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Auteur : [[Timothy Morton]]
Connexion : [[Fiche - La pensée écologique]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
Temps de lecture : 2 heures et 7 minutes
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# Ressource
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> - [[Timothy Morton - Nous ne sommes pas à la fin des temps mais au commencement#^04f687|Timothy Morton - Nous ne sommes pas à la fin des temps mais au commencement]]
# Note
## Introduction : Penser critique
> [!accord] Page 12
La crise écologique à laquelle nous faisons face est si évidente qu’il devient facile – et parfois terriblement ou étrangement facile – de relier les points entre eux pour voir que tout est interconnecté. Telle est la pensée écologique. Plus nous la considérons, plus notre univers s’élargit.
> [!approfondir] Page 12
L’écologie paraît élémentaire, prosaïque. Elle a à voir avec le réchauffement climatique, le recyclage et l’énergie solaire ; avec les relations quotidiennes entre humains et non-humains. Parfois nous associons l’écologie à des croyances, une ferveur, souvent explicitement religieuses : Animal Liberation Front, le Front de libération animale, ou Earth First, la Terre d’abord ! Dans la mesure où nous n’avons pas encore de monde réellement écologique, la religion s’indigne d’une voix « verte »
> [!accord] Page 13
La pensée écologique est un virus qui contamine tous les autres domaines de la pensée. (Alors même que virus et virulence sont bannis de l’idéologie environnementale.) Ce livre affirme que l’écologie n’a pas seulement pour objet le réchauffement climatique, le recyclage ou l’énergie solaire – qu’elle n’a pas seulement à voir avec les relations quotidiennes entre humains et non-humains. Elle a à voir avec l’amour, la perte, le désespoir et la compassion. Avec la dépression et la psychose. Avec le capitalisme et ce qui pourrait exister après le capitalisme. Avec l’étonnement, l’ouverture d’esprit et l’émerveillement. Le doute, la confusion et le scepticisme. Les concepts d’espace et de temps. Le ravissement, la beauté, la laideur, le dégoût, l’ironie et la douleur. La conscience et la perception. L’idéologie et la critique. La lecture et l’écriture. La race, la classe et le genre. La sexualité. L’idée du moi et les étranges paradoxes de la subjectivité. Elle a à voir avec la société. Elle a à voir avec la coexistence.
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Vous pourriez considérer La Pensée écologique comme une préquelle de mon livre précédent, Ecology without Nature (« L’Écologie sans Nature »). Que ne m’a-t-il fallu penser pour m’apercevoir que, pour qu’il y ait de l’« écologie », il fallait se débarrasser de la « nature7 » ? Vous ne pouvez pas faire de préquelle avant d’avoir fait le film « original ». Au sens strict, la pensée écologique vient rigoureusement après – elle est toujours à venir, quelque part dans l’avenir. Dans sa visée la plus large, elle aura été pensée à un moment indéterminé de l’avenir. Vous êtes happés par son faisceau tracteur (c’est comme un « attracteur » mathématique). Vous ne l’avez pas fait exprès. Vous pensiez sans doute ainsi depuis toujours. Mais vous ne le saviez pas. La pensée écologique vous prend par surprise depuis l’avenir, image de ce qui devra avoir été là, déjà, pour qu’une « écologie sans nature » fasse sens.
> [!accord] Page 15
Pourquoi une « écologie sans nature » ? La « Nature » échoue à bien servir l’écologie. J’utiliserai parfois le N majuscule afin de mettre l’accent sur ses caractéristiques « non naturelles », à savoir (mais sans s’y limiter) la hiérarchie, l’autorité, l’harmonie, la pureté, la neutralité et le mystère. L’écologie peut se passer du concept d’un quelque chose d’une certaine sorte, « loin là-bas », appelé Nature. Pourtant c’est le penser, y compris le penser écologique, qui a édifié la « Nature » en une chose réifiée au loin, sous la surface, de l’autre côté, là où l’herbe est toujours plus verte, de préférence dans les montagnes, dans un paysage sauvage. L’une des choses que la société moderne a abîmées en même temps que les écosystèmes, les espèces et le climat, c’est le fait de penser. Tel un barrage, la Nature a contenu pour un temps le penser, mais dans la situation historique actuelle, le penser est sur le point de déborder.
> [!accord] Page 16
L’écologie inclut toutes les voies imaginables du vivre ensemble. Au fond, l’écologie parle de coexistence. L’existence est toujours coexistence. Aucun homme n’est une île10. Les êtres humains ont besoin les uns des autres autant qu’ils ont besoin d’un environnement. Les êtres humains sont l’environnement les uns des autres. Penser de manière écologique ne concerne pas seulement les choses non humaines. L’écologie parle de vous et moi.
### L’étendue des dégâts
> [!accord] Page 16
Les structures économiques modernes ont considérablement affecté l’environnement. Mais elles ont également eu des effets néfastes sur le fait même de penser. Je ne veux pas dire qu’avant notre époque nous pensions de façon écologique et correcte. La pensée écologique, dans sa pleine richesse et sa pleine profondeur, était hors de portée pour les humains non modernes. Même aujourd’hui, au bord – au-delà du bord – de la catastrophe climatique, nous sommes tout juste capables d’apercevoir son amplitude et sa profondeur.
> [!accord] Page 17
Toute forme de penser qui évite cette « totalité » fait partie du problème. Il nous faut donc l’affronter. Quelque chose de la vie moderne nous a empêchés de penser la « totalité » dans toute son ampleur. À présent nous ne pouvons plus faire autrement que de la penser. La totalité plane comme l’ombre d’un gigantesque gratte-ciel jusque sur la pensée la plus anodine à propos, disons, du temps qu’il fait aujourd’hui. Il est possible que nous devions penser plus grand que la totalité elle-même, si totalité signifie quelque chose de fermé, quelque chose dont nous pouvons être sûrs, quelque chose qui demeure tel quel. Imaginer quatre milliards et demi d’années risque d’être plus difficile que d’imaginer une éternité abstraite. Imaginer l’évolution, plus difficile que d’imaginer une infinité abstraite. C’est un peu humiliant. Cette infinité « concrète » nous confronte directement à la réalité de la vie sur Terre. Y faire face est l’une des tâches essentielles auxquelles la pensée écologique nous convie.
> [!approfondir] Page 17
Jusqu’à maintenant nous nous sommes trompés – telle est la vérité du bouleversement climatique et de l’extinction de masse. Je ne préconise pas un retour au penser prémoderne. La pensée écologique est moderne. Le paradoxe, c’est que l’ère moderne – faisons-la débuter vers la fin du XVIIIe siècle – a entravé son propre accès à la pensée écologique, alors même que la pensée écologique aura été l’un de ses legs les plus durables. En ce qui concerne l’écologie, la modernité a passé les deux derniers siècles et demi à se battre contre des moulins à vent. Le fantôme de la « Nature », entité neuve travestie en relique d’une époque révolue, a hanté la modernité dans laquelle il est né11. Cette Nature fantomatique a empêché l’essor de la pensée écologique. Ce n’est qu’aujourd’hui, où le capitalisme contemporain et le consumérisme recouvrent la Terre entière et atteignent en profondeur les formes du vivant, qu’il est enfin possible, ironiquement, de se défaire de ce fantôme inexistant. L’exorcisme, c’est bien, mais les êtres humains ont dépassé le moment où la Nature était un recours. La continuité de notre survie, et par conséquent la survie de la planète que nous dominons sans nul doute aujourd’hui, dépend du fait de penser par-delà la Nature.
> [!accord] Page 18
Mais en regardant le fantôme de la Nature, les humains modernes regardaient dans un miroir. Dans la Nature ils voyaient l’image reflétée, inversée de leur époque – l’herbe est toujours plus verte de l’autre côté. La Nature était toujours « loin là-bas », étrangère et lointaine12. Tout comme un reflet, nous ne pouvons jamais vraiment l’atteindre, ni la toucher, ni en faire partie. La Nature était une image idéale, une forme autosuffisante, en suspens au loin, chatoyante et nue derrière la vitre, tel un tableau de prix. Dans la notion d’étendue vierge, il y a l’image-miroir de la propriété privée : ne pas marcher sur la pelouse, ne pas toucher, pas à vendre. La Nature était un genre particulier de propriété privée sans propriétaire, exposée dans une galerie d’art créée à cet effet. La galerie, c’était la Nature elle-même révélée par la peinture du XVIIIe siècle à travers le « pittoresque » – autrement dit, qui a l’aspect d’un tableau13. La version « nouvelle et améliorée » étant l’art sans objet, une simple aura : l’éclat de la valeur14. La Nature n’est pas ce qu’elle prétend être.
> [!accord] Page 18
Pendant que nous en sommes à la Nature et aux mises à jour « nouvelles et améliorées », ce livre établit une distinction rigoureuse entre environnementalisme et écologie. Quand vous l’aurez terminé, peut-être penserez-vous qu’il y a de bonnes raisons de plaider non seulement pour une écologie sans nature mais aussi pour une écologie sans environnementalisme.
> [!approfondir] Page 20
Au nom de l’écologie, il nous faut examiner la Nature avec toute la méfiance dont une personne moderne est capable. Que l’acheteur prenne garde. La Nature est devenue une contrefaçon en plastique de la chose réelle. Comme l’indique Emmanuel Levinas dans un passage étonnant qui est, entre autres, une critique passionnée du philosophe préféré de l’écologie profonde, [[Martin Heidegger]], notre concept d’une « nature, mère généreuse sans visage » est fondé sur les sociétés agricoles « sédentaires » et leur idée de « possession ». Le mythe de la mère sans visage est à la source même de notre exploitation de la Terre vue comme « matière inépuisable des choses16 ». Les étendues sauvages sont des versions gigantesques et abstraites des produits exposés dans les vitrines des centres commerciaux. Et même quand nous avons tenté de préserver une enclave de sécurité au milieu des ravages de l’âge moderne, nous n’avons rien compris, à un niveau plus profond.
> [!accord] Page 20
La pensée écologique, c’est penser l’interconnectivité. La pensée écologique est une pensée sur l’écologie mais c’est aussi une façon de penser écologique. Penser la pensée écologique fait partie du projet écologique. La pensée écologique ne se passe pas seulement « dans la tête ». C’est une pratique et un processus impliquant de devenir pleinement conscient de la façon dont les êtres humains sont connectés avec d’autres êtres – animaux, végétaux ou minéraux. Au bout du compte, cela inclut de penser la démocratie.
> [!accord] Page 21
Dès qu’on se met à regarder, on trouve de la pensée écologique partout. Ce n’est pas étonnant puisque la pensée écologique, c’est l’interconnectivité au sens le plus plein et le plus profond. Même l’infâme « je pense donc je suis » de [[René Descartes|Descartes]] se situe dans un environnement, et cet environnement est présent dans le texte du cogito. [[René Descartes|Descartes]] commence les Méditations en se décrivant assis auprès du feu, tenant dans sa main le papier sur lequel il écrit17. Le penser environnementaliste condamne fréquemment le cartésianisme comme un prototype du dualisme redouté qui sépare l’esprit et le corps, le soi et le monde, le sujet et l’objet. [[René Descartes|Descartes]] est stigmatisé en ennemi public environnemental numéro un. La pensée écologique insiste sur le fait que nous sommes profondément connectés, même lorsque nous disons ne pas l’être. Penser est un événement écologique en soi. L’idéologie environnementaliste qui souhaiterait que nous n’ayons jamais commencé à penser – idéologie impitoyablement immédiate, agressivement masculine, brutalement anti-intellectuelle, craignant l’humour et l’ironie – est au mieux douteuse. En fait, elle fait partie du problème. L’affirmation permanente selon laquelle nous serions « enchâssés » dans un monde vécu est paradoxalement le symptôme d’une séparation drastique
> [!accord] Page 21
La vision écologique à venir n’est pas l’image de quelque objet délimité ni d’une « économie restreinte », d’un système clos19. C’est un vaste maillage d’interconnexions qui s’étend sans bord ni centre défini. C’est une intimité radicale, une coexistence avec d’autres êtres, les êtres sensibles et les autres – comment pouvons-nous faire clairement la différence ? La pensée écologique se déploie jusqu’aux questions concernant les cyborgs, l’intelligence artificielle et à l’incertitude irréductible quant à ce qui est considéré comme une personne20. Être une personne signifie ne jamais être sûr d’en être une. Dans une ère d’écologie sans Nature, nous traiterions un plus grand nombre d’êtres comme des personnes en déconstruisant nos idées sur ce qu’on considère comme une personne. Prenez Blade Runner ou Frankenstein : l’éthique de la pensée écologique est de considérer les êtres comme des personnes même quand ils n’en sont pas. Les animismes anciens traitent les êtres comme des personnes sans avoir de concept de Nature. Peut-être que je recherche une version actualisée de l’animisme. (Je cherche aussi une bonne excuse pour écrire sur mon film préféré, Blade Runner.)
### Mouvements d’ouverture
> [!accord] Page 22
Penser la pensée écologique est difficile : cela implique le fait de s’ouvrir, de s’ouvrir radicalement – de s’ouvrir à jamais sans possibilité de se refermer. Étudier l’art nous fournit un tremplin parce que l’environnement est en partie une affaire de perception. Les formes d’art ont quelque chose à nous dire sur l’environnement parce qu’elles nous permettent d’interroger la réalité. J’aimerais rester le plus longtemps possible sur un mode d’ouverture, de questionnement. Ce mode d’ouverture est intrinsèque à ce que nous appelons de façon inadéquate l’environnement
> [!information] Page 22
La pensée écologique pense-telle l’écologie ? Oui et non. C’est une façon de penser qui est écologique, une contemplation qui est action. Refaçonner notre monde, nos problèmes et nous-mêmes, voilà qui fait partie du projet écologique. C’est ce que signifie la praxis – une action qui est réfléchie et une réflexion qui est active. [[Aristote]] affirmait que la forme la plus élevée de la praxis était la contemplation22. Nous ne devrions avoir peur ni du retrait ni de la réflexion.
^cc688e
> [!approfondir] Page 23
La pensée écologique est également difficile parce qu’elle met en lumière des aspects de notre existence restés longtemps inconscients ; nous n’aimons pas nous en souvenir. Ce n’est pas comme penser à où vont les eaux usées de vos toilettes. C’est penser à où vont les eaux usées de vos toilettes. L’inquiétude quant au traitement des eaux usées nous offre un bon exemple. Aux États-Unis, nombreux sont ceux qui boivent des eaux usées recyclées. Mais il y a des gens qui n’ont pas du tout envie de savoir que leur eau est de l’excrément recyclé. C’est le propre d’une politique publique que de taire ce fait. Pourtant l’eau recyclée est plus saine que l’eau « naturellement » filtrée. Par ce processus nous ne perdons pas seulement nos rêves paisibles de propreté civilisée mais aussi notre sentiment d’une Nature non artificielle et immaculée. La Nature devient la version 1.0 du traitement des eaux usées23. Freud décrivait l’inconscient comme un espace sauvage. Les espaces sauvages sont l’inconscient de la société moderne, des lieux où nous pouvons aller pour préserver nos rêves. La forme même de la conscience moderne est ce rêve en soi.
> [!accord] Page 23
À Lakewood, dans le Colorado, les habitants se sont opposés, en 2008, à la construction de panneaux solaires dans un parc parce qu’ils n’avaient pas l’air « naturels »24. Les objections à l’égard des champs d’éoliennes sont du même ordre – formulées non en raison des risques pour les oiseaux mais parce qu’ils « gâchent la vue ». Un projet visant à installer en 2008 un champ d’éoliennes sur une île écossaise lointaine est bel et bien resté scotché, parce que les habitants se sont plaints de ce que leur vue serait ravagée. Voilà un bon exemple où l’esthétique de la Nature entrave l’écologie ainsi qu’un bon argument de la nécessité d’une écologie sans Nature. En quoi une éolienne serait-elle moins belle qu’un pipeline ? En quoi gâcherait-elle davantage la vue que des canalisations et des routes ?
> [!accord] Page 24
On pourrait voir les turbines comme de l’art environnemental. Des carillons qui jouent dans le vent ; des sculptures environnementales qui oscillent et se balancent sous la brise. Les champs d’éoliennes ont une dimension et une magnificence quelque peu effrayantes. On pourrait aisément les voir comme une incarnation de l’esthétique du sublime (plutôt que du beau). Mais c’est un sublime d’ordre éthique qui dit : « Nous autres humains choisissons de ne pas utiliser de carbone » – choix visible à travers ces gigantesques turbines. Peut-être que c’est cette visibilité même du choix qui rend les champs d’éoliennes dérangeants : un choix visible plutôt que des canalisations secrètes courant sous un « paysage » apparemment non perturbé (« paysage » se référant à une peinture plutôt qu’à de vrais arbres, à une vraie eau). Comme l’indique l’affiche de la série The X-Files, « la vérité est ailleurs ». L’idéologie n’est pas que dans votre tête. Elle est dans la forme d’une bouteille de Coca. Elle est dans la façon dont certaines choses paraissent « naturelles » – paysages vallonnés, végétation – comme si la révolution industrielle n’avait jamais eu lieu. Ces paysages contrefaits sont l’archétype du [[greenwashing]], de l’écoblanchiment. Ce que disent les Écossais, en protestant contre les champs d’éoliennes, ce n’est pas « Sauvez l’environnement ! », mais « Ne venez pas troubler nos rêves ! ».
> [!accord] Page 25
Nous devons nous poser un certain nombre de questions dérangeantes. Qu’est-ce qu’un environnement ? Existe-t-il une chose telle que l’environnement ? Est-ce tout ce qui est « autour » de nous ? À quel endroit nous arrêtons-nous, si nous nous arrêtons, pour établir une frontière entre environnement et non-environnement : l’atmosphère ? le champ de gravitation terrestre ? le champ magnétique de la Terre sans lequel tout serait carbonisé par les vents solaires ? le Soleil sans lequel nous ne serions pas en vie ? la Galaxie ? L’environnement nous inclut-il ou nous exclut-il ? Est-il naturel ou artificiel, ou bien les deux ? Pouvons-nous le ranger dans une case conceptuelle ? Et si le mot environnement n’était pas le bon ? L’environnement, l’actualisation de la Nature, soulève bien des problèmes. Quelle ironie puisque les forces mondiales de l’industrie et du capitalisme ont changé, dégradé, érodé (et détruit) ce que nous appelons souvent environnement. Au moment même où nous aurions besoin de savoir ce qu’il est, voilà qu’il disparaît.
> [!approfondir] Page 25
En même temps que la crise écologique, notre vision de qui nous sommes et de là où nous en sommes s’élargit avec autant d’immédiateté que de puissance. Par conséquent, qu’est-ce que l’art environnemental ? Si ce que nous appelons de façon inadéquate environnement implique une ouverture radicale, comment cela se traduit-il dans l’art ? Y a-t-il des manières environnementales de lire et de faire une critique qui rendent compte de cette ouverture radicale ? Différentes sortes d’écocritique ont émergé qui explorent le rôle de l’écologie dans la littérature. La littérature romantique en particulier, au tout début de l’ère moderne du capitalisme et de l’industrie, a servi de pierre angulaire à l’écocritique25. Toutefois, ce type de critique réduit l’ouverture radicale qu’implique la pensée écologique, en utilisant un conteneur conceptuel préfabriqué, étiqueté « Nature ». Ironiquement, la Nature romantique est une construction artificielle. Et plus ironique encore, l’art de la période romantique pensait déjà l’environnement sur des modes définitivement « hors cadre ». Il nous sera donc utile d’explorer la littérature romantique dans La Pensée écologique26. Peu de choses ont changé depuis. Il y a plus de béton, plus de plastique, plus de démocratie, plus de science et de technologie intensives, plus de PIB, plus d’aliénation, et plus de malaise face à la question de savoir si écrire des poèmes peut vraiment changer le monde. Ce sont des différences quantitatives et non qualitatives.
> [!approfondir] Page 26
Une véritable pratique de lecture écologique donnerait à penser l’environnement au-delà des catégories conceptuelles rigides – en incluant autant d’ouverture radicale de la pensée écologique que possible. L’écocritique a négligé la façon dont tout art – et pas seulement l’art explicitement écologique – intègre l’environnement jusque dans sa forme. L’art écologique, et le caractère écologique de tout art, ne parle pas de quelque chose (arbres, montagnes, animaux, pollution…). L’art écologique est quelque chose, voire fait quelque chose. L’art est écologique dans la mesure où il est constitué de matériaux et où il existe dans le monde. Il existe, par exemple, en tant que poème sur une page de papier provenant d’arbres, et que vous tenez à la main, assis sur une chaise dans une pièce d’une maison située sur une colline dans la banlieue d’une cité polluée. Mais il y a plus, concernant son caractère écologique. La forme des strophes et la longueur des vers déterminent la façon dont vous appréhendez le papier blanc autour. Lire le poème à voix haute vous rend conscient des contours et de la taille de l’espace autour de vous (certaines formes, comme le yodel, le font intentionnellement). Le poème organise l’espace. Vus ainsi, tous les textes – en fait toutes les formes d’art – ont une forme irréductiblement écologique. L’écologie pénètre toutes les formes. Aujourd’hui, nous avons pris l’habitude de nous interroger sur ce que dit un poème de la race ou du genre, même si le poème ne fait pas mention explicite de la race ou du genre. Bientôt nous prendrons l’habitude de nous interroger sur ce que dit tout texte à propos de l’environnement, même si n’y apparaissent ni animaux, ni arbres ou montagnes
> [!accord] Page 27
La pensée écologique affecte tous les aspects de la vie, de la culture et de la société. En plus de l’art et la science, nous devons construire la pensée écologique à partir de ce que nous offrent la philosophie, l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la religion, la littérature et la théorie critique. J’associerai la théorie empirique de l’évolution à la « pensée continentale » de l’être et de l’existence. C’est un peu pervers : la « haute » philosophie fusionnant sans pudeur avec le matérialisme « vulgaire ». Il y a de vraies frontières entre les départements de sciences dures et ceux de sciences humaines. Ce ne sera pas du goût de tout le monde. Daniel Dennett, théoricien darwinien des sciences cognitives, balaie la déconstruction28. La « pensée continentale » affirme souvent qu’il n’y a pas de continuité entre les humains et les animaux, sur le ton hautain du « Tout le monde sait ça », et que penser autrement est une grossière « ânerie » (d’autant plus grossière que c’est se conduire comme des ânes)29. Le must de la condescendance.
> [!accord] Page 28
Dans leurs pires aspects, idéologique et trivial, les sciences humaines sont paralysées par des « factoïdes », des quasi ou pseudo-faits qui n’ont pas été bien pensés, tandis que les sciences dures sont sous l’emprise d’« opinions » inconscientes. Les sciences humaines et les sciences dures détiennent les pièces éparses d’un puzzle, des pièces qui pourraient bien ne pas s’assembler. Comme William Blake, j’ai des doutes sur « ces histoires d’adaptation & d’adapté32 ». La pensée écologique doit interroger à la fois la posture de la science, sa froideur autoritaire et détachée, et les arguments nihilistes et arbitrairement anthropocentriques des sciences humaines, tout autant que la posture humaniste qui se refuse à une vision d’ensemble en se justifiant à coups d’arguments contre la « totalisation » – ce qu’on appelle se tirer une balle dans le pied33. La pensée écologique parle de convivialité et d’étrangeté, d’infini et de proximité, de la « présence », excitante, et de l’ouverture, qui met les cerveaux en ébullition et nous laisse sans voix.
> [!accord] Page 29
La pensée écologique est intrinsèquement ouverte, peu importe par où on l’aborde. Mais il y a toutes les raisons de se fier aux domaines de prédilection auxquels je me réfère. L’étude de l’art est importante parce que l’art donne parfois voix à ce qui est partout ailleurs indicible, soit temporairement – nous trouverons les mots un jour – soit intrinsèquement – les mots sont impossibles. Parce que la pensée écologique est si nouvelle, si ouverte, et par conséquent si difficile, il semble évident que l’art peut nous montrer une partie du chemin. La pensée écologique offre une bonne occasion d’étudier la culture et la philosophie. L’écologie est affaire d’expérience humaine. La recherche en sciences humaines pose parfois des questions dont la science devrait se préoccuper, des questions que les scientifiques ne se sont peut-être pas encore posées. Pour sa part, la science implique la capacité à admettre qu’on se trompe. Ce qui signifie que si nous voulons vivre dans une société fondée sur la science, nous devrons vivre à l’ombre de cette possibilité d’erreur. Le questionnement doit devenir une posture habituelle. Dans les sciences humaines, la philosophie et la théorie critique sont en mesure de nous aider. On pense parfois, y compris chez les intellectuels de gauche qui devraient être plus avisés, qu’il faudrait laisser les scientifiques travailler en paix, mais même quand ce n’est pas le cas, le résultat est identique, la science reste intouchable34. Il est de notre responsabilité d’examiner, de participer, de soutenir et de critiquer les expériences scientifiques ; ce livre fera quelques propositions en ce sens.
> [!approfondir] Page 29
Par exemple, les non-humains sont-ils capables de contemplation esthétique ? Peuvent-ils apprécier l’art ? Des projets de recherches pour le moins fascinants seront sans doute bientôt en mesure de déterminer si les êtres que nous appelons animaux en sont capables. S’ils l’étaient, il serait essentiel de savoir si cette contemplation est un état cognitif avancé ou simple, même le plus simple. Notre capacité d’apprécier l’art est-elle l’une des choses qui nous rend uniques en tant qu’êtres humains (au même titre que les mains, les outils, le rire et la danse, autant de choses découvertes chez les non-humains) ? Ou partageons-nous cette faculté avec des êtres non humains ? Ces questions atteignent le cœur même de certains de nos présupposés politiques et culturels à propos des êtres non humains.
