériences formelles, indirectes ; vous vous évanouirez dans le Mot. Les livres seront l’unique objet de vos entretiens. Quant aux littérateurs, vous n’en tirerez aucun profit. Seulement, vous vous en apercevrez trop tard, après avoir perdu vos meilleures années dans un milieu sans épaisseur ni substance.
> [!approfondir] Page 79
[[Voltaire]] fut le premier littérateur à ériger son incompétence en procédé, en méthode. Avant lui, l’écrivain, assez heureux d’être à côté des événements, était plus modeste : faisant son métier dans un secteur limité, il suivait sa voie et s’y tenait. Nullement journaliste, il s’intéressait tout au plus à l’aspect anecdotique de certaines solitudes : son indiscrétion était inefficace.
^399391
> [!accord] Page 80
Écrire des livres n’est pas sans avoir quelque rapport avec le péché originel. Car qu’est-ce qu’un livre sinon une perte d’innocence, un acte d’agression, une répétition de notre chute ? Publier ses tares pour amuser ou exaspérer ! Une barbarie à l’égard de notre intimité, une profanation, une souillure. Et une tentation. Je vous en parle en connaissance de cause. Du moins ai-je l’excuse de haïr mes actes, de les exécuter sans y croire. Vous êtes plus honnête : vous écrirez des livres et vous y croirez, vous croirez à la réalité des mots, à ces fictions puériles ou indécentes.
> [!accord] Page 81
L’ennui déclasse l’esprit, le rend superficiel, décousu, le mine de l’intérieur et le disloque. Une fois qu’il se sera emparé de vous, il vous accompagnera en toute rencontre, comme il m’a accompagné d’aussi loin qu’il me souvienne. Je ne sache pas moment où il ne fût là, à mes côtés, dans l’air, dans mes paroles et dans celles des autres, sur mon visage et sur tous les visages. Il est masque et substance, façade et réalité. Je ne puis m’imaginer vivant ni mort, sans lui. Il a fait de moi un discoureur honteux d’articuler, un théoricien pour gâteux et adolescents, pour femmelettes, pour ménopauses métaphysiques, un reste de créature, un pantin halluciné. Le rien d’être qui me fut départi, il s’emploie à le ronger, et s’il m’en laisse des bribes c’est qu’il lui faut quelque matière sur quoi agir… Néant en action, il saccage les cerveaux et les réduit à un amas de concepts fracturés.
> [!accord] Page 82
rêve alors d’une pensée acide qui s’insinuerait dans les choses pour les désorganiser, les perforer, les traverser, d’un livre dont les syllabes, attaquant le papier, supprimeraient la littérature et les lecteurs, d’un livre, carnaval et apocalypse des Lettres, ultimatum à la pestilence du Verbe
> [!approfondir] Page 83
Nous n’avons plus de passé ; ou plutôt, il n’est plus rien du passé qui soit nôtre ; plus de pays d’élection, de salut menteur, de refuge dans le révolu. Nos perspectives ? Impossible de les démêler : nous sommes des barbares sans avenir. L’expression n’étant pas de taille à se mesurer avec les événements, fabriquer des livres et s’en montrer fier, constitue un spectacle des plus pitoyables : quelle nécessité pousse un écrivain qui a écrit cinquante volumes à en écrire encore un autre ? pourquoi cette prolifération, cette peur d’être oublié, cette coquetterie de mauvais aloi ? Ne mérite indulgence que le littérateur besogneux, l’esclave, le forçat de la plume. De toute manière, il n’y a plus rien à construire, ni en littérature ni en philosophie. Ceux-là seuls qui en vivent, matériellement s’entend, devraient s’y adonner. Nous entrons dans une époque de formes brisées, de créations à rebours.
> [!accord] Page 83
’importe qui pourra y prospérer. J’anticipe à peine. La barbarie est accessible à quiconque : il suffit d’y prendre goût. Nous allons allègrement défaire les siècles
> [!accord] Page 88
Le doute s’accroît de tout ce qui l’infirme ou le combat ; c’est un mal à l’intérieur d’un autre mal, une obsession dans l’obsession. Si vous priez, il monte au niveau de votre prière ; votre délire, il le surveillera, tout en l’imitant ; au milieu du vertige vous douterez vertigineusement. Ainsi, abolir le sérieux, le scepticisme lui-même n’y parvient pas ; non plus, hélas ! la poésie. Plus je vieillis, plus je m’avise que j’ai trop compté sur elle. Je l’ai aimée aux dépens de ma santé ; mon culte pour elle, j’escomptais y succomber. Poésie ! ce mot qui à lui seul me faisait naguère imaginer mille univers n’éveille plus dans mon esprit qu’une vision de ronron et de nullité, de mystères fétides et d’afféteries.
> [!accord] Page 89
La futilité ne serait-elle qu’un « idéal » ? C’est ce qu’il faut craindre, c’est ce à quoi je ne me résignerai jamais. Toutes les fois que je me surprends à accorder une importance aux choses, j’incrimine mon cerveau, m’en défie et le soupçonne de quelque défaillance, de quelque dépravation. J’essaie de m’arracher à tout, de m’élever en me déracinant ; pour devenir futiles, nous devons couper nos racines, devenir métaphysiquement étrangers.
> [!accord] Page 90
Cet état de choses, nous n’en sommes qu’en partie responsables. De Tertullien à Kierkegaard, à force d’accentuer l’absurdité de la foi, il s’est créé, dans le christianisme, tout un sous-courant qui, se montrant au grand jour, a débordé l’Église. Quel croyant, dans ses crises de lucidité, ne se considère pas comme un serviteur de l’insensé ? Dieu devait en pâtir. Jusqu’à présent, nous lui accordions nos vertus ; nous n’osions lui prêter nos vices. Humanisé, il nous ressemble maintenant : aucun de nos défauts ne lui est étranger. Jamais l’élargissement de la théologie et la volonté d’anthropomorphisme ne furent poussés si avant. Cette modernisation du Ciel en marque la fin. Comment vénérer un Dieu évolué, à la page ? Pour son malheur, il ne récupérera pas de sitôt sa « transcendance infinie ».
