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Auteur : [[Bernard Stiegler]] & [[Ariel Kyrou]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
Temps de lecture : 34 minutes
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# Note
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Pour [[Bernard Stiegler]], au cours des vingt prochaines années, la vague de l’automatisation va déferler et peu à peu détruire l’emploi. Comment réagir à ce changement radical ? Selon lui, plutôt que de s’opposer frontalement à la lente et inexorable destruction du salariat par nos multiples automates de l’ère numérique, l’enjeu réside d’abord dans la nécessité de combattre l’« automatisation des esprits ». Que veut-il dire par là ?
> [!accord] Page 7
La conviction du philosophe, paradoxale et pas si facile à saisir, s’est forgée au fil d’un quart de siècle de réflexion et de pratique des nouveaux outils du numérique. Elle part d’un constat : les nouvelles technologies augmentent nos possibles en tous sens, et elles peuvent donc aussi réduire nos possibles ; selon les dispositions de notre esprit et la façon dont nous décidons de les façonner et de les utiliser, elles catalysent le meilleur comme le pire de nous-mêmes et de notre société.
> [!accord] Page 7
Dans le contexte du consumer capitalism, elles deviennent des relais de notre soif de consommation immédiate, mariées aux techniques les plus avancées du profilage publicitaire et du marketing comportemental, et nous transforment en simples machines réflexes, en ces humains mécanisés qui hantent les romans et les films inspirés de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick. À l’inverse, quand ces technologies numériques portent de vraies pratiques et se concrétisent en échanges entre amateurs impliqués collectivement plutôt qu’entre consommateurs béats et égoïstes, elles contribuent à la construction de la singularité de chacun. Et à celle de notre intelligence commune.
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Or, l’emploi – qui n’est pas le travail, mais plutôt sa désintégration – représente très précisément, selon [[Bernard Stiegler]], la facette aveugle et mécanique de nos activités rémunérées, qui se conjugue si aisément avec l’« automatisation des esprits ». Pourquoi, dès lors, s’accrocher à la survie de l’emploi ? Pourquoi ne pas accepter sa disparition progressive, pour que renaisse le travail, le travail véritable, qui serait tout l’inverse de l’exploitation du travailleur, qui revient à le dominer et le déposséder de ses facultés et de son intelligence, un travail à faire aussi bien avec les êtres humains qu’avec les machines ?
> [!accord] Page 8
Pour transmettre sa pensée, [[Bernard Stiegler|Stiegler]] oppose radicalement les deux termes, « emploi » et « travail ». D’autres les confondent, jetant dans une même déchetterie emploi et travail pour mieux valoriser ce que seraient des « activités » nous enrichissant réellement, nous et notre collectivité.
> [!information] Page 8
Un emploi, rappelons-le, est une activité rémunérée par un salaire, quelles que soient la nature et la qualité de cette activité. Il arrive, certes, qu’un emploi soit un « vrai » travail au sens de [[Bernard Stiegler|Stiegler]], mais la chose est rare, et ne tient en aucune façon au concept d’emploi, dont le sens se réduit jour après jour comme une peau de chagrin. C’est pourquoi la terminologie du philosophe a l’avantage de la pédagogie. J’assimile donc le « travail » qui appauvrit et décervelle à de l’emploi. Et je réserve le terme de travail – qu’auparavant je ne goûtais guère – à la dimension positive de nos activités de production ou de service, rémunérées ou non.
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Conséquence de ce choix de vocabulaire : seule pourrait être appelée travail une activité contribuant à mon individuation, à la construction de ma singularité et de celle des autres à mes côtés, collègues comme citoyens – plutôt que clients – profitant de mes talents. Sous ce regard, la mort de l’emploi pourrait s’avérer une bonne nouvelle ; parce que l’emploi a détruit le travail tel que l’entend ce philosophe qui tente d’incarner, de concrétiser ses visions ; et parce que la fin de l’emploi est peut-être l’occasion de réinventer le travail, de construire une économie contributive en lieu et place de l’« économie de l’incurie6 » qui nous consume à petit feu.
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Au fil de notre conversation, ressemblant parfois à un monologue étrangement partagé, il se met à parler des gens du commun, auxquels il s’identifie bien plus qu’aux grands manitous du marketing. « Les gens sont malheureux et dépressifs », dit-il doucement. Puis il ajoute, comme en aparté, ayant sans doute en tête l’extrême précarisation des salariés depuis une vingtaine d’années10 : « La dépression, les gens ne l’avouent pas. Je suis moi-même dépressif et accablé par [le monde et la société française tels qu’ils se défont sous nos yeux]. Pour se soigner de ce genre de dépression, il n’y a pas d’autre solution que de concevoir et réaliser un avenir au-delà de la jetabilité qui est la négation même de l’avenir – la première période de la destruction créatrice, jusque dans les années 1970, ne reposait d’ailleurs pas sur le jetable… »
> [!information] Page 11
Or, selon lui, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, en séparant capitalisme financier et capitalisme industriel, en poussant le consumérisme à ses extrémités, la révolution conservatrice a révélé les limites du système tout en cassant ce mécanisme de renaissance permanente ; le système est alors devenu massivement producteur d’insolvabilité tout autant que de malaise social et de discrédit généralisé :
> [!accord] Page 11
« La destruction, autrefois créatrice, a permis de développer une prospérité, d’abord américaine, puis européenne et planétaire. Mais cette destruction ne se contente plus de condamner des secteurs d’activité économique ; elle s’attaque désormais à des pans entiers de nos sociétés : elle ruine les systèmes sociaux, les structures sociales, les environnements naturels, les environnements mentaux, etc. »
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Avec les privatisations et les mesures de dérégulation disparaissent peu à peu les mécanismes de solidarité et autres filets de sécurité de l’État-providence. Quant à la redistribution, ponctionnant à l’ancienne un « travail » salarié en déshérence plutôt que prélevant l’argent dans les flux financiers, elle s’assèche et perd de son sens. Résultat inéluctable : la crise dite des subprimes, qui s’est déclenchée en 2008, révèle que le système, qui avait été conçu trois quarts de siècle auparavant pour être solvable, est devenu structurellement insolvable. Il a muté en une « économie de l’incurie », ce synonyme de « jetabilité et [de] poubellisation généralisées, y compris des emplois et donc du pouvoir d’achat ». En d’autres termes, notre économie ne prend plus soin de ses ouailles. Pire, elle les détruit par défaut de soin.
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Même si le nombre global d’emplois de l’industrie minière baisse, je n’ai aucun doute : tant mieux que les emplois mécaniques et abêtissants soient occupés par des machines ! Et que les êtres « vraiment » humains les « supervisent »… Car l’important, c’est que ces êtres de chair et d’os se chargent de briser les cadres et d’outrepasser les routines ! Non, c’est lorsque la panacée du tout-numérique alimente elle aussi l’incurie généralisée qu’il y a de quoi s’alarmer. Car les technologies numériques sont un pharmakon, à la fois poison et remède. Uniquement utilisées à des fins de marketing et de profit à court terme, elles tuent lentement et sûrement les corps et les âmes, deviennent de redoutables auxiliaires de notre prolétarisation, c’est-à-dire d’une dépossession de nos propres facultés, du dynamitage organisé de nos savoirs, savoir-faire et savoir-vivre.