> [!accord] Page 30
Profondément imprégné par la théorie critique, ce livre ne parlera pas explicitement de théorie. Pourquoi ? Non pas parce que je voudrais en simplifier l’argumentation. Mais parce que tous ceux qui ne font pas partie de la masse des spécialistes familiers du langage théorique (et des propos de bon ton qui vont avec) ont grand besoin de lire ce livre. Sinon la pensée écologique séparera les détenteurs des non-détenteurs de ce langage. Les chercheurs en sciences humaines ont de très bonnes idées, et des idées importantes – sauf qu’ils ne les rendent pas accessibles. Et on ne peut pas non plus laisser l’environnementalisme aux anti-intellectuels. Si cela vous intéresse, c’est dans les notes que ce livre s’engage dans la théorie. Ou vous pouvez lire mes essais en commençant éventuellement par Queer Ecology, dans la revue PMLA, et Ecology without Nature35. Je ne me lancerai pas non plus dans des explications de texte « vertes ». Vous en trouverez des exemples, dans la lignée des idées développées dans ce livre, en vous reportant à cette note36
### Les chapitres de ce livre
> [!accord] Page 31
La science écologique doit façonner des écosystèmes à différentes échelles afin de voir convenablement les choses : il ne suffit pas d’isoler un petit carré de réalité pour l’examiner37. C’est notamment le cas pour l’esthétique et la pensée politique. Le chapitre 1, « Penser grand », soutient que pour prendre son essor, la pensée écologique doit échapper à certains des termes dans lesquels elle a été piégée. Des termes tels que « local », « bio », ou « particulier » fonctionnent pour des politiques publiques environnementalistes. Ces idées nous offrent au moins une poche de résistance à la globalisation. Mais quid du réchauffement climatique ? Cela ne rend-il pas nécessaire une réponse globale ? Quid du fait que nous sommes en train d’assister à un événement qui s’appelle la sixième extinction de masse ? La pensée écologique risque d’être prisonnière d’un discours étriqué et réducteur. Milton me permettra d’ouvrir le débat parce qu’il nous offre l’un des points de vue les plus immenses : l’espace lui-même. Voir la Terre depuis l’espace, c’est le début de la pensée écologique. Les premiers aéronautes, les pilotes de montgolfières, ont vu d’emblée la Terre comme un monde étranger38. Se voir d’un autre point de vue, c’est le début de l’éthique et de la politique.
> [!approfondir] Page 32
Le désastre écologique actuel, que nous ne connaissons que par le biais d’une science interdisciplinaire très sophistiquée, a fait un gigantesque trou dans le tissu de notre entendement. Ce n’est pas seulement parce que le monde a d’ores et déjà radicalement changé. C’est aussi en raison des implications philosophiques et empiriques de la crise qui a engendré la pensée écologique. La pensée écologique imagine l’interconnectivité, ce que j’appelle le maillage. Qui ou quoi est interconnecté avec quoi ou qui ? Le maillage des choses interconnectées est vaste, voire incommensurable. Chaque entité du maillage paraît étrange. Rien n’existe par soi-même, et donc rien n’est complètement « soi-même ». Il y a curieusement « moins » d’Univers au moment même où nous en voyons « plus », et pour les raisons mêmes que nous en voyons « plus ». Notre approche des autres êtres devient profonde. Ils sont étranges, et même intrinsèquement étranges. Apprendre à les connaître les rend plus étranges encore. Lorsque nous parlons de formes de vie, nous parlons d’étranges étrangers39. La pensée écologique imagine une multitude enchevêtrée d’étranges étrangers.
> [!accord] Page 33
L’esthétique sentimentaliste envers les mignons animaux est un obstacle évident à la pensée écologique. Mais il en est de même pour l’esthétique sublime de l’effroi. Nous avons besoin d’évoquer l’environnement d’une manière entièrement nouvelle. De ce point de vue, l’éco-langage utopique me répugne. Il est beaucoup trop affirmatif. C’est l’une des raisons pour lesquelles le chapitre 2 s’intitule « Sombres pensées ». Je suis peut-être à tort écœuré par l’idée d’un « vert lumineux » – la nuance même d’un mode de penser l’environnement qui connaît récemment une certaine popularité41. Le « lumineux » évoque l’optimisme, l’intelligence et l’acceptation de l’univers ensoleillé des biens de consommation. Les inventeurs affirment que le penser écologique peut s’accommoder du capitalisme postmoderne consumériste. Peut-être suis-je au fond un gothique démodé, mais quand j’entends le mot « lumineux », je prends mes lunettes de soleil. La pensée écologique est intrinsèquement sombre, mystérieuse et ouverte, comme une place déserte dans une ville au crépuscule, une porte entrouverte, un accord irrésolu. Elle est réaliste, déprimante, intime, en même temps qu’elle est vivante et ironique.
> [!accord] Page 34
La négativité pourrait même être plus écologique que la positivité. La véritable posture scientifique consiste à ne pas croire tout ce que vous pensez. Ce qui veut dire que votre pensée ne cesse de rencontrer des phénomènes non identiques, des choses que vous ne pouvez pas mettre dans des cases. Si la pensée écologique est scientifique, elle implique une haute tolérance à la négativité. La psychanalyse affirme que la mélancolie nous lie inextricablement au corps de la mère. Sommes-nous pareillement liés à la Terre ? La sombre expérience de la séparation d’avec la Terre est-elle un lieu à partir duquel faire l’expérience de la conscience écologique ? La solitude est-elle un signe de profonde connexion ? À ces questions le chapitre 2 répond oui.
> [!accord] Page 34
J’explore la possibilité d’une nouvelle esthétique écologique : l’écologie sombre. L’écologie sombre introduit dans le penser écologique de l’hésitation, de l’incertitude, de l’ironie et de l’attention. La forme de l’écologie sombre, c’est le film noir. Dans un film noir, le narrateur débute son enquête de manière a priori objective sur une situation qui lui est a priori extérieure, avant de découvrir qu’il est impliqué. Le point de vue du narrateur se teinte alors de désir. Il n’y a pas de métaposition à partir de laquelle nous puissions faire des déclarations écologiques. Ironiquement, voilà qui s’applique tout à fait à la rhétorique ensoleillée, positive, de l’idéologie environnementale. Un art écologique plus honnête s’attarderait dans le monde ombragé de l’ironie et de la différence. Avec l’écologie sombre, on peut envisager comme écologiques toutes les formes d’art : pas seulement celles qui parlent de montagnes et de lions, pas seulement l’écriture de l’intime et du sublime. La pensée écologique inclut la négativité et l’ironie, la laideur et l’horreur. La démocratie est bien servie par l’ironie parce que l’ironie insiste sur le fait qu’il y a d’autres points de vue qu’il nous faut reconnaître. La laideur et l’horreur ont de l’importance parce qu’elles obligent notre coexistence compassionnelle à aller au-delà de la pitié condescendante.
> [!accord] Page 35
Les choses vont empirer avant de s’améliorer, si elles s’améliorent. Nous devons créer des structures pour faire face à une catastrophe qui, si on s’en tient aux annonces hystériques de son imminence, s’est déjà produite.
> [!accord] Page 35
Plus nous en savons sur les formes du vivant, plus nous reconnaissons notre connexion avec elles, et plus elles nous deviennent étrangères. L’étrange étranger n’est pas seulement une lacune à la fin d’une longue liste des formes du vivant que nous connaissons (oryctéropes, cafards, caméléons… l’étrange étranger). L’étrange étranger vit à l’intérieur (et à l’extérieur) de chaque être. Pour parvenir à cette idée, nous traversons la philosophie de la conscience, et en particulier les théories sur l’intelligence artificielle. Les animaux et les robots (et les ordinateurs) sont souvent tenus dans la même (basse) estime.
> [!information] Page 36
Plus vous en savez, plus vous vous rendez compte à quel point vous êtes enchevêtrés, plus tout devient ouvert et ambigu. Prenez le paragraphe final de L’Origine des espèces :
Il est intéressant de contempler un talus enchevêtré, couvert de nombreuses plantes de nombreuses sortes, avec des oiseaux qui chantent dans les buissons et des insectes variés qui virevoltent et des vers qui rampent dans la terre humide. Et de songer que ces formes construites avec raffinement, si différentes les unes des autres, et dépendant les unes des autres d’une manière si complexe, ont toutes été produites par des lois agissant autour de nous. Ces lois, prises dans le sens le plus large, sont : Croissance avec Reproduction ; Héritage […] ; Variabilité, à partir de l’action directe et indirecte des conditions extérieures de vie et de l’usage et du non-usage ; un Taux d’Accroissement si élevé qu’il conduit à une Lutte pour la Vie et, comme conséquence, à la Sélection Naturelle, ce qui entraîne Divergence de Caractère et Extinction des formes les moins améliorées
> [!accord] Page 36
Tout au long de ce livre j’en reviens à Darwin parce que c’est Darwin qui a pensé jusqu’au bout nombre des questions complexes auxquelles il est difficile de faire face et auxquelles la pensée écologique se confronte. La pensée moderne ignore obstinément Darwin. Quel effet cela fait-il de comprendre l’évolution ? Sommes-nous prêts à admettre le monde de mutation et d’incertitude auquel nous ouvre Darwin ?
> [!accord] Page 37
chapitre 3, « Penser prospectif », expose que nous ne sommes pas à la fin des temps mais aux premières lueurs de temps nouveaux. La pensée écologique doit transcender le langage de l’apocalypse. Il est ironique que nous soyons davantage prêts à imaginer l’effondrement de la calotte glaciaire de l’Antarctique que l’effondrement du système bancaire – et pourtant, chose étonnante, pendant l’écriture de ce livre le système bancaire s’est effectivement effondré. La pensée écologique doit imaginer le changement économique ; sinon elle n’est qu’une pièce de plus sur l’échiquier de l’idéologie capitaliste. La réalité monotone et cupide que nous avons construite, avec son tourbillon familier, furieux, mais statique au bout du compte, n’est pas le stade final de l’histoire. La société écologique à venir sera beaucoup plus agréable, beaucoup plus sociable et même bien plus raisonnable que nous ne l’imaginons
> [!accord] Page 38
Le chapitre 3 explore certaines idées progressistes en philosophie, science, économie, politique et religion. Il examine aussi un des problèmes écologiques à très long terme : comment traiter l’existence des hyperobjets, de produits comme le polystyrène et le plutonium qui subsistent sur des échelles de temps presque impensables. Comme l’étrange étranger, ces matériaux déconcertent nos structures limitées, obsédées, orientées vers elles-mêmes
### Notes
> [!information] Page 39
16 Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 38.
> [!information] Page 40
35 [[Timothy Morton]], « Queer Ecology », PMLA, vol. 125, no 2, mars 2010, p. 273-282 ; « Thinking Ecology : The Mesh and the Strange Stranger », Collapse, vol. 6, 2010, p. 265-293 ; « Ecologocentrism : Unworking Animals », SubStance, vol. 37, no 3, 2008, p. 37-61.
36 [[Timothy Morton]], « Of Matter and Meter », « [[John Clare]] and the Question of Place » et « Shelley, Nature and Culture », The Cambridge Companion to Shelley, [[Timothy Morton]] (dir.), Cambridge University Press, 2006, p. 185-207 ; « Wordsworth Digs the Lawn », European Romantic Review, vol. 15, no 2, mars 2004, p. 317-327 ; « Why Ambient Poetics ? », The Wordsworth Circle, vol. 33, no 1, hiver 2002, p. 52-56.
## 1. Penser grand
> [!approfondir] Page 42
Selon ma formulation, la meilleure manière de penser environnemental, c’est de penser grand – aussi grand que possible, voire plus grand encore, plus grand qu’on ne peut le concevoir. Le philosophe [[Emmanuel Kant]] a dit que le sublime était une notion de grandeur qui dépasse toute capacité de mesure ou de représentation – une grandeur au-delà de la grandeur. Dans sa profondeur et son immensité, cette grandeur démontre la liberté radicale de notre esprit à transcender notre « réalité », l’état donné du monde.
> [!accord] Page 44
Dans le poème épique de John Milton, Paradis perdu, il y a un moment décisif de la conversation entre l’ange Raphaël et Adam. Raphaël met Adam en garde contre les dangers de la spéculation. Les débordements futiles de l’imagination peuvent détourner d’une action juste et modérée. Mais Raphaël emploie la forme négative de l’injonction, l’équivalent, de nos jours, du « Ne pense pas à un éléphant rose ! ». Trop tard : comme Adam, nous y avons déjà pensé. Quel est cet éléphant rose ? C’est l’image d’autres Éden possibles sur d’autres planètes, d’autres atmosphères ou écosystèmes « entourés [de leur] Océan » (VII, v. 624). Raphaël désigne les étoiles et la lune. Qui sait, dit-il, il y a peut-être des jardins d’Éden extra-terrestres, là-haut, dans lesquels un étrange Adam et un autre Raphaël sont en train de converser. Raphaël insiste au livre VIII en laissant entendre qu’il existe peut-être des mondes habitables au-delà de la Terre.
> [!approfondir] Page 44
Quel moment extraordinaire de l’histoire de la pensée écologique ! Au lieu de dire « Vous êtes ici. Il faut vous y faire », Raphaël donne une image de la place de l’homme par la négative, en suggérant aux humains de ne pas croire que leur planète est la seule qui importe. Le langage de l’ange fait sens, d’un point de vue théologique. En se réfrénant de gager sur leur éminence, les humains résisteront à leur implantation, par Satan, au centre d’un univers qui, telle la pomme, serait là pour qu’on le prenne. L’Éden est entouré d’autres mondes. Les étoiles ne sont pas qu’un spectacle de lumières (VIII, v. 153). Raphaël ne révèle pas seulement un univers immense, mais aussi un univers très proche – les étoiles sont habitées4. Voilà une formidable offense au caractère unique de l’« humanité », que Raphaël interdit en même temps qu’il l’autorise.
> [!accord] Page 45
Nous ne pouvons pas tout voir. Nous ne pouvons pas tout voir partout en même temps (même avec Google Earth). Quand nous regardons x, nous ne pouvons pas regarder y. La science cognitive montre que notre perception est quantifiée – elle arrive par petits paquets, et non en un flux continu5. Notre perception est pleine de trous. Ces vides dans la perception – nous ne pouvons pas sonder les profondeurs de l’espace – sont la source de l’injonction de Raphaël de ne pas penser aux autres planètes. L’infini n’est pas un objet de contemplation
> [!information] Page 45
Raphaël ne prétend pas que les extraterrestres existent. Et c’est là toute la question. La simple possibilité d’environnements extra-terrestres et d’êtres sensibles – leur possibilité (hypothétique mais impossible à percevoir) étant leur essence – fournit le point imaginaire à partir duquel le lecteur lui-même, comme Adam et Ève, peut s’acheminer vers le point de vue « impossible » de l’espace. L’atteindre implique un acte d’introspection indépendant des images figées. Ce point de vue « impossible » est la pierre angulaire de la pensée écologique.
> [!accord] Page 47
Distance ne signifie pas indifférence, et un esprit frais n’est pas un esprit froid. Le discours environnemental provoque souvent un échauffement des esprits. La pensée écologique aspire à plus de fraîcheur, du moins pour commencer. Al Gore et d’autres ont utilisé le « Lever de Terre » pour nous inciter à tenir la Terre et à en prendre soin comme s’il s’agissait d’une fragile boule en verre. Notre Univers, un magnifique film d’animation canadien (1960), et les premières séquences du film Contact, tiré du roman de Carl Sagan, se projettent loin, très loin de la Terre jusque dans l’Univers9. Ce sont des zooms depuis nulle part. Archimède a dit : « Donnez-moi un point d’appui, et je soulèverai le Monde. » La pensée écologique dit : « Ne nous donnez aucun point d’appui, et nous prendrons soin de la Terre. »
> [!accord] Page 48
Nous pouvons apprécier la fragilité de notre monde du point de vue de l’espace. Penser grand ne nous empêche pas de nous soucier de l’environnement10. Google Earth et Google Maps font de cette vision une affaire de pointage et de cliquage. Ces technologies sont une surveillance de masse, objectent certains. Ils ont sans doute raison. Mais ce n’est que dans cet âge de « savoir-pouvoir » que les rationalistes occidentaux accèderaient à une conscience globale. Grâce à Google Earth, on a constaté que les vaches s’orientaient selon l’axe nord-sud de la Terre
> [!accord] Page 48
Ce phénomène n’était pas à la portée des gens soi-disant bien « enchâssés » dans le « monde vécu ». Regardez à quel point nous sommes désormais conscients des risques, de la plus petite échelle à l’échelle planétaire. Nous savons mesurer la quantité exacte de mercure que contient notre corps. Nous savons que certaines matières plastiques très courantes libèrent des dioxines. Plus nous connaissons le risque, plus le risque s’étend. Le risque se démocratise, et la démocratie devient la gestion du risque. Ulrich Beck parle de « société du risque » : comment notre conscience croissante du risque dans toutes ses dimensions (dans l’espace, dans notre corps, dans le temps) modifie la conscience de notre coexistence12. Nous ne pouvons pas « dé-penser » le risque. Le sentiment de puissance phénoménal et le fantasme sadique, voyeuriste, d’être capable de tout voir (sur Google Earth, YouTube et le reste) s’accompagnent d’une vulnérabilité périlleuse.
> > [!cite] Note
> important
## Des Tibétains dans l’espace
> [!accord] Page 50
Il y a beaucoup à dire sur le Tibet moderne, sans doute trop – une succession infinie de postes de contrôle ; des prisonniers creusant des routes à mains nues ; les Tibétains traités comme les natifs américains à l’époque des pionniers ; les appropriations [[New Age]] de leur culture, comme si le XIXe et le XXIe siècle se déroulaient simultanément. Je passerai sur tout cela pour me diriger directement vers une idée. C’est « l’Occident » qui est obsédé par le lieu, en pensant qu’il existe une chose immuable, réelle et indépendante, nommée « lieu », qui aurait progressivement été sapée par la modernité, le capitalisme, la technologie, ou tout ce que vous voudrez. L’obsession du lieu empêche toute vision véritablement écologique.
> [!approfondir] Page 52
Penser grand n’empêche pas de s’intéresser à des détails minuscules. La vision apocalyptique chrétienne a en commun avec l’écologie profonde un désintérêt fondamental pour la façon dont les choses se déroulent. Puisque la fin du monde est proche, ou puisque nous aurons bientôt tous disparu, il n’y a pas lieu de s’en soucier. Leur vision de l’espace n’empêche pas les Tibétains de développer des idées de compassion et de non-violence ainsi qu’un système remarquable de justice réparatrice
> [!information] Page 52
En Occident, nous considérons l’écologie comme intimement liée à la Terre. Et pas seulement liée à la Terre : nous voulons que l’écologie parle du lieu, du lieu, du lieu. Et plus précisément, le lieu doit être local : c’est un chez soi ; on doit le reconnaître et le penser en termes d’ici et maintenant et non en termes de là-bas et d’alors. Pour le philosophe [[Martin Heidegger]], penser est en soi une présence environnementale, ainsi que le laisse entendre le mot « habiter ». Lorsque nous nous attardons sur une chose, nous l’habitons. Pour [[Martin Heidegger|Heidegger]], penser c’est habiter la Terre15. L’ironie, c’est que [[Martin Heidegger|Heidegger]] a cru qu’il pensait en paysan. Aucun paysan tibétain qui se respecte ne penserait ainsi. Il y a beaucoup plus de chance qu’il dise, comme le groupe de rock Spiritualized, ladies and gentlemen, we are floating in space (« mesdames et messieurs, nous flottons dans l’espace »)16. Le mème du localisme obligera les Occidentaux à s’entredévorer dès qu’ils auront dépassé la ceinture d’astéroïdes.
> [!accord] Page 52
L’environnementalisme de [[Martin Heidegger|Heidegger]] est une version triste, fasciste, une version de bonsaï rabougri contraint de pousser dans un minuscule pot de fleurs en fer devant un chalet de la Forêt-Noire. Nous pouvons faire mieux. Plutôt que de fuir ou de battre en retraite, nous pouvons battre [[Martin Heidegger|Heidegger]] sur son propre terrain. Vous voulez du langage religieux ? Regardez la Voie lactée. Imaginez n-milliers de mondes habitables pleins d’êtres sensibles s’interrogeant sur l’ampleur de la pensée écologique. Pouvons-nous prétendre à une écologie progressiste qui soit grande et non petite ; spacieuse, non placéiste ; globale et non locale (voire universelle) ; pas incarnée mais déplacée, espacée, cosmocisée ? Notre slogan devrait être dis-location, dis-location, dis-location.
^1ca1a7
## Le maillage : un fait véritablement stupéfiant
> [!accord] Page 53
On ne peut plus avoir de conversation rassurante et banale dans la rue sur le temps qu’il fait, pour briser la glace ou passer le temps. La conversation se solde par un silence gêné qui en dit long, ou par une allusion au réchauffement climatique. Le temps qu’il fait n’est plus la toile de fond en apparence neutre sur laquelle des événements adviennent. Quand le temps devient climat – quand il entre dans le royaume de la science et de l’histoire – il ne peut plus être un décor. Vous ne pouvez pas vous représenter le climat. Le cartographier requiert une vitesse de traitement qui se compte en téraoctets par seconde
> [!information] Page 53
Le temps qu’il fait s’effiloche en raison de la conscience grandissante du maillage. La plupart des mots auxquels j’ai réfléchi pour décrire l’interdépendance sont corrompus par des références à Internet – « réseau », par exemple –, sinon par le vitalisme, la croyance en une substance vitale. « Toile » est un peu trop vitaliste et un peu trop Internet à mon goût, le mot perd sur les deux tableaux. « Maillage » est bref, plus bref notamment que « l’interconnectivité entre toutes les choses vivantes et non vivantes ».
> [!information] Page 53
Le « maillage » renvoie aux trous dans un réseau et aux fils qui les relient. Il évoque à la fois la solidité et la finesse. On l’emploie en biologie, en mathématiques, en ingénierie, dans le textile et en informatique – pensez aux collants et au graphisme, au métal et au tissu. « Mesh », le « maillage », a des liens étymologiques avec masque et masse, qui évoquent à la fois la densité et l’illusion18. Par extension, « mesh » peut signifier « une situation complexe ou une série d’événements dans laquelle est prise une personne ; une concaténation de forces ou de circonstances contraignantes ou restrictives ; un piège19 ». En d’autres termes, il est parfait.
> [!accord] Page 54
La pensée écologique suscite l’émoi parce que le maillage se manifeste dans nos domaines sociaux, psychiques et scientifiques. Comme tout est interconnecté, il n’y a pas d’arrière-plan défini et, par conséquent, pas de premier plan défini. En réfléchissant aux implications de la sélection naturelle, Darwin avait pressenti le maillage. Vous pouvez sentir son émerveillement :
C’est un fait véritablement stupéfiant – et dont nous sommes trop prompts à négliger de nous étonner, par familiarité – que tous les animaux et toutes les plantes à travers le temps et l’espace tout entiers doivent être en rapports les uns avec les autres, en groupe subordonné à un autre groupe […] : que les variétés de la même espèce sont en rapports très étroits entre elles, les espèces du même genre en rapports moins étroits et inégaux entre elles, formant des sections et des sous-genres, les espèces de genres distincts en rapports encore moins étroits, et les genres en rapports à différents degrés, formant des sous-familles, des familles, des ordres, des sous-classes et des classes. Les divers groupes subordonnés dans chaque classe ne peuvent pas être rangés en une seule ligne, mais semblent plutôt devoir être regroupés en grappes autour de points, et ceux-ci autour d’autres points et ainsi de suite en des cycles quasi infinis
> [!accord] Page 55
Chaque forme de vie est littéralement familière : c’est de là que nous descendons génétiquement. Darwin imagine un arbre aux ramifications infinies. Le maillage, en revanche, n’indique pas un point de départ précis, et ces « grappes » de « groupes subordonnés » sont loin d’être linéaires (ils « ne peuvent pas être rangés en une seule ligne »). Chaque point du maillage est à la fois le centre et le bord d’un système de points, si bien qu’il n’y a ni centre ni bord absolus. Mais l’image de l’arbre offre une merveilleuse façon de conclure le chapitre sur la sélection naturelle : « Le grand Arbre de la Vie, qui emplit la croûte terrestre de ses branches mortes et brisées et en couvre la surface de ses belles ramifications toujours branchantes21. » Une « ramification » est une branche et une implication, une pensée branchante, qui se ramifie. Darwin réunit interconnectivité et pensée écologiques.
> [!accord] Page 55
La pensée écologique consiste effectivement dans les ramifications du « fait véritablement stupéfiant » du maillage. Toutes les formes du vivant constituent le maillage, ainsi que toutes les formes mortes, tout comme leur milieu, composé lui aussi d’êtres vivants et non vivants. Nous en savons davantage aujourd’hui sur le premier grand cataclysme climatique – la façon dont les formes du vivant ont modelé la Terre (prenez l’exemple du pétrole, de l’oxygène). Nos voitures roulent à l’extrait de dinosaure écrasé. Le fer est essentiellement un produit dérivé du métabolisme bactérien. Tout comme l’oxygène. Certaines montagnes ne sont rien d’autre que des coquillages et des bactéries fossilisées. La mort et le maillage vont de pair dans un autre sens aussi, car la sélection naturelle implique l’extinction
> [!approfondir] Page 56
La sélection naturelle ne parle pas de bienséance ni d’adaptation organique. Les foulques n’ont pas les pattes palmées mais ils ont pourtant l’air de se débrouiller parfaitement dans l’eau27. C’est Alfred Russel Wallace qui a fébrilement convaincu Darwin d’insérer l’expression impropre d’Herbert Spencer, « survie du plus apte », dans L’Origine des espèces28. Wallace était préoccupé par l’inutilité apparente des formes du vivant. Pour la pensée écologique, c’est leur grâce salvatrice.
> [!approfondir] Page 57
Chaque être du maillage interagit avec les autres. Le maillage n’est pas statique30. Nous ne pouvons arbitrairement qualifier telle ou telle chose de peu pertinente. S’il n’y a pas d’arrière-plan et par conséquent pas de premier plan, où sommes-nous alors ? Nous nous orientons au gré des arrière-plans sur lesquels nous nous tenons. Il y a un mot pour désigner un état qui ne distingue pas l’arrière-plan du premier plan : la folie.
> [!accord] Page 57
La crise écologique nous fait prendre conscience de l’interdépendance de toute chose. Ce qui a pour résultat l’effrayante sensation qu’il n’y a littéralement plus de monde. Nous avons gagné Google Earth mais nous avons perdu le monde. « Monde » signifie un lieu, un arrière-plan sur lequel nos actions deviennent signifiantes. Mais dans une situation où tout est potentiellement signifiant, nous sommes perdus. C’est la même situation que celle du schizophrène. Il est incapable de distinguer entre l’information (premier plan) et le bruit (arrière-plan)31. Ainsi il entend des voix provenant du radiateur, mais les paroles sont pour lui un gargouillis insignifiant. Tout paraît faire sens de façon menaçante, mais il ne peut en saisir le sens.
