Auteur : [[Gilles Deleuze]] & [[Félix Guattari]] Connexion : [[Mille Plateaux]] Tags : Temps de lecture : 3 heures et 11 minutes --- # Citation > [!livre]+ > - [[Homo Domesticus#^39d933|Homo Domesticus]] > - [[Gilles Deleuze (Livre)]] > - [[Postcapitalist Desire#^cc05f0|Postcapitalist Desire]] > - [[Quartier rouge#^d0fd47|Quartier rouge]] > - [[Pourparlers 1972-1990#^df58c7|Pourparlers 1972-1990]] > [!bibliographie]+ > - [[Naissance de la biopolitique, à la lumière de la crise#^02d6a5|Naissance de la biopolitique, à la lumière de la crise]] > - [[La métaphysique de Deleuze & Guattari#^8676LHJ5aVNJGQ9T2p4|La métaphysique de Deleuze & Guattari déjà « par-delà nature et culture »]] > [!youtube] > - Vidéo INA sur les machines désirantes expliqué par Deleuze [](https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/audio/p15278510/la-machine-desirante-par-gilles-deleuze) > - Deleuze: Anti-Oedipe et autres réflexions, séance 1 [](https://www.youtube.com/watch?v=HVLWbtxrQPw) > - Deleuze: Anti-Oedipe et autres réflexions, séance 2 [](https://www.youtube.com/watch?v=EHQ5dkYQG4w) > - La pensée politique de Deleuze et Guattari - L'anti-Oedipe - Politikon [](https://youtu.be/JQE4_2ti_10) # Note ## Les machines désirantes ### La production désirante > [!approfondir] Page 7 Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. Une machine-organe est branchée sur une machine-source : l’une émet un flux, que l’autre coupe. Le sein est une machine qui produit du lait, et la bouche, une machine couplée sur celle-là. La bouche de l’anorexique hésite entre une machine à manger, une machine anale, une machine à parler, une machine à respirer (crise d’asthme). > [!approfondir] Page 7 Etre une machine chlorophyllique, ou de photosynthèse, au moins glisser son corps comme une pièce dans de pareilles machines. Lenz s’est mis avant la distinction homme-nature, avant tous les repérages que cette distinction conditionne. Il ne vit pas la nature comme nature, mais comme processus de production. Il n’y a plus ni homme ni nature, mais uniquement processus qui produit l’un dans l’autre et couple les machines. Partout des machines productrices ou désirantes, les machines schizophrènes, toute la vie générique : moi et non-moi, extérieur et intérieur ne veulent plus rien dire. > [!accord] Page 8 Il est probable que, à un certain niveau, la nature se distingue de l’industrie : pour une part l’industrie s’oppose à la nature, pour une autre part elle y puise des matériaux, pour une autre part elle lui restitue ses déchets, etc. Ce rapport distinctif homme-nature, industrie-nature, société-nature, conditionne même dans la société la distinction de sphères relativement autonomes qu’on appellera « production », « distribution », « consommation ». > [!accord] Page 9 Car en vérité — l’éclatante et noire vérité qui gît dans le délire — il n’y a pas de sphères ou de circuits relativement indépendants : la production est immédiatement consommation et enregistrement, l’enregistrement et la consommation déterminent directement la production, mais la déterminent au sein de la production même. Si bien que tout est production : productions de productions, d’actions et de passions ; productions d’enregistrements, de distributions et de repérages ; productions de consommations, de voluptés, d’angoisses et de douleurs. Tout est si bien production que les enregistrements sont immédiatement consommés, consumés, et les consommations directement reproduites.{3} Tel est le premier sens de processus : porter l’enregistrement et la consommation dans la production même, en faire les productions d’un même procès. > [!accord] Page 9 C’est le second sens de processus ; homme et nature ne sont pas comme deux termes l’un en face de l’autre, même pris dans un rapport de causation, de compréhension ou d’expression (cause-effet, sujet-objet, etc.), mais une seule et même réalité essentielle du producteur et du produit. > [!approfondir] Page 9 La production comme processus déborde toutes les catégories idéales et forme un cycle qui se rapporte au désir en tant que principe immanent. C’est pourquoi la production désirante est la catégorie effective d’une psychiatrie matérialiste, qui pose et traite le schizo comme Homo natura. > [!approfondir] Page 9 A une condition toutefois, qui constitue le troisième sens de processus : il ne faut pas que celui-ci soit pris pour un but, une fin, ni qu’il se confonde avec sa propre continuation à l’infini. La fin du processus, ou sa continuation à l’infini qui est strictement la même chose que son arrêt brutal et prématuré, c’est la causation du schizophrène artificiel, tel qu’on le voit à l’hôpital, loque autistisée produite comme entité. > [!information] Page 10 Les machines désirantes sont des machines binaires, à règle binaire ou régime associatif ; toujours une machine couplée avec une autre. La synthèse productive, la production de production, a une forme connective : « et », « et puis »… C’est qu’il y a toujours une machine productrice d’un flux, et une autre qui lui est connectée, opérant une coupure, un prélèvement de flux (le sein — la bouche). Et comme la première est à son tour connectée à une autre par rapport à laquelle elle se comporte comme coupure ou prélèvement, la série binaire est linéaire dans toutes les directions. Le désir ne cesse d’effectuer le couplage de flux continus et d’objets partiels essentiellement fragmentaires et fragmentés. Le désir fait couler, coule et coupe. > [!accord] Page 10 « J’aime tout ce qui coule, même le flux menstruel qui emporte les œufs non fécondés… », dit Miller dans son chant du désir{6}. Poche des eaux et calculs du rein ; flux de cheveu, flux de bave, flux de sperme, de merde ou d’urine qui sont produits par des objets partiels, constamment coupés par d’autres objets partiels, lesquels produisent d’autres flux, recoupés par d’autres objets partiels. Tout « objet » suppose la continuité d’un flux, tout flux, la fragmentation de l’objet. Sans doute chaque machine-organe interprète le monde entier d’après son propre flux, d’après l’énergie qui flue d’elle : l’œil interprète tout en termes de voir — le parler, l’entendre, le chier, le baiser… Mais toujours une connexion s’établit avec une autre machine, dans une transversale où la première coupe le flux de l’autre ou « voit » son flux coupé par l’autre. > [!approfondir] Page 10 Le couplage de la synthèse connective, objet partiel-flux, a donc aussi bien une autre forme, produit-produire. Toujours du produire est greffé sur le produit, c’est pourquoi la production désirante est production de production, comme toute machine, machine de machine. On ne peut pas se contenter de la catégorie idéaliste d’expression. On ne peut pas, on ne devrait pas songer à décrire l’objet schizo-phrénique sans le rattacher au processus de production. > [!information] Page 11 Elle n’était appropriée à aucun usage, à rien de ce qu’on attend d’une table. Lourde, encombrante, elle était à peine transportable. On ne savait comment la prendre (ni mentalement ni manuellement). Le plateau, la partie utile de la table, progressivement réduit, disparaissait, étant si peu en relation avec l’encombrant bâti, qu’on ne songeait plus à l’ensemble comme à une table, mais comme à un meuble à part, un instrument inconnu dont on n’aurait pas eu l’emploi. > [!information] Page 11 Quand Lévi-Strauss définit le bricolage, il propose un ensemble de caractères bien liés : la possession d’un stock ou d’un code multiple, hétéroclite et tout de même limité ; la capacité de faire entrer les fragments dans des fragmentations toujours nouvelles ; d’où découle une indifférence du produire et du produit, de l’ensemble instrumental et de l’ensemble à réaliser > [!approfondir] Page 12 On dirait que les flux d’énergie sont encore trop liés, les objets partiels encore trop organiques. Mais un pur fluide à l’état libre et sans coupure, en train de glisser sur un corps plein. Les machines désirantes nous font un organisme ; mais au sein de cette production, dans sa production même, le corps souffre d’être ainsi organisé, de ne pas avoir une autre organisation, ou pas d’organisation du tout. « Une station incompréhensible et toute droite » au milieu du procès, comme troisième temps : « Pas de bouche. Pas de langue. Pas de dents. Pas de larynx. Pas d’œsophage. Pas d’estomac. Pas de ventre. Pas d’anus. » Les automates s’arrêtent et laissent monter la masse inorganisée qu’ils articulaient. Le corps plein sans organes est l’improductif, le stérile, l’inengendré, l’inconsommable. > [!information] Page 12 Le corps sans organes est l’improductif ; et pourtant il est produit à sa place et à son heure dans la synthèse connective, comme l’identité du produire et du produit (la table schizophrénique est un corps sans organes). Le corps sans organes n’est pas le témoin d’un néant originel, pas plus que le reste d’une totalité perdue. Il n’est surtout pas une projection ; rien à voir avec le corps propre, ou avec une image du corps. C’est le corps sans image. Lui, l’improductif, il existe là où il est produit, au troisième temps de la série binaire-linéraire. Il est perpétuellement réinjecté dans la production. Le corps catatonique est produit dans l’eau du bain. Le corps plein sans organes est de l’anti-production ; mais c’est encore un caractère de la synthèse connective ou productive, de coupler la production à l’anti-production, à un élément d’anti-production. ### Le corps sans organes > [!approfondir] Page 13 Mais si nous voulons avoir une idée des forces ultérieures du corps sans organes dans le processus non interrompu, nous devons passer par un parallèle entre la production désirante et la production sociale. Un tel parallèle n’est que phénoménologique ; il ne préjuge en rien de la nature et du rapport des deux productions, ni même de la question de savoir s’il y a effectivement deux productions. Simplement, les formes de production sociale impliquent elles aussi une station improductive inengendrée, un élément d’anti-production couplé avec le procès, un corps plein déterminé comme socius. Ce peut-être le corps de la terre, ou le corps despotique, ou bien le capital. C’est de lui que [[Karl Marx|Marx]] dit : il n’est pas le produit du travail, mais il apparaît comme son présupposé naturel ou divin. Il ne se contente pas en effet de s’opposer aux forces productives en elles-mêmes. Il se rabat sur toute la production, constitue une surface où se distribuent les forces et les agents de production, si bien qu’il s’approprie le surproduit et s’attribue l’ensemble et les parties du procès qui semblent maintenant émaner de lui comme d’une quasi-cause. Forces et agents deviennent sa puissance sous une forme miraculeuse, ils semblent miraculés par lui. > [!information] Page 14 Bref, le socius comme corps plein forme une surface où toute la production s’enregistre et semble émaner de la surface d’enregistrement. La société construit son propre délire en enregistrant le processus de production ; mais ce n’est pas un délire de la conscience, ou plutôt la fausse conscience est vraie conscience d’un faux mouvement, vraie perception d’un mouvement objectif apparent, vraie perception du mouvement qui se produit sur la surface d’enregistrement. Le capital est bien le corps sans organes du capitaliste, ou plutôt de l’être capitaliste. Mais comme tel, il n’est pas seulement substance fluide et pétrifiée de l’argent, il va donner à la stérilité de l’argent la forme sous laquelle celui-d produit de l’argent. Il produit la plus-value, comme le corps sans organes se reproduit lui-même, bourgeonne et s’étend jusqu’aux bornes de l’univers. Il charge la machine de fabriquer une plus-value relative, tout en s’incarnant en elle comme capital fixe. Et sur le capital les machines et les agents s’accrochent, au point que leur fonctionnement même est miraculé par lui. Tout semble (objectivement) produit par le capital en tant que quasi-cause. > [!approfondir] Page 14 Comme dit [[Karl Marx|Marx]], au début les capitalistes ont nécessairement conscience de l’opposition du travail et du capital, et de l’usage du capital comme moyen d’extorquer du surtravail. Mais s’instaure vite un monde pervers ensorcelé, en même temps que le capital joue le rôle de surface d’enregistrement qui se rabat sur toute la production (fournir de la plus-value, ou en réaliser, tel est le droit d’enregistrement). « A mesure que la plus-value relative se développe dans le système spécifiquement capitaliste et que la productivité sociale du travail s’accroît, les forces productives et les connexions sociales du travail semblent se détacher du processus productif et passer du travail au capital. Le capital devient ainsi un être bien mystérieux, car toutes les forces productives semblent naître dans son sein et lui appartenir ».{11} Et ce qui est spécifiquement capitaliste ici, c’est le rôle de l’argent et l’usage du capital comme corps plein pour former la surface d’inscription ou d’enregistrement. Mais un corps plein quelconque, corps de la terre ou du despote, une surface d’enregistrement, un mouvement objectif apparent, un monde pervers ensorcelé fétichiste appartiennent à tous les types de société comme constante de la reproduction sociale. > [!information] Page 15 Le corps sans organes se rabat sur la production désirante, et l’attire, se l’approprie. Les machines-organes s’accrochent sur lui comme sur un gilet de fleurettiste, ou comme des médailles sur le maillot d’un lutteur qui s’avance en les faisant tressauter. Une machine d’attraction succède, peut succéder ainsi à la machine répulsive : une machine miraculante après la machine paranoïaque. > [!approfondir] Page 15 C’est que nous sommes passés insensiblement dans un domaine de la production d’enregistrement, dont la loi n’est pas la même que la production de production. La loi de celle-ci, c’était la synthèse connective ou couplage. Mais lorsque les connexions productives passent des machines au corps sans organes (comme du travail au capital), on dirait qu’elles entrent sous une autre loi qui exprime une distribution par rapport à l’élément non productif en tant que « présupposé naturel ou divin » (les disjonctions du capital). Sur le corps sans organes, les machines s’accrochent comme autant de points die disjonction entre lesquels se tisse tout un réseau de synthèses nouvelles, et qui quadrillent la surface. > [!information] Page 16 Le « soit… soit » schizophrénique prend le relais du « et puis » : quels que soient deux organes envisagés, la manière dont ils sont accrochés sur le corps sans organes doit être telle que toutes les synthèses disjonctives entre les deux reviennent au même sur la surface glissante. Tandis que le « ou bien » prétend marquer des choix décisifs entre termes impermutables (alternative), le « soit » désigne le système de permutations possibles entre des différences qui reviennent toujours au même en se déplaçant, en glissant. Ainsi pour la bouche parlante et les pieds marchants : « Il lui arrivait de s’arrêter sans rien dire. Soit que finalement il n’eût rien à dire. Soit que tout en ayant quelque chose à dire il y renonçât finalement… D’autres cas principaux se présentent à l’esprit. Communication continue immédiate avec redépart immédiat. Même chose avec redépart retardé. Communication continue retardée avec redépart immédiat. Même chose avec redépart retardé. Communication discontinue immédiate avec redépart immédiat. Même chose avec redépart retardé. Communication discontinue retardée avec redépart immédiat. Même chose avec redépart retardé ».{12} C’est ainsi que le schizophrène, possesseur du capital le plus maigre et le plus émouvant, telles les propriétés de Malone, écrit sur son corps la litanie des disjonctions, et se construit un monde de parades où la plus minuscule permutation est censée répondre à la situation nouvelle ou à l’interpellateur indiscret. > [!information] Page 19 Les dessins d’Adolf Wölfli mettent en scène des horloges, turbines, dynamos, machines-célestes, machines-maisons, etc. Et leur production se (ait de façon connective, allant du bord au centre par couches ou secteurs successifs. Mais les « explications » qu’il y joint, et dont il change suivant son humeur, font appel à des séries généalogiques qui constituent l’enregistrement du dessin. > [!information] Page 19 C’est que les machines-organes ont beau s’accrocher sur le corps sans organes, celui-ci n’en reste pas moins sans organes et ne redevient pas un organisme au sens habituel du mot. Il garde son caractère fluide et glissant. ### Le sujet et la jouissance > [!approfondir] Page 21 On parle souvent des hallucinations et du délire ; mais la donnée hallucinatoire (je vois, j’entends) et la donnée délirante (je pense…) présupposent un Je sens plus profond, qui donne aux hallucinations leur objet et au délire de la pensée son contenu. Un « je sens que je deviens femme », « que je deviens dieu », etc., qui n’est ni délirant ni hallucinatoire, mais qui va projeter l’hallucination ou intérioriser le délire. Délire et hallucination sont seconds par rapport à l’émotion vraiment primaire qui n’éprouve d’abord que des intensités, des devenirs, des passages. > [!approfondir] Page 22 Profondément schizoïde est la théorie kantienne d’après laquelle les quantités intensives remplissent la matière sans vide à des degrés divers. Suivant la doctrine du président Schreber, l’attraction et la répulsion produisent d’intenses états de nerf qui remplissent le corps sans organes à des degrés divers, et par lesquels passe le sujet-Schreber, devenant femme, devenant bien d’autres choses encore suivant un cercle d’éternel retour. Les seins sur le torse nu du président ne sont ni délirants ni hallucinatoires, ils désignent d’abord une bande d’intensité, une zone d’intensité sur son corps sans organes. > [!information] Page 22 Le corps sans organes est un œuf : il est traversé d’axes et de seuils, de latitudes, de longitudes, de géodésiques, il est traversé de gradients qui marquent les devenirs et les passages, les destinations de celui qui s’y développe. Rien ici n’est représentatif, mais tout est vie et vécu : l’émotion vécue des seins ne ressemble pas à des seins, ne les représente pas, pas plus qu’une zone prédestinée dans l’œuf ne ressemble à l’organe qui va y être induit. > [!accord] Page 23 Comment a-t-on pu réduire la synthèse conjonctive du « C’était donc ça ! », « C’est donc moi ! » à l’éternelle et morne découverte d’Œdipe, « C’est donc mon père, c’est donc ma mère… » Nous ne pouvons pas encore répondre à ces questions. > [!approfondir] Page 23 Ou bien autre chemin plus complexe, mais qui revient au même à travers la machine paranoïaque et la machine miraculante, les proportions de répulsion et d’attraction sur le corps sans organes produisent dans la machine célibataire une série d’états à partir de 0 ; et le sujet naît de chaque état de la série, renaît toujours de l’état suivant qui le détermine en un moment, consommant tous ces états qui le font naître et renaître (l’état vécu est premier par rapport au sujet qui le vit). > [!approfondir] Page 23 C’est cela que Klossowski a montré admirablement dans son commentaire de Nietzsche : la présence de la Stimmung comme émotion matérielle, constitutive de la plus haute pensée et de la perception la plus aiguë.{19} « Les forces centrifuges ne fuient pas à jamais le centre, mais s’en rapprochent à nouveau pour s’en éloigner derechef : telles sont les véhémentes oscillations qui bouleversent un individu tant qu’il ne recherche que son propre centre et ne voit pas le cercle dont il fait lui-même partie ; car si les oscillations le bouleversent, c’est que chacune répond à un individu autre qu’il ne croit être, du point de vue du centre introuvable. De là qu’une identité est essentiellement fortuite et qu’une série d’individualités doivent être parcourues par chacune, pour que la fortuité de celle-ci ou de celle-là les rendent toutes nécessaires. » Les forces d’attraction et de répulsion, d’essor et de décadence, produisent une série d’états intensifs à partir de l’intensité = 0 qui désigne le corps sans organes (« mais ce qui est singulier, c’est que là encore un nouvel afflux est nécessaire, pour seulement signifier cette absence »). Il n’y a pas le moi-Nietzsche, professeur de philologie, qui perd tout d’un coup la raison, et qui s’identifierait à d’étranges personnages ; à y a le sujet-nietzschéen qui passe par une série d’états, et qui identifie les noms de l’histoire à ces états : tous les noms de l’histoire, c’est moi.. Le sujet s’étale sur le pourtour du cercle dont le moi a déserté le centre. Au centre il y a la machine du désir, la machine célibataire de l’éternel retour. ### Psychiatrie matérialiste > [!information] Page 24 La thèse célèbre du psychiatre Clérambault semble bien fondée : le délire, avec son caractère global systématique, est second par rapport à des phénomènes d’automatisme parcellaires et locaux. En effet, le délire qualifie l’enregistrement qui recueille le procès de production des machines désirantes ; et bien qu’il ait des synthèses et des affections propres, comme on le voit dans la paranoïa et même dans les formes paranoïdes de la schizophrénie, il ne constitue pas une sphère autonome, mais est second par rapport au fonctionnement et aux ratés des machines désirantes. > [!information] Page 25 Ainsi dans l’automatisme Clérambault ne voyait qu’un mécanisme neurologique au sens le plus général du mot, et non pas un procès de production économique mettant en jeu des machines désirantes ; et, pour l’histoire, il se contentait d’invoquer le caractère inné ou acquis. Clérambault est le Feuerbach de la psychiatrie, au sens où [[Karl Marx|Marx]] dit : « Dans la mesure où Feuerbach est matérialiste, l’histoire ne se rencontre pas chez lui, et dans la mesure où il prend l’histoire en considération, il n’est pas matérialiste. » Une psychiatrie vraiment matérialiste se définit au contraire par une double opération introduire le désir dans le mécanisme, introduire la production dans le désir. > [!information] Page 25 Il n’y a pas de différence profonde entre le faux matérialisme et les formes typiques de l’idéalisme. La théorie de la schizophrénie est marquée de trois concepts qui constituent sa formule trinitaire : la dissociation (Kraepelin), l’autisme (Bleuler), l’espace-temps ou l’être au monde (Binswanger). > [!accord] Page 26 Car, en fait, dès qu’on nous met dans Œdipe, dès qu’on nous mesure à Œdipe, le tour est joué, et l’on a supprimé le seul rapport authentique qui était de production. La grande découverte de la psychanalyse (ut celle de la production désirante, des productions de l’inconscient. Mais, avec Œdipe, cette découverte fut vite occultée par un nouvel idéalisme : à l’inconscient comme usine, on a substitué un théâtre antique ; aux unités de production de l’inconscient, on a substitué la représentation ; à l’inconscient productif, on a substitué un inconscient qui ne pouvait plus que s’exprimer (le mythe, la tragédie, le rêve…). > [!information] Page 28 Bref, quand on réduit la production désirante à une production de fantasme, on se contente de tirer toutes les conséquences du principe idéaliste qui définit le désir comme un manque, et non comme production, production « industrielle ». Clément Rosset dit très bien chaque fois qu’on insiste sur un manque dont manquerait le désir pour définir son objet, « le monde se voit doublé d’un autre monde quel qu’il soit, à la faveur de l’itinéraire suivant : l’objet manque au désir ; donc le monde ne contient pas tous les objets, il en manque au moins un, celui du désir ; donc il existe un ailleurs qui contient la clef du désir (dont manque le monde). » > [!approfondir] Page 29 Si le désir produit, il produit du réel. Si le désir est producteur, il ne peut l’être qu’en réalité, et de réalité. Le désir est cet ensemble de synthèses passives qui machinent les objets partiels, les flux et les corps, et qui fonctionnent comme des unités de production. Le réel en découle, il est le résultat des synthèses passives du désir comme auto-production de l’inconscient. Le désir ne manque de rien, il ne manque pas de son objet. C’est plutôt le sujet qui manque au désir, ou le désir qui manque de sujet fixe ; il n’y a de sujet fixe que par la répression. Le désir et son objet ne font qu’un, c’est la machine, en tant que machine de machine. Le désir est machine, l’objet du désir est encore machine connectée, si bien que le produit est prélevé sur du produire, et que quelque chose se détache du produire au produit, qui va donner un reste au sujet nomade et vagabond. L’être objectif du désir est le Réel en lui-même. > [!approfondir] Page 29 Nous avons beau dire : on n’est pas des herbes, il y a longtemps qu’on a perdu la synthèses chlorophyllienne, il faut bien qu’on mange… Le désir devient alors cette peur abjecte de manquer. Mais justement, cette phrase, ce ne sont pas les pauvres ou les dépossédés qui la prononcent. Eux, au contraire, ils savent qu’ils sont proches de l’herbe, et que le désir a « besoin » de peu de choses, non pas ces choses qu’on leur laisse, mais ces choses mêmes dont on ne cesse de les déposséder, et qui ne constituaient pas un manque au cœur du sujet, mais plutôt l’objectivité de l’homme, l’être objectif de l’homme pour qui désirer c’est produire, produire en réalité. Le réel n’est pas impossible, dans le réel au contraire tout est possible, tout devient possible. Ce n’est pas le désir qui exprime un manque molaire dans le sujet, c’est l’organisation molaire qui destitue le désir de son être objectif. Les révolutionnaires, les artistes et les voyants se contentent d’être objectifs, rien qu’objectifs : ils savent que le désir étreint la vie avec une puissance productrice, et la reproduit d’une façon d’autant plus intense qu’il a peu de besoin. Et tant pis pour ceux qui croient que c’est facile à dire, ou que c’est une idée dans les livres. « Du peu de lectures que j’avais faites, j’avais tiré cette conclusion que les hommes qui trempaient le plus dans la vie, qui la moulaient, qui étaient la vie même, mangeaient peu, dormaient peu, ne possédaient que peu de biens, s’ils en avaient. Ils n’entretenaient pas d’illusions en matière de devoir, de procréation, aux fins limitées de perpétuer la famille ou défendre l’Etat… Le monde des fantasmes est celui que nous n’avons pas achevé de conquérir. C’est un monde du passé, non pas de l’avenir. Aller de l’avant en se cramponnant au passé, c’est traîner avec soi les boulets du forçat ». > [!accord] Page 30 Le manque est aménagé, organisé dans la production sociale. Il est contre-produit par l’instance d’antiproduction qui se rabat sur les forces productives et se les approprie. Il n’est jamais premier ; la production n’est jamais organisée en fonction d’un manque antérieur, c’est le manque qui vient se loger, se vacuoliser, se propager d’après l’organisation d’une production préalable.{25} C’est l’art d’une classe dominante, cette pratique du vide comme économie de marché : organiser le manque dans l’abondance de production, faire basculer tout le désir dans la grande peur de manquer, faire dépendre l’objet d’une production réelle qu’on suppose extérieure au désir (les exigences de la rationalité), tandis que la production du désir passe dans le fantasme (rien d’autre que le fantasme). > [!accord] Page 31 Même les formes les plus répressives et les plus mortifères de la reproduction sociale sont produites par le désir, dans l’organisation qui en découle sous telle ou telle condition que nous devrons analyser. C’est pourquoi le problème fondamental de la philosophie politique reste celui que [[Baruch Spinoza|Spinoza]] sut poser (et que Reich a redécouvert) : « Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » Comment arrive-t-on à crier : encore plus d’impôts ! moins de pain ! Comme dit Reich, l’étonnant n’est pas que des gens volent, que d’autres fassent grève, mais plutôt que les affamés ne volent pas toujours et que les exploités ne fassent pas toujours grève : pourquoi des hommes supportent-ils depuis des siècles l’exploitation, l’humiliation, l’esclavage, au point de les vouloir non seulement pour les autres, mais pour eux-mêmes ? Jamais Reich n’est plus grand penseur que lorsqu’il refuse d’invoquer une méconnaissance ou une illusion des masses pour expliquer le fascisme, et réclame une explication par le désir, en termes de désir : non, les masses n’ont pas été trompées, elles ont désiré le fascisme à tel moment, en telles circonstances, et c’est cela qu’il faut expliquer, cette perversion du désir grégaire. ^97c691 > [!approfondir] Page 31 Pourtant Reich n’arrive pas à donner de réponse suffisante, parce qu’il restaure à son tour ce qu’il était en train d’abattre, en distinguant la rationalité telle qu’elle est ou devrait être dans le processus de la production sociale, et l’irrationnel dans le désir, seul le second étant justiciable de la psychanalyse. Il réserve alors à la psychanalyse la seule explication du « négatif », du « subjectif » et de l’ « inhibé » dans le champ social. Il en revient nécessairement à un dualisme entre l’objet réel rationnellement produit, et la production fantasmatique irrationnelle{27}. Il renonce à découvrir la commune mesure ou la coextension du champ social et du désir. C’est que, pour fonder véritablement une psychiatrie matérialiste, il lui manquait la catégorie de production désirante, à laquelle le réel fût soumis sous ses formes dites rationnelles autant qu’irrationnelles. > [!accord] Page 32 L’existence massive d’une répression sociale portant sur la production désirante n’affecte en rien notre principe : le désir produit du réel, ou la production désirante n’est pas autre chose que la production sociale. Il n’est pas question de réserver au désir une forme d’existence particulière, une réalité mentale ou psychique qui s’opposerait à la réalité matérielle de la production sociale. Les machines désirantes ne sont pas des machines fantasmatiques ou oniriques, qui se distingueraient des machines techniques et sociales, et viendraient les doubler. Les fantasmes sont plutôt des expressions secondes, qui dérivent de l’identité des deux sortes de machines dans un milieu donné. Aussi le fantasme n’est-il jamais individuel ; il est fantasme de groupe, comme l’analyse institutionnelle a su le montrer, Et s’il y a deux sortes de fantasmes de groupe, c’est que l’identité peut être lue dans les deux sens, suivant que les machines désirantes sont saisies dans les grandes masses grégaires, qu’elles forment,, ou suivant que les machines sociales sont rapportées aux forces élémentaires du désir qui les forment. Il peut donc arriver, dans le fantasme de groupe, que la libido investisse le champ social existant, y compris dans ses formes les plus répressives ; ou bien au contraire qu’elle procède à un contre-investissement qui branche sur le champ social existant le désir révolutionnaire (par exemple, les grandes utopies socialistes du XIXe siècle fonctionnent, non pas comme des modèles idéaux, mais comme des fantasmes de groupe, c’est-à-dire des agents de la productivité réelle du désir qui rendent possible un désinvestissement ou une « désinstitution » du champ social actuel, au profit d’une institution révolutionnaire du désir lui-même). > [!approfondir] Page 34 Quand donc nous posions le socius comme l’analogue d’un corps plein sans organes, il n’y en avait pas moins une différence importante. Car les machines désirantes sont la catégorie fondamentale de l’économie du désir, produisent par elles-mêmes un corps sans organes et ne distinguent pas les agents de leurs propres pièces, ni les rapports de production de leurs propres rapports, ni la socialité de la technicité. Les machines désirantes sont à la fois techniques et sociales. C’est bien en ce sens que la production désirante est le lieu d’un refoulement originaire, tandis que la production sociale est le lieu de la répression, et que, de celle-ci à celle-là, s’exerce quelque chose qui ressemble au refoulement secondaire « proprement dit » : tout dépend ici de la situation du corps sans organes, ou de son équivalent, suivant qu’il est résultat interne ou condition extrinsèque (change notamment le rôle de l’instinct de mort). > [!information] Page 34 Nous pouvons dire que toute production sociale découle de la production désirante dans des conditions déterminées : d’abord l’Homo natura. Mais nous devons dire aussi bien, et plus exactement, que la production désirante est d’abord sociale, et ne tend à se libérer qu’à la fin (d’abord l’Homo historia). C’est que le corps sans organes n’est pas donné pour lui-même en une origine, puis projeté dans les différentes sortes de socius, comme si un grand paranoïaque, chef de la horde primitive, était à la base de l’organisation sociale. La machine sociale ou socius peut être le corps de la Terre, le corps du Despote, le corps de l’Argent. Elle n’est jamais une projection du corps sans organes. C’est plutôt le corps sans organes qui est l’ultime résidu d’un socius déterritorialisé. Le problème du socius a toujours été celui-ci : coder les flux du désir, les inscrire, les enregistrer, faire qu’aucun flux ne coule qui ne soit tamponné, canalisé, réglé. Quand la machine territoriale primitive n’a plus suffi, la machine despotique a instauré une sorte de surcodage. Mais la machine capitaliste, en tant qu’elle s’établit sur les ruines plus ou moins lointaines d’un Etat despotique, se trouve dans une situation toute nouvelle : le décodage et la déterritorialisation des flux. Cette situation, le capitalisme ne l’affronte pas du dehors, puisqu’il en vit, y trouve à la fois sa condition et sa matière, et l’impose avec toute sa violence. Sa production et sa répression souveraines ne peuvent s’exercer qu’à ce prix. Il naît en effet de la rencontre entre deux sortes de flux, flux décodés de production sous la forme du capital-argent, flux décodés du travail sous la forme du « travailleur libre ». Aussi, contrairement aux machines sociales précédentes, la machine capitaliste est-elle incapable de fournir un code qui couvre l’ensemble du champ social. A l’idée même du code, elle a substitué dans l’argent une axiomatique des quantités abstraites qui va toujours plus loin dans le mouvement de la déterritorialisation du socius. Le capitalisme tend vers un seuil de décodage qui défait le socius au profit d’un corps sans organes, et qui, sur ce corps, libère les flux du désir dans un champ déterritorialisé. Est-il exact de dire en ce sens que la schizophrénie est le produit de la machine capitaliste, comme la manie dépressive et la paranoïa le produit de la machine despotique, comme l’hystérie le produit de la machine territoriale ? > [!accord] Page 35 Le décodage des flux, la déterritorialisation du socius forment ainsi la tendance la plus essentielle du capitalisme. Il ne cesse de s’approcher de sa limite, qui est une limite proprement schizophrénique. Il tend de toutes ses forces à produire le schizo comme le sujet des flux décodés sur le corps sans organes — plus capitaliste que le capitaliste et plus prolétaire que le prolétaire. Aller toujours plus loin dans la tendance, jusqu’au point où le capitalisme s’enverrait dans la lune avec tous ses flux en vérité on n’a encore rien vu. > [!accord] Page 35 Quand on dit que la schizophrénie est notre maladie, la maladie de notre époque, on ne doit pas vouloir dire seulement que la vie moderne rend fou. Il ne s’agit pas de mode de vie, mais de procès de production. Il ne s’agit pas non plus d’un simple parallélisme, bien que le parallélisme soit déjà plus exact, du point de vue de la faillite des codes, par exemple entre les phénomènes de glissement de sens chez les schizophrènes et les mécanismes de discordance croissante à tous les étages de la société industrielle. En fait, nous voulons dire que le capitalisme, dans son processus de production, produit line formidable charge schizophrénique sur laquelle il fait porter tout le poids de sa répression, mais qui ne cesse de se reproduire comme limite du procès. Car le capitalisme ne cesse pas de contrarier, d’inhiber sa tendance en même temps qu’il s’y précipite ; il ne cesse de repousser sa limite en même temps qu’il y tend. Le capitalisme instaure ou restaure toutes sortes de territorialités résiduelles et factices, imaginaires ou symboliques, sur lesquelles il tente, tant bien que mal, de recoder, de tamponner les personnes dérivées des quantités abstraites. Tout repasse ou revient, les Etats, les patries, les familles. C’est ce qui fait du capitalisme, en son idéologie, « la peinture bigarrée de tout ce qui a été cru ». Le réel n’est pas impossible, il est de plus en plus artificiel. > [!accord] Page 36 [[Karl Marx|Marx]] appelait loi de la tendance contrariée le double mouvement de la baisse tendancielle du taux de profit et de l’accroissement de la masse absolue de plus-value. Comme corollaire de cette loi, il y a le double mouvement du décodage ou de la déterritorialisation des flux, et de leur re-territorialisation violente et factice. Plus la machine capitaliste déterritorialise, décodant et axiomatisant les flux pour en extraire la plus-value, plus ses appareils annexes, bureaucratiques et policiers, re-territorialisent à tour de bras tout en absorbant une part croissante de plus-value. ^926149 > [!information] Page 36 Quant au schizo, de son pas vacillant qui ne cesse de migrer, d’errer, de trébucher, il s’enfonce toujours plus loin dans la déterritorialisation, sur son propre corps sans organes à l’infini de la décomposition du socius, et peut-être est-ce sa manière à lui de retrouver la terre, la promenade du schizo. Le schizophrène se tient à la limite du capitalisme : il en est la tendance développée, le surproduit, le prolétaire et l’ange exterminateur. Il brouille tous les codes, et porte les flux décodés du désir. Le réel flue. Les deux aspects du processus se rejoignent : le processus métaphysique qui nous met en contact avec le « démonique » dans la nature ou dans le cœur de la terre, le processus historique de la production sociale qui restitue aux machines désirantes une autonomie par rapport à la machine sociale déterritorialisée. La schizophrénie, c’est la production désirante comme limite de la production sociale. La production désirante, et sa différence de régime avec la production sociale, sont donc à la fin, non pas au début. De l’une à l’autre il n’y a qu’un devenir qui est le devenir de la réalité. Et si la psychiatrie matérialiste se définit par l’introduction du concept de production dans le désir, elle ne peut éviter de poser en termes eschatologiques le problème du rapport final entre la machine analytique, la machine révolutionnaire et les machines désirantes. ### Les machines > [!information] Page 37 En quoi les machines désirantes sont-elles vraiment des machines, indépendamment de toute métaphore ? Une machine se définit comme un système de coupures. Il ne s’agit nullement de la coupure considérée comme séparation avec la réalité ; les coupures opèrent dans des dimensions variables suivant le caractère considéré. Toute machine, en premier lieu, est en rapport avec un flux matériel continu (hylè) dans lequel elle tranche. Elle fonctionne comme machine à couper le jambon : les coupures opèrent des prélèvements sur le flux associatif. Ainsi l’anus et le flux de merde qu’il coupe ; la bouche et le flux de lait, mais aussi le flux d’air, et le flux sonore ; le pénis et le flux d’urine, mais aussi le flux de sperme. Chaque flux associatif doit être considéré comme idéel, flux infini d’une cuisse de porc immense. La hylè désigne en effet la continuité pure qu’une matière possède en idée. > [!information] Page 37 Et sans doute cette autre machine est-elle à son tour en réalité coupure. Mais elle ne l’est qu’en rapport avec une troisième machine qui produit idéalement, c’est-à-dire relativement, un flux continu infini. Ainsi la machine-anus et la machine-intestin, la machine-intestin et la machine-estomac, la machine-estomac et la machine-bouche, la machine-bouche et le flux du troupeau (« et puis, et puis, et puis… »). Bref, toute machine est coupure de flux par rapport à celle à laquelle elle est connectée, mais flux elle-même ou production de flux par rapport à celle qui lui est connectée. Telle est la loi de production de production. C’est pourquoi, à la limite des connexions transversales ou transfinies, l’objet partiel et le flux continu, la coupure et la connexion se confondent en un — partout des coupures-flux d’où sourd le désir, et qui sont sa productivité, opérant toujours la greffe du produire sur le produit (il est très curieux que Mélanie Klein, dans sa profonde découverte des objets partiels, néglige à cet égard l’étude des flux et les déclare sans importance : elle court-circuite ainsi toutes les connexions).