> [!accord] Page 13
Mais pour qui sait s’y prendre et utiliser leurs vertus, les robots en tout genre peuvent, au contraire, tout aussi bien nourrir nos savoirs, savoir-faire et savoir-vivre – à l’instar du logiciel libre, d’aréopages contributifs à la mode Wikipédia ou de certains projets d’économie collaborative12qui se passent d’intermédiaires voraces.
> [!accord] Page 14
Mais depuis quand cette fameuse « réforme », dont la « loi Macron » serait l’un des avatars, se réduit-elle à une adaptation aveugle à un néolibéralisme devenu lui-même caricatural ? Depuis quand le verbe « réformer » est-il synonyme de « déréguler » sans analyse, qui plus est au nom d’une réalité moribonde : l’emploi ? Incapable de changer de braquet pour répondre à une crise totale, la classe politique ne veut pas admettre que la crise de l’emploi ne fait que débuter. Et qu’il ne sert plus à rien de s’accrocher à cette vieille lune.
> [!accord] Page 14
Pour le coup, [[Bernard Stiegler]] est d’une magistrale radicalité : le décès de l’emploi, c’est également le décès du chômage. Que l’emploi meurt donc pour que vive le travail !… À charge pour nous de bâtir un nouveau modèle économique dont le salariat ne sera plus le cœur. C’est dans ce mouvement que se situe le talent du philosophe : réussir à ébranler les certitudes les mieux implantées dans nos têtes et dans celles de nos décideurs. À la trappe, l’obsession de l’emploi !
> [!information] Page 18
L’économie de l’incurie, que j’appelle en effet parfois l’économie pulsionnelle, ou encore le populisme industriel, c’est ce qui a résulté de la calamiteuse extrémisation du consumérisme par la révolution conservatrice au cours des trois dernières décennies.
> [!accord] Page 19
L’État et donc la représentation politique y gardaient un rôle plus ou moins important. Avec la révolution conservatrice et la mondialisation financière, c’est le marketing, devenu planétaire, qui organise la pénétration sans limite de l’innovation dans les sociétés – détruisant de plus en plus souvent les systèmes sociaux (aux sens de Bertrand Gille et de Niklas Luhmann).
> [!accord] Page 19
Dans une telle logique, aucune grande entreprise n’est viable si elle ne se déterritorialise pas au-delà de ses marchés d’origine, et les États perdent peu à peu toute influence sur la façon dont sont financés, produits, vendus et consommés les biens et services dans leur territoire, comme partout dans le monde – et il faut prendre ici l’adverbe « comme » au pied de la lettre : tous les modes de vie sont standardisés et, de ce fait, tous les systèmes sociaux territoriaux (par où une société s’organise et se singularise) sont désintégrés. Par ailleurs, le capitalisme occidental, au départ essentiellement anglo-saxon, et plus particulièrement britannique, décide de séparer d’un point de vue fonctionnel le capitalisme financier du capitalisme industriel.
> [!approfondir] Page 19
Dès lors et corrélativement, pour reprendre une expression qu’affectionnent les artisans, le travail n’est plus soigné, parce que ce n’est plus un soin : ce n’est plus le fruit d’un métier, et en vérité, il tend à disparaître pour être remplacé par l’emploi – cependant que le capitalisme ne se préoccupe plus du tout de ses acteurs, ni de ceux qui produisent, ni de ceux qui consomment, ni, plus largement, des citoyens de la planète, pas plus que de l’investissement, qu’il remplace par la spéculation. Il n’investit plus parce qu’il ne croit plus dans l’avenir : il est structurellement cynique. Ou, pour le dire dans le sens d’un de mes livres, il est systémiquement mécréant
> [!information] Page 20
Ce qui se développe au cours des années 1970 – et qui devient le modèle dominant dans le monde dès les années 1980 – est un nouveau type de consumérisme, le consumérisme extrême, qui conduit à ce que j’ai appelé un extrême désenchantement (faisant en cela écho à [[Max Weber]]).
^6adff1
> [!accord] Page 20
Il est extrême en ce qu’il prolétarise également les consommateurs : il repose sur la destruction de leur savoir-vivre – c’est-à-dire de leurs systèmes sociaux au sens évoqué tout à l’heure, et à travers lesquels se produit ce que j’ai appelé, à partir d’un concept de Gilbert Simondon, le processus de transindividuation.
> [!approfondir] Page 20
Ce que j’appelle ici « savoir-vivre » n’est évidemment pas le code social du « bon genre » (posé comme le contraire du « mauvais genre ») : je désigne ainsi la production collective des règles de vie commune, et le savoir social qui en résulte, que l’on appelle aussi l’« être-ensemble », et que le marketing a totalement court-circuité au cours des dernières décennies en imposant des « modes de vie » qui ne constituent plus en rien de tels savoir-être-ensemble, mais qui, tout au contraire, décomposent les sociétés en masses grégaires (destin auquel personne n’échappe).
> [!information] Page 20
Prolétariser signifie détruire le savoir. Et avec Ars Industrialis, j’appelle prolétarisation généralisée la destruction du savoir sous toutes ses formes.
> > [!cite] Note
> important
> [!information] Page 20
Il y a trois grands types de savoir qui peuvent être détruits par la prolétarisation : les savoir-faire des ouvriers, des techniciens et des travailleurs en général ; les savoir-vivre des consommateurs et plus largement des citoyens ; et enfin les savoirs conceptuels.
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Ce sont les savoirs soumis à ce que l’on appelle la « critique des pairs », c’est-à-dire formulés par des ensembles de règles de pensée explicites et débattues par les pairs qui partagent ces savoirs – qui se traduisent, dans les cas les plus formels, comme en mathématiques ou en physique mathématique, par des théorèmes et des formulations algébriques. Le savoir économique, par exemple, est un savoir formel.
> [!approfondir] Page 21
Ainsi, quand Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine de 1987 à 2006, explique, le 23 octobre 2008, devant une commission du Congrès américain, et à propos de la crise des subprimes que, s’il n’a rien vu venir, c’est parce que tout passait par des machines automatisées, et lorsqu’il plaide pour sa défense qu’il ne pouvait donc en aucune façon prévenir la calamité qui s’est concrétisée en septembre 2008, il prend acte du fait qu’il a perdu tout savoir économique, et il déclare que c’est sur cette base extrêmement périlleuse que la finance mondiale spécule à la vitesse de la lumière. En vérité, Greenspan se décrit ainsi comme un prolétaire d’un nouveau genre.