> [!accord] Page 57
Plus nous devenons conscients des dangers de l’instabilité écologique – extinctions, fonte des calottes glaciaires, augmentation du niveau des mers, famines –, plus nous manquons d’un point de référence. En pensant grand, nous découvrons qu’il y a une faille dans notre univers psychologique. Il n’y a plus moyen de mesurer quoi que ce soit car il n’y a pas d’« extérieur » à cet univers d’où effectuer des mesures impartiales. Étrangement, penser grand ne signifie pas tout mettre dans une grande boîte. Penser grand signifie que la boîte se réduit à néant entre nos mains.
> [!accord] Page 59
Allons-nous combler la faille dans le monde avec l’holisme et [[Martin Heidegger|Heidegger]] ? Ou bien nous y engouffrer ? Peut-être n’est-ce qu’une fissure : il se pourrait que nous apercevions l’univers au travers. De nombreux écrivains environnementaux nous demandent de nous « connecter »35. La question est plutôt de se ressaisir : de rétablir une forme d’imagination fonctionnelle qui préserverait pour un temps notre santé mentale. Pourtant c’est radicalement impossible en raison de la nature totale de la catastrophe et de l’absence de scénario (nous en sommes « toujours là », etc.) C’est comme se réveiller : impossible de se rendormir pour rêver en toute bonne foi. Le désastre écologique, c’est comme être dans une salle de cinéma où le film se dissout tout à coup. Puis c’est l’écran qui se dissout. Puis la salle elle-même. Ou vous vous rendez compte que votre siège grouille de vers. Vous ne pouvez pas changer le film. L’imagination même devient suspecte.
> [!accord] Page 59
Nier le problème, comme l’a fait l’administration Bush entre 2001 et 2008, amplifie le danger. Il y a aussi des formes plus subtiles de déni. Supposer que le problème va disparaître parce qu’on a « fait sa part » – j’utilise à dessein une rhétorique de guerre –, c’est aussi éviter le vide. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Britanniques récupéraient les boîtes de conserve pour en faire des avions et des armes. Que le gouvernement en ait réellement fait usage ou pas, au bout du compte, cette activité répétitive, compulsive, mettait l’horreur à distance. Aussi utiles soient-ils, le recyclage et les diverses actions individuelles et locales peuvent également devenir une manière de repousser l’étendue de la crise, l’ampleur et la profondeur de l’interconnectivité. Ces réponses sont adaptées à la vie capitaliste contemporaine. Être discipliné et efficace, c’est une bonne idée, mais ce n’est pas le sens de l’existence. Comme l’a dit Barack Obama de façon mémorable à son état-major de campagne à l’automne 2008 : « On ne résoudra pas le réchauffement climatique parce que j’ai changé des “p…” d’ampoules électriques chez moi. C’est une entreprise collective36. »
> [!accord] Page 60
Les contradictions de notre situation sont fascinantes. D’un côté, nous en savons plus. De l’autre, ce savoir même signifie que nous perdons contact avec la réalité que nous pensions connaître. Nous avons plus de détails et plus de vide. L’étendue de notre problème devient de plus en plus nette, de plus en plus monstrueuse et évidente. Il serait strictement impossible de dessiner une nouvelle carte avec de nouvelles coordonnées. La pensée écologique n’a ni centre ni bord. Même s’il était possible de trouver un centre, serait-ce souhaitable ?
## Moins, c’est plus : penser le maillage
> [!accord] Page 63
La symbiose, ce n’est même pas la moitié de l’histoire. L’hypothèse du « phénotype étendu » de Dawkins est que l’ADN agit sur des organismes à distance, hors de ses véhicules habituels (tels que vous et moi). Le « génotype » de l’ADN s’exprime dans les divers phénotypes de la vie. Vous êtes un phénotype ; mais votre maison, d’une certaine façon, est aussi un phénotype. Une toile d’araignée est un phénotype. Le phénotype du castor s’arrête-t-il à l’extrémité de ses moustaches ou à l’extrémité du barrage de castors ? Certaines salives, chez les herbivores ruminants, ont des effets profonds sur les plantes
> [!accord] Page 63
La taille des coquilles d’escargot relève probablement des gènes de douve puisque la coquille est un phénotype que les escargots partagent avec leurs parasites, les douves, tout comme un couple de castors se partage un barrage. Les gènes de douve influenceront même les escargots qui n’ont pas de douves parasites, donnant l’impression de contrôler leur comportement. Les plasmides Ti manipulent leurs hôtes bactériels afin que les arbres puissent produire des gales dans lesquelles vivent des insectes ; tandis que le tissu de la plante qui génère la gale semble avoir été produit au bénéfice de l’insecte. Les crevettes sont manipulées par les douves qui à leur tour manipulent les canards qui se nourrissent de crevettes. Quand vous éternuez, est-ce parce qu’un virus vous manipule pour que vous propagiez son ADN ? Après tout, les animaux atteints de la rage (même ceux qui sont gentils) sont possédés par le besoin de mordre.
> [!accord] Page 63
Certains parasites et symbiontes sont si intimes que vous ne pouvez pas dire où commence l’un et où s’arrête l’autre, même en allant jusqu’au niveau de l’ADN. Il n’y a aucun moyen de savoir quelles parties de notre ADN sont vraiment les « nôtres » et lesquelles sont des insertions de plasmides47. Le génome humain contient des séquences dérivées de rétrovirus endogènes, et l’une d’elles, l’ERV-3, pourrait conférer au placenta des propriétés d’immunosuppresseurs permettant aux embryons de coexister avec le corps de la mère. Ainsi, le fait que vous soyez là aujourd’hui en train de lire ces lignes est en partie dû à un virus dans l’ADN de votre mère qui l’aura empêchée d’avorter spontanément de vous
> [!accord] Page 64
Il y a moins de substance : « Les organismes et les génomes peuvent […] être considérés comme des compartiments de la biosphère à travers lesquels les gènes circulent49. » La pensée écologique n’a rien à voir avec un super-organisme. L’holisme soutient que le tout est plus grand que la somme de ses parties. La « Nature » tend à être holistique. Contrairement à la Nature, ce que pense la pensée écologique n’est pas plus que la somme de ses parties. Les personnes mariées paient moins d’impôts parce que, en un sens, elles sont « moins » que deux individus. Si nous voulons l’écologie, nous devrons troquer la Nature contre quelque chose d’apparemment plus maigre. Le maillage est fait d’une étoffe non substantielle, et sa structure est très étrange. Plus nous l’examinons, plus il paraît creux. Fini Gaïa. Fini l’« harmonie », mais vive la coopération
> [!accord] Page 65
Les entrailles des organismes grouillent de corps étrangers. Ainsi que l’a montré Lynn Margulis, nos cellules contiennent des bactéries originelles, celles de l’Archéen anaérobie, les procaryotes, qui se cachent dans le tissu organique du désastre écologique qu’elles ont créé, un désastre appelé oxygène. C’est la théorie de l’endosymbiose : la symbiose se produit aussi bien à l’intérieur qu’entre les organismes. L’échange et l’interdépendance se produisent à tous les niveaux. Les surfaces des êtres vivants sont des enveloppes et des filtres, d’épaisses régions où se produisent des transferts et des réactions chimiques complexes. La biochimie découvre à peine les mécanismes précis de la photosynthèse et le transfert des nutriments à travers le placenta vers l’embryon. Les interfaces impliquées hébergent d’innombrables parasites et symbiontes. À un niveau micro, il devient impossible de dire si le méli-mélo d’entités qui se répliquent sont des rebelles ou des parasites ; les distinctions intérieur-extérieur s’effondrent53. Plus nous en savons, moins les êtres vivants sont autonomes. La chimie et la physique découvrent la qualité malléable et fongible des choses, jusqu’aux objets les plus minuscules de la nano-échelle54. Nous rêvons de manipulation totale. Nous transformerions un morceau de bois en un morceau de viande. Aujourd’hui la nanotechnologie militaire aide les randonneurs à rester au sec en orientant certains atomes de leur vêtements dans des directions spécifiques, provoquant ainsi l’évacuation des liquides.
> [!approfondir] Page 66
Ces rêves d’abondance et de contrôle sont tempérés par la connaissance même, qui affirme que rien ne possède d’identité intrinsèque. L’art transgénique se confronte à ce fait. Le lapin fluorescent d’Edouardo Kac créé avec les gènes d’une méduse en est le parfait exemple55. L’horreur suscitée par cet art est-elle simplement due à l’effet traumatisant d’une interprétation cliché à la Frankenstein – à savoir que la science a outrepassé les limites des convenances humaines ? Ou est-ce la révélation que si on peut faire une telle chose à un lapin, c’est qu’il n’y avait pas tant de lapin que ça, au départ ? Si on peut réellement introduire des gènes de canard dans des gènes de lapin et des gènes de lapin dans des gènes de canard, cela donnerait un tour nouveau au canard-lapin de Joseph Jastrow. On verrait effectivement un canard et un lapin en même temps, parce qu’on n’aurait pas réellement vu de canard ni de lapin, au départ. Il y a moins de canards et de lapins, non en nombre mais en essence. Nous sommes confrontés au fait extraordinaire que le détail augmente tandis que l’intégralité s’évanouit. La pensée écologique rend notre monde à la fois plus vaste et moins substantiel.
> [!accord] Page 67
Il faut prendre garde aux notions de frugalité et de pauvreté. L’environnementalisme les trouve en général très attrayantes. Avec l’argument « moins, c’est plus », les politiques publiques écologiques sont toujours des questions de restrictions. On l’entend fréquemment, surtout quand on en vient à la peur qu’il y ait trop d’humains sur Terre. C’est au centre des programmes de l’écologie profonde. L’idée est très suggestive, encore plus avec une pincée de Darwin et un zest de Thomas Malthus56. Quand je vivais dans le Colorado, je trouvais inquiétants les stickers « Malthus avait raison » collés sur les parechocs. Là, au milieu de nulle part – par rapport à mon expérience de la densité urbaine européenne –, on en était à s’inquiéter d’immigrants qui gâcheraient le paysage. Le conservatisme et le néolibéralisme se sont servis de Darwin pour justifier les coupes dans l’aide sociale, de la même façon que Malthus a écrit son livre sur la population pour justifier les entailles du gouvernement britannique aux lois d’aide sociale de l’époque. Sous-jacente à cette justification, il y a la vision d’un monde aux ressources rares, limitées. Mais l’histoire de Darwin est aussi une histoire de prolifération, de hasard, de contingence et de manifestations inutiles. La jungle n’est pas une jungle de béton. La théorie de l’évolution transcende toute tentative de la transformer en une défense théologique du statu quo
> [!accord] Page 68
Au-delà du racisme inquiétant du « débat sur la population », ce qui me gêne, c’est que le discours restrictif efface les questions de plaisir et de joie du tableau écologique. La critique que fait [[Karl Marx|Marx]] du capitalisme n’est pas tant qu’il soit infesté de mauvais plaisirs – vision environnementaliste standard, tel qu’un coup d’œil à un magazine presque progressiste comme Adbusters le confirmera – mais plutôt qu’il ne soit jamais assez plaisant. Je ne parle pas du « droit » des supermajors pétrolières à « jouir » de leurs profits massifs aux dépens de « la terre et [du] travailleur », selon l’expression de Marx58. Je dis que le discours restrictif transforme l’écologie en un puritanisme personnel et interpersonnel. Si, dans la pensée écologique, il s’agit de penser grand, autant ou plus qu’en termes de « small is beautiful », il faut qu’elle étende son exploration des plaisirs existants. Si l’interconnectivité implique une intimité radicale avec d’autres êtres, nous ferions mieux de commencer à penser le plaisir comme une coordonnée de la pensée écologique. Nous devons emprunter un nouveau chemin pour pénétrer le vaste maillage de l’interconnexion. Qui vit là ?
## Étranges étrangers : politique et poétique de la coexistence
> [!accord] Page 69
Penser réellement le maillage signifie se débarrasser de l’idée qu’il a un centre. Il n’y a aucun être au « milieu » – d’ailleurs que signifierait le « milieu » ? Le plus important ? Comment un être peut-il être plus important qu’un autre être ? C’est un problème pour l’éthique environnementale qui simplifie parfois les choses à l’extrême afin d’obliger les gens à agir. Les films sur les espèces en danger ont tendance à se concentrer sur une seule espèce à la fois. Du point de vue du pingouin, les phoques sont des monstres dangereux59. Mais du point de vue du phoque, c’est l’orque ou l’humain avec son gourdin qui est le monstre. L’esthétique du « mignon » – version grossière de la beauté kantienne (c’est petit, aux formes parfaites, et ça ne nous tourmente pas) – ne s’applique qu’à une espèce à la fois. Un chien peut paraître mignon, jusqu’à ce qu’il morde une perdrix au cou. Lorsque nous considérons le maillage, nous devons oublier ce séquençage du « un à la fois ». Ainsi la perception du maillage pourra extirper des êtres leur côté mignon. Les chansons sur le maillage, comme We are all Earthlings (« Nous sommes tous des Terriens ») de Sesame Street, seraient trompeuses – elles parlent de multitudes de créatures mignonnes, or la mignardise ne vient pas par multitudes
> [!accord] Page 69
Si nous continuons de penser l’aspect « ni centre ni bord » du maillage, nous découvrons qu’il n’y a pas d’« intérieur » ni d’« extérieur » définis des êtres. Chaque chose est adaptée au reste des choses61. Y compris les organes et les cellules qui les constituent. Le maillage s’étend à l’intérieur des êtres autant qu’entre eux. Un organe qui accomplit telle fonction dans telle forme du vivant peut accomplir une fonction différente dans une autre forme du vivant, ou aucune. Et puis il y a la symbiose. Margulis affirme que la symbiose est la force motrice fondamentale de l’évolution62. Voilà qui affecte également la rhétorique du mignon. Qu’y a-t-il de mignon, de cajoleur dans la symbiose ? Pire, qu’en est-il de l’endosymbiose – le fait par exemple que nos cellules contiennent la bactérie anaérobie ? Ça ressemble plutôt à de la monstruosité. La mignardise requiert un minimum d’assimilation.
> [!accord] Page 70
Bien qu’il n’y ait ni « intérieur » ni « extérieur » absolus des êtres, nous ne pouvons pas faire non plus sans ces concepts. Le maillage est extrêmement paradoxal. L’endosymbiose abolit les distinctions intérieur-extérieur. Une forme du vivant doit avoir une limite pour filtrer les poisons et les nutriments. Pourtant ces limites ne sont pas parfaitement définies. Une huître fabrique une perle en sécrétant des fluides autour d’une concrétion de sable qu’elle a absorbée par accident. Des chirurgiens peuvent transplanter des organes. La même chose se produit à des échelles plus larges. Il suffit de penser à un récif corallien pour se rendre compte de la façon dont la vie a agi sur Terre ; en fait il suffit de respirer, puisque l’oxygène est un produit dérivé des premières formes de vie de l’Archéen (qui s’étend d’il y a 2,5 milliards d’années jusqu’à un moment indéfini, peu après l’origine de la Terre il y a 4,5 milliards d’années). Les collines fourmillent du silence squelettique des formes mortes du vivant.
> [!accord] Page 72
Il est plus difficile de faire face à une immense finitude qu’à un infini idéal, abstrait67. Comme je le faisais remarquer dans l’introduction, il est sans doute plus difficile d’imaginer quatre milliards et demi d’années qu’une éternité abstraite. La réalité nous offre d’immenses finitudes inquiétantes. La quantité humilie68. L’autre apparaît dans le monde et non au-delà du monde69. Nous devons y faire face. « Intotalité » serait peut-être une meilleure façon de l’exprimer, mais nul n’est besoin d’inventer des façons astucieuses de dire la même chose. Pensez grand, puis encore plus grand – au-delà du confinement, au-delà du spectacle panoramique qui dissout chaque chose en elle-même70.
> [!approfondir] Page 72
Le maillage est vaste et pourtant intime : il n’y a pas d’ici ou de là, tout est ramené au sein de notre conscience. Plus nous analysons, plus les choses deviennent ambiguës. Nous ne pouvons pas vraiment savoir ce qui se trouve aux jonctions du maillage avant de l’avoir rencontré. Même quand nous rencontrons ces êtres, ils sont susceptibles de changer sous nos yeux et notre vision d’eux est elle aussi fluctuante. Ces êtres, ce sont les étranges étrangers. Vous ne trouverez pas de référence aux animaux dans ce livre sinon entre guillemets. Vous ne trouverez absolument aucune référence à « l’animal » ou, pire encore, à « la question animale », comme le disent certains philosophes contemporains (ont-ils oublié l’écho de « la question juive ? »). Cette « question » pourrait-elle être le produit d’une ère capitaliste dans laquelle, ainsi que le note [[Karl Marx|Marx]], l’argent est soustrait du reste des marchandises pour représenter la marchandise en tant que telle, comme s’il « existait l’Animal, l’incarnation individuelle du royaume animal tout entier71 » ? Le fait de traiter les gens comme des « animaux » serait-il le résultat de cette abstraction aliénante ?
> [!accord] Page 73
Dire « Les humains sont des animaux » peut vous attirer des ennuis. Tout comme « Les humains ne sont pas des animaux », mais pour d’autres raisons. Le mot « animal » montre l’intolérance dont les humains font preuve à l’égard de l’étrangeté et de l’étranger. Selon les idéologies dominantes, nous devons devenir, ou être pensés, comme des « animaux » (biocentrisme), ou bien les animaux devraient devenir, ou être pensés, comme nous (anthropocentrisme). Aucune de ces solutions n’est satisfaisante. Il n’y a aucun moyen de maintenir l’étrangeté des choses. Assimiler les humains aux « animaux » semble juste. Mais les « animaux » sont souvent un raccourci pour désigner les outils ou les objets d’une raison instrumentale – exprimée ainsi, l’équation ne résonne pas avec autant d’intelligence. Les humains sont comme des « animaux », mais les « animaux » ne sont pas des « animaux », ainsi que nous commençons à l’entrevoir.
> [!approfondir] Page 73
Nous devrions plutôt explorer les paradoxes et les fissures de l’identité au sein de l’« humain » et de l’« animal ». Au lieu d’« animal », je dirai étrange étranger. Cet étranger n’est pas seulement étrange. Elle, ou il, ou cela – pouvons-nous le dire ? et comment ? – sont étrangement étranges. Leur étrangeté même est étrange72. Nous ne pouvons jamais les décrypter entièrement. Si nous le pouvions, nous n’aurions plus que des boîtes toutes prêtes où les ranger et nous ne ferions que regarder ces boîtes et non les étranges étrangers. Ils sont intrinsèquement étranges. Savons-nous avec certitude s’ils sont des êtres sensibles ou pas ? Savons-nous s’ils sont vivants ou pas ? Leur étrangeté est une part de qui ils sont73. Après tout, ils pourraient être nous. Et qu’y a-t-il de plus étrange que ce qui est familier ? Comme quiconque ayant un partenaire depuis longtemps peut en témoigner, la personne la plus étrange est celle auprès de laquelle on se réveille chaque matin. Loin d’effacer progressivement l’étrangeté, l’intimité l’augmente. Plus nous les connaissons, plus ils deviennent étranges. L’intimité même est étrange.
> [!information] Page 74
Imaginez que vous viviez dans un monde de créatures triangulaires. Un scientifique triangulaire découvre des créatures sans angles. Ces « étrangers lisses » ne seraient « étranges » que dans la mesure où nous n’avons pas l’habitude de les croiser dans notre univers. Mais nous pouvons imaginer une telle créature. Et si l’une d’elles apparaissait, ce serait un « étranger familier » – nous aurions anticipé son existence. Il nous faudrait un peu de temps, bien sûr, pour apprendre à connaître son côté lisse. Mais ce processus serait fini. L’étrange étranger, à l’inverse, est quelque chose ou quelqu’un dont nous ne pouvons pas anticiper l’existence. Même si des étranges étrangers apparaissaient, même s’ils vivaient avec nous depuis mille ans, nous pourrions ne jamais les connaître pleinement – et nous ne saurions jamais si nous avons épuisé le processus de notre apprentissage de la connaissance. Nous ne saurions pas ce que nous ne savons pas d’eux – ces particularités seraient des inconnues inconnues, selon la formule inimitable du secrétaire américain de la Défense, promoteur, en 2003, d’une guerre désastreuse75. Il se peut qu’ils vivent déjà parmi nous aujourd’hui. Il se peut, de fait, qu’ils soient nous. C’est ce qui est tellement étrange, avec eux. On ne sait jamais.
> [!approfondir] Page 74
La plupart des philosophes (excepté Peter Singer et quelques autres utilitaristes) refusent d’inclure les animaux de « ce » côté-ci des choses. Sentant le danger de les exclure de l’éthique, Emmanuel Levinas, penseur audacieux de nos obligations infinies envers les autres, inclut à contrecœur quelques animaux dans sa notion de « visage », terme par lequel il désigne l’ipséité et la présence de l’autre véritable – « l’infini qui clignote76 ». Plus vous regardez de près, plus les étranges étrangers sont bizarres. Examinons-les en détail, en commençant par une considération sur le temps – l’évolution. Il y a deux niveaux principaux : la croissance et la mort des formes du vivant, et l’histoire de l’évolution en tant que telle. Nous allons voyager à travers une discussion sur le temps, faire un détour par le poème de Samuel Taylor Coleridge, Le Dit du Vieux Marin, avant de revenir.
> [!accord] Page 76
Prenez un film en accéléré : la caméra enregistre une fleur qui sort d’un bouton, s’ouvre, vieillit, se fane et dont les pétales finissent par tomber. Nous n’avons qu’à accélérer notre perception du temps pour voir l’étrangeté des formes du vivant. Elles surgissent, vacillent et s’évanouissent. Les plantes et les champignons se meuvent réellement, comme des animaux au ralenti (pensez au tournesol). En lisant Darwin, ce qu’on en retire de plus fort, c’est le sentiment d’accélération du temps. Chaque espèce est comme un fleuve ; les fleuves se rejoignent et se séparent sans tenir compte des frontières. Ils coulent, de sorte que nous ne pouvons jamais parler du « même » fleuve, mais d’états du fleuve79. Une espèce, c’est pareil. L’évolution, c’est pareil. Les espèces et les membres individuels d’une espèce sont semblables aux gracieuses flammes des fleurs telles qu’on les découvre dans les animations accélérées. Le philosophe de la Grèce antique Héraclite avait raison d’affirmer que « tout coule » (panta rhei), tout passe.
> [!accord] Page 77
L’accélération fait apparaître les choses comme non naturelles : même les fleurs prennent un côté bizarre, monstrueux. Cet aspect non naturel est une vérité de l’évolution elle-même. Les formes du vivant n’ont pas évolué de façon holistique et n’ont pas évolué dans un « but » (telos) : il n’y a rien d’inévitable dans l’évolution. Si on pouvait voir l’évolution se produire rapidement, on ne serait pas tentés de dire : « Regardez ces ailes : quel développement parfait pour voler dans le ciel. » Tous les oiseaux aquatiques n’ont pas les pattes palmées. Tel un film d’horreur, l’évolution a autant à voir avec le morcellement qu’avec la recomposition. Le Naturel est une illusion temporelle : comme les saisons, les choses paraissent statiques parce qu’on ne les voit pas changer, et quand elles changent, elles le font de manière plus ou moins prévisible. L’horreur et le dégoût surgissent chaque fois que ce cadre esthétique bien ordonné se brise. En cet âge écologique, il nous faut accepter ces réactions inesthétiques – par exemple, les effets mutagéniques rapides des radiations.
> [!accord] Page 78
De nombreux éléments des formes du vivant n’ont pas la moindre fonction. Ils n’ont fait qu’évoluer. Darwin traite des organes rudimentaires résiduels dans La Descendance de l’homme. Vos oreilles n’ont pas besoin d’avoir la forme qu’elles ont : pensez au microphone d’un téléphone portable (un trou de la taille d’une tête d’épingle). Les oreilles ont cette forme de spirale, de coquillage, parce qu’elles sont faites d’un cartilage assez rigide pour vous permettre de dresser l’oreille, ce que vous ne faites évidemment pas puisque vous êtes des humains – à moins que vous ne le fassiez (certaines personnes en sont capables, comme l’observe Darwin86). Vous voyez le problème ? Cette petite bosse sur le rabat intérieur supérieur de votre oreille est un vestige d’oreille dressée, tourné vers l’intérieur87. Nos nerfs crâniens sont issus des arcs branchiaux des poissons88. De façon très métaphorique, les formes du vivant circulent dans un environnement liquide instable. Si vous retracez l’histoire de l’évolution, vous n’y verrez ni rime ni raison – ou plutôt, vous y verrez des rimes incroyables et des raisons complexes mais aucun progrès (nulle téléologie) et aucun point culminant. Les humains ne sont pas le mystérieux « point oméga » que prétendait un certain évolutionniste chrétien89. Les humains ne sont pas la culmination de quoi que ce soit ; ils ne sont même pas une culmination. Tout ce que nous appelons Nature est une mutation, souvent gratuite – penser autrement s’appelle de l’« adaptationnisme90 ». L’évolution partage cette gratuité avec l’art, qui est au fond vague et arbitraire91. Il n’y a pas vraiment de justification. En fait, certains organismes, des papillons jusqu’aux grands singes, accumulent, dans le processus de la sélection sexuelle, des mutations gratuites. C’est l’une des raisons pour lesquelles [[Karl Marx|Marx]] considérait Darwin très utile au matérialisme. Si vous faisiez fi de cet anglo-empirisme guindé, vous trouveriez une réfutation convaincante de la notion de téléologie, de l’idée que les choses ont une raison : « Pour la première fois, non seulement un coup mortel est porté à la “téléologie” dans les sciences de la nature, mais […] en outre, le sens rationnel de celle-ci est exposé empiriquement92. »
> [!accord] Page 79
Jusqu’à quel point l’évolution est-elle gratuite ? L’ADN évolue de façon aléatoire. Les mutations sont aléatoires quant aux besoins courants – conclusion tirée par Darwin en personne. Si vous placez une souris dans un climat plus froid que celui auquel elle est habituée, ses descendants ne développeront pas nécessairement un pelage plus épais afin de « s’adapter ». Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie, profondément, qu’il n’y a pas d’environnement en tant que tel. Les souris ne développent pas un pelage épais « afin de » s’adapter à un environnement. Certes, il peut arriver que des souris au pelage plus épais survivent. Mais ce serait une erreur – une erreur appelée adaptationnisme – de penser que cela signifie qu’elles ont évolué « afin de » s’adapter à leur environnement.