{ > [!information] Page 38 Aussi ne faut-il pas croire que ce sont les machines mêmes qui témoignent de la perte ou du refoulement du désir (ce que Bettelheim traduit en termes d’autisme). ### Le tout et les parties > [!information] Page 43 Donc Proust disait que le tout est produit, qu’il est lui-même produit comme une partie à côté des parties, qu’il n’unifie ni ne totalise, mais qui s’applique à elles en instaurant seulement des communications aberrantes entre vases non communicants, des unités transversales entre éléments qui gardent toute leur différence dans leurs dimensions propres. Ainsi, dans le voyage en chemin de fer, il n’y a jamais totalité de ce qu’on voit ni unité des points de vue, mais seulement dans la transversale que trace le voyageur affolé d’une fenêtre à l’autre, « pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites ». Rapprocher, rentoiler, c’est ce que Joyce appelait « re-embody ». Le corps sans organes est produit comme un tout, mais à sa place, dans le processus de production, à côté des parties qu’il n’unifie et ne totalise pas. Et quand il s’applique à elles, se rabat sur elles, il induit des communications transversales, des sommations transfinies, des inscriptions polyvoques et transcursives, sur sa propre surface où les coupures fonctionnelles des objets partiels ne cessent d’être recoupées par les coupures de chaînes signifiantes et celles d’un sujet qui s’y repère. Le tout ne coexiste pas seulement avec les parties, il leur est contigu, lui-même produit à part, et s’appliquant à elles : les généticiens le montrent à leur manière en disant que « les amino-acides sont assimilés individuellement dans la cellule, puis sont arrangés dans l’ordre convenable par un mécanisme analogue à un moule dans lequel la chaîne latérale caractéristique de chaque acide se place dans sa position propre ». > [!information] Page 44 Il n’y a pas d’évolution des pulsions qui les ferait progresser, avec leurs objets, vers un tout d’intégration, pas plus qu’il n’y a de totalité primitive dont elles dériveraient. Mélanie Klein fit la découverte merveilleuse des objets partiels, ce monde d’explosions, de rotations, de vibrations. Mais comment expliquer qu’elle rate pourtant la logique de ces objets ? C’est que, d’abord, elle les pense comme fantasmes, et les juge du point de vue de la consommation, non pas d’une production réelle. Elle assigne des mécanismes de causation (ainsi l’introjection et la projection), d’effectuation (gratification et frustration), d’expression (le bon et le mauvais) qui lui imposent une conception idéaliste de l’objet partiel. Elle ne le rattache pas à un véritable procès de production qui serait celui des machines désirantes. En second lieu, elle ne se débarrasse pas de l’idée que les objets partiels schizo-paranoïdes renvoient à un tout, soit originel dans une phase primitive, soit à venir dans la position dépressive ultérieure (l’Objet complet). Les objets partiels lui paraissent donc prélevés sur des personnes globales ; non seulement ils entreront dans des totalités d’intégration concernant le moi, l’objet et les pulsions, mais ils constituent déjà le premier type de relation objectale entre le moi, la mère et le père. Or c’est bien là que tout se décide en fin de compte. Il est certain que les objets partiels ont en eux-mêmes une charge suffisante pour faire sauter Œdipe, et le destituer de sa sotte prétention à représenter l’inconscient, à trianguler l’inconscient, à capter toute la production désirante. La question qui se pose ici n’est nullement celle d’une importance relative de ce qu’on peut appeler pré-œdipien par rapport à Œdipe (car « pré-œdipien » est encore en référence évolutive ou structurale avec Œdipe). La question est celle du caractère Absolument anœdipien de la production désirante. Mais parce que Mélanie Klein conserve le point de vue du tout, des personnes globales et des objets complets — et aussi peut-être parce qu’elle tient à éviter le pire avec l’Association psychanalytique internationale qui a écrit sur sa porte « nul n’entre ici s’il n’est œdipien » —, elle ne se sert pas des objets partiels pour faire sauter le carcan d’Œdipe, au contraire elle s’en sert ou feint de s’en servir pour diluer Œdipe, le miniaturiser, le multiplier, l’étendre aux bas-âges. > [!accord] Page 45 Dis que c’est Œdipe, sinon t’auras une gifle. Voilà que le psychanalyste ne demande même plus : « Qu’est-ce que c’est, tes machines désirantes à toi ? » mais s’écrie : « Réponds papa-maman quand je te parle ! » Même Mélanie Klein… Alors toute la production désirante est écrasée, rabattue sur les images parentales, alignée sur les stades pré-œdipiens, totalisée dans Œdipe : la logique des objets partiels est ainsi réduite à néant. Œdipe devient donc maintenant pour nous la pierre de touche de la logique. Car, comme nous le pressentions au début, les objets partiels ne sont qu’en apparence prélevés sur des personnes globales ; ils sont réellement produits par prélèvement sur un flux ou une hylé non personnelle, avec laquelle ils communiquent en se connectant à d’autres objets partiels. L’inconscient ignore les personnes. Les objets partiels ne sont pas des représentants des personnages parentaux ni des supports de relations familiales ; ils sont des pièces dans les machines désirantes, renvoyant à un procès et à des rapports de production irréductibles et premiers par rapport à ce qui se laisse enregistrer dans la figure d’Œdipe. > [!accord] Page 49 Rappelons-nous, n’oublions pas la réaction de Lawrence à la psychanalyse. Lui, au moins, sa réticence ne venait pas d’un effroi devant la découverte de la sexualité. Mais il avait l’impression, pure impression, que la psychanalyse était en train d’enfermer la sexualité dans une boîte bizarre aux ornements bourgeois, dans une sorte de triangle artificiel assez dégoûtant, qui étouffait toute la sexualité comme production de désir, pour en refaire sur un nouveau mode un « sale petit secret », le petit secret familial, un théâtre intime au lieu de la fantastique usine, Nature et Production. Il avait l’impression que la sexualité avait plus de force ou de potentialité. Et peut-être la psychanalyse arrivait-elle à « désinfecter le sale petit secret », mais ce n’était pas mieux pour ça, pauvre et sale secret d’Œdipe-tyran moderne. > [!approfondir] Page 49 [[Michel Foucault]] a pu remarquer à que) point le rapport de la folie avec la famille était fondé sur un développement affectant l’ensemble de la société bourgeoise au XIXe siècle, et confiant à la famille des fonctions à travers lesquelles étaient évaluées la responsabilité de ses membres et leur culpabilité éventuelle. Or, dans la mesure où la psychanalyse enveloppe la folie dans un « complexe parental », et retrouve l’aveu de culpabilité dans les figures d’auto-punition qui résultent d’Œdipe, elle n’innove pas, mais achève ce qu’avait commencé la psychiatrie du XIXe : faire monter un discours familial et moralisé de la pathologie mentale, lier la folie « à la dialectique mi-réelle mi-imaginaire de la Famille », y déchiffrer « l’attentat incessant contre le père », « la sourde butée des instincts contre la solidité de l’institution familiale et contre ses symboles les plus archaïques ».{41} Alors, au lieu de participer à me entreprise de libération effective, la psychanalyse prend part à l’œuvre de répression bourgeoise la plus générale, celle qui a consisté à maintenir l’humanité européenne sous le joug de papa-maman, et à ne pas en finir avec ce problème-là. ^c294d1 ## Psychanalyse et familialisme : La sainte famille ### L’Impérialisme d’Œdipe > [!information] Page 54 On écrit au fronton du cabinet : laisse tes machines désirantes à la porte, abandonne tes machines orphelines et célibataires, ton magnétophone et ton petit vélo, entre et laisse-toi œdipianiser. Tout en découle, à commencer par le caractère inénarrable de la cure, son caractère interminable hautement contractuel, flux de paroles contre flux d’argent. Alors il suffit de ce qu’on appelle un épisode psychotique : un éclair de schizophrénie, nous apportons un jour notre magnétophone dans le cabinet de l’analyste, stop, intrusion d’une machine désirante, et tout est renversé, nous avons brisé le contrat, nous n’avons pas été fidèle au grand principe de l’exclusion du tiers, nous avons introduit le tiers, la machine désirante en personne. > [!approfondir] Page 54 Pourtant chaque psychanalyste devrait savoir que, sous Œdipe, à travers Œdipe, derrière Œdipe, c’est aux machines désirantes qu’il a affaire. Au début, les psychanalystes ne pouvaient pas ne pas avoir conscience du forcing opéré pour introduire Œdipe, l’injecter dans tout l’inconscient. Puis Œdipe s’est rabattu, il s’est approprié la production désirante comme si toutes les forces productives du désir émanaient de lui. Le psychanalyste est devenu le portemanteau d’Œdipe, le grand agent de l’anti-production dans le désir. La même histoire que celle du Capital, et de son monde enchanté, miraculé (au début aussi, disait [[Karl Marx|Marx]], les premiers capitalistes ne pouvaient pas ne pas avoir conscience…). ### Trois textes de Freud > [!approfondir] Page 62 S’il faut encore parler d’utopie en ce dernier sens, à la Fourier, ce n’est certes pas comme modèle idéal, mais comme action et passion révolutionnaires. Et, dans ses œuvres récentes, Klossowski nous indique le seul moyen de dépasser le parallélisme stérile où nous nous débattons entre Freud et [[Karl Marx|Marx]] : en découvrant la façon dont la production sociale et les rapports de production sont une institution du désir, et dont les affects ou les pulsions font partie de l’infrastructure elle-même. Car ils en font partie, ils y sont présents de toutes manières en créant dans les formes économiques leur propre répression aussi bien que les moyens de rompre cette répression. ### La synthèse connective de production > [!accord] Page 68 Nous sommes hétérosexuels statistiquement ou molairement, mais homosexuels personnellement, sans le savoir ou en le sachant, et enfin trans-sexués élémentairement, moléculairement. C’est pourquoi Proust, le premier à démentir toute interprétation œdipianisante de ses propres interprétations, oppose deux types d’homosexualité, ou plutôt deux régions dont l’une seulement est œdipienne, exclusive et dépressive, mais l’autre schizoïde anœdipienne, incluse et inclusive > [!accord] Page 70 Et, bien que de nouvelles stases ou chutes se produisent à ce niveau, comme de nouvelles figures d’inceste et d’homosexualité, il est certain que le triangle œdipien n’aurait aucun moyen de se transmettre et de se reproduire sans ce second degré : le premier degré élabore la forme du triangle, mais seul le second assure la transmission de cette forme. Je prends une femme autre que ma sœur pour constituer la base différenciée d’un nouveau triangle dont le sommet, tête en bas, sera mon enfant — ce qui s’appelle sortir d’Œdipe, mais aussi bien le reproduire, le transmettre plutôt que de crever tout seul, inceste, homosexuel et zombi. > [!accord] Page 70 C’est ainsi que l’usage parental ou familial de la synthèse d’enregistrement se prolonge dans un usage conjugal, ou d’alliance, des synthèses connectives de production : un régime de conjugaison des personnes se substitue à la connexion des objets partiels. Dans l’ensemble, les connexions de machines-organes propres à la production désirante font place à une conjugaison de personnes sous les règles de la reproduction familiale. Les objets partiels semblent maintenant prélevés sur des personnes, au lieu de l’être sur des flux non personnels qui passent des uns aux autres. C’est que les personnes sont dérivées de quantités abstraites, à la place des flux. Les objets partiels, au lieu d’une appropriation connective, deviennent les possessions d’une personne et, au besoin, la propriété d’une autre. > [!accord] Page 70 [[Emmanuel Kant|Kant]], de même qu’il tire la conclusion de siècles de méditation scolastique en définissant Dieu comme principe du syllogisme disjonctif, tire la conclusion de siècles de méditation juridique romaine quand il définit le mariage comme le lien d’après lequel une personne devient propriétaire des organes sexuels d’une autre personne{54}. Il suffit de consulter un manuel religieux de casuistique sexuelle pour voir avec quelles restrictions les connexions d’organes-machines désirantes restent tolérées dans le régime de la conjugaison des personnes, qui en fixe légalement le prélèvement sur le corps de l’épouse. Mais, mieux encore, la différence de régime apparaît chaque fois qu’une société laisse subsister un état infantile de promiscuité sexuelle, où tout est permis jusqu’à l’âge où le jeune homme entre à son tour sous le principe de conjugaison qui règle la production sociale d’enfants. Sans doute les connexions de la production désirante obéissaient-elles à une règle binaire ; et même nous avons vu qu’un troisième terme intervenait dans cette binarité, le corps sans organes qui réinjecte du produire dans le produit, prolonge les connexions de machines et sert de surface d’enregistrement. ^9f0212 > [!information] Page 72 Nous ne nions pas qu’il y ait une sexualité œdipienne, une hétérosexualité et une homosexualité œdipiennes, une castration œdipienne — des objets complets, des images globales et des moi spécifiques. Nous nions que ce soient des productions de l’inconscient. Bien plus, la castration et l’œdipianisation engendrent une illusion fondamentale qui nous fait croire que la production désirante réelle est justiciable de plus hautes formations qui l’intègrent, la soumettent à des lois transcendantes et lui font servir une production sociale et culturelle supérieure : apparaît alors une sorte de « décollement » du champ social par rapport à la production de désir, au nom duquel toutes les résignations sont d’avance justifiées. > [!information] Page 73 Le problème en vérité ne concerne nullement des stades pré-œdipiens qui auraient encore Œdipe pour axe, mais l’existence et la nature d’une sexualité anœdipienne, d’une hétérosexualité et d’une homosexualité anœdipiennes, d’une castration anœdipienne : les coupures-flux de la production désirante ne se laissent pas projeter en un lieu mythique, les signes du désir ne se laissent pas extrapoler dans un signifiant, la trans-sexualité ne laisse naître aucune opposition qualitative entre une hétérosexualité et une homosexualité locales et non-spécifiques. Partout, dans cette réversion, l’innocence des fleurs, au lieu de la culpabilité de conversion. ### La synthèse disjonctive d’enregistrement > [!accord] Page 74 Au nom d’une philosophie transcendantale (immanence des critères), il dénonçait donc l’usage transcendant des synthèses tel qu’il apparaissait dans la métaphysique. Nous devons dire de même que la psychanalyse a sa métaphysique, à savoir Œdipe. Et qu’une révolution, cette fois matérialiste, ne peut passer que par la critique d’Œdipe, en dénonçant l’usage illégitime des synthèses de l’inconscient tel qu’il apparaît dans la psychanalyse œdipienne, de manière à retrouver un inconscient transcendantal défini par l’immanence de ses critères, et une pratique correspondante comme schizo-analyse. > [!information] Page 77 Mais nous devons dire d’Œdipe qu’il crée les deux, et les différenciations qu’il ordonne et l’indifférencié dont il nous menace. C’est dans le même mouvement que le complexe d’Œdipe introduit le désir dans la triangulation, et interdit au désir de se satisfaire avec les termes de la triangulation. Il force le désir à prendre pour objet les personnes parentales différenciées, et interdit au moi corrélatif de satisfaire son désir sur ces personnes, au nom des mêmes exigences de différenciation, brandissant alors les menaces de l’indifférencié. Mais cet indifférencié, c’est lui qui le crée comme l’envers des différenciations qu’il crée. Œdipe nous dit : ou bien tu intérioriseras les fonctions différentielles qui commandent aux disjonctions exclusives, et ainsi tu « résoudras » Œdipe — ou bien tu tomberas dans la nuit névrotique des identifications imaginaires. Ou bien tu suivras les lignes du triangle qui structurent et différencient les trois termes — ou bien tu feras toujours jouer un terne comme s’il était en trop par rapport aux deux autres, et tu reproduiras en tous sens les rapports duels d’identification dans l’indifférencié. Mais, d’un côté comme de l’autre, c’est Œdipe. Et tout le monde sait ce que la psychanalyse appelle résoudre Œdipe : l’intérioriser pour mieux le retrouver au dehors dans l’autorité sociale, et par là l’essaimer, le passer aux petits. > [!accord] Page 78 « L’enfant ne devient un homme qu’en résolvant le complexe d’Œdipe, laquelle résolution l’introduit dans la société où il trouve, dans la figure de l’Autorité, l’obligation de le revivre, cette fois toutes issues barrées. Entre l’impossible retour à ce qui précède l’état de culture et le malaise grandissant que provoque celui-ci, il n’est pas sûr non plus qu’un point d’équilibre puisse être trouvé. »{60} Œdipe, c’est comme le labyrinthe, on n’en sort qu’en y rentrant (ou en y faisant entrer quelqu’un). Œdipe comme problème ou comme solution, c’est les deux bouts d’une ligature qui arrête toute la production désirante. On serre les écrous, plus rien ne peut passer de la production, sauf une rumeur > [!information] Page 79 Bref, le « double bind » n’est pas autre chose que l’ensemble d’Œdipe. C’est en ce sens qu’Œdipe doit être présenté comme une série, ou oscille entre deux pôles : l’identification névrotique, et l’intériorisation dite normative. D’un côté comme de l’autre, c’est Œdipe, l’impasse double. Et si un schizo est ici produit comme entité, c’est seulement comme seul moyen d’échapper à cette double voie, où la normativité n’est pas moins sans issue que la névrose, la solution pas moins bouchée que le problème : alors on se replie sur le corps sans organes. > [!information] Page 79 Mais on nous prévient : la société des frères est bien morne, instable et dangereuse, elle doit préparer la retrouvaille d’un équivalent d’autorité parentale, elle doit nous faire passer à l’autre pôle. Conformément à une suggestion de Freud, la société américaine, la société industrielle avec anonymat de la gestion et disparition du pouvoir personnel, etc., nous est présentée comme une résurgence de la « société sans pères ». A charge pour elle, bien entendu, de trouver des modes originaux pour la restauration de l’équivalent (par exemple, l’étonnante découverte de Mitscherlich, que la famille royale anglaise, après tout, n’est pas une mauvaise chose…).{63} Il est donc entendu qu’on ne quitte un pôle d’Œdipe que pour passer à l’autre. Pas question d’en sortir, névrose ou normalité. La société des frères ne retrouve rien de la production et des machines désirantes ; elle étale au contraire le voile de la latence. > [!approfondir] Page 80 Quant à ceux qui ne se laissent pas œdipianiser, sous une forme ou sous l’autre, à un bout ou à l’autre bout, le psychanalyste est là pour appeler à l’aide l’asile ou la police. La police avec nous ! jamais la psychanalyse n’a mieux montré son goût d’appuyer le mouvement de la répression sociale, et d’y participer de toutes ses forces. Qu’on ne croie pas que nous fassions allusion à des aspects folkloriques de la psychanalyse. Ce n’est pas parce que, du côté de chez Lacan, on se fait une autre conception de la psychanalyse, qu’il faut tenir pour mineur ce qu’est le ton régnant dans les associations les plus reconnues : voyez le Dr Mendel, les Drs Stéphane, l’état de rage où ils entrent, et leur invocation littéralement policière, à l’idée que quelqu’un prétende se soustraire à la souricière d’Œdipe. > [!accord] Page 80 Œdipe est comme ces choses qui deviennent d’autant plus dangereuses que personne n’y croit plus ; alors les flics sont là pour remplacer les grands-prêtres. Le premier exemple profond d’une analyse de double bind, en ce sens, on le trouverait dans la Question juive de [[Karl Marx|Marx]] : entre la famille et l’Etat — l’Œdipe de l’autorité familiale et l’Œdipe de l’autorité sociale. ### La synthèse conjonctive de consommation > [!information] Page 84 Quel est cet ordre ? Ce qui se répartit d’abord sur le corps sans organes, ce sont les races, les cultures et leurs dieux. On n’a pas assez remarqué à quel point le schizo faisait de l’histoire, hallucinait et délirait l’histoire universelle, et essaimait les races. Tout délire est racial, et cela ne veut pas dire nécessairement raciste. Ce n’est pas que les régions du corps sans organes « représentent » des races et des cultures. Le corps plein ne représente rien du tout. Au contraire, ce sont les races et les cultures qui désignent des régions sur ce corps, c’est-à-dire des zones d’intensités, des champs de potentiels. A l’intérieur de ces champs se produisent des phénomènes d’individualisation, de sexualisation. D’un champ à l’autre on passe en franchissant des seuils : on ne cesse de migrer, on change d’individu comme de sexe, et partir devient aussi simple que naître et mourir. > [!information] Page 88 Dans ses métamorphoses et passages intenses, Schreber devient élève chez les jésuites, bourgmestre d’une vile où les Allemands se battent contre les Slaves, jeune fille qui défend l’Alsace contre les Français ; enfin il franchit le gradient ou le seuil aryen pour devenir prince mongol. Que signifie ce devenir-élève, bourgmestre, jeune fille, mongol ? Il n’y a pas de délire paranoïaque qui ne remue de telles masses historiques, géographiques et raciales. Le tort serait d’en conclure, par exemple, que les fascistes sont de simples paranoïaques ; ce serait un tort, précisément, parce que, dans l’état actuel des choses, ce serait encore ramener le contenu historique et politique du délire à une détermination familiale interne. Et ce que nous trouvons encore plus troublant, c’est que tout cet énorme contenu disparaisse entièrement de l’analyse faite par Freud : aucune trace n’en subsiste, tout est écrasé, moulu, triangulé dans Œdipe, tout est rabattu sur le père, de manière à révéler le plus crûment l’insuffisance d’une psychanalyse œdipienne. > [!approfondir] Page 89 Mais est-ce un rôle initial d’organisateur (ou de désorganisateur) symbolique d’où dériveraient les contenus flottants du délire historique, comme autant d’éclats d’un miroir imaginaire ? Le vide du père, et le développement cancéreux de la mère et de la sœur, est-ce cela, la formule trinitaire du schizo qui le ramène à Œdipe, contraint forcé ? Et pourtant, nous l’avons vu, s’il y a un problème qui ne se pose pas dans la schizophrénie, c’est celui des identifications… Et si guérir, c’est œdipianiser, on comprend les soubresauts du malade qui « ne veut pas guérir », et traite l’analyste comme un allié de la famille, et puis de la police. Le schizophrène est-il malade, et coupé de la réalité, parce qu’il manque d’Œdipe, parce qu’il « manque » de quelque chose en Œdipe — ou au contraire est-il malade en vertu de l’œdipianisation qu’il ne peut supporter, et que tout concourt à lui faire subir (la répression sociale avant la psychanalyse) ? > [!information] Page 91 Mais c’est là que la question commence, la même que pour l’œuf biologique. Car, dans ces conditions, n’y a-t-il pas d’autre issue que de restaurer l’idée d’un « terrain », soit sous la forme d’une innéité phylogénétique de préformation, soit sous la forme d’un a-priori symbolique culturel lié à la prématuration ? Pire encore : il est évident qu’en invoquant un tel a-priori on ne sort nullement du familialisme au sens le plus étroit, qui grève toute la psychanalyse ; on s’y enfonce au contraire et on le généralise. On a mis les parents à leur vraie place dans l’inconscient, qui est celle d’inducteurs quelconques, mais on continue à confier le rôle d’organisateur à des éléments symboliques ou structuraux qui sont encore de la famille et de sa matrice œdipienne. Une fois de plus on n’en sort pas : on a seulement trouvé le moyen de rendre la famille transcendante. > [!accord] Page 91 C’est cela, l’incurable familialisme de la psychanalyse, encadrant l’inconscient dans Œdipe, le ligaturant de part et d’autre, écrasant la production désirante, conditionnant le patient à répondre papa-maman, à consommer toujours du papa-maman. [[Michel Foucault|Foucault]] avait donc entièrement raison lorsqu’il disait que la psychanalyse achevait d’une certaine manière, accomplissait ce que la psychiatrie asilaire du XIXe siècle s’était proposée, avec Pinel et Tuke : souder la folie à un complexe parental, la lier « à la dialectique mi-réelle, mi-imaginaire de la famille » — constituer un microcosme où se symbolisent « les grandes structures massives de la société bourgeoise et de ses valeurs », Famille-Enfants, Faute-Châtiment, Folie-Désordre — faire que la désaliénation passe par le même chemin que l’aliénation, Œdipe aux deux bouts, fonder ainsi l’autorité morale du médecin comme Père et Juge, Famille et Loi — et aboutir enfin au paradoxe suivant : « Tandis que le malade mental est entièrement aliéné dans la personne réelle de son médecin, le médecin dissipe la réalité de la maladie mentale dans le concept critique de folie ».{75} Pages lumineuses. > [!information] Page 92 Jacques Hochman analyse d’intéressantes variétés de familles psychotiques sous un même « postulat fusionnel » : la famille proprement fusionnelle, où la différenciation n’existe plus qu’entre le dedans et le dehors (ceux qui ne sont pas de la famille) ; la famille scissionnelle qui instaure en elle des blocs, clans ou coalitions ; la famille tubulaire, où le triangle se multiplie à l’infini, chaque membre ayant le sien qui s’emboîte avec d’autres sans qu’on puisse reconnaître les limites d’une famille nucléaire ; la famille forcluante, où la différenciation se trouve à la fois comme incluse et conjurée dans un de ses membres éliminé, annulé, forclos. > [!accord] Page 93 Le problème de la cure devient assez proche d’une opération de calcul différentiel, où l’on procède par dépotentialisation pour retrouver les premières fonctions et restaurer le triangle caractéristique ou nucléaire — toujours une sainte trinité, l’accès à une situation à trois… Il est évident que ce familialisme en extension, où la famille reçoit les puissances propres de l’aliénation et de la désaliénation entraîne un abandon des positions de base de la psychanalyse concernant la sexualité, malgré la conservation formelle d’un vocabulaire analytique. Véritable régression au profit d’une taxinomie des familles. On le voit bien dans les tentatives de psychiatrie communautaire ou de psychothérapie dite familiale, qui brisent effectivement l’existence asilaire, mais n’en gardent pas moins tous les présupposés, et renouent fondamentalement avec la psychiatrie du XIXe, suivant le slogan proposé par : « de la famille à l’institution hospitalière, de l’institution hospitalière à l’institution familiale, … retour thérapeutique à la famille » ! > [!accord] Page 93 Elles montrent que la psychiatrie révolutionnaire a beau rompre avec les idéaux d’adaptation communautaire, avec tout ce que Maud Mannoni appelle la police d’adaptation, elle risque encore à chaque instant d’être rabattue dans le cadre d’un Œdipe structural dont on diagnostique la lacune et dont on restaure l’intégrité, sainte trinité qui continue d’étrangler la production désirante et d’étouffer ses problèmes. Le contenu politique et culturel, historique-mondial et racial, reste écrasé dans la moulinette œdipienne. C’est que l’on persiste à traiter la famille comme une matrice, ou, mieux, comme un microcosme, un milieu expressif valant pour lui-même, et qui, si capable soit-il d’exprimer l’action des forces aliénantes, les « médiatise » précisément en supprimant les véritables catégories de production dans les machines du désir. > [!accord] Page 95 Le révolutionnaire est le premier à pouvoir dire en droit : Œdipe, connais pas — parce que les morceaux disjoints en restent collés à tous les coins du champ social historique, comme champ de bataille et non scène de théâtre bourgeois. Tant pis si les psychanalystes rugissent. Mais [[Frantz Fanon|Fanon]] remarquait que les périodes troublées n’avaient pas seulement des effets inconscients sur les militants actifs, mais aussi sur les neutres et ceux qui prétendent rester hors de l’affaire, ne pas se mêler de politique. ^76d894 > [!accord] Page 96 Bref, jamais la famille n’est un microcosme au sens d’une figure autonome, même inscrite dans un cercle plus grand qu’elle médiatiserait et exprimerait. La famille est par nature excentrée, décentrée. On nous parle de famille fusionnelle, scissionnelle, tubulaire, forcluante. Mais d’où vibrant les coupures et leur distribution, qui empêchent précisément la famille d’être un « intérieur » ? Il y a toujours un oncle d’Amérique, un frère qui a mal tourné, une tante qui est partie avec un militaire, un cousin chômeur, en faillite ou qui a subi le krach, un grand-père anarchiste, une grand-mère à l’hôpital, folle ou gâteuse. La famille n’engendre pas ses coupures. Les familles sont coupées de coupures qui ne sont pas familiales : la Commune, l’affaire Dreyfus, la religion et l’athéisme, la guerre d’Espagne, la montée du fascisme, le stalinisme, la guerre du Viet-Nam, mai 68… tout cela forme les complexes de l’inconscient, dus efficaces qu’Œdipe sempiternel. > [!approfondir] Page 99 Chaque enfant est en ce sens petit savant, un petit Cantor. Et l’on a beau remonter le cours des âges, jamais l’on ne trouve un enfant pris dans un ordre familial autonome, expressif ou signifiant. Dans ses jeux comme dans ses nourritures, ses chaînes et ses méditations, même le nourrisson se trouve déjà pris dans une production désirante actuelle où les parents jouent le rôle d’objets partiels, de témoins, de rapporteurs et d’agents, dans le courant d’un procès qui les débordent de toutes parts, et qui met le désir en rapport immédiat avec une réalité historique et sociale. Il est vrai que rien n’est pré-œdipien, et qu’il faut reculer Œdipe au premier âge, mais dans l’ordre d’une répression de l’inconscient. Il est non moins vrai que tout est anœdipien dans l’ordre de la production ; qu’il y a du non-œdipien, de l’anœdipien qui commence aussi tôt qu’Œdipe et se poursuit aussi tard, sur un autre rythme, sous un autre régime, dans une autre dimension, avec d’autres usages de synthèses qui nourrissent l’auto-production de l’inconscient, l’inconscient-orphelin, l’inconscient joueur, l’inconscient méditatif et social. > [!approfondir] Page 100 Dans l’ensemble d’arrivée, il n’y a plus que papa, maman et moi. D’Œdipe comme de la production désirante, il faut donc dire : il est à la fin, non pas au début. Mais ce n’est pas du tout de la même manière. Nous avons vu que la production désirante était la limite de la production sociale, toujours contrariée dans la formation capitaliste : le corps sans organes à la limite du socius déterritorialisé, le désert aux portes de la ville… Mais justement il est urgent, il est essentiel que la limite soit déplacée, qu’elle soit rendue inoffensive et passe, ait l’air de passer à l’intérieur de la formation sociale elle-même. La schizophrénie ou la production désirante, c’est la limite entre l’organisation molaire et la multiplicité moléculaire du désir ; il faut que cette limite de déterritorialisation passe maintenant à l’intérieur de l’organisation molaire, qu’elle s’applique à une territorialité factice et soumise. On pressent alors ce que signifie Œdipe : il déplace la limite, il l’intériorise. Plutôt un peuple de névrosés qu’un seul schizophrène réussi, non autistisé. Incomparable instrument de grégarité, Œdipe est l’ultime territorialité soumise et privée de l’homme européen. (Bien plus, la limite déplacée, conjurée, passe à l’intérieur d’Œdipe, entre ses deux pôles.) > [!accord] Page 101 Qu’on ne les repousse pas en disant qu’ils appartiennent au lointain passé de la psychanalyse : il s’en écrit encore de nos jours, et beaucoup. Qu’on ne dise pas qu’il s’agit d’un usage imprudent d’Œdipe : quel autre usage voulez-vous en faire ? Il ne s’agit pas plus d’une dimension ambiguë de « psychanalyse appliquée » ; car c’est tout Œdipe, Œdipe en lui-même, qui est déjà une application, au sens strict du mot. Et quand les meilleurs psychanalystes s’interdisent les applications historico-politiques, on ne peut pas dire que les choses vont beaucoup mieux, puisqu’ils se replient sur le roc de la castration présenté comme lieu d’une « vérité insoutenable » irréductible : ils s’enferment dans un phallocentrisme qui les déterminent à considérer l’activité analytique comme devant toujours évoluer dans un microcosme familial, et traitent encore les investissements directs du champ social par la libido comme de simples dépendances imaginaires d’Œdipe, où il faudrait dénoncer « un rêve fusionnel », « un fantasme de retour à l’Unité ». La castration, disent-ils, voilà ce qui nous sépare du politique, voilà ce qui fait notre originalité, à nous analystes, qui n’oublions pas que la société, elle aussi, est triangulaire et symbolique ! > [!approfondir] Page 102 Il y a donc un usage ségrégatif des synthèses conjonctives dans l’inconscient qui ne coïncide pas avec les divisions de classes, bien qu’il soit une arme incomparable au service d’une classe dominante : c’est lui qui constitue le sentiment d’ « être bien de chez nous », de faire partie d’une race supérieure menacée par les ennemis du dehors. Ainsi le Petit-Blanc fils de pionniers, l’irlandais protestant qui commémore la victoire de ses ancêtres, le fasciste de la race des maîtres. Œdipe dépend d’un tel sentiment nationaliste, religieux, raciste, et non l’inverse : ce n’est pas le père qui se projette dans le chef, mais le chef qui s’applique au père, soit pour nous dire « tu ne dépasseras pas ton père », soit pour nous dire « tu le dépasseras en retrouvant nos aïeux ». > [!accord] Page 102 Lacan a profondément montré le lien d’Œdipe avec la ségrégation. Non pas toutefois au sens où la ségrégation serait une conséquence d’Œdipe, sous-jacente à la fraternité des frères une fois le père mort. Au contraire, l’usage ségrégatif est une condition d’Œdipe, dans la mesure où le champ social ne se rabat sur le lien familial qu’en présupposant un énorme archaïsme, une incarnation de la race en personne ou en esprit — oui, je suis des vôtres… > [!approfondir] Page 103 Une forme de production et de reproduction sociales, avec ses mécanismes économiques et financiers, ses formations politiques, etc., peut être désirée comme telle, tout ou partie, indépendamment de l’intérêt du sujet qui désire. Ce n’est pas par métaphore, même par métaphore paternelle, qu’Hitler faisait bander les fascistes. Ce n’est pas par métaphore qu’une opération bancaire ou boursière, un titre, un coupon, un crédit, font bander des gens qui ne sont pas seulement des banquiers. Et l’argent bourgeonnant, l’argent qui produit de l’argent ? Il y a des « complexes » économico-sociaux qui sont aussi de véritables complexes de l’inconscient, et qui communiquent une volupté du haut en bas de leur hiérarchie (le complexe militaire industriel). ### Récapitulation des trois synthèses > [!accord] Page 105 Car Nietzsche, ce n’est pas celui qui rumine la mort du père, et qui passe tout son paléolithique à l’intérioriser. Au contraire : Nietzsche est profondément las de toutes ces histoires faites autour de la mort du père, de la mort de Dieu, et veut mettre un terme aux discours interminables à ce sujet, discours déjà à la mode en son temps hégelien. > [!accord] Page 105 Ici le psychanalyste redresse l’oreille, il croit s’y retrouver : c’est bien connu que l’inconscient met du temps à digérer une nouvelle, on peut même citer quelques textes de Freud sur l’inconscient qui ignore le temps, et qui conserve ses objets comme une sépulture égyptienne. Seulement, Nietzsche ne veut pas dire du tout ça : il ne veut pas dire que la mort de Dieu met longtemps à cheminer dans l’inconscient. Il veut dire que ce qui met si longtemps à arriver à la conscience, c’est la nouvelle que la mort de Dieu n’a aucune importance pour l’inconscient. Les fruits de la nouvelle, ce ne sont pas les conséquences de la mort de Dieu, mais cette autre nouvelle que la mort de Dieu n’a aucune conséquence. > [!approfondir] Page 106 La psychanalyse ne peut devenir une discipline rigoureuse que si elle procède à une mise entre parenthèses de la croyance, c’est-à-dire à une réduction matérialiste d’Œdipe comme forme idéologique. Il ne s’agit pas de dire qu’Œdipe est une fausse croyance, mais que la croyance est nécessairement quelque chose de faux, qui détourne et étouffe la production effective. C’est pourquoi les voyants sont les moins croyants. > [!approfondir] Page 106 Le seul sujet de la reproduction, c’est l’inconscient lui-même qui se tient dans la forme circulaire de la production. Ce n’est pas la sexualité qui est un moyen au service de la génération, c’est la génération des corps qui est au service de la sexualité comme auto-production de l’inconscient. Ce n’est pas la sexualité qui représente une prime pour l’ego, en échange de sa subordination au processus de la génération, c’est au contraire la génération qui est la consolation de l’ego, son prolongement, le passage d’un corps à un autre à travers lequel l’inconscient ne fait que se reproduire lui-même en lui-même. C’est bien en ce sens qu’il faut dire : l’inconscient de tout temps était orphelin, c’est-à-dire s’engendrait lui-même dans l’identité de la nature et de l’homme, du monde et de l’homme. C’est la question du père, c’est la question de Dieu qui est devenue impossible, indifférente, tant il revient au même d’affirmer ou de nier un tel être, de le vivre ou de le tuer : un seul et même contresens sur la nature de l’inconscient. > [!information] Page 108 Comment fonctionnent-elles, les machines désirantes, les tiennes, les miennes, avec quels ratés faisant partie de leur usage, comment passent-elles d’un corps à un autre, comment s’accrochent-elles sur le corps sans organes, comment confrontent-elles leur régime aux machines sociales ? Un rouage docile se graisse, ou au contraire une machine infernale se prépare. Quelles connexions, quelles disjonctions, quelles conjonctions, quel est l’usage des synthèses ? Ça ne représente rien, mais ça produit, ça ne veut rien dire, mais ça fonctionne. C’est dans l’écroulement général de la question « qu’est-ce que ça veut dire ? » que le désir fait son entrée. On n’a su poser le problème du langage que dans la mesure où les linguistes et les logiciens ont évacué le sens ; et la plus haute puissance du langage, on l’a découverte quand on a considéré l’œuvre comme une machine produisant certains effets, justiciable d’un certain usage. Malcolm Lowry dit de son œuvre : c’est tout ce que vous voulez, du moment que ça fonctionne, « et elle fonctionne, soyez-en sûrs, car j’en ai fait l’expérience » — une machinerie{85}. Seulement, que le sens ne soit rien d’autre que l’usage, ne devient un principe ferme que si nous disposons de critères immanents capables de déterminer les usages légitimes, par opposition aux usages illégitimes, qui renvoient au contraire l’usage à un sens supposé et restaurent une sorte de transcendance. L’analyse