Auteur : [[James C. Scott]]
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Temps de lecture : 2 heures et 40 minutes
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# Note
## Introduction
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Un mot, d’abord, sur la route laissée de côté. Au départ, je voulais chercher à comprendre pourquoi l’État a toujours semblé être l’ennemi de, pour le dire vite, « ceux qui ne tiennent pas en place ». Dans le contexte du Sud-Est asiatique, cette question semblait prometteuse en vue de réfléchir à la tension ancestrale entre les peuples mobiles des collines, qui pratiquent l’agriculture sur brûlis, et les royaumes des vallées fixés autour des rizières.
> [!accord] Page 21
Soudain, des processus aussi disparates que la création de patronymes permanents, la standardisation des unités de poids et de mesure, l’établissement de cadastres et de registres de population, l’invention de la propriété libre et perpétuelle, la standardisation de la langue et du discours juridique, l’aménagement des villes et l’organisation des réseaux de transports me sont apparus comme autant de tentatives d’accroître la lisibilité et la simplification. Dans chacun de ces cas, des agents de l’État se sont attaqués à des pratiques sociales locales d’une extrême complexité, quasiment illisibles, comme les coutumes d’occupation foncière ou d’attribution de noms propres, et ils ont créé des grilles de lecture standardisées à partir desquelles les pratiques pouvaient être consignées et contrôlées centralement.
> [!information] Page 22
Une petite analogie avec l’apiculture pourra s’avérer ici éclairante. Lors des temps prémodernes, la récolte du miel était une affaire fort compliquée. Même lorsque les essaims étaient logés dans des ruches de paille, il fallait en général en chasser les abeilles avant de récupérer le miel, ce qui aboutissait souvent à la destruction totale de la colonie. Le couvain et les rayons de cire étaient arrangés selon des motifs irréguliers qui variaient d’essaim en essaim et ne permettaient pas une extraction aisée. La ruche moderne fut spécialement conçue afin de résoudre ce problème. Une « grille à reine » sépare le couvain des réserves de miel situées au-dessus : elle empêche la reine de pondre au-delà d’un certain niveau. De plus, les rayons de cire sont clairement organisés dans des cadres verticaux, à raison de neuf ou dix par hausse de ruche, ce qui permet d’extraire facilement le miel, la cire et la propolis. Cette extraction est facilitée par le respect des dimensions de « l’espace à abeilles » – une distance précise entre les cadres, calculée de façon à ce que les abeilles l’utilisent comme voie de passage au lieu de l’obstruer en construisant des rayons reliant les cadres les uns aux autres. Aux yeux de l’apiculteur, la ruche moderne est ainsi une ruche ordonnée, « lisible ». Elle lui permet d’inspecter l’état de la colonie et de la reine, de mesurer (en la pesant) la production de miel, d’agrandir ou de réduire la taille de la ruche selon des unités standardisées, de la déplacer d’un endroit à un autre et, avant tout, d’extraire juste assez de miel afin de s’assurer, dans des climats tempérés, que la colonie survivra à l’hiver.
> [!accord] Page 23
Le Grand Bond en avant en Chine, la collectivisation en Russie, la villagisation forcée en Tanzanie, au Mozambique et en Éthiopie comptent en effet parmi les grandes tragédies humaines du XXe siècle, à la fois en termes de vies perdues et de vies à jamais perturbées.
> [!information] Page 24
Il ne faut pas confondre le haut-modernisme avec une pratique scientifique. Fondamentalement, comme l’indique le terme « idéologie », il s’agissait d’une forme de foi qui empruntait sa légitimité à la science et à la technologie. Le haut-modernisme ne se montrait de la sorte ni critique ni sceptique – et faisait ainsi preuve d’un optimisme fort peu scientifique – à l’égard des possibilités de bâtir des projets susceptibles de figurer la totalité de la production et de l’organisation des espaces habités.