> [!approfondir] Page 22
Ce prolétaire qu’est devenu au cours de ces années le président de la Réserve fédérale, gestionnaire d’un dogme automatique et aveugle, avait sans doute un « salaire » de quelques millions de dollars, mais n’ayant plus de savoir formel, ce salarié avait lui aussi perdu son travail, car un travail est toujours un savoir, et réciproquement, mettre en œuvre un savoir, c’est toujours travailler – son instrument, son jeu de jambes, avec ses enfants, avec ses collègues, etc. Greenspan, désœuvré, n’avait plus qu’un emploi : c’était un employé de la bureaucratie financière mondiale, prolétarisé comme le sont tous les employés.
> [!accord] Page 22
Il n’avait plus de travail, mais un emploi comme une majorité de gens aujourd’hui, y compris dans des domaines qui étaient, jusqu’à il y a peu de temps, supposés ne pas pouvoir être affectés par l’automatisation et la modélisation algorithmique – ce qui s’étend à un point tel que Stephen Hawking et quelques scientifiques de renom ont lancé un appel pour alerter l’opinion publique mondiale.
> [!accord] Page 22
L’emploi qui s’est développé depuis deux siècles à travers le salariat a progressivement mais irrésistiblement détruit le travail. Le travail n’est pas du tout l’emploi. L’emploi est ce qui est sanctionné par un salaire tel que, depuis Ford, Roosevelt et Keynes notamment, il permet de redistribuer du pouvoir d’achat. Le travail, c’est ce par quoi on cultive un savoir, quel qu’il soit, en accomplissant quelque chose. Picasso fait de la peinture, par exemple. Moi, mon jardin. Cela m’apporte quelque chose. Je ne fais pas mon jardin simplement pour avoir des carottes – je cultive par là un savoir du vivant végétal, que je peux partager avec des jardiniers comme avec des botanistes, etc. Si j’écris des livres, si je participe au site Wikipédia, ou si je développe un logiciel libre, ce n’est pas d’abord pour obtenir un salaire : c’est pour m’enrichir en un sens beaucoup plus riche que le célèbre « Enrichissez-vous », et peut-être aussi gagner ou économiser un peu d’argent à cette occasion, mais surtout me construire et m’épanouir dans la vie, et comme être vivant, et plus précisément comme cette forme technique de la vie dont Georges Canguilhem montre qu’elle ne peut pas vivre sans savoirs2 – que je ne peux développer qu’en accord avec mes désirs et mes convictions…
> [!accord] Page 23
Depuis très longtemps, on ne travaille presque plus dans notre société. Il y a certes des gens qui travaillent encore, des artistes, des universitaires, il y a encore des médecins qui font toujours bien leur métier, cela existe. Il n’y en a pas beaucoup…, mais il y en a – aux marges de la société consumériste qui combat toute forme de savoir parce que le savoir est toujours critique et exigeant, y compris comme savoir-vivre et savoir-faire, et en cela, il contredit par nature la standardisation consumériste.
> [!information] Page 23
Les employés ne travaillent pas dans la mesure où travailler, cela veut dire s’individuer, cela veut dire inventer, créer, penser, transformer le monde. Le travail, c’est ce que l’on appelait autrefois l’ouvrage. Dans le mot « ouvrage », on entend le verbe « ouvrir ». « Ouvrer » veut dire opérer. Un travailleur ouvre un monde, qui peut être un tout petit monde, mais un monde – plutôt que ce qui nous apparaît de plus en plus comme étant l’immonde.
> [!information] Page 23
L’ouvrage peut ouvrir le monde d’un petit jardin, plus ou moins secret, qui constitue un espace singularisé par quelqu’un qui y produit ce que, dans un langage scientifique, on appellerait de la néguentropie – de la diversification, de la bifurcation, de l’inattendu, de l’improbable, de l’inespéré. Le travail, c’est cela : c’est néguentropique. Aujourd’hui, l’emploi est au contraire devenu absolument entropique, il ne produit que standardisation, répétition machinale et stupide, démotivation, et ne se fait désirer que sous la menace permanente d’un chômage toujours plus brutal et angoissant.
> [!approfondir] Page 24
J’ai été confronté à la responsabilité d’organiser le travail de salariés dans ces instituts dont j’étais officiellement un « manager », mais j’ai sans doute beaucoup déçu ceux qui attendaient de moi que je sois effectivement le « manager » correspondant aux traits caractéristiques d’une telle fonction – laquelle a, d’ailleurs, largement détruit la fonction de l’entrepreneuriat au sens premier, c’est-à-dire comme investissement dans un projet collectif que l’on appelle aussi une « entreprise ».
> [!accord] Page 24
Le management, tel qu’on l’enseigne dans les écoles et tel qu’on l’applique ensuite pour faire travailler ensemble des êtres humains, conduit à la démotivation généralisée – en particulier quand on met en œuvre des techniques de « motivation du personnel », généralement parce que l’on s’aperçoit que cette motivation ne va pas du tout de soi… Pour ma part, je n’ai jamais étudié aucune de ces techniques managériales de motivation qui servent en réalité à dissimuler par des artefacts le caractère profondément ennuyeux et souvent infantilisant d’un emploi qui n’a plus rien à voir avec le travail – y compris, de nos jours, pour les cadres supérieurs et le « top management ».
> [!information] Page 25
il m’a fallu quelques mois et quelques voyages, notamment à Berlin, pour forger ma conviction que le logiciel libre correspondait à un modèle économique non seulement viable, non seulement durable, mais extraordinairement gratifiant pour ceux qui le pratiquaient et qui, bien qu’il s’agisse d’un travail industriel, et parce qu’il est fondé sur le développement et le partage des responsabilités et des capacités, ne conduisait pas à la prolétarisation, mais, tout au contraire, installait la déprolétarisation au cœur d’une nouvelle logique économique fondée sur la valorisation et le partage des savoirs.
> [!accord] Page 25
Dans le logiciel libre, les gens travaillent – et ils ne viennent pas au bureau avant tout pour toucher leur salaire. Ils coopèrent avec d’autres développeurs et alimentent ainsi leurs savoirs en même temps que celui de leurs interlocuteurs. Ils sont spontanément actifs, à l’écoute, en attente de pouvoir faire ce que ce modèle leur inspire, et porteurs en cela d’initiatives sans que personne n’ait à exiger d’eux qu’ils le soient. Tel est le modèle du logiciel libre – qui repose en conséquence sur un dépassement de la propriété industrielle basée sur le brevet, et qui nourrit la réflexion nouvelle sur ce que l’on appelle les commons. Il a émergé au début des années 1980 aux États-Unis, sur la côte Est et la côte Ouest.