dite transcendantale est précisément la détermination de ces critères, immanents au champ de l’inconscient, en tant qu’ils s’opposent aux exercices transcendants d’un « qu’est-ce que ça veut dire ? ». > [!accord] Page 110 La connaissance scientifique comme incroyance est vraiment le dernier refuge de la croyance, et, comme dit Nietzsche, il n’y eut jamais qu’une seule psychologie, celle du prêtre. Dès qu’on réintroduit le manque dans le désir, on écrase toute la production désirante, on la réduit à n’être que production de fantasme ; mais le signe ne produit pas de fantasmes, il est production de réel et position de désir dans la réalité. Dès qu’on ressoude le désir à la loi, on ne croit pas si bien dire en rappelant que c’est une chose connue de tout temps, qu’il n’y a pas de désir sans loi, on recommence en effet l’éternelle opération d’éternelle répression, qui ferme sur l’inconscient le cercle de l’interdit et de la transgression, messe blanche et messe noire ; mais le signe du désir n’est jamais signe de la loi, il est signe de puissance — et qui oserait appeler loi ce fait que le désir pose et développe sa puissance, et que partout où il est, il fasse couler des flux et couper des substances (« Je me garde de parler de lois chimiques, le mot a un arrière-goût moral. ») ? ### Répression et refoulement > [!accord] Page 113 Si Jung a tout trahi, ce n’est pourtant pas par cette plaisanterie, qui peut suggérer seulement que la mère fonctionne comme une jolie fille autant que la jolie file comme mère, le principal étant pour le sauvage ou pour l’enfant de former et de faire marcher ses machines désirantes, de faire passer ses flux, d’opérer ses coupures. La loi nous dit : Tu n’épouseras pas ta mère et tu ne tueras pas ton père. Et nous, sujets dociles, nous nous disons : c’est donc ça que je voulais ! Le soupçon nous viendra-t-il que la loi déshonore, qu’elle a intérêt à déshonorer et à défigurer celui qu’elle présume coupable, celui qu’elle veut coupable, celui dont elle veut qu’il se sente lui-même coupable ? On fait comme si l’on pouvait conclure directement du refoulement à la nature du refoulé, et aussi bien de l’interdiction à la nature de ce qui est interdit. Il y a là typiquement un paralogisme, encore un, quatrième paralogisme qu’il faudrait nommer déplacement. Car il arrive que la loi interdise quelque chose de parfaitement fictif dans l’ordre du désir ou des « instincts », pour persuader à ses sujets qu’ils avaient l’intention correspondant à cette fiction. C’est même la seule façon pour la loi de mordre sur l’intention, et de culpabiliser l’inconscient. > [!approfondir] Page 114 Lawrence, qui ne mène pas une lutte contre Freud au nom des droits de l’Idéal, mais qui parle en vertu des flux de sexualité, des intensités de l’inconscient, et qui se chagrine et s’effare de ce que Freud est en train de faire quand il enferme la sexualité dans la nursery œdipienne, pressent cette opération de déplacement et proteste de toutes ses forces : non, Œdipe n’est pas un état du désir et des pulsions, c’est une idée, rien qu’une idée que le refoulement nous inspire concernant le désir, pas même un compromis, mais une idée au service du refoulement, de sa propagande ou de sa propagation. > [!approfondir] Page 115 Mais il est bouleversant ; pas de machine désirante qui puisse être posée sans faire sauter des secteurs sociaux tout entiers. Quoi qu’en pensent certains révolutionnaires, le désir est dans son essence révolutionnaire — le désir, pas la fête ! — et aucune société ne peut supporter une position de désir vrai sans que ses structures d’exploitation, d’asservissement et de hiérarchie ne soient compromises. Si une société se confond avec ces structures (hypothèse amusante), alors, oui, le désir la menace essentiellement. Il est donc d’une importance vitale pour une société de réprimer le désir, et même de trouver mieux que la répression, pour que la répression, la hiérarchie, l’exploitation, l’asservissement soient eux-mêmes désirés. C’est tout à fait fâcheux d’avoir à dire des choses aussi rudimentaires : le désir ne menace pas une société parce qu’il est désir de coucher avec la mère, mais parce qu’il est révolutionnaire. Et cela veut dire, non pas que le désir est autre chose que la sexualité, mais que la sexualité et l’amour ne vivent pas dans la chambre à coucher d’Œdipe, ils rêvent plutôt d’un grand large, et font passer d’étranges flux qui ne se laissent pas stocker dans un ordre établi. Le désir ne « veut » pas la révolution, il est révolutionnaire par lui-même et comme involontairement, en voulant ce qu’il veut. > > [!cite] Note > Nudge ? > [!information] Page 116 Depuis le début de cette étude, nous maintenons à la fois que la production sociale et la production désirante ne font qu’un, mais qu’elles diffèrent en régime, si bien qu’une forme sociale de production exerce une répression essentielle sur la production désirante, et aussi que la production désirante (un « vrai » désir) a de quoi, potentiellement, faire sauter la forme sociale. Mais qu’est-ce qu’un « vrai » désir, puisque la répression, elle aussi, est désirée ? Comment les distinguer — nous réclamons les droits d’une très lente analyse. Car, ne nous y trompons pas, même dans leurs usages opposés, ce sont les mêmes synthèses. > [!approfondir] Page 116 Que l’on considère l’article de 1908 sur « la morale sexuelle civilisée » : Œdipe n’y est pas encore nommé, le refoulement y est considéré en fonction de la répression, qui suscite un déplacement, et qui s’exerce sur les pulsions partielles en tant qu’elles représentent à leur façon une sorte de production désirante, avant de s’exercer contre les pulsions incestueuses ou autres menaçant le mariage légitime. > [!accord] Page 117 Nous ne voyons aucun problème particulier dans la coexistence, au sein d’une même doctrine théorique et pratique, d’éléments révolutionnaires, réformistes et réactionnaires. Nous refusons le coup du « c’est à prendre ou à laisser », sous le prétexte que la théorie justifie la pratique, étant née de celle-ci, ou qu’on ne peut contester le processus de la « cure » qu’à partir d’éléments tirés de cette même cure. Comme si toute grande doctrine n’était pas une formation combinée, faite de pièces et de morceaux, de codes et de flux divers entremêlés, de partielles et de dérivées, qui constituent sa vie même ou son devenir. Comme si l’on pouvait reprocher à quelqu’un d’avoir un rapport ambigu avec la psychanalyse sans mentionner d’abord que la psychanalyse est faite d’un rapport ambigu, théoriquement et pratiquement, avec ce qu’elle découvre et les forces qu’elle manie. > [!accord] Page 117 Si l’étude critique de l’idéologie freudienne est faite, et bien faite, en revanche l’histoire du mouvement n’est même pas esquissée : la structure du groupe psychanalytique, sa politique, ses tendances et ses foyers, ses auto-applications, ses suicides et ses folies, l’énorme surmoi de groupe, tout ce qui s’est passé sur le corps plein du maître. > [!accord] Page 117 La force de Reich, c’est d’avoir montré comment le refoulement dépendait de la répression. Ce qui n’implique aucune confusion des deux concepts, puisque la répression a précisément besoin du refoulement pour former des sujets dociles et assurer la reproduction de la formation sociale, y compris dans ses structures répressives. Mais, loin que la répression sociale doive se comprendre à partir d’un refoulement familial coextensif à la civilisation, c’est celui-ci qui doit se comprendre en fonction d’une répression inhérente à une forme de production sociale donnée. La répression ne porte sur le désir, et non pas seulement sur des besoins ou intérêts, que par le refoulement sexuel. La famille est bien l’agent délégué de ce refoulement, en tant qu’elle assure « une reproduction psychologique de masse du système économique d’une société ». On n’en conclura certes pas que le désir est œdipien. Au contraire, c’est la répression du désir ou le refoulement sexuel, c’est-à-dire la stase de l’énergie libidinale, qui actualisent Œdipe et engagent le désir dans cette impasse voulue, organisée par la société répressive. > [!approfondir] Page 118 Reich fut le premier à poser le problème du rapport du désir avec le champ social (il allait plus loin que [[Herbert Marcuse|Marcuse]], qui le traite avec légèreté). Il est le vrai fondateur d’une psychiatrie matérialiste. Posant le problème en termes de désir, il est le premier à refuser les explications d’un marxisme sommaire trop prompt à dire que les masses ont été trompées, mystifiées… Mais, parce qu’il n’avait pas suffisamment formé le concept d’une production désirante, il n’arrivait pas à déterminer l’insertion du désir dans l’infrastructure économique elle-même, l’insertion des pulsions dans la production sociale. Dès lors, l’investissement révolutionnaire lui semblait tel que le désir y coïncidait simplement avec une rationalité économique ; quant aux investissements réactionnaires de masse, ils lui semblaient encore renvoyer à l’idéologie, si bien que la psychanalyse avait pour seul rôle d’expliquer le subjectif, le négatif et l’inhibé, sans participer directement comme telle à la positivité du mouvement révolutionnaire ou à la créativité désirante (n’était-ce pas d’une certaine façon réintroduire l’erreur ou l’illusion ?). ^f6395a > [!information] Page 118 Que le refoulement se distingue de la répression par le caractère inconscient de l’opération et de son résultat (« même l’inhibition de la révolte est devenue inconsciente »), cette distinction exprime bien la différence de nature. Mais on ne peut en conclure à aucune indépendance réelle. Le refoulement est tel que la répression devient désirée, cessant d’être consciente ; et il induit un désir de conséquence, une image truquée de ce sur quoi il porte, qui lui donne une apparence d’indépendance. Le refoulement proprement dit est un moyen au service de la répression. Ce sur quoi il porte est aussi l’objet de la répression : la production désirante. Mais justement il implique une double opération originale, l’une par laquelle la formation sociale répressive délègue son pouvoir à une instance refoulante, l’autre par laquelle, corrélativement, le désir réprimé est comme recouvert par l’image déplacée et truquée qu’en suscite le refoulement. Il y a à la fois une délégation de refoulement par la formation sociale, et une défiguration, un déplacement de la formation désirante par le refoulement. L’agent délégué du refoulement, ou plutôt délégué au refoulement, c’est la famille ; l’image défigurée du refoulé, ce sont les pulsions incestueuses. Le complexe d’Œdipe, l’œdipianisation, est donc le fruit de la double opération. C’est dans un même mouvement que la production sociale répressive se fait remplacer par la famille refoulante, et que celle-ci donne de la production désirante une image déplacée qui représente le refoulé comme pulsions familiales incestueuses. Au rapport des deux productions se substitue ainsi le rapport famille-pulsions, dans une diversion où s’égare toute la psychanalyse. Et l’on voit bien l’intérêt d’une telle opération du point de vue de la production sociale, qui ne pourrait conjurer autrement la puissance de révolte et de révolution du désir. En lui tendant le miroir déformant de l’inceste (hein, c’est ça que tu voulais ?), on fait honte au désir, on le stupéfie, on le met dans une situation sans issue, on le persuade aisément de renoncer à « soi-même » au nom des intérêts supérieurs de la civilisation (et si tout le monde en faisait autant, si tout le monde épousait sa mère, ou gardait sa sœur pour soi ? il n’y aurait plus de différenciation, ni d’échange possibles…). Il faut agir vite et tôt. Un peu profond ruisseau calomnié l’inceste. > > [!cite] Note > Based > [!information] Page 119 Il faudrait que la production sociale dispose, sur la surface d’enregistrement du socius, d’une instance capable de mordre aussi, de s’inscrire aussi sur la surface d’enregistrement du désir. Une telle instance existe, la famille. Elle appartient essentiellement à l’enregistrement de la production sociale, comme système de la reproduction des producteurs. Et sans doute, à l’autre pôle, l’enregistrement de la production désirante sur le corps sans organe se fait à travers un réseau généalogique qui n’est pas familial : les parents n’y interviennent que comme objets partiels, flux, signes et agents d’un procès qui les débordent de toutes parts. Tout au plus l’enfant « rapporte-t-il » innocemment aux parents quelque chose de l’étonnante expérience productive qu’il mène avec son désir ; mais cette expérience ne se rapporte pas à eux comme tels. Or c’est là justement que surgit l’opération. Sous l’action précoce de la répression sociale, la famille se glisse, s’immisce dans le réseau de généalogie désirante, elle aliène à son compte toute la généalogie, elle confisque le Numen (mais voyons, Dieu, c’est papa…). On fait comme si l’expérience désirante « se » rapportait aux parents, et comme si la famille en était la loi suprême. On soumet les objets partiels à la fameuse loi de totalité-unité agissant comme « manquante ». On soumet les disjonctions à l’alternative de l’indifférencié ou de l’exclusion. La famille s’introduit donc dans la production de désir, et va dès le plus jeune âge en opérer un déplacement, un refoulement inouï. Elle est déléguée au refoulement par la production sociale. Et si elle peut se glisser ainsi dans l’enregistrement du désir, c’est parce que le corps sans organes où se fait cet enregistrement exerce déjà pour son compte, nous l’avons vu, un refoulement originaire sur la production désirante. > [!accord] Page 120 Nous disons tantôt qu’Œdipe n’est rien, presque rien (dans l’ordre de la production désirante, même chez l’enfant), tantôt qu’il est partout (dans l’entreprise de domestiquer l’inconscient, de représenter le désir et l’inconscient). Et certes nous n’avons jamais songé à dire que la psychanalyse inventait Œdipe. Tout montre le contraire : les sujets de la psychanalyse arrivent tout œdipianisés, ils en demandent, ils en redemandent… > [!accord] Page 121 Non, les psychanalystes n’inventent rien, bien qu’ils aient beaucoup inventé d’une autre manière, beaucoup légiféré, beaucoup renforcé, beaucoup injecté. Ce que les psychanalystes font, c’est seulement appuyer le mouvement, ajouter un dernier élan au déplacement de tout l’inconscient. Ce qu’ils font, c’est seulement faire parler l’inconscient suivant les usages transcendants de synthèse qui lui sont imposés par d’autres forces — Personnes globales, Objet complet, grand Phallus, terrible Indifférencié de l’imaginaire, Différenciations symboliques, Ségrégation… Ce que les psychanalystes inventent, c’est seulement le transfert, un Œdipe de transfert, un Œdipe d’Œdipe en cabinet, particulièrement nocif et virulent, mais où le sujet a enfin ce qu’il veut, et suçote son Œdipe sur le corps plein de l’analyste. Et c’est déjà trop. Mais Œdipe se fait en famille, pas dans le cabinet de l’analyste qui n’agit que comme dernière territorialité. Et Œdipe n’est pas fait par la famille. ### Névrose et psychose > [!accord] Page 123 C’est en même temps qu’Œdipe envahit la conscience, et se dissout en lui-même, témoignant de son incapacité d’être un « organisateur ». Il suffit dès lors que l’on mesure la psychose à cette mesure truquée, qu’on la ramène à ce faux critère, Œdipe, pour que l’on obtienne l’effet de perte de réalité. Ce n’est pas une opération abstraite : on impose au psychotique une « organisation » œdipienne, serait-ce pour en assigner le manque en lui, chez lui. C’est un exercice en pleine chair, en pleine âme. Il réagit par l’autisme et la perte de réalité. Se peut-il que la perte de réalité ne soit pas l’effet du processus schizophrénique, mais l’effet de son œdipianisation forcée, c’est-à-dire de son interruption ? Faut-il corriger ce que nous disions tout à l’heure, et supposer que certains tolèrent moins bien l’œdipianisation que d’autres ? Le schizo ne serait pas malade en Œdipe, d’un Œdipe qui surgirait d’autant plus dans sa conscience hallucinée qu’il en manquerait dans l’organisation symbolique de « son » inconscient. Au contraire, il serait malade de l’œdipianisation qu’on lui fait subir (la plus sombre organisation) et qu’il ne peut plus supporter, parti pour un lointain voyage, comme si l’on ramenait sans cesse à Bécon celui qui dérive les continents et les cultures. Il ne souffre pas d’un moi divisé, d’un Œdipe éclaté, mais au contraire d’être ramené à tout cela qu’il a quitté. Chute d’intensité jusqu’au corps sans organes = O, autisme : il n’a pas d’autre moyen de réagir au barrage de tous ses investissements de réalité, barrage que lui oppose le système œdipien répression-refoulement. > [!information] Page 124 La famille coupe suivant son triangle, en distinguant ce qui est de la famille et ce qui ne l’est pas. Elle coupe aussi en dedans, suivant les lignes de différenciation qui forment les personnes globales : là c’est papa, là c’est maman, là c’est toi, et puis ta sœur. Coupe ici le flux de lait, c’est le tour de ton frère, fais pas caca ici, coupe là le fleuve de merde. La fonction première de la famille est de rétention : il s’agit de savoir ce qu’elle va rejeter de la production désirante, ce qu’elle va en retenir, ce qu’elle va brancher sur les chemins sans issue qui mènent à son propre indifférencié (cloaque), ce qu’elle va conduire au contraire sur les voies d’une différenciation essaimable et reproductible. Car la famille crée à la fois ses hontes et ses gloires, l’indifférenciation de sa névrose et la différenciation de son idéal qui ne se distinguent qu’en apparence. Et, pendant ce temps, que fait la production désirante ? Les éléments retenus n’entrent pas dans le nouvel usage de synthèse qui leur impose une si profonde transformation, sans faire résonner tout le triangle. Les machines désirantes sont à la porte, elles font tout vibrer quand elles entrent. Bien plus, ce qui n’entre pas fait peut-être encore vibrer davantage. Elles réintroduisent ou tentent de réintroduire leurs coupures aberrantes. > [!accord] Page 125 Il ne suffit même pas de constater que les deux groupes sont « capables de jonction ». C’est plutôt la possibilité de les discerner directement qui fait problème. Comment distinguer la pression que la reproduction familiale exerce sur la production désirante, et celle que la production désirante exerce sur la reproduction familiale ? Le triangle œdipien vibre et tremble ; mais est-ce en fonction de la prise qu’il est en train de s’assurer sur les machines du désir, ou bien en fonction de ces machines qui se dérobent à son empreinte et lui font lâcher prise ? Où est la limite de résonance ? Un roman familial exprime un effort pour sauver la généalogie œdipienne, mais aussi une libre poussée de généalogie non œdipienne. Les fantasmes ne sont jamais des formes prégnantes, ce sont des phénomènes de bordure ou de frontière prêts à verser d’un côté ou de l’autre. Bref, Œdipe est strictement indécidable. On peut d’autant plus le retrouver partout qu’il est indécidable ; il est juste en ce sens de dire qu’il ne sert strictement à rien. > [!approfondir] Page 129 C’est bien en ce sens que l’idée du par-après nous semblait un dernier paralogisme dans la théorie et la pratique psychanalytiques ; la production désirante active, dans son procès même, investit dès le début un ensemble de relations somatiques, sociales et métaphysiques qui ne succèdent pas à des relations psychologiques œdipiennes, mais s’appliqueront au contraire au sous-ensemble œdipien défini par réaction, ou bien l’exclueront du champ d’investissement de leur activité. Indécidable, virtuel, réactif ou réactionnel, tel est Œdipe. Ce n’est qu’une formation réactionnelle. Formation réactionnelle à la production désirante : on a grand tort de considérer cette formation pour elle-même, abstraitement, indépendamment du facteur actuel qui lui coexiste et auquel elle réagit. C’est pourtant ce que fait la psychanalyse en s’enfermant dans Œdipe, et en déterminant des progressions et des régressions en fonction d’Œdipe, ou même par rapport à lui : ainsi l’idée de régression préœdipienne par laquelle on essaie parfois de caractériser la psychose. ### Le processus > [!information] Page 130 Reconnaître le désir, c’est précisément remettre en marche la production désirante sur le corps sans organes, là même où le schizo s’était replié pour la faire taire et l’étouffer. Cette reconnaissance du désir, cette position de désir, ce Signe, renvoie à un ordre de productivité réel et actuel, qui ne se confond pas avec une satisfaction indirecte ou symbolique, et qui, dans ses arrêts comme dans ses mises en marche, est aussi distinct d’une régression pré-œdipienne que d’une restauration progressive d’Œdipe. > [!information] Page 130 La schizophrénie comme processus, c’est la production désirante, mais telle qu’elle est à la fin, comme limite de la production sociale déterminée dans les conditions du capitalisme. C’est notre « maladie » à nous, hommes modernes. Fin de l’histoire n’a pas d’autre sens. En elle se rejoignent les deux sens du processus, comme mouvement de la production sociale qui va jusqu’au bout de sa déterritorialisation, et comme mouvement de la production métaphysique qui emporte et reproduit le désir dans une nouvelle Terre. > [!approfondir] Page 130 Le schizo emporte les flux décodés, leur fait traverser le désert du corps sans organes, où il installe ses machines désirantes et produit un écoulement perpétuel de forces agissantes. Il a franchi la limite, la schize, qui maintenait la production de désir toujours en marge de la production sociale, tangentielle et toujours repoussée. Le schizo sait partir : il a fait du départ quelque chose d’aussi simple que naître et mourir. Mais en même temps son voyage est étrangement sur place. Il ne parle pas d’un autre monde, il n’est pas d’un autre monde : même se déplaçant dans l’espace, c’est un voyage en intensité, autour de la machine désirante qui s’érige et reste ici. Car c’est ici qu’est le désert propagé par notre monde, et aussi la nouvelle terre, et la machine qui ronfle, autour de laquelle les schizos tonnent, planètes pour un nouveau soleil. Ces hommes du désir (ou bien n’existent-ils pas encore) sont comme Zarathoustra. Ils connaissent d’incroyables souffrances, des vertiges et des maladies. Ils ont leurs spectres. Ils doivent réinventer chaque geste. Mais un tel homme se produit comme homme libre, irresponsable, solitaire et joyeux, capable enfin de dire et de faire quelque chose de simple en son propre nom, sans demander la permission, désir qui ne manque de rien, flux qui franchit les barrages et les codes, nom qui ne désigne plus aucun moi. Il a simplement cessé d’avoir peur de devenir fou. Il se vit comme la sublime maladie qui ne le touchera plus. > [!information] Page 131 Que vaut, que vaudrait ici un psychiatre ? Dans toute la psychiatrie, seuls Jaspers, puis Laing ont eu l’idée de ce que signifiait processus, et de son accomplissement (c’est pourquoi ils ont su s’évader du familialisme qui fait le lit ordinaire de la psychanalyse et de la psychiatrie). « Si l’espèce humaine survit, les hommes de l’avenir considéreront notre époque éclairée, j’imagine, comme un véritable siècle d’obscurantisme. Ils seront sans doute capables de goûter l’ironie de cette situation avec plus d’amusement que nous. C’est de nous qu’ils riront. Ils sauront que ce que nous appelions schizophrénie était l’une des formes sous lesquelles — souvent par le truchement de gens tout à fait ordinaires — la lumière a commencé à se faire jour à travers les fissures de nos esprits fermés… La folie n’est pas nécessairement un effondrement (breakdown) ; elle peut être aussi une percée (breakthrough)… L’individu qui fait l’expérience transcendantale de la perte de l’ego peut ou non perdre l’équilibre, de diverses façons. Il peut alors être considéré comme fou. Mais être fou n’est pas nécessairement être malade, même si dans notre monde les deux termes sont devenus complémentaires… A partir du point de départ de notre pseudo-santé mentale, tout est équivoque. Cette santé n’est pas une vraie santé. La folie des autres n’est pas une vraie folie. La folie de nos patients est un produit de la destruction que nous leur imposons et qu’ils s’imposent eux-mêmes. Que personne n’imagine que nous rencontrons la vraie folie, pas plus que nous ne sommes vraiment sains d’esprit. La folie à laquelle nous avons affaire chez nos malades est un déguisement grossier, un faux-semblant, une caricature grotesque de ce que pourrait être la guérison naturelle de cette étrange intégration. La vraie santé mentale implique d’une manière ou d’une autre la dissolution de l’ego normal… » > [!approfondir] Page 133 Il y a longtemps pourtant qu’Engels a montré, déjà à propos de Balzac, comment un auteur est grand parce qu’il ne peut s’empêcher de tracer et de faire couler des flux qui crèvent le signifiant catholique et despotique de son œuvre, et qui alimentent nécessairement une machine révolutionnaire à l’horizon. C’est cela le style, ou plutôt l’absence de style, l’asyntaxie, l’agrammaticalité : moment où le langage ne se définit plus par ce qu’il dit, encore moins par ce qui le rend signifiant, mais par ce qui le fait couler, fluer et éclater — le désir. Car la littérature est tout à fait comme la schizophrénie : un processus et non pas un but, une production et non pas une expression. > [!accord] Page 133 Là encore, l’œdipianisation est un des facteurs les plus importants dans la réduction de la littérature à un objet de consommation conforme à l’ordre établi, et incapable de faire du mal à personne. Il ne s’agit pas de l’œdipianisation personnelle de l’auteur et de ses lecteurs, mais de la forme œdipienne à laquelle on tente d’asservir l’œuvre elle-même, pour en faire cette activité mineure expressive qui secrète de l’idéologie suivant les codes sociaux dominants. C’est ainsi que l’œuvre d’art est censée s’inscrire entre les deux pôles d’Œdipe, problème et solution, névrose et sublimation, désir et vérité — l’un régressif, sous lequel elle brasse et redistribue les conflits non résolus de l’enfance, l’autre prospectif par lequel elle invente les voies d’une nouvelle solution qui concerne l’avenir de l’homme. C’est une conversion intérieure à l’œuvre qui la constitue, dit-on, comme « objet culturel ». Il n’y a même plus lieu, de ce point de vue, d’appliquer la psychanalyse à l’œuvre d’art, puisque c’est l’œuvre d’art elle-même qui constitue une psychanalyse réussie, « transfert » sublime avec des virtualités collectives exemplaires. > [!approfondir] Page 133 Retentit l’hypocrite avertissement : un peu de névrose, c’est bon pour l’œuvre d’art, une bonne matière, mais pas la psychose, surtout pas la psychose ; nous distinguons l’aspect névrotique éventuellement créateur, et l’aspect psychotique, aliénant et destructeur… Comme si les grandes voix, qui surent opérer une percée de la grammaire et de la syntaxe, et faire de tout le langage un désir, ne parlaient pas du fond de la psychose et ne nous montraient pas un point de fuite révolutionnaire éminemment psychotique. Il est juste de confronter la littérature établie à une psychanalyse œdipienne : c’est qu’elle déploie une forme de surmoi qui lui est propre, plus nocif encore que le surmoi non écrit. Œdipe est en effet littéraire avant d’être psychanalytique. Il y aura toujours un Breton contre Artaud, un Gœthe contre Lenz, un [[Friedrich Schiller|Schiller]] contre Hölderlin, pour surmoiïser la littérature, et nous dire : attention, pas plus loin ! pas de « fautes de tact » ! Werther oui, Lenz non ! La forme œdipienne de la littérature est sa forme marchande. Libre à nous de penser qu’il y a même finalement moins de malhonnêteté dans une psychanalyse que dans cette littérature-là, car le névrosé tout court fait une œuvre solitaire, irresponsable, illisible et non vendable, qui doit au contraire payer pour être non seulement lue, mais traduite et réduite. Il commet au moins une faute économique, une faute contre le tact, et ne répand pas ses valeurs. Artaud disait bien : toute l’écriture est de la cochonnerie — c’est-à-dire toute littérature qui se prend pour fin, ou se fixe des fins, au lieu d’être un processus qui « creuse le caca de l’être et de son langage », charrie débiles, aphasiques, illettrés. Epargnez-nous au moins la sublimation. Tout écrivain est un vendu. La seule littérature est celle qui piège son colis, fabriquant une fausse monnaie, faisant éclater le surmoi de sa forme d’expression, et la valeur marchande de sa forme de contenu. ^f2970c > [!accord] Page 134 Artaud est la mise en pièces de la psychiatrie, précisément parce qu’il est schizophrène et non parce qu’il ne l’est pas. Artaud est l’accomplissement de la littérature, précisément parce qu’il est schizophrène et non parce qu’il ne l’est pas. Il y a longtemps qu’il a crevé le mur du signifiant : Artaud le Schizo. Du fond de sa souffrance et de sa gloire, il a le droit de dénoncer ce que la société fait du psychotique en train de décoder les flux du désir (« [[Van Gogh le suicidé de la société]] »), mais aussi ce qu’elle fait de la littérature, quand elle l’oppose à la psychose au nom d’un recodage névrotique ou pervers (Lewis Carroll ou le lâche des belles-lettres). ^afcb25 ## Sauvages, barbares, civilisés ### Socius inscripteur > [!information] Page 137 Si l’universel est à la fin, corps sans organes et production désirante, dans les conditions déterminées par le capitalisme apparemment vainqueur, comment trouver assez d’innocence pour faire de l’histoire universelle ? La production désirante est aussi dès le début : il y a production désirante dès qu’il y a production et reproduction sociales. Mais il est vrai que les machines sociales précapitalistes sont inhérentes au désir en un sens très précis : elles le codent, elles codent les flux du désir. Coder le désir — et la peur, l’angoisse des flux décodés —, c’est l’affaire du socius. Le capitalisme est la seule machine sociale, nous le verrons, qui s’est construite comme telle sur des flux décodés, substituant aux codes intrinsèques une axiomatique des quantités abstraites en forme de monnaie. > [!information] Page 137 Le capitalisme libère donc les flux de désir, mais dans des conditions sociales qui définissent sa limite et la possibilité de sa propre dissolution, si bien qu’il ne cesse de contrarier de toutes ses forces exaspérées le mouvement qui le pousse vers cette limite. A la limite du capitalisme, le socius déterritorialisé fait place au corps sans organes, les flux décodés se jettent dans la production désirante. Il est donc juste de comprendre rétrospectivement toute l’histoire à la lumière du capitalisme, à condition de suivre exactement les règles formulées par [[Karl Marx|Marx]] : d’abord l’histoire universelle est celle des contingences, et non de la nécessité ; des coupures et des limites, et non de la continuité. > [!accord] Page 138 L’unité primitive, sauvage, du désir et de la production, c’est la terre. Car la terre n’est pas seulement l’objet multiple et divisé du travail, elle est aussi l’entité unique indivisible, le corps plein qui se rabat sur les forces productives et se les approprie comme présupposé naturel ou divin. Le sol peut être l’élément productif et le résultat de l’appropriation, la Terre est la grande stase inengendrée, l’élément supérieur à la production qui conditionne l’appropriation et l’utilisation communes du sol. Elle est la surface sur laquelle s’inscrit tout le procès de la production, s’enregistrent les objets, les moyens et les forces de travail, se distribuent les agents et les produits. Elle apparaît ici comme quasi-cause de la production et objet du désir (se noue sur elle le lien du désir et de sa propre répression). La machine territoriale est donc la première forme de socius, la machine d’inscription primitive, « mégamachine » qui couvre un champ social. > [!approfondir] Page 138 Elle ne se confond pas avec les machines techniques. Sous ses formes les plus simples dites manuelles, la machine technique implique déjà un élément non humain, agissant, transmetteur ou même moteur, qui prolonge la force de l’homme et en permet un certain dégagement. La machine sociale au contraire a pour pièces les hommes, même si on les considère avec leurs machines, et les intègre, les intériorise dans un modèle institutionnel à tous les étages de l’action, de la transmission et de la motricité > [!information] Page 138 Une même machine peut être technique et sociale, mais pas sous le même aspect : par exemple, l’horloge comme machine technique à mesurer le temps uniforme, et comme machine sociale à reproduire les heures canoniques et assurer l’ordre dans la cité. > [!information] Page 139 La machine sociale est littéralement une machine, indépendamment de toute métaphore, en tant qu’elle présente un moteur immobile, et procède aux diverses sortes de coupures : prélèvement de flux, détachement de chaîne, répartition de parts. Coder les flux implique toutes ces opérations. C’est la tâche la plus haute de la machine sociale, pour autant que les prélèvements de production correspondent à des détachements de chaîne, et qu’en résulte la part résiduelle de chaque membre, dans un système global du désir et du destin organisant les productions de production, les productions d’enregistrement, les productions de consommation. Flux de femmes et d’enfants, flux de troupeaux et de graines, flux de sperme, de merde et de menstrues, rien ne doit échapper. La machine territoriale primitive, avec son moteur immobile, la terre, est déjà machine sociale ou mégamachine, qui code les flux de production, de moyens de production, de producteurs et de consommateurs : le corps plein de la déesse Terre réunit sur soi les espèces cultivables, les instruments aratoires et les organes humains. > [!information] Page 140 Les unités ne sont jamais dans des personnes, au sens propre ou « privé », mais dans des séries qui déterminent les connexions, disjonctions et conjonctions d’organes. C’est pourquoi les fantasmes sont des fantasmes de groupe. C’est l’investissement collectif d’organes qui branche le désir sur le socius, et réunit en un tout sur la terre la production sociale et la production désirante. > [!accord] Page 141 Non seulement le criminel est privé d’organes suivant un ordre d’investissements collectifs, non seulement celui qui doit être mangé l’est suivant des règles sociales aussi précises que celles qui découpent et répartissent un bœuf ; mais l’homme qui jouit pleinement de ses droits et de ses devoirs a tout le corps marqué sous un régime qui rapporte ses organes et leur exercice à la collectivité (la privatisation des organes ne commencera qu’avec « la honte que l’homme éprouve à la vue de l’homme »). Car c’est un acte de fondation, par lequel l’homme cesse d’être un organisme biologique et devient un corps plein, une terre, sur laquelle ses organes s’accrochent, attirés, repoussés, miraculés d’après les exigences d’un socius. Que les organes soient taillés dans le socius, et que les flux coulent sur lui. Nietzsche dit : il s’agit de faire à l’homme une mémoire ; et l’homme qui s’est constitué par une faculté active d’oubli, par un refoulement de la mémoire biologique, doit se faire une autre mémoire, qui soit collective, une mémoire des paroles et non plus des choses, une mémoire des signes et non plus des effets. Système de la cruauté, terrible alphabet, cette organisation qui trace des signes à même le corps : « Peut-être n’y a-t-il même rien de plus terrible et de plus inquiétant dans la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique… Cela ne se passait jamais sans supplices, sans martyres et sacrifices sanglants quand l’homme jugeait nécessaire de se créer une mémoire ; les plus épouvantables holocaustes et les engagements les plus hideux, les mutilations les plus répugnantes, les rituels les plus cruels de tous les cultes religieux… On se rendra compte des difficultés qu’il y a sur la terre à élever un peuple de penseurs ! ### La machine territoriale primitive > [!accord] Page 142 C’est que la machine primitive subdivise le peuple, mais le fait sur une terre indivisible où s’inscrivent les relations connectives, disjonctives et conjonctives de chaque segment avec les autres (ainsi, par exemple, la coexistence ou la complémentarité du chef de segment et du gardien de la terre). Quand la division porte sur la terre elle-même, en vertu d’une organisation administrative, foncière et résidentielle, on ne peut dès lors y voir une promotion de la territorialité, mais tout au contraire l’effet du primer grand mouvement de déterritorialisation sur les communautés primitives. > [!approfondir] Page 144 Leach a précisément dégagé l’instance des lignées locales, en tant qu’elles se distinguent de lignées de filiation et opèrent au niveau de petits segments : ce sont ces groupes d’hommes résidant en un même endroit, ou dans des endroits voisins, qui machinent les mariages et forment la réalité concrète, beaucoup plus que les systèmes de filiation et les classes matrimoniales abstraites. Un système de parenté n’est pas une structure, mais une pratique, une praxis, un procédé et même une stratégie. > [!information] Page 149 La machine territoriale segmentaire conjure la fusion par la scission, et empêche la concentration de pouvoir en maintenant les organes de chefferie dans une relation d’impuissance avec le groupe : comme si les sauvages pressentaient eux-mêmes la montée du Barbare impérial, qui va pourtant venir du dehors et qui surcodera tous leurs codes. Mais le plus grand danger serait encore une dispersion, une scission telle que toutes les possibilités de code y seraient supprimées : des flux décodés, coulant sur un socius, aveugle et muet, déterritorialise, tel est le cauchemar que la machine primitive conjure de toutes ses forces, et de toutes ses articulations segmentaires. La machine primitive n’ignore pas l’échange, le commerce et l’industrie, elle les conjure, les localise, les quadrille, les encaste, maintient le marchand et le forgeron dans une position subordonnée, pour que des flux d’échange et de production ne viennent pas briser les codes au profit de leurs quantités abstraites ou fictives. Et n’est-ce pas cela aussi, l’Œdipe, la peur de l’inceste : crainte d’un flux décodé ? ### Probleme d’Œdipe > [!approfondir] Page 150 Ce ne sont pas les sociétés primitives qui sont hors de l’histoire, c’est le capitalisme qui est à la fin de l’histoire, c’est lui qui résulte d’une longue histoire des contingences et des accidents, et qui fait advenir cette fin. On ne peut pas dire que les formations antérieures ne l’ont pas prévue, cette Chose qui n’est venue du dehors qu’à force de monter du dedans, et qu’on l’empêche de monter. D’où la possibilité d’une lecture rétrospective de toute l’histoire en fonction du capitalisme. On peut déjà chercher le signe de classes dans les sociétés précapitalistes. Mais les ethnologues remarquent combien il est difficile de faire le partage de ces proto-classes, et des castes organisées par la machine impériale, et des rangs distribués par la machine primitive segmentaire. Les critères qui distinguent classes, castes et rangs ne doivent pas être cherchés du côté de la fixité ou de la perméabilité, de la fermeture ou de l’ouverture relatives ; ces critères se révèlent chaque fois décevants, éminemment trompeurs. > [!accord] Page 150 On peut donc lire toute l’histoire sous le signe des classes, mais en observant les règles indiquées par [[Karl Marx|Marx]], et dans la mesure où les classes sont le « négatif » des castes et des rangs. Car assurément le régime du décodage ne signifie pas absence d’organisation, mais la plus sombre organisation, la plus dure comptabilité, l’axiomatique remplaçant les codes, et les comprenant, toujours a contrario > [!accord] Page 151 Le même être inclus parcourt sur le corps plein des distances indivisibles, et passe par toutes les singularités, toutes les intensités d’une synthèse qui glisse et se reproduit. Il ne sert à rien de rappeler que la filiation généalogique est sociale et non biologique, elle est nécessairement bio-sociale, pour autant qu’elle s’inscrit sur l’œuf cosmique du corps plein de la terre. > [!information] Page 151 Ce sont les deux aspects du corps plein : surface enchantée d’inscription, loi fantastique ou mouvement objectif apparent ; mais aussi agent magique ou fétiche, quasi-cause. Il ne lui suffit pas d’inscrire toutes choses, il doit faire comme s’il les produisait. Il faut que les connexions réapparaissent sous une forme compatible avec les disjonctions inscrites, même si elles réagissent à leur tour sur la forme de ces disjonctions. Telle est l’alliance comme second caractère d’inscription : l’alliance impose aux connexions productives la forme extensive d’une conjugaison de personnes, compatible avec les disjonctions de l’inscription, mais inversement réagit sur l’inscription en déterminant un usage exclusif et limitatif de ces mêmes disjonctions. > [!accord] Page 152 Jamais les alliances ne dérivent des filiations, ni ne s’en déduisent. Mais, ce principe étant posé, nous devons distinguer deux points de vue : l’un économique et politique, où l’alliance est là de tout temps, se combinant et se déclinant avec des lignées filiatives étendues qui ne leur préexistent pas dans un système supposé donné en extension. L’autre, mythique, qui montre comment l’extension du système se forme et se délimite à partir de lignées filiatives intenses et primordiales, qui perdent nécessairement leur usage inclusif ou illimitatif. > [!approfondir] Page 157 L’article de Griaule est sans doute, dans toute l’ethnologie, le texte le plus profondément inspiré par la psychanalyse. Et pourtant il entraîne des conclusions qui font éclater tout l’Œdipe, parce qu’il ne se contente pas de poser le problème en extension, et par là de le supposer résolu. Ce sont ces conclusions qu’Adler et Cartry ont su tirer : « On a coutume de considérer les relations incestueuses dans le mythe, soit comme l’expression du désir ou de la nostalgie d’un monde où de telles relations seraient possibles ou indifférentes, soit comme l’expression d’une fonction structurale d’inversion de la règle sociale, fonction destinée à fonder l’interdiction et sa transgression… Dans l’un et dans l’autre cas, on se donne déjà comme constitué ce qui est précisément l’émergence d’un ordre que le mythe raconte et explique. En d’autres termes, on raisonne comme si le mythe mettait en scène des personnes définies comme père, mère, fils et sœur, alors que ces rôles parentaux appartiennent à l’ordre constitué par la prohibition… : l’inceste n’existe pas ».