> [!information] Page 25
Le haut-modernisme était une affaire d’intérêts économiques tout autant que de foi. Ceux qui s’en réclamaient, quand bien même il s’agissait d’entrepreneurs capitalistes, recouraient volontiers à l’action de l’État afin de réaliser leurs projets. Dans la plupart des cas, ses promoteurs étaient eux-mêmes de puissants dignitaires ou des chefs d’État. Ils tendaient à favoriser certaines formes de planification et d’organisation sociale (comme de gigantesques barrages, des systèmes de communication et de transport hautement centralisés, des usines et des fermes aux dimensions immenses ou des villes quadrillées) qui épousaient parfaitement l’ethos du haut-modernisme et promouvaient leurs intérêts de responsables politiques. Il existait ainsi une affinité élective, pourrait-on dire non sans un certain euphémisme, entre le haut-modernisme et les intérêts de nombre de ces responsables politiques.
> [!approfondir] Page 26
La foi haut-moderniste s’affranchissait des frontières politiques traditionnelles : on la rencontrait à travers tout le spectre politique, de gauche à droite, et en particulier parmi ceux qui voulaient mobiliser le pouvoir d’État dans le but de promouvoir des changements de nature utopique dans le domaine du travail, des modes de vie, des pratiques morales et du rapport au monde en général. Cette vision utopique n’était pas par elle-même nécessairement dangereuse. Lorsqu’elle était associée aux projets des sociétés libérales parlementaires, c’est-à-dire lorsque les responsables de la planification devaient négocier avec des citoyens organisés collectivement, elle pouvait même aiguillonner des réformes
> [!information] Page 26
Ce n’est que lorsque les deux premiers éléments furent associés à un troisième que la combinaison put s’avérer fatale. Ce troisième élément était un État autoritaire possédant à la fois l’ambition et la capacité d’utiliser tout le poids de son arsenal coercitif afin de réaliser ces desseins haut-modernistes. Les moments les plus propices au développement de cet élément autoritaire furent souvent les périodes de guerre, de révolution, de grande crise économique et de lutte de libération nationale. Dans des situations de ce type, l’état d’urgence permit l’instauration de pouvoirs extraordinaires et, souvent, délégitima le régime en place. Des élites nouvelles tendirent alors à émerger ; elles répudièrent le passé et ourdirent les projets révolutionnaires auxquels elles destinaient leur peuple.
> [!accord] Page 27
Ce livre peut en grande partie être lu comme un plaidoyer contre l’impérialisme haut-moderniste de l’ordre social planifié. J’insiste sur le mot « impérialisme » afin de souligner le fait que je ne cherche pas à développer un argument frontal contre la planification bureaucratique ou contre l’idéologie haut-moderniste en elle-même. Ce que je dénonce, c’est cette mentalité planificatrice impérialiste ou hégémonique qui passe sous silence les rôles pourtant nécessaires joués par les savoirs et les savoir-faire locaux.
> [!information] Page 28
Le terme grec mētis désigne le savoir qui ne peut survenir que de l’expérience pratique : il peut utilement décrire ce que j’ai en tête. Il me faut également ici reconnaître ma dette envers certains auteurs anarchistes (Kropotkine, Bakounine, Malatesta, Proudhon) qui ont inlassablement insisté sur le rôle du mutualisme à l’encontre des tentatives de création de l’ordre social par le biais de coordinations hiérarchiques et imposées
> [!accord] Page 29
Ma thèse est que certains types d’État, poussés par des projets utopiques et un dédain autoritaire envers les valeurs, les objections et les désirs de leurs sujets, constituent bel et bien une menace funeste pour le bien-être humain.
## Les projets étatiques de lisibilité et de simplification
### Nature et espace
> [!accord] Page 32
Si l’histoire de cette sylviculture scientifique revêt en soi une grande importance, elle est mobilisée ici comme métaphore de formes de savoir et de manipulation caractéristiques d’institutions puissantes et aux intérêts bien définis, parmi lesquelles les bureaucraties d’État et les grandes entreprises commerciales sont peut-être les exemples les plus significatifs.