> [!accord] Page 27
Ce que refusaient les luddites, ce n’était pas de faire un autre travail : c’était de voir se réaliser la négation pure et simple du travail. Ce n’était déjà plus du travail qu’on leur proposait avec de nouvelles machines – c’était précisément le début de la dégradation du travail en emploi. J’insiste encore sur l’importance de ne pas confondre l’emploi et le travail, c’est-à-dire sur l’immense confusion que constitue, par exemple, ce que [[Jeremy Rifkin]] a cru bon d’appeler la « fin du travail4 », alors qu’il s’agit à l’inverse de retrouver le travail dans son essence. Et ou bien, autre confusion, à l’opposé, celle de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy glorifiant ce qu’il appelle « travailler » alors même qu’il ne parle que de l’emploi le plus sinistre, le plus déshumanisant et le plus contradictoire avec ce en quoi consiste le travail.
^e79b50
> [!information] Page 27
Le travail est l’expression d’un savoir. Celui-ci, avec le transfert des savoir-faire vers les machines au début du xixe siècle, échappe aux ouvriers qui deviennent des prolétaires, qui se soumettent à cette dépossession dans l’espoir d’obtenir en compensation un maigre salaire.
> [!information] Page 27
Dès 1848, [[Karl Marx|Marx]] a expliqué que ce phénomène de prolétarisation toucherait d’abord les travailleurs manuels, et puis, progressivement, toutes les couches de la population. Le problème du capitalisme, dit-il, c’est que sa rentabilité, en particulier en termes d’investissement, va devenir de plus en plus faible, c’est ce qu’il appelle la baisse tendancielle du taux de profit, et qu’il va d’autre part y avoir du chômage et de la surproduction. Il anticipe donc la crise du salariat et l’insolvabilité généralisée. Sauf qu’il n’imagine pas le temps assez considérable et le long détour par le consumérisme qui conduira d’abord à la redistribution keynésienne, puis à la destruction du keynésianisme par la financiarisation – jusqu’à ce qu’éclate la crise de 2008, qui est une crise majeure d’insolvabilité, et qui donne raison à [[Karl Marx|Marx]] quant à la baisse du taux de profit, cependant que celui-ci a été remplacé par la spéculation, au détriment du capital productif tout autant que du « travail » qui a pour l’essentiel disparu et est devenu non seulement emploi, mais chômage de masse – ce qui se nomme significativement en anglais unemployement.
^e21105
> [!approfondir] Page 28
Dans la première moitié du xxe siècle, l’économiste Joseph Schumpeter conteste ces analyses de [[Karl Marx]] en s’appuyant sur l’exemple d’Henry Ford et du « fordisme » qui se développe dans l’industrie automobile. Il explique qu’un nouveau modèle se met en place, reposant sur des gains de productivité permanents grâce à l’innovation. Ce modèle, c’est celui de ce que l’on appelle de nos jours le consumérisme – ou consumer capitalism. Schumpeter parle plutôt de « destruction créatrice », c’est-à-dire d’une capacité du capitalisme à se réinventer selon des boucles courtes ou des cycles économiques plus longs, que l’on appelle les cycles de Kondratiev. L’investissement, donc, ne perd pas sa rentabilité comme l’annonçait [[Karl Marx|Marx]], mais change de forme grâce aux permanentes innovations technologiques du capitalisme.
> [!information] Page 28
les gains de productivité ainsi obtenus permettent d’augmenter le salaire des ouvriers. Ils en deviennent d’un coup non plus simplement des producteurs, mais aussi et surtout des consommateurs. Jusqu’alors, les consommateurs étaient issus de la bourgeoisie (grande, c’est-à-dire financière, moyenne, c’est-à-dire entrepreneuriale, ou petite, c’est-à-dire au service des deux précédentes).
> [!approfondir] Page 29
Avec Ford, le prolétariat devient consommateur, et c’est dans ce cadre que se réalise ce que décrit Schumpeter comme « destruction créatrice ». C’est évidemment très avantageux d’un point de vue politique, car cela intègre le prolétaire au cœur du système, et cela neutralise les oppositions syndicales – comme l’a montré en particulier Bruno Trentin7, inspirant en cela [[André Gorz]]
> [!accord] Page 29
Le fordisme naît autour de 1912, et va prendre une vingtaine d’années pour se consolider. C’est à cette époque qu’apparaît le mythe américain, que l’on appelle aussi le « rêve américain » et qui n’est autre que celui de l’« ouvrier » américain devenu consommateur. Cet « ouvrier » n’en est pas un, cependant ; il est un employé prolétarisé qui gagne bien sa vie, qui possède une automobile, un poste radio et plus tard une télévision, et c’est pourquoi il fait rêver son homologue européen, en particulier français.
> [!information] Page 30
Il faut en effet que le système global soit solvable, et c’est ce qu’ont parfaitement compris Keynes et Roosevelt en installant, grâce à cette régulation et à tout ce qui va suivre, ce qu’on a appelé le welfare state, c’est-à-dire un État ajoutant à ses fonctions régaliennes classiques, telles la défense ou la justice, une fonction sociale de redistribution, de régulation de l’économie, de réduction des inégalités, voire d’accès de tous à la santé, à l’éducation ou à la culture.
> [!accord] Page 30
A. K. — Et c’est cette dimension sociale et redistributive que la révolution conservatrice va supprimer à la fin des années 1970 ?
B. S. — Oui, celle-ci va progressivement, mais littéralement liquider ce qu’en France on appelle depuis la fin du xixe siècle l’État-providence – dont le Conseil national de la Résistance aura fait son programme au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et que Nicolas Sarkozy se sera employé à liquider en grand admirateur qu’il fut toujours, comme Jean-Marie Le Pen, de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan.
> [!accord] Page 32
A. K. — L’emploi a donc progressivement fait disparaître le travail, depuis un siècle et demi, avec les différentes étapes de la prolétarisation des travailleurs, puis des consommateurs, et maintenant, cet emploi est lui-même en train de disparaître, suite à la généralisation de l’automatisation dans tous les secteurs de l’économie…
> [!accord] Page 33
Affirmer que l’emploi est condamné à dépérir, ce n’est pas vraiment la meilleure façon d’être populaire. Il y a aujourd’hui une obsession de l’emploi – qui est en réalité la dénégation d’un processus tout à fait opposé, et le choc politique qui se prépare dans cette contradiction entre le discours et la réalité promet d’être terrible.
> [!accord] Page 33
Il est mal vu de dire que la redistribution par le monde industriel de pouvoir d’achat sous forme de salaires, malmenée depuis la fin des années 1970, est en passe de disparaître à cause de l’automatisation. Et il y a une véritable conjuration des imbéciles pour le dissimuler, de l’extrême droite à l’extrême gauche, en passant évidemment et avant tout par les syndicats, qui considèrent – et on le comprend – qu’ils sont là pour défendre l’emploi
> [!approfondir] Page 34
Si le numérique peut ainsi tout envahir, c’est parce qu’il a une capacité universelle et illimitée de connexion et d’intégration de tous les automatismes. Je ne parle pas là que des automatismes industriels et technologiques : je parle des automatismes comportementaux, biologiques, psychologiques et sociologiques.