> [!accord] Page 93
À ma honte, je vous avouerai qu’il fut un temps où j’appartenais moi-même à cette catégorie d’heureux. Le destin de l’homme, je le prenais à cœur, bien que d’une autre façon qu’eux. Je devais avoir vingt ans, votre âge. « Humaniste » à rebours, je me figurais – dans mon orgueil encore intact – que devenir l’ennemi du genre humain était la plus haute dignité à laquelle on pût aspirer. Désireux de me couvrir d’ignominie, j’enviais tous ceux qui s’exposaient aux sarcasmes, à la bave des autres et qui, accumulant honte sur honte, ne rataient aucune occasion de solitude. J’en vins ainsi à idéaliser Judas, parce que, se refusant à supporter plus longtemps l’anonymat du dévouement, il voulut se singulariser par la trahison.
## LE STYLE COMME AVENTURE
> [!accord] Page 96
L’artiste va, lui aussi, du mot au vécu : l’expression constitue la seule expérience originelle dont il soit capable. La symétrie, l’agencement, la perfection des opérations formelles, représentent son milieu naturel : il y réside, il y respire. Et comme il vise à épuiser la capacité des mots, il tend, plus qu’à l’expression, à l’expressivité. Dans l’univers fermé où il vit, il n’échappe à la stérilité que par ce renouvellement continuel que suppose un jeu où la nuance acquiert des dimensions d’idole et où la chimie verbale réussit des dosages inconcevables à l’art naïf. Une activité aussi délibérée, si elle se situe aux antipodes de l’expérience, s’approche, en revanche, des extrémités de l’intellect. Elle fait de l’artiste qui s’y voue un sophiste de la littérature.
> [!accord] Page 98
« C’est beau comme de la prose. » Boutade française s’il en fut. L’univers réduit aux articulations de la phrase, la prose comme unique réalité, le vocable retiré en lui-même, émancipé de l’objet et du monde : sonorité en soi, coupée de l’extérieur, tragique ipséité d’une langue acculée à son propre achèvement.
> [!accord] Page 99
Quand on considère le style de notre temps, on ne peut manquer de s’interroger sur les raisons de sa corruption. L’artiste moderne est un solitaire qui écrit pour lui-même ou pour un public dont il n’a aucune idée précise. Lié à une époque, il s’efforce d’en exprimer les traits ; mais cette époque est forcément sans visage. Il ignore à qui il s’adresse, il ne se représente pas son lecteur. Au XVIIe siècle et au suivant, l’écrivain avait en vue un cercle restreint dont il connaissait les exigences, le degré de finesse et d’acuité. Limité dans ses possibilités, il ne pouvait s’écarter des règles, réelles bien que non formulées, du goût. La censure des salons, plus sévère que celle des critiques d’aujourd’hui, permit l’éclosion de génies parfaits et mineurs, astreints à l’élégance, à la miniature et au fini.
> [!accord] Page 100
Virus de la prose, le style poétique la désarticule et la ruine : une prose poétique est une prose malade. De plus, elle date toujours : les métaphores qu’affectionne une génération paraissent ridicules à la suivante. Si nous lisons un Saint-Évremond, un Montesquieu, un [[Voltaire]], un Stendhal comme s’ils étaient nos contemporains, c’est qu’ils ne péchèrent ni par lyrisme ni par excès d’images. Comme la prose participe du procès-verbal, le prosateur doit vaincre ses premiers mouvements, se défendre de la tentation de sincérité : toutes les fautes de goût viennent du « cœur ». Le peuple en nous porte la responsabilité de nos débordements, de nos outrances : quoi de plus plébéien qu’un sentiment ?
> [!désaccord] Page 101
À l’époque des salons, le français acquit une sécheresse et une transparence qui lui permirent de devenir universel. Lorsqu’il commença à se compliquer, à prendre des libertés, sa solidité en souffrit. Il se libère enfin au détriment de son universalité et, comme la France, évolue vers l’antipode de son passé, de son génie. Double désagrégation inévitable. Au temps de [[Voltaire]], chacun essayait d’écrire comme tout le monde ; mais tout le monde écrivait parfaitement. Aujourd’hui, l’écrivain veut avoir son style à lui, s’individualiser par l’expression ; il n’y arrive qu’en défaisant la langue, qu’en violentant ses règles, qu’en sapant sa structure, sa magnifique monotonie. Ce processus, il serait inepte de vouloir s’y soustraire ; on y concourt malgré soi, et il doit en être ainsi, sous peine de mort littéraire.
> [!accord] Page 101
Du moment que le français décline, déclarons-nous solidaires de son destin, profitons des profondeurs qu’il étale, comme de son acharnement à vaincre la pudeur de ses limites. Rien de plus vain que de récriminer contre son bel automne, contre ses derniers rayons. Tâchons de nous réjouir plutôt de vivre à une époque où les mots, employés dans n’importe quel sens, s’émancipent de toute contrainte, et où la signification ne constitue plus une exigence ni une hantise. Point de doute : nous assistons à la splendide désagrégation d’une langue.
> [!accord] Page 102
Depuis deux siècles, toute originalité s’est manifestée par opposition au classicisme. Point de forme ou de formule nouvelle qui n’ait réagi contre lui. Pulvériser l’acquis, telle me paraît être la tendance essentielle de l’esprit moderne. Dans n’importe quel secteur de l’art, tout style s’affirme contre le style. C’est en minant l’idée de raison, d’ordre, d’harmonie, que nous prenons conscience de nous-mêmes. Le romantisme, pour y revenir encore, ne fut qu’un essor vers une dissolution des plus fécondes.