#### État et sylviculture scientifique : une parabole
> [!accord] Page 33
Derrière les statistiques indiquant le rendement des recettes, il n’y avait pas que des forêts vues comme des quantités de bois de commerce, soit tant de milliers de stères de bois de construction commercialisable et tant de stères de bois de chauffe représentant un certain prix. Ce qui manque au tableau, évidemment, ce sont tous les arbres, les buissons et les plantes ne présentant pas de revenu potentiel pour l’État. Manquent également toutes les parties des arbres, y compris des arbres rapportant un revenu, qui auraient pu être d’une quelconque utilité à la population mais dont la valeur ne pouvait être convertie en recettes fiscales.
> [!accord] Page 34
Toutefois, aux yeux de la « sylviculture fiscale », l’arbre réel et ses multiples usages possibles étaient remplacés par un arbre abstrait représentant un certain volume de bois d’œuvre ou de chauffe. Si la conception princière de la forêt demeurait utilitariste, c’était bien sûr un utilitarisme rapporté aux besoins exclusifs de l’État.
> [!information] Page 35
L’entrée « forêt » de l’Encyclopédie de Diderot est presque entièrement consacrée à l’utilité publique des produits de la forêt et des impôts, des revenus et des profits qui peuvent en être tirés. La forêt comme habitat disparaît donc, remplacée par la forêt comme ressource économique qu’il convient de gérer de manière efficace et profitable5. Ici, les logiques fiscale et commerciale se rejoignent : elles ont toutes deux les yeux résolument rivés sur le résultat financier.
> > [!cite] Note
> Le côté mercantile des ressources naturelle pose problèmes dans l'ensemble. Réduire la ressource à une valeur économique et la sortir du cycle de vie de l'écosystème est une explication à notre problématique actuel
> [!accord] Page 35
Le vocabulaire employé pour décrire la nature trahit souvent les intérêts supérieurs des humains qui l’habitent. De fait, le discours utilitariste remplace le terme « nature » par celui de « ressources naturelles » et se concentre sur les aspects de la nature qui peuvent être appropriés par des usages humains. Une logique comparable extrait du monde naturel au sens large la faune et la flore arborant une certaine valeur utilitaire (d’une manière générale, des produits commercialisables) et, par la suite, reclassifie les animaux et les plantes qui entrent en compétition avec ces espèces valorisées, en sont les prédateurs ou qui, d’une manière ou d’une autre, en diminuent la valeur.
> [!approfondir] Page 35
Ainsi, les plantes valorisées deviennent des « cultures » et les espèces qui rentrent en concurrence avec elles sont réduites au statut de « mauvaises herbes » ; quant aux insectes qui s’en nourrissent, ils deviennent « nuisibles ». De même, les arbres valorisés deviennent « bois d’œuvre », tandis que les essences en compétition avec eux sont rabaissées au rang de « terrain buissonneux » ou de « sous-bois ». La même logique s’applique à la faune. Les animaux hautement valorisés deviennent du « gibier » ou du « bétail », tandis que ceux qui rivalisent avec eux ou les chassent deviennent des « prédateurs » ou de la « vermine ».
> [!information] Page 36
La sylviculture fut initialement développée autour de 1765 et jusqu’en 1800, principalement en Prusse et en Saxe. Elle constitua par la suite la base des techniques de gestion forestière en France, en Angleterre, aux États-Unis et au tiers monde. On ne peut comprendre son émergence en dehors du contexte plus large des initiatives de centralisation étatique de cette période. En fait, la nouvelle sylviculture constituait une sous-discipline de ce que l’on appelait les sciences camérales, qui visaient à réduire la gestion fiscale d’un royaume à des principes scientifiques permettant une forme de planification systématique7.
> [!information] Page 36
La perspective de rendements déclinants était alarmante, pas seulement car elle menaçait les flux de revenus, mais aussi parce qu’elle risquait de donner lieu à des formes de braconnage massif de la part de la paysannerie en quête de bois de chauffe. Cette inquiétude est illustrée par le grand nombre de compétitions organisées par les États autour de la conception de poêles à bois plus efficaces à cette période.