> [!accord] Page 34
L’automaticité est aussi et beaucoup plus généralement une caractéristique majeure du vivant : un organisme reproduit automatiquement des comportements qui sont commandés génétiquement, et qui constituent ce que l’on appelle l’instinct. Chez les êtres humains, ces automatismes comportementaux fondés sur des bases biologiques deviennent culturels, ce qui veut dire que les automatismes psychologiques et sociaux sont fondés sur une éducation, raison pour laquelle il y a dans l’espèce humaine des formes très variées de comportements individués et collectifs.
> [!approfondir] Page 34
Or, c’est parce que l’organisme humain est inachevé et doit être augmenté par des organes artificiels mis en œuvre dans le cadre d’organisations sociales, que l’éducation s’impose comme acquisition d’automatismes psychologiques et sociaux conformes à un bon usage des organes exosomatiques qui se développent au cours d’une organogenèse avec laquelle, dans les premiers temps de l’hominisation, l’organisme humain lui-même évolue parallèlement à l’évolution de ses organes artificiels, puis, à partir de l’homme de Néanderthal, et avec ceux qu’André Leroi-Gourhan nomme les Néanthropes, l’évolution biologique de l’homme s’interrompt cependant que l’évolution exosomatique s’accélère et que les organisations sociales se différencient, se diversifient, évoluent et se complexifient avec les techniques. Il y a alors co-évolution des organes exosomatiques non plus avec le corps biologique, mais avec le corps social.
> [!information] Page 37
L’automate de Vaucanson a lui-même été à l’origine des automatismes technologiques conçus tout d’abord par l’ingénieur Jacquart pour l’industrie textile comme ruban commandant le mouvement d’une machine et que la révolution industrielle mettra en œuvre en grand nombre et en combinaison avec la machine à vapeur – ce dont il résultera le début d’un processus de prolétarisation de masse des travailleurs manuels.
> [!approfondir] Page 37
En faisant l’acquisition d’automatismes sociaux et culturels au cours de son éducation, qui est rendue indispensable par le fait qu’il doit devenir apte à pratiquer des organes exosomatiques, l’homme contrarie ses comportements d’origine psychobiologiques, il les modifie, et en cela, il les désautomatise en intériorisant d’autres automatismes, d’origine technologique. Ce sont ainsi les artefacts qui confèrent aux humains des capacités de désautomatisation uniques dans l’histoire du vivant, qui appartiennent à ce que Georges Canguilhem décrivait comme la vie technique, c’est-à-dire notre forme de vie, et qui se concrétisent sous forme d’inventions en tous genres : ce sont ces capacités d’acquérir sans cesse de nouveaux automatismes au cours de l’éducation, tout aussi bien que de remettre sans cesse en cause les automatismes acquis, qui permettent d’inventer, de répondre aux imprévus, de transformer le monde, c’est-à-dire de le produire comme monde.
> [!accord] Page 38
L’emploi est ce qui interrompt structurellement et radicalement ce rapport entre automatismes et désautomatisation au travail : tel qu’il est porté à son comble dans la conception taylorienne du « travail » à la chaîne, il a ceci de spécifique qu’il soumet les femmes et les hommes à la reproduction invariable d’automatismes sans la moindre possibilité de désautomatisation. C’est en ce sens que l’emploi devient le contraire du travail. Savoir faire un travail, c’est essentiellement avoir acquis des automatismes que l’on a tellement intériorisés que l’on en est devenu maître au point de pouvoir les désautomatiser. Travailler, c’est mettre en œuvre une faculté d’inventer à partir d’automatismes reçus, que l’on a d’autant mieux intériorisés que l’on est capable de les désautomatiser.
> [!approfondir] Page 38
Un violoniste virtuose a acquis au cours d’un apprentissage intense des automatismes entièrement configurés par son instrument, et avec lesquels par là même il fusionne, ce qui fait en quelque sorte qu’il fusionne avec son violon, organe exosomatique autour duquel tous les organes endosomatiques qui constituent son corps propre se sont ré-organisés. Le virtuose devient artiste lorsqu’il s’avère capable d’inventer à partir de ces automatismes acquis un imprévu, une bifurcation, une interprétation au-delà des automatismes, et qui n’aurait sans lui jamais pu se produire : son incorporation des automatismes propres à l’instrument révèlent alors sa singularité, tout aussi bien d’ailleurs que celle de son instrument.
> > [!cite] Note
> cf deleuze et guattari corps ?
> [!accord] Page 39
C’est bien cela. Opposer l’automatique et le non-automatique ne mène à rien. Nous développons à l’IRI des systèmes qui reposent sur ces automatismes que l’on appelle des algorithmes. Mais nous concevons ces automates en vue de les mettre au service d’une augmentation du pouvoir de désautomatisation de ceux qui les pratiquent. Regardez comment fonctionne Wikipédia – dont l’IRI est partenaire – : Wikipédia repose sur des robots algorithmiques, appelés bots, qui sont des algorithmes assistant les centaines de milliers de contributeurs réguliers de Wikipédia et ses millions de contributeurs irréguliers, comme vous et moi. Sans leur assistance, cette coopération contributive ne serait pas possible.
> [!accord] Page 39
Les communautés du logiciel libre exploitent elles aussi les automates, mais elles les mettent au service de leur propre déprolétarisation. C’est pour cela que les développeurs du logiciel libre sont en règle générale très motivés par leur travail. Parce qu’ils produisent du savoir et de l’individuation, ils construisent l’époque industrielle de la déprolétarisation en mettant les automates au service de leur propre désautomatisation. Le libre permet d’améliorer sans cesse le système par cette constante désautomatisation, et de produire quelque chose que les automates n’auraient jamais pu produire, par la coopération de ceux qui les pratiquent. C’est d’abord par l’exploitation de l’automatisme que l’on produit de la désautomatisation – et par là un travail qui ne se résume pas à un emploi.
> [!accord] Page 40
Vous posez ici la question de nouveaux apprentissages élémentaires. Il est évident que la possibilité d’une société industrielle fondée sur la déprolétarisation suppose une réinvention intégrale de l’éducation et de ses apprentissages élémentaires sous toutes leurs formes. Le codage et sa pratique en sont une condition – ils constituent un élément au sens de l’école élémentaire, comme l’écriture et le calcul en sont des éléments aux xixe et xxe siècles –, comme je le crois avec le Conseil national du numérique (CNNum), dont j’ai cosigné le rapport Jules Ferry 3.0, mais je crois que ce n’est pas la question fondamentale.
> [!approfondir] Page 40
La question fondamentale, c’est celle d’une requalification générale de la question des savoirs à l’époque où ils sont tous transformés par le numérique – savoir-vivre, savoir-faire, savoir conceptualiser – et où cette transformation menace de détruire purement et simplement ces savoirs.
> [!accord] Page 40
Une fois de plus, il faut ici redire que le numérique est un pharmakon – et c’est plus précisément un pharmakon hypomnésique, c’est-à-dire affectant la mémoire, tout comme l’écriture, telle que Socrate en analyse les enjeux dans Phèdre. Si les jeunes générations ne sont pas éduquées à en cultiver les vertus curatives, c’est–à-dire porteuses de pouvoirs de « déprolétarisations » parce que fondés sur des savoirs de désautomatisation, elles seront tout au contraire hyper-prolétarisées.