## AU-DELÀ DU ROMAN
> [!accord] Page 106
Journaux intimes et romans participent d’une même aberration : quel intérêt peut présenter une vie ? Quel intérêt, des livres qui partent d’autres livres ou des esprits qui s’appuient sur d’autres esprits ? Je n’ai éprouvé une sensation de vérité, un frisson d’être qu’au contact de l’analphabète : des bergers, dans les Carpates, m’ont laissé une impression autrement forte que les professeurs d’Allemagne ou les malins de Paris, et j’ai vu en Espagne des clochards dont j’eusse aimé être l’hagiographe. Nul besoin, chez eux, de s’inventer une vie : ils existaient ; ce qui n’arrive point au civilisé. Décidément, nous ne saurons jamais pourquoi nos ancêtres ne se sont pas barricadés dans leurs cavernes.
> [!accord] Page 108
Le monumental, le grandiose irréfléchi n’est plus possible ; au contraire, l’intéressant s’élève au niveau de catégorie. C’est l’individu qui fait l’art, ce n’est plus l’art qui fait l’individu, comme ce n’est plus l’œuvre qui compte mais le commentaire qui la précède ou qui lui succède. Et ce qu’un artiste produit de meilleur, ce sont ses idées sur ce qu’il aurait pu accomplir. Il est devenu son propre critique, comme le vulgaire son propre psychologue. Aucun âge n’a connu une telle conscience de soi. Vus sous cet angle, la Renaissance semble barbare, le Moyen Âge préhistorique, et il n’est pas jusqu’au siècle dernier qui ne paraisse quelque peu puéril.
> [!accord] Page 110
À leur propos, une question vient à l’esprit : peut-on répéter indéfiniment la même expérience ? Écrire un roman sans matière, voilà qui est bien, mais à quoi bon en écrire dix ou vingt ? La nécessité de l’absence posée, pourquoi multiplier cette absence et s’y complaire ? La conception implicite de cette sorte d’œuvres oppose à l’usure de l’être la réalité intarissable du néant.
> [!accord] Page 111
D’ailleurs le roman eût été inconcevable dans une période de floraison métaphysique : on ne l’imagine guère prospérant au Moyen Âge, ni dans la Grèce, l’Inde ou la Chine classiques. Car l’expérience métaphysique, désertant la chronologie et les modalités de notre être, vit dans l’intimité de l’absolu, absolu auquel le personnage doit tendre sans y parvenir : à cette seule condition il dispose d’un destin, lequel, pour être littérairement efficace, suppose une expérience métaphysique inachevée, j’ajouterai, volontairement inachevée. Ceci vise les héros dostoïevskiens eux-mêmes : inaptes à se sauver, impatients de déchoir, ils nous intriguent dans la mesure où ils gardent une fausse relation avec Dieu. La sainteté n’est pour eux qu’un prétexte à déchirement, un supplément de chaos, un détour leur permettant de mieux s’effondrer. La posséderaient-ils qu’ils cesseraient d’être des personnages : ils la poursuivent pour la repousser, pour goûter au danger de retomber en soi.
> [!accord] Page 112
Je ne revendique pas l’honneur de ne pouvoir lire un roman jusqu’au bout ; je m’insurge simplement contre son insolence, contre le pli qu’il nous a imposé, et la place qu’il a prise dans nos préoccupations. Rien de plus intolérable que d’assister pendant des heures à des discussions autour de tel ou tel personnage fictif. Qu’on me comprenne bien : les livres les plus bouleversants, sinon les plus grands, que j’ai lus étaient des romans. Ce qui ne m’empêche pas de haïr la vision dont ils procédaient. Haine sans espoir. Car si j’aspire à un autre monde, à n’importe quel monde sauf le nôtre, je sais cependant que je n’y accéderai jamais. Chaque fois que j’ai essayé de m’établir dans un principe supérieur à mes « expériences », force m’a été de constater que celles-ci l’emportaient pour moi en intérêt sur celui-là, que toutes mes velléités métaphysiques venaient se heurter à ma frivolité. À tort ou à raison, j’ai fini par en rendre responsable tout un genre, par l’envelopper de ma rage, par y voir un obstacle à moi-même, l’agent de mon effritement et de celui des autres, une manœuvre du Temps pour s’infiltrer dans notre substance, la preuve enfin acquise que l’éternité ne sera jamais pour nous qu’un mot et un regret. « Comme tout le monde, tu es fils du roman », telle est ma rengaine, et ma défaite.
> [!accord] Page 113
Point d’attaque sans volonté de s’affranchir d’un envoûtement ou de s’en punir. Je ne me pardonnerai jamais d’être intérieurement plus proche du premier romancier venu que du plus futile des sages d’autrefois. On ne se passionne pas impunément pour les fariboles de la civilisation occidentale, civilisation du roman. Obnubilée par la littérature, elle accorde à l’écrivain à peu près le crédit que l’on attribuait au sage dans le monde antique. Pourtant, le patricien qui achetait son stoïcien ou son épicurien devait, auprès de son esclave, s’élever à un niveau auquel ne saurait prétendre le bourgeois moderne qui lit son romancier.
> [!accord] Page 114
Je rêve aux profondeurs de l’Ungrund, fond antérieur aux corruptions du temps, et dont la solitude, supérieure à celle de Dieu, me séparerait à jamais de moi, de mes semblables, du langage de l’amour, de la prolixité qu’entraîne la curiosité pour autrui. Si je m’en prends au romancier, c’est que, travaillant sur une matière quelconque, sur nous tous, il est et il doit être plus prolixe que nous. Sur un point, rendons-lui néanmoins justice : il a le courage du délayage. Sa fécondité, sa puissance est à ce prix. Nul talent épique sans une science de la banalité, sans l’instinct de l’inessentiel, de l’accessoire et de l’infime. Des pages et des pages : accumulation de riens. Si le poème-fleuve est une aberration, le roman-fleuve était inscrit dans les lois mêmes du genre. Des mots, des mots, des mots… Hamlet lisait sans doute un roman.
> [!accord] Page 114
Refléter la vie dans ses détails, dégrader nos stupéfactions en anecdotes, quel supplice pour l’esprit ! Ce supplice, le romancier ne le ressent pas, comme il ne ressent pas davantage l’insignifiance et la naïveté de « l’extraordinaire ». Y a-t-il un seul événement qui vaille la peine d’être relaté ? Question déraisonnable, car j’ai lu autant de romans que quiconque. Mais question sensée, pour peu que le temps s’envole de notre conscience et qu’il ne reste plus en nous qu’un silence qui nous arrache aux êtres, et à cette extension de l’inconcevable sur la sphère de chaque instant par quoi se définit l’existence.