> [!approfondir] Page 37
L’usage des tableaux associé aux tests empiriques permettait au forestier d’estimer finement l’inventaire, la croissance et le rendement d’une forêt donnée. Dans les forêts abstraites et régulées du Forstwissenschaftler, calcul et mesure s’opéraient donc selon trois mots d’ordre, que le langage moderne restituerait ainsi : « diversité minimale », « bilan comptable » et « rendement continu ». La logique de la sylviculture d’État était ainsi pratiquement identique à celle de l’exploitation commerciale12.
> [!approfondir] Page 39
Les dérangements non autorisés – que ce soit par le feu ou les populations locales – étaient perçus comme des menaces implicites à cette gestion bien organisée. Plus la forêt était uniforme, plus grandes aussi étaient les possibilités de gestion centralisée. La simplification des principes appliqués minimisait le besoin de prise de décision individuelle comme c’était encore le cas lors de l’entretien des forêts anciennes diversifiées.
> > [!cite] Note
> Uniformisation réduit les libertés individuelles
> [!information] Page 40
Les principes de la sylviculture scientifique furent appliqués aussi rigoureusement que possible dans la plupart des grandes forêts allemandes tout au long du XIXe siècle. L’épicéa de Norvège, connu pour sa robustesse, sa croissance rapide et la valeur de son bois, devint rapidement l’arbre le plus répandu de la sylviculture commerciale. Au départ, cette essence devait servir de culture régénératrice afin de raviver les sols des forêts mixtes surexploitées, mais les profits commerciaux de la première rotation furent tellement impressionnants que le retour à la forêt mixte fut écarté. La forêt monoculturale constitua un désastre pour les paysans, désormais privés du pacage, de la nourriture, des matières premières et des médicaments présents dans l’écologie forestière antérieure. Les anciennes forêts diversifiées, dont environ les trois quarts étaient composées d’essences à feuilles caduques (décidues), furent remplacées par des forêts à dominante de conifères où l’épicéa de Norvège et le pin sylvestre constituaient les principales, et souvent les deux seules essences.
> [!information] Page 41
Gifford Pichot, qui fut le second forestier en chef des États-Unis, fut formé en France, à l’École nationale des eaux et forêts de Nancy, où était dispensé un curriculum inspiré de l’école allemande, à l’instar de la plupart des établissements similaires en Europe et aux États-Unis20. De même, le premier forestier employé par les Britanniques à évaluer et gérer les immenses ressources forestières d’Inde et de Birmanie était Dietrich Brandes, un Allemand21. À la fin du XIXe siècle, la sylviculture scientifique allemande était ainsi devenue hégémonique.
> [!information] Page 43
L’absence de litière et de biomasse ligneuse sur le nouveau tapis forestier est désormais perçue comme un facteur décisif conduisant à des sols plus minces et moins nutritifs24. Les forêts composées d’arbres du même âge et de la même essence créent non seulement un habitat bien moins diversifié, mais sont aussi plus vulnérables aux abattages massifs dus aux tempêtes. C’est aussi l’uniformité de l’essence et de l’âge d’une forêt d’épicéas de Norvège, par exemple, qui fournit un habitat favorable à tous les animaux nuisibles se spécialisant dans cette essence. Les populations de ces nuisibles grandissent dans des proportions épidémiques, causant de lourdes pertes de croissance et nécessitant d’importants épandages d’engrais, d’insecticides, de fongicides et de rodenticides25. La première rotation d’épicéas de Norvège avait apparemment grandi exceptionnellement bien car elle avait pu puiser dans le capital du sol longuement accumulé par l’ancienne forêt diverse qu’elle avait remplacée. Une fois ce capital épuisé s’amorça le déclin rapide des taux de croissance des arbres.