{121} L’inceste est une pure limite. A condition d’éviter deux fausses croyances concernant la limite : l’une qui fait de la limite une matrice ou une origine, comme si l’interdit prouvait que la chose était « d’abord » désirée comme telle ; l’autre qui fait de la limite une fonction structurale, comme si un rapport supposé « fondamental » entre le désir et la loi s’exerçait dans la transgression. > [!approfondir] Page 159 Il importe que cette image soit « impossible » : elle opère son office du moment que le désir s’y laisse prendre comme à l’impossible lui-même. Tu vois, c’est ça que tu voulais !… Pourtant, c’est cette conclusion, allant directement du refoulement au refoulé, et de la prohibition au prohibé, qui implique déjà tout le paralogisme de la répression. > [!information] Page 159 Aucune chaîne ne pourrait se détaxer, rien ne pourrait être prélevé ; rien ne passerait de la filiation à la descendance, mais la descendance serait perpétuellement rabattue sur la filiation dans l’acte de se réengendrer soi-même ; la chaîne signifiante ne formerait aucun code, elle n’émettrait que des signes ambigus et serait perpétuellement rongée par son support énergétique ; ce qui coulerait sur le corps plein de la terre serait aussi déchaîné que les flux non codés qui glissent sur le désert d’un corps sans organes. > [!information] Page 160 Car la question est moins celle de l’abondance ou de la rareté, de la source ou du tarissement (même tarir est un flux), que celle du codable et du non-codable. Le flux germinal est tel qu’il revient au même de dire que tout passerait ou coulerait avec lui, ou au contraire que tout serait bloqué. Pour que des flux soient codables, il faut que leur énergie se laisse quantifier et qualifier — il faut que des prélèvements de flux se fassent en rapport avec des détachements de chaîne — il faut que quelque chose passe, mais aussi que quelque chose soit bloqué, et que quelque chose bloque ou fasse passer. Or ce n’est possible que dans le système en extension qui discernabilise les personnes, et qui fait des signes un usage déterminé, des synthèses disjonctives un usage exclusif, des synthèses connectives un usage conjugal. ### Psychanalyse et ethnologie > [!approfondir] Page 163 Nous allons trop vite, nous faisons comme si Œdipe était déjà installé dans la machine territoriale sauvage. Pourtant, comme dit Nietzsche à propos de la mauvaise conscience, ce n’est pas sur ce terrain-là que pousse une pareille plante. C’est que les conditions d’Œdipe comme « complexe familial », compris dans le cadre du familialisme propre à la psychiatrie et à la psychanalyse, ne sont évidemment pas données. Les familles sauvages forment une praxis, une politique, une stratégie d’alliances et de filiations ; elles sont formellement les éléments moteurs de la reproduction sociale ; elles n’ont rien à voir avec un microcosme expressif ; le père, la mère, la sœur y fonctionnent toujours comme autre chose aussi que père, mère ou sœur. > [!information] Page 166 Mais les deux sont vrais : le colonisé résiste à l’œdipianisation, et l’œdipianisation tend à se refermer sur lui. Dans la mesure où il y a œdipianisation, elle est le fait de la colonisation, et il faut la joindre à tous les procédés que Jaulin a su décrire dans la Paix blanche. « L’état de colonisé peut conduire à une réduction de l’humanisation de l’univers, telle que toute solution recherchée le sera à la mesure de l’individu ou de la famille restreinte, avec, par voie de conséquence, une anarchie ou un désordre extrêmes au niveau du collectif : anarchie dont l’individu sera toujours victime, à l’exception de ceux qui sont à la clé d’un tel système, en l’occurrence les colonisateurs, lesquels, dans ce même temps où le colonisé réduira l’univers, tendront à l’étendre ». > [!accord] Page 166 Œdipe, c’est quelque chose comme l’euthanasie dans l’ethnocide. Plus la reproduction sociale échappe aux membres du groupe, en nature et en extension, plus elle rabat sur eux, ou les rabat eux-mêmes sur une reproduction familiale restreinte et névrotisée dont Œdipe est l’agent. > [!approfondir] Page 166 Car, enfin, comment comprendre ceux qui disent trouver un Œdipe indien, ou africain ? Ils reconnaissent, les premiers, qu’ils ne retrouvent rien des mécanismes et des attitudes qui constituent notre Œdipe à nous (notre supposé Œdipe à nous). Ça ne fait rien, ils disent que la structure est là, bien qu’elle n’ait aucune existence « accessible à la clinique » ; ou que le problème, le point de départ, est bien œdipien, quoique les développements et les solutions soient tout à fait différents des nôtres (Parin, Ortigues). Ils disent que c’est un Œdipe « qui n’en finit pas d’exister », alors qu’il n’a pas même (hors de la colonisation) les conditions nécessaires pour commencer à exister. S’il est vrai que la pensée s’évalue au degré d’œdipianisation, alors oui, les Blancs pensent trop. La compétence, l’honnêteté et le talent de ces auteurs, psychanalystes africanistes, sont hors de question. Mais il en est pour eux comme pour certains psychothérapeutes chez nous : on dirait qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. > [!accord] Page 166 Nous avons des psychothérapeutes qui croient sincèrement faire œuvre progressiste en appliquant de nouvelles manières de trianguler l’enfant — attention, un Œdipe de structure, et pas imaginaire ! De même ces psychanalystes en Afrique qui manient le joug d’un Œdipe structural ou « problématique », au service de leurs intentions progressistes. Là-bas ou ici, c’est la même chose : Œdipe, c’est toujours la colonisation poursuivie par d’autre moyens, c’est la colonie intérieure, et nous verrons que, même chez nous, Européens, c’est notre formation coloniale intime. > [!accord] Page 170 Culturalistes et ethnologues montrent bien que les institutions sont premières par rapport aux affects et aux structures. Car les structures ne sont pas mentales, elles sont dans les choses, dans les formes de production et de reproduction sociales. Même un auteur comme [[Herbert Marcuse|Marcuse]], peu suspect de complaisance, reconnaît que le culturalisme partait d’un bon pas : introduire le désir dans la production, nouer le lien « entre la structure instinctuelle et la structure économique, et en même temps indiquer les possibilités qu’il y a de progresser au-delà d’une culture patricentriste et exploiteuse ». > [!accord] Page 171 Or l’auto-critique d’Œdipe, c’est ce qu’on ne voit guère dans notre organisation, dont fait partie la psychanalyse. Il est juste, à certains égards, d’interroger toutes les formations sociales à partir d’Œdipe. Mais non pas parce qu’Œdipe serait une vérité de l’inconscient particulièrement décelable chez nous ; au contraire, parce qu’il est une mystification de l’inconscient qui n’a réussi chez nous qu’à force de monter ses pièces et ses rouages à travers les formations antérieures. Il est universel en ce sens. C’est donc bien dans la société capitaliste, au niveau le plus fort, que la critique d’Œdipe doit toujours reprendre son point de départ et retrouver son point d’arrivée. > [!information] Page 172 Or, nous l’avons vu, c’est seulement dans cette dernière acception qu’Œdipe est une limite. La production désirante aussi. Mais, justement, cette acception même a beaucoup de sens divers. En premier lieu, la production désirante est à la limite de la production sociale ; les flux décodés, à la limite des codes et des territorialités ; le corps sans organes, à la limite du socius. On parlera de limite absolue chaque fois que les schizo-flux passent à travers le mur, brouillent tous les codes et déterritorialisent le socius : le corps sans organes, c’est le socius déterritorialisé, désert où coulent les flux décodés du désir, fin de monde, apocalypse. En second lieu pourtant, la limite relative n’est que la formation sociale capitaliste, parce qu’elle machine et fait couler des flux effectivement décodés, mais en substituant aux codes une axiomatique comptable encore plus oppressive. Si bien que le capitalisme, conformément au mouvement par lequel il contrarie sa propre tendance, ne cesse d’approcher du mur, et de reculer le mur en même temps. La schizophrénie est la limite absolue, mais le capitalisme est la limite relative. En troisième lieu, il n’y a pas de formation sociale qui ne pressente ou ne prévoie la forme réelle sous laquelle la limite risque de lui arriver, et qu’elle conjure de toutes ses forces. D’où l’obstination avec laquelle les formations antérieures au capitalisme encastent le marchand et le technicien, empêchant des flux d’argent et des flux de production de prendre une autonomie qui détruirait leurs codes. Telle est la limite réelle. > [!information] Page 173 Mais, en quatrième lieu, cette limite inhibée de l’intérieur était déjà projetée dans un début primordial, une matrice mythique comme limite imaginaire. Comment imaginer ce cauchemar, l’envahissement du socius par des flux non codés, qui glissent à la manière d’une lave ? Un flot de merde irrépressible comme dans le mythe du Fourbe, ou bien l’influx germinal intense, l’en-deçà de l’inceste comme dans le mythe du Yourougou, qui introduit le désordre dans le monde en agissant comme représentant du désir. D’où, en cinquième lieu enfin, l’importance de la tâche qui consiste à déplacer la limite : la faire passer à l’intérieur du socius, au milieu, entre un au-delà d’alliance et l’en-deçà filiatif, entre une représentation d’alliance et le représentant de filiation, comme on conjure les forces redoutées d’un fleuve en lui creusant un lit artificiel, ou en en détournant mille petits ruisseaux peu profonds. Œdipe est cette limite déplacée. Oui, Œdipe est universel. > [!approfondir] Page 173 Mais le tort est d’avoir cru à l’alternative suivante : ou bien il est un produit du système répression-refoulement, et alors il n’est pas universel ; ou bien il est universel et il est position de désir. En vérité, il est universel parce qu’il est le déplacement de la limite qui hante toutes les sociétés, le représenté déplacé qui défigure ce que toutes les sociétés redoutent absolument comme leur plus profond négatif, à savoir les flux décodés du désir. > [!information] Page 175 Pratiquement, le psychanalyste a souvent la prétention d’expliquer à l’ethnologue ce que le symbole veut dire : il veut dire le phallus, la castration, l’Œdipe. Mais l’ethnologue demande autre chose, et se demande sincèrement à quoi peuvent lui servir les interprétations psychanalytiques. La dualité se déplace donc, elle n’est plus entre deux secteurs, mais entre deux genres de questions : « Qu’est-ce que ça veut dire ? » et « A quoi ça sert ? » A quoi ça sert non seulement à l’ethnologue, mais à quoi ça sert et comment ça marche dans la formation même qui fait usage du symbole.{137} Ce qu’une chose veut dire, il n’est pas sûr que ça serve à quoi que ce soit. Par exemple, il se peut que l’Œdipe ne serve à rien, ni aux psychanalystes ni à l’inconscient. Et à quoi servirait le phallus, inséparable de la castration qui nous en retire l’usage ? On dit, bien sûr, qu’il ne faut pas confondre le signifié et le signifiant. Mais le signifiant nous fait-il sortir de la question « qu’est-ce que ça veut dire », est-il autre chose que cette même question barrée ? C’est encore le domaine de la représentation. > [!information] Page 176 Comment ça marche est la seule question. La schizo-analyse renonce à toute interprétation, parce qu’elle renonce délibérément à découvrir un matériel inconscient : l’inconscient ne veut rien dire. En revanche, l’inconscient fait des machines, qui sont celles du désir, et dont la schizo-analyse découvre l’usage et le fonctionnement dans l’immanence aux machines sociales. L’inconscient ne dit rien, il machine. Il n’est pas expressif ou représentatif, mais productif. Un symbole est uniquement une machine sociale qui fonctionne comme machine désirante, une machine désirante qui fonctionne dans la machine sociale, un investissement de la machine sociale par le désir > [!accord] Page 178 Car jamais la psychanalyse n’a plus dit Phallus-Œdipe-et-Castration qu’à propos du fétiche. Tandis que l’ethnologue a le sentiment qu’il y a un problème de pouvoir politique, de force économique, de puissance religieuse inséparable du fétiche, même quand son usage est individuel et privé. Par exemple, les cheveux, les rites de coupe et de coiffure : est-il intéressant de ramener ces rites à l’entité phallus comme signifiant la « chose séparée », et de retrouver partout le père comme le représentant symbolique de la séparation ? N’est-ce pas en rester au niveau de ce que ça veut dire ? L’ethnologue se trouve devant un flux de cheveu, les coupures d’un tel flux, ce qui passe d’un état à un autre à travers la coupure. Comme dit Leach, les cheveux en tant qu’objet partiel ou partie séparable du corps ne représentent pas un phallus agresseur et séparé ; ils sont une chose en elle-même, une pièce matérielle dans un appareil à agresser, dans une machine à séparer. ### La représentation territoriale > [!information] Page 180 Le facteur principal à tous ces égards est le type ou le genre de l’inscription sociale, son alphabet, ses caractères : l’inscription sur le socius en effet est l’agent d’un refoulement secondaire ou « proprement dit », qui se trouve nécessairement en rapport avec l’inscription désirante du corps sans organes, et avec le refoulement primaire que celui-ci exerce déjà dans le domaine du désir ; or ce rapport est essentiellement variable. Il y a toujours refoulement social, mais l’appareil de refoulement varie, notamment d’après ce qui joue le rôle du représentant sur lequel il porte. > [!information] Page 181 C’est la dette qui compose les alliances avec les filiations devenues étendues, pour former et forger un système en extension (représentation) sur le refoulement des intensités nocturnes. L’alliance-dette répond à ce que Nietzsche décrivait comme le travail préhistorique de l’humanité : se servir de la mnénotechnie la plus cruelle, en pleine chair, pour imposer une mémoire des paroles sur la base du refoulement de la vieille mémoire bio-cosmique. Voilà pourquoi il est si important de voir dans la dette une conséquence directe de l’inscription primitive, au lieu d’en faire (et de faire des inscriptions mêmes) un moyen indirect de l’échange universel. > [!approfondir] Page 183 Or tout ceci, en dernier lieu, dépend d’un postulat qui ne grève pas moins l’ethnologie échangiste qu’il n’a déterminé l’économie politique bourgeoise : la réduction de la reproduction sociale à la sphère de la circulation. On retient le mouvement objectif apparent tel qu’il est décrit sur le socius, sans tenir compte de l’instance réelle qui l’inscrit et des forces, économiques et politiques, avec lesquelles il est inscrit ; on ne voit pas que l’alliance est la forme sous laquelle le socius s’approprie les connexions de travail dans le régime disjonctif de ses inscriptions. > [!information] Page 183 « Du point de vue des rapports de production en effet, la circulation des femmes apparaît comme une répartition de la force de travail, mais, dans la représentation idéologique que la société se donne de sa base économique, cet aspect s’efface devant les rapports d’échange qui, pourtant, sont simplement la forme que cette répartition prend dans la sphère de la circulation : en isolant le moment de la circulation dans le procès de reproduction, l’ethnologie ratifie cette représentation », et donne toute son extension coloniale à l’économie bourgeoise.{144} C’est en ce sens que l’essentiel nous a paru être, non pas l’échange et la circulation qui dépendent étroitement des exigences de l’inscription, mais l’inscription même, avec ses traits de feu, son alphabet dans les corps et ses blocs de dettes. Jamais la structure molle ne fonctionnerait, et ne ferait circuler, sans le dur élément machinique qui préside aux inscriptions. > [!approfondir] Page 185 C’est bien là ce qu’il faut appeler système de la dette ou représentation territoriale : voix qui parle ou psalmodie, signe marqué en pleine chair, œil qui tire jouissance de la douleur, — ce sont les trois côtés d’un triangle sauvage formant un territoire de résonance et de rétention, théâtre de la cruauté qui implique la triple indépendance de la voix articulée, de la main graphique et de l’œil appréciateur. Voilà comment la représentation territoriale s’organise à la surface, toute proche encore d’une machine désirante œil-main-voix. Triangle magique. Tout est actif, agi ou réagi dans ce système, l’action de la voix d’alliance, la passion du corps de filiation, la réaction de l’œil appréciant la déclinaison des deux. Choisir la pierre qui fera du jeune Guayaki un homme, avec assez de mal et de douleur, en lui fendant la longueur du dos : « Elle doit avoir un côté bien tranchant » (dit [[Pierre Clastres|Clastres]] dans un texte admirable) « mais pas comme l’éclat de bambou qui coupe trop facilement. Choisir la pierre adéquate exige donc du coup d’œil. Tout l’appareil de cette nouvelle cérémonie se réduit à cela : un caillou… Peau labourée, terre scarifiée, une seule et même marque ». ^f422e1 > [!information] Page 186 Loin d’être une apparence que prend l’échange, la dette est l’effet immédiat ou le moyen direct de l’inscription territoriale et corporelle. La dette découle tout droit de l’inscription. Encore une fois on n’invoquera ici nulle vengeance, nul ressentiment (ce n’est pas sur cette terre-là qu’ils poussent, pas plus que l’Œdipe). Que les innocents subissent toutes les marques dans leur corps, cela vient de l’autonomie respective de la voix et du graphisme, et aussi de l’œil autonome qui en tire plaisir. Ce n’est pas parce qu’on soupçonne chacun, d’avance, d’être un mauvais débiteur futur ; ce serait plutôt le contraire. C’est le mauvais débiteur qu’on doit comprendre comme si les marques n’avaient pas suffisamment « pris » sur lui, comme s’il était ou avait été démarqué. Il n’a fait qu’élargir au-delà des limites permises l’écart qui séparait la voix d’alliance et le corps de filiation, au point qu’il faut rétablir l’équilibre par un surcroît de douleur. > [!approfondir] Page 187 Il arrivera à Nietzsche d’établir d’autres coupures : celles de la cité grecque, du christianisme, de l’humanisme démocratique et bourgeois, de la société industrielle, du capitalisme et du socialisme. Mais il se peut que toutes, à des titres divers, supposent cette première grande coupure, bien qu’elles prétendent aussi la repousser et la combler. Il se peut que, spirituel ou temporel, tyrannique ou démocratique, capitaliste ou socialiste, il n’y ait jamais eu qu’un seul Etat, le chien-Etat qui « parle en fumée et hurlements ». Et Nietzsche suggère comment procède ce nouveau socius : une terreur sans précédent, par rapport à laquelle l’ancien système de la cruauté, les formes du dressage et du châtiment primitifs ne sont rien. Une destruction concertée de tous les codages primitifs, ou, pire encore, leur conservation dérisoire, leur réduction à l’état de pièces secondaires dans la nouvelle machine, et le nouvel appareil de refoulement. Ce qui faisait l’essentiel de la machine d’inscription primitive, les blocs de dette mobiles, ouverts et finis, « les parcelles de destinée », tout cela se trouve pris dans un immense engrenage qui rend la dette infinie et ne forme plus qu’une seule et même écrasante fatalité : « Il faudra dès lors que la perspective d’une libération disparaisse une fois pour toutes dans la brume pessimiste, il faudra dès lors que le regard désespéré se décourage devant une impossibilité de fer… » La terre devient un asile d’aliénés. ### La machine despotique barbare > [!information] Page 188 En principe, la formation barbare despotique doit être pensée par opposition à la machine territoriale primitive, et s’établit sur ses ruines : naissance d’un empire. Mais, en réalité, on peut saisir aussi bien le mouvement de cette formation quand un empire se détache d’un empire précédent ; ou même quand surgit le rêve d’un empire spirituel, là où les empires temporels tombent en décadence. Il se peut que l’entreprise soit avant tout militaire et de conquête, il se peut qu’elle soit religieuse avant tout, la discipline militaire étant convertie en ascétisme et cohésion internes. Il se peut que le paranoïaque soit lui-même une douce créature ou un fauve déchaîné. Mais toujours nous retrouvons la figure de ce paranoïaque et de ses pervers, le conquérant et ses troupes d’élite, le despote et ses bureaucrates, le saint homme et ses disciples, l’anachorète et ses moines, le Christ et son saint Paul. > [!approfondir] Page 189 Reste que, pour comprendre la formation barbare, il faut la rapporter non pas à d’autres formations du même genre qu’elle concurrence, temporellement ou spirituellement, suivant des rapports qui brouillent l’essentiel, mais à la formation sauvage primitive qu’elle supplante en droit, et qui continue de la hanter. C’est bien ainsi que [[Karl Marx|Marx]] définit la production asiatique : une unité supérieure de l’Etat s’instaure sur la base des communautés rurales primitives, qui conservent la propriété du sol, tandis que l’Etat en est le vrai propriétaire conformément au mouvement objectif apparent qui lui attribue le surproduit, lui rapporte les forces productives dans les grands travaux, et le fait apparaître lui-même comme la cause des conditions collectives de l’appropriation.{150} Le corps plein comme socius a cessé d’être la terre, c’est devenu le corps du despote, le despote lui-même ou son dieu. > [!information] Page 190 Les prescriptions et interdits qui le rendent souvent presque incapable d’agir en font un corps sans organes. C’est lui, l’unique quasi-cause, la source et l’estuaire du mouvement apparent. Au lieu de détachements mobiles de chaîne signifiante, un objet détaché a sauté hors de la chaîne ; au lieu de prélèvements de flux, tous les flux convergent en un grand fleuve qui constitue la consommation du souverain : changement radical de régime dans le fétiche ou le symbole. Ce qui compte n’est pas la personne du souverain, ni même sa fonction, qui peut être limitée. C’est la machine sociale qui a profondément changé : au lieu de la machine territoriale, la « mégamachine » d’Etat, pyramide fonctionnelle qui a le despote au sommet, moteur immobile, l’appareil bureaucratique comme surface latérale et organe de transmission, les villageois à la base et comme pièces travailleuses. > [!approfondir] Page 190 Toute la plus-value de code est objet d’appropriation. Cette conversion traverse toutes les synthèses, celles de production avec la machine hydraulique, la machine minière, l’inscription avec la machine comptable, la machine à écriture, la machine monumentale, la consommation enfin avec l’entretien du despote, de sa cour et de la caste bureaucratique. Loin de voir dans l’Etat le principe d’une territorialisation qui inscrit les gens d’après leur résidence, nous devons voir dans le principe de résidence l’effet d’un mouvement de déterritorialisation qui divise la terre comme un objet et soumet les hommes à la nouvelle inscription impériale, au nouveau corps plein, au nouveau socius. > [!approfondir] Page 191 Il n’est pas toujours facile de savoir si c’est une communauté primitive qui réprime une tendance endogène, ou qui se retrouve tant bien que mal après une terrible aventure exogène. Le jeu des alliances est ambigu : sommes-nous encore en deçà de la nouvelle alliance, ou déjà au-delà, et comme retombés dans un en-deçà résiduel et transformé ? (Question annexe : qu’est-ce que la féodalité ?). Nous pouvons seulement assigner le moment précis de la formation impériale comme celui de la nouvelle alliance exogène, non seulement à la place des anciennes alliances, mais par rapport à elles. > [!information] Page 191 L’ancienne inscription demeure, mais briquetée par et dans l’inscription d’Etat. Les blocs subsistent, mais sont devenus des briques encastés et encastrés, n’ayant plus qu’une mobilité de commande. Les alliances territoriales ne sont pas remplacées, mais seulement alliées à la nouvelle alliance ; les filiations territoriales ne sont pas remplacées, mais seulement affiliées à la filiation directe. C’est comme un immense droit du premier-né sur toute filiation, un immense droit de première nuit sur toute alliance. Le stock filiatif devient l’objet d’une accumulation dans l’autre filiation, la dette d’alliance devient une relation infinie dans l’autre alliance. C’est tout le système primitif qui se trouve mobilisé, réquisitionné par une puissance supérieure, subjugué par des forces nouvelles extérieures, mis au service d’autres buts ; tant il est vrai, disait Nietzsche, que ce qu’on appelle évolution d’une chose est « une succession constante de phénomènes d’assujettissement plus ou moins violents, plus ou moins indépendants, sans oublier les résistances qui s’élèvent sans cesse, les tentatives de métamorphose qui s’opèrent pour concourir à la défense et à la réaction, enfin les résultats heureux des actions en sens contraire ». > [!accord] Page 192 On a souvent remarqué que l’Etat commence (ou recommence) par deux actes fondamentaux, l’un dit de territorialité par fixation de résidence, l’autre dit de libération par abolition des petites dettes. Mais l’Etat procède par euphémisme. La pseudo-territorialité est le produit d’une effective déterritorialisation qui substitue des signes abstraits aux signes de la terre, et qui fait de la terre elle-même l’objet d’une propriété d’Etat, ou de ses plus riches serviteurs et fonctionnaires (et il n’y a pas grand changement, de ce point de vue, lorsque l’Etat ne fait plus que garantir la propriété privée d’une classe dominante qui s’en distingue). > [!approfondir] Page 192 L’abolition des dettes, quand elle a lieu, est un moyen de maintenir la répartition des terres, et d’empêcher l’entrée en scène d’une nouvelle machine territoriale, éventuellement révolutionnaire et capable de poser ou de traiter dans toute son ampleur le problème agraire. Dans d’autres cas où se fait une redistribution, le cycle des créances se trouve maintenu, sous la forme nouvelle instaurée par l’Etat — l’argent. Car, à coup sûr, l’argent ne commence pas par servir au commerce, ou du moins n’a pas un modèle autonome marchand. La machine despotique a ceci de commun avec la machine primitive, elle la comme à cet égard : l’horreur des flux décodés, flux de production, mais aussi flux marchands d’échange et de commerce qui échapperaient au monopole de l’Etat, à son quadrillage, à son tampon. > [!information] Page 192 Quand Etienne Balazs demande : pourquoi le capitalisme n’est-il pas né en Chine au XIIIe siècle, où toutes les conditions scientifiques et techniques semblaient pourtant données ?, la réponse est dans l’Etat qui fermait les mines dès que les réserves de métal étaient jugées suffisantes, et qui gardait monopole ou contrôle étroit du commerce (le commerçant comme fonctionnaire). > [!information] Page 193 S’appuyant sur les recherches de Will, [[Michel Foucault]] montre comment, dans certaines tyrannies grecques, l’impôt sur les aristocrates et la distribution d’argent aux pauvres sont un moyen de ramener l’argent aux riches, d’élargir singulièrement le régime des dettes, de le rendre encore plus fort, en prévenant et réprimant toute re-territorialisation qui pourrait se faire à travers les données économiques du problème agraire.{153} (Comme si les Grecs avaient découvert à leur manière ce que les Américains retrouveront après le New-Deal : que de lourds impôts d’Etat sont propices aux bonnes affaires.) > [!accord] Page 193 L’Etat despotique, tel qu’il apparaît dans les conditions les plus pures de la production dite asiatique, a deux aspects corrélatifs : d’une part il remplace la machine territoriale, il forme un nouveau corps plein déterritorialisé ; d’autre part il maintient les anciennes territorialités, les intègre à titre de pièces ou d’organes de production dans la nouvelle machine. Il a sa perfection du coup parce qu’il fonctionne sur la base des communautés rurales dispersées, comme de machines préexistantes autonomes ou semi-autonomes du point de vue de la production ; mais, de ce même point de vue, il réagit sur elles en produisant les conditions de grands travaux qui excèdent le pouvoir des communautés distinctes. Ce qui se produit sur le corps du despote, c’est une synthèse connective des anciennes alliances avec la nouvelle, une synthèse disjonctive qui fait que les anciennes filiations effusent sur la filiation directe, réunissant tous les sujets dans la nouvelle machine. > [!information] Page 194 Deux inscriptions coexistent dans la formation impériale, et se concilient dans la mesure où l’une est briquetée dans l’autre, l’autre au contraire cimentant l’ensemble et se rapportant producteurs et produits (elles n’ont pas besoin de parler la même langue). L’inscription impériale recoupe toutes les alliances et les filiations, les prolonge, les fait converger sur la filiation directe du despote avec le dieu, la nouvelle alliance du despote avec le peuple. Tous les flux codés de la machine primitive sont maintenant poussés jusqu’à une embouchure, où la machine despotique les surcode. Le surcodage, telle est l’opération qui constitue l’essence de l’Etat, et qui mesure à la fois sa continuité et sa rupture avec les anciennes formations : l’horreur de flux du désir qui ne seraient pas codés, mais aussi l’instauration d’une nouvelle inscription qui surcode, et qui fait du désir la chose du souverain, fût-il instinct de mort. Les castes sont inséparables du surcodage, et impliquent des « classes » dominantes qui ne se manifestent pas encore comme classes, mais se confondent avec un appareil d’Etat. Qui peut toucher le corps plein du souverain ?, voilà un problème de caste. C’est le surcodage qui destitue la terre au profit du corps plein déterritorialisé, et qui, sur ce corps plein, rend le mouvement de la dette infini. ### La représentation barbare ou impériale > [!accord] Page 197 Législation, bureaucratie, comptabilité, perception d’impôts, monopole d’Etat, justice impériale, activité des fonctionnaires, historiographie, tout s’écrit dans le cortège du despote. Revenons au paradoxe qui se dégage des analyses de Leroi-Gourhan : les sociétés primitives sont orales, non pas parce qu’elles manquent de graphisme, mais au contraire parce que le graphisme y est indépendant de la voix, et marque sur les corps des signes qui répondent à la voix, qui réagissent à la voix, mais qui sont autonomes et ne s’alignent pas sur elle ; en revanche, les civilisations barbares sont écrites, non pas parce qu’elles ont perdu la voix, mais parce que le système graphique a perdu son indépendance et ses dimensions propres, s’est aligné sur la voix, s’est subordonné à la voix, quitte à en extraire un flux abstrait déterritorialisé qu’il retient et fait résonner dans le code linéaire d’écriture. > [!accord] Page 200 Or c’est tout cela qui se trouve bouleversé dans un nouveau destin, avec la machine despotique et la représentation impériale. En premier lieu, le graphisme s’aligne, se rabat sur la voix et devient écriture. Et en même temps il induit la voix non plus comme celle de l’alliance, mais comme celle de la nouvelle alliance, voix fictive d’au-delà qui s’exprime dans le flux d’écriture comme filiation directe. Ces deux catégories fondamentales despotiques sont aussi bien le mouvement du graphisme qui, tout à la fois, se subordonne à la voix pour se subordonner la voix, supplanter la voix. Se produit dès lors un écrasement du triangle magique : la voix ne chante plus, mais dicte, édicte ; la graphie ne danse plus et cesse d’animer les corps, mais s’écrit figé sur des tables, des pierres et des livres ; l’œil se met à lire (l’écriture n’entraîne pas, mais implique une sorte d’aveuglement, une perte de vision et d’appréciation, et c’est maintenant l’œil qui a mal, bien qu’il acquière aussi d’autres fonctions). > [!approfondir] Page 201 Au lieu de segments de chaîne toujours détachables, un objet détaché dont dépend toute la chaîne ; au lieu d’un graphisme polyvoque à même le réel, une bi-univocisation qui forme le transcendant d’où sort une linéarité ; au lieu de signes non signifiants qui composent les réseaux d’une chaîne territoriale, un signifiant despotique dont coule uniformément tous les signes, en un flux déterritorialisé d’écriture. On a même vu les hommes boire ce flux. Zempléni montre comment, dans certaines régions du Sénégal, l’islam superpose un plan de subordination à l’ancien plan de connotation des valeurs animistes : « La parole divine ou prophétique, écrite ou récitée, est le fondement de cet univers ; la transparence de la prière animiste cède la place à l’opacité du rigide verset arabe, le verbe se fige dans des formules dont la puissance est assurée par la vérité de la Révélation et non par une efficacité symbolique et incantatoire… La science du marabout renvoie en effet à une hiérarchie de noms, de versets, de chiffres et d’êtres correspondants » — et s’il le faut, on mettra le verset dans une bouteille remplie d’eau pure, on boira l’eau de verset, on s’en frottera le corps, on s’en lavera les mains.{159} L’écriture, premier flux déterritorialisé, buvable à ce titre : il coule du signifiant despotique. Car qu’est-ce que le signifiant en première instance ? qu’est-ce qu’il est par rapport aux signes territoriaux non signifiants, quand il saute hors de leurs chaînes et impose, surperpose un plan de subordination à leur plan de connotation immanente ? Le signifiant, c’est le signe devenu signe du signe, le signe despotique ayant remplacé le signe territorial, ayant franchi le seuil de déterritorialisation ; le signifiant, c’est seulement le signe déterritorialisé lui-même. Le signe devenu lettre. Le désir n’ose plus désirer, devenu désir du désir, désir du désir du despote. La bouche ne parle plus, elle boit la lettre. L’œil ne voit plus, il lit. Le corps ne se laisse plus graver comme la terre, mais se prosterne devant les gravures du despote, l’outre-terre, le nouveau corps plein. > [!accord] Page 202 Même quand elle parle suisse ou américain, la linguistique agite l’ombre du despotisme oriental. Non seulement Saussure insiste sur ceci : que l’arbitraire de la langue fonde sa souveraineté, comme une servitude ou un esclavage généralisé que subirait la « masse ». > [!approfondir] Page 210 Mais alors elle ne doit pas succéder au « complexe d’Œdipe », marquer le refoulement du complexe ou même sa suppression. Elle doit résulter de l’action refoulante de la représentation incestueuse qui n’est nullement encore un complexe comme désir refoulé, puisque au contraire elle exerce son action de refoulement sur le désir lui-même. Le complexe d’Œdipe, tel que le nomme la psychanalyse, naîtra de la latence, après la latence, et signifie le retour du refoulé dans des conditions qui défigurent, déplacent et même décodent le désir. Le complexe d’Œdipe n’apparaît qu’après la latence ; et lorsque Freud reconnaît deux temps séparés par celle-ci, c’est seulement le second temps qui mérite le nom du complexe, tandis que le premier n’en exprime que les pièces et les rouages fonctionnant d’un tout autre point de vue, dans une tout autre organisation. C’est là la manie de la psychanalyse avec tous ses paralogismes : présenter comme résolution ou tentative de résolution du complexe ce qui en est l’instauration définitive ou l’installation intérieure, et présenter comme complexe ce qui en est encore le contraire. Car que faudra-t-il pour qu’Œdipe devienne l’Œdipe, le complexe d’Œdipe ? Beaucoup de choses en vérité — celles-là même que Nietzsche a partiellement pressenties dans l’évolution de la dette infinie. ### L’Urstaat > [!accord] Page 212 D’autre part le problème de ces formes est de reconstituer l’Urstaat autant qu’il est possible, compte tenu des exigences de leurs nouvelles déterminations distinctes. Car que signifient la propriété privée, la richesse, la marchandise, les classes ? La faillite des codes. L’apparition, le surgissement de flux maintenant décodés qui coulent sur le socius et le traversent de part en part. L’Etat ne peut plus se contenter de surcoder des éléments territoriaux déjà codés, il doit inventer des codes spécifiques pour des flux de plus en plus déterritorialisés : mettre le despotisme au service du nouveau rapport des classes ; intégrer les rapports de richesse et de pauvreté, de marchandise et de travail ; concilier l’argent marchand avec l’argent fiscal ; partout réinsuffler de l’Urstaat dans le nouvel état de choses. > [!information] Page 213 Cette situation spéciale de l’Etat comme catégorie, oubli et retour, doit s’expliquer. C’est que l’Etat despotique originaire n’est pas une coupure comme les autres. De toutes les institutions, elle est peut-être la seule à surgir toute armée dans le cerveau de ceux qui l’instituent, « les artistes au regard d’airain ». C’est pourquoi, dans le marxisme, on ne savait trop qu’en faire : elle n’entre pas dans les fameux cinq stades, communisme primitif, cité antique, féodalité, capitalisme, socialisme.