> [!accord] Page 117
Sans doute faut-il aller encore plus loin : souhaiter, par-delà la fin d’un genre, celle de tous les autres, celle de l’art. Privé de toutes ses échappatoires, l’homme aurait le bon goût, en proclamant son dénuement, de suspendre sa course, ne fût-ce que pour la durée de quelques générations. Avant de se recommencer, il lui faudrait se régénérer par la stupeur : ce à quoi l’engage tout l’art contemporain dans la mesure où celui-ci souscrit à sa propre destruction.
> [!accord] Page 118
L’esprit en sera élargi, et il englobera plus de matières qu’il n’a coutume de contenir. Songeons à l’époque hellénistique et à l’effervescence des sectes gnostiques : l’Empire, de sa vaste curiosité, embrassait des systèmes irréconciliables et, à force de naturaliser des dieux orientaux, ratifiait nombre de doctrines et de mythologies. De même qu’un art exténué devient perméable aux formes d’expression qui lui étaient étrangères, de même un culte à bout de ressources se laisse envahir par tous les autres.
> [!accord] Page 118
Ne soyons pas inutilement amers : certaines faillites sont parfois fécondes. Ainsi celle du roman. Saluons-la donc, allons même la célébrer : notre solitude s’en trouvera renforcée, affermie. Coupés d’un débouché, acculés enfin à nous-mêmes, nous pourrons mieux nous interroger sur nos fonctions et nos limites, sur l’inutilité d’avoir une vie, de devenir un personnage ou d’en créer un. Le roman ? Veto opposé à l’éclatement de nos apparences, point le plus éloigné de nos origines, artifice pour escamoter nos vrais problèmes, écran qui s’interpose entre nos réalités primordiales et nos fictions psychologiques.
> [!accord] Page 119
Tant l’adoptent, alors que leur nature ne les y disposait guère. Aujourd’hui, Descartes serait vraisemblablement romancier ; Pascal, sûrement. Un genre devient universel lorsqu’il séduit des esprits que rien n’y portait. Mais l’ironie veut que ce soient précisément eux qui le sapent : ils y introduisent des problèmes hétérogènes à sa nature, le diversifient, le pervertissent et le surchargent jusqu’à en faire craquer l’architecture. Quand on n’a pas à cœur l’avenir du roman, on doit se réjouir de voir des philosophes en écrire. Toutes les fois qu’ils s’insinuent dans la vie des Lettres, c’est pour en exploiter le désarroi ou en précipiter la déconfiture.
> > [!cite] Note
> cf harraway
## LE COMMERCE DES MYSTIQUES
> [!accord] Page 121
Rien de plus irritant que ces ouvrages où l’on coordonne les idées touffues d’un esprit qui a visé à tout, sauf au système. À quoi sert de donner un semblant de cohérence à celles de [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], sous prétexte qu’elles tournent autour d’un motif central ? [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] est une somme d’attitudes, et c’est le rabaisser que de chercher en lui une volonté d’ordre, un souci d’unité. Captif de ses humeurs, il en a enregistré les variations. Sa philosophie, méditation sur ses caprices, les érudits veulent à tort y démêler des constantes qu’elle refuse.
> [!accord] Page 122
Méfions-nous du définitif, détournons-nous de ceux qui prétendent posséder une vue exacte sur quoi que ce soit. Que dans tel distique Angelus Silesius assimile la mort au mal, et dans tel autre au bien, ce serait manquer de probité et d’humour que de s’en étonner. Comme la mort elle-même devient en nous, considérons-en les étapes, les métamorphoses ; l’enserrer dans une formule c’est l’arrêter, l’appauvrir, la saboter.
> [!accord] Page 126
Ennemie du langage, l’orthodoxie, religieuse ou politique, postule l’expression prévue. Si presque tous les mystiques eurent des démêlés avec l’Église, c’est qu’ils avaient trop de talent ; elle n’en exige aucun, et ne réclame que l’obéissance, la soumission à son style. Au nom d’un verbe sclérosé, elle fit ériger des bûchers. Pour y échapper, l’hérétique n’avait d’autre recours que de changer de formules, d’exprimer ses opinions en d’autres termes, en termes consacrés. L’Inquisition n’eût peut-être jamais existé si le catholicisme avait eu plus d’indulgence et de compréhension pour la vie du langage, pour ses écarts, sa variété et son invention. Quand le paradoxe est banni, on n’évite le martyre que par le silence ou la banalité.
> [!accord] Page 127
Le solitaire, à sa façon un combattant, ressent le besoin de peupler sa solitude d’ennemis réels ou imaginaires. S’il croit, il la remplit de démons, sur la réalité desquels il ne se fait souvent aucune illusion. Sans eux, il tomberait dans la fadeur ; sa vie spirituelle en souffrirait. C’est à juste titre que Jakob Boehme a appelé le Diable le « cuisinier de la nature », dont l’art prête goût à tout. Dieu lui-même, en posant dès le principe la nécessité de l’Ennemi, reconnaissait ne pouvoir se passer de lutter, d’attaquer, et d’être attaqué.
> [!accord] Page 129
Écoutons encore Angèle de Foligno : « Quand tous les sages du monde et tous les saints du paradis m’accableraient de leurs consolations et de leurs promesses, et Dieu lui-même de ses dons, s’il ne me changeait pas moi-même, s’il ne commençait au fond de moi une nouvelle opération, au lieu de me faire du bien, les sages, les saints et Dieu exaspéreraient au-delà de toute expression mon désespoir, ma fureur, ma tristesse et mon aveuglement. » Ne devrions-nous pas, face à ces déclarations et à ces exigences, liquider nos derniers restes de bon sens et nous lancer en barbares vers les « ténèbres de la lumière » ? Comment nous y résoudre, rivés que nous sommes aux infirmités de la modestie ?