> [!accord] Page 82
La pensée écologique doit développer une attitude éthique qu’on pourrait appeler « coexistentialisme »96. Le Marin hèle l’albatros, puis les matelots l’« appellent » comme un chien de chasse, puis le Marin le tue comme une proie. Si nous considérons l’albatros, la mer houleuse « telles les huiles d’une sorcière » (II, v. 129), l’effrayante figure virale « blanche comme la lèpre » (III, v. 192) de la « Vie-dans-la-Mort » (III, v. 193) et les serpents de mer (IV, v. 273-281) comme quatre modes d’une même rencontre, nous observons que le Marin choisit d’ignorer l’enchevêtrement éthique avec l’autre, puis le réinitie (ou le laisse se réinitier) à partir d’un terreau incroyablement cauchemardesque. La passivité dérangeante, inerte, des formes du vivant est le degré zéro de cette rencontre. Cette inertie « féminine » est le terreau du coexistentialisme97. Ce que nous rencontrons dans la figure de la Vie-dans-la-Mort n’est pas une violence infiniment hostile mais une faim maladive et une vulnérabilité dont la présence même nous condamne : « La partie est finie ! j’ai gagné ! j’ai gagné ! / Dit-elle, et siffle trois fois » – son étrange vocalisation est inquiétante, inhumaine (III, v. 197-198). La « Vie-dans-la-Mort » est une assez bonne description des virus. Coleridge nous confronte à la troublante frontière, ni rigide ni fine, entre la vie et la non-vie.
> [!accord] Page 85
La vision d’ensemble du poème, c’est que la guerre est environnementale – elle s’infiltre partout, même quand on voit un vieil homme marcher sur un chemin de campagne. Wordsworth est l’un des poètes anti-guerre les plus puissants de tous les temps, précisément parce qu’il prend un chemin de traverse pour écrire sur la guerre. Plutôt que de représenter une violence frontale, il montre que la guerre est partout : nous la voyons dans notre salon, à la télévision, nous la lisons dans le journal déposé devant la porte, nous la sentons dans le pas tranquille du vieil homme. La guerre est un déplacement dans des dimensions multiples : le fils qui meurt avant le père, des gens envoyés dans un pays étranger, la façon dont un « poème sur la Nature » devient un poème de guerre. N’est-ce pas la raison pour laquelle l’art écologique doit apprendre de l’art en temps de guerre ? Dans l’urgence environnementale planétaire, il n’y a pas de lieu sûr. Des choses ordinaires comme des oiseaux picorant le long d’une route se chargent d’une signification plus grande.
> [!accord] Page 85
La guerre est aussi une question de rencontre inattendue. Dans son poème Strange Meeting (« Étrange rencontre »), Wilfred Owen relate la rencontre d’un soldat britannique et d’un Allemand dans un espace bizarre entre la vie et la mort. Dans le poème de Wordsworth, une chose apparemment simple, inévitable et évidente devient étrange, intime et douloureuse. La pensée écologique exige que nous rencontrions l’étrange étranger à plusieurs niveaux et sur plusieurs échelles : depuis les bactéries dans nos boyaux jusqu’aux oiseaux enduits de pétrole et aux victimes déplacées d’un ouragan. En même temps que nous nous éveillons à la catastrophe écologique qui s’est déjà produite, nous nous éveillons au fait qu’il n’y avait pas de Nature, pas de sol sous nos pas ontologiques. C’est la guerre du point de vue du faible et de l’indigent. C’est se rendre compte que nous sommes toujours déjà responsables de l’autre
## La poétique du n’importe où
> [!accord] Page 86
L’étrange étranger affecte les idées d’espace et de lieu. L’essence du local n’est pas la familiarité mais le familier inquiétant, étrange, et l’étrangeté familière. L’expérience du local est une expérience profonde de l’étrangeté. N’importe quel poème de [[John Clare]], un authentique paysan, satisfera votre curiosité. Réfléchissez au premier vers des Oiseaux d’automne : « Le canard sauvage surprend comme une pensée soudaine103. » L’esprit et le monde qu’il perçoit sont là, en même temps, mais pas en tant que tout intégré, bien gentil, « adapté ». Qui surprend qui ? Prenez
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> [!accord] Page 87
L’absolue présence du lieu vous arrête net en même temps qu’elle vous laisse en suspens : « L’eau coulait à peine sur les cailloux / Et de larges flaques laissées dans la tourbe luisaient au soleil. » Le local édénique, en revanche, est une pâle imitation, le produit d’une société qui se déplace, qui ne produit pas seulement des déchets dans l’espace mais également un junkspace, littéralement un espace-déchets. Junkspace est le terme qu’utilise l’architecte Rem Koolhaas pour désigner la façon dont l’espace lui-même fait partie des déchets d’une culture jetable
> > [!cite] Note
> oui important
> [!approfondir] Page 87
Levinas est hanté par l’« il y a » du lieu lorsqu’il se réfère à l’environnement comme à « l’élément » : « On y baigne106. » Or, bien que Levinas dise : « l’élément nous sépare de l’infini107 », il se pourrait que cet infini soit la base du coexistentialisme. Levinas semble en convenir lorsqu’il décrit l’existence « nue » comme ne « s’absorb[a]nt pas entièrement [sous leur forme]. […] Elles sont toujours, par quelque côté, comme ces villes industrielles où tout s’adapte à un but de production, mais qui, enfumées, pleines de déchets et de tristesse, existent aussi pour elles-mêmes. Pour une chose, la nudité, c’est le surplus de son être sur sa finalité108 ». Dans le junkspace moderne, il y a plus d’infini.
> [!approfondir] Page 87
Andreï Tarkovski comprend, dans ses panoramiques intimistes sur des étangs pleins de détritus, que les déchets et la pollution sont le visage de l’infini (pour Tarkovski, le visage de Dieu). Levinas est profondément écologique lorsqu’il affirme : « La chose existe au milieu de ses déchets109. » Le junkspace révèle ce fait dans toute sa nudité.
> [!accord] Page 88
Nous devons par conséquent examiner une forme différente de l’étrange étranger – l’environnement. Puisque les étranges étrangers sont tout autour de nous, considérons la nature de ce « tout autour ». Les environnements sont constitués d’étranges étrangers. Le phénotype produit par le génotype génétique inclut l’environnement, de même qu’un barrage de castors ou un nid de souris110. L’environnement coévolue avec les organismes111. Le monde a l’aspect qu’il a en raison des formes du vivant. L’environnement n’existe pas « en dehors » d’elles
> [!accord] Page 88
Le philosophe Georges Bataille emploie une expression évocatrice à propos de l’existence « animale » : c’est comme de « l’eau à l’intérieur de l’eau112 ». Les dernières parties de L’Origine des espèces montrent que le climat, l’environnement et le lieu ne sont pas des facteurs déterminants forts des êtres vivants. Contrairement aux croyances de penseurs romantiques allemands tels que Humboldt ou Herder, il n’y a pas d’« environnement » particulier distinct des organismes vivants qui conditionnerait en quelque sorte leurs caractéristiques. Cette croyance en un environnement particulier est un symptôme du nationalisme qu’il serait temps de laisser tomber. La pensée écologique est incompatible avec les frontières nationales. C’est un autre bon côté des « Tibétains dans l’espace » : jamais des nomades n’auraient pu développer des idées comme celles de Humboldt ou de Herder.
> [!accord] Page 91
Pourquoi donc ? L’inquiétante étrangeté est troublante parce que c’est l’interconnectivité totale qui la rend possible. L’industrie signifie la répétition, l’automatisation et la création d’un junkspace. La répétition et l’automatisation s’appliquent à la création d’espaces et pas seulement à la fabrication d’objets. Prenez le quadrillage des rues : fonctionnel, efficace et facile à produire. Ce quadrillage implique la répétition d’au moins deux dimensions – trois si on inclut les blocs de tours répétés. Dans la ville moderne vous rencontrerez inévitablement la répétition. Vous ferez inévitablement l’expérience de l’inquiétant. L’inquiétante étrangeté est une fonction de la répétition parce qu’elle met en lumière notre obsession à répéter, qui est un trait de notre psyché. C’est pourquoi les doubles, les doppelgänger sont inquiétants et c’est pourquoi l’étrange étranger en général est inquiétant – tous deux nous font penser à nous. Et il y a des gens qui vivent dans ces rues – d’autres gens. La vie moderne multiplie ces expériences inquiétantes114. L’inquiétante étrangeté s’applique à l’évolution en général parce qu’elle semble rejouer ses actions passées115. Les parois doubles de certaines cellules sont la preuve d’une coexistence ancienne
> [!approfondir] Page 91
Puisque notre psyché est toujours dérangeante – il faut tant de temps pour en construire une, et il y a tant de règles pour sa construction –, il est perturbant d’en voir une image dans le monde extérieur, sous forme de motifs qui se répètent. C’est notre propre artificialité projetée sur le monde extérieur. La répétition inclut un inconfortable sentiment de vide : voyez les peintures du peintre surréaliste Giorgio De Chirico – des rues vides empreintes d’une force oppressante invisible, des embrasures de portes ouvertes attendant que nous entrions (ou pas) – et des rues non empruntées ressemblant exactement aux rues que nous empruntons. L’un des titres dit tout : Mystère et mélancolie d’une rue. Le « de » s’applique à la rue elle-même. C’est comme si les rues et les embrasures de portes nous fixaient. La vie moderne multiplie de telles expériences. Les paroles que Robert Smith (The Cure) a écrites sur ce thème, se perdre en forêt à la recherche d’une fille, sont de façon troublante écologiques : The girl was never there, it’s always the same / Running towards nothin’, again and again and again and again (« Cette fille n’a jamais été là, c’est toujours pareil / Courir vers rien, sans cesse, sans cesse et sans cesse »)117. Elles véhiculent un sentiment de terreur écologique, d’environnement terrifiant, qui envahit les conversations sur le temps qu’il fait devenues désormais inutiles.
> [!accord] Page 92
Plus notre conscience écologique est forte, plus nous faisons l’expérience de l’inquiétante étrangeté. Un environnementalisme qui oblitère cette évidence est incomplet. S’il y a une dimension empirique inévitable dans l’écologie, il y a aussi une dimension psychologique inévitable. Cette dimension psychologique inclut certains phénomènes étranges qui déforment notre espace psychique. Il n’y a pas d’expérience écologique lisse, plate, immédiate. Tout est courbe. Méconnaître cet aspect de la conscience écologique est pour le moins imprécis et irréaliste, voire dangereux. Si nous ne prenons pas en compte l’inquiétant, nous ne ferons qu’essayer d’entrer dans un moule auquel nous ne sommes pas adaptés. Ce qui peut avoir de sérieuses conséquences politiques. Considérez l’idée de la « figure d’autorité », une personne trop normale qui paraît s’être purgée de toute négativité, voire de toute trace de vie intérieure – mais à quel prix118 ? La culture d’entreprise choisit des « figures d’autorité » tout au long de la chaîne hiérarchique. Pour la « figure d’autorité », tout l’espace psychique paraît lisse, nickel. Une variante écologique pourrait facilement émerger.
> [!accord] Page 92
Tout comme les poèmes de John Ashbery sont écrits pour et au sujet de n’importe qui (plutôt que de tout le monde), la pensée écologique pense le lieu comme un n’importe où119. Milton imagine ce « n’importe où », dans Paradis perdu, lorsque Raphaël envisage un possible Éden extra-terrestre. L’idée de lieu authentique est un mythe occidental puissant, mais les cultures autochtones possèdent des traditions qui incluent le cosmos. La culture nomade tibétaine imagine une méditation pratiquée dans d’autres mondes et d’autres galaxies. La pensée écologique doit élargir notre perception du lieu de façon à inclure les « n’importe où ». Le « n’importe où » érode notre sentiment de l’« ici ». D’autres temps et d’autres espaces font partie de cet « ici ». Plus nous l’étudions, plus nous trouvons de failles.
> [!information] Page 93
Imaginez une droite. Ôtez-en le tiers médian. Vous avez deux droites plus courtes avec, entre elles, un espace de longueur égale. Maintenant ôtez le tiers médian de chacune des droites qui subsistent. Poursuivez. Vous êtes en train de créer un ensemble de Cantor. Le mathématicien Georg Cantor l’a découvert dans les années 1880. L’ensemble de Cantor contient un nombre infini de points. Mais il contient aussi un nombre infini de non-points. Il semble contenir deux types d’infinis. Cela ne le rend-il pas étrangement plus grand que l’infini « ordinaire » ? Ces réflexions attirèrent des ennuis à Cantor. Mais ses découvertes ont posé les fondements de la théorie des ensembles, du théorème d’incomplétude de Gödel et des réflexions d’Alan Turing sur l’intelligence artificielle. Ce fut aussi le fondement de la géométrie fractale qui sous-tend la géométrie des systèmes de ramification et de circulation des formes du vivant.
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Telle est la poussière de Cantor : poussière infinie et non-poussière infinie. Il en existe une version en trois dimensions appelée l’éponge de Menger, une entité fractale avec une infinité d’espaces et une infinité de points. En parlant de tenir l’infini dans le creux de sa main : vous ne pouvez pas presser une éponge de Menger. Mais il y a là quelque chose. L’éponge de Menger est l’infini de « ce côté-ci » du phénomène. [[Gilles Deleuze]] décrit l’idée de la matière chez Leibniz, qui est en tous points comparable à l’éponge de Menger : « La matière présente donc une texture infiniment poreuse, spongieuse ou caverneuse sans vide, toujours une caverne dans la caverne : chaque corps, si petit soit-il, contient un monde, en tant qu’il est troué de passages irréguliers, environné et pénétré par un fluide de plus en plus subtil, l’ensemble de l’univers était semblable à “un étang de matière dans lequel il y a des différents flots et ondes”120. » L’étrange étranger et le « n’importe où » sont comme l’éponge de Menger.
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Un espace bordé par l’horizon ressemble aujourd’hui à une simple tache. C’est pourquoi la poésie du lieu quand elle est réellement évocatrice est mystérieuse et inquiétante. Il y a la perception du fait que l’« ici » inclut déjà l’« ailleurs », qu’« ici », c’est n’« importe où ». L’un des plus saisissants récits du « n’importe où » est le chef-d’œuvre de Kim Stanley Robinson, La Trilogie martienne (Mars la Rouge, Mars la Verte, Mars la Bleue). Les humains arrivent sur Mars qu’ils « terraforment » en y introduisant progressivement une atmosphère respirable, de l’eau, et une vie végétale. À chaque stade il leur faut faire des choix délibérés. Rien n’est donné. Les humains doivent créer la toile de fond de leur propre tragédie. Il n’y a pas de Nature. Tout est artificiel. Ce qui signifie que, du moins au début, n’importe quel endroit sur Mars est à peu près aussi bien (ou pas) que n’importe quel autre. La Trilogie martienne montre que la pensée écologique doit inclure théorie et pratique sociales.
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Un merveilleux passage, au début de Mars la Verte, décrit la manière dont la planète même fait partie du projet de terraformation. Le narrateur se dit que la transformation de Mars en vue d’un habitat humain ne peut pas être une réplique de celle de la Terre : « Tous les gabarits génétiques de notre biote sont terrestres. Les esprits qui les ont conçus sont terrestres. Mais le terrain, lui, est martien. Et le terrain est un ingénieur généticien tout-puissant, qui détermine ce qui va croître ou pas, qui dirige les différentiations progressives, et donc l’évolution des espèces nouvelles125. » En ce sens, l’arrière-plan n’est jamais un simple arrière-plan. La planète même que les humains terraforment dicte ce qui vit et ce qui meurt, en façonnant les forces de l’évolution. La planète est elle-même un « ingénieur généticien ». Elle contribue autant qu’un autre acteur, peut-être plus. Dans cette mesure, nous sommes vraiment tous des Terriens. [[Martin Heidegger|Heidegger]] disait poétiquement qu’on n’entend jamais le vent en soi mais seulement la tempête qui siffle dans la cheminée, le vent dans les arbres126. La même chose est vraie du maillage. On ne le perçoit jamais directement. Mais on peut le déceler dans les escargots, l’œillet marin ou l’odeur d’une poubelle. Le maillage se connaît à travers l’existence de l’étrange étranger.
## Notes
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4 Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Le Livre de Poche, 2017, p. 207-208.
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53 Voir Richard Dawkins, The Extended Phenotype, op. cit., p. 159. Ce fait a des implications majeures. Par exemple, la théorie des systèmes explique que les organismes vivants font la distinction entre un intérieur et un extérieur. La distinction intérieur-extérieur est au fondement des systèmes métaphysiques. Voir [[Jacques Derrida]], « Violence et Métaphysique », dans L’Écriture et la Différence, Seuil, coll. Points essais, 2001, p. 117-132 ; et « La Pharmacie de [[Platon]] », dans La Dissémination, Seuil, coll. Points essais, 1993.
^d8e85c
## 2. Sombres pensées
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L’ambiguïté de l’art, ses qualités obscures vont nous aider à penser des choses qui sont difficiles à retranscrire avec des mots. Lire de la poésie ne sauvera pas la planète. Une science rigoureuse et une politique publique progressiste le feront. Mais l’art peut nous permettre d’entrevoir des êtres qui existent entre ou au-delà de nos catégories ordinaires.
## Mutation, mutation, mutation
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Il n’y a pas d’environnement en tant que tel. Il n’y a que des « êtres organisés distincts ». Des organismes peuvent manipuler les muscles et les sens d’autres organismes4. L’existence est coexistence ou, comme le formule Darwin, « adaptation ». Cela ne signifie pas ce qu’une idéologie du laissez-faire voudrait lui faire dire : la vie est dure, c’est comme ça, habituez-vous-y ou mourez, comme si nous étions des pièces de puzzle (seules celles qui s’« ajustent » survivent). En aucun cas vous ne pouvez tirer d’un « être » un « devoir-être » : l’évolution ne dit pas comment se comporter
> [!accord] Page 107
Qu’il est beau, le maillage dans lequel nous sommes pris. Émerveillé, Darwin observe des choses petites, légères, s’accrochant aux poils, se glissant dans l’eau, emportées par la brise. L’eau et l’air sont comme les poils et les plumes. Les êtres vivants et non vivants deviennent le milieu dans lequel d’autres êtres existent. La « lutte pour l’existence » ne se traduit pas nécessairement par l’homme est un loup pour l’homme. Elle signifie la simple dépendance d’un être vis-à-vis d’un autre, comme une plante du désert dépend de l’humidité
> [!approfondir] Page 108
Dans les paragraphes existants, il y a des phrases incomplètes. (Les espèces qui survivent, par exemple, contribuent souvent à l’extinction de leur « famille » proche11, aussi est-il difficile de retracer leur histoire.) Dans les phrases existantes, certains mots semblent avoir perdu une ou deux lettres. Il se peut aussi que certaines lettres ne soient pas des lettres, mais de simples gribouillis. L’interprétation du livre dépend de l’interprétation des blancs entre les signes, les lettres, les mots, les phrases, les paragraphes et les pages. Y a-t-il quelque chose dans les blancs, ou n’y a-t-il rien ? Comment le savoir ? Amuse-toi, Derrida12. Contrairement à ce que pensent certains humanistes, pour le darwinisme ce n’est pas un scoop que les « espèces » n’existent pas vraiment13. Quel travail de refoulement n’avons-nous pas mis en œuvre ? Darwin partage avec Freud et [[Karl Marx|Marx]] l’honneur de voir sa théorie déclarée morte chaque matin, comme s’il fallait sans cesse tuer et retuer le cadavre14.
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Ça se complique. Prenez un dialecte, la version locale d’une langue spécifique. Personne ne peut déterminer qui précisément en aurait prononcé les tout premiers mots15. Prenez les chimpanzés à présent. Lorsque les chimpanzés ont évolué, aucun observateur n’aurait pu dire : « Hé, regardez ce grand singe, là-bas ! On dirait une nouvelle espèce. Appelons-la chimpanzé. » Ce n’est qu’après coup qu’on est en mesure de le faire. Personne ne se tenait là, dans une rue du XIIIe siècle, à comploter avec un groupe de conspirateurs : « Écoutez, faisons bouger les choses. Faisons la Renaissance. Inventons la perspective et contournons l’Afrique à l’aide de nouvelles cartes, on découvrira les îles aux épices, on fondera des cités-États et la Compagnie des Indes. Oh, et puis imaginons une version plus individualiste du christianisme et prouvons que la Terre tourne autour du soleil. » Non, nous nous retournons sur ce moment de l’Histoire quelques siècles plus tard et nous l’appelons Renaissance. La causalité marche à rebours. On ne peut nommer les choses que rétrospectivement. C’est pareil pour l’évolution. Quand on observe une « espèce », on observe le passé. Quand on observe des organes, on observe un texte – une archive des variations et des adaptations passées16. On ne peut pas définir rigoureusement les espèces sans tomber dans ce que Dawkins nomme « la tyrannie de l’esprit discontinu17 ». Seuls les intermédiaires morts (éteints) suggèrent des frontières nettes entre les espèces18. Mais la continuité est une illusion autant que la discontinuité19. L’anti-essentialisme est lui aussi dogmatique. Les effets de l’esprit discontinu ne sont pas anodins. Nier que les humains sont dans une continuité avec les non-humains a eu des effets désastreux. Mais en affirmant que les humains sont des « animaux », en mettant tous les êtres au même niveau, on risque d’autant plus de les traiter comme des instruments. Les humains sont peut-être des « animaux », mais les « animaux » ne sont pas des « animaux ».
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Darwin identifie trois sortes de développement : les espèces, les variétés et les monstres24. Les trois sont inextricablement embrouillées et confuses. Quand vous regardez deux organismes très semblables, s’agit-il d’une seule espèce ou de plusieurs ? Admettons que vous décidiez qu’il s’agit d’une seule espèce : vous devez alors décider s’il s’agit d’une espèce et de sa variante. Mais lequel des deux est l’espèce et lequel la variante ? (Différents biologistes donneront des réponses différentes, et le problème était encore plus compliqué à l’époque de Darwin en l’absence de test ADN25.) Comme le dit Darwin, « les espèces ne sont que des variétés fortement marquées et permanentes26 ». On pourrait se passer de l’idée de permanence puisque l’évolution elle-même dépend de la non-permanence. Mais il y a aussi l’idée d’espèce « fortement marquée ». C’est une question de degré, voilà pourquoi Darwin utilise le mot « fortement ». Certains marqueurs sont plus marqués que d’autres. Supposons à présent que vous décidiez qu’il s’agit de deux variantes. Très bien. Mais en êtes-vous sûrs ? Les oreilles hypertrophiées des chompanzés sont-elles un exemple de monstruosité ou une variation à proprement parler ? La variation contamine l’idée de spéciation, et la monstruosité contamine l’idée de variation. Toutes les « adaptations » sont, à une étape antérieure, des « exaptations » – une utilisation de certains traits dans un dessein nouveau et non intentionnel27. Selon la formule mémorable de Dawkins : « Nous [humains] sommes des vers modifiés qui nageons sur le dos28. » Les insectes et les mammifères ont une similarité interne profonde : tous deux ont des gènes Hox qui codifient la segmentation29. Tout au long du chemin, c’est mutation, mutation, mutation.
> [!accord] Page 114
Même la monstruosité pose problème. Un monstre, c’est quelque chose qui est vu par quelqu’un (du latin monstrare qui signifie « montrer »)42. La monstruosité est dans le regard du spectateur. S’il y a quelque chose de monstrueux dans l’évolution, c’est l’incertitude du système à tous les niveaux43. Étonnamment, la contamination de la variation, de la spéciation et du reste est la raison pour laquelle l’évolution fonctionne. La contamination est fonctionnelle44. Le monde de Darwin a à voir avec la coexistence, mais pas avec l’harmonie ; c’est comme le langage. Pour qu’il y ait du sens, il faut que le langage soit bruyant, désordonné, confus, rugueux, vague, glissant. L’évolution consiste en des changements progressifs quantitatifs, et non qualitatifs45. La biodiversité est une bonne chose, parce qu’elle signifie une grande confusion46. La Terre de Darwin manifeste ainsi de la diversité et de la continuité, mais pas une harmonie de l’un dans le multiple ni une harmonie dans la discorde (concordia discors)47.
> [!approfondir] Page 116
la base de la vie, il y a l’ADN qui n’a aucun arôme particulier52. Il n’y a pas un ADN à arôme de chimpanzé ou à arôme humain ; nous partageons 98 % de notre ADN avec les chimpanzés et 35 % avec les jonquilles. Il y a un ADN qui est un « ADN rebut », un parasite inoffensif qui circule librement et ne s’« exprime » dans aucun phénotype53. Au niveau de l’ADN, il devient impossible de décider quelle séquence est « pure » et quelle séquence est une insertion virale : il n’y a pas un ADN à arôme d’ADN. En outre, il n’y a pas un ADN à arôme de vie. La théorie de l’évolution déconstruit la « vie » elle-même. « Vie » est un mot désignant des macromolécules qui se reproduisent elles-mêmes et leur véhicule. Mais pour que la « vie » commence, il faut qu’il y ait eu une « vie pré-vivante » : autrement il y aurait une régression à l’infini ou une création brutale à partir de rien. Le mouvement qui amorce la « vie » doit se trouver au sein même de la matière
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Ce pourrait être une forme de discrimination de voir la vie comme une substance spongieuse, palpable, comme si toutes les formes du vivant partageaient avec nous une même sorte de tissu. Ce préjugé se brise quand on passe en haute résolution. Les virus sont de grands cristaux. Le virus du rhume est une courte chaîne de code, conditionnée comme un cristal à vingt faces ; il demande à l’ADN de faire des copies de lui-même. Le rhinovirus est-il « vivant » ? Si vous répondez oui, vous devez considérer qu’un virus informatique est vivant. Les êtres dont l’ARN est la base, tels que les virus, ont besoin d’hôtes pour se reproduire. Certaines de ces macromolécules ont pu être balayées dans le processus d’autoreproduction du silicate. Paradoxalement, il se pourrait que la reproduction du silicium ait précédé la reproduction organique (à base de carbone) : « Votre arrière-arrière… grand-mère était un robot56 ! » Il n’y a pas de vie en tant que telle, quelle que soit notre foi dans l’existence du protoplasme visqueux. Le code viral ne contient pas d’instructions pour construire un « organisme ». Le code ressemble plutôt à une phrase du type : « Il existe un dérivé de moi dans le système x » (le système x étant une configuration déterminée d’enzymes). Les virus sont structurellement incomplets. Comme la Vie-dans-la-Mort de Coleridge, ils ne sont ni vivants ni non vivants au sens le plus courant57.