> [!approfondir] Page 43
Déjà pionniers de la foresterie scientifique, les Allemands furent aussi les premiers à reconnaître nombre de ses conséquences indésirables et à tenter d’y remédier. À cette fin, ils développèrent la science de ce qu’ils nommèrent l’« hygiène forestière ». Afin de remplacer les arbres creux qui avaient servi d’habitat aux piverts, aux chouettes et aux autres oiseaux nicheurs, les forestiers installèrent des boîtes spécialement conçues. Des colonies de fourmis furent élevées artificiellement et implantées dans la forêt, avec des écoliers en charge d’entretenir les fourmilières. Plusieurs espèces d’araignées, qui avaient disparu de la forêt monoculturale, furent également réintroduites26. Ce qui frappe dans ces mesures, c’est qu’elles représentent autant de tentatives de contourner l’appauvrissement de l’habitat d’essences uniques de conifères toujours plantées à des fins commerciales27.
> > [!cite] Note
> On est vraiment dans ce que Fukuoka expliqué dans son livre, à force de vouloir plus de productions on dérégle tout et on fini par perdre plus d'énergie et de temps que si on laisser l'environnement faire et qu'on piocher simplement dedans. Du temps qui nous permettrai de nous reposer ou de nous cultiver
#### Faits sociaux, crus et cuits
> [!accord] Page 45
Si le monde naturel, même transformé par les activités humaines, est trop complexe dans sa forme « crue » pour se prêter à des manipulations administratives, il en va de même des pratiques sociales relevant des interactions humaines avec la nature, impossibles à digérer bureaucratiquement dans leur forme « crue ». Aucun système bureaucratique n’est capable de représenter quelque communauté sociale existante que ce soit à moins de recourir à des formes d’abstraction et de simplification poussées et hautement schématisées. Ce n’est pas simplement une question de capacité, quoique, à l’instar d’une forêt, une communauté humaine soit certainement bien trop compliquée et trop variable pour révéler tous ses secrets à travers des formules bureaucratiques. C’est également une question de finalité. Les agents de l’État n’ont aucun intérêt – et pourquoi en irait-il autrement ? – à décrire une réalité sociale dans son ensemble, pas plus que le forestier scientifique n’a d’intérêt à décrire en détail l’écologie de la forêt.
> [!information] Page 47
Pratique courante de punition fiscale, le cantonnement de troupes était aux formes modernes d’imposition systématisée ce que l’écartèlement et le découpage en morceaux des régicides (décrits de manière particulièrement frappante par [[Michel Foucault]] dans les premières pages de [[Surveiller et punir]]) étaient aux formes modernes de l’incarcération des criminels.
^deb4e1
> [!approfondir] Page 48
Dans chaque cas, les pratiques locales concernant la propriété foncière et la mesure étaient au départ « illisibles » par l’État dans leur forme brute. Elles manifestaient une diversité et une complexité qui reflétaient une grande variété d’intérêts purement locaux (et qui ne prenaient pas en compte ceux de l’État). En d’autres termes, ces pratiques ne pouvaient être intégrées à une grille de lecture administrative sans être transformées ou réduites à une version abrégée plus efficace, quitte à ce qu’elle soit en partie fictive.
> > [!cite] Note
> De ce fait la pour appliquer de nouveau ce genre de vision il est primordiale de transférer le devoir de s'occuper de ses citoyens par d'autre organisme, car si on s'émancipe de l'état mais qu'il n'y a pas une autonomie solide des populations pour la gestions des vies, le problème aura juste été déplacer.
#### Fabriquer les outils de la lisibilité : mesures populaires, mesures étatiques
> [!information] Page 49
Qui plus est, des mesures apparemment fixes pouvaient aussi s’avérer trompeuses. Ainsi, la pinte à Paris au XVIIIe siècle équivalait à 0,93 litre, alors qu’à Seine-en-Montagne (Saint-Seine-l’Abbaye), en Bourgogne, elle équivalait à 1,99 litre, et à Précy-sous-Thil à un astronomique 3,33 litres.