> [!accord] Page 133
Il est d’autres hystéries non moins admirables, celles dont émanaient des hymnes au Soleil, à l’Être, à l’Inconnu. Aurore de l’Égypte, de la Grèce, frénésie des mythologies, accents au premier contact avec les éléments ! Tout à l’antipode, nous sommes inaptes à vibrer au spectacle des origines : nos interrogations, au lieu de bondir en rythmes, se traînent dans les bassesses du concept ou se défigurent sous le ricanement de nos systèmes. Où sont notre sensibilité hymnique, l’ébriété de nos débuts, l’aube de nos stupéfactions ? Jetons-nous aux pieds de la Pythie, revenons à nos anciennes transes : philosophie des moments uniques, seule philosophie.
## RAGES ET RÉSIGNATIONS
> [!accord] Page 136
Comment croire que l’on puisse sa vie durant jouer à l’homme-qui-entend-des-voix ? Soutenir un tel rôle, c’eût été, même pour un Socrate, un exploit difficile, sinon impossible. Peu importe au fond qu’il ait été dominé par son démon ou qu’il s’en soit servi seulement pour les besoins de la cause ! S’il l’a forgé de toutes pièces, c’est qu’il y fut sans doute contraint, ne serait-ce que pour se rendre impénétrable aux autres. Solitaire entouré, son premier devoir était d’échapper à son entourage, en se retranchant sur un mystère réel ou feint. Par quel moyen faire le départ entre un démon véritable et un démon truqué ? entre un secret et une apparence de secret ? Comment savoir si Socrate divaguait ou finassait ?
> [!accord] Page 137
C’est ce genre de vérités qu’attendait d’Épicure une Grèce délabrée et asservie, à l’affût d’une formule de repos et d’un remède à l’anxiété. Il fut pour son temps ce que le psychanalyste est pour le nôtre : à sa façon ne dénonçait-il pas, lui aussi, « le malaise dans la civilisation » ? (À toutes les époques confuses et raffinées, un Freud tente de désencombrer les âmes.) Mieux qu’avec Socrate, c’est avec Épicure que la philosophie glissa vers la thérapeutique. Guérir et surtout se guérir, telle était son ambition : bien qu’il voulût délivrer les hommes de la peur de la mort et de celle des dieux, il les éprouvait lui-même l’une et l’autre. L’ataraxie dont il se targuait ne constituait pas son expérience ordinaire : sa « sensibilité » était notoire. Quant au mépris pour les sciences, mépris qu’on lui a reproché par la suite, nous savons qu’il est souvent le propre des « cœurs blessés ». Ce théoricien du bonheur était un malade : il vomissait, à ce qu’il paraît, deux fois par jour. Au milieu de quelles misères devait-il se débattre pour avoir tant haï les « troubles de l’âme » ! Le peu de sérénité qu’il réussit à acquérir, sans doute le réservait-il à ses disciples ; reconnaissants et naïfs, ils lui firent une réputation de sagesse. Comme nos illusions sont bien plus faibles que celles de ses contemporains, nous entrevoyons aisément l’envers de son Jardin…
> [!accord] Page 138
Nous ne lui reprocherons jamais assez d’avoir fait du christianisme une religion inélégante, d’y avoir introduit les traditions les plus détestables de l’Ancien Testament : l’intolérance, la brutalité, le provincialisme. Avec quelle indiscrétion ne se mêle-t-il pas de choses qui ne le regardent pas, auxquelles il n’entend goutte ! Ses considérations sur la virginité, l’abstinence et le mariage sont tout bonnement écœurantes. Responsable de nos préjugés en religion et en morale, il a fixé les normes de la stupidité et multiplié ces restrictions qui paralysent encore nos instincts.
> [!accord] Page 142
Le crépuscule gréco-romain était pourtant digne d’un autre ennemi, d’une autre promesse, d’une autre religion. Comment admettre l’ombre d’un progrès lorsqu’on songe que les fables chrétiennes purent sans peine étouffer le stoïcisme ! Si celui-ci avait réussi à se propager, à s’emparer du monde, l’homme eût abouti, ou presque. La résignation, devenue obligatoire, nous aurait appris à supporter nos malheurs avec dignité, à faire taire nos voix, à envisager froidement notre rien. La poésie serait-elle disparue de nos mœurs ? Au diable la poésie ! En échange, nous aurions acquis la faculté d’endurer nos épreuves sans murmure.
> [!information] Page 143
Ce n’est pas tout que d’avoir la foi ; il importe encore de la subir comme une malédiction, de voir en Dieu un ennemi, un bourreau, un monstre, de l’aimer néanmoins en y projetant toute l’inhumanité dont on dispose, dont on rêve… L’Église en a fait un être falot, dégénéré, aimable ; Luther proteste : Dieu, soutient-il, n’est ni le « nigaud », ni « l’esprit débonnaire », ni le « cocu » qu’on propose à notre vénération, mais un « feu dévorant », un enragé « plus terrible que le diable » et qui se plaît à nous torturer. Non pas qu’il ait un respect timide pour Lui. À l’occasion, il le rabroue et le traite d’égal à égal : « Si Dieu ne me protège et ne sauve mon honneur, la honte en sera pour lui. » Il sait s’agenouiller, s’abaisser, comme il sait être insolent, implorer sur un ton de provocation, passer du soupir à l’apostrophe, prier en polémiste.
> [!accord] Page 144
Loin d’être un havre, sa foi était un naufrage voulu, recherché, un danger qui le flattait et le relevait à ses propres yeux. Pure, une religion serait stérile : ce qu’il y a de profond et de virulent en elle n’est pas le divin, mais le démoniaque. Et c’est la rendre anémique et douceâtre, la dégrader, que de vouloir lui épargner la société du Diable. Pour croire à la réalité du salut il faut au préalable croire à celle de la chute : tout acte religieux débute par la perception de l’enfer, – matière première de la foi ; – le ciel, lui, ne vient qu’après, en guise de correctif et de consolation : un luxe, une superfétation, un accident exigé par notre goût d’équilibre et de symétrie. Le Diable seul est nécessaire. La religion qui s’en dispense s’affaiblit, s’effrite, devient piété diffuse, raisonneuse. Celui qui cherche coûte que coûte le salut ne fera jamais une grande carrière religieuse.