{168} Elle n’est pas une formation parmi les autres, ni le passage d’une formation à une autre. > [!information] Page 214 Et dans des exemples plus récents, nous devons suivre Wittfogel lorsqu’il montre à quel point des Etats modernes capitalistes et socialistes participent de l’Etat despotique originaire. Démocraties, comment ne pas y reconnaître le despote devenu plus hypocrite et plus froid, plus calculateur, puisqu’il doit lui-même compter et coder au lieu de surcoder les comptes ? Il ne sert à rien de faire la liste des différences, à la manière d’historiens consciencieux : communautés villageoises ici, et là sociétés industrielles, etc. Les différences ne seraient déterminantes que si l’Etat despotique était une formation concrète parmi les autres, à traiter comparativement. Mais il est l’abstraction, qui se réalise certes dans les formations impériales, mais qui ne s’y réalise que comme abstraction (unité surcodante éminente). Il ne prend son existence immanente concrète que dans les formes ultérieures qui le font revenir sous d’autres figures et dans d’autres conditions. Commun horizon de ce qui vient avant et de ce qui vient après, il ne conditionne l’histoire universelle qu’à condition d’être, non pas en dehors, mais toujours à côté, le monstre froid qui représente la manière dont l’histoire est dans la « tête », dans le « cerveau », l’Urstaat. > [!accord] Page 215 L’Etat était d’abord cette unité abstraite intégrant des sous-ensembles fonctionnant séparément ; il est maintenant subordonné à un champ de forces dont il coordonne les flux, et dont il exprime les rapports autonomes de domination et de subordination. Il ne se contente plus de surcoder des territorialités maintenues et briquetées, il doit constituer, inventer des codes pour les flux déterritorialisés de l’argent, de la marchandise et de la propriété privée. Il ne forme plus par lui-même une ou des classes dominantes, il est lui-même formé par ces classes devenues indépendantes qui le délèguent au service de leur puissance et de leurs contradictions, de leurs luttes et de leurs compromis avec les classes dominées. Il n’est plus loi transcendante qui régit des fragments ; il doit dessiner tant bien que mal un tout auquel il rend sa loi immanente. Il n’est plus le pur signifiant qui ordonne ses signifiés, il apparaît maintenant derrière eux et dépend de ce qu’il signifie. Il ne produit plus une unité surcodante, il est lui-même produit dans le champ de flux décodés. En tant que machine, il ne détermine plus un système social, il est déterminé par le système social auquel il s’incorpore dans le jeu de ses fonctions. Bref, il ne cesse pas d’être artificiel, mais il devient concret, il « tend à la concrétisation », en même temps qu’il se subordonne aux forces dominantes. ### La machine capitaliste civilisée > [!information] Page 216 Ce sont les deux aspects d’un devenir de l’Etat : son intériorisation dans un champ de forces sociales de plus en plus décodées formant un système physique ; sa spiritualisation dans un champ supra-terrestre de plus en plus surcodant, formant un système métaphysique. Ce doit être en même temps que la dette infinie s’intériorise et se spiritualise, l’heure de la mauvaise conscience approche, ce sera l’heure aussi du plus grand cynisme. > [!information] Page 216 Pourtant il ne suffit pas de flux décodés pour que la nouvelle coupure traverse et transforme le socius, c’est-à-dire pour que le capitalisme naisse. Des flux décodés frappent l’Etat despotique de latence, immergent le tyran, mais aussi bien le font revenir sous des formes inattendues — le démocratisent, l’oligarchisent, le segmentarisent, le monarchisent, et toujours l’intériorisent et le spiritualisent, avec à l’horizon l’Urstaat latent dont on ne se console pas de la perte. C’est maintenant à l’Etat de recoder tant bien que mal, par des opérations régulières ou exceptionnelles, le produit des flux décodés. Prenons l’exemple de Rome : le décodage des flux fonciers par privatisation de la propriété, le décodage des flux monétaires par formation des grandes fortunes, le décodage des flux commerciaux par développement d’une production marchande, le décodage des producteurs par expropriation et prolétarisation, tout est là, tout est donné, sans produire un capitalisme à proprement parler, mais un régime esclavagiste. > [!accord] Page 216 Ou bien l’exemple de la féodalité : là encore la propriété privée, la production marchande, l’afflux monétaire, l’extension du marché, le développement des viles, l’apparition de rente seigneuriale en argent ou de location contractuelle de main-d’œuvre ne produisent nullement une économie capitaliste, mais un renforcement des charges et relations féodales, parfois un retour à des stades plus primitifs de la féodalité, parfois même le rétablissement d’une sorte d’esclavagisme. > [!information] Page 217 Les dissolutions se définissent par un simple décodage des flux, toujours compensées par des survivances ou des transformations de l’Etat. On sent la mort monter du dedans, et le désir lui-même être instinct de mort, latence, mais aussi passer du côté de ces flux qui portent virtuellement une vie nouvelle. Flux décodés, qui dira le nom de ce nouveau désir ? Flux de propriétés qui se vendent, flux d’argent qui coule, flux de production et de moyens de production qui se préparent dans l’ombre, flux de travailleurs qui se déterritorialisent : il faudra la rencontre de tous ces flux décodés, leur conjonction, leur réaction les uns sur les autres, la contingence de cette rencontre, de cette conjonction, de cette réaction qui se produisent une fois, pour que le capitalisme naisse, et que l’ancien système meure cette fois du dehors, en même temps que naît la vie nouvelle et que le désir reçoit son nouveau nom. > [!accord] Page 218 Au cœur du Capital, montre la rencontre de deux éléments « principaux » : d’un côté le travailleur déterritorialisé, devenu travailleur libre et nu ayant à vendre sa force de travail, de l’autre côté l’argent décodé, devenu capital et capable de l’acheter. Que ces deux éléments proviennent de la segmentarisation de l’Etat despotique en féodalité, et de la décomposition du système féodal lui-même et de son Etat, ne nous donne pas encore la conjonction extrinsèque de ces deux flux, flux de producteurs et flux d’argent. La rencontre aurait pu ne pas se faire, les travailleurs libres et le capital-argent existant « virtuellement » de part et d’autre. L’un des éléments dépend d’une transformation des structures agraires constitutives de l’ancien corps social, l’autre, d’une tout autre série passant par le marchand et l’usurier tels qu’ils existent marginalement dans les pores de cet ancien corps. > [!accord] Page 218 Bien plus, chacun de ces éléments met en jeu plusieurs procès de décodage et de déterritorialisation d’origine très différente : pour le travailleur libre, déterritorialisation du sol par privatisation ; décodage des instruments de production par appropriation ; privation des moyens de consommation par dissolution de la famille et de la corporation ; décodage enfin du travailleur au profit du travail lui-même ou de la machine — et, pour le capital, déterritorialisation de la richesse par abstraction monétaire ; décodage des flux de production par capital marchand ; décodage des Etats par le capital financier et les dettes publiques ; décodage des moyens de production par la formation du capital industriel, etc. > [!information] Page 220 Comme dit [[Karl Marx|Marx]], celui-ci est bien le rapport le plus simple et le plus ancien de l’activité productrice, mais n’apparaît comme tel et ne devient pratiquement vrai que dans la machine capitaliste moderne.{179} C’est pourquoi, auparavant, l’inscription commerciale monétaire ne dispose pas d’un corps propre, et s’insère seulement dans les intervalles du corps social préexistant. Le commerçant ne cesse de jouer des territorialités maintenues pour acheter là où c’est bon marché, et vendre où c’est cher. Avant la machine capitaliste, le capital marchand ou financier n’est que dans un rapport d’alliance avec la production non capitaliste, il entre dans cette nouvelle-alliance qui caractérise les Etats précapitalistes (d’où l’alliance de la bourgeoisie marchande et bancaire avec la féodalité). Bref, la machine capitaliste commence quand le capital cesse d’être un capital d’alliance pour devenir filiatif. Le capital devient un capital filiatif lorsque l’argent engendre de l’argent, ou la valeur une plus-value, « valeur progressive, argent toujours bourgeonnant poussant, et comme tel capital… La valeur se présente tout d’un coup comme une substance motrice d’elle-même, et pour laquelle marchandise et monnaie ne sont que de pures formes. Elle distingue en soi sa valeur primitive et sa plus-value, de la même façon que Dieu distingue en sa personne le père et le fils, et que tous les deux ne font qu’un et sont du même âge, car ce n’est que par la plus-value de dix livres que les cent premières livres avancées deviennent capital ». > [!approfondir] Page 221 C’est le rapport différentiel Dy/Dx, où Dy dérive de la force de travail et constitue la fluctuation du capital variable, et où Dx dérive du capital lui-même et constitue la fluctuation du capital constant (« la notion de capital constant n’exclut en aucune manière un changement de valeur de ses parties constitutives »). C’est de la fluxion des flux décodés, de leur conjonction, que découle la forme filiative du capital x + dx. Ce qu’exprime le rapport différentiel, c’est le phénomène fondamental capitaliste de la transformation de la plus-value de code en plus-value de flux. Qu’une apparence mathématique remplace ici les anciens codes, signifie simplement qu’on assiste à une faillite des codes et des territorialités subsistantes au profit d’une machine d’une autre espèce, fonctionnant tout autrement. Ce n’est plus la cruauté de la vie, ni la terreur d’une vie contre une autre, mais un despotisme post-mortem, le despote devenu anus et vampire : « Le capital est du travail mort qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage ». Le capital industriel présente ainsi une nouvelle-nouvelle filiation, constitutive de la machine capitaliste, par rapport à laquelle le capital commercial et le capital financier vont maintenant prendre la forme d’une nouvelle-nouvelle alliance en assumant des fonctions spécifiques. > [!approfondir] Page 222 Pourtant ils n’ont pas tellement de quoi se réjouir. Ils devraient plutôt en conclure ce qu’ils tiennent à cacher : à savoir que ce n’est pas le même argent qui entre dans la poche du salarié et qui s’inscrit dans le bilan d’une entreprise. Dans un cas, des signes monétaires impuissants de valeur d’échange, un flux de moyens de paiement relatif à des biens de consommation et à des valeurs d’usage, une relation bi-univoque entre la monnaie et un éventail imposé de produits (« à quoi j’ai droit, ce qui me revient, c’est donc à moi… ») ; dans l’autre cas, des signes de puissance du capital, des flux de financement, un système de coefficients différentiels de production qui témoigne d’une force prospective ou d’une évaluation à long terme, non réalisable hic et nunc, et fonctionnant comme une axiomatique des quantités abstraites. > [!approfondir] Page 223 S’il est vrai qu’il est dans son essence capital filiatif industriel, il ne fonctionne que par son alliance avec le capital commercial et financier. D’une certaine manière, c’est la banque qui tient tout le système, et l’investissement de désir.{182} Un des apports de Keynes fut de réintroduire le désir dans le problème de la monnaie ; c’est cela qu’il faut soumettre aux exigences de l’analyse marxiste. C’est pourquoi il est malheureux que les économistes marxistes en restent trop souvent à des considérations sur le mode de production, et sur la théorie de la monnaie comme équivalent général teüe qu’elle apparaît dans la première section du Capital, sans attacher suffisamment d’importance à la pratique bancaire, aux opérations financières et à la circulation spécifique de la monnaie de crédit (tel serait le sens d’un retour à [[Karl Marx|Marx]], à la théorie marxiste de la monnaie). > [!accord] Page 224 Or ce mouvement de déplacement appartient essentiellement à la déterritorialisation du capitalisme. Comme l’a montré [[Samir Amin]], le procès de déterritorialisation va ici du centre à la périphérie, c’est-à-dire des pays développés aux pays sous-développés, qui ne constituent pas un monde à part, mais une pièce essentielle de la machine capitaliste mondiale. Encore faut-il ajouter que le centre a lui-même ses enclaves organisées de sous-développement, ses réserves et bidonvilles comme des périphéries intérieures (Pierre Moussa définissait les Etats-Unis comme un fragment du tiers-monde ayant réussi et gardé ses zones immenses de sous-développement). Et s’il est vrai qu’au centre s’exerce au moins partiellement une tendance à la baisse ou à l’égalisation du taux de profit, qui porte l’économie vers les secteurs les plus progressifs et les plus automatisés, un véritable « développement du sous-développement » à la périphérie assure une hausse du taux de la plus-value comme une exploitation grandissante du prolétariat périphérique par rapport à celui du centre. ^46f082 > [!accord] Page 224 Car ce serait une grande erreur de croire que les exportations de la périphérie proviennent avant tout de secteurs traditionnels ou de territorialités archaïques : elles proviennent au contraire d’industries et de plantations modernes, génératrices de forte plus-value, au point que ce ne sont pas les pays développés qui fournissent des capitaux aux pays sous-développés, mais bien le contraire. Tant il est vrai que l’accumulation primitive ne se produit pas une fois à l’aurore du capitalisme, mais est permanente et ne cesse de se reproduire. Le capitalisme exporte du capital filiatif. En même temps que la déterritorialisation capitaliste se fait du centre à la périphérie, le décodage des flux à la périphérie se fait par une « désarticulation » qui assure la ruine des secteurs traditionnels, le développement des circuits économiques extravertis, une hypertrophie spécifique du tertiaire, une extrême inégalité dans la distribution des productivités et des revenus.{185} C’est chaque passage de flux qui est une déterritorialisation, chaque limite déplacée, un décodage. Le capitalisme schizophrénise de plus en plus à la périphérie. > [!information] Page 225 Il y a donc une plus-value machinique produite par le capital constant, qui se développe avec l’automation et la productivité, et qui ne peut pas s’expliquer par les facteurs qui contrarient la baisse tendancielle (intensité croissante de l’exploitation du travail humain, diminution de prix des éléments du capital constant, etc.), puisque ces facteurs en dépendent au contraire. Il nous semble, avec la même incompétence indispensable, que ces problèmes ne peuvent être envisagés que dans les conditions de la transformation de la plus-value de code en plus-value de flux. Car, tant que nous définissions les régimes précapitalistes par la plus-value de code, et le capitalisme par un décodage généralisé qui la convertissait en plus-value de flux, nous présentions les choses de manière sommaire, nous faisions là encore comme si l’affaire se réglait une fois pour toutes, à l’aurore d’un capitalisme qui aurait perdu toute valeur de code. Or il n’en est pas ainsi. D’une part, des codes subsistent, même à titre d’archaïsme, mais qui prennent une fonction parfaitement actuelle et adaptée à la situation dans le capital personnifié (le capitaliste, le travailleur, le négociant, le banquier…). Mais, d’autre part et plus profondément, toute machine technique suppose des flux d’un type particulier : des flux de code à la fois intérieurs et extérieurs à la machine, formant les éléments d’une technologie et même d’une science. Ce sont ces flux de code qui se trouvent eux aussi encastés, codés ou surcodés dans les sociétés précapitalistes de telle manière qu’ils ne prennent jamais d’indépendance (le forgeron, l’astronome…). > [!accord] Page 226 Mais le décodage généralisé des flux dans le capitalisme a libéré, déterritorialisé, décodé les flux de code au même titre que les autres — au point que la machine automatique les a toujours plus intériorisés dans son corps ou sa structure comme champ de forces, en même temps qu’elle dépendait d’une science et d’une technologie, d’un travail dit cérébral distinct du travail manuel de l’ouvrier (évolution de l’objet technique). Ce ne sont pas les machines qui ont fait le capitalisme, en ce sens, mais le capitalisme au contraire qui fait les machines, et qui ne cesse d’introduire de nouvelles coupures par lesquelles il révolutionne ses modes techniques de production. > > [!cite] Note > La puissance du capitalisme a s'immiscer dans les parcelles disponibles pour convertir en marchandise la moindre volonté ou le moindre espace. > [!accord] Page 226 La véritable axiomatique est celle de la machine sociale elle-même, qui se substitue aux anciens codages, et qui organise tous les flux décodés, y compris les flux de code scientifique et technique, au profit du système capitaliste et au service de ses fins. > [!accord] Page 226 C’est pourquoi on a souvent remarqué que la révolution industrielle combinait un taux élevé de progrès technique avec le maintien d’une grande quantité de matériel « obsolescent », avec une grande méfiance à l’égard des machines et des sciences. Une innovation n’est adoptée qu’à partir du taux de profit que son investissement donne par abaissement des coûts de production ; sinon, le capitaliste maintient l’outillage existant, quitte à investir parallèlement à celui-ci dans un autre domaine.{187} La plus-value humaine garde donc une importance décisive, même au centre et dans des secteurs hautement industrialisés. Ce qui détermine l’abaissement des coûts et l’élévation du taux de profit par plus-value machinique n’est pas l’innovation elle-même, dont la valeur n’est pas plus mesurable que celle de la plus-value humaine. Ce n’est même pas la rentabilité de la nouvelle technique envisagée isolément, mais son effet sur la rentabilité globale de l’entreprise dans ses rapports avec le marché, et avec le capital commercial et financier. Ce qui implique des rencontres et recoupements diachroniques, comme on le voit dès le siècle par exemple, entre la machine à vapeur et les machines textiles ou les techniques de production du fer. En général, l’introduction des innovations tend toujours à être retardée au-delà du temps scientifiquement nécessaire, jusqu’au moment où les prévisions de marché en justifient l’exploitation sur une grande échelle. Là encore, le capital d’alliance exerce une forte pression sélective sur les innovations machiniques dans le capital industriel. > [!approfondir] Page 227 La connaissance, l’information et la formation qualifiée ne sont pas moins des parties du capital (« capital de connaissance ») que le travail le plus élémentaire de l’ouvrier. Et de même que, du côté de la plus-value humaine en tant qu’elle résultait des flux décodés, nous trouvions une incommensurabilité ou une asymétrie fondamentale (aucune limite extérieure assignable) entre le travail manuel et le capital, ou bien entre deux formes d’argent, de même ici, du côté de la plus-value machinique résultant des flux de code scientifiques et techniques, nous ne trouvons aucune commensurabilité ni limite extérieure entre le travail scientifique ou technique, même hautement rémunéré, et le profit du capital qui s’inscrit dans une autre écriture. Le flux de connaissance et le flux de travail se trouvent à cet égard dans la même situation déterminée par le décodage ou la déterritorialisation capitalistes. > [!accord] Page 228 [[Karl Marx|Marx]] a bien montré l’importance du problème : le cercle toujours élargi du capitalisme ne boucle, en reproduisant à une échelle toujours plus grande ses limites immanentes, que si la plus-value n’est pas seulement produite ou extorquée, mais absorbée, réalisée.{189} Si le capitaliste ne se définit pas par la jouissance, ce n’est pas seulement parce que son but est le « produire pour produire » générateur de plus-value, mais la réalisation de cette plus-value : une plus-value de flux non réalisée est comme non produite, et s’incarne dans le chômage et la stagnation. On fait aisément le compte des principaux modes d’absorption en dehors de la consommation et de l’investissement : la publicité, le gouvernement civil, le militarisme et l’impérialisme. Le rôle de l’Etat à cet égard, dans l’axiomatique capitaliste, apparaît d’autant mieux que ce qu’il absorbe ne se retranche pas de la plus-value des entreprises, mais s’y ajoute en rapprochant l’économie capitaliste de son plein rendement dans des limites données, et en élargissant à son tour ces limites, surtout dans un ordre de dépenses militaires qui ne font nulle concurrence à l’entreprise privée, au contraire (seule la guerre a réussi ce que le New-Deal avait manqué). > [!approfondir] Page 228 Le rôle d’un complexe politico-militaire-économique est d’autant plus important qu’il garantit l’extraction de la plus-value humaine à la périphérie et dans les zones appropriées du centre, mais qu’il engendre lui-même une énorme plus-value machinique en mobilisant les ressources du capital de connaissance et d’information, et qu’il absorbe enfin la plus grande partie de la plus-value produite. L’Etat, sa police et son armée forment une gigantesque entreprise d’anti-production, mais au sein de la production même, et la conditionnant. > [!approfondir] Page 228 machine productrice, et l’épouse étroitement pour en régler la productivité et en réaliser la plus-value (d’où, par exemple, la différence entre la bureaucratie despotique et la bureaucratie capitaliste). L’effusion de l’appareil d’anti-production caractérise tout le système capitaliste ; l’effusion capitaliste est celle de l’anti-production dans la production à tous les niveaux du procès. > [!accord] Page 229 D’une part, elle seule est capable de réaliser le but suprême du capitalisme, qui est de produire le manque dans de grands ensembles, d’introduire le manque là où il y a toujours trop, par l’absorption qu’elle opère de ressources surabondantes. D’autre part, elle seule double le capital et le flux de connaissance, d’un capital et d’un flux équivalent de connerie, qui en opèrent aussi l’absorption ou la réalisation, et qui assurent l’intégration des groupes et des individus au système. Non seulement le manque au sein du trop, mais la connerie dans la connaissance et la science : on verra notamment comment c’est au niveau de l’Etat et de l’armée que se conjuguent les secteurs les plus progressifs de la connaissance scientifique ou technologique, et les archaïsmes débiles les mieux chargés de fonctions actuelles. > [!accord] Page 229 Prend tout son sens le double portrait qu’André [[Personnalité/André Gorz|Gorz]] trace du « travailleur scientifique et technique », maitre d’un flux de connaissance, d’information et de formation, mais si bien absorbé dans le capital que coïncide avec lui le reflux d’une connerie organisée, axiomatisée, qui fait que, le soir, en rentrant chez lui, il retrouve ses petites machines désirantes en bricolant sur un téléviseur, ô désespoir.{190} Certes, le savant n’a en tant que tel aucune puissance révolutionnaire, il est le premier agent intégré de l’intégration, refuge de mauvaise conscience, destructeur forcé de sa propre créativité. > [!accord] Page 229 Personne dans un tel système ne manque d’être associé à l’activité d’anti-production qui anime tout le système productif. « Ceux qui actionnent et approvisionnent l’appareil militaire ne sont pas les seuls à être engagés dans une entreprise anti-humaine. Les millions d’ouvriers qui produisent (ce qui crée une demande pour) des biens et services inutiles sont également, et à des degrés divers, concernés. Les divers secteurs et branches de l’économie sont tellement interdépendants que presque tout le monde se trouve impliqué d’une façon ou d’une autre dans une activité anti-humaine ; le fermier fournissant des produits alimentaires aux troupes luttant contre le peuple vietnamien, les fabricants des instruments complexes nécessaires à la création d’un nouveau modèle automobile, les fabricants de papier, d’encre ou de postes de télévision dont les produits sont utilisés pour contrôler et empoisonner les esprits des gens, et ainsi de suite ». > [!information] Page 230 Ainsi se trouvent bouclés les trois segments de la reproduction capitaliste toujours élargie, qui définissent aussi bien les trois aspects de son immanence : 1°) celui qui extrait la plus-value humaine à partir du rapport différentiel entre flux décodés de travail et de production, et qui se déplace du centre à la périphérie, en gardant pourtant au centre de vastes zones résiduelles ; 2°) celui qui extrait la plus-value machinique, à partir d’une axiomatique des flux de code scientifique et technique, aux endroits de « pointe » du centre ; 3°) celui qui absorbe ou réalise ces deux formes de la plus-value de flux, en garantissant l’émission des deux, et en injectant perpétuellement de l’anti-production dans l’appareil à produire. On schizophrénise à la périphérie, mais non moins au centre et au milieu. > [!information] Page 230 La définition de la plus-value doit être remaniée en fonction de la plus-value machinique du capital constant, qui se distingue de la plus-value humaine du capital variable, et du caractère non mesurable de cet ensemble de plus-value de flux. Elle ne peut pas être définie par la différence entre la valeur de la force de travail et la valeur créée par la force de travail, mais par l’incommensurabilité entre deux flux pourtant immanents l’un à l’autre, par la disparité entre deux aspects de la monnaie qui les expriment, et par l’absence de limite extérieure à leur rapport, l’un mesurant la véritable puissance économique, l’autre mesurant un pouvoir d’achat déterminé comme « revenu ». Le premier est l’immense flux déterritorialisé qui constitue le corps plein du capital. Un économiste comme Bernard Schmitt trouve d’étranges mots lyriques pour caractériser ce flux de la dette infinie : flux créateur instantané, que les banques créent spontanément comme une dette sur elles-mêmes, création ex nihilo qui, au lieu de transmettre une monnaie préalable comme moyen de paiement, creuse à une extrémité du corps plein une monnaie négative (dette inscrite au passif des banques) et projette à l’autre extrémité une monnaie positive (créance de l’économie productive sur les banques), « flux à pouvoir mutant » qui n’entre pas dans le revenu et n’est pas destiné aux achats, disponibilité pure, non-possession et non-richesse. > [!accord] Page 231 Que de souplesse dans l’axiomatique du capitalisme, toujours prêt à élargir ses propres limites pour ajouter un nouvel axiome à un système précédemment saturé. Vous voulez un axiome pour les salariés, la classe ouvrière et les syndicats, mais voyons donc, et désormais le profit coulera à côté du salaire, tous deux côte à côte, reflux et afflux. On trouvera même un axiome pour le langage des dauphins. [[Karl Marx|Marx]] faisait souvent allusion à l’âge d’or du capitaliste où celui-ci ne calait pas son propre cynisme : au début au moins il ne pouvait pas ignorer ce qu’il faisait, extorquer la plus-value. Mais combien ce cynisme a grandi, lorsqu’il en vient à déclarer : non, personne n’est volé. Car tout repose alors sur la disparité entre deux sortes de flux, comme dans un gouffre insondable où s’engendrent profit et plus-value : le flux de puissance économique du capital marchand et le flux nommé par dérision « pouvoir d’achat », flux vraiment impuissanté qui représente l’impuissance absolue du salarié comme la dépendance relative du capitaliste industriel. C’est la monnaie et le marché, la vraie police du capitalisme. > [!accord] Page 232 D’une certaine manière, les économistes capitalistes n’ont pas tort de présenter l’économie comme étant perpétuellement « à monétariser », comme s’il fallait toujours du dehors y insuffler de la monnaie suivant une offre et une demande. Car c’est bien ainsi que tout le système tient et marche, et remplit perpétuellement sa propre immanence. C’est bien ainsi qu’il est l’objet global d’un investissement de désir. Désir du salarié, désir du capitaliste, tout bat d’un même désir fondé sur le rapport différentiel des flux sans limite extérieure assignable, et où le capitalisme reproduit ses limites immanentes à une échelle toujours élargie, toujours plus englobante. > [!approfondir] Page 232 Sans doute les marxistes rappellent que la formation de la monnaie comme rapport spécifique dans le capitalisme dépend du mode de production qui fait de l’économie une économie monétaire. Reste que le mouvement objectif apparent du capital, qui n’est nullement une méconnaissance ou une illusion de la conscience, montre que l’essence productive du capitalisme ne peut elle-même fonctionner que sous cette forme nécessairement marchande ou monétaire qui la commande, et dont les flux et les rapports entre flux contiennent le secret de l’investissement de désir. C’est au niveau des flux, et des flux monétaires, non pas au niveau de l’idéologie, que se fait l’intégration du désir. Alors, quelle solution, quelle voie révolutionnaire ? La psychanalyse est de peu de recours, dans ses rapports les plus intimes avec l’argent, elle qui enregistre en se gardant de le reconnaître tout un système de dépendances économiques-monétaires au cœur du désir de chaque sujet qu’elle traite, et qui constitue pour son compte une gigantesque entreprise d’absorption de plus-value. Mais quelle voie révolutionnaire, y en a-t-il une ? — Se retirer du marché mondial, comme [[Samir Amin]] le conseille aux pays du tiers-monde, dans un curieux renouvellement de la « solution économique » fasciste ? Ou bien aller dans le sens contraire ? C’est-à-dire aller encore plus loin dans le mouvement du marché, du décodage et de la déterritorialisation ? Car peut-être les flux ne sont pas encore assez déterritorialisés, pas assez décodés, du point de vue d’une théorie et d’une pratique des flux à haute teneur schizophrénique. Non pas se retirer du procès, mais aller plus loin, « accélérer le procès », comme disait Nietzsche : en vérité, dans cette matière, nous n’avons encore rien vu. ### La représentation capitaliste > [!accord] Page 237 La civilisation se définit par le décodage et la déterritorialisation des flux dans la production capitaliste. Tous les procédés sont bons pour assurer ce décodage universel : la privatisation qui porte sur les biens, les moyens de production, mais aussi sur les organes de « l’homme privé » lui-même ; l’abstraction des quantités monétaires, mais aussi de la quantité de travail ; l’illimitation du rapport entre le capital et la force de travail, et aussi entre les flux de financement et les flux de revenus ou moyens de paiement ; la forme scientifique et technique prise par les flux de code eux-mêmes ; la formation de configurations flottantes à partir de lignes et de points sans identité discernable. > [!accord] Page 237 L’histoire monétaire récente, le rôle du dollar, les capitaux migrants à court terme, la flottaison des monnaies, les nouveaux moyens de financement et de crédit, les droits de tirage spéciaux, la nouvelle forme des crises et des spéculations, jalonnent le chemin des flux décodés. Nos sociétés présentent un vif goût pour tous les codes, les codes étrangers ou exotiques, mais c’est un goût destructif et mortuaire. Si décoder veut sans doute dire comprendre un code et le traduire, c’est plus encore le détruire en tant que code, lui assigner une fonction archaïque, folklorique ou résiduelle, qui fait de la psychanalyse et de l’ethnologie deux disciplines appréciées dans nos sociétés modernes. > [!accord] Page 238 Notre société produit des schizos comme du shampoing Dop ou des autos Renault, à la seule différence qu’ils ne sont pas vendables. Mais justement, comment expliquer que la production capitaliste ne cesse d’arrêter le processus schizophrénique, d’en transformer le sujet en entité clinique enfermée, comme si elle voyait dans ce processus l’image de sa propre mort venue du dedans ? Pourquoi fait-elle du schizophrène un malade, non seulement en mot, mais en réalité ? Pourquoi enferme-t-elle ses fous au lieu d’y voir ses propres héros, son propre accomplissement ? Et là où elle ne peut plus reconnaître la figure d’une simple maladie, pourquoi surveille-t-elle avec tant de soin ses artistes et même ses savants, comme s’ils risquaient de faire couler des flux dangereux pour elle, chargés de potentialité révolutionnaire, tant qu’ils ne sont pas récupérés ou absorbés par les lois du marché ? Pourquoi forme-t-elle à son tour une gigantesque machine de répression-refoulement à l’égard de ce qui constitue pourtant sa propre réalité, les flux décodés ? C’est que, nous l’avons vu, le capitalisme est bien la limite de toute société, en tant qu’il opère le décodage des flux que les autres formations sociales codaient et surcodaient. Toutefois il en est la limite ou coupures relatives, parce qu’il substitue aux codes une axiomatique extrêmement rigoureuse qui maintient l’énergie des flux dans un état lié sur le corps du capital comme socius déterritorialisé, mais aussi et même plus impitoyable que tout autre socius. La schizophrénie au contraire est bien la limite absolue, qui fait passer les flux à l’état libre sur un corps sans organes désocialisé. On peut donc dire que la schizophrénie est la limite extérieure du capitalisme lui-même ou le terme de sa plus profonde tendance, mais que le capitalisme ne fonctionne qu’à condition d’inhiber cette tendance, ou de repousser et de déplacer cette limite, en y substituant ses propres limites relatives immanentes qu’il ne cesse de reproduire à une échelle élargie. Ce qu’il décode d’une main, il l’axiomatise de l’autre. Telle est la manière dont il faut réinterpréter la loi marxiste de la tendance contrariée. Si bien que la schizophrénie imprègne tout le champ capitaliste d’un bout à l’autre. > [!information] Page 240 Tous ces caractères du rapport de code, indirect, qualitatif et limité, montrent suffisaient qu’un code n’est jamais économique, et ne peut pas l’être : il exprime au contraire le mouvement objectif apparent d’après lequel les forces économiques ou les connexions productives sont attribuées, comme si elles en émanaient, à une instance extra-économique qui sert de support et d’agent d’inscription. C’est ce qu’Althusser et [[Étienne Balibar|Balibar]] montrent si bien : comment des rapports juridiques et politiques sont déterminés à être dominants, dans le cas de la féodalité par exemple, parce que le surtravail comme forme de la plus-value constitue un flux qualitativement et temporellement distinct de celui du travail, et doit entrer dès lors dans un composé lui-même qualitatif impliquant des facteurs non économiques. ^464773 > [!information] Page 240 Bref, il n’y a de code que là où un corps plein comme instance d’an ti-production se rabat sur l’économie qu’elle s’approprie. C’est pourquoi le signe de désir, en tant que signe économique qui consiste à faire couler et couper les flux, se double d’un signe de puissance nécessairement extra-économique, bien qu’il ait dans l’économie ses causes et ses effets (par exemple, le signe d’alliance en rapport avec la puissance du créancier). > [!approfondir] Page 241 Nous avons vu que ce devenir-concret apparaissait dans le rapport différentiel ; mais précisément le rapport différentiel n’est pas un rapport indirect entre flux qualifiés ou codés, c’est un rapport direct entre flux décodés dont la qualité respective ne lui préexiste pas. La qualité des flux résulte seulement de leur conjonction comme flux décodés ; ils resteraient purement virtuels hors de cette conjonction ; cette conjonction est aussi bien la disjonction de la quantité abstraite par laquelle elle devient quelque chose de concret. Dx et dy ne sont rien indépendamment de leur rapport, qui détermine l’un comme pure qualité du flux de travail, l’autre comme pure qualité du flux de capital. C’est donc la démarche inverse de celle d’un code, et qui exprime la transformation capitaliste de la plus-value de code en plus-value de flux. D’où le changement fondamental dans le régime de la puissance. Car, si l’un des flux se trouve subordonné et asservi à l’autre, c’est précisément qu’ils ne sont pas à la même puissance (x et y2 par exemple), et que le rapport s’établit entre une puissance et une grandeur donnée. C’est ce qui nous est apparu en poursuivant l’analyse du capital et du travail au niveau du rapport différentiel entre flux de financement et flux de moyens de paiement ou de revenus ; une telle extension sifflait seulement qu’il n’y a pas d’essence industrielle du capital qui ne fonctionne comme capital marchand, financier et commercial, et où l’argent ne prenne d’autres fonctions que sa forme d’équivalent. > [!approfondir] Page 242 Le capital comme socius ou corps plein se distingue donc de tout autre, en tant qu’il vaut par lui-même comme une instance directement économique, et se rabat sur la production sans faire intervenir de facteurs extra-économiques qui s’inscriraient dans un code. Avec le capitalisme le corps plein devient vraiment nu, comme le travailleur lui-même, accroché sur ce corps plein. C’est en ce sens que l’appareil d’anti-production cesse d’être transcendant, pénètre toute la production et lui devient coextensif. En troisième lieu, ces conditions développées de la destruction de tout code dans le devenir-concret font que l’absence de limite prend un nouveau sens. Elle ne désigne plus simplement la quantité abstraite illimitée, mais l’absence effective de limite ou de terme pour le rapport différentiel où l’abstrait devient quelque chose de concret. Du capitalisme nous disons à la fois qu’il n’a pas de limite extérieure, et qu’il en a une : il en a une qui est la schizophrénie, c’est-à-dire le décodage absolu des flux, mais il ne fonctionne qu’en repoussant et conjurant cette limite. Et aussi il a des limites intérieures et il n’en a pas : il en a dans les conditions spécifiques de la production et de la circulation capitalistes, c’est-à-dire dans le capital lui-même, mais il ne fonctionne qu’en reproduisant et élargissant ces limites à une échelle toujours plus vaste. Et c’est bien la puissance du capitalisme, que son axiomatique n’est jamais saturée, qu’il est toujours capable d’ajouter un nouvel axiome aux axiomes précédents. Le capitalisme définit un champ d’immanence, et ne cesse de remplir ce champ. Mais ce champ déterritorialisé se trouve déterminé par une axiomatique, contrairement au champ territorial déterminé par les codes primitifs. Les rapports différentiels tels qu’ils sont remplis par la plus-value, l’absence de limites extérieures telle qu’elle est « remplie » par l’élargissement des limites internes, l’effusion de l’anti-production dans la production telle qu’elle est remplie par l’absorption de la plus-value, constituent les trois aspects de l’axiomatique immanente du capitalisme. > [!approfondir] Page 243 Et partout la monétarisation vient remplir le gouffre de l’immanence capitaliste, y introduisant, comme dit [[Carl Schmitt|Schmitt]], « une déformation, une convulsion, une explosion, bref un mouvement de violence extrême ». En découle enfin un quatrième caractère, qui oppose l’axiomatique aux codes. C’est que l’axiomatique n’a nul besoin d’écrire en pleine chair, de marquer les corps et les organes ni de fabriquer aux hommes une mémoire. Contrairement aux codes, l’axiomatique trouve dans ses différents aspects ses propres organes d’exécution, de perception, de mémorisation. La mémoire est devenue une mauvaise chose. Surtout, il n’y a plus besoin de croyance, et c’est seulement du bout des lèvres que le capitaliste s’afflige de ce qu’on ne croit plus à rien, aujourd’hui. « Car c’est ainsi que vous parlez : nous sommes entiers, réels, sans croyance ni superstition ; c’est ainsi que vous vous rengorgez sans même avoir de gorge ! » Le langage ne signifie plus quelque chose qui doit être cru, mais indique ce qui