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À l’université de Californie, à Davis, les cours de premier cycle sur l’évolution commencent par l’étude des algorithmes : des suites de calculs répétitifs. Tout du long et jusqu’au niveau du sous-ADN, l’évolution est un ensemble de processus algorithmiques. C’est le côté troublant des « animaux » – au fond, ce sont des végétaux. (Au cinéma, les monstres du genre zombies tendent à ressembler à des plantes animées.) Nos préjugés quant aux végétaux, c’est que ce sont des êtres qui ne font qu’une chose – pousser. Le problème avec la croissance végétale, c’est qu’elle consiste en des ensembles d’algorithmes – des fonctions itérées produisant souvent des figures fractales telles que l’ensemble de Cantor, qui tendent vers l’infini tout en tenant dans le creux de la main. Consultez The Algorithmic Beauty of Plants (« La Beauté algorithmique des plantes »), un texte magnifiquement illustré et disponible en ligne58. Au lieu d’illustrations de plantes, vous pouvez générer des algorithmes qui les assembleront quand vous appuierez sur la touche Entrée. Cela ne signifie-t-il pas que les plantes en tant que telles sont un processus algorithmique ? C’est pourquoi les scientifiques qui étudient les plantes modélisent aujourd’hui leur croissance à partir de logiciels comme celui que ces auteurs ont développé. Si on peut écrire un algorithme qui produit une rose grâce à une série d’équations, la chose elle-même n’est-elle pas une carte de son génome, une expression en trois dimensions du déploiement de l’algorithme ?
> [!accord] Page 119
Au premier chapitre, nous avons vu comment la photographie à intervalle régulier perturbe la vision Naturelle des formes du vivant. Bien plus, les formes du vivant sont déjà des images en accéléré. C’est une façon étrange et merveilleuse de regarder les fleurs. On peut voir les jonquilles comme des représentations de la façon dont un algorithme s’est manifesté dans l’« espace des phases », espace qui ordonne tous les états de la fleur en système. À la base de la jonquille, là où la fleur se relie à la tige, on voit la trace de ce à quoi ressemblait la fleur lorsqu’elle a commencé à se déployer vers l’extérieur et vers le haut. Vous regardez le passé de la jonquille autant que le passé du développement de la fleur en tant qu’espèce (comme dit précédemment). Pensez aux anneaux de croissance d’un arbre. Votre visage est la cartographie de tout ce qui lui est arrivé. Cette manière de penser subvertit la Nature de façon troublante, à tous points de vue et sur toutes les échelles temporelles. La pensée écologique abolit la distinction entre vie et non-vie. Nous pouvons abandonner les variations du vitalisme romantique – c’est-à-dire cesser de croire en une étincelle vitale indépendante de l’organisation matérielle des formes du vivant. L’organisation matérielle se révèle être un ensemble de relations formelles, et non une matière spongieuse.
## Que celui qui n’a jamais eu de « sim » jette la première pierre
> [!accord] Page 119
L’évolution n’est pas qu’une compétition pour des ressources limitées. Les couleurs éclatantes et les atours spectaculaires des insectes, des oiseaux et des mammifères ont à voir avec la sélection sexuelle. Les étranges étrangers élaborent des dispositifs complexes et somptueux pour attirer un partenaire. Pour Alfred Russel Wallace, qui a développé une théorie de l’évolution en même temps que Darwin, la sélection sexuelle semblait trop arbitraire. Il préférait penser que les atours des « animaux » étaient un code de bonne santé59. Le problème, c’est qu’un code en vaut un autre, et que nous risquons ainsi une régression à l’infini si nous n’admettons pas qu’il existe, dans la sélection sexuelle, un certain degré de beauté non utilitariste. Pourquoi choisir une queue irisée plutôt que des taches pourpres qui « coûteraient » autant à produire ? La santé se trouve dans le regard de l’observateur, après tout.
> [!accord] Page 120
L’énumération que fait Darwin des dispositifs sexuels est presque comique tant elle est vaste. Elle s’achemine vers la conclusion que la différence raciale n’a rien à voir avec l’adaptation ou l’« aptitude » au climat, mais plutôt avec des préférences purement esthétiques. Pour le dire de façon crue, la mutation est aléatoire quant aux besoins immédiats, ainsi que nous l’avons vu au chapitre 1. Ce serait trop encombrant pour l’ADN de transporter en lui-même une image de l’« environnement ». La sélection naturelle ne concerne pas les phénomènes qui ne sont « ni utiles ni nuisibles60 ». La couleur de ma peau et ma barbe rousse n’ont aucune raison d’être, sinon qu’il y a eu quelqu’un pour penser que ça avait l’air sympa – du moins ces traits ne l’ont-ils pas rebutée. Comme l’observait ma fille, « tes poils sont totalement inutiles. Tout ce qu’ils font, c’est m’énerver. »
Pour être parfaitement clair : il n’y a pas de race biologique en tant que telle. La race biologique est un concept raciste. Quand les suprémacistes blancs parlent de leur « race » menacée d’« extinction », ils ne décrivent aucune réalité. La Descendance de l’homme sape les théories racistes fondées sur la couleur de la peau – comme celles de Louis Agassiz, par exemple, le biologiste qui a popularisé des termes raciaux aussi dérangeants que « caucasien ». S’il n’y a pas d’espèce en tant que telle, il ne peut pas non plus y avoir de race en tant que telle.
> [!accord] Page 123
Si ça marche comme un canard et si ça cancanne comme un canard, alors c’en est un. On peut dire exactement la même chose de l’esprit. Le test de Turing concernant l’intelligence artificielle (IA) laisse entendre que la subjectivité pourrait être une simple performance71. Le test confronte un humain et un non-humain (disons un logiciel), tous deux cachés à la vue. Si un intervieweur ne parvient pas à les distinguer dans un délai raisonnable – s’il ne peut pas déterminer lequel est la machine (le non-humain) –, alors cet être, à tous égards, est une personne. Il serait pourtant plus économique de dire, en utilisant notre vision du « moins que » : « Puisque je ne peux pas faire la différence entre vos réponses et ce que je pense être les réponses d’une personne, vous êtes quelqu’un que j’aurais du mal à ne pas définir comme une personne. En bref, vous n’êtes pas une non-personne. » Cela ne signifie-t-il pas que les humains sont, au sens strict, des pas non-personnes ? Prenez l’affaire dans l’autre sens. Il est probable que l’IA soit un étrange étranger : « La détermination du moment où nous aurons affaire à un programme IA, et non pas à un programme simplement “bizarre”, nous donnera beaucoup de fil à retordre »72. Cela ne signifie-t-il pas que nous avons déjà bien du mal à nous définir en tant qu’êtres « naturellement » conscients, et non simplement « bizarres » ? Au lieu de chercher s’il est vrai d’affirmer que « les programmes sont aussi compétents que nous », nous ferions mieux de dire que « nous sommes aussi incompétents que les programmes ». Nous pourrions catégoriser les formes du vivant en fonction de la faiblesse et de la vulnérabilité plutôt que de la force et de la maîtrise, et construire ainsi des espaces où trouver une solidarité dans notre incompétence partagée.
> [!accord] Page 124
L’ébahissement général sur le fait que les non-humains possèdent des traits « humains » n’est pas surprenant. Tout lecteur des œuvres de Darwin – qui ne sont pas difficiles et qui se vendaient dans les gares à leur parution – arrivera à la conclusion que seul un effort soutenu de refoulement et d’ignorance délibérée a pu rendre les histoires autour de la langue des signes des bonobos aussi médiatiques. Quant à l’idéologie capitaliste qui revendique Darwin comme l’un des siens, c’est stupéfiant étant donné la masse hallucinante de preuves réunies par Darwin pour montrer que l’écosystème n’a rien à voir avec une compétition aveugle, agressive, et encore moins avec le bodybuilding
> [!information] Page 124
Peut-être que la contemplation esthétique est un trait universel plutôt qu’un trait humain, que le trait humain. Même s’il se limite à quelques formes du vivant, doit-on considérer qu’il est un accomplissement « élevé » ou un mode mental par défaut ? De nombreux philosophes contestent aux non-humains la capacité de contemplation. Cette capacité de contemplation soi-disant propre à l’homme est la pierre angulaire de la vision déprimante qu’a Schopenhauer de l’Univers : un gigantesque restaurant dont nous ne pouvons nous évader qu’en rejetant notre volonté de vivre, comme dans la contemplation artistique par exemple74. C’est aussi la pierre angulaire du néo-platonisme : par l’art et la philosophie, l’homme s’élève de la brute à l’angélique.
> [!approfondir] Page 125
[[Karl Marx|Marx]] affirme à tort que seuls les humains créent leur environnement. Nous en sommes tous là. Les Atta, les fourmis coupe-feuilles, vivent dans des villes de champignons qu’elles cultivent par milliers et qui n’existent nulle part ailleurs sur Terre80. Les coraux vivent en symbiose avec les algues. Ils bâtissent leur propre monde, tout comme les arbres81. Pourquoi faire la distinction entre comportement conscient et inconscient ou, selon les termes de [[Karl Marx|Marx]], entre « le plus mauvais architecte [et] la meilleure abeille82 » ? John Searle, un philosophe anti-IA, est tellement séduit par l’idée que l’intelligence doit être reconnaissable en tant que telle qu’il part du principe que nous la reconnaissons dès lors qu’elle est enveloppée dans une enveloppe spécifique – en l’occurrence une peau humaine83. Les philosophes de la conscience disent soit : « Nous ne savons pas exactement ce qu’est l’intentionnalité, mais nous le saurons » (ceux-là sont dans le camp des pro-IA) ; soit : « Nous ne savons pas vraiment comment la biochimie produit la conscience, mais nous le saurons » (ceux-là sont dans le camp des anti-IA). Ces discours à propos de problèmes presque résolus déclenchent aussitôt en moi la sonnette d’alarme de l’idéologie. Et si cette non-résolution était un symptôme de cécité envers l’humble simplicité de la conscience ? Si la conscience, comme la Nature, était un des phénomènes « moins que » du maillage ?
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> [!approfondir] Page 126
Mais dès qu’on tente de quitter le modèle qui place les humains au sommet, on court au-devant des problèmes. Friedrich [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]], en penseur ultime de la supériorité, a relevé un défi de taille : il a résumé la vie en une maîtrise affirmative, et la maîtrise en une domination. Que se passe-t-il si on tente de dépasser son raisonnement ? On devient la proie de sa logique de la maîtrise. L’idée de [[Friedrich Nietzsche|Nietzsche]] dévore toutes les positions qui s’efforcent de la surmonter. Comment sortir de ce piège ? En s’accroupissant pour s’enfuir à quatre pattes, tel un petit mammifère sensé ou Danny dans Shining84. Il faudrait penser en perdants, et non en gagnants85. La conscience devient alors un attribut de vulnérabilité et d’humilité plutôt que de puissance. Si un ver de terre peut être Bouddha, toutes les personnes ne sont pas des humains. Le statut de personne est une étrange étrangeté.
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> [!accord] Page 128
Le problème n’est pas que la pure semblance est une illusion. Car au moins on saurait qu’il s’agit véritablement d’une illusion et qu’il y a une réalité non illusoire dans ou derrière l’illusion, même si on ne peut pas y accéder. On peut toujours dire que l’illusion était trompeuse. Le problème de la pure semblance, c’est qu’elle est comme une illusion. Vous ne pouvez pas dire si c’en est une ou pas. Nous avons vu que les êtres vivants étaient des chimères, constitués de fragments d’autres créatures. L’autre sens du mot « chimère » se rapporte à la fiction : « une créature irréelle de l’imagination, un pur fantasme ; une idéation sans fondement89 ». Monstruosité et caractère illusoire vont de pair.
> [!accord] Page 129
Dans The Wild Parrots of Telegraph Hill (« Les Perroquets sauvages de Telegraph Hill »), Mark Bittner, un genre de beatnik décontracté qui garde les maisons des riches, décide de nourrir les perroquets qui se rassemblent dans San Francisco, non en raison d’un sens profond de leur identité mais juste parce qu’il les aime bien91. Les perroquets sont-ils venus d’ailleurs ou se sont-ils échappés de leurs cages dans la ville ? Nul ne le sait vraiment. J’ai entendu des environnementalistes dire que Bittner n’aurait jamais dû les nourrir parce qu’ils n’étaient pas « naturels » (c’est-à-dire autochtones). Qu’est-il arrivé aux foules agglutinées, aspirant à la liberté ? Cela ne concerne-t-il pas, au bout du compte, tous les étranges étrangers ? Ne sommes-nous pas tous des migrants ? N’avons-nous pas une responsabilité infinie envers notre voisin ? Bittner lui-même est une sorte de perroquet. La pensée écologique ne pense ni la cajolerie ni la sauvagerie, mais l’inquiétante familiarité. Souvenez-vous de la souris de [[John Clare]], de ses « petits pendus à ses mamelles » (Le Nid de la souris, v. 6) : une vie vulnérable, qui gigote, vécue dans un émerveillement honnête, une vie inquiète, bousculée, qui coupe court à la fascination du badaud.
> [!accord] Page 130
La principale objection de l’écologie, c’est que les perroquets ne sont pas vraiment des animaux et que le point de vue du film est anthropocentrique. On tombe ici sur l’un des plus grands obstacles à la pensée écologique : le panneau « Pas d’anthropocentrisme ». C’est une impasse. Le danger en politique et en philosophie, c’est de considérer que nous avons réussi à dépasser l’idéologie, que nous pouvons nous tenir en dehors, disons, de la réalité « humaniste ». Cette idée est elle-même de l’humanisme. L’anthropocentrisme suppose un « anthro » qui est « centrique ». Le problème réside moins dans le fond que dans l’attitude qui accompagne l’accusation. L’anthropocentrisme, c’est l’idée que l’« humain » occupe un non-lieu privilégié, qui est à la fois au-dedans et en dehors du maillage. C’est depuis ce lieu qu’on accuse les autres d’anthropocentrisme.
> [!accord] Page 130
Dès lors qu’on admet qu’il existe une Nature dont notre pensée peut s’écarter, tout ce qu’on pense devient suspect. Et toute déviance doit être punie. Chasser l’anthropocentrisme, c’est de l’anthropocentrisme. Prétendre que la distinction entre les animaux et les hommes est anthropocentrique parce qu’elle privilégie la raison par rapport aux passions, c’est nier toute raison chez les non-humains. Nous ne pouvons, en toute bonne foi, annuler la différence entre humains et non-humains. Ni la préserver. Faire les deux à la fois serait incohérent. Nous sommes dans le pétrin. Mais tout n’est pas fichu : les rois avaient plus de sentiment pour leurs faisans que pour leurs paysans. Le pétrin, c’est le signe de l’émergence d’une démocratie des formes du vivant.
> [!approfondir] Page 130
C’est mal traiter les étranges étrangers que de les mettre dans une boîte. L’une de ces boîtes est celle du « tout-sauf-humain » – la boîte de Gaïa, de la « toile de la vie », ou du « monde-plus-qu’humain ». Il y en a une autre, celle du « tous les êtres sensibles sont vraiment comme les humains ». Ou encore celle, plus récente, plus subtile, dans laquelle « les êtres sensibles ne sont ni humains ni non humains ». S’il n’y a pas de vrai moi, alors peut-être y a-t-il un non-moi. La philosophie contemporaine regorge de termes pour ça, tels qu’assemblage, cyborg, post-identité ou post-humanité. De même, s’il n’y a pas de Nature, peut-être y a-t-il une non-Nature, un monde de machines qui s’imbriquent, ou un monde où tout est un et donc où tout est Dieu – le panthéisme ou la version écologique profonde qu’en donne le philosophe Arne Næss.
> [!accord] Page 131
Souvenez-vous de l’éponge de Menger, le cube fractal infiniment plein de trous infinitésimaux : « une texture infiniment poreuse, spongieuse ou caverneuse sans vide, toujours une caverne dans la caverne93 ». Le maillage n’est pas vraiment une éponge – vous ne pouvez pas vous laver le dos avec. Et l’étrange étranger n’est pas un moi spongieux – vous ne pouvez pas le presser. Les éponges de Menger sont un bon outil pour penser – ne vous attendez pas à en voir une dans un futur proche, « loin là-bas ». Elles sont infinies. Prenez l’ancêtre de l’éponge de Menger, l’ensemble de Cantor. Il y a des points infiniment nombreux dans l’ensemble de Cantor ; il contient également un nombre infini de non-points. Il n’y a pas quelque chose ; il n’y a pas rien. La pensée écologique n’est pas un mystère impensable – qui aboutirait au théisme ou au nihilisme. La pensée écologique ouvre sur le « dé-penser ». Ce qui ne veut pas dire qu’il faut s’arrêter là. Cela signifie que la « pensée » et l’« au-delà de la pensée » ne sont pas aussi opposés qu’on pourrait le croire. Il n’y a pas de mal à ce que les formes du vivant tendent à exprimer l’ADN par des géométries fractales qui approchent l’infini. C’est ainsi que l’ADN dessine des branches, des vaisseaux sanguins, des battements de cœur et des forêts.
> [!accord] Page 133
Dans le film de Steven Spielberg, AI : Intelligence artificielle, les humains se pressent dans un cirque pour détruire des androïdes, dans ce qu’ils supposent être une pratique sadique inoffensive sur de simples machines. Lord Johnson-Johnson, le maître de piste, crie : « Que celui qui n’a jamais eu de “sim” jette la première pierre97. » Ce qu’il veut dire, c’est que les humains ont le droit de détruire les machines, mais en paraphrasant Jésus, il sème le trouble en nous. « Sim » (simulation, semblance) ressemble à « sin » (péché). Les humains pensent qu’ils sont naturels, c’est-à-dire sans péché (sin) ni simulateur (sim). Mais s’ils considéraient vraiment les androïdes comme de simples machines, ressentiraient-ils une quelconque satisfaction à les détruire ? Forcément le plaisir sadique provient du fait qu’on se les imagine tout au moins comme des êtres sensibles ? Jésus voulait dire que nul d’entre nous n’est sans péché. Par extension, nul d’entre nous n’est sans sim.
C’est précisément parce que nous sommes incapables de dire si les IA (intelligences artificielles) sont vivantes et sensibles que nous devrions nous sentir responsables envers elles. Projeter nos désirs dessus, c’est les trahir, car c’est ainsi qu’elles deviennent des représentations de fantasmes racistes (dans le film de Spielberg, le robot « blanc » grimé en « noir » transformé en homme-canon). Le même principe s’applique dans Blade Runner. Puisque nous sommes incapables de dire si les réplicants sont des humains (ou si nous sommes des réplicants, ou si l’humanité elle-même consiste en une réplicanité), nous sommes responsables envers eux.
> [!approfondir] Page 135
Dans son poème autobiographique Le Prélude, lorsque Wordsworth conte les expériences fortes de son moi antérieur (les « îlots de temps »), il y a des descriptions d’expériences inabouties, ou moins fortes que prévu, ou vides99. Wordsworth a fait mieux que bien des écrivains de la Nature les plus fervents, et ce, bien avant leur naissance. Il est beaucoup plus sincère de dire : « L’expérience était si intense que je n’étais même pas sûr de la vivre ou qu’il y ait eu un moi susceptible de la vivre. Pendant les jours qui ont suivi, je me suis senti bizarre et vide. »
> [!accord] Page 135
Nous ne savons pas si les êtres sensibles sont des machines ou pas. Et il serait dangereux de croire que nous pourrions le savoir. La profondeur intérieure n’est peut-être qu’une illusion. Une illusion qui, plus curieusement encore, pourrait avoir des effets réels. Mon incertitude à ce sujet, quand j’évoque l’inquiétante étrangeté, est essentielle à la rencontre avec l’étrange étranger. Nous aurons beau essayer, rendre compte de l’étrange étranger est impossible. Nous sommes coincés dans les paradoxes de la pure apparence. Nous devons nous préoccuper d’un monde qui se présente sous l’aspect d’une illusion, ce que nous ne pouvons ignorer. « Aimer l’étrange étranger » relève de l’excessif, de l’inquantifiable, du non-linéaire, du queer. Il y a là quelque chose d’absolument scandaleux et en même temps d’universel et d’inévitable, quelque chose que l’expression « tree hugger » (littéralement ceux qui embrassent les arbres), échoue à saisir. À l’inverse de la relation entre Herzog et Treadwell, le réalisateur de The Wild Parrots of Telegraph Hills est amoureux de Mark Bittner. L’amour de Bittner pour les perroquets et l’amour de Treadwell pour les ours dépassent l’affection ordinaire pour d’autres êtres sensibles. Toute affection a un caractère excessif. Dans l’univers des choses, je te choisis, toi. C’est une raison supplémentaire pour laquelle l’esthétique du mignon ne peut pas fonctionner pour tous les êtres sensibles à la fois.
> [!accord] Page 137
La démocratie implique la coexistence ; la coexistence implique des rencontres entre étranges étrangers. Y a-t-il des façons de modeler cette rencontre ? Si on ne jette pas la pierre parce que l’on n’est pas sans sim ni sin, que fait-on ? La démocratie est fondée sur la réciprocité – la reconnaissance mutuelle. Mais puisque, au fond, il n’y a pas de certitudes – l’étrange étrangeté de l’autre me confronte à de terrifiantes ténèbres –, la rencontre à son degré zéro est une ouverture pure, absolue, et donc asymétrique, non égale. L’étranger, c’est l’infini103. Puisque l’étrange étranger n’est pas mon miroir, il n’y a aucun moyen de savoir si elle, lui ou ça est une personne. Pour parvenir à la reconnaissance mutuelle, il faut donc faire preuve d’ouverture radicale. Et les difficultés sont nombreuses104. La rencontre est aimante, risquée, perverse. Parce que l’étrange étranger est inquiétant et incertain, il nous donne à réfléchir. Que l’étrange étranger puisse mordre est le cadet de nos soucis. Il s’agit davantage de la manière dont la féministe Luce Irigaray l’exprime quand elle imagine le non-humain comme professeur, et la relation non-humain/humain comme un modèle pour de futures manières d’êtres humains
## Des canards queer
> [!approfondir] Page 139
La Nature masculine a peur de son ombre – la subjectivité elle-même. Elle ne veut rien avoir à faire avec la nuit du monde, avec la dimension vide et menaçante de la subjectivité ouverte109. Cette dimension est féminine. Le « féminin » est le terme, sans doute patriarcal, qui désigne la dimension ouverte, la pure apparence de la subjectivité110. Les phénomènes environnementaux donnent à voir cet infini concret111. Levinas parle des « yeux sans défense » du visage112. La Nature masculine a peur du néant de la « pure » apparence du féminin. C’est notre Trickster, esprit rusé ou farceur qu’on retrouve dans de nombreuses cultures autochtones. Quand on aborde l’idée que tous les êtres sensibles sont libres et égaux, on tombe sur le Trickster.
La pensée écologique a beaucoup d’affinités avec le Trickster. En soi, penser est une ruse. Quand on pense, on se déplace d’un endroit à un autre, d’un point A à un point non-A. Comme dans un tour de magie, penser est une manœuvre subtile. La pensée écologique, c’est le Trickster, c’est penser le Trickster. Le cas le plus intéressant du test de Turing ne s’applique pas à un humain et un non-humain, mais à un homme et une femme. L’homme doit convaincre l’intervieweur qu’il est une femme, et inversement. N’est-ce pas le summum de la mystification ? Cela ne démontre-t-il pas que l’identité est une performance – vous pouvez vous comporter comme un canard, comme une femme, comme un esprit113 ?
> [!approfondir] Page 139
C’est comme ce que les évolutionnistes appellent le satisficing, le principe du seuil de satisfaction : au lieu de devenir optimaux pour leur environnement, les êtres vivants en font juste assez pour avoir l’air et se comporter comme ce qu’ils sont114. La pensée écologique pourrait bien renverser les idées reçues à propos des œuvres faisant usage de la réalité virtuelle, telle que les simulations d’existence non-humaine réalisées par l’artiste transgenre Micha Cárdenas, notamment le dragon de l’univers virtuel Second Life115. Ce n’est pas que ces simulations expriment des platitudes post-humaines sur l’identité malléable (opinion de Cárdenas), mais plutôt que l’identité comme telle est déjà une simulation – une manifestation performative. Cela n’implique-t-il pas que le virtuel est ancré dans la substance vivante ? Les lapins ne sont pas des lapins uniquement par leur dénomination : peu importe qu’on ait des mots pour les désigner, les lapins sont déconstructivistes d’un bout à l’autre – ce qui se manifeste à tous les niveaux. Rien n’est identique à soi-même. Nous sommes incarnés, et pourtant sans essence. Un vrai matérialisme serait non substantialiste : il penserait la matière comme des ensembles auto-assemblés d’interrelations, où l’information serait directement inscrite : l’ADN est à la fois matière et information
> [!accord] Page 141
Le roman et le film Into the Wild (respectivement de Jon Krakauer et de Sean Penn) considèrent les ravages que le mème de la Nature masculine est susceptible d’engendrer116. Christopher McCandless décide de se faire appeler Alexander Supertramp, un nom qui évoque un conquérant grec et gay et du disco lyrique – ce qui est étrange, vu son expérience fatale de la brutalité de l’individualisme mâle. Il ne se rend compte de l’importance des autres que juste avant de mourir, empoisonné en mangeant une plante toxique, dans l’épave du bus scolaire qu’il habite au cœur de l’Alaska. Le fantasme du retour à la « nature sauvage » est un syndrome, une représentation sociale. En janvier 2008, Matt Wilson, un étudiant de l’université Rice, a disparu dans la nature avec sa barbe et une poignée de dollars. Ces jeunes gens suicidaires croient-ils vraiment qu’ils disparaissent dans la Nature ? Supertramp n’était qu’à quelques kilomètres d’un refuge et à une vingtaine de kilomètres d’une autoroute. Sa conception de la nature sauvage l’a emporté sur son instinct de vie.