> [!information] Page 145
Ballotté entre le Moyen Âge et la Renaissance, tiraillé entre des convictions et des impulsions contradictoires, ce Rabelais de l’angoisse était plus propre que quiconque à ravigoter un christianisme en train de se débiliter, de se décolorer. Lui seul savait comment s’y prendre pour l’assombrir. Sa piété était noire. Même celle de Pascal, même celle de Kierkegaard, pâlissent à côté de la sienne : l’un est trop écrivain, l’autre trop philosophe. Mais lui, fort de sa neurasthénie paysanne, il possède l’instinct qu’il faut pour se colleter et avec les forces du Bien et avec celles du Mal. Familière, savoureuse, sa grossièreté ne rebute jamais. Rien en lui de faux, rien de l’apôtre classique : ni haine savante, ni véhémence étudiée. Dans le sans-gêne de ses terreurs perce une note d’humour : ce qui manquait singulièrement aux promoteurs de la Croix. Luther ? Un saint Paul humanisé.
> [!approfondir] Page 149
Douceur de la haine de soi : douceur du gouffre ! Ne plaignons plus celui qui en discernait un à ses côtés : il y puisait sans doute des délices, tandis que, pour sauver la face, il simulait la terreur. Même les plus grands esprits mentent lorsqu’il s’agit de leurs voluptés : c’en est une que d’épier l’abîme. Le reconnaître sans en rougir, il y a fallu l’impudeur des temps récents, et cette curiosité que nous éprouvons tous pour nos propres secrets. Aussi bien les sondages dans le « fond du cœur » devaient-ils nous conduire à la découverte de l’inconscient, dernière version des « ténèbres » pascaliennes.
> [!approfondir] Page 150
Si près que nous soyons du paradis, l’ironie vient nous en éloigner. « Inepties, nous dit-elle, que vos idées d’un bonheur immémorial ou futur. Guérissez-vous de vos nostalgies, de l’obsession puérile du commencement et de la fin des temps. L’éternité, durée morte, les débiles seuls s’en préoccupent. Laissez l’instant faire, laissez-le résorber vos rêves. » Tournons-nous nos regards vers le savoir ? elle nous en signale l’inanité et le ridicule : « À quoi bon dégrader les choses en problèmes ? Vos connaissances s’annulant l’une l’autre, la dernière en date ne l’emporte guère sur la première. Confinés dans du déjà su, vous n’avez d’autre matière que celle des mots : la pensée n’adhère pas à l’être. »
> [!accord] Page 150
Et quand, émerveillés, nous songeons à tel moine hindou qui, neuf ans durant, se figea en méditation la face contre le mur, elle intervient derechef pour nous apprendre qu’il découvrit au bout de tant de peines le néant, par quoi il avait commencé ! « Vous voyez, insinue-t-elle, combien les aventures de l’esprit sont comiques. Détournez-vous-en au profit des apparences. Mais n’allez pas chercher derrière elles quelque fond, quelque secret : rien n’a de fond ni de secret. Gardez-vous de fouiller l’illusion, d’attenter à l’unique réalité qui soit. »
> [!accord] Page 151
En dose normale, la peur, indispensable à l’action et à la pensée, stimule nos sens et notre esprit ; sans elle, point d’acte de courage, ni même de lâcheté…, sans elle, point d’acte tout court. Mais lorsque, démesurée, elle nous investit et nous déborde, la voilà qui se métamorphose en principe nocif, en cruauté. Qui tremble rêve de faire trembler les autres, qui vit dans l’épouvante finit dans la férocité. Ainsi des empereurs romains. Comme ils pressentaient, comme ils sentaient qu’ils allaient être assassinés, ils s’en consolaient par le massacre… La découverte d’un premier complot éveillait et déchaînait en eux le monstre. Et c’est dans la cruauté qu’ils se retranchaient pour oublier la peur.
> [!accord] Page 151
Pour savoir si quelqu’un est guetté ou non par la folie, vous n’avez qu’à observer son sourire. En retirez-vous une impression voisine du malaise ? Sans crainte alors improvisez-vous psychiatre.
> [!accord] Page 151
Est suspect le sourire qui n’adhère pas à un être et qui paraît venir d’ailleurs, d’un autre ; il vient en effet d’un autre, du dément qui attend, se prépare et s’organise avant de se déclarer.
> [!information] Page 153
Gogol avoua un jour que l’amour, s’il y avait cédé, l’eût « instantanément réduit en poussière ». Un tel aveu qui nous bouleverse et nous fascine, nous fait penser au « secret » de Kierkegaard, à son « écharde dans la chair ». Cependant le philosophe danois était une nature érotique : la rupture de ses fiançailles, son échec amoureux, le tourmenta toute sa vie et marqua jusqu’à ses écrits théologiques. Faudrait-il alors comparer Gogol à Swift, à cet autre « foudroyé » ? Ce serait oublier que celui-ci eut, sinon la chance d’aimer, du moins celle de faire des victimes.
> [!information] Page 154
On ne peut s’empêcher de penser aux Possédés, mais alors que les héros de Dostoïevski s’élancent vers leur limite, ceux de Gogol reculent vers la leur ; les uns paraissent répondre à un appel qui les dépasse, les autres n’écoutent que leur incommensurable trivialité.
> [!information] Page 154
Dans la dernière période de sa vie, Gogol fut pris de remords : ses personnages, pensait-il, n’étaient que vice, vulgarité, ordure. Il fallait songer à leur donner des vertus, à les arracher à leur déchéance. Ainsi écrivit-il la seconde partie des Âmes mortes ; fort heureusement, il la jeta au feu. Ses héros ne pouvaient être « sauvés ». On attribua son geste à la folie, alors qu’il émanait d’un scrupule de sa conscience d’artiste : l’écrivain l’emporta sur le prophète. Nous aimons en lui la férocité, le mépris des hommes, la vision d’un monde condamné : comment eussions-nous supporté une caricature édifiante ? Perte irréparable, disent certains ; perte salutaire plutôt.