va être fait, et que les malins ou les compétents savent décoder, comprendre à mi-mot. Bien plus, malgré l’abondance des cartes d’identité, des fiches et des moyens de contrôle, le capitalisme n’a même pas besoin d’écrire dans des livres pour suppléer aux marques disparues des corps. Ce ne sont là que des survivances, des archaïsmes à fonction actuelle. La personne est réellement devenue « privée », pour autant qu’elle dérive des quantités abstraites et devient concrète dans le devenir-concret de ces mêmes quantités. C’est celles-ci qui sont marquées, non plus les personnes elles-mêmes : ton capital ou ta force de travail, le reste n’a pas d’importance, on te retrouvera toujours dans les limites élargies du système, même s’il faut faire un axiome rien que pour toi. Il n’y a plus besoin d’investir collectivement les organes, ils sont suffisamment remplis par les images flottantes qui ne cessent d’être produites par le capitalisme. Suivant une remarque d’[[Henri Lefebvre]], ces images procèdent moins à une publication du privé qu’à une privatisation du public : le monde entier se déroule en famille, sans qu’on ait à quitter sa télé. Ce qui donne aux personnes privées, nous le verrons, un rôle très particulier dans le système : un rôle d’application, et non plus d’implication dans un code. L’heure d’Œdipe approche. ^ec2c9d > [!accord] Page 243 Si le capitalisme procède ainsi par une axiomatique, et non par code, il ne faut pas croire qu’il remplace le socius, la machine sociale, par un ensemble de machines techniques. La différence de nature entre les deux types de machines subsiste, bien qu’elles soient toutes deux machines à proprement parler, sans métaphore. L’originalité du capitalisme est plutôt que la machine sociale y a pour pièces les machines techniques comme capital constant qui s’accroche sur le corps plein du socius, et non plus les hommes, devenus adjacents aux machines techniques (d’où l’inscription ne porte plus, ou du moins n’aurait plus besoin de porter directement sur les hommes en principe). Mais une axiomatique n’est nullement par elle-même une simple machine technique, même automatique ou cybernétique. > [!information] Page 244 Bourbaki le dit bien des axiomatiques scientifiques : elles ne forment pas un système Taylor, ni un jeu mécanique de formules isolées, mais impliquent des « intuitions » liées aux résonances et conjonctions des structures, et qui sont seulement aidées par « les puissants leviers » de la technique. > [!accord] Page 244 Combien c’est encore plus vrai de l’axiomatique sociale : la manière dont elle remplit sa propre immanence, dont elle repousse ou agrandit ses limites, dont elle ajoute encore des axiomes en empêchant le système d’être saturé, dont elle ne fonctionne bien qu’en grinçant, se détraquant, se rattrapant, tout cela implique des organes sociaux de décision, de gestion, de réaction, d’inscription, une technocratie et une bureaucratie qui ne se réduisent pas au fonctionnement de machines techniques. Bref, la conjonction des flux décodés, leurs rapports différentiels et leurs multiples schizes ou brisures, exigent toute une régulation dont le principal organe est l’Etat. L’Etat capitaliste est le régulateur des flux décodés comme tels, en tant qu’ils sont pris dans l’axiomatique du capital. En ce sens il achève bien le devenir-concret qui nous a semblé présider à l’évolution de l’Urstaat despotique abstrait : d’unité transcendante, il devient immanent au champ de forces sociales, passe à leur service et sert de régulateur aux flux décodés et axiomatisés. Il l’achève même si bien que, en un autre sens, il représente seul une véritable rupture, une coupure avec lui, contrairement aux autres formes qui s’étaient établies sur les ruines de l’Urstaat. > [!approfondir] Page 244 L’Etat capitaliste est dans une situation différente : il est produit par la conjonction des flux décodés ou déterritorialisés, et, s’il porte au plus haut point le devenir-immanent, c’est dans la mesure où il entérine la faillite généralisée des codes et surcodages, dans la mesure où il évolue tout entier dans cette nouvelle axiomatique de la conjonction d’une nature inconnue jusqu’alors. Encore une fois, cette axiomatique, il ne l’invente pas, puisqu’elle se confond avec le capital lui-même. Il en nait au contraire, il en résulte, il en assure seulement la régulation, il en règle ou même en organise les ratés comme conditions de fonctionnement, il en surveille ou en dirige les progrès de saturation et les élargissements correspondants de limite. Jamais un Etat n’a autant perdu la puissance, pour se mettre avec autant de force au service du signe de puissance économique. Et ce rôle, l’Etat capitaliste l’a eu très tôt, quoi qu’on dise, dès le début, dès sa gestation sous des formes encore à moitié féodales ou monarchiques : du point de vue du flux de travailleurs « libres », contrôle de la main-d’œuvre et des salaires ; du point de vue du flux de production industrielle et marchande, octroi de monopoles, conditions favorables à l’accumulation, lutte contre la surproduction. Il n’y a jamais eu de capitalisme libéral : l’action contre les monopoles renvoie d’abord à un moment où le capital commercial et financier fait encore alliance avec l’ancien système de production, et où le capitalisme industriel naissant ne peut s’assurer la production et le marché qu’en obtenant l’abolition de ces privilèges. Qu’il n’y ait là aucune lutte contre le principe même d’un contrôle étatique, à condition que soit l’Etat qui convient, on le voit clairement dans le mercantilisme, en tant qu’il exprime les nouvelles fonctions commerciales d’un capital qui s’est assuré des intérêts directs dans la production. En règle générale, les contrôles et régulations étatiques ne tendent à disparaître ou ne s’estompent qu’en cas d’abondance de main-d’œuvre et d’expansion inhabituelle des marchés. > [!information] Page 246 Les fonctions régulatrices de l’Etat n’impliquent aucune sorte d’arbitrage entre des classes. Que l’Etat soit tout au service de la classe dite dominante, c’est une évidence pratique, mais qui ne livre pas encore ses raisons théoriques. Ces raisons sont simples : c’est que, du point de vue de l’axiomatique capitaliste, il n’y a qu’une seule classe, à vocation universaliste, la bourgeoise. Plekhanov remarque que la découverte de la lutte des classes et de son rôle dans l’histoire revient à l’école française du XIXe, sous l’influence de Saint-Simon ; or justement ceux-là mêmes qui chantent la lutte de la classe bourgeoise contre la noblesse et la féodalité, s’arrêtent devant le prolétariat et nient qu’il puisse y avoir différence de classe entre l’industriel ou le banquier et l’ouvrier, mais seulement fusion dans un même flux comme entre le profit et le salaire. > [!approfondir] Page 246 Il y a là autre chose qu’un aveuglement ou une dénégation idéologiques. Les classes sont le négatif des castes et des rangs, les classes sont des ordres, des castes et des rangs décodés. Relire toute l’histoire à travers la lutte des classes, c’est la lire en fonction de la bourgeoisie comme classe décodante et décodée. Elle est la seule classe en tant que telle, dans la mesure où elle mène la lutte contre les codes et se confond avec le décodage généralisé des flux. A ce titre elle suffit à remplir le champ d’immanence capitaliste. Et, en effet, quelque chose de nouveau se produit avec la bourgeoisie : la disparition de la jouissance comme fin, la nouvelle conception de la conjonction d’après laquelle la seule fin est la richesse abstraite, et sa réalisation sous d’autres formes que celle de la consommation. > [!accord] Page 246 Mais le champ d’immanence bourgeois, tel qu’il est défini par la conjonction des flux décodés, la négation de toute transcendance ou limite extérieure, l’effusion de l’anti-production dans la production même, instaure un esclavage incomparable, un assujettissement sans précédent : il n’y a même plus de maitre, seuls maintenant des esclaves commandent aux esclaves, il n’y a plus besoin de charger l’animal du dehors, il se charge lui-même. Non pas que l’homme soit jamais l’esclave de la machine technique ; mais esclave de la machine sociale, le bourgeois donne l’exemple, il absorbe la plus-value à des fins qui, dans leur ensemble, n’ont rien à voir avec sa jouissance : plus esclave que le dernier des esclaves, premier servant de la machine affamée, bête de reproduction du capital, intériorisation de la dette infinie. > [!accord] Page 247 C’est pourquoi le problème d’une classe prolétarienne appartient d’abord à la praxis. Organiser une bipolarisation du champ social, une bipolarité des classes, fut la tâche du mouvement socialiste révolutionnaire. Bien sûr, on peut concevoir une détermination théorique de la classe prolétarienne au niveau de la production (ceux à qui la plus-value est extorquée) ou au niveau de l’argent (revenu salarial). Mais non seulement ces déterminations sont tantôt trop étroites et tantôt trop larges ; l’être objectif qu’elles définissent comme intérêt de classe reste purement virtuel tant qu’il ne s’incarne pas dans une conscience, qui certes ne le crée pas, mais l’actualise en un parti organisé, apte à se proposer la conquête de l’appareil d’Etat. Si le mouvement du capitalisme, dans le jeu de ses rapports différentiels, est d’esquiver toute limite fixe assignable, de dépasser et de déplacer ses limites intérieures et d’opérer toujours des coupures de coupures, le mouvement socialiste semble nécessairement amené à fixer ou assigner une limite qui distingue le prolétariat de la bourgeoisie, grande coupure qui va animer une lutte non seulement économique et financière, mais politique. > [!accord] Page 248 L’œuvre immense de [[Lénine]] et de la révolution russe fut de forger une conscience de classe conforme à l’être ou à l’intérêt objectifs, et par voie de conséquence d’imposer aux pays capitalistes une reconnaissance de la bipolarité de classe. Mais cette grande coupure léniniste n’empêcha pas la résurrection d’un capitalisme d’Etat dans le socialisme lui-même, pas plus qu’elle n’empêcha le capitalisme classique de la tourner en continuant son véritable travail de taupe, toujours des coupures de coupures qui lui permettaient d’intégrer dans son axiomatique des sections de la classe reconnue, tout en rejetant plus loin, à la périphérie ou en enclaves, les éléments révolutionnaires non contrôlés (pas plus contrôlés par le socialisme officiel que par le capitalisme). ^8466d0 > [!accord] Page 249 C’est que le désir n’est jamais trompé. L’intérêt peut être trompé, méconnu ou trahi, mais pas le désir. D’où le cri de Reich : non, les masses n’ont pas été trompées, elles ont désiré le fascisme, et c’est ça qu’il faut expliquer… Il arrive qu’on désire contre son intérêt : le capitalisme en profite, mais aussi le socialisme, le parti et la direction de parti. > [!approfondir] Page 250 Comment expliquer que le désir se livre à des opérations qui ne sont pas des méconnaissances, mais des investissements inconscients parfaitement réactionnaires ? Et que veut dire Reich lorsqu’il parle de « fixations traditionnelles » ? Elles font aussi partie du processus historique, et nous ramènent aux fonctions modernes de l’Etat. Les sociétés modernes civilisées se démissent par des procès de décodage et de déterritorialisation. Mais, ce qu’elles déterritorialisent d’un côté, elles le re-territorialisent de l’autre. Ces néo-territorialités sont souvent artificielles, résiduelles, archaïques ; seulement, ce sont des archaïsmes à fonction parfaitement actuelle, notre manière moderne de « briqueter », de quadriller, de réintroduire des fragments de code, d’en ressusciter d’anciens, d’inventer des pseudo-codes ou des jargons. Néo-archaïsmes, d’après la formule d’[[Edgar Morin]]. Elles sont extrêmement complexes et variées, ces territorialités modernes. Les unes sont plutôt folkloriques, mais n’en représentent pas moins des forces sociales et éventuellement politiques (des joueurs de boule aux bouilleurs de cru en passant par les anciens combattants). D’autres sont des enclaves, dont l’archaïsme peut aussi bien nourrir un fascisme moderne que dégager une charge révolutionnaire (les minorités ethniques, le problème basque, les catholiques irlandais, les réserves d’Indiens). Certaines se forment comme spontanément, dans le courant même du mouvement de déterritorialisation (territorialités de quartiers, territorialités des grands ensembles, les « bandes »). D’autres sont organisées ou favorisées par l’Etat, même si elles se retournent contre lui et lui posent de sérieux problèmes (le régionalisme, le nationalisme). L’Etat fasciste a sans doute été dans le capitalisme la plus fantastique tentative de re-territorialisation économique et politique. Mais l’Etat socialiste a aussi ses propres minorités, ses propres territorialités, qui se reforment contre lui, ou bien qu’il suscite et organise (nationalisme russe, territorialité de parti : le prolétariat n’a pu se constituer comme classe que sur la base de néo-territorialités artificielles ; parallèlement, la bourgeoisie se re-territorialise sous les formes parfois les plus archaïques). ^94506a > [!accord] Page 250 S’il est vrai que la fonction de l’Etat moderne est la régulation des flux décodés, déterritorialisés, un des principaux aspects de cette fonction consiste à re-territorialiser, pour empêcher les flux décodés de par tous les bouts de l’axiomatique sociale. On a parfois l’impression que les flux de capitaux s’enverraient volontiers dans la lune, si l’Etat capitaliste n’était là pour les ramener sur terre. Par exemple : déterritorialisation des flux de financement, mais re-territorialisation par le pouvoir d’achat et les moyens de paiement (rôle des banques centrales). > [!accord] Page 251 Ou bien le mouvement de déterritorialisation qui va du centre à la périphérie s’accompagne d’une re-territorialisation périphérique, d’une sorte d’autocentrement économique et politique de la périphérie, soit sous les formes modernistes d’un socialisme ou capitalisme d’Etat, soit sous la forme archaïque des despotes locaux. > [!information] Page 251 [[Karl Marx|Marx]] a montré quel était le fondement de l’économie politique à proprement parler : la découverte d’une essence subjective abstraite de la richesse, dans le travail ou la production — on dirait aussi bien dans le désir (« Ce fut un immense progrès lorsque Adam Smith rejeta toute détermination de l’activité créatrice de richesse et ne considéra que le travail tout court : ni le travail manufacturier, ni le travail commercial, ni l’agriculture, mais toutes les activités sans distinction… l’universalité abstraite de l’activité créatrice de richesse »).{205} Voilà pour le grand mouvement de décodage ou de déterritorialisation : la nature de la richesse n’est plus cherchée du côté de l’objet, dans des conditions extérieures, machine territoriale ou machine despotique. Mais [[Karl Marx|Marx]] ajoute aussitôt que cette découverte essentiellement « cynique » se trouve corrigée par une nouvelle territorialisation, comme un nouveau fétichisme ou une nouvelle « hypocrisie ». La production comme essence subjective abstraite n’est découverte que dans les formes de la propriété qui l’objective à nouveau, qui l’aliène en la re-territorialisant. Non seulement les mercantilistes, tout en pressentant la nature subjective de la richesse, l’avaient déterminée comme une activité particulière encore liée à une machine despotique « faiseuse d’argent » ; non seulement les physiocrates, poussant encore plus loin ce pressentiment, avaient lié l’activité subjective à une machine territoriale ou re-territorialisée, sous forme d’agriculture et de propriété foncière. > [!accord] Page 252 Sous le premier aspect, le capitalisme ne cesse de dépasser ses propres limites, déterritorialisant toujours plus loin, « se datant dans une énergie cosmopolite universelle qui renverse toute barrière et tout lien » ; mais, sous le deuxième aspect, strictement complémentaire, le capitalisme ne cesse d’avoir des limites et barrières qui lui sont intérieures, immanentes, et qui, précisément parce qu’elles sont immanentes ne se laissent dépasser qu’en se reproduisant à une échelle élargie (toujours plus de re-territorialisation, locale, mondiale et planétaire). C’est pourquoi la loi de la baisse tendancielle, c’est-à-dire des limites jamais atteintes parce que toujours dépassées et toujours reproduites, nous a semblé avoir pour corollaire, et même pour manifestation directe, la simultanéité des deux mouvements de déterritorialisation et de re-territorialisation. > [!information] Page 253 Nous avons distingué trois grandes machines sociales qui correspondaient aux sauvages, aux barbares et aux civilisés. La première est la machine territoriale sous-jacente, qui consiste à coder les flux sur le corps plein de la terre. La seconde est la machine impériale transcendante qui consiste à surcoder les flux sur le corps plein du despote et de son appareil, l’Urstaat : elle opère le premier grand mouvement de déterritorialisation, mais parce qu’elle ajoute son éminente unité aux communautés territoriales qu’elle conserve en les rassemblant, les surcodant, s’appropriant le surtravail. La troisième est la machine moderne immanente, qui consiste à décoder les flux sur le corps plein du capital-argent : elle a réalisé l’immanence, elle a rendu concret l’abstrait comme tel, naturalisé l’artificiel, remplaçant les codes territoriaux et le surcodage despotique par une axiomatique des flux décodés, et une régulation de ces flux ; elle opère le second grand mouvement de déterritorialisation, mais cette fois parce qu’elle ne laisse rien subsister des codes et surcodes. Pourtant, ce qu’elle ne laisse pas subsister, elle le retrouve par ses moyens propres originaux ; elle re-territorialise là où elle a perdu les territorialités, elle crée de nouveaux archaïsmes là où elle détruit les anciens — et les deux s’épousent. > [!approfondir] Page 254 L’historien dit : non, l’Etat moderne, sa bureaucratie, sa technocratie, ne ressemblent pas à l’état despotique ancien. Evidemment, puisqu’il s’agit de reterritorialiser des flux décodés dans un cas, tandis qu’il s’agit dans l’autre cas de surcoder des flux territoriaux. Le paradoxe est que le capitalisme se sert de l’Urstaat pour opérer ses re-territorialisations. Mais, imperturbable, l’axiomatique moderne au fond de son immanence reproduit l’Urstaat transcendant, comme sa limite devenue intérieure, ou l’un de ses pôles entre lesquels elle est déterminée à osciller. ### Œdipe enfin > [!accord] Page 255 Dans la machine territoriale ou même despotique, la reproduction sociale économique n’est jamais indépendante de la reproduction humaine, de la forme sociale de cette reproduction humaine. La famille est donc une praxis ouverte, une stratégie coextensive au champ social ; les rapports de filiation et d’alliance sont déterminants, ou plutôt « déterminés à être dominants ». > [!information] Page 255 Ce qui est marqué, inscrit sur le socius, en effet, ce sont immédiatement les producteurs (ou non-producteurs) d’après le rang de leur famille et leur rang dans la famille. Le procès de la reproduction n’est pas directement économique, mais passe par les facteurs non économiques de la parenté. Ce n’est pas seulement vrai de la machine territoriale, et des groupes locaux qui déterminent la place de chacun dans la reproduction sociale économique d’après son rang du point de vue des alliances et filiations, mais aussi de la machine despotique qui double celles-ci par les rapports de la nouvelle alliance et de la filiation directe (d’où le rôle de la famille du souverain dans le surcodage despotique, et de la « dynastie », quelles qu’en soient les mutations, les incertitudes, qui s’inscrivent toujours dans la même catégorie de nouvelle alliance). Il n’en est plus du tout de même dans le système capitaliste. > [!accord] Page 255 Ce qui est inscrit ou marqué, ce ne sont plus les producteurs ou non-producteurs, mais les forces et moyens de production comme quantités abstraites qui deviennent effectivement concrètes dans leur mise en rapport ou conjonction : force de travail ou capital, capital constant ou capital variable, capital de filiation ou d’alliance… C’est le capital qui a pris sur soi les rapports d’alliance et de filiation. S’ensuit une privatisation de la famille, d’après laquelle elle cesse de donner sa forme sociale à la reproduction économique : elle est comme désinvestie, mise hors champ ; pour parler comme [[Aristote]], elle n’est plus que la forme de la matière ou du matériau humain qui se trouve subordonné à la forme sociale autonome de la reproduction économique, et qui vient à la place que lui assigne celle-ci. C’est-à-dire que les éléments de la production et de l’anti-production ne se reproduisent pas comme les hommes eux-mêmes, mais trouvent en eux un simple matériau que la forme de la reproduction économique préorganise sur un mode tout à fait distinct de celle qu’il a comme reproduction humaine. Précisément parce qu’elle est privatisée, mise hors champ, la forme du matériau ou de la reproduction humaine engendre des hommes qu’on n’a pas de peine à supposer tous égaux entre eux ; mais, dans le champ lui-même, la forme de la reproduction sociale économique a déjà préformé la forme du matériau pour engendrer là où il faut le capitaliste comme fonction dérivée du capital, le travailleur comme fonction dérivée de la force de travail, etc., de telle façon que la famille se trouve d’avance recoupée par l’ordre des classes (c’est bien en ce sens que la ségrégation est la seule origine de l’égalité…) ^34d7dc > [!approfondir] Page 256 Cette mise hors champ social de la famille est aussi sa plus grande chance sociale. Car c’est la condition sous laquelle tout le champ social va pouvoir s’appliquer à la famille. Les personnes individuelles sont d’abord des personnes sociales, c’est-à-dire des fonctions dérivées des quantités abstraites ; elles deviennent elles-mêmes concrètes dans la mise en rapport ou l’axiomatique de ces quantités, dans leur conjonction. Ce sont exactement des configurations ou des images produites par les points-signes, les coupures-flux, les pures « figures » du capitalisme : le capitaliste comme capital personnifié, c’est-à-dire comme fonction dérivée du flux de capital, le travailleur comme force de travail personnifié, fonction dérivée du flux de travail. > [!accord] Page 257 Les personnes privées sont une illusion, images d’images ou dérivées de dérivées. Mais d’une autre manière tout a changé, parce que la famille, au lieu de constituer et de développer les facteurs dominants de la reproduction sociale, se contente d’appliquer et d’envelopper ces facteurs dans son propre mode de reproduction. Père, mère, enfant deviennent ainsi le simulacre des images du capital (« Monsieur le Capital, Madame la Terre » et leur enfant, le Travailleur…), si bien que ces images ne sont plus du tout reconnues dans le désir déterminé à en investir seulement le simulacre. Les déterminations familiales deviennent l’application de l’axiomatique sociale. La famille devient le sous-ensemble auquel s’applique l’ensemble du champ social. > > [!cite] Note > D'où le fait qu'on se laisse aliéné et sans motivation de lutte. On né pour remplir le rôle fournis par le capital, or sans accès à un savoir particulier, notre destiné est de suivre la logique capitaliste et de remplir le rôle qu'on nous a assigné. > [!accord] Page 257 Comme chacun a un père et une mère à titre privé, c’est un sous-ensemble distributif qui simule pour chacun l’ensemble collectif des personnes sociales, qui en boucle le domaine et en brouille les images. Tout se rabat sur le triangle père-mère-enfant, qui résonne en répondant « papa-maman » chaque fois qu’on le stimule avec les images du capital. > [!approfondir] Page 257 Bref, Œdipe arrive : il naît dans le système capitaliste de l’application des images sociales de premier ordre aux images familiales privées de second ordre. Il est l’ensemble d’arrivée qui répond à un ensemble de départ socialement déterminé. Il est notre formation coloniale intime qui répond à la forme de souveraineté sociale. Nous sommes tous de petites colonies, et c’est Œdipe qui nous colonise. Lorsque la famille cesse d’être une unité de production et de reproduction, lorsque la conjonction retrouve en elle le sens d’une simple unité de consommation, c’est du père-mère que nous consommons. Dans l’ensemble de départ il y a le patron, le chef, le curé, le flic, le percepteur, le soldat, le travailleur, toutes les machines et territorialités, toutes les images sociales de notre société ; mais, dans l’ensemble d’arrivée, à la limite, il n’y a plus que papa, maman et moi, le signe despotique recueilli par papa, la territorialité résiduelle assumée par maman, et le moi divisé, coupé, castré. > > [!cite] Note > Ouiiiiiii bordel c'est ce que je disais dans le stream la dernière fois ! > [!accord] Page 257 Tout est préformé, arrangé d’avance. Le champ social où chacun agit et pâtit comme agent collectif d’énonciation, agent de production et d’anti production, se rabat sur l’Œdipe, où chacun maintenant se trouve pris dans son coin, coupé suivant la ligne qui le divise en sujet d’énoncé et sujet d’énonciation individuels. Le sujet d’énoncé, c’est la personne sociale, et le sujet d’énonciation, la personne privée. C’est « donc » ton père, c’est donc ta mère, c’est donc toi : la conjonction familiale résulte des conjonctions capitalistes, en tant qu’elles s’appliquent à des personnes privatisées. Papa-maman-moi, on est sûr de les retrouver partout, puisqu’on y a tout appliqué. Le règne des images, telle est la nouvelle manière dont le capitalisme utilise les schizes et détourne les flux : des images composites, des images rabattues sur des images, de telle façon qu’à l’issue de l’opération, le petit moi de chacun, rapporté à son père-mère, soit vraiment le centre du monde. Beaucoup plus sournois que le règne souterrain des fétiches de la terre, ou le règne céleste des idoles du despote, voilà l’avènement de la machine œdipienne-narcissique : « Plus de glyphes ni de hiéroglyphes, … nous voulons la réalité objective, réelle, … c’est-à-dire l’idée-Kodak… Pour chaque homme, chaque femme, l’univers n’est que ce qui entoure son absolue petite image de lui-même ou d’elle-même… Une image ! Un instantané-kodak dans un film universel d’instantanés ».{211} Chacun comme petit microcosme triangulé, le moi narcissique se confond avec le sujet œdipien. > > [!cite] Note > D'où l'importance de ré insérer l'autre dans nos vision familiale. L'éducation partager des enfants ne plus réussir à aussi facilement distinguer qui s'occupe de qui, qui sont les parents, faut former des groupes ou le partage et la transmissions de savoir ne sera pas limiter à papa-maman. Mais aussi construire des discours ou papa-maman ne sont pas là base importante d'une vie, ces deux figures ne sont pas indispensable à une bonne santé. Loin de là. > [!accord] Page 261 Tous les procédés cyniques de la mauvaise conscience, tels que Nietzsche, puis Lawrence et Miller, les ont analysés pour définir l’homme européen de la civilisation, — le règne des images et l’hypnose, la torpeur qu’elles propagent, — la haine contre la vie, contre tout ce qui est libre, qui passe et qui coule ; l’universelle effusion de l’instinct de mort, — la dépression, la culpabilité utilisée comme moyen de contagion, le baiser du vampire : n’as-tu pas honte d’être heureux ? prends mon exemple, je ne te lâcherai pas avant que tu ne dises aussi « c’est ma faute », ô l’ignoble contagion des dépressifs, la névrose comme seule maladie, qui consiste à rendre les autres malades, — la structure permissive : que je puisse tromper, voler, égorger, tuer ! mais au nom de l’ordre social, et que papa-maman soient fiers de moi, — la double direction donnée au ressentiment, retournement contre soi et projection contre l’autre : le père est mort, c’est ma faute, qui l’a tué ? c’est ta faute, c’est le juif, l’Arabe, le Chinois, toutes les ressources du racisme et de la ségrégation, — l’abject désir d’être aimé, le pleurnichement de ne pas l’être assez, de ne pas être « compris », en même temps que la réduction de la sexualité au « sale petit secret », toute cette psychologie du prêtre, — il n’y a pas un seul de ces procédés qui ne trouve dans l’Œdipe sa terre nourricière et son aliment. > [!approfondir] Page 261 Il en est ainsi même dans les zones périphériques du capitalisme, où l’effort fait par le colonisateur pour œdipianiser l’indigène, Œdipe africain, se trouve contredit par l’éclatement de la famille suivant les lignes d’exploitation et d’oppression sociales. Mais c’est au centre mou du capitalisme, dans les régions bourgeoises tempérées, que la colonie devient intime et privée, intérieure à chacun : alors le flux d’investissement de désir, qui va du stimulus familial à l’organisation (ou désorganisation) sociale, est en quelque sorte recouvert par un reflux qui rabat l’investissement social sur l’investissement familial comme pseudo-organisateur. La famille est devenue le lieu de rétention et de résonance de toutes les déterminations sociales. Il appartient à l’investissement réactionnaire du champ capitaliste d’appliquer toutes les images sociales aux simulacres d’une famille restreinte, de telle manière que, partout où l’on se tourne, on ne trouve plus que du père-mère : cette pourriture œdipienne qui colle à notre peau. Oui, j’ai désiré ma mère et voulu tuer mon père ; un seul sujet d’énonciation, Œdipe, pour tous les énoncés capitalistes, et entre les deux, la coupure de rabattement, la castration. > [!accord] Page 262 Et, sur deux points au moins, Freud absout la famille réelle extérieure de toute faute, pour mieux les intérioriser, faute et famille, dans le plus petit membre, l’enfant. La manière dont il pose un refoulement autonome, indépendant de la répression ; la manière dont il renonce au thème de la séduction de l’enfant par l’adulte, pour y substituer le fantasme individuel qui fait des parents réels autant d’innocents ou même de victimes.{213} Car il faut que la famille apparaisse sous deux formes : l’une où elle est sans doute coupable, mais seulement dans la façon dont l’enfant la vit intensément, intérieurement, et qui se confond avec sa propre culpabilité ; l’autre où elle reste instance de responsabilité, devant laquelle on est coupable enfant et par rapport à laquelle on devient responsable adulte (Œdipe comme maladie et comme santé, la famille comme facteur d’aliénation et comme agent de désaliénation, ne serait-ce que par la manière dont elle est reconstituée dans le transfert). > [!accord] Page 263 C’est ce que [[Michel Foucault|Foucault]] a montré dans des pages si belles : le familialisme inhérent à la psychanalyse détruit moins la psychiatrie classique qu’il ne la couronne. Après le fou de la terre et le fou du despote, le fou de la famille ; ce que la psychiatrie du XIXe avait voulu organiser dans l’asile — « la fiction impérative de la famille », la raison-père et le fou-mineur, les parents qui ne sont eux-mêmes malades que de leur enfance —, tout cela trouve son achèvement hors de l’asile, dans la psychanalyse, et le cabinet de l’analyste. ## Introduction à la schyzo-analyse ### Le champ social > [!accord] Page 265 Du point de vue de la régression, qui n’a de sens qu’hypothétique, c’est le père qui est premier par rapport à l’enfant. C’est le père paranoïaque qui œdipianise le fils. La culpabilité, c’est une idée projetée par le père avant d’être un sentiment intérieur éprouvé par le fils. Le premier tort de la psychanalyse est de faire comme si les choses commençaient avec l’enfant. Ce qui entraîne la psychanalyse à développer une absurde théorie du fantasme, d’après laquelle le père, la mère, leurs actions et passions réelles, doivent d’abord être compris comme des « fantasmes » de l’enfant (abandon freudien du thème de la séduction). > [!accord] Page 266 Ce n’est certes pas la sexualité qui est au service de la génération, c’est la génération progressive ou régressive qui est au service de la sexualité comme mouvement cyclique par lequel l’inconscient, restant toujours « sujet », se reproduit lui-même. Il n’y a plus lieu, alors, de se demander qui est premier du père ou de l’enfant, parce qu’une telle question ne se pose que dans le cadre du familialisme. Ce qui est premier, c’est le père par rapport à l’enfant, mais seulement parce que, ce qui est premier, c’est l’investissement social par rapport à l’investissement familial, c’est l’investissement du champ social dans lequel le père, l’enfant, la famille comme sous-ensemble, sont en même temps plongés. > [!accord] Page 268 C’est la nature des investissements familiaux qui dépend au contraire des coupures et des flux du champ social tels qu’ils sont investis sous un ou sous un autre, à un pôle ou à l’autre. Et l’enfant n’attend pas d’être un adulte pour saisir sous père-mère les problèmes économiques, financiers, sociaux, culturels qui traversent une famille : son appartenance ou son désir d’appartenir à une « race » supérieure ou inférieure, la teneur réactionnaire ou révolutionnaire d’un groupe familial avec lequel il prépare déjà ses ruptures et ses conformités. Quelle soupe, quel coacervat, la famille, agitée de remous, entrainée dans un sens ou dans l’autre, de telle manière que le bacille œdipien prend ou ne prend pas, impose son moule ou ne réussit pas à l’imposer suivant les directions d’une tout autre nature qui la traversent de l’extérieur. > [!approfondir] Page 270 Il s’agit donc plutôt de la différence entre deux sortes de collections ou de populations : les grands ensembles et les micro-multiplicités. Dans les deux cas, l’investissement est collectif, il est celui d’un champ collectif ; même une seule particule a une onde associée comme flux qui définit l’espace inexistant de ses présences. Tout investissement est collectif, tout fantasme est de groupe, et, en ce sens, position de réalité. Mais les deux types d’investissement se distinguent radicalement, suivant que l’un porte sur les structures molaires qui se subordonnent les molécules, et l’autre, au contraire, sur les multiplicités moléculaires qui se subordonnent les phénomènes structurés de foule. L’un est un investissement de groupe assujetti, aussi bien dans la forme de souveraineté que dans les formations coloniales de l’ensemble grégaire, qui réprime et refoule le désir des personnes ; l’autre, un investissement de groupe-sujet dans les multiplicités transversales qui portent le désir comme phénomène moléculaire, c’est-à-dire objets partiels et flux, par opposition avec les ensembles et les personnes. > [!information] Page 271 Le socius n’est pas une projection du corps sans organes, mais bien plutôt le corps sans organes est la limite du socius, sa tangente de déterritorialisation, l’ultime résidu d’un socius déterritorialisé. Le socius : la terre, le corps du despote, le capital-argent, sont des corps pleins vêtus, comme le corps sans organes, un corps plein nu ; mais celui-ci est à la limite, à la fin, non pas à l’origine. Et sans doute le corps sans organes hante-t-il toutes les formes de socius. > [!approfondir] Page 271 Du point de vue d’une clinique universelle, on peut présenter la paranoïa et la schizophrénie comme les deux bords d’amplitude d’un pendule oscillant autour de la position d’un socius comme corps plein et, à la limite, d’un corps sans organes dont une face est occupée par les ensembles molaires, l’autre, peuplée d’éléments moléculaires. Mais on peut aussi présenter une ligne unique sur laquelle s’enfilent les différents socius, leur plan et leurs grands ensembles ; sur chacun de ces plans, une dimension paranoïaque, une autre perverse, un type de position familiale, et une ligne de fuite en pointillé ou de percée schizoïde, La grande ligne aboutit au corps sans organes, et là, ou bien elle passe le mur, débouche sur les éléments moléculaires où elle devient en vérité ce qu’elle était depuis le début, processus schizophrénique, pur procès schizophrénique de déterritorialisation, Ou bien elle bute, elle rebondit, retombe sur les territorialités aménagées les plus misérables du monde moderne en tant que simulacres des plans précédents, s’englue dans l’ensemble asilaire de la paranoïa et de la schizophrénie comme entités cliniques, dans les ensembles ou sociétés artificielles instaurées par la perversion, dans l’semble familial des névroses œdipiennes. ### L’inconscient moléculaire > [!information] Page 273 Mais il y a une manière butlérienne de porter chacune des thèses à un point extrême où elle ne peut plus s’opposer à l’autre, un point d’indifférence ou de dispersion. D’une part, Butler ne se contente pas de dire que les machines prolongent l’organisme, mais qu’elles sont réellement des membres et des organes gisant sur le corps sans organes d’une société, que les hommes s’approprient suivant leur puissance et leur richesse, et dont la pauvreté les prive comme s’ils étaient des organismes mutilés. D’autre part, il ne se contente pas de dire que les organismes sont des machines, mais qu’ils contiennent une telle abondance de parties qu’ils doivent être comparés à des pièces très différentes de machines distinctes renvoyant les unes aux autres, machinée les unes sur les autres. C’est là l’essentiel, un double passage à la limite opéré par Butler. Il fait éclater la thèse vitaliste en mettant en question l’unité spécifique ou personnelle de l’organisme, et plus encore la thèse mécaniste, en mettant en question l’unité structurale de la machine. > [!accord] Page 273 On dit que les machines ne se reproduisent pas, ou ne se reproduisent que par l’intermédiaire de l’homme, mais « y a-t-il quelqu’un qui puisse prétendre que le trèfle rouge n’a pas de système de reproduction parce que le bourdon, et le bourdon seul, doit servir d’entremetteur pour qu’il puisse se reproduire ? Le bourdon fait partie du système reproducteur du trèfle. > [!accord] Page 273 Chacun de nous est sorti d’animalcules infiniment petits dont l’identité était entièrement distincte de la nôtre, et qui font partie de notre propre système reproducteur ; pourquoi ne ferions-nous pas partie de celui des machines ?