> [!accord] Page 141
Il ne s’agit pas d’un voyage dans l’inconnu sauvage, mais d’un voyage dans l’esprit. Les hommes (surtout les hommes) comme Supertramp pensent qu’ils échappent à la civilisation et à ses insatisfactions alors qu’ils occupent le lieu de son instinct de mort. Leur fantasme est celui d’un monde de contrôle et d’ordre absolus : « Je peux y arriver tout seul », voilà ce qu’on apprend à penser aux garçons américains. Le « retour à la Nature » rejoue désespérément le mythe du self-made man, excluant l’amour, la chaleur, la vulnérabilité et l’ambiguïté. Même l’esthétique du mignon contient un peu d’affection, c’est mieux que rien. Chaleur et vulnérabilité ne sont sans doute pas très bien servies par les arts nobles. Ce que pense la pensée écologique n’est ni beau, ni froid, ni splendide
> [!accord] Page 142
La Nature masculine n’est pas réaliste. Dans le maillage, la sexualité est omniprésente. Nos cellules se reproduisent de façon asexuée, comme leurs ancêtres monocellulaires ou le blastocyste qui se fixe à la paroi de l’utérus en début de grossesse. Les plantes et les animaux sont hermaphrodites avant d’être bisexuels, et bisexuels avant d’être hétérosexuels. La plupart des plantes et la moitié des animaux sont hermaphrodites soit simultanément soit par séquences ; beaucoup vivent dans une permutation transgenre permanente118. Une proportion statistiquement significative de cerfs de Virginie (au moins 10 %) sont intersexués119. Les escargots hermaphrodites s’enroulent les uns autour des autres avec une affection manifeste120. Rencontrer un autre individu est bon pour les plantes, mais elles le font par l’intermédiaire d’autres espèces comme les insectes et les oiseaux ; ainsi les abeilles et les fleurs évoluent-elles ensemble, à travers des « déviations » mutuellement bénéfiques121. La reproduction hétérosexuelle est un ajout tardif à l’océan gigantesque de la division asexuée122. Du « point de vue » des réplicateurs macromoléculaires, c’est la bonne option (plutôt qu’une addition coûteuse)123. Mais elle n’a aucun sens du point de vue des véhicules de ces molécules (vous et moi, les scarabées).
> [!accord] Page 142
Faites une expérience simple : connaissez-vous des personnes gay ? Oui. Pourquoi pensez-vous, après plusieurs centaines de millions d’années de comportement homosexuel, que subsistent des formes du vivant gay ? Serait-ce parce que l’homosexualité n’est pas un problème du point de vue de l’ADN ? Étant donné que le comportement de genre strictement binaire flotte dans un tourbillon colossal de phénotypes transgenres, homosexuels et asexués, n’est-il pas temps d’abandonner l’idée de Nature comme règne du straight, de l’hétéronormatif, du binaire, de l’exclusif ?
> [!information] Page 144
Comme un ruisseau qui contourne une grosse pierre, la pensée écologique contourne la Nature masculine. La notion d’espèce est bien trop arbitraire et rigide pour rendre compte de l’étrange étranger mutagénique et liquide127. Chaque être est fourchu, courbé, aveugle, sourd, mentalement affaibli. Les hommes ont des mamelles parce que l’ancêtre commun des humains et d’autres grands singes était intersexué128. Les mamelles mâles peuvent sécréter du lait à la puberté et à la naissance, et il est probable que « pendant une période antérieure prolongée, les mamelles mâles aidaient les femelles à nourrir leurs rejetons129 ». De fait, dit Darwin, « à un stade très précoce de l’embryon, les deux sexes possèdent réellement des glandes mâles et femelles. D’où un lointain progéniteur de tout le royaume vertébré qui semble avoir été hermaphrodite ou androgyne130 ». À condition d’ignorer leurs mamelles, les mâles ont presque l’air mâle.
> [!accord] Page 144
Bienvenue aux pins avec leurs abondants nuages de pollen, bienvenue aux grand-mères avec leurs toutous, et à bas les philosophes qui feraient mieux de ne pas dénigrer les grands-mères et leurs toutous au profit des loups131. Pour de tels penseurs, s’il ne peut y avoir de retour à la Nature, il devrait y avoir un retour à la non-Nature. Les animaux de compagnie sont queer, non Naturels. Même quand ils sont stérilisés, ils ont de nombreux moyens d’exprimer leur affection et leur sexualité. Ils forment avec leurs tuteurs une coexistence bionique hybride132. Le « mignon » a encore de beaux jours devant lui. Mais ce n’est pas parce qu’il est limité qu’il faudrait l’échanger contre le mème « de la nature sauvage ». Nous devons faire des choix, à un certain stade, et je vote pour ne pas jeter le bébé « mignon » avec l’eau du bain « Naturelle ». Le côté « mignon », jusque dans sa mièvrerie, est préférable pour la survie humaine et écologique au sublime fatal d’une Nature « nue », non queer. Être sentimental, c’est éprouver de la tendresse133. Les peluches suscitent l’amour. Le sous-titre de Wall-E pourrait être « Le Côté Mignon de la Force134 ». De la vidange massive consumériste ne survivent que des fantasmes spectraux et sentimentaux. Critiquez le « mignon », mais pas au nom de la Nature masculine. Dans le discours « sophistiqué », la sentimentalité est une chose écœurante qui appartient aux autres : « Elle est sentimentale, vous êtes trop émotif, mais moi, mes sentiments sont sincères. » Le côté pervers, sombre de la pensée écologique, c’est de se laisser aller un peu à cette sentimentalité. De toute façon, il n’y a pas d’émotions authentiques (par opposition à des émotions factices). Elles sont toutes factices.
> [!accord] Page 145
Allez, respirez un bon coup – il ne faut pas reprocher à l’ingénierie génétique d’être non naturelle, comme si les gens bien devaient bannir les chevaux, les chiens et les chats, le blé et l’orge. Il est absurde de condamner la manipulation « technologique » des gènes, comme si l’élevage dans les haras n’était pas une manipulation technique. Le croisement des races est une forme de technologie. Les champs et les fossés sont de la technologie. Les grands singes et leurs bâtons à termites sont technologiques. Et qu’est-ce que l’orge, sinon une plante queer ? Les êtres biologiques sont tous queer. Tous les aliments sont de la Frankenfood135. La pensée écologique pourrait affirmer, c’est provocateur, je le sais, que l’ingénierie génétique se contente de faire consciemment ce qui fut autrefois inconscient136. Mon ADN peut produire des virus – voilà comment les virus se reproduisent. Il n’y a pas de petite image de moi dans mon ADN : la grippe porcine s’est développée à partir de virus affectant trois espèces différentes. La génomique peut utiliser un virus pour dire à l’ADN bactérien de faire du plastique plutôt que des bactéries.
> [!accord] Page 146
Ce qui ne va pas dans l’ingénierie génétique, c’est qu’elle transforme les formes du vivant en propriété privée pour enrichir d’immenses compagnies. Depuis la course aux épices, première conquête de l’espace, les entreprises capitalistes sont contrôlées par de grandes dynasties familiales137. Le capitalisme a toujours restreint le patrimoine génétique et amassé des biens en grande quantité, en encourageant la stabilité et le pouvoir. Le langage capitaliste de dérégulation, de fluidité et de circulation masque le caractère statique, répétitif, « molaire » des formes capitalistes. Mais les processus de privatisation et de propriété contredisent l’aspect liquide, queer, mutagénique, obscur et insaisissable des formes du vivant. Si nous voulons résister à des formes du vivant qui seraient génétiquement conçues, il nous faut savoir pourquoi. Autrement nos raisons illusoires produiront à long terme un résultat tout aussi illusoire.
## L’homme de Néandertal, « c » nous
> [!accord] Page 148
Les humains maintiennent la frontière humain-animal en érigeant de solides murs constitués de quasi-humains, d’humanoïdes, d’hominidés, de non-humains ambigus ou d’inhumains. La découverte de l’homme de Néandertal en 1848 a ouvert de nouveaux espaces à la construction de murs141. Étrangement, l’idéologie (non pas la science mais le scientisme) rêve d’une ligne droite qui relierait l’australopithèque Lucy, vieille de trois millions d’années, aux humains, en passant par l’Homo habilis, mais en laissant de côté nos proches voisins, les hommes de Néandertal142. Pourtant les humains et les néandertaliens ont un ancêtre commun qui remonte à un demi-million d’années.
L’une des briques du mur, c’est l’idée que les humains, les vrais, contrairement aux hommes de Néandertal, possèdent une imagination qui leur permet de penser la survie de façon créative143. Pourtant de récentes recherches montrent que les outils des hommes de Néandertal étaient au moins aussi bien faits que ceux des humains144. L’ADN néandertalien contient le gène FOXP2, qui suggère l’usage du langage. Les hommes de Néandertal enterraient leurs morts à l’aide d’outils, en position fœtale, entourés de cornes, de fleurs et d’herbes, parsemés d’ocre145. On aurait pu croire le dossier clos mais certains soutiennent toujours que ces enterrements n’étaient pas assez élaborés pour indiquer une faculté d’imagination.
> [!accord] Page 152
Wordsworth nous conduit au degré zéro de l’existant vivant et à un degré infra-esthétique, un endroit pas très beau. Il nous confronte aux étranges étrangers – soldats démobilisés, mendiants aveugles, mères folles de chagrin159. Parfois la passion environnementaliste pour les « animaux » saute par-dessus ces étrangers compliqués. La pensée écologique pense l’étrange étranger comme un autre esprit, une autre personne, un prochain, pour employer le terme judéo-chrétien (« Aime ton prochain comme toi-même »). L’ultime prochain est le « Müsselman » zombie des camps de concentration nazis, si résigné à son destin qu’il semble avoir perdu la volonté de vivre ou de communiquer d’une manière « humaine »160. La société moderne dispose de méthodes horrifiantes pour réduire les humains au degré zéro des fonctions vitales, qu’il s’agisse de « légumes » sous respiration artificielle ou de victimes de la terreur étatique, ramenés « plus bas que des chiens ». Il n’y a qu’à penser à la soi-disant culture de la vie du pape Jean-Paul II ou du président George Bush161. Le nom de code « rendition » (restitution), utilisé par la CIA pour désigner le transfert de « terroristes suspects » dans des pays qui autorisent la torture, ressemble au mot « render », qui désigne l’opération consistant à faire fondre les os et la moelle du bétail pour en faire de la colle ou de la nourriture pour animaux de compagnie162. Si environnementalisme signifie biopouvoir – si « réduire » les humains à des animaux signifie réduire les animaux à des légumes – la pensée écologique ne veut rien avoir à faire avec.
> [!accord] Page 154
La pensée écologique contemple un niveau d’être infra-esthétique, au-delà du mignon et au-delà du terrible. Nous ne pouvons le dire ni beau (harmonieux en soi), ni sublime (ouvert, inspirant l’effroi). C’est un degré qui bouleverse et qui inspire du dégoût. Il ne reflète pas nos fantasmes. Ce n’est pas difficile d’aimer la Nature comme un reflet de soi. Ce n’est pas difficile d’aimer la Nature comme un espace ouvert inspirant l’effroi. Ça l’est beaucoup plus d’aimer les êtres inquiétants, repoussants qui ne portent pas si facilement un visage humain. Certains de ces êtres sont des humains. L’une des tâches de la pensée écologique est de découvrir comment aimer l’inhumain : pas seulement le non-humain (c’est plus facile), mais le radicalement étrange, dangereux, voire « mauvais ». Car l’inhumain est le noyau étrangement étrange de l’humain.
> > [!cite] Note
> tres important
> [!accord] Page 156
Le temps accéléré des vers à propos de la Lune ralentit comme du sang qui coagule. L’expérience devient plus riche, plus douloureuse, plus merveilleuse, plus incertaine. Dans la dépression, on fait l’expérience d’un ralentissement du temps. On se sent lourd, littéralement et métaphoriquement. On est forcé d’entrer dans un espace contemplatif qui n’a rien de très joli. C’est sûrement ce à quoi ressemble toute expérience purement méditative. On tombe dans le puits gravitationnel de la dépression. Là où il n’y a pas d’espoir, il n’y a pas de peur. Un instant, il y a une ouverture absolue – « Oh heureuses choses vivantes ! ». Cela ne garantit pas qu’on soit sorti du puits. Dans le cas du Marin, il nous faut encore traverser plusieurs centaines de vers d’horreur hallucinante.
> [!accord] Page 156
[[Emmanuel Kant|Kant]] appellerait cette ouverture le jugement esthétique, au-delà du concept. Il en est certainement ainsi pour le Marin, mais d’une manière plus étrange que ce à quoi pensait [[Emmanuel Kant|Kant]]. On ne peut pas qualifier l’expérience du Marin d’esthétique. C’est l’expérience dans sa brutalité pure, traumatique. Pour juger du beau, il faut apprendre à rejeter les choses laides. En un sens, le bon goût bourgeois est (comme le formule Captain Beefheart) de savoir vomir en beauté166. Mais le Marin ne rejette pas les serpents. Comment le pourrait-il ? Il est figé. C’est une mutation de [[Emmanuel Kant|Kant]]. Profondément sans objet. Le Marin ne gagne rien de son appréciation – du moins jusqu’à ce qu’il puisse prier et que l’albatros glisse de son cou, dans un moment de soulagement béni. Les serpents eux-mêmes n’ont pas de but : ils s’enroulent et nagent seulement. Leur beauté (ou leur incroyable laideur) est sans raison et sans but, un « sillage » qui rappelle les traces des escargots ou le « dripping » d’un peintre abstrait, un feu d’artifice de bave
^9b301e
## Laissez-moi vous emmener
> [!approfondir] Page 158
Le culte de la Nature fait penser à un homosexuel dépressif qui ne serait pas sorti du placard, et qui affirmerait avec insistance qu’il est hétéro171. La mélancolie a l’aspect « maladif » d’une dévotion excessive, d’une fidélité excessive aux ténèbres de l’instant présent. Pourtant n’est-ce pas précisément cette fidélité excessive dont nous avons besoin en ce moment ? L’écologie sombre déborde de désespoir. Être réaliste est toujours rafraîchissant. La dépression est la manière la plus exacte d’expérimenter le désastre écologique actuel172. C’est mieux que de se bercer d’illusions. À travers l’écologie sombre, nous découvrons que l’écologie est partout où va notre raison. Nous n’avons pas à penser des pensées extraordinaires, de façon extraordinaire, pour être écologique.
> [!accord] Page 159
Même aux limites du dualisme, nous rencontrons l’écologie. [[René Descartes|Descartes]] soutenait que les animaux étaient des machines insensibles sur lesquelles les humains pouvaient pratiquer impunément la vivisection. [[René Descartes|Descartes]] a promu un dualisme du sujet et de l’objet que beaucoup considèrent comme un des fondements de la catastrophe écologique. Mais [[René Descartes|Descartes]] lui-même ouvre ses Méditations sur l’idée d’un environnement : il est assis confortablement au coin d’un feu, tenant la page que nous sommes en train de lire173. Le doute, intrinsèque à la pensée écologique, commence comme une pensée au coin de ce feu – est-ce réellement moi ? Comment le savoir ? Ces pensées ne sont pas à bannir d’une société écologique. Loin d’être le glas funèbre de l’harmonie humaine avec le monde, l’esprit qui doute chez [[René Descartes|Descartes]] est profondément écologique. On peut davantage se fier au doute sincère, dès lors qu’il s’agit de chercher son chemin du côté de la pensée écologique, à l’aveugle.
^5fa0cd
> [!approfondir] Page 159
L’écologie existe dans la pensée de [[Emmanuel Kant|Kant]], qui soutient que l’esprit humain transcende radicalement ses conditions matérielles. Quand il conçoit que le pouvoir du sublime ouvre notre esprit aux pouvoirs de la raison, [[Emmanuel Kant|Kant]] utilise l’image de mesurer un arbre à l’aune d’un homme. L’arbre devient un moyen de mesurer une montagne ; les montagnes un moyen de mesurer le diamètre de la Terre ; la Terre, un moyen de mesurer la Voie lactée. Et la Voie lactée mesure ce que [[Emmanuel Kant|Kant]] appelle « la multitude des systèmes semblables à la voie lactée174 ». S’élevant d’un arbre à l’immensité de l’espace, comme Milton, [[Emmanuel Kant|Kant]] célèbre la vastitude de la pensée écologique.
> [!approfondir] Page 160
Darwin médite sur l’étonnement de [[Emmanuel Kant|Kant]] quant au concept du devoir – d’où vient-il si le monde est bâti sur une compétition égoïste ? Il doit y avoir une bonne raison à cela. Peut-être que dans le devoir nous percevons les premiers élans d’un altruisme trans-personnel, trans-espèces. Si les humains ont dans l’idée de continuer, nous ferions mieux de trouver le moyen de transcender nos pulsions. Trop de livres s’inquiètent de l’« attitude » à avoir à l’égard des « animaux ». Substituez donc « Juifs » ou « migrants » à « animaux », et vous verrez si ces débats sur la « question animale » sont encore admissibles. Il vaudrait mieux n’avoir aucune attitude. L’étrange étranger est au-delà de l’attitude, au-delà de l’ontologie. C’est pourquoi la pensée écologique contourne le nihilisme. L’affirmation « il n’y a rien » présuppose un public composé d’au moins un (autre) être. La pensée écologique subvertit l’idéalisme, puisque la position depuis laquelle nous pouvons être idéalistes est la coexistence175. Le courant de la pensée écologique passe en-deçà du matérialisme, car bien que l’évolution soit à l’évidence algorithmique – « que les plus forts vivent et que les plus faibles meurent » –, cela n’écarte pas la responsabilité infinie des êtres conscients envers les autres176. La pensée écologique se fraie un chemin dans un labyrinthe de croyances. S’inquiéter de savoir si nous serons steward, tyran ou pilote du vaisseau spatial Terre, c’est de la poudre aux yeux. Si nous avons un avenir, c’est que nous aurons décidé de prendre soin de tous les êtres sensibles.
## Notes
> [!information] Page 162
12 Derrida n’a fait que quelques commentaires savoureux sur Darwin. Voir Colin Milburn, « Monsters in Eden : Darwin and Derrida », Modern Language Notes, vol. 118, no 3, 2003, p. 603-621.
13 Voir, par exemple, Felipe Fernández-Armesto, So You Think You’re Human ? A Brief History of Humankind, Oxford University Press, 2004, p. 4.
14 Daniel C. Dennett, Darwin est-il dangereux ? L’évolution et les sens de la vie, trad. Pascal Engel, Odile Jacob, 2000, p. 306.
^bb1f7b
> [!information] Page 164
57 Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach. Les brins d’une guirlande éternelle, trad. Jacqueline Henry et Robert French, Dunod, 2008. La proposition virale (connue comme étant une proposition de Henkin selon le théorème de la complétude) résonne étonnamment comme le « il y a de l’un » de Lacan.
58 Przemyslaw Prusinkiewicz et Aristid Lindenmayer, The Algorithmic Beauty of Plants, avec James S. Hanan, F. David Fracchia, Deborah Fowler, Martin J.M. de Boer et Lynn Mercer, Przemyslaw Prusinkiewicz, 2004, disponible sur : algorithmicbotany.org/papers
> [!information] Page 166
118 Joan Roughgarden, Evolution’s Rainbow : Diversity, Gender and Sexuality in Nature and People, University of California Press, 2004, p. 27 et 34-35.
> [!information] Page 166
131 Voir [[Gilles Deleuze]] et [[Félix Guattari]], « 1914 : un seul ou plusieurs loups ? », dans [[Mille plateaux]]. Capitalisme et schizophrénie 2, Minuit, 1997, p. 38-52. Donna Harraway les malmène dans When Species Meet, University of Minnesota Press, 2007.
132 Voir [[Donna Haraway]], Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres genres significatifs, trad. Jérôme Hansen, Éditions de l’Éclat, 2010.
133 Voir G. J. Barker-Benfield, The Culture of Sensibility : Sex and Society in Eighteenth-Century Britain, University of Chicago Press, 1992.
^5fa948
> [!information] Page 169
171 Voir [[Judith Butler]], La Vie psychique du pouvoir. L’Assujettissement en théories, ch. 5 : « Le genre de la mélancolie / L’identification refusée », trad. Brice Matthieussent, Léo Scheer, 2002 ; voir aussi [[Timothy Morton]], « Queer Ecology », PMLA, vol. 125, no 2, mars 2010, p. 273-282.
172 Voir Erich Fromm, Avoir ou être ? Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, trad. Théo Carlier, Robert Laffont, coll. Réponses, 2004, p. 287-288.
173 [[René Descartes]], Méditations métaphysiques, GF Flammarion, 2009, p. 81.
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## 3. Penser prospectif
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L’environnementalisme est souvent apocalyptique. Il annonce la fin du monde, tout en la refoulant. Tout est dit dans l’essai de [[Rachel Carson]], Printemps silencieux1. Mais en vrai, la fin du monde a déjà eu lieu. Nous avons répandu du DDT. Nous avons fait exploser des bombes atomiques. Nous avons modifié le climat. Voilà à quoi ressemble l’après de la fin du monde. Aujourd’hui n’est pas la fin de l’Histoire. Nous en sommes au début. La pensée écologique pense prospectif. Elle sait que nous ne faisons que commencer, comme quelqu’un qui se réveille d’un rêve.
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> [!accord] Page 171
Si vous voyez un enfant sur le point d’être renversé par un camion, est-ce que vous vous récriez : « Je ne suis pas directement responsable de sa mort, je ne l’aiderai pas » ? Et si votre maison brûle, est-ce que vous dites : « Ce n’est pas moi qui ai mis le feu, ce n’est pas à moi de l’éteindre » ? La grande différence, c’est que contrairement à la petite fille et à la maison, vous ne pouvez pas voir le climat. Le climat, ce n’est pas le temps qu’il fait. Vous pouvez voir le temps qu’il fait mais pas le climat, de même que vous ne pouvez pas voir l’énergie cinétique mais vous pouvez voir le mouvement. Le temps qu’il fait dérive du climat. Des ordinateurs très puissants qui disposent de téraoctets de mémoire vive peuvent à peine modéliser le climat.
> [!accord] Page 172
Toutes les raisons du monde ne sont pas une raison suffisante, d’un certain point de vue. C’est pourquoi Søren Kierkegaard affirme que le « stade éthique » est supérieur au « stade esthétique » – au stade esthétique, on fait les choses parce qu’elles sont agréables ou qu’elles en ont l’air. Au stade éthique, l’agréable – voire la validité rationnelle, qui est peut-être aussi une sorte d’ordre esthétique – n’a aucune importance. De façon perverse, les arguments environnementalistes fondés sur le conséquentialisme (par exemple, qu’en prenant soin de la Terre vous vous sentirez mieux) entravent de fait toute action, comme nous allons le voir.
> [!accord] Page 174
Pour bien des gens, il semble plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Plus on pense la pensée écologique, plus on se rend compte que la mentalité du « let it be » (pas d’« interférence » humaine avec l’environnement, ni de préoccupation « anthropocentrique » envers les « animaux », etc.) est l’autre face de l’idéologie du laissez-faire. Cela semble très différent, mais c’est en réalité la même chose sous un autre point de vue, comme une sorte de parallaxe5. La crise bancaire mondiale de 2008 aurait pu nous alerter sur cette vérité (elle a d’ailleurs alerté le président de la Réserve fédérale Alan Greenspan) : l’économie du « let it be » est un fantasme idéologique. La dérégulation financière a fait paraître le marché boursier « naturel », comme un nuage. Lorsqu’il s’est effondré, il a cessé d’être une « chose loin là-bas » – un processus réifié qui se manifeste. L’Amérique et le Royaume-Uni ont quitté l’ère du « Ce sont des choses qui arrivent » (commentaire du Secrétaire à la Défense des États-Unis Donald Rumsfeld au sujet du pillage et du chaos dans les rues de Bagdad après l’invasion de l’Irak).
> [!accord] Page 175
Penser la coopération de manière vaste et profonde est un devoir pour la pensée écologique. Tous les étranges étrangers coopèrent déjà. Dans la ville où j’habite (Davis, Californie), des milliers de corbeaux se servent des voitures qui roulent dans les rues comme d’un casse-noix. Ils récoltent les noix dans les arbres qui bordent une route quelconque, s’envolent, et quand passe une voiture, ils les lâchent avec une telle précision qu’elles tombent pile sous les roues. Certains singes à Delhi devraient sans doute apprendre à payer leurs fréquents voyages en bus (avec des fruits, peut-être ?). Un pour tous, tous pour un ! Un monde globalisé signifie que l’insupportable chanson caritative We Are the World inclut tous les êtres sensibles, le corail, les arbres
## La logique culturelle de l’environnementalisme primitif
> [!approfondir] Page 176
Lira-t-on l’avenir dans les feuilles de thé ? Le titre de cette partie parodie le traité de [[Fredric Jameson]], Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif9. Nous pouvons considérer le postmodernisme de façon rétrospective et décréter qu’il a marqué le début d’une culture environnementale globale. Le postmodernisme, c’est le moment où le capitalisme mondial et un monde intégralement administré ont rendu impossible (de manière extrêmement toxique, négative, destructrice) de passer à côté du maillage. Le localisme du postmodernisme, le pastiche, les « micro-récits » désignent une chose à laquelle ils se réfèrent en son absence, un système (en est-ce un ?), un monde (peut-on encore utiliser ce mot ?), un environnement – faute d’un meilleur terme – étonnamment vaste et étrangement décentré. Dans un monde de « suprématie absolue10 » avec ses projets de colonisation de la Lune et de Mars, où s’arrête l’environnement – cela signifie-t-il qu’il n’y a plus vraiment d’environnement ? La logique du capital a en tout cas fait en sorte que l’environnement ne soit plus ce que nous appelions la Nature.