> > [!cite] Note
> important
> [!accord] Page 41
A. K. — Prenons un exemple : le Web, qui concerne désormais toutes les populations connectées via un ordinateur, une tablette ou un téléphone mobile, et pas seulement les développeurs, crée-t-il de l’automatisation ou de la « désautomatisation » de l’humain ?
B. S. — Je vous le répète : il produit les deux parce que c’est un pharmakon,
> [!information] Page 44
Je soutiens avec Ars Industrialis que la résolution d’un tel problème réside dans ce que nous appelons le revenu contributif, qui n’est pas le revenu d’existence (que nous défendons, par ailleurs), mais un revenu alloué sur le modèle des droits spécifiques au régime des intermittents du spectacle.
Revenons donc aux questions du début de notre entretien. Qu’est-ce que le travail aujourd’hui ? Où est-ce que les gens travaillent vraiment ?
Les intermittents du spectacle travaillent. Et en général, ils sont plutôt bons, car s’ils ne le sont pas, ils ne font pas leurs heures et ne peuvent plus profiter du régime d’assurance qui leur fournit un revenu en dehors de leurs périodes de production. Ici, être bon ne signifie pas être compétitif.
> [!accord] Page 45
C’est ce désordre que l’on appelle l’entropie, laquelle conduit à la destruction des organisations en général et des organismes en particulier. C’est pourquoi l’[[Anthropocène (Data)]] peut être aussi appelé l’Entropocène, et c’est pourquoi il faut en sortir au plus vite, pour entrer dans ce que nous appelons le Néguanthropocène.
> [!information] Page 45
Pour cela, il faut produire une nouvelle organisation économique fondée sur une nouvelle forme de valeur – la valeur néguanthropique que nous appelons aussi la valeur pratique, et qui est précisément ce que produisent les intermittents, en tant qu’ils élèvent le niveau général de l’intelligence collective par la teneur fondamentalement qualitative des capacités qu’ils cultivent (j’emploie le mot « capacité » au sens d’Amartya Sen).
> [!information] Page 46
Nous ne voulons évidemment pas dire que tout le monde doit devenir artiste (même s’il faut être très attentif à ce que Joseph Beuys disait en ces matières16). Nous disons que tout le monde doit pouvoir développer ses capacités, et produire ce que Sen appelle de la capacitation. Les capacités sont les savoirs vivre, faire et concevoir sous toutes leurs formes, et telles qu’elles produisent de la néguentropie, c’est-à-dire de la singularité. Une mère, par exemple, élève son enfant à sa façon, qui n’est pas standardisable, et l’un des plus grands dangers qui menacent de nos jours l’humanité, c’est la destruction de l’éducation infantile – outre la pollution qui affecte à présent tragiquement le développement cérébral des nourrissons
> [!accord] Page 46
Enfin, je suis convaincu que la plupart des gens ont toutes sortes de talents, et que le problème est que la société non seulement ne les cultive pas, mais tend structurellement à les réprimer.
> [!accord] Page 46
Quant à la compétition et plus généralement à ce que vous décrivez comme l’envie et la jalousie, ce sont bien sûr des tendances inhérentes à l’humanité. Mais ce sont des tendances misérables, telles que l’émulation qui profite à tous devient la concurrence au profit de quelques-uns (qui imposent aux autres des monopoles et des barrières d’accès en les diminuant à tous égards) et qui, bien qu’il soit impossible de les éliminer, doivent être combattues comme des maladies. L’envie est une misère et l’ambition qui ne vise qu’à sa propre promotion tout autant. Dans les périodes de décadence comme en connurent toutes les époques et comme nous en vivons évidemment une nous-mêmes, ces maladies psycho-sociales prolifèrent. Il n’y a qu’à voir pour s’en convaincre les comportements des leaders politiques en France, et les compétitions entre rivaux pour la conquête du pouvoir, qui affligent la démocratie et qui l’affectent à mort.
> [!accord] Page 46
Quant au fait qu’il y ait toujours des personnalités fragiles qui ne peuvent pas entrer dans des processus sociaux tels que nous les préconisons, cela nous conduit à poser qu’il faut dans tous les cas garantir par un revenu d’existence des conditions de subsistance élémentaires pour ceux qui ne sauraient pas faire valoir leurs droits à un revenu contributif
> [!approfondir] Page 47
C’est juste, mais dans ce monde de l’économie collaborative se produit aujourd’hui tout et son contraire. Le « travail gratuit », par exemple, ce n’est pas seulement Wikipédia avec des gens qui font cela parce qu’ils veulent prendre soin de ce à quoi ils tiennent. Ce sont aussi des gens qui contribuent gratuitement sans qu’on leur demande leur avis. Et c’est également une forme d’hyperprolétarisation rémunérée à la microtâche, pour des personnes qui n’ont sans doute pas d’autre choix que de faire ce genre de « job », et qui forment ce que l’on appelle à présent le netariat.
> [!accord] Page 47
Ce sont aussi les entreprises du nouveau monde numérique qui se débrouillent pour faire travailler gratuitement à leur service des internautes et en tirent des profits colossaux sans contribuer elles-mêmes à la vie de ces contributeurs, tout en provoquant des processus disruptifs extrêmement néfastes pour les sociétés dans leur ensemble, détruisant non seulement les fiscalités, les économies, les emplois, etc., mais aussi les relations sociales, les institutions de savoirs, etc. – en faisant passer pour du savoir ce qui n’est que de l’information, et en court-circuitant ce que nous appelons les processus de transindividuation.
> > [!cite] Note
> accumulation primitive ?
> [!information] Page 48
Plus généralement, le numérique et l’automatisation ont permis de déporter du côté du consommateur toutes sortes de tâches qui étaient autrefois assumées par le producteur, comme l’a montré Marie-Anne Dujarier dans Le Travail du consommateur18. À la SCNF ou à la RATP, par exemple, ce sont les distributeurs de billets qui font « travailler » chacun devant la machine pour obtenir son ticket de transport, mais nous pourrions illustrer ce phénomène dans mille autres domaines.
> [!accord] Page 49
Avec les GAFA19, ces organisations sociales sont détruites, et avec elles, non seulement les individus collectifs qu’elles forment, mais les individus psychiques qui les composent. Cela conduit à la rage sociale et parfois à la folie meurtrière – toujours plus ou moins suicidaire, comme notre époque nous donne malheureusement à le constater chaque jour un peu plus douloureusement.