… Ce qui nous trompe, c’est que nous considérons toute machine compliquée comme un objet unique. En réalité, c’est une cité ou une société dont chaque membre est procréé directement selon son espèce. Nous voyons une machine comme un tout, nous lui donnons un nom et l’individualisons ; nous regardons nos propres membres et nous pensons que leur combinaison forme un Individu qui est sorti d’un unique centre d’action reproductrice. Mais cette conclusion est anti-scientifique, et le simple fait que jamais une machine à vapeur n’a été faite par une autre ou par deux autres machines de sa propre espèce ne nous autorise nullement à dire que les machines à vapeur n’ont pas de système reproducteur. En réalité, chaque partie de quelque machine à vapeur que ce soit est procréée par ses procréateurs particuliers et spéciaux, dont la fonction est de procréer cette partie-là, et celle-là seule, tandis que la combinaison des parties en un tout forme un autre département du système reproducteur mécanique… » > [!approfondir] Page 274 A ce point de dispersion des deux thèses, il devient indifférent de dire que les machines sont des organes, ou les organes, des machines. Les deux définitions s’équivalent : l’homme comme « animal vertébro-machiné », ou comme « parasite aphidien des machines ». L’essentiel n’est pas dans le passage à l’infini lui-même, l’infinité composée des pièces de machine ou l’infinité temporelle des animalcules, mais plutôt dans ce qui affleure à la faveur de ce passage. Une fois défaite l’unité structurale de la machine, une fois déposée l’unité personnelle et spécifique du vivant, un lien direct apparaît entre la machine et le désir, la machine passe au cœur du désir, la machine est désirante et le désir, machiné. Ce n’est pas le désir qui est dans le sujet, mais la machine dans le désir — et le sujet résiduel est de l’autre côté, à côté de la machine, sur tout le pourtour, parasite des machines, accessoire du désir vertébro-machiné, Bref, la vraie différence n’est pas entre la machine et le vivant, le vitalisme et le mécanisme, mais entre deux états de la machine qui sont aussi bien deux états du vivant. La machine prise dans son unité structurale, le vivant pris dans son unité spécifique et même personnelle, sont des phénomènes de masse ou des ensembles molaires ; c’est à ce titre qu’ils renvoient du dehors l’un à l’autre. > [!accord] Page 275 C’est pourquoi nous avons refusé dès le début l’idée que les machines désirantes soient du domaine du rêve ou de l’imaginaire, et viennent doubler les autres machines. Il n’y a que du désir et des milieux, des champs, des formes de grégarité. C’est-à-dire : les machines désirantes moléculaires sont en elles-mêmes investissement des grandes machines molaires ou des configurations qu’elles forment sous les lois des grands nombres, dans un sens ou dans l’autre de la subordination, dans un sens et dans l’autre de la subordination. Machines désirantes d’une part, et d’autre part machines organiques, techniques ou sociales : ce sont les mêmes machines dans des conditions déterminées. Par conditions déterminées, nous entendons ces formes statistiques dans lesquelles elles entrent comme autant de formes stables, unifiant, structurant et procédant par grands ensembles lourds ; les pressions sélectives qui groupent les pièces en retiennent certaines, en excluent d’autres, organisant les foules. > [!information] Page 276 Tout fonctionalisme molaire est faux, puisque les machines organiques ou sociales ne se forment pas de la même manière qu’elles fonctionnent, et que les machines techniques ne se montent pas comme on s’en sert, mais impliquent précisément des conditions déterminées qui séparent leur propre production de leur produit distinct. Seul a un sens, et aussi un but, une intention, ce qui ne se produit pas comme il fonctionne. Les machines désirantes au contraire ne représentent rien, ne signifient rien, ne veulent rien dire, et sont exactement ce qu’on en fait, ce qu’on fait avec elles, ce qu’elles font en elles-mêmes. Elles fonctionnent suivant des régimes de synthèses qui n’ont pas d’équivalent dans les grands ensembles. Jacques Monod a défini l’originalité de ces synthèses, du point de vue d’une biologie moléculaire ou d’une « cybernétique microscopique » indifférente à l’opposition traditionnelle du mécanisme et du vitalisme. Les traits fondamentaux de la synthèse sont ici la nature quelconque des signaux chimiques, l’indifférence au substrat, le caractère indirect des interactions. De telles formules ne sont négatives qu’en apparence, et par rapport aux lois d’ensemble, mais doivent s’entendre positivement en termes de puissance. > [!approfondir] Page 277 Comment, à partir de ce domaine du hasard ou de l’inorganisation réelle, s’organisent de grandes configurations qui reproduisent nécessairement une structure, sous l’action de l’A. D. N. et de ses segments, les gènes, opérant de véritables tirages au sort, formant des aiguillages comme des lignes de sélection ou d’évolution, c’est bien ce que montrent toutes les étapes du passage du moléculaire au molaire, tel qu’il apparait dans les machines organiques, mais non moins dans les maximes sociales avec d’autres lois et d’autres figures. On a pu en ce sens insister sur un caractère commun des cultures humaines et des espèces vivantes, comme « chaînes de Markoff » (phénomènes aléatoires partiellement dépendants). Car, dans le code génétique comme dans les codes sociaux, ce qu’on appelle chaîne signifiante est un jargon plus qu’un langage, fait d’éléments non signifiants qui ne prennent un sens ou un effet de signification que dans les grands ensembles qu’ils forment par tirage enchaîné, dépendance partielle et superposition de relais.{224} II ne s’agit pas de biologiser l’histoire humaine, ni d’anthropologiser l’histoire naturelle, mais de montrer la commune participation des machines sociales et des machines organiques aux machines désirantes. Au fond de l’homme, le Ça : la cellule schizophrénique, les molécules schizo, leurs chaînes et leurs jargons. Il y a toute une biologie de la schizophrénie, la biologie moléculaire est elle-même schizophrénique (comme la microphysique). Mais, inversement, la schizophrénie, la théorie de la schizophrénie est biologique, bioculturelle, en tant qu’elle considère les connexions machiniques d’ordre moléculaire, leur répartition en cartes d’intensité sur la molécule géante du corps sans organes, et les accumulations statistiques qui forment et sélectionnent les grands ensembles. > [!approfondir] Page 278 En fait, l’inconscient vraiment moléculaire ne peut pas s’en tenir à des gènes comme unités de reproduction ; celles-ci sont encore expressives, et mènent aux formations molaires. La biologie moléculaire nous apprend que c’est seulement l’A. D. N. qui se reproduit, non pas les protéines. Les protéines sont à la fois produites et unités de production, c’est elles qui constipent l’inconscient comme cycle ou l’autoproduction de l’inconscient, ultimes éléments moléculaires dans l’agencement des machines désirantes et des synthèses du désir. Nous avons vu que, à travers la reproduction et ses objets (déterminés familialement ou génétiquement), c’est toujours l’inconscient qui se produit lui-même dans un mouvement cyclique orphelin, cycle de destinée où il reste toujours sujet. > [!accord] Page 280 Sur l’amour, le cynisme a tout dit, ou prétendu tout dire : à savoir qu’il s’agit d’une copulation de machines organiques et sociales à grande échelle (au fond de l’amour les organes, au fond de l’amour les déterminations économiques, l’argent). Mais le propre du cynisme est de prétendre au scandale là où il n’y en a pas, et de passer pour audacieux sans audace. Plutôt que sa platitude, le délire du bon sens, Car la première évidence est que le désir n’a pas pour objet des personnes ou des choses, mais des milieux tout entiers qu’il parcourt, des vibrations et flux de toute nature qu’il épouse, en y introduisant des coupures, des captures, désir toujours nomade et migrant dont le caractère est d’abord le « gigantisme » : nul ne l’a montré mieux que Charles Fourier. > [!accord] Page 280 En vérité, la sexualité est partout : dans la manière dont un bureaucrate caresse ses dossiers, dont un juge rend la justice, dont un homme d’affaires fait couler l’argent, dont la bourgeoisie encule le prolétariat, etc. Et il n’y a pas besoin de passer par des métaphores, pas plus que la libido, de passer par des métamorphoses. Hitler faisait bander les fascistes. Les drapeaux, les nations, les armées, les banques font bander beaucoup de gens. Une machine révolutionnaire n’est rien si elle n’acquiert pas au moins autant de puissance de coupure et de flux que ces machines coercitives. Ce n’est pas par extension désexualisante que la libido investit les grands ensembles, c’est au contraire par restriction, blocage et rabattement, qu’elle est déterminée à refouler ses flux pour les contenir dans des cellules étroites du type « couple », « famille », « personnes », « objets ». Et sans doute un tel blocage est nécessairement fondé : la libido ne passe dans la conscience qu’en rapport avec tel corps, telle personne qu’elle prend pour objet. Mais notre « choix d’objet » renvoie lui-même à une conjonction de flux de vie et de société, que ce corps, cette personne interceptent, reçoivent et émettent, toujours dans un champ biologique, social, historique où nous sommes également plongés ou avec lequel nous communiquons. > [!approfondir] Page 281 Les personnes auxquels nos amours sont dédiées, y compris les personnes parentales, n’interviennent que comme points de connexion, de disjonction, de conjonction de flux dont elles traduisent la teneur libidinale d’investissement proprement inconscient. Dès lors, si fondé que soit le blocage amoureux il change singulièrement de fonction, suivant qu’il engage le désir dans les impasses œdipiennes du couple et de la famille au service des machines répressives, ou qu’il condense au contraire une énergie libre capable d’alimenter une machine révolutionnaire (là encore, tout a été dit par Fourier, quand il montre les deux directions opposées du « captage » ou de la « mécanisation » des passions). Mais c’est toujours avec des mondes que nous faisons l’amour. Et notre amour s’adresse à cette propriété libidinale de l’être aimé, de se refermer ou de s’ouvrir sur des mondes plus vastes, masses ct grands ensembles. Il y a toujours quelque chose de statistique dans nos amours, et des lois de grand nombre. Et n’est-ce pas ainsi qu’il faut d’abord entendre la célèbre formule de [[Karl Marx|Marx]] : le rapport de l’homme et de la femme est « le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme avec l’homme » ? C’est-à-dire que le rapport entre les deux sexes (l’homme avec la femme) est seulement la mesure du rapport de sexualité en général en tant qu’il investit de grands ensembles (l’homme avec l’homme) ? D’où ce qu’on a pu appeler la spécification de la sexualité aux sexes. Et ne faut-il pas dire aussi que le phallus n’est pas un sexe, mais la sexualité tout entière, c’est-à-dire le signe du grand ensemble investi par la libido, d’où découlent nécessairement à la fois les deux sexes dans leur séparation (les deux séries homosexuelles de l’homme avec l’homme, de la femme avec la femme) comme dans leurs relations statistiques au sein de cet ensemble ? ### Psychanalyse et capitalisme > [!accord] Page 283 La représentation molaire anthropomorphique culmine dans ce qui la fonde, l’idéologie du manque. Au contraire, l’inconscient moléculaire ignore la castration, parce que les objets partiels ne manquent de rien et forment en tant que tels des multiplicités libres ; parce que les multiples coupures ne cessent de produire des flux, au lieu de les refouler dans une même coupure unique capable de les tarir ; parce que les synthèses constituent des connexions locales et non-spécifiques, des disjonctions inclusives, des conjonctions nomades : partout une trans-sexualité microscopique, qui fait que la femme contient autant d’hommes que l’homme, et l’homme de femmes, capables d’entrer les uns avec les autres, les unes avec les autres, dans des rapports de production de désir qui bouleversent l’ordre statistique des sexes. Faire l’amour n’est pas ne faire qu’un, ni même deux, mais faire cent mille. C’est cela, les machines désirantes ou le sexe non humain : non pas un ni même deux sexes, mais n… sexes. La schizo-analyse est l’analyse variable des n… sexes dans un sujet, par-delà la représentation anthropomorphique que la société lui impose et qu’il se donne lui-même de sa propre sexualité. La formule schizo-analytique de la révolution désirante sera d’abord : à chacun ses sexes. > [!information] Page 283 La thèse de la schizo-analyse est simple : le désir est machine, synthèse de machines, agencement machinique — machines désirantes. Le désir est de l’ordre de la production, toute production est à la fois désirante et sociale. Nous reprochons donc à la psychanalyse d’avoir écrasé cet ordre de la production, de l’avoir reversé dans la représentation. > [!approfondir] Page 286 Pour l’instant, mon processus, en l’occurrence toutes les lignes que j’écris, consiste uniquement à nettoyer énergiquement l’utérus, à lui faire subir un curetage en quelque sorte. Ce qui me conduit à l’idée, non pas d’un nouvel édifice, de nouvelles superstructures qui signifient culture, donc mensonge, mais d’une naissance perpétuelle, d’une régénération, de la vie… Il n’y a pas de vie possible dans le mythe. Il n’y a que le mythe qui puisse vivre dans le mythe… Cette faculté de donner naissance au mythe nous vient de la conscience, la conscience qui se développe sans cesse. C’est pourquoi, parlant du caractère schizophrénique de notre époque, je disais : tant que le processus ne sera pas terminé, c’est le ventre du monde qui sera le troisième œil. > [!accord] Page 287 Il semble donc que la situation soit beaucoup plus complexe que nous ne disons ; car la psychanalyse participe au plus haut point de cette découverte des unités de production, qui se soumettent toutes les représentations possibles au lieu de se subordonner à elles. De même que Ricardo fonde l’économie politique ou sociale en découvrant le travail quantitatif au principe de toute valeur représentable, Freud fonde l’économie désirante en découvrant la libido quantitative au principe de toute représentation des objets et des buts du désir. Freud découvre la nature subjective ou l’essence abstraite du désir, comme Ricardo la nature subjective ou l’essence abstraite du travail, par-delà toute représentation qui les rattacherait à des objets, des buts ou même des sources en particulier. Freud est donc le premier à dégager le désir tout court, comme Ricardo « le travail tout court », et par là la sphère de la production qui déborde effectivement la représentation. Et, tout comme le travail subjectif abstrait, le désir subjectif abstrait est inséparable d’un mouvement de déterritorialisation, qui découvre le jeu des machines et des agents sous toutes les déterminations particulières qui liaient encore le désir ou le travail à telle ou telle personne, à tel ou tel objet dans le cadre de la représentation. > [!approfondir] Page 289 Comme dit [[Karl Marx|Marx]], c’est dans le capitalisme que l’essence devient subjective, activité de production en général, et que le travail abstrait devient quelque chose de réel à partir de quoi l’on peut réinterpréter toutes les formations sociales précédentes du point de vue d’un décodage ou d’un procès de déterritorialisation généralisés : « Ainsi l’abstraction la plus simple, que l’économie moderne place au premier rang, et qui exprime un phénomène ancestral valable pour toutes les formes de société, n’apparaît pourtant comme pratiquement vrai, dans cette abstraction, qu’en tant que catégorie de la société la plus moderne. » Il en est de même du désir abstrait comme libido, comme essence subjective. Non pas qu’on doive établir un simple parallélisme entre la production sociale capitaliste et la production désirante, ou bien entre les flux de capital-argent et les flux de merde du désir. Le rapport est beaucoup plus étroit : les machines désirantes ne sont pas ailleurs que dans les machines sociales, si bien que la conjonction des flux décodés dans la machine capitaliste tend à libérer les libres figures d’une libido subjective universelle. Bref, la découverte d’une activité de production en général et sans distinction, telle qu’elle apparaît dans le capitalisme, est inséparablement celle de l’économie politique et de la psychanalyse, par-delà les systèmes déterminés de représentation. > [!accord] Page 289 Ce n’est pas dire évidemment que l’homme capitaliste, ou dans le capitalisme, désire travailler ni travaille suivant son désir. L’identité du désir et du travail est plutôt, non pas un mythe, mais l’utopie active par excellence qui désigne la limite à franchir du capitalisme dans la production désirante. Mais pourquoi, précisément, la production désirante est-elle à la limite toujours contrariée du capitalisme ? Pourquoi le capitalisme, en même temps qu’il découvre l’essence subjective du désir et du travail — essence commune en tant qu’activité de production en général — n’a-t-il de cesse de l’aliéner de nouveau, et aussitôt, dans une machine répressive qui sépare l’essence en deux, et la maintient séparée, travail abstrait d’un côté, désir abstrait de l’autre côté : économie politique et psychanalyse, économie politique et économie libidinale ? > [!approfondir] Page 290 [[Karl Marx|Marx]] résume le tout en disant que l’essence subjective abstraite n’est découverte par le capitalisme que pour être à nouveau enchaînée, aliénée, non plus il est vrai dans un élément extérieur et indépendant comme objectité, mais dans l’élément lui-même subjectif de la propriété privée : « Autrefois, l’homme était extérieur à lui-même, son état était celui de l’aliénation réelle ; maintenant, cet état s’est changé en acte d’aliénation, de dépossession. » En effet, c’est la forme de la propriété privée qui conditionne la conjonction des flux décodés, c’est-à-dire leur axiomatisation dans un système où le flux des moyens de production, comme propriété des capitalistes, se rapporte au flux de travail dit libre, comme « propriété » des travailleurs (si bien que les restrictions étatiques sur la matière ou le contenu de la propriété privée n’affectent pas du tout cette forme). C’est encore la forme de la propriété privée qui constitue le centre des re-territorialisations factices du capitalisme. C’est elle enfin qui produit les images remplissant le champ d’immanence du capitalisme, « le » capitaliste, « le » travailleur, etc. En d’autres termes, le capitalisme implique bien l’écroulement des grandes représentations objectives déterminées, au profit de la production comme essence intérieure universelle, mais il ne sort pas pour cela du monde de la représentation, il opère seulement une vaste conversion de ce monde, en lui donnant la forme nouvelle d’une représentation subjective infinie. > [!accord] Page 290 Car, là aussi, nous l’avons vu précédemment, c’est dans l’intériorité de son mouvement que le capitalisme exige et institue non seulement une axiomatique sociale, mais une application de cette axiomatique à la famille privatisée. Jamais la représentation n’assurerait sa propre conversion sans cette application qui la creuse, la fend et la rabat sur elle-même. Alors le Travail subjectif abstrait tel qu’il est représenté dans la propriété privée a pour corrélat le Désir subjectif abstrait, tel qu’il est représenté dans la famille privatisée. La psychanalyse se charge de ce second terme, comme l’économie politique du premier. > [!accord] Page 294 Lorsque Green cherche les raisons qui fondent l’affinité de la psychanalyse avec la représentation théâtrale et la structure qu’elle rend visible, il en assigne deux particulièrement frappantes : que le théâtre élève la relation familiale à l’état de rapport structural métaphorique universel, d’où découlent le jeu et la place imaginaires des personnes ; et, inversement, qu’il repousse dans les coulisses le jeu et le fonctionnement des machines, derrière une limite devenue infranchissable (exactement comme dans le fantasme, les machines sont là, mais derrière le mur). > [!accord] Page 294 On peut dès lors opposer ces deux aspects, les variations imaginaires qui tendent vers la nuit de l’indéterminé ou de l’indifférencié, et l’invariant symbolique qui trace la voie des différenciations : c’est la même chose qu’on trouve de part et d’autre, suivant une règle de rapport inverse, ou de double bind. Toute la production conduite dans la double impasse de la représentation subjective. On peut toujours renvoyer Œdipe à l’imaginaire, on le retrouve, plus fort et plus entier, plus manquant et triomphant du fait qu’il manque, on le retrouve tout entier dans la castration symbolique. Et à coup sûr la structure ne nous donne aucun moyen d’échapper au familialisme ; au contraire, elle fait garrot, elle donne à la famille une valeur métaphorique universelle au moment même où elle a perdu ses valeurs littérales objectives. La psychanalyse avoue son ambition : prendre le relais de la famille défaillante, remplacer le lit familial en débris par le divan psychanalytique, faire que la « situation analytique » soit incestueuse en son essence, qu’elle soit preuve ou garant d’elle-même, et vaille pour la Réalité. > [!accord] Page 297 Il montre au contraire qu’Œdipe est imaginaire, rien qu’une image, un mythe ; et que cette ou ces images sont produites par une structure œdipianisante ; et que cette structure n’agit que pour autant qu’elle reproduit l’élément de la castration qui, lui, n’est pas imaginaire, mais symbolique. Voilà les trois grands plans de structuration, qui correspondent aux ensembles molaires : Œdipe comme re-territorialisation imaginaire de l’homme privé, produite dans les conditions structurales du capitalisme, pour autant que celui-ci reproduit et ressuscite l’archaïsme du symbole impérial ou du despote disparu. > [!accord] Page 298 Lorsque Fromm dénonce l’existence d’une bureaucratie psychanalytique, il ne va pas encore assez loin, parce qu’il ne voit pas quel est le tampon de cette bureaucratie, et qu’il ne suffit pas d’un appel au pré-œdipien pour lui échapper : le pré-œdipien, c’est comme le post-œdipien, c’est encore une manière de ramener à Œdipe toute la production désirante — l’an-œdipienne. > [!accord] Page 299 Lorsque Reich dénonce la façon dont la psychanalyse se met au service de la répression sociale, il ne va pas encore assez loin, parce qu’il ne voit pas que le lien de la psychanalyse avec le capitalisme n’est pas seulement idéologique, qu’il est infiniment plus étroit, plus serré ; et que la psychanalyse dépend directement d’un mécanisme économique (d’où ses rapports avec l’argent) par lequel les flux décodés du désir, tels qu’ils sont pris dans l’axiomatique du capitalisme, doivent nécessairement être rabattus sur un champ familial où s’effectue l’application de cette axiomatique : Œdipe comme dernier mot de la consommation capitaliste, suçoter papa-maman, se faire tamponner et trianguler sur le divan, « c’est donc… ». Non moins que l’appareil bureaucratique ou militaire, la psychanalyse est un mécanisme d’absorption de la plus-value ; et elle ne l’est pas du dehors, extrinsèquement, mais sa forme et sa finalité même sont marquées par cette fonction sociale. Ce n’est pas le pervers, ni même l’autiste, qui échappent à la psychanalyse, c’est toute la psychanalyse qui est une gigantesque perversion, une drogue, une coupure radicale avec la réalité, à commencer par la réalité du désir, un narcissisme, un autisme monstrueux : l’autisme propre ct la perversion intrinsèque de la machine du capital. > [!approfondir] Page 299 Mais on en tire deux conclusions illégitimes : qu’on peut découvrir cette instance à partir du représenté déplacé ; et, cela, parce que cette instance appartient elle-même à la représentation, à titre de représentant non représenté, ou de manque « qui saille dans le trop-plein d’une représentation ». C’est que le déplacement renvoie à des mouvements très différents : tantôt il s’agit du mouvement par lequel la production désirante ne cesse de franchir la limite, de se déterritorialiser, de faire fuir ses flux, de passer le seuil de la représentation ; tantôt il s’agit au contraire du mouvement par lequel la limite elle-même est déplacée, et passe maintenant à l’intérieur de la représentation qui opère les re-territorialisations artificielles du désir. > [!accord] Page 300 Oui, Œdipe est bien le représenté déplacé ; oui, la castration est bien le représentant, le déplaçant, le signifiant — mais rien de tout cela ne constitue un matériel inconscient, ni ne concerne les productions de l’inconscient. Tout cela est plutôt au croisement de deux opérations de capture, celle où la production sociale répressive se fait remplacer par des croyances, celle où la production désirante refoulée se trouve remplacée par des représentations. Et certes ce n’est pas la psychanalyse qui nous fait croire : Œdipe et la castration, on en demande, on en redemande, et ces demandes viennent d’ailleurs et de plus profond. Mais la psychanalyse a trouvé le moyen suivant, et remplit la fonction suivante : faire survivre les croyances même après répudiation ! faire croire encore à ceux qui ne croient plus à rien, … leur refaire une territorialité privée, un Urstaat privé, un capital privé (le rêve comme capital, disait Freud…). C’est pourquoi la schizo-analyse inversement doit se livrer de toutes ses forces aux destructions nécessaires. Détruire croyances et représentations, scènes de théâtre. Et jamais pour cette tâche elle n’aura d’activité trop malveillante. Faire sauter Œdipe et la castration, intervenir brutalement, chaque fois qu’un sujet entonne le chant du mythe ou les vers de la tragédie, le ramener toujours à l’usine. Comme dit Charlus, « mais on s’en fiche bien, de sa vieille grand-mère, hein, petite fripouille ! ». Œdipe et la castration, rien que des formations réactionnelles, des résistances, blocages et cuirasses, dont la destruction ne vient pas assez vite. Reich pressent un principe fondamental de la schizo-analyse quand il dit que la destruction des résistances ne doit pas attendre la découverte du matériel. > [!accord] Page 301 Ce qui complique tout, c’est qu’il y a bien une nécessité pour la production désirante d’être induite à partir de la représentation, d’être découverte le long de ses lignes de fuite ; mais c’est d’une tout autre façon que la psychanalyse ne le croit. Les flux décodés du désir forment l’énergie libre (libido) des machines désirantes. Les machines désirantes se dessinent et pointent sur une tangente de déterritorialisation qui traverse les milieux représentatifs, et qui longe le corps sans organes. Partir, fuir, mais en faisant fuir… Les machines désirantes elles-mêmes sont les flux-schizes ou les coupures-flux qui coupent et coulent à la fois sur le corps sans organes : non pas la grande blessure représentée dans la castration, mais les mille petites connexions, disjonctions, conjonctions par lesquelles chaque machine produit un flux par rapport à une autre qui le coupe, et coupe un flux qu’une autre produit. Mais ces flux décodés et déterritorialisés de la production désirante, comment ne seraient-ils pas rabattus sur une territorialité représentative quelconque, comment n’en formeraient-ils pas une encore, fût-ce sur le corps sans organes comme support indifférent d’une dernière représentation ? > [!accord] Page 302 Bref, pas de déterritorialisation des flux de désir schizophrénique qui ne s’accompagne de re-territorialisations globales ou locales, lesquelles reforment toujours des plages de représentation. Bien plus, on ne peut évaluer la force et l’obstination d’une déterritorialisation qu’à travers les types de re-territorialisation qui la représentent ; l’une est l’envers de l’autre. Nos amours sont des complexes de déterritorialisation et de re-territorialisation. Ce que nous aimons, c’est toujours un certain mulâtre, une certaine mulâtresse. La déterritorialisation, on ne peut jamais la saisir en elle-même, on n’en saisit que des indices par rapport aux représentations territoriales. Soit l’exemple du rêve : oui le rêve est œdipien, et il n’y a pas de quoi s’en étonner, parce qu’il est une re-territorialisation perverse par rapport à la déterritorialisation du sommeil et du cauchemar. > [!approfondir] Page 302 Et pourtant au sein du rêve lui-même, comme du fantasme et du délire, des machines fonctionnent en tant qu’indices de déterritorialisation. Dans le rêve il y a toujours des machines douées de l’étrange propriété de passer de main en main, de et de faire couler, d’emporter et d’être emportées. L’avion du coït parental, l’auto du père, la machine à coudre de la grand-mère, la bicyclette du petit frère, tous les objets de vol, au double sens de « voler »…, la machine est toujours infernale dans le rêve de famille. > [!approfondir] Page 303 La psychanalyse en rend très mal compte, avec son obstination œdipienne ; c’est qu’on re-territorialise sur les personnes et les milieux, mais on déterritorialise sur les machines. Est-ce le père de Schreber qui agit par l’intermédiaire des machines, ou bien au contraire les machines qui fonctionnent par l’intermédiaire du père ? La psychanalyse se fixe sur les représentants imaginaires et structuraux de re-territorialisation, tandis que la schizo-analyse suit les indices machiniques de déterritorialisation. Toujours l’opposition du névrosé sur le divan, comme terre ultime et stérile, dernière colonie épuisée, avec le schizo en promenade dans un circuit déterritorialisé. > [!information] Page 303 Extrait d’un article de Michel Cournot sur Chaplin, et qui fait bien comprendre ce qu’est le rire schizophrénique, la ligne de fuite ou de percée schizophréniques, et le processus comme déterritorialisation, avec ses indices machiniques : « Au moment où il se fait tomber pour la deuxième fois la planche sur la tête — geste psychotique —, Charles Chaplin provoque le rire du spectateur. Oui, mais de quel rire s’agit-il ? Et de quel spectateur ? Par exemple, la question ne se pose plus du tout, à ce moment du film, de savoir si le spectateur doit voir venir l’accident, ou être surpris par lui. Tout se passe comme si le spectateur, à ce moment-là, n’était plus dans son fauteuil, n’était plus en situation d’observer les choses. Une sorte de gymnastique perceptive l’a conduit, au fur et à mesure, non pas à s’identifier au personnage des Temps modernes, mais à éprouver si immédiatement la résistance des événements qu’il accompagne ce personnage, a les mêmes surprises, les mêmes pressentiments, la même accoutumance que lui. C’est ainsi que la célèbre machine à manger, qui est en un sens, par sa démesure, étrangère au film (Chaplin l’avait inventée vingt-deux ans avant le film), n’est que l’exercice formel, absolu, qui prépare à la conduite, psychotique aussi, de l’ouvrier coincé dans la machine, dont seule la tête renversée dépasse, et qui se fait administrer son déjeuner par Chaplin, puisque c’est l’heure. Si le rire est une réaction empruntant certains circuits, on peut dire que Charles Chaplin, au fur et à mesure des séquences du film, déplace progressivement les réactions, les fait reculer, niveau par niveau, jusqu’au moment où le spectateur n’est plus maître de ses circuits, et tend à emprunter spontanément ou bien un plus court chemin, qui n’est pas praticable, qui est barré, ou bien un chemin très explicitement annoncé comme ne menant nulle part. Après avoir supprimé le spectateur en tant que tel, Chaplin dénature le rire, qui devient comme autant de courts-circuits d’une mécanique déconnectée. On a parlé parfois du pessimisme des Temps modernes et de l’optimisme de l’image finale. Les deux termes ne conviennent pas au film. Charles Chaplin, dans les Temps modernes, dessine plutôt, à très petite échelle, d’un trait sec, l’épure de plusieurs manifestations oppressives. Fondamentales. Le personnage principal, dont Chaplin tient le rôle, n’a pas à être passif ou actif, consentant ou réfractaire, parce qu’il est la pointe du crayon qui trace l’épure, il est le trait lui-même… C’est pourquoi l’image finale est sans optimisme. On ne voit pas ce que l’optimisme viendrait faire en conclusion de ce constat. Cet homme et cette femme vus de dos, tout noirs, dont les ombres ne sont projetées par aucun soleil, n’avancent vers rien. Les poteaux sans fil qui bordent la route à gauche, les arbres sans feuilles qui la bordent à droite ne se rejoignent pas à l’horizon. Il n’y a pas d’horizon. Les collines pelées d’en face ne forment qu’une barre confondue avec le vide qui les surplombe. Cet homme et cette femme ne sont plus en vie, ça saute aux yeux. Ce n’est pas pessimiste non plus. Ce qui devait arriver est arrivé. Ils ne se sont pas tués. Ils n’ont pas été abattus par la police. Et il ne faudrait pas aller chercher l’alibi d’un accident. Charles Chaplin n’a pas insisté. Il est allé vite, comme d’habitude. Il a tracé l’épure ». > [!approfondir] Page 305 Nous revenons toujours à la même question : de quoi souffre le schizo, lui dont les souffrances sont indicibles ? Souffre-t-il du processus lui-même, ou bien de ses interruptions, lorsqu’on le névrotise en famille sur la terre d’Œdipe, lorsqu’on psychotise en terre d’asile celui qui ne se laisse pas œdipianiser, lorsqu’on pervertise en milieu artificiel celui qui échappe à l’asile et à la famille ? Peut-être n’y a-t-il qu’une maladie, la névrose, la pourriture œdipienne à laquelle se mesurent toutes les interruptions pathogènes du processus. La plupart des tentatives modernes — hôpital de jour, de nuit, club de malades, hospitalisation à domicile, institution et même anti-psychiatrie — restent menacées par un danger, que Jean Oury a su profondément analyser : comment éviter que l’institution ne reforme une structure asilaire, ou ne constitue des sociétés artificielles perverses et réformistes, ou de pseudo-familles maternantes et paternalistes résiduelles ? Nous ne pensons pas aux tentatives de psychiatrie dite communautaire, dont le but avoué est de trianguler, d’œdipianiser tout le monde, gens, bêtes et choses, au point qu’on verra une nouvelle race de malades supplier par réaction qu’on leur redonne un asile, ou une petite terre beckettienne, une poubelle pour se catatoniser dans un coin. Mais, dans un genre moins ouvertement répressif, qui dit que la famille est un bon lieu, un bon circuit pour le schizo déterritorialisé ? Ce serait quand même étonnant, « les potentialités thérapeutiques du milieu familial »… Alors le village tout entier, le quartier ? Quelle unité molaire formera un circuit suffisamment nomade ? Comment empêcher que l’unité choisie, fût-elle une institution spécifique, ne constitue une société perverse de tolérance, un groupe d’entraide qui cache les vrais problèmes ? Est-ce la structure de l’institution qui la sauvera ? Mais comment la structure rompra-t-elle son rapport avec la castration névrotisante, pervertisante, psychotisante ? Comment produira-t-elle autre chose qu’un groupe assujetti ? Comment donnera-t-elle libre cours au processus, elle dont toute l’organisation molaire a pour fonction de lier le processus moléculaire ? Et même l’anti-psychiatrie, particulièrement sensible à la percée schizophrénique et au voyage intense, s’épuise à proposer l’image d’un groupe-sujet qui se repervertise aussitôt, avec d’anciens schizos chargés de guider les plus récents, et, pour relais, de petites chapelles ou, miteux, un couvent à Ceylan. > [!information] Page 306 Seule peut nous sauver de ces impasses une effective politisation de la psychiatrie. Et sans doute, l’anti-psychiatrie est allée très loin dans ce sens, avec Laing et Cooper. Mais il nous semble qu’ils pensent encore cette politisation en termes de structure et d’événement, plutôt que dans les termes du processus lui-même. D’autre part, ils localisent sur une même ligne l’aliénation sociale et l’aliénation mentale, et tendent à les identifier en montrant comment l’instance familiale prolonge l’une dans l’autre. > > [!cite] Note > Oui ! > [!approfondir] Page 307 Or nous chercherons vainement à assigner l’aliénation sociale et l’aliénation mentale d’un côté ou de l’autre, tant que nous établirons entre les deux un rapport d’exclusion. Mais la déterritorialisation des flux en général se confond effectivement avec l’aliénation mentale, pour autant qu’elle inclut les re-territorialisations qui ne la laissent elle-même subsister que comme l’état d’un flux particulier, flux de folie qui se définit ainsi parce qu’on le charge de représenter tout ce qui échappe dans les autres flux aux axiomatiques et aux applications de re-territorialisation. Inversement, dans toutes les re-territorialisations du capitalisme, on pourra trouver la forme de l’aliénation sociale en acte, pour autant qu’elles empêchent les flux de fuir le système, et maintiennent le travail dans le cadre axiomatique de la propriété, et le désir dans le cadre appliqué de la famille ; mais cette aliénation sociale inclut à son tour l’aliénation mentale qui se trouve elle-même représentée ou re-territorialisée en névrose, perversion, psychose (maladies mentales) > [!approfondir] Page 307 La folie n’existerait plus en tant que folie, non pas parce qu’elle aurait été transformée en « maladie mentale », mais au contraire parce qu’elle recevrait l’appoint de tous les autres flux, y compris de la science et de l’art — étant dit qu’elle n’est appelée folie, et n’apparaît telle, que parce qu’elle est privée de cet appoint et se trouve réduite à témoigner toute seule pour la déterritorialisation comme processus universel. C’est seulement son privilège indu, et au-dessus de ses forces, qui la rend folle. [[Michel Foucault|Foucault]] annonçait en ce sens un âge où la folie disparaîtrait, non pas seulement parce qu’elle serait versée dans l’espace contrôlé des maladies mentales (« grands aquariums tièdes »), mais au contraire parce que la limite extérieure qu’elle désigne serait franchie par d’autres flux échappant de toutes parts au contrôle, et nous entraînant.