^79d4ba
> [!accord] Page 179
L’art et la philosophie postmodernes furent peut-être le gros œuvre qui a permis à la constellation écologique d’émerger. Mais les mots « environnement » et « environnementalisme » ne sont pas adéquats pour décrire ce phénomène. D’une part, dans un monde où nous nous préoccuperions vraiment de ce que nous appelons aujourd’hui l’environnement, il n’y aurait pas besoin de le désigner ainsi. Nous serions l’environnement, au sens le plus radical. D’autre part, le vocabulaire religieux est dangereux : il risquerait d’instituer l’écologie comme une autre sorte de super-être hors du maillage, hors de l’impermanence et de l’évanescence évidentes de la réalité.
> [!accord] Page 179
La pensée écologique ne serait-elle que rabat-joie ? Quel mal y a-t-il au « réenchantement du monde » ? Il n’y a rien de mal à l’enchantement. C’est le préfixe « ré » qui pose problème. Ce préfixe laisse entendre que le monde a été enchanté un jour, que nous l’avons désenchanté d’une façon ou d’une autre, et que nous pouvons et devrions donc revenir là d’où nous venons. Nous ne pouvons tout simplement pas dé-penser la modernité. S’il y a un quelconque enchantement, il est dans l’avenir. L’écologique « enchante le monde », si « enchantement » signifie explorer la profonde et merveilleuse ouverture et intimité du maillage. Que faire de cette nouvelle constellation ? Quelles formes d’art, de littérature, de musique, de science et de philosophie lui conviennent ? L’art contient une énergie utopique. Comme l’écrit Percy Shelley, l’art est une sorte d’ombre de l’avenir qui plane sur notre monde présent
> [!information] Page 181
Il y a trois orientations dans l’art écologique. La première met l’accent sur les processus automatisés tels que l’évolution. L’art qui se sert d’algorithmes appartient à cette catégorie : sérialisme, poésie aléatoire, voire expressionisme abstrait24. C’est l’art du laisser-être (en allemand, Gelassenheit) : « Advienne que pourra. » Les artistes configurent quelques paramètres, lancent le processus, et observent le résultat. La deuxième approche met l’accent sur la conscience, le fait d’être pris dans les phares de notre conscience du maillage. Cet art est ironique, plein de ténèbres et de profondeurs insondables, de hauts-fonds trompeurs. La troisième approche fait ressortir la manière implacable dont les mathématiques et d’autres sciences sont désormais capables de modéliser la soi-disant Nature : pensez aux effets spéciaux dans le cinéma. Ces trois approches peuvent se manifester dans une même œuvre d’art.
> [!information] Page 181
Commençons par l’innovation scientifique et technique dans l’art. Les innovations telles que le zoom, l’animation image par image (stop motion), l’accéléré et l’utilisation de la géométrie fractale pour générer des nuages, des montagnes, des explosions, par exemple, permettent d’ausculter le maillage. De telles techniques peuvent créer une sorte d’aura artistique qui donne une sensation de distance, comme vous le dirait n’importe quel étudiant avec le poster de l’ensemble de Mandelbrot affiché au mur. Mais pour l’essentiel elles servent un admirable dessein de démystification de notre planète et de notre Univers – même ce poster kitsch a quelque chose d’agréablement démodé. Nous avons vu qu’on pouvait écrire un algorithme qui encode plantes et fleurs. On peut aussi écrire des algorithmes qui encodent des montagnes, des nuages, et ainsi de suite. Benoît Mandelbrot a découvert que les modèles de la Nature prétendument aléatoires consistent en des fractales25. Les formes fractales paraissent irrégulières à première vue mais révèlent de plus près une structure précise fondée sur des processus algorithmiques répétitifs. Ces processus se redessinent eux-mêmes en proportions minuscules, créant des formes dentelées aux replis et aux rides complexes qui sont autosimilaires – si vous en isolez un fragment, il ressemblera à la forme principale. Voilà qui est tout à fait différent du tout qui serait plus grand que la somme de ses parties (holisme) : il n’y a que des parties, qu’on remonte l’échelle ou qu’on la redescende, si bien qu’un niveau « supérieur » (par exemple, la hauteur relative des arbres d’une forêt) se redessine aux niveaux « inférieurs » (disons la largeur relative des branches d’un seul arbre).
> [!accord] Page 182
L’holisme requiert une différence précise entre le niveau supérieur et les autres niveaux, inférieurs, du modèle. Aucune différence signifie qu’il n’y a pas de tout distinct de ses parties. La géométrie fractale dénature la Nature. Si on peut tracer la ligne côtière de la Grande-Bretagne en utilisant des algorithmes bien construits, ou créer par infographie une pluie de lave fondue à partir de l’image d’un simple jet (comme dans Star Wars : La Revanche des Sith), la Nature en tant qu’objet solide « loin là-bas », défiant toute compréhension, se volatilise
> [!approfondir] Page 182
L’art, à l’ère de la géométrie fractale, arrache l’aura de la Nature. Mais des mystères plus profonds émergent : le maillage et l’étrange étranger. Les instruments scientifiques, tels que des microphones de contact posés sur une vitre, nous permettent d’entendre, par exemple, les ondes stationnaires de l’océan Pacifique : c’est l’art comme forme de collection de données26. Ce qui nous amène à l’art du laisser-être, dès lors que nous admettons que la technologie met certains phénomènes en lumière. À l’ère du cinéma, les gros plans et les zooms nous permettent de voir à l’intérieur et autour des choses. À l’ère des puissants processeurs, la géométrie fractale révèle des choses floues, sinueuses, qui semblaient autrefois organiques, sujettes à quelque mystérieux principe de vie.
> [!information] Page 182
Les films expérimentaux de Stan Brakhage, avec leurs couleurs scintillantes obtenues en peignant sur la pellicule, sont profondément environnementaux. La psychogéographie, pratique inventée par Guy Debord et les célèbres situationnistes de Paris, en 1968, reprend possession de l’environnement à travers la « dérive », l’errance sans but. Debord dit explicitement que la psychogéographie est écologique. La dérive est « une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées27 ». Les travaux de David Robertson, Richard Long et Hamish Fulton relèvent de cette catégorie. D’une certaine façon, la psychogéographie ressemble au walkabout, le rite de passage des Aborigènes d’Australie. Peut-être que les projets écologiques tels que l’installation de panneaux solaires sont une forme de situationnisme.
> [!approfondir] Page 185
Happenings et rave-parties sont environnementaux, du 14-Hour Technicolor Dream à l’Alexandra Palace de Londres en 1967 à l’acid house depuis 1988. La house music est virale : elle est faite de séries d’encodage musical, souvent samplées, enchaînées. Ces séries se modifient fréquemment et peuvent facilement être combinées à d’autres morceaux de house. Les morceaux de house ne sont pas complets en eux-mêmes (tout comme les virus) mais forment des segments de séquences plus longues mixées par un DJ. Cette configuration virale se répète à d’autres niveaux. Ces séquences de mixage ont rapidement donné lieu à une foule grandissante de bras et jambes qui dansent. Des combinaisons utopiques d’hétéros et de gays, de Blancs et de Noirs, de cols blancs et de cols bleus, ont rendu possible l’idée de collectivité, toutes ces mains tendues vers les lasers de cette usine à sons (comme le nom du célèbre club The Sound Factory), au terme d’une décennie durant laquelle le Premier ministre Margaret Thatcher a martelé que « la société n’existe pas ». C’était situationnel et, en ce sens, situationniste. La Mutoid Waste Company a créé de nouveaux paysages à partir de matériaux recyclés. Le sampling est devenu plus rapide, moins cher et plus facile, et le phénomène DJ, l’équivalent d’une dérive en musique. Il y avait là certains des thèmes du mondialisme et un temps nouveau de rêverie collective appelé « réalité virtuelle » – qu’est-ce que c’était au juste ? Avec un peu de recul, on peut considérer la house music comme l’avant-garde d’un nouvel ordre mondial où la mondialisation et Internet ont fait de nous des esclaves. Une fois passée l’euphorie initiale, n’en demeure pas moins une énergie utopique dans l’idée d’explorer collectivement les différences.
> [!accord] Page 185
L’improvisation fait entrer le darwinisme dans l’art. La « non-intention » de Keith Rowe survient quand il se passe quelque chose que nous appelons par convention : silence. Si on inclut tous les sons – et non-sons –, tout est « intentionnel ». La pratique de l’improvisation élargit l’« intention », au-delà de ses connotations usuelles, le caractère délibéré, et au-delà de la conscience « intentionnelle » philosophique (qui est toujours une « conscience de… »). Le free jazz est une question d’adaptation, puisque chaque instrument dépend entièrement des autres et que tous les instruments dépendent de l’« environnement » de « non-intention » autour d’eux. Cette musique s’écoute elle-même, selon la brillante théorie de l’évolution de la musique telle qu’on l’attribue de façon apocryphe à Miles Davis : « Il faut parfois jouer longtemps avant de pouvoir jouer comme soi-même. »
> [!information] Page 186
The Lonely Now de Paul Chaney montre comment notre esprit ne peut s’arracher au maillage, mais s’y trouve submergé, parfaitement conscient : « Dans Vole – No Pulse (une œuvre vidéo), un campagnol est accidentellement tué par une tondeuse : on découvre que c’était une femelle pleine, ce qui provoque un terrible et insoluble dilemme moral, commun à tous les jardiniers. […] Faut-il mettre les petits en couveuse ? Ouvrir un orphelinat… ?36 ». La vidéo montre l’enterrement émouvant du campagnol dans son petit cimetière. Il y a aussi une adorable petite ferme miniature, minuscule fragment de lieu dans un océan d’espace. Et aussi un « Slug-o-Metric », un outil qui permet de compter les limaces à mesure qu’on les tue.
> [!information] Page 187
Pod est une installation de Comora Tolliver à propos des banques de graines37. De nombreux pays stockent leurs graines dans des banques afin de sauvegarder les génomes en cas de guerre ou de catastrophe naturelle38. Des sociétés comme Monsanto ont rendu quasiment impossible de replanter des semences, comme c’était l’usage traditionnel, en brevetant les génomes de plantes telles que le soja. L’œuvre de Tolliver montre comment tous les êtres cohabitent dans un espace qui est lui-même le produit de leur existence. Tolliver revêt l’espace de son installation d’un mylar ultra-réfléchissant à l’aspect très artificiel : ses plis et replis créent un effet hypnotique intense, l’équivalent visuel d’un larsen à la guitare. Au centre, une structure ovoïde, également recouverte de mylar, à l’intérieur de laquelle est creusée une sorte de sépulture où des fleurs mortes surnagent dans une mare d’eau. Voilà bien de l’écologie sombre39. Des photographies de peinture dégoulinant sur des surfaces miroitantes, recouvertes de mylar, viennent troubler notre sentiment de premier plan et d’arrière-plan. Les coulées de peinture paraissent presque tridimensionnelles, comme des vrilles qui sortiraient de la partie supérieure de la photo, à distance de la surface du mylar. Plutôt que d’expliquer notre désorientation, l’œuvre de Tolliver met l’accent sur le fait que la crise écologique a bouleversé notre perception normative du premier plan et de l’arrière-plan.
> [!accord] Page 188
Dans l’introduction, j’évoquais l’ambition d’une nouvelle version de l’animisme. Les anciens animistes traitaient les êtres comme des personnes, sans recourir au concept de Nature. Disons plutôt animisme (sous rature), pour qu’on ne pense pas qu’il s’agit d’un nouveau système de croyances, et surtout pas d’un système limité à des choses vivantes plutôt que non vivantes. Certaines œuvres d’art nous montrent-elles la voie ? Frankenstein et son adaptation contemporaine la plus réussie, Blade Runner, en sont de parfaits exemples. Tout comme Solaris, le roman de Stanislas Lem, le film d’Andreï Tarkovski et celui de Steven Soderbergh40.
> [!accord] Page 189
Blade Runner est un film noir, un polar classique où le détective Deckard découvre qu’il est impliqué dans le crime. Noir, tel est le mode de l’écologie sombre : dans le film, nous découvrons que la question du statut de personne du détective a ironiquement contaminé toute la scène. Bien qu’il ait été embauché pour « retirer » des réplicants renégats, Deckard est lui-même un réplicant. La prise de conscience écologique suit une voie similaire. La notion de point de vue objectif fait partie du problème, tout comme nos croyances idéologiques en l’immersion dans un monde du vivant. Deckard découvre la fragilité et la contingence de la vie en tombant amoureux de la réplicante Rachel, dont le PDG de l’entreprise qui les fabrique a fait son jouet. Cette fragilité et cette contingence deviennent plus claires encore lorsque Deckard, à la fin, est sauvé d’une chute mortelle par le réplicant rebelle Roy. Roy se lance dans une tirade puissante et mélancolique où, tel la Créature de Frankenstein, il reprend possession de sa propre mort, dans un moment à la fois éthique et tragique : « J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire… Des navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion… J’ai vu des rayons C briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser… Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme les larmes dans la pluie : il est temps de mourir. » Comparez avec les derniers mots de la Créature : « “Mais bientôt, s’écria-t-il avec un enthousiasme triste et solennel, je vais mourir”… Il fut bientôt emporté par les vagues, et perdu dans l’obscurité de la distance46. » La force de Blade Runner et de Frankenstein est, non pas de montrer que la vie et l’intelligence artificielle sont possibles, mais que la vie humaine est déjà cette intelligence artificielle. [[René Descartes|Descartes]] se référait de manière révélatrice à l’intelligence comme à la res intellectus, la « chose pensante »47.
> [!accord] Page 190
Ce qui rend les humains humains n’est pas une composante Naturelle ou essentielle de l’être mais une relation qui ne peut jamais s’accomplir. Cette relation asymétrique est parfaitement restituée lorsque Roy provoque ses fabricants dans Blade Runner. Il s’empare d’une paire d’yeux sur laquelle travaille un scientifique : « Si vous pouviez voir les choses que j’ai vues avec vos yeux… » D’un côté les yeux sont des objets physiques qui appartiennent à l’entreprise ; de l’autre, ils reflètent l’esprit du réplicant. C’est l’une des sources du pathos dans Frankenstein, avec lequel la Créature raconte ce qu’elle a vu à travers les yeux de Frankenstein.
> [!accord] Page 191
Blade Runner reprend à son compte la dérangeante étrangeté de Frankenstein : non pas la différence de la Créature mais sa similarité avec les êtres humains. Dans la terminologie des Lumières, la Créature est pleine d’humanité – essentiellement humaine. Elle fait preuve d’une humanité et d’une compassion, surtout à travers ses paroles, qui ne cessent de frapper de nouveaux lecteurs, troublés par son extrême dignité (il y a encore du chemin à faire à propos du statut de personne). Ses traits repoussants et sa noble éloquence sont en contradiction. Frankenstein est le roman de nos temps écologiques, d’autant plus que nous entrons dans un âge de génomique et de nanotechnologie. L’interprétation erronée de Frankenstein la plus répandue est de croire qu’il met en garde contre le danger de défier les « lois de la Nature » ou de jouer à Dieu48. C’est le point de vue de l’arrogant Frankenstein lui-même. Tout l’intérêt du roman est dans le défi lancé par la Créature aux êtres humains. Vous pensez avoir une éthique ? Vous vous croyez les êtres les plus raisonnables, les plus intelligents sur Terre ? Pouvez-vous aimer et traiter avec bienveillance un être aussi laid que moi, aussi incertain de son statut de personne que moi ? Pouvez-vous pardonner à un autre être sa violence, vous qui exécutez et torturez au nom de la raison et de la justice ?
> [!accord] Page 191
L’étrange vérité, ce n’est pas que nous soyons tous pareils, que les humains, dans le fond, ne soient pas différents des réplicants de la classe laborieuse qui effectuent leur sale besogne. Dans leur humanité même, les humains sont déjà des réplicants : des êtres dont le cœur même n’est qu’un artifice, une simple somme de souvenirs. Et si nous pouvions créer des gens artificiels ? Quand est-ce qu’un être humain devient une personne ? Mary Shelley, Philip K. Dick et Ridley Scott dramatisent ces questions en les prenant au pied de la lettre, dans la meilleure tradition des expériences de pensée. En s’appuyant sur la popularité des expériences de pensée dans la science-fiction, le philosophe Derek Parfit imagine que sa personnalité est téléportée dans un autre corps sur une autre planète49. Même si nous ne nous téléportions jamais, même si l’intelligence artificielle était strictement impossible, ce sont des phénomènes à l’aide desquels penser la pensée écologique. Ils sont comme l’exploration de la vie extra-terrestre chez Milton. Nous n’établirons peut-être jamais de contact avec des formes de vie sur d’autres planètes. Néanmoins, il est fort probable qu’une vie extra-terrestre existe, et y réfléchir est un outil essentiel pour penser l’interconnection. Comme le dit Levinas, « l’idée qu’on me cherche dans les espaces intersidéraux n’est pas une fiction de la science-fiction, mais exprime ma passivité de Soi50 ».
## Science prospective
> [!approfondir] Page 195
Les implications profondes de la théorie écologique comportent elles-mêmes des obstacles à leur pleine acceptation. Le matérialisme suggère que si l’esprit est réductible au cerveau, alors on est en mesure de l’expliquer en termes de causes physiques – son « environnement »58. Les capacités cognitives ont évolué comme les doigts ou les poumons. Notre esprit est un assemblage de processus dupliqués et redupliqués qui ont évolué irrégulièrement. Il n’existe peut-être pas de modèle unifié du cerveau et de l’esprit. Par exemple, le cerveau humain a l’air d’avoir été bricolé, comme un assemblage acceptable de divers gadgets issus de diverses formes du vivant59. Les modèles classiques de l’esprit sont transparents mais peuvent ne pas fonctionner ou sont extrêmement arbitraires, tandis que les modèles « connexionnistes » (préconisés ici) fonctionnent mais ne sont pas transparents60. Serait-ce en raison d’un phénomène lié à l’esprit lui-même ? L’esprit n’a peut-être pas de règles ancrées en lui pour analyser la réalité. Pour comprendre l’esprit, il nous faudra peut-être d’abord en fabriquer un.
> [!approfondir] Page 195
Il se pourrait qu’il y ait « moins » de conscience qu’on ne le suppose. La théorie de l’IA a tendance à placer la barre très haut pour de malheureux programmes informatiques. Si je devais accéder à un sentiment du moi à chaque fois que je fais quelque chose, mon esprit se figerait ou je finirais en hôpital psychiatrique. On n’a pas forcément besoin d’une solide représentation du monde dans sa tête, ni d’une quelconque image, pour marcher, jouer, ou même penser. En quoi est-ce pertinent pour la pensée écologique ? La science cognitive dit que la connaissance concerne l’interaction de l’esprit avec son monde. La cognition est fondamentalement environnementale. Vous n’en auriez pas besoin si vous n’étiez pas dans un environnement. (C’est presque tautologique : vous n’existeriez pas du tout si vous n’étiez pas dans un environnement.) Jakob von Uexküll avait mis le doigt dessus, avec ses hypothèses extraordinaires sur le monde (Umwelten) d’animaux tels que les tiques61. Mais comme nous l’avons vu au premier chapitre, le monde est « moins que » plutôt que « plus grand que ». Oubliez l’holisme, l’organicisme, et [[Martin Heidegger|Heidegger]] pour qui les êtres humains ont un monde, contrairement aux pauvres petites choses qui vivent là62. Bon débarras. Voilà qui est excellent pour la pensée écologique parce que cela signifie que l’animisme n’est pas une mystification ; et que ce genre de discours environnemental typiquement germanique (c’en est d’ailleurs troublant), qui sonne de manière aussi suspecte qu’un paysan antisémite du temps des Croisades, s’est toujours trompé de cible. Dans tous les sens du terme, les êtres vivants (et l’ADN, en l’occurrence) ont un monde – aussi élémentaire soit-il.
> [!approfondir] Page 197
L’IA connexionniste se réjouit que la cognition puisse se réduire à un algorithme. Mais il est difficile de résister au fait d’imaginer cet algorithme comme un être minuscule, une sorte d’homuncule flottant dans une « soupe » environnementale d’informations – une régression à l’infini63. On explique les organismes et les environnements à coups d’organismes et d’environnements plus petits. Si à ce niveau il n’est pas insensé de considérer les organismes comme des algorithmes, suggère Francisco Varela, imaginez les possibilités en remontant au niveau du cerveau, système colossal de machines à calculer algorithmiques. L’argument de Varela implique que, bien que nous puissions réduire les phénomènes mentaux à des mécanismes, le tout (le cerveau) est plus grand que la somme de ses parties. Cela met en œuvre une logique double et simultanée. Nous avons des composants minuscules et un grand moi : c’est à la fois du réductionnisme et du holisme.
## Philosophie prospective
> [!approfondir] Page 197
Un problème plus profond se pose aux malheureux réactionnaires que nous avons rencontrés au début de ce chapitre – un problème qui nous concerne tous, en fait. Faire remarquer qu’il neige devant chez soi relève tout à coup, à l’ère du réchauffement climatique, de la mystification et du fétichisme. Cette chose apparemment réelle, froide et humide a moins de réalité – et en faire état est moins réaliste – qu’une chose que nous ne pouvons pas directement percevoir. La réalité a pris une dimension telle que des phénomènes qu’on peut voir, entendre et toucher sont devenus moins réels que les autres. La réalité paraît trouée de l’intérieur, comme si on se rendait compte qu’on flottait dans le cosmos (ce que, de fait, nous faisons, d’un point de vue technique). Cela affecte notre sens de l’orientation, qui dépendait traditionnellement d’un arrière-plan, que nous l’appelions Nature, monde du vivant ou biologie : tout ce qui semble se tenir au-delà de notre entendement, hors de notre responsabilité ou de la sphère sociale. S’il n’y a pas d’arrière-plan, il n’y a pas de premier plan. Ce monde qui nous fait défaut est un réel problème, un vrai problème – offrons-nous cinq minutes de Schadenfreude, de joie mauvaise, en voyant les gens de droite se débattre avec lui, avant de réaliser que nous aussi, nous tournoyons dans le vide. S’il n’y a pas de monde, il n’y a pas d’ontologie. Bon sang, que se passe-t-il ?
Une fois les méchants individualistes vaincus, nous ne pouvons pas nous blottir dans un joli terrier holiste. Il n’y a pas de terrier, donc pas moyen de se blottir. En même temps que notre monde est réellement en train de fondre, notre notion de ce que signifient « réellement » et « réel » fond également. Le réchauffement climatique est aussi une bonne occasion de constater que la réalité est un empereur nu
> > [!cite] Note
> cf critique reel fisher
> [!accord] Page 198
Il y a bien un réchauffement climatique ; il y a bien une urgence écologique ; je ne suis pas un nihiliste ; la vue d’ensemble ébranle les idéologies de droite, raison pour laquelle la droite en a si peur. Dans tous les cas, ce monde en train de fondre provoque la panique. Le problème n’est pas seulement philosophique. Encore une fois, c’est un paradoxe. Bien que nous ayons l’entière responsabilité du réchauffement climatique et que nous devions agir maintenant pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, nous sommes aussi confrontés à toutes sortes de chimères sur le fait d’« agir maintenant », dont beaucoup sont nuisibles au travail des humanistes. Il y a une injonction idéologique à agir « Maintenant ! », alors que les humanistes ont pour mission de ralentir, de se servir de la raison pour découvrir ce que tout cela signifie.
Il existe un mème selon lequel la théorie est à l’opposé de la pratique. J’ai été accusé de ne pas chercher à aider les victimes de l’ouragan Katrina parce que j’étais trop occupé à théoriser, la tête dans les nuages : « Vos idées sont parfaites pour un dimanche en famille mais, ici, dans le monde réel, qu’est-ce qu’on fait ? » Or l’une des choses que nous devons faire, c’est justement briser la distinction entre le dimanche et les autres jours, de façon à mettre un peu de dimanche dans le lundi plutôt que de faire du dimanche un jour de semaine.
> [!accord] Page 199
L’injonction à agir maintenant est en fin de compte fondée sur l’idée de préserver une Nature dont nous découvrons qu’elle n’a jamais existé. L’injonction a donc des effets réels qui risquent d’entraîner une véritable catastrophe, puisque nous nous battons contre les moulins à vent inexistants de la Nature. Je ne suis pas en train de dire : « Ne nous occupons pas des animaux parce qu’ils ne sont pas vraiment naturels. » J’essaie de trouver une raison de prendre soin de tous les êtres sur cette planète précisément parce qu’ils ne sont pas naturels.
> [!accord] Page 200
La pensée écologique a été piégée dans une toile poisseuse d’idéologie « incorporée et incarnée » – la croyance que nous existons dans un « monde du vivant ». Ces idées empêchent la vue d’ensemble – nous encourageant parfois même à nous sentir fiers de cet empêchement. Les tenants de l’idée même de monde du vivant considèrent à tort la rationalité comme un problème, plutôt que les formes sociales dans lesquelles la raison est née.
> [!accord] Page 202
On trouve une version politiquement correcte de cette hypocrisie chez certains universitaires qui insistent sur le fait que les non-Occidentaux ne se préoccupent pas du réchauffement climatique (que cela leur est impossible ou qu’ils n’ont pas à le faire) parce qu’ils luttent pour leur survie (sur deux générations, peut-être, mais guère plus) et font face aux phénomènes du quotidien – des paysans totalement immergés dans la richesse de leur monde du vivant, à en croire ces spécialistes. Ce qui implique que seuls certains Occidentaux privilégiés se préoccupent du réchauffement climatique. Il n’y a rien de plus dangereusement paternaliste que de supposer que les non-Occidentaux ne peuvent avoir plus d’une idée en tête à la fois.