> [!accord] Page 160
Pendant longtemps je me suis obstiné à chercher quelqu’un qui sût tout sur soi et sur autrui, un sage-démon, divinement clairvoyant. Chaque fois que je croyais l’avoir trouvé, il me fallait, après examen, déchanter : le nouvel élu possédait encore quelque tache, quelque point noir, je ne sais quel recoin d’inconscience ou de faiblesse qui le rabaissait au niveau des humains. Je percevais en lui des traces de désir et d’espoir ou quelque soupçon de regret. Son cynisme, manifestement, était incomplet. Quelle déception ! Et je poursuivais toujours ma quête, et toujours mes idoles du moment péchaient par quelque endroit : l’homme y était présent, caché, maquillé ou escamoté. Je finis par comprendre le despotisme de l’Espèce, et par ne plus rêver d’un non-homme, d’un monstre qui fût totalement pénétré de son rien. C’était folie que de le concevoir : il ne pouvait exister, la lucidité absolue étant incompatible avec la réalité des organes.
> [!accord] Page 161
Voilà l’homme hors du monde, et éloigné de soi. On ne saurait sans abus le ranger parmi les vivants, tant son contact avec la vie est superficiel ; son contact avec la mort ne l’est pas moins. N’ayant pu trouver sa place exacte entre l’une et l’autre, il a triché dès ses premiers pas : un intrus, un faux vivant, un faux mortel, un imposteur. La conscience, cette non-participation à ce qu’on est, cette faculté de ne coïncider avec rien, n’était pas prévue dans l’économie de la création. Il le sait, mais il n’a ni le courage de l’assumer jusqu’au bout, et d’en périr, ni de la répudier pour se sauver. Étranger à sa nature, seul au milieu de soi-même, délié et de l’ici-bas et de l’au-delà, il n’épouse tout à fait aucune réalité : comment le ferait-il alors qu’il n’est qu’à demi réel ? Un être sans existence.
> [!accord] Page 162
Ce n’est pas de la pitié, c’est de l’envie que nous inspire le héros tragique, veinard dont nous dévorons les souffrances, comme si elles nous revenaient de droit et qu’il nous les eût subtilisées. Pourquoi ne pas tenter de les lui reprendre ? De toute manière, elles nous étaient destinées…
> [!accord] Page 165
La naïveté, l’optimisme, la générosité, – on les rencontre chez les botanistes, les spécialistes des sciences pures, les explorateurs, jamais chez les politiques, les historiens ou les curés. Les premiers se passent de leurs semblables, les seconds en font l’objet de leurs activités ou de leurs recherches. On ne s’aigrit que dans le voisinage de l’homme.
> [!accord] Page 165
Ceux qui lui dédient leurs pensées, l’examinent ou veulent l’aider, en arrivent, tôt ou tard, à le mépriser, à le prendre en horreur. Psychologue s’il en fut, le prêtre est l’exemplaire humain le plus détrompé, incapable par métier d’accorder le moindre crédit à ses proches ; d’où son air entendu, sa ruse, sa douceur feinte et son cynisme profond. Ceux d’entre eux, un nombre à vrai dire infime, qui glissèrent vers la sainteté, n’eussent pu y atteindre s’ils avaient observé de plus près leurs ouailles : ce furent des égarés, de mauvais prêtres, inaptes à vivre en curieux – et en parasites – du péché originel.
> [!accord] Page 166
Depuis la Renaissance, la science a entrepris de nous persuader que nous vivons dans une nature indifférente, ni hostile, ni favorable. Une diminution de nos réserves en peur devait en résulter. Danger considérable, car cette peur était une des données, une des conditions de notre existence et de notre équilibre.
> [!accord] Page 167
Nous nous affirmons dans la mesure où, derrière une réalité donnée, nous en poursuivons une autre, où, par-delà l’absolu lui-même, nous cherchons encore. La théologie s’arrête-t-elle à Dieu ? Nullement. Elle veut remonter plus haut, comme la métaphysique qui, tout en fouillant l’essence, ne daigne guère s’y fixer. L’une et l’autre redoutent de s’ancrer dans un principe dernier, passent de secret en secret, encensent l’inexplicable et en abusent sans vergogne. Le mystère, quelle aubaine ! Mais quelle malédiction de croire l’avoir atteint, d’imaginer le connaître et y séjourner ! Plus de quête : il est là, à portée de la main. De la main d’un mort.
> [!accord] Page 170
Nos plaisirs ne se perdent ni ne disparaissent ; d’une autre manière, ils nous marquent autant que nos douleurs. Tel d’entre eux qui nous semblait à jamais évanoui nous sauvera d’une crise et plaidera, à notre insu, contre telle de nos déceptions, contre telle tentation d’abdication et d’abandon ; il aura créé en nous de nouvelles attaches dont nous ne sommes pas conscients et renforcé un tas de petits espoirs qui contrebalanceront cette tendance de notre mémoire à ne conserver que les vestiges de l’atroce et du terrible. Car elle est vénale, notre mémoire : elle soutient la cause de nos douleurs, elle s’est vendue à nos douleurs.
> [!accord] Page 173
Quel avantage que de n’être doué pour rien, quelle liberté ! Tout s’offre à vous, tout vous appartient ; dominant l’espace, vous passez d’un objet à l’autre, d’un monde à l’autre. L’univers à vos pieds, vous accédez d’emblée à l’essence du bonheur : exaltation au point nul de l’être, vie transposée, promue à l’état de souffle, d’éternité qui respire et qu’aucun mystère n’alourdit.
> [!accord] Page 173
Obligé d’être partout, esclave de son ubiquité, Dieu même est prisonnier. Plus libre, plus dégagé que lui, vous jouissez de l’absence, dont vous explorez à votre gré l’étendue : matière destituée, soupir inaudible, délice de perdre la pratique et de la vie et de la mort.