{250} On doit donc dire qu’on n’ira jamais assez loin dans le sens de la déterritorialisation : vous n’avez encore rien vu, processus irréversible. ### Première tâche positive de la schizo-analyse > [!approfondir] Page 310 Mais ce n’est pas sous cet aspect que les objets partiels sont les éléments de l’inconscient, et nous ne pouvons pas même suivre l’image qu’en propose leur inventrice, Mélanie Klein. C’est que, organes ou fragments d’organes, ils ne renvoient nullement à un organisme qui fonctionnerait fantasmatiquement comme unité perdue ou totalité à venir. Leur dispersion n’a rien à voir avec un manque, et constitue leur mode de présence dans la multiplicité qu’ils forment sans unification ni totalisation. Toute structure déposée, toute mémoire abolie, tout organisme annulé, tout lien défait, ils valent comme objets partiels bruts, pièces travailleuses dispersées d’une machine elle-même dispersée. Bref, les objets partiels sont les fonctions moléculaires de l’inconscient. > [!approfondir] Page 311 est vrai que tout objet partiel émet un flux, ce flux est également associé à un autre objet partiel pour lequel il définit un champ de présence potentiel lui-même multiple (une multiplicité d’anus pour le flux de merde). La synthèse de connexion des objets partiels est indirecte puisque l’un, en chaque point de sa présence dans le champ, coupe toujours un flux que l’autre émet ou produit relativement, quitte à émettre lui-même un flux que d’autres coupent. Ce sont les flux qui sont comme à deux têtes, et par lesquels s’opère toute connexion productrice telle que nous avons essayé d’en rendre compte avec la notion de flux-schize ou de coupure-flux. Si bien que les véritables activités de l’inconscient, faire couler et couper, consistent dans la synthèse passive elle-même en tant qu’elle assure la coexistence et le déplacement relatifs des deux fonctions différentes. Supposons maintenant que les flux respectifs associés à deux objets partiels se recouvrent au moins partiellement : leur production reste distincte par rapport aux objets x et y qui les émettent, mais non pas les champs de présence par rapport aux objets a et b qui les peuplent et les coupent, si bien que le partiel a et le partiel b deviennent à cet égard indiscernables (ainsi la bouche et l’anus, la bouche-anus de l’anorexique). > [!approfondir] Page 312 C’est que le corps sans organes n’est nullement le contraire des organes-objets partiels. Il est lui-même produit dans la première synthèse passive de connexion, comme ce qui va neutraliser, ou au contraire mettre en marche les deux activités, les deux têtes du désir. Car il peut aussi bien, nous l’avons vu, être produit comme le fluide amorphe de l’anti-production que comme le support qui s’approprie la production de flux. Il peut aussi bien repousser les organes-objets que les attirer, se les approprier. Mais dans la répulsion non moins que dans l’attraction, il ne s’oppose pas à eux, il assure seulement sa propre opposition, et leur opposition, avec un organisme. C’est à l’organisme que le corps sans organes et les organes-objets partiels s’opposent conjointement. Le corps sans organes est en effet produit comme un tout, mais un tout à côté des parties, et qui ne les unifie ni ne les totalise, qui s’ajoute à elles comme une nouvelle partie réellement distincte. Quand il repousse les organes, ainsi dans le montage de la machine paranoïaque, il marque la limite externe de la pure multiplicité qu’ils forment eux-mêmes en tant que multiplicité non organique et non organisée. Et quand il les attire et se rabat sur eux, dans le processus d’une machine miraculante fétichiste, il ne les totalise, il ne les unifie pas davantage à la manière d’un organisme : les organes-objets partiels s’accrochent sur lui, et entrent sur lui dans les nouvelles synthèses de disjonction incluse et de conjonction nomade, de recouvrement et de permutation qui continuent à répudier l’organisme et son organisation. > [!information] Page 313 La chaîne est comme l’appareil de transmission ou de reproduction dans la machine désirante. En tant qu’elle réunit (sans les unir, sans les unifier) le corps sans organes et les objets partiels, elle se confond à la fois avec la distribution de ceux-ci sur celui-là, avec le rabattement de celui-là sur ceux-ci d’où découle l’appropriation. Aussi la chaîne implique-t-elle un autre type de synthèse que les flux : ce ne sont plus les lignes de connexion qui traversent les pièces productives de la machine, mais tout un réseau de disjonction sur la surface d’enregistrement du corps sans organes. Et sans doute nous avons pu présenter les choses dans un ordre logique où la synthèse disjonctive d’enregistrement semblait succéder à la synthèse connective de production, une partie de l’énergie de production (libido) se convertissant en énergie d’enregistrement (numen). > [!information] Page 314 De même, chez Lacan, l’organisation symbolique de la structure, avec ses exclusions qui viennent de la fonction du signifiant, a pour envers l’inorganisation réelle du désir. On dirait que le code génétique renvoie à un décodage génique : il suffit de saisir les fonctions de décodage et de déterritorialisation dans leur positivité propre, en tant qu’elles impliquent un état de chaîne particulier, métastable, distinct à la fois de toute axiomatique et de tout code. La chaîne moléculaire est la forme sous laquelle l’inconscient génique, restant toujours sujet, se reproduit lui-même. Et c’est cela, nous l’avons vu, l’inspiration première de la psychanalyse : elle n’ajoute pas un code à tous ceux qui sont déjà connus. La chaîne signifiante de l’inconscient, Numen, ne sert pas à découvrir ni à déchiffrer des codes du désir, mais au contraire à faire passer des flux de désir absolument décodés, Libido, et à trouver dans le désir ce qui brouille tous les codes et défait toutes les terres. Il est vrai qu’Œdipe ramènera la psychanalyse au rang d’un simple code, avec la territorialité familiale et le signifiant de la castration. Pire encore, il arrivera que la psychanalyse veuille elle-même valoir pour une axiomatique : c’est le fameux tournant où elle ne se rapporte même plus à la scène familiale, mais seulement à la scène psychanalytique supposée garante de sa propre vérité, et à l’opération psychanalytique supposée garante de sa propre réussite — le divan comme terre axiomatisée, l’axiomatique de la « cure » comme castration réussie ! Mais, en recodant ou axiomatisant ainsi les flux de désir, la psychanalyse fait de la chaîne signifiante un usage molaire qui entraîne une méconnaissance de toutes les synthèses de l’inconscient. > [!accord] Page 316 L’expérience de la mort est la chose la plus ordinaire de l’inconscient, précisément parce qu’elle se fait dans la vie et pour la vie, dans tout passage ou tout devenir, dans toute intensité comme passage et devenir. C’est le propre de chaque intensité d’investir en elle-même l’intensité-zéro à partir de laquelle elle est produite en un moment comme ce qui grandit ou diminue sous une infinité de degrés (comme disait Klossowski, « un afflux est nécessaire pour seulement signifier l’absence d’intensité »). > [!accord] Page 316 On dirait que l’inconscient comme sujet réel a essaimé sur tout le pourtour de son cycle un sujet apparent, résiduel et nomade, qui passe par tous les devenirs correspondant aux disjonctions incluses : dernière pièce de la machine désirante, la pièce adjacente. Ce sont ces devenirs et sentiments intenses, ces émotions intensives qui alimentent délires et hallucinations. Mais, en elles-mêmes, elles sont le plus proche de la matière dont elles investissent en soi le degré zéro. C’est elles qui mènent l’expérience inconsciente de la mort, pour autant que la mort est ce qui est ressenti dans tout sentiment, ce qui ne cesse pas et ne finit pas d’arriver dans tout devenir — dans le devenir-autre sexe, le devenir-dieu, le devenir-race, etc., formant les zones d’intensité sur le corps sans organes. Toute intensité mène dans sa vie propre l’expérience de la mort, et l’enveloppe. Et sans doute toute intensité s’éteint-elle à la fin, tout devenir devient lui-même un devenir-mort ! Alors la mort arrive effectivement. > [!accord] Page 320 Freud a bien dit lui-même le lien de sa « découverte » de l’instinct de mort avec la guerre de 14-18, qui reste le modèle de la guerre capitaliste. Et plus généralement, l’instinct de mort célèbre les noces de la psychanalyse avec le capitalisme ; auparavant, c’était des fiançailles encore hésitantes. Ce que nous avons essayé de montrer à propos du capitalisme, c’est comment il héritait d’une instance transcendante mortifère, le signifiant despotique, mais la faisait effuser dans toute l’immanence de son propre système : le corps plein devenu celui du capital-argent supprime la distinction de l’anti-production et de la production ; il mêle partout l’anti-production aux forces productives, dans la reproduction immanente de ses propres limites toujours élargies (axiomatique). L’entreprise de mort est une des formes principales et spécifiques de l’absorption de la plus-value dans le capitalisme. C’est ce cheminement même que la psychanalyse retrouve et refait avec l’instinct de mort : celui-ci n’est plus que pur silence dans sa distinction transcendante avec la vie, mais n’en effuse que davantage à travers toutes les combinaisons immanentes qu’il forme avec cette même vie. La mort immanente, diffuse, absorbée, tel est l’état que prend le signifiant dans le capitalisme, la case vide qu’on déplace partout pour boucher les échappées schizophréniques et faire garrot sur les fuites. Le seul mythe moderne, c’est celui des zombis — schizos mortifiés, bons pour le travail, ramenés à la raison. > [!approfondir] Page 323 On peut croire alors à des désirs libérés, mais qui, comme des cadavres, se nourrissent d’images. On ne désire pas la mort, mais ce qu’on désire est mort, déjà mort : des images. Tout travaille dans la mort, tout désire pour la mort. En vérité, le capitalisme n’a rien à récupérer ; ou plutôt ses puissances de récupération coexistent le plus souvent avec ce qui est à récupérer, et même le devancent. (Combien de groupes révolutionnaires en tant que tels sont déjà en place pour une récupération qui ne se fera que dans l’avenir, et forment un appareil pour l’absorption d’une plus-value qui n’est même pas encore produite : ce qui leur donne précisément une position révolutionnaire apparente.) Dans un tel monde, il n’y a pas un seul désir vivant qui ne suffirait à faire sauter le système, ou qui ne le ferait par un bout où tout finirait par suivre et s’engouffrer — question de régime. ### Second tâche positive > [!approfondir] Page 327 Le schizo n’est pas révolutionnaire, mais le processus schizophrénique (dont le schizo n’est que l’interruption, ou la continuation dans le vide) est le potentiel de la révolution. A ceux qui disent que fuir n’est pas courageux, on répond : qu’est-ce qui n’est pas fuite, et investissement social en même temps ? Le choix n’est qu’entre deux pôles, la contre-fuite paranoïaque qui anime tous les investissements conformistes, réactionnaires et fascisants, la fuite schizophrénique convertible en investissement révolutionnaire. > [!accord] Page 327 Blanchot dit admirablement, de cette fuite révolutionnaire, de cette chute qui doit être pensée et menée comme le plus positif : « Qu’est-ce que cette fuite ? Le mot est mal choisi pour plaire. Le courage est pourtant d’accepter de fuir plutôt que de vivre quiètement et hypocritement en de faux refuges. Les valeurs, les morales, les patries, les religions et ces certitudes privées que notre vanité et notre complaisance à nous-mêmes nous octroient généreusement, ont autant de séjours trompeurs que le monde aménage pour ceux qui pensent se tenir ainsi debout et au repos, parmi les choses stables. Ils ne savent rien de cette immense déroute où ils s’en vont, ignorants d’eux-mêmes, dans le bourdonnement monotone de leurs pas toujours plus rapides qui les portent impersonnellement par un grand mouvement immobile. Fuite devant la fuite. \[Soit un de ces hommes\] qui, ayant eu la révélation de la dérive mystérieuse, ne supportent plus de vivre dans les faux semblants du séjour. D’abord il essaie de prendre ce mouvement à son compte. Il voudrait s’éloigner personnellement. Il vit en marge… \[Mais\] c’est peut-être cela, la chute, qu’elle ne puisse plus être un destin personnel, mais le sort de chacun en tous ».{265} A cet égard, la première thèse de la schizo-analyse est : tout investissement est social, et de toute manière porte sur un champ social historique. > [!accord] Page 328 Aussi ne faut-il pas croire que l’accumulation statistique soit un résultat du hasard, un résultat au hasard. Elle est au contraire le fruit d’une sélection s’exerçant sur les éléments du hasard. Quant Nietzsche dit que la sélection s’exerce le plus souvent en faveur du grand nombre, il lance une intuition fondamentale qui inspirera la pensée moderne. Car il veut dire que les grands nombres ou les grands ensembles ne préexistent pas à une pression sélective qui en dégagerait des lignes singulières, mais que, tout au contraire, ils naissent de cette pression sélective qui écrase, élimine ou régularise les singularités. Ce n’est pas la sélection qui suppose une grégarité première, mais la grégarité qui suppose la sélection, et qui en naît. La « culture » comme processus sélectif de marquage ou d’inscription invente les grands nombres en faveur desquels elle s’exerce. C’est pourquoi la statistique n’est pas fonctionnelle, mais structurale, et porte sur des chaînes de phénomènes que la sélection a mis déjà dans un état de dépendance partielle (chaînes de Markoff). On le voit même dans le code génétique. En d’autres termes, les grégarités ne sont jamais quelconques, elles renvoient à des formes qualifiées qui les produisent par sélection créatrice. L’ordre n’est pas : grégarité → sélection, mais au contraire multiplicité moléculaire → formes de grégarité exerçant la sélection → ensembles molaires ou grégaires qui en découlent. > [!approfondir] Page 330 L’intérêt préconscient de classe renvoie donc lui-même aux prélèvements de flux, aux détachements de codes, aux restes ou revenus subjectifs. Et il est bien vrai, de ce point de vue, qu’un ensemble ne comporte pratiquement qu’une seule classe, celle qui a intérêt à un tel régime. L’autre classe ne peut se constituer que par un contre-investissement qui crée son propre intérêt en fonction de nouveaux buts sociaux, de nouveaux organes et moyens, d’un nouvel état possible des synthèses sociales. D’où la nécessité pour l’autre classe d’être représentée par un appareil de parti qui fixe ces buts et ces moyens, et opère dans le domaine du préconscient une coupure révolutionnaire (par exemple, la coupure légiste). Dans ce domaine des investissements préconscients de classe ou d’intérêt, il est donc facile de distinguer ce qui est réactionnaire, ou réformiste, ou ce qui est révolutionnaire. Mais ceux qui ont intérêt, en ce sens, sont toujours en nombre plus restreint que ceux dont l’intérêt, en quelque sorte, « est eu » ou représenté : la classe du point de vue de la praxis est infiniment moins nombreuse ou moins large que la classe prise dans sa détermination théorique. D’où les contradictions subsistantes au sein de la classe dominante, c’est-à-dire de la classe tout court. C’est évident dans le régime capitaliste où, par exemple, l’accumulation primitive ne peut se faire qu’au profit d’une fraction restreinte de l’ensemble de la classe dominante.{267} Mais ce n’est pas moins évident pour la révolution russe avec sa formation d’un appareil de parti. > [!accord] Page 330 Les révolutionnaires oublient souvent, ou n’aiment pas reconnaître qu’on veut et fait la révolution par désir, non par devoir. Là comme ailleurs, le concept d’idéologie est un concept exécrable qui cache les vrais problèmes, toujours de nature organisationnelle. Si Reich, au moment même où il posait la question la plus profonde, « Pourquoi les masses ont-elles désiré le fascisme ? », s’est contenté de répondre en invoquant l’idéologique, le subjectif, l’irrationnel, le négatif et l’inhibé, c’est parce qu’il restait prisonnier de concepts dérivés qui lui ment manquer la psychiatrie matérialiste dont il rêvait, qui l’empêchèrent de voir comment le désir faisait partie de l’infra-structure, et l’enfermèrent dans la dualité de l’objectif et du subjectif (dès lors, la psychanalyse était renvoyée à l’analyse du subjectif défini par l’idéologie). > [!approfondir] Page 332 Reste qu’il y a un amour désintéressé de la machine sociale, de la forme de puissance et du degré de développement pour eux-mêmes. Même chez celui qui y a intérêt — et qui les aime en plus d’un autre amour que celui de son intérêt. Même chez celui qui n’y a pas intérêt, et qui substitue à ce contre-intérêt la force d’un étrange amour. Des flux qui coulent sur le corps plein poreux d’un socius, voilà l’objet du désir, plus haut que tous les buts. Ça ne coulera jamais assez, ça ne coupera, ça ne codera jurais assez — et de cette façon-là ! Que la machine est belle ! L’officier de la Colonie pénitentiaire montre ce que peut être l’investissement libidinal intense d’une machine qui n’est pas seulement technique, mais sociale, à travers laquelle le désir désire sa propre répression. Nous avons vu comment la machine capitaliste constituait un système d’immanence bordé par un grand flux mutant, non possessif et non possédé, coulant sur le corps plein du capital et formant une puissance absurde. Chacun dans sa classe et sa personne reçoit quelque chose de cette puissance, ou en est exclu, pour autant que le grand flux se convertit en revenus, revenus de salaires ou d’entreprises, qui définissent des buts ou des sphères d’intérêt, des prélèvements, des détachements, des parts. Mais l’investissement du flux lui-même et de son axiomatique, qui n’exige certes aucune connaissance précise d’économie politique, est l’affaire de la libido inconsciente en tant que présupposée par les buts. On voit les plus défavorisés, les plus exclus, investir avec passion le système qui les opprime, et où ils trouvent toujours un intérêt, puisque c’est là qu’ils le cherchent et le mesurent. L’intérêt suit toujours. L’anti-production effuse dans le système : on aimera pour elle-même l’anti-production, et la manière dont le désir se réprime lui-même dans le grand ensemble capitaliste. Réprimer le désir, non seulement pour les autres, mais en soi-même, être le flic des autres et de soi-même, voilà ce qui fait bander, et ce n’est pas de l’idéologie, c’est de l’économie. Le capitalisme recueille et possède la puissance du but et de l’intérêt (le pouvoir), mais il éprouve un amour désintéressé pour la puissance absurde et non possédée de la machine. > [!accord] Page 333 Mais il y a plus grave : même quand la libido épouse le nouveau corps, la nouvelle puissance qui correspond aux buts et aux synthèses effectivement révolutionnaires du point de vue du préconscient, il n’est pas sûr que l’investissement libidinal inconscient soit lui-même révolutionnaire. Car ce ne sont pas les mêmes coupures qui passent au niveau des désirs inconscients et des intérêts préconscients. La coupure révolutionnaire préconsciente est suffisamment définie par la promotion d’un socius comme corps plein porteur de nouveaux buts, comme forme de puissance ou formation de souveraineté qui se subordonne la production désirante sous de nouvelles conditions. Mais, bien que la libido inconsciente soit chargée d’investir ce socius, son investissement n’est pas nécessairement révolutionnaire au même sens que l’investissement préconscient. > [!information] Page 334 Le principe le plus général de la schizo-analyse est que, toujours, le désir est constitutif d’un champ social. De toute façon, il est de l’infra-structure, pas de l’idéologie : le désir est dans la production comme production sociale, de même que la production est dans le désir comme production désirante. Mais ces formules peuvent s’entendre de deux manières, suivant que le désir s’asservit à un ensemble molaire structuré qu’il constitue sous telle forme de puissance et de grégarité, ou suivant qu’il asservit le grand ensemble aux multiplicités fonctionnelles qu’il forme lui-même à l’échelle moléculaire (il ne s’agit pas plus des personnes ou des individus dans ce cas que dans l’autre). Or, si la coupure révolutionnaire préconsciente apparaît au premier niveau, et se définit par les caractéristiques d’un nouvel ensemble, l’inconsciente ou la libidinale appartient au second niveau et se définit par le rôle moteur de la production désirante et la position de ses multiplicités. On conçoit donc qu’un groupe puisse être révolutionnaire du point de vue de l’intérêt de classe et de ses investissements préconscients, mais ne pas l’être, et rester même fasciste et policier, du point de vue de ses investissements libidinaux. Des intérêts préconscients réellement révolutionnaires n’impliquent pas nécessairement des investissements inconscients de même nature ; jamais un appareil d’intérêt ne vaut pour une machine de désir. > [!accord] Page 336 La tâche de la schizo-analyse est donc d’atteindre aux investissements de désir inconscient du champ social, en tant qu’ils se distinguent des investissements préconscients d’intérêt, et qu’ils peuvent non seulement les contrarier, mais coexister avec eux sur des modes opposés. Dans le conflit des générations, on entend des vieux reprocher aux jeunes, de la façon la plus malveillante, de faire passer leurs désirs (auto, crédit, emprunt, relations filles-garçons) avant leur intérêt (travail, épargne, bon mariage). Mais, dans ce qui paraît à autrui désir brut, il y a encore des complexes de désir et d’intérêt, et un mélange de formes précisément réactionnaires et vaguement révolutionnaires de l’un comme de l’autre. La situation est tout à fait embrouillée. Il semble que la schizo-analyse ne puisse disposer que d’indices — les indices machiniques — pour débrouiller, au niveau des groupes ou des individus, les investissements libidinaux du champ social. Or, à cet égard, c’est la sexualité qui constitue les indices. Non pas du tout que la capacité révolutionnaire se juge aux objets, aux buts et aux sources des pulsions sexuelles animant un individu ou un groupe ; assurément, les perversions, et même l’émancipation sexuelle, ne donnent aucun privilège, tant que la sexualité reste enfermée dans le cadre du « sale petit secret ». > [!accord] Page 336 On a beau publier le secret, exiger son droit à la publicité, on peut même le désinfecter, le traiter de façon scientifique et psychanalytique, on risque plutôt de tuer le désir, ou d’inventer pour lui des formes de libération plus mornes que la prison la plus répressive — tant qu’on n’a pas arraché la sexualité à la catégorie du secret même public, même désinfecté, c’est-à-dire à l’origine œdipienne-narcissique qu’on lui impose comme le mensonge sous lequel elle ne peut se faire que cynique, honteuse ou mortifiée. C’est un mensonge de prétendre libérer la sexualité, et de réclamer pour elle des droits sur l’objet, le but et la source, tout en maintenant les flux correspondants dans les limites d’un code œdipien (conflit, régression, solution, sublimation d’Œdipe…) et en continuant à lui imposer une forme ou motivation familialiste et masturbatoire qui rend vaine d’avance toute perspective de libération. Par exemple, aucun « front homosexuel » n’est possible tant que l’homosexualité est saisie dans un rapport de disjonction exclusive avec l’hétérosexualité, qui les réfère toutes deux à une souche œdipienne et castratrice commune, chargée d’assurer seulement leur différenciation dans deux séries non communicantes, au lieu de faire apparaître leur inclusion réciproque et leur communication transversale dans les flux décodés du désir (disjonctions incluses, connexions locales, conjonctions nomades). Bref, la répression sexuelle, plus vivace que jamais, survivra à toutes les publications, manifestations, émancipations, protestations quant à la liberté des objets, des sources et des buts, tant que la sexualité sera maintenue consciemment ou non dans les coordonnées narcissiques, œdipiennes et castratrices qui suffisent à assurer le triomphe des plus rigoureux censeurs, les bonhommes gris dont parlait Lawrence. > [!information] Page 337 Lawrence montre profondément que la sexualité, y compris la chasteté, est affaire de flux, « une infinité de flux différents et même opposés ». Tout dépend de la manière dont ces flux, quel qu’en soit l’objet, la source et le but, sont codés et coupés d’après des figures constantes, ou au contraire pris dans des chaînes de décodage qui les recoupent suivant des points mobiles et non figuratifs (les flux-schizes). > [!accord] Page 337 Lawrence s’en prend à la pauvreté des images identiques immuables, rôles figuratifs qui sont autant de garrots sur les flux de sexualité : « foncée, maîtresse, femme, mère » — on dirait aussi bien « homosexuels, hétérosexuels », etc. —, tous ces rôles sont distribués par le triangle œdipien, père-mère-moi, un moi représentatif étant supposé se définir en fonction des représentations père-mère, par fixation, régression, assomption, sublimation, et tout ça sous quelle règle ? La règle du grand Phallus que personne ne possède, signifiant despotique animant la plus misérable lutte, commune absence pour toutes les exclusions réciproques où les flux se tarissent, asséchés par la mauvaise conscience et le ressentiment. > [!information] Page 337 La différence fondamentale entre la psychanalyse et la schizo-analyse est la suivante : c’est que la schizo-analyse atteint à un inconscient non figuratif et non symbolique, pur figurai abstrait au sens où l’on parle de peinture abstraite, flux-schizes ou réel-désir, pris en dessous des conditions minima d’identité. > [!accord] Page 338 Qu’est-ce que fait la psychanalyse, et d’abord qu’est-ce que fait Freud, sinon maintenir la sexualité sous le joug mortifère du petit secret, tout en trouvant un moyen médicinal de le rendre public, d’en faire le secret de Polichinelle, l’Œdipe analytique ? On nous dit : voyons, c’est bien normal, tout le monde est comme ça, mais on continue à se faire de la sexualité la même conception humiliante et avilissante, la même conception figurative que celle des censeurs. > [!information] Page 341 Est-ce dire que les parents n’ont pas de rôle inconscient en tant que tels ? Bien sûr, ils en ont, mais de deux façons bien déterminées qui les destituent davantage encore de leur autonomie supposée. Conformément à la distinction que les embryologistes font à propos de l’œuf entre le stimulus et l’organisateur, les parents sont des stimuli de valeur quelconque qui déclenchent la répartition des gradients ou zones d’intensité sur le corps sans organes : c’est par rapport à eux que se situeront dans chaque cas la richesse et la pauvreté, le plus riche et le plus pauvre relatifs, comme formes empiriques de la différence sociale — si bien qu’ils surgissent eux-mêmes à nouveau, à l’intérieur de cette différence, répartis dans telle ou telle zone, mais sous une autre espèce que celle de parents. > [!accord] Page 342 On a souvent l’impression que les familles ont trop bien entendu la leçon de la psychanalyse, même de loin ou de manière infuse, dans l’air du temps : elles jouent à l’Œdipe, sublime alibi. Mais, derrière, il y a une situation économique, la mère réduite au travail ménager, ou à un travail difficile et sans intérêt au dehors, les enfants dont l’état futur reste incertain, le père qui en a marre de nourrir tout ce monde — bref, une relation fondamentale avec le dehors, dont le psychanalyste se lave les mains, trop attentif à ce que ses clients fassent bien joujou. > [!accord] Page 342 Qu’on veuille bien considérer un instant les motivations pour lesquelles quelqu’un se fait psychanalyser : il s’agit d’une situation de dépendance économique devenue insupportable au désir, ou pleine de conflits pour l’investissement de désir. Le psychanalyste, qui dit tant de choses sur la nécessité de l’argent dans la cure, reste superbement indifférent à la question : qui paye ? Par exemple, l’analyse révèle les conflits inconscients d’une femme avec son mari, mais c’est le mari qui paye l’analyse de la femme. Ce n’est pas la seule fois que nous rencontrons la dualité de l’argent, comme structure de financement externe et comme moyen de paiement interne, avec la « dissimulation » objective qu’elle comporte, essentielle au système capitaliste. Mais il est intéressant de trouver cette essentielle dissimulation, miniaturisée, trônant dans le cabinet de l’analyste. > [!accord] Page 343 La psychanalyse est devenue une drogue bien abrutissante, où la plus étrange dépendance personnelle permet aux clients d’oublier, le temps des séances sur le divan, les dépendances économiques qui les y poussent (un peu comme le décodage des flux entraine un renforcement du servage). Savent-ils ce qu’ils font, ces psychanalystes qui œdipianisent femmes, enfants, nègres, animaux ? Nous rêvons d’entrer chez eux, d’ouvrir les fenêtres, et de dire : ça sent le renfermé, un peu de relation avec le dehors… Car le désir ne survit pas, coupé du dehors, coupé de ses investissements et contre-investissements économiques et sociaux. > > [!cite] Note > Va toucher dl'herbe > [!information] Page 346 On baptise comme schizogènes des familles tout à fait ordinaires, des mécanismes familiaux tout à fait ordinaires, une logique familiale ordinaire, c’est-à-dire à peine névrotisante. Dans les monographies familiales dites schizophréniques, chacun reconnaît aisément son propre papa, sa propre maman. Soit par exemple la « double impasse » ou « double prise » de Bateson : quel est le père qui n’émet simultanément les deux injonctions contradictoires — « Soyons amis, mon fils, je suis ton meilleur ami » et « Attention, mon fils, ne me traite pas comme un copain » ? Il n’y a pas de quoi faire un schizophrène. Nous avons vu en ce sens que la double impasse ne définissait nullement un mécanisme schizogène spécifique, mais caractérisait seulement Œdipe dans l’ensemble de son extension. S’il y a une véritable impasse, une véritable contradiction, c’est celle où le chercheur lui-même tombe, lorsqu’il prétend assigner des mécanismes sociaux schizogènes, et en même temps les découvrir dans l’ordre de la famille à laquelle échappent aussi bien la production sociale que le processus schizophrénique. > [!information] Page 348 Bien plus, à nouveau : peut-être un jour se découvrira que le seul incurable, c’est la névrose (d’où la psychanalyse interminable). On se félicite lorsqu’on arrive à transformer un schizo en paranoïaque ou en névrosé. Peut-être y a-t-il là beaucoup de malentendus. Car le schizo, c’est celui qui échappe à toute référence œdipienne, familiale et personnologique — je ne dirai plus moi, je ne dirai plus papa-maman — et il tient parole. Or la question est d’abord de savoir si c’est de cela qu’il est malade, ou si c’est là au contraire le processus schizophrénique, qui n’est pas une maladie, pas un « effondrement », mais une « percée », si angoissante et aventureuse soit-elle : franchir le mur ou la limite qui nous sépare de la production désirante, faire passer les flux de désir. > [!approfondir] Page 359 L’humour noir de [[Karl Marx|Marx]], la source du Capital, c’est sa fascination pour une pareille machine : comment ça a pu se monter, sur quel fond de décodage et de déterritorialisation, comment ça fonctionne, toujours plus décodé, toujours plus déterritorialisé, comment ça fonctionne d’autant plus dur par l’axiomatique, par la conjugaison des flux, comment ça produit la terrible classe unique des bonshommes gris qui entretiennent la machine, comment ça ne risque pas de mourir tout seul, mais plutôt de nous faire mourir, en suscitant jusqu’au bout des investissements de désir qui ne passent même pas par une idéologie trompeuse et subjective, et qui nous font crier jusqu’au bout Vive le capital en sa réalité, dans sa dissimulation objective ! Il n’y a jamais eu, sauf dans l’idéologie, de capitalisme humain, libéral, paternel, etc. Le capitalisme se définit par une cruauté sans commune mesure avec le système primitif de la cruauté, une terreur sans commune mesure avec le régime despotique de la terreur. Les augmentations de salaire, l’amélioration du niveau de vie sont des réalités, mais des réalités qui découlent de tel ou tel axiome supplémentaire que le capitalisme a toujours la capacité d’ajouter à son axiomatique en fonction d’un agrandissement de ses limites (faisons le New-Deal, veuillons et reconnaissons des syndicats forts, promouvons la participation, la classe unique, faisons un pas vers la Russie qui en fait tant vers nous, etc.). > [!accord] Page 360 Mais, dans la réalité agrandie qui conditionne ces ilots, l’exploitation ne cesse de se durcir, le manque est aménagé de la manière la plus savante, les solutions finales du type « problème juif » préparées très minutieusement, le tiers-monde organisé comme une partie intégrante du capitalisme. > [!accord] Page 360 Tout est dément dans le système : c’est que la machine capitaliste se nourrit de flux décodés et déterritorialisés ; elle les décode et déterritorialise encore davantage, mais en les faisant passer dans un appareil axiomatique qui les conjugue, et qui, aux points de conjugaisons, produit des pseudo-codes et des re-territorialisations artificielles. C’est en ce sens que l’axiomatique capitaliste ne peut pas se passer de susciter toujours de nouvelles territorialités et de ressusciter de nouveaux Urstaat despotiques. Le grand flux mutant du capital est pure déterritorialisation, mais opère autant de re-territorialisation quand il se convertit en reflux de moyens de paiement. Le tiers-monde est déterritorialisé par rapport au centre du capitalisme, mais appartient au capitalisme, en est une pure territorialité périphérique > [!approfondir] Page 367 Chacun sait qu’un schizo est une machine ; tous les schizos le disent, et pas seulement le petit Joey. La question est de savoir si les schizophrènes sont les machines vivantes d’un travail mort, qu’on oppose alors aux machines mortes du travail vivant tel qu’on l’organise dans le capitalisme. Ou bien au contraire si machines désirantes, techniques et sociales s’épousent dans un processus de production schizophrénique qui, dès lors, n’a plus de schizophrènes à produire. Quand Maud Mannoni dans sa Lettre aux ministres écrit : « Un de ces adolescents, déclaré inapte aux études, suit une classe de 3e fort honorablement, à condition qu’il fasse de la mécanique. La mécanique le passionne. Le garagiste a été son meilleur soignant. Si nous lui ôtons la mécanique il redeviendra schizophrène », elle n’a pas pour intention de vanter l’ergothérapie, ni les vertus de l’adaptation sociale. Elle marque le point où la machine sociale, la machine technique, la machine désirante s’épousent étroitement et font communiquer leurs régimes. Elle demande si cette société est capable de cela, et ce qu’elle vaut si elle n’en est pas capable. Et c’est bien le sens des machines sociales, techniques, scientifiques, artistiques, quand elles sont révolutionnaires : former des machines désirantes dont elles sont déjà l’indice dans leur régime propre, en même temps que les machines désirantes les forment, dans le régime qui est le leur et comme position de désir. ## Appendice : bilan-programme pour machine désirantes > [!approfondir] Page 369 Il ne s’agit plus de confronter l’homme et la machine pour évaluer les correspondances, les prolongements, les substitutions possibles ou impossibles de l’un et l’autre, mais de les faire communiquer tous deux pour montrer comment l’homme fait pièce avec la machine, ou fait pièce avec autre chose pour constituer une machine. L’autre chose peut être un outil, ou même un animal, ou d’autres hommes. Ce n’est pourtant pas par métaphore qu’on parle de machine : l’homme fait machine dès que ce caractère est communiqué par récurrence à l’ensemble dont il fait partie dans des conditions bien déterminées. > [!accord] Page 370 Il y a un schéma classique inspiré par l’outil : l’outil prolongement et projection du vivant, opération par laquelle l’homme se dégage progressivement, évolution de l’outil à la machine, renversement où la machine se fait de plus en plus indépendante de l’homme… Mais ce schéma a beaucoup d’inconvénients. Il ne nous donne aucun moyen de saisir la réalité des machines désirantes, et leur présence sur tout ce parcours. C’est un schéma biologique et évolutif, qui détermine la machine comme survenant à tel moment dans une lignée mécanique qui commence avec l’outil. Il est humaniste et abstrait, isolant les forces productives des conditions sociales de leur exercice, invoquant une dimension homme-nature commune à toutes les formes sociales auxquelles on prête ainsi des rapports d’évolution. Il est imaginaire, fantasmatique, solipsiste, même quand il s’applique à des outils réels, à des machines réelles, puisqu’il repose tout entier sur l’hypothèse de la projection (Roheim par exemple, qui adopte ce schéma, montre bien l’analogie de la projection physique des outils et de la projection psychique des fantasmes) > [!information] Page 371 Nous croyons au contraire qu’il faut poser dès le début la différence de nature entre l’outil et la machine : l’un comme agent de contact, l’autre comme facteur de communication : l’un comme projectif, et l’autre comme récurrent ; l’un se rapportant au possible et à l’impossible, l’autre à la probabilité d’un moins-probable ; l’un opérant par synthèse fonctionnelle d’un tout, l’autre par distinction réelle dans un ensemble. > [!information] Page 374 Les peintres machiniques ont insisté sur ceci : qu’ils ne peignaient pas des machines comme substituts de natures mortes ou de nus ; la machine n’est pas plus objet représenté que son dessin n’est représentation. Il s’agit d’introduire un élément de machine, de telle manière qu’il fasse pièce avec autre chose sur le corps plein de la toile, fût-ce avec le tableau lui-même, pour que ce soit précisément l’ensemble du tableau qui fonctionne comme machine désirante. > [!information] Page 375 Pensons à la vieille distinction des philosophes, entre les états représentatifs et les états affectifs qui ne représentent rien : la machine, c’est l’Etat affectif, et il est faux de dire que les machines modernes ont une perception, une mémoire, les machines elles-mêmes n’ont que des états affectifs. > [!accord] Page 381 Toutes ces machines sont des machines réelles. Hocquenghem a raison de dire : « Là où le désir agit, il n’y a plus de place pour l’imaginaire » ni pour le symbolique. Toutes ces machines sont déjà là, nous ne cessons pas de les produire, de les fabriquer, de les faire fonctionner, car elles sont désir, désir tel qu’il est, — bien qu’il faille des artistes pour assurer leur présentation autonome. Les machines désirantes ne sont pas dans notre tête, dans notre imagination, elles sont dans les machines sociales et techniques elles-mêmes. Notre rapport avec les machines n’est pas un rapport d’invention ni d’imitation, nous ne sommes ni les pères cérébraux ni les fils disciplinés de la machine. C’est un rapport de peuplement : nous peuplons les machines sociales techniques de machines désirantes, et nous ne pouvons pas faire autrement. Nous devons dire à la fois : les machines sociales techniques ne sont que des conglomérats de machines désirantes dans des conditions molaires historiquement déterminées ; les machines désirantes sont des machines sociales et techniques rendues à leurs conditions moléculaires déterminantes. > [!accord] Page 382 Dans un texte de grande gaieté encore, [[Ivan Illich]] montre ceci : que les grosses machines impliquent des rapports de production de type capitaliste ou despotique, entraînant la dépendance, l’exploitation, l’impuissance des hommes réduits à l’état de consommateurs ou de servants. La propriété collective des moyens de production ne change rien à cet état de choses et nourrit seulement une organisation despotique stalinienne. > [!accord] Page 382 Aussi Illich lui oppose-t-il le droit pour chacun d’utiliser les moyens de production, dans une « société conviviale », c’est-à-dire désirante et non-œdipienne. Ce qui veut dire : l’utilisation la plus extensive des machines par le plus grand nombre possible de gens, la multiplication de petites machines et l’adaptation des grandes machines à de petites unités, la vente exclusive d’éléments machiniques qui doivent être assemblés par les usagers-producteurs eux-mêmes, la destruction de la spécialisation du savoir et du monopole professionnel. ^9fe615 > [!accord] Page 382 Il est bien évident que des choses aussi différentes que le monopole ou la spécialisation de la plupart des connaissances médicales, la complication du moteur d’auto, le gigantisme des machines ne répondent à aucune nécessité technologique, mais seulement à des impératifs économiques et politiques qui se proposent de concentrer puissance ou contrôle entre les mains d’une classe dominante. Ce n’est pas rêver d’un retour à la nature que de signaler l’inutilité machinique radicale des autos dans les villes, leur caractère archaïque malgré les gadgets de leur présentation, et la modernité possible de la bicyclette, dans nos cités non moins que dans la guerre au Vietnam. Et ce n’est pas même au nom de machines relativement simples et petites que doit se faire la « révolution conviviale » désirante, mais au nom de l’innovation machinique elle-même que les sociétés capitalistes ou communistes répriment à toute force en fonction du pouvoir économique et politique > [!approfondir] Page 386 En second lieu, que les machines désirantes soient comme la limite intérieure des machines sociales techniques, on le comprend mieux si l’on considère que le corps plein d’une société, l’instance machinisante, n’est jamais donné comme tel, mais doit toujours être inféré à partir des termes et des rapports mis en jeu dans cette société. Le corps plein du capital comme corps bourgeonnant, Argent qui produit de l’Argent, n’est jamais donné pour lui-même. Il implique un passage à la limite, où les termes sont réduits à leur formes simples absolvent prises, et les rapports, remplacés « positivement » par une absence de lien. > [!information] Page 387 J.-J. Lebel cite des images du film de Genet formant une machine désirante de la prison : deux détenus dans des cellules contiguës, et dont l’un souffle de la fumée dans la bouche de l’autre, par un chalumeau qui passe par un petit trou du mur, tandis qu’un gardien se masturbe en regardant. Le gardien, à la fois élément d’anti-production et pièce voyeuse de la machine : le désir passe par toutes les pièces. C’est que les machines désirantes ne sont pas pacifiées : il y a en elles des dominations et des servitudes, des éléments mortifères, des pièces sadiques et des pièces masochistes juxtaposées. Précisément dans la machine désirante, ces pièces ou éléments priment comme toutes les autres leurs dimensions proprement sexuelles. Non pas du tout, comme le voudrait la psychanalyse, que la sexualité dispose d’un code œdipien qui viendrait doubler les formations sociales, ou même présider à leur genèse et à leur organisation mentales (argent et analité, fascisme et sadisme, etc.). Il n’y a pas de symbolisme sexuel ; et la sexualité ne désigne pas une autre « économie », une autre « politique », mais l’inconscient libidinal de l’économie politique en tant que telle.