> [!approfondir] Page 50
Lorsque Chris Anderson explique que le numérique, l’exploitation des big data, c’est la fin de la théorie20, que nous n’aurons demain plus besoin ni de scientifiques ni même de médecins, parce que Google serait dorénavant capable de résoudre des problèmes de médecine ou de linguistique bien plus efficacement que n’importe qui grâce à ses algorithmes et ses automates, il décrit la prolétarisation des théoriciens par la gouvernementalité algorithmique dont j’ai déjà parlé
> [!approfondir] Page 51
La société automatique est réticulaire. Selon qu’elle s’accompagne ou non d’une thérapeutique, cette réticulation ouvre une alternative : soit elle impose une captation sournoise de données anéantissant l’intimité et la singularité dont cette intimité est le site, et comme pouvoir de désautomatisation ; soit elle conduit à la constitution de nouvelles formes d’individuation au sein de communautés contributives soutenues par une économie contributive, et qui produisent de la valeur pratique.
> [!accord] Page 51
L’économie contributive telle que nous la concevons à l’IRI et à Ars Industrialis ne repose plus du tout sur les indicateurs de croissance. Cela ne veut pas dire qu’il ne s’agit pas de croissance, mais que ce que l’on appelle habituellement la croissance – par exemple, celle derrière laquelle courent les technocrates français et européens – n’est en vérité que de la « mécroissance » qui produit de l’incurie. La vraie croissance, c’est l’économie contributive capable d’engendrer de nouveaux processus d’individuation et un nouveau type de valeur pour sortir de l’Entropocène.
> [!information] Page 52
Mais je suis convaincu que cette exubérance consumériste est un chant du cygne : elle produit une insolvabilité qui mettra violemment un terme à ces modèles ambivalents si nous ne savons pas négocier pacifiquement l’entrée dans une véritable économie contributive et redistributrice, ce qui constitue aussi la question des communs au sens où en parlent Michel Bauwens24, Philippe Aigrain25 et quelques autres après les travaux d’Elinor Ostrom.
> [!accord] Page 52
Le modèle d’affaire de Google repose, pour une part, sur une contributivité très importante des gens qui utilisent ce qu’on appelle sa valeur d’usage, et d’autre part sur un consumérisme qui rapporte beaucoup d’argent à ceux qui exploitent leur contribution en la transformant en valeur d’échange via le business à la fois linguistique et publicitaire sur les pages du moteur. Google est un modèle hyperconsumériste, mais sa technologie très remarquable fait avancer en même temps de nouveaux modèles contributifs. Dans ce contexte-là, le contributif demeure cependant massivement toxique.
> [!approfondir] Page 53
Le consommateur ne s’intéresse ni à ce qu’est ce produit, ni à ce qu’il va devenir, et tout est fait pour qu’il le jette le plus vite possible – ce que l’on appelle l’obsolescence programmée. L’iPhone 5 doit tuer l’iPhone 4 comme l’iPad tue l’iPod, l’iPhone 6 tue l’iPhone 5, et si ce n’est pas Apple lui-même qui organise ce système de « jetabilité », Samsung s’en occupera.
A. K. — C’est la fameuse destruction créatrice…
B. S. — … devenue destruction destructrice, c’est-à-dire jetabilité et poubellisation généralisées, y compris des emplois et donc du pouvoir d’achat.
> [!accord] Page 54
La destruction, qui était autrefois créatrice, qui a permis de développer une véritable prospérité, d’abord américaine, puis européenne, puis planétaire, détruit désormais les systèmes sociaux, les structures sociales, les environnements naturels, les environnements mentaux, etc., et finalement les appareils psychiques eux-mêmes. Les gens sont malheureux et dépressifs. La dépression, les gens ne l’avouent pas. Je suis moi-même dépressif et accablé par tout cela. Pour se soigner de ce genre de dépression, il n’y a pas d’autre solution que de concevoir et réaliser un avenir au-delà de la jetabilité qui est la négation même de l’avenir – la première période de la destruction créatrice, jusque dans les années 1970, ne reposait d’ailleurs pas sur le jetable…
> [!accord] Page 54
C’est dans les années 1980 que sont apparus les appareils photo jetables – et ce fut le début du règne hégémonique du marketing. Cette « jetabilité systémique » qui règne plus que jamais, alors même que nous savons qu’elle compromet l’avenir de l’humanité, signifie que le consommateur irresponsable, qui se fiche de l’environnement comme de la manière dont le produit est fabriqué, n’a plus aucun souci du monde et du soin qu’il faut en prendre. Il n’est pas soigneux. Comme disaient Bossuet et Proust, il est incurieux.
> [!accord] Page 54
L’incurieux est celui qui n’en a cure, comme on dit, c’est-à-dire celui qui ne prend pas soin, du latin cura. L’incurie, en langage fleuri, c’est le je-m’en-foutisme. Or, le consumérisme repose sur le développement systématique de ce je-m’en-foutisme – celui des consommateurs, mais aussi des actionnaires, qui ne pensent qu’à leurs bénéfices à court terme, et des producteurs qui ne sont plus du tout motivés par ce qui n’est plus un travail, mais par le moyen d’obtenir du pouvoir d’achat pour consommer – et la boucle est bouclée.
> [!accord] Page 57
Aujourd’hui, il faut en effet repenser le droit du travail, la fiscalité, la formation et l’éducation, tout – et il faut poursuivre en profondeur le travail engagé par [[André Gorz|Gorz]], qui a beaucoup évolué au fil des années et qui a été le premier à anticiper ce dont je parlais ici à propos du logiciel libre et des externalités positives29 en partant des analyses proposées dans Vers un capitalisme cognitif. Entre mutations du travail et territoires30. Il faut absolument tout repenser. N’est-ce pas formidablement intéressant ?
^9c0878
> [!accord] Page 59
La notion de bien commun apporte une réponse à la « tragédie des communs », mais aussi et plus généralement à toutes les formes de surexploitation, dont celles qui résultent de la privatisation des biens communs – et les commons en tant que biens régis par des licences spécifiques de droits d’usage et propriété partagée représentent une réponse positive en matière d’organisation collective de la circulation des biens non rivaux et de coopération, ce qui constitue sans aucun doute un cadre de référence pour une société contributive.
> [!approfondir] Page 59
On n’a pas le droit de sortir du droit du travail, et c’est normal et heureux. En démocratie, le droit s’applique à tout le monde de manière égale, ce qu’il convient de préserver et de défendre. Mais nous devons créer des zones d’exception sous contrôle pour expérimenter d’autres modèles de société. Et inventer un nouvel état de droit face à l’état de fait de l’automatisation. Il faut que des territoires puissent se porter candidats, et que des moyens exceptionnels leur soient alloués, non pas simplement en financement, mais en accompagnement par des chercheurs, par des dispositifs de recherche contributive et d’innovation sociale et technologique appropriés, associant les partenaires sociaux et le monde économique, etc. – un véritable « pacte de responsabilité » devant l’avenir, et pour la jeunesse.