> [!accord] Page 173
Tout homme à talents mérite commisération : peintre, que tirera-t-il encore des couleurs ? poète, comment réveillera-t-il des mots fatigués, endormis ? Et que dire des perspectives du musicien dans un monde où toutes les combinaisons sonores ont été imaginées ? Profondément malheureux, ils sont tous engagés dans l’inextricable. Nous devons les entourer d’un supplément de sollicitude, ne pas insulter à leur désarroi, pour qu’ils oublient l’impasse de leur art, leur condition de déshérités.
> [!accord] Page 175
Les mots, alors, perdant toute utilité, tout sens, nous apparaissent comme les agents d’une vulgarité immémoriale. Tout change, jusqu’à notre mode de voir, comme si nos regards, ramassés sur eux-mêmes, disposaient d’un univers distinct de celui de la matière. De fait, ce monde-ci n’entre plus dans le champ de nos perceptions, ni n’est perpétué par notre mémoire. Tournés vers ce qui ne supporte pas le mot ni ne veut y condescendre, nous nous prélassons dans un bonheur sans qualité, dans un frisson sans adjectif. Sieste en Dieu…
## LA TENTATION D’EXISTER
> [!accord] Page 176
Il en est qui passent d’affirmation en affirmation : leur vie – une série de oui… Applaudissant au réel ou à ce qui leur semble tel, ils consentent à tout et n’éprouvent aucune gêne à le dire. Point d’anomalie qu’ils n’expliquent ou ne rangent parmi les choses « qui arrivent ». Plus ils se laissent contaminer par la philosophie, plus, au spectacle de la vie et de la mort, ils sont bon public.
> [!accord] Page 176
Les théologiens l’ont remarqué depuis longtemps : l’espoir est le fruit de la patience. On devrait ajouter : et de la modestie. L’orgueilleux n’a pas le temps d’espérer… Sans vouloir ni pouvoir attendre, il force les événements, comme il force sa nature ; amer, corrompu, quand il épuise ses révoltes, il abdique : pour lui, nulle formule intermédiaire. Qu’il soit lucide, c’est indéniable ; mais la lucidité, ne l’oublions pas, est le propre de ceux qui, par incapacité d’aimer, se désolidarisent aussi bien des autres que d’eux-mêmes.
> [!accord] Page 177
Il est des fantômes diurnes qui, en proie à leur absence, vivent à l’écart, marchent à pas feutrés le long des rues, sans regarder personne. Nulle inquiétude dans leurs yeux ni dans leurs gestes. Le monde extérieur ayant cessé d’exister pour eux, ils se plient à toutes les solitudes. Attentifs à leur distraction, à leur détachement, ils appartiennent à un univers non déclaré, situé entre le souvenir de l’inouï et l’imminence d’une certitude. Leur sourire fait songer à mille effrois vaincus, à la grâce qui triomphe du terrible ; ils passent à travers les choses, ils transpercent la matière. Ont-ils atteint leurs propres origines ? ou découvert en eux les sources de la clarté ? Aucune défaite, aucune victoire ne les ébranle. Indépendants du soleil, ils se suffisent à eux-mêmes. Ils sont illuminés par la Mort.
> [!accord] Page 178
Un pas de plus et nous voilà des vicieux, non point de la mort, mais de la peur de la mort. Il en va ainsi de toutes les peurs que nous n’avons pas réussi à surmonter : se détachant des motifs qui les ont produites, elles se constituent en réalités indépendantes, tyranniques. « Nous vivons dans la peur, et c’est ainsi que nous ne vivons pas. » Cette parole du Bouddha veut peut-être dire : au lieu de nous maintenir au stade où la peur s’ouvre sur le monde, nous faisons d’elle une fin, un univers clos, un substitut de l’espace. Si elle nous domine, elle déforme notre image des choses. Celui qui ne sait ni la maîtriser ni l’exploiter, cesse à la longue d’être soi, perd son identité ; elle n’est fructueuse que si l’on s’en défend ; qui y cède ne se retrouvera jamais et passera à l’égard de soi-même de trahison en trahison, jusqu’à ce qu’il étouffe la mort sous la peur même qu’il en conçoit.
> [!accord] Page 179
J’ai approché nombre d’illettrés qui en parlaient plus pertinemment que tel métaphysicien ; ayant décelé par expérience l’agent de leur destruction, ils y consacraient toutes leurs pensées, de sorte que la mort, au lieu d’être pour eux un problème impersonnel, était leur réalité, leur mort.
> [!accord] Page 187
Exister est un pli que je ne désespère pas d’attraper. J’imiterai les autres, les malins qui y sont parvenus, les transfuges de la lucidité, je pillerai leurs secrets, et jusqu’à leurs espoirs, tout heureux de m’agripper avec eux aux indignités qui mènent à la vie. Le non m’excède, le oui me tente. Ayant épuisé mes réserves en négation, et peut-être la négation elle-même, pourquoi ne sortirais-je pas dans la rue crier à tue-tête que je me trouve au seuil d’une vérité, de la seule qui vaille ? Mais ce qu’elle est, je l’ignore encore ; je n’en connais que la joie qui la précède, la joie et la folie et la peur.
> [!accord] Page 190
Nous durons tant que durent nos fictions. Quand nous les perçons à jour, notre capital de mensonges, notre fonds religieux s’évanouit. Exister équivaut à un acte de foi, à une protestation contre la vérité, à une prière interminable… Dès lors qu’ils consentent à vivre, l’incrédule et le dévot se ressemblent en profondeur, puisque l’un et l’autre ont pris la seule décision qui marque un être. Idées, doctrines, simples façades, caprices et accidents. Si vous n’avez pas résolu de vous tuer, il n’y a aucune différence entre vous et les autres, vous faites partie de l’ensemble des vivants, tous, comme tels, grands croyants. Daignez-vous respirer ? Vous approchez de la sainteté, vous méritez canonisation…