> [!accord] Page 202
L’évolution ne regarde pas du tout vers l’avenir : ainsi que nous l’avons vu, la mutation ADN est arbitraire au regard des besoins courants. On pourrait tout aussi bien admettre que les raisonnements fondés sur l’utilité sont fondés sur une téléologie que le maillage est loin de posséder. La pensée écologique nous oblige à recalibrer notre sens de la justice. Et qui effectue ce recalibrage au juste ? Le problème avec le conséquentialisme, c’est qu’il nous ramène à la notion d’un moi (singulier, solide, indépendant). Croire en un moi, c’est croire en un objet, même s’il semble plus subtil qu’une chaise ou une brique. La vision du non-moi est plus « subjective », d’une certaine façon. En n’ayant aucune représentation objectale de moi-même, en admettant mon incapacité à me définir moi-même, je suis plus honnête. La pensée écologique inclut le sujet, ainsi que l’a montré notre voyage à travers l’écologie sombre. Le sujet n’est pas un supplément en option. La subjectivité est comme un matelas à eau : comprimez-le quelque part, il se gonfle ailleurs. Penser que le statut de personne est l’ennemi de l’écologie est une grave erreur. C’est malheureusement à la mode – autre lien entre les postmodernistes et les écologistes profonds. La pensée écologique sape la métaphysique, que votre métaphysique déclare qu’il existe une chose, deux choses ou bien beaucoup, une infinité de choses ou rien du tout.
## Économie prospective
> [!accord] Page 204
Certaines idéologies économiques grossières s’opposent au progrès écologique, telle la complainte néolibérale simpliste selon laquelle l’énergie renouvelable serait « nuisible » à l’économie, ou que les taxes sur le carburant ne font que remplir les poches du gouvernement. N’est-ce pas le cas de toutes les taxes ? N’est-ce pas ce à quoi sert une taxe ? Certains préféreraient ajourner le marché du carbone et l’énergie solaire en attendant la solution parfaite – des toilettes qui téléporteraient les excréments dans un trou noir, par exemple. Nous devrons peut-être attendre très longtemps avant de parvenir au recyclage parfait – ce qui exigerait la capacité d’inverser l’entropie. Cette objection relève d’une difficulté psychologique courante : le refus d’admettre qu’il existe une souillure humiliante quelque part. Or les idéologies écologiques fixent souvent des limites. Les remettre en cause semble ridicule et déplacé. Qui peut nier la crise alimentaire mondiale, les restrictions d’approvisionnement en carburant, l’insuffisance générale d’à peu près tout, le sentiment que la démographie est hors de contrôle ?
> [!accord] Page 204
Soyons un instant discourtois. Le refus de voir l’arbre qui cache la forêt fait partie intégrante de l’idéologie et de la réalité capitalistes. La division du travail signifie que les gens ne peuvent pas être aussi flexibles que le requerrait une urgence écologique complexe. Le système encourage les troupes de choc (tels les chauffeurs de poids-lourds) à faire grève contre le prix de l’essence qui augmente, et à hurler : « Des forages, des forages ! » (cri de guerre de la Convention républicaine de 2008). On continue de jouer à un jeu à somme nulle – s’occuper d’écologie signifierait nuire à l’économie, et vice versa. Est-il possible de réparer cette myopie du capitalisme ?
> [!accord] Page 205
Peut-être que le lien secret entre capitalisme et scientisme (l’idéologie scientifique et non la science) est cette étrange distance sadique qu’on retrouve dans l’attitude presque expérimentale du « advienne que pourra » – gare au « let it be » des artistes. Dans le film éco-apocalyptique à boucle temporelle de Terry Gilliam, L’Armée des douze singes, le fou qui déclenche l’épidémie qui décimera presque tous les humains n’ouvre pas lui-même la fiole du virus mortel73. Il donne à un agent de sécurité aéroportuaire l’autorisation de l’ouvrir. L’expression de son visage, curieuse, fascinée, le « hum, je me demande ce qui se produira si… » sont terrifiants. « Advienne que pourra », tel serait le message qui fait que quelqu’un appuie sur le bouton. Je crois que je préfère le roman noir écologique à l’art du « laisser-être ».
> [!approfondir] Page 206
Mais la notion de « tragédie des biens communs » de Hardin titille mes nerfs d’écologiste de gauche. C’est l’une des choses dont on dit qu’il faut les accepter comme une part inévitable de la réalité. La « tragédie des biens communs » dit que les intérêts personnels égoïstes conflictuels finiront par épuiser la propriété commune74. Hardin suppose que les « biens communs » sont séparés et autonomes : ils « fonctionnent tout seuls » ; ils se renouvellent d’eux-mêmes. Mais cette idée était déjà caduque à la fin du XVIIIe siècle. Hardin n’a visiblement jamais fréquenté aucun espace commun. Il n’y a qu’une voie, c’est aller de l’avant, ce qui signifie des terres collectives, des décisions conscientes, de l’ingénierie, etc. L’écologie n’est pas une question de « ressources », qu’elles soient infinies ou pas – les « ressources », encore un de ces fantasmes d’une « chose loin là-bas » que la pensée écologique s’emploie à éliminer. Et il n’y a pas plus de contre-fantasme de surabondance – le credo défunt des débuts du capitalisme
> [!approfondir] Page 207
Je ne suis pas le seul à penser que le conséquentialisme et l’hédonisme ne font pas l’affaire. John Vucetich et Michael Nelson affirment que l’espoir d’un avenir meilleur est précisément ce qui bloque l’action écologique. Selon eux, nous devrions abandonner cet espoir (comme ils disent), ne serait-ce que parce qu’il est trop facilement paralysé par cet autre mème environnementaliste qu’est la menace du déclin imminent77. Nous devrions agir écologiquement à partir d’un impératif kantien revisité, qui ne dépendrait pas d’une expérience esthétique puissante telle que le sublime. Si cela doit absolument dépendre d’une expérience, peut-être devrait-ce être un cran en dessous pour inclure une variété d’expériences, tel le dégoût, que [[Emmanuel Kant|Kant]] voulait soustraire à l’esthétique – parce qu’on ne peut pas rejeter les formes du vivant que nous avons dans la peau. (Dans Ecology without Nature, je pose le problème de la dimension esthétique dont on ne peut pas sortir, un peu comme Alice qui ne parvient pas à quitter la maison du miroir. Toute vision écologique post-environnementaliste doit inclure l’esthétique78.) Peut-être que le sentiment vers lequel nous nous dirigeons n’est pas : « Nous pouvons parce que nous devons », mais plutôt : « Nous devons parce que nous sommes ».
## Politique prospective : styles de collectivité
> [!approfondir] Page 209
Cette ouverture sert de système d’exploitation à la politique : elle ne vous dit pas exactement ce qu’il faut faire mais elle ouvre votre esprit de façon à ce que vous puissiez réfléchir clairement à ce qu’il faut faire. Le fait de pouvoir utiliser notre esprit pour transcender notre condition matérielle, c’est là que le sublime kantien est si différent de celui d’Edmund Burke. Le sublime de Burke est solide et terrifiant, puissant – avec lui, pas de discussion possible ; vous n’avez plus qu’à capituler. Ses modèles sont les montagnes et la monarchie. Il y a trop de ce genre de sublime dans l’esthétique environnementale. C’est pourquoi je ne peux pas me fier à l’émotivité pour réfléchir à l’urgence écologique. Il est séduisant d’imaginer qu’une force plus grande que le capitalisme global finira par le balayer. Et si cette pensée nous venait de l’intérieur même du capitalisme ? Et si le capitalisme lui-même reposait sur des fantasmes d’apocalypse, afin de continuer à se reproduire et se réinventer ? Et si, au bout du compte, la Nature en tant que telle, l’idée d’un extérieur radical au système social, était un fantasme capitaliste, voire, précisément, le fantasme capitaliste ?
> [!accord] Page 210
Mais l’ironie n’est pas forcément de l’indifférence. Voici certains des états affectifs que nous rencontrerons en suivant la pensée écologique : colère, compassion, confusion, curiosité, dépression, dégoût, doute, peine, impuissance, honnêteté, humiliation, humilité, ouverture, tristesse, honte et tendresse. Aucun de ces états n’est nécessairement incompatible avec l’ironie. Par ordre de grandeur dans la façon dont ils nous ouvrent à la pensée écologique, je mettrais au sommet la compassion, la curiosité, l’humilité, l’ouverture, la tristesse et la tendresse. La honte, à qui la philosophie récente a donné des sueurs froides, est encore trop dualiste pour faire avancer les choses80. Comme dans le dénouement d’un film de M. Night Shyamalan, au cœur de l’horreur et de la peur la plus inquiétante se trouve une indicible tristesse. De l’intérieur, la véritable compassion peut ressembler à de l’impuissance. Mais elle consisterait à réfréner toute violence et agression. Exit l’autorité et l’harmonie. Bienvenue au choix et à la coopération.
> [!approfondir] Page 210
L’évolution nous aide à voir la portée proprement éthique, philosophique et politique des droits des animaux. Les droits des animaux peuvent évoluer en des questions de coopération inter- et intra-espèces. Nous utilisons déjà des chèvres pour tondre les pelouses. Des dauphins ont acculé des poissons jusque dans les filets de pêcheurs d’Afrique de l’Ouest pour qu’ils se les partagent. Le pythagorisme considérait toutes les choses vivantes comme apparentées81. Au Moyen Âge, on poursuivait les animaux en justice82. Mais les espèces n’existent pas. Étonnamment, ce fait signifie peut-être que l’évolution implique que nous puissions faire des choix non biologiques. Accepter pleinement la pensée écologique serait se préparer à la vraie transcendance – vraie parce qu’on ne rejetterait pas l’écologie83. Les animaux ne sont pas des animaux. Les humains ne sont pas des animaux. Les animaux ne sont pas humains. Les humains ne sont pas humains. L’ADN n’a pas d’arôme. Pas plus que l’ADN n’est un « schéma », comme le pense le préjugé commun – c’est un ensemble d’instructions algorithmiques, une sorte de livre de recettes. Il n’y a aucune image de moi dans mon ADN. Notre humanité biologique constitue 0,1 % de notre génome : au nom de quoi pouvons-nous utiliser cet « être » pour instaurer un « devoir être » ?
> [!accord] Page 212
Certains ont essayé, déjà, de façonner des formes complexes de démocratie qui prennent en compte des êtres non-humains87. Un modèle réalisable requerra une définition minimale (et peut-être la plus minimale possible) de la collectivité88. Dans l’intimité collective, il ne peut s’agir de se sentir appartenir à quelque chose de plus grand ni de se perdre dans un accès d’esthétique grisante : sur cette route, c’est le fascisme89.
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La collectivité écologique ne peut décidément pas être enracinée dans le « lieu » : comme l’affirme Levinas citant Pascal, « ma place au soleil » marque le début de l’usurpation90. La « place » contient trop de « chez soi », trop de finalité pour la pensée écologique. Le localisme, le nationalisme et l’immersion dans le bain idéologique du monde vécu ne sont plus à la hauteur91. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une « communauté sans présupposé et sans objet92 ». Nous avons besoin de collectivité et non de communauté. Si cette collectivité signifie ne pas faire partie de quelque chose de plus grand, il faut que ce soit une collectivité de faiblesse, de vulnérabilité et d’inachèvement. L’écologie sans Nature, c’est l’écologie sans holisme.
> [!approfondir] Page 213
Les collectivités écologiques doivent être des totalités ouvertes et non closes. Il faudrait qu’elles incluent une « passivité radicale95 ». Si nous prenons au sérieux l’accusation selon laquelle le problème de la science, ce ne sont pas les idées qu’elle développe mais les attitudes qu’elle soutient, la société écologique doit travailler directement sur les attitudes. Cela signifie finalement travailler sur la réflexion, ce qui signifie la méditation, s’il ne s’agit pas simplement de s’engager à remplacer un ensemble de factoïdes objectifiés par un autre. La méditation ne signifie pas devenir « un avec chaque chose » ni se mettre en harmonie avec une Nature (non existante) – comment ferait-on ? La méditation signifie exposer nos fixations conceptuelles et explorer l’ouverture du maillage. La politique pourrait commencer à inclure (quel mot difficile !) la spiritualité au sens d’ouverture et de questionnement radical : « Se perdre dans les choses, se perdre au point de ne pouvoir concevoir que des choses96. » La méditation ne signifie pas se vider l’esprit ni supprimer l’intellect. Elle ne signifie pas ne rien faire. La méditation fera partie d’une « spiritualité » et d’une politique non esthétiques97. La méditation implique une érotique de la coexistence, implique de ne pas se contenter d’un laisser-être98. La méditation, c’est le yoga, qui signifie « se lier à » : promulguer ou faire l’expérience d’une interconnectivité intrinsèque. Ce yoga n’a rien à voir avec l’équilibre du ying et du yang. Il a à voir avec la différence.
> [!accord] Page 214
Mais nous avons besoin de la chaleur féminine que Levinas décrit comme une ouverture sur l’infini : la douceur, « un délicieux vertige de l’être », voilà ce qui ouvre la pensée écologique100, et non la violence. Selon une telle vision, le plaisir capitaliste n’est pas mauvais parce qu’il serait trop agréable mais parce qu’il ne l’est pas assez. Cela vaut aussi pour le communisme soviétique ou chinois et leur idéologie du « confort bourgeois pour tous101 ». La pensée écologique se déploie à partir de ce niveau de satisfaction. Mais cette satisfaction n’est que le tremplin d’une exploration future
> [!accord] Page 215
« Laisser-être », c’est le revers de la médaille de l’idéologie du laissez-faire. Il y a une agressivité passive dans cette injonction à laisser tranquille, à écarter toute « interférence » humaine. Il y a, dans le laisser-être, un côté chasseur. « Sois tlès tlès tlanquille », comme dit Elmer Fudd sur la piste de Bugs Bunny109. Mais je suis quand même responsable de ma voisine, même si elle me persécute. Puisque la calotte glaciaire est en train de fondre, nous devrions peut-être apprendre aux ours polaires qui se noient à utiliser des instruments de flottaison. Il faudrait peut-être nourrir les pingouins, en attendant que les mers contiennent suffisamment de poissons. Ce qu’il faut éliminer, c’est la barrière qui sépare les êtres que nous appelons mignons (les choses dans notre jardin, les animaux de compagnie) de ce qui n’est pas mignon (le « Ne touchez pas au royaume de la Nature »). « Laisser-être », telle est la contrepartie du mignon. Il y a un arrière-goût de froideur scientiste dans tout ça. La Terre n’est pas une expérience. Nous ne pouvons pas nous contenter de nous caler bien confortablement dans notre siège et laisser faire l’évolution. Dans cette mesure, l’écologie profonde, qui voit les humains comme un mauvais moment viral à passer dans la vaste vision d’ensemble de Gaïa, n’est autre que le capitalisme du laissez-faire sous une forme idéologique néofasciste.
> [!accord] Page 216
Que pouvons-nous apprendre de ces types de déni du réchauffement climatique ? D’abord, peut-être que la menace perçue est (là, je vais dire comme Oscar Wilde) bien plus que purement réelle – c’est aussi une menace fantasmatique, c’est-à-dire une menace envers le fantasme réactionnaire en tant que tel. Accepter le réchauffement climatique, c’est renoncer au fantasme que nous sommes des individus ayant accepté d’avoir un contrat social sur un pied d’égalité ; que le capitalisme est un processus automatisé qui se doit de continuer sans la moindre intervention d’une social-démocratie, même tiède. Ces deux moitiés du sentiment réactionnaire sont déjà intrinsèquement aux prises l’une avec l’autre – dans l’une, il s’agit d’accords librement consentis ; dans l’autre, d’un processus automatisé dont il n’y a pas à s’occuper. La vision du réchauffement climatique d’un point de vue réactionnaire inclut l’inversion des deux moitiés de ce sentiment. La société n’est pas un accord entre des individus présociaux mais une totalité déjà existante dont nous sommes directement responsables.
## La fin du commencement : l’avenir des hyperobjets
> [!accord] Page 217
Le capitalisme a une vraie structure – par exemple la relation entre possédants et travailleurs. Il a un caractère prévisible, des schémas à l’intérieur du chaos. Et curieusement, le capitalisme crée des choses plus solides que jamais. Avec le réchauffement climatique, les hyperobjets constitueront notre legs le plus durable. Les matériaux, du simple polystyrène au terrifiant plutonium, dureront bien plus longtemps que les formes sociales et biologiques actuelles. Nous parlons en centaines et en milliers d’années. Dans cinq cents ans, les objets en polystyrène tels que les gobelets existeront toujours. Il y a dix mille ans, Stonehenge n’existait pas. Dans dix mille ans, le plutonium existera encore.
> [!accord] Page 217
Les hyperobjets ne se décomposent pas dans le temps d’une vie. Ils ne brûlent pas sans eux-mêmes nous brûler (en libérant des rayons, des dioxines, etc.). La pensée écologique doit penser l’avenir de ces objets, de ces choses toxiques qui paraissent presque plus réelles que la réalité même, comme le sang acide des Alien dans le film de Ridley Scott qui troue le métal111. Ce sang est la version science-fiction de l’ichor démonique, le sang des dieux112. La raison doit trouver un moyen de gérer ces substances démoniques. Avec ses visions apocalyptiques et ses désirs millénaristes, la chrétienté n’est pas préparée aux hyperobjets. Pourtant, réfléchir à ces matériaux engage à quelque chose d’ordre religieux parce qu’ils transcendent notre propre mort. Le tissu du vivant est d’ordinaire beaucoup plus stable que les composés chimiques. Mais les hyperobjets survivront à nous tous.
> [!accord] Page 218
Vous connaissez la blague du type qui veut se réincarner en gobelet de polystyrène parce qu’il ne meurt jamais ? Les hyperobjets ne font pas de trou dans le monde ; ils font un trou dans votre esprit. Le plutonium est vraiment stupéfiant à contempler. Nous pensons que la lumière est bénigne ou neutre. La radiation, c’est une lumière empoisonnée. Nous pensons que les « objets » sont inertes et passifs, comme « loin là-bas ». Par sa simple existence, un hyperobjet affecte le tissu du vivant. Les matériaux radioactifs sont déjà « là », dans notre peau, ainsi que le découvrit Marie Curie à ses dépens. Passer en voiture devant Rocky Flats, l’ancien site de production d’armes nucléaires près de Boulder, dans le Colorado, c’est effrayant et désorientant. Ai-je inhalé une particule de plutonium en allant rendre visite à ma famille ? Les hyperobjets suscitent une terreur au-delà du sublime, qui pénètre plus profondément qu’une peur religieuse traditionnelle. L’immense beffroi d’une cathédrale, le mystère d’un cercle de pierres n’ont rien à voir avec l’existence des hyperobjets.
> [!accord] Page 219
Supposons que les humains du futur réussissent à créer une société moins matérialiste que la nôtre. Ce qui sera probablement le cas, ne serait-ce que pour prévenir l’extinction humaine. Ils seront moins matérialistes mais tout ce qui est aujourd’hui produit par le matérialisme de fond persistera, les hantant comme des fantômes concrets : plus solides que solides, plus réels que réels, « plus proches que le souffle, plus près que les pieds et les mains116 ». Il n’est pas impossible que les humains du futur aient à bâtir une sorte de spiritualité autour de ces matériaux117. Il faudra prendre soin des hyperobjets
> [!accord] Page 220
Revenons un moment à la question de la centrale nucléaire qui vient alimenter l’usine des piles à hydrogène. Que faire des déchets radioactifs ? Nous ne pouvons pas les mettre sous le tapis du mont Yucca en espérant que personne ne s’en apercevra. On ne le sait que trop – nous vivons dans la société du risque d’Ulrich Beck. Il faut les stocker pour des milliers d’années, idéalement dans des installations en surface et sous surveillance, avec la possibilité de les récupérer. Les hyperobjets sont les vrais tabous, l’inversion démoniaque des substances sacrées de la religion. Le projet de se débarrasser de certains déchets nucléaires en les recyclant en petites quantités dans l’argenterie ménagère est peut-être la « solution » la plus scandaleuse à ce jour118. Il se peut que la façon dont les humains du futur traiteront les hyperobjets passe pour de la vénération à nos yeux. N’est-il pas ironique que des sociétés censées être matérialistes, séculaires, aient créé les substances spirituelles ultimes ? C’est remuer le couteau dans la plaie. Avec tout le respect dû à Jacques Lacan, quoi faire de son caca sera vraiment la dernière chose à laquelle les humains du futur (ou humanoïdes) devront penser.
> [!accord] Page 220
Nous ne prenons conscience du caractère mondial du monde que dans un environnement globalisant où des câbles de fibre optique passent sous l’océan, où des satellites flottent au-dessus de l’ionosphère. Il n’y avait pas de monde avant le capitalisme. Cela peut paraître choquant à certains environnementalistes mais la pensée écologique est effectivement choquante. Nous prenons conscience du monde au moment précis où nous le « détruisons » – ou du moins, où nous le refaçonnons globalement. La Nature apparaît dans un monde d’agriculture industrielle, privatisée. [[Karl Marx|Marx]] le formule d’une manière implacable et inimitable : « Ce sont d’abord les travailleurs qui sont chassés de leur terre, puis viennent les moutons119. »
> [!accord] Page 222
Deux choses qui semblent distinctes – la société humaine et la Nature – sont deux faces de la même chose. En ce qui concerne le lieu et la cohabitation, les paysans de l’époque féodale n’avaient pas le choix ; pas plus que les esclaves ou les peuples autochtones. Maintenant, nous connaissons les premiers frémissements d’un choix : allons-nous choisir, et de quelle façon ? C’est tout autre chose que de dire que le capitalisme est la raison d’être de l’existence. Depuis ses débuts, le capitalisme s’est servi de la guerre et de catastrophes pour se réinventer. La catastrophe actuelle ne fait pas exception. Nous devrions rejeter le faux choix entre la « politique des possibilités » et un « retour à la nature ». Utilisons plutôt ce moment pour imaginer quel genre de société non capitaliste nous voulons.
> [!accord] Page 222
Nous ne sommes pas arrivés à la fin de l’Histoire, comme l’aurait souhaité Francis Fukuyama, mais seulement au commencement122. Nous avons à peine pris conscience de n’avoir cessé de terraformer la Terre. Maintenant, nous avons la chance d’affronter ce fait et notre coexistence avec tous les êtres. Freud compare la psychanalyse à un travail de réhabilitation, « un travail de civilisation, un peu comme l’assèchement du Zuidersee123 ». La psychanalyse, c’est de la terraformation. La terraformation, c’est de la psychanalyse – porter les choses à la conscience, assumer notre conscience et nos choix. Désolés de le dire, nous avons perdu la douce Nature spongieuse, irrationnelle, autoritaire. Nous l’avons réellement perdue parce qu’elle n’a jamais existé. Nous en avons même perdu l’idée. Perdre un fantasme, c’est plus difficile que de perdre une réalité – demandez à un thérapeute. La conscience, ça craint. Plus vous êtes conscients de l’écologie, plus vous perdez le « monde » même que vous tentiez de sauver et plus les choses que vous ne saviez pas ou que vous ne vouliez pas savoir arrivent sur le devant de la scène. L’espace de jeu se rétrécit. Mais cette prise de conscience signifie aussi qu’il y a une vie écologique après le capitalisme. Le capitalisme n’épuise pas tout le potentiel de la politique et de l’éthique écologiques.
> [!accord] Page 224
Loin de dénigrer l’écologie profonde en tant qu’objectivation religieuse, nous devrions prendre ses affirmations plus au sérieux qu’elle ne les prend et aller plus loin, plus profond à l’intérieur du maillage. Nous ne faisons que commencer à penser la pensée écologique. T. S. Eliot déclarait : « L’humanité / Ne peut supporter beaucoup la réalité » (Burnt Norton, v. 44-45125). Nous devons faire beaucoup plus que la supporter. Il pourrait y avoir, dans la religion, les germes d’une future manière d’être ensemble comme il y en a dans l’art. Peut-être que les nouvelles éco-religions offriront un soupçon de coexistence post-capitaliste. Cette coexistence est presque inimaginable, aussi apparaît-elle comme une religion. La pensée écologique doit concevoir des plaisirs post-capitalistes, non pas le plaisir bourgeois pour les masses mais les formes d’un plaisir neuf, plus large, plus rationnel ; non pas la réalité bourgeoise ennuyeuse, hyper-stimulante, les frigos et les voitures et l’anorexie pour tous, mais un monde d’être et non d’avoir, comme le dit Erich Fromm. Elle doit nous préserver des idéologies de régression sociale – du « retour à la Nature » sous des déguisements effrayants. On propose toujours de revenir à la Nature depuis une position définie de l’ici et maintenant, si bien que les appels au retour ne peuvent être que l’exercice d’une mauvaise foi126. Pourtant ce changement historique pourra donner l’impression de reculer de quelques pas. Le capitalisme a tellement récupéré l’idée de « progrès » que tout le reste, comme le disait un philosophe, semble donner un coup d’arrêt127
> [!accord] Page 225
Comment se préoccuper du voisin, de l’étrange étranger et de l’hyperobjet, tels sont les problèmes à long terme que pose la pensée écologique. La pensée écologique élargit considérablement notre notion de l’espace et du temps. Elle nous force à inventer des façons d’être ensemble qui ne dépendent pas de l’intérêt personnel. Après tout, ce sont les autres êtres qui ont suscité la pensée écologique : ils l’exigent de nous et ils nous forcent à l’affronter. Ils nous obligent à imaginer la collectivité plutôt que la communauté – des groupes formés par choix plutôt que par nécessité. Les étranges étrangers et les hyperobjets nous incitent à de plus hauts degrés de conscience, ce qui signifie davantage de stress, plus de déception, moins de gratification (mais peut-être plus de satisfaction) et plus de perplexité. La pensée écologique peut être extrêmement déplaisante. Mais une fois que vous avez commencé à la penser, vous ne pouvez pas la dé-penser. Nous avons commencé à la penser. À l’avenir, nous penserons tous la pensée écologique. Elle est irrésistible, comme le véritable amour.
## Notes
> [!information] Page 227
36 Robin Mackay, « Dark Ecologies : Paul Chaney at Goldfish Conteporary Art », critique de Paul Chaney, « The Lonely Now », à la galerie Goldfish Contemporary Art, Penzance (GB), 2008, artconr-nwall.org/features/paul_chaney_robin_mackay.html ; Paul Chaney, The Lonely Now, Goldfish, 2008.
37 Comora Tollier, « Pod », Cranbrook Academy of Art, 2007.
38 Voir John Seabrook, « Sowing for Apocalypse : The Quest for a Global Seed Bank », The New Yorker, 27 août 2007, p. 60-71.
39 Voir comoratolliver.com/installation.html.
> [!information] Page 231
127 [[Walter Benjamin]], « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, trad. Maurice de Gandillac et revu par Pierre Rusch, Gallimard, Folio essais, p. 439.
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