> [!accord] Page 60
Quand, hier, avant son départ du gouvernement, le ministre Arnaud Montebourg, d’un côté, expliquait qu’il souhaitait développer la robotique et, de l’autre, affirmait sa volonté de protéger à tout prix les emplois industriels, parlant même de patriotisme économique, il se contredisait : la robotisation ne peut que nuire à l’emploi, et il n’est pas vrai que les emplois créés par la production des robots compenseront ceux détruits par ces mêmes robots – sinon on ne comprendrait pas en quoi les robots apportent des gains de productivité. On ne peut défendre l’automatisation sans assumer les problèmes sociaux qu’elle crée et l’irrationalité économique qu’elle induit dans l’état actuel de nos économies.
> [!information] Page 61
L’enjeu est donc de penser et d’expérimenter de nouveaux modèles intégrant de façon rationnelle cette vérité de l’automatisation. C’est ce qui est attendu du ministère de l’Économie, qui est aussi le ministère du numérique : c’est là son rôle macro-économique caractéristique du xxie siècle. Et pour cela, il y a des hypothèses.
La mienne, qui n’est pas seulement la mienne, puisque c’est celle de l’association Ars Industrialis, et depuis longtemps, qui l’a élaborée avec Franck Cormerais et Arnauld de L’Épine en coopération et en débat avec d’autres économistes et chercheurs (par exemple, Antonella Corsani et [[Maurizio Lazzarato]]), ou plus récemment avec des acteurs du mouvement des intermittents, comme Samuel Churin, c’est qu’il faut prendre le régime des intermittents du spectacle pour modèle. Celui-ci constitue la matrice du revenu contributif en matière de droit du travail, comme le logiciel libre est notre matrice de référence en matière de droit de la propriété intellectuelle et de l’organisation du travail.
^c33952
> [!accord] Page 62
A. K. — Depuis longtemps, les penseurs de la revue Multitudes à laquelle je collabore, disent qu’il faut instaurer une allocation universelle, ou revenu minimum d’existence, qui irait d’ailleurs avec une refonte du système d’imposition fondé non plus sur les revenus, mais sur les flux d’argent. Pour répondre aux défis de l’automatisation généralisée, faut-il remplacer tous nos systèmes d’aide et de subvention par une allocation suffisante accordée à tous les individus, dès la naissance, au nom du droit à vivre décemment ? Allocation qui, d’ailleurs, laisserait à chacun la liberté de travailler pour son épanouissement personnel, aider les autres ou tout simplement gagner plus d’argent. Qu’en pensez-vous ?
> [!accord] Page 64
Bien sûr, mais l’automatisation n’en serait que l’une des facettes, d’ailleurs tout à fait positive, puisque libérant de la contrainte de l’emploi en donnant le temps du travail, et ne prenant son sens qu’à partir de cette valeur pratique, au lieu d’être fondée comme hier sur la valeur d’usage qui se transforme en valeur d’échange, dégradant le travail en force de travail, c’est-à-dire en emploi prolétarisé. La question, je le répète, est d’inventer une nouvelle façon de produire de la valeur par la redistribution intelligente des gains de productivité. L’automatisation génère des gains de productivité qui ne sont plus redistribuables sous forme de salaire, puisque cette productivité nouvelle consiste à remplacer l’emploi salarié par le robot. Or, on ne va pas donner un salaire au robot : le robot ne consomme pas plus que l’énergie dont il a besoin. C’est donc aux individus privés d’emploi par les robots qu’il faut donner un salaire.
> [!information] Page 65
Amartya Sen est un économiste qui a montré que les sociétés qui maintiennent leur savoir-vivre sont beaucoup plus résistantes que les autres. Il a mené des recherches sur les Bangladais, essayant de comprendre pourquoi et comment leur espérance de vie est supérieure à celle des habitants de Harlem alors qu’ils n’ont pas accès à l’eau courante, pas d’égouts, pas d’écoles… Sen a montré qu’ils sont « résilients » parce qu’ils ont réussi à maintenir et développer leur savoir-vivre, formé par ce qu’il appelle des capacités.
> [!accord] Page 66
C’est absolument réalisable. Et c’est réalisable dans une période qui commence maintenant, et qui, dans vingt ans, si l’on croit Bill Gates aussi bien que Randall Collins et tous ceux que j’ai déjà cités, aboutira à la disparition définitive de la société fondée sur l’emploi. La tendance est évidemment là, tous les gens un peu sérieux le reconnaissent, et ceux qui disent le contraire soit sont ignorants et incompétents, soit se mettent la tête dans le sable, soit sont malhonnêtes. Après cela, il y a évidemment bien des façons de voir les vingt années à venir et le temps de cette économie de transition dans laquelle nous devons nous engager.
> [!accord] Page 66
Que les allocations forfaitaires de base soient contributives, cela veut dire que celui qui apprend, produit et développe du savoir le partage avec d’autres par toutes sortes de voies – dont la réalisation de ce que nous appelons des projets contributifs, fondés sur des investissements contributifs.
Un tel contributeur s’individue, et il n’est pas enfermé dans une tâche définie par un bureau d’étude organisant la division industrielle du travail. Cela signifie que, de la même façon que, dans le monde préindustriel, un compagnon apportait son savoir singulier à sa corporation, ne serait-ce que la meilleure façon d’utiliser un outil, chacun s’engage à apprendre en cultivant des valeurs pratiques, et à valoriser ses savoirs en les transmettant – mais ici transmettre ne veut pas simplement dire donner des cours ou prendre des apprentis : cela signifie socialiser son savoir sous toutes sortes de formes, ce que nous appelons à l’IRI un processus de « transindividuation », par exemple en créant une organisation sociale, qu’elle soit associative ou privative, ou en contribuant à une organisation semblable.
> [!accord] Page 68
Les expérimentations n’ont pas seulement un rôle à jouer : ce sont elles qui doivent guider tout le processus, et c’est le premier point à faire admettre. Il est inconcevable de s’engager dans une telle transformation par des lois et des décrets et à des échelles trop lointaines des réalités locales. Mais cela ne signifie par qu’il faille devenir localiste, tout au contraire. Nous cherchons à constituer en ce moment un réseau de territoires qui s’engageraient, chacun à leur manière, dans cette démarche, mais qui s’engageraient aussi par là même à partager et à confronter leurs expériences, et à accepter la critique et l’accompagnement de véritables équipes de recherche contributive constituées pour cela. C’est pourquoi nous réfléchissons à la fondation de chaires spécifiques et territorialisées.
> [!approfondir] Page 69
Tout cela doit être situé dans une perspective plus ample, qui est celle de ce que nous appelons désormais le Néguanthropocène, c’est-à-dire le stade qui devrait suivre l’[[Anthropocène (Data)]], et dont il s’agit de sortir au plus vite. Ce sera le sujet de La Société automatique 2. L’avenir du savoir. Le savoir est ce qui produit de la néguentropie, et je crois qu’à l’époque des études digitales, des spéculations « post-humanistes » et du storytelling transhumaniste (libertarien de droite et extrêmement dangereux), il faut en repenser de part en part les conditions de possibilité dans la perspective de ce que nous appréhendons, au sein de pharmakon.fr et avec le groupe Noötechnics33, comme une néguanthropologie
^426a9b