> [!accord] Page 51
Il n’existe dès lors pas de réponse correcte unique et passe-partout à une question de mesure : il faut toujours spécifier le contexte particulier qui a donné lieu à la question. En d’autres termes, les pratiques liées aux mesures sont encadrées de manière temporelle, géographique et contextuelle.
> [!accord] Page 52
Mais le rendement moyen d’une parcelle de terre est en soi un chiffre assez abstrait. L’information dont avaient par-dessus tout besoin les cultivateurs proches du niveau de subsistance consistait à savoir si oui ou non une ferme donnée pouvait effectivement leur permettre de satisfaire leurs besoins élémentaires.
> [!approfondir] Page 56
Les conquérants de nos jours, peuples ou princes, veulent que leur empire ne présente qu’une surface unie, sur laquelle l’œil superbe du pouvoir se promène, sans rencontrer aucune inégalité qui le blesse ou borne sa vue. Le même code, les mêmes mesures, les mêmes règlements, et, si l’on peut y parvenir, graduellement la même langue, voilà ce que proclame la perfection de toute organisation sociale. \[...\] Le grand mot aujourd’hui, c’est l’uniformité. [[Benjamin Constant]], De l’Esprit de conquête
^d9767e
> [!information] Page 57
Au bout du compte, trois facteurs permirent malgré tout l’avènement de ce que Kula appelle la « révolution métrique ». D’abord, la croissance des échanges marchands poussa à l’uniformisation des mesures. Ensuite, le sentiment populaire ainsi que la philosophie des Lumières défendirent l’idée d’un standard unique à travers toute la France. Enfin, la Révolution, puis le renforcement de l’État sous Napoléon, imposèrent le système métrique en France et dans le reste de l’Empire.
> [!information] Page 59
Le système métrique représentait donc tout à la fois un moyen de centralisation administrative, une réforme du commerce et un progrès culturel. Les académiciens de la république révolutionnaire, comme les académiciens royaux avant eux, virent dans le mètre l’un des instruments intellectuels qui permettraient de rendre la France « riche, puissante militairement, et aisément administrée52 ». D’après cette idée, les mesures communes donneraient un coup de fouet au commerce de céréales, rendraient la terre davantage productive (en permettant des comparaisons plus aisées des prix et des rendements) et, par la même occasion, poseraient les fondations d’un code fiscal national53.
> [!approfondir] Page 59
Les réformateurs avaient toutefois aussi à l’esprit une véritable révolution culturelle. « Tout comme les mathématiques étaient la langue de la science, le système métrique pourrait devenir la langue du commerce et de l’industrie », permettant d’unifier et de transformer la société française54. L’idée véhiculée ici était qu’une unité de mesure rationnelle promouvrait une citoyenneté également rationnelle. Toutefois, la simplification des mesures dépendait justement de cette autre simplification politique révolutionnaire de l’ère moderne : le concept d’une citoyenneté uniforme et homogène.
> [!information] Page 60
Il faut noter que ce projet promouvait le concept de citoyenneté nationale – permettant à un citoyen français parcourant le pays d’être traité partout dans exactement les mêmes conditions, justes et égales, que le reste de ses compatriotes. À la place d’un bric-à-brac incommensurable de petites communautés, familières aux yeux de leurs habitants mais incompréhensibles de l’extérieur, on verrait s’ériger une société nationale unique parfaitement lisible depuis son centre. Les partisans de cette vision comprenaient bien que ce qui était en jeu allait au-delà du confort administratif et qu’il s’agissait aussi de transformer un peuple entier : « De la conformité de voir et de procéder, il s’établira nécessairement une sympathie plus grande de mœurs et d’inclinations57. » L’abstraction de la citoyenneté égale avait pour vocation de créer une nouvelle réalité : le citoyen français.
> [!information] Page 60
Proclamer le mètre universel s’avéra bien plus simple que le faire adopter dans la pratique courante des Français. L’État pouvait exiger l’emploi exclusif de ses unités dans les tribunaux, dans les écoles publiques et dans des documents comme les actes de propriété, les contrats et le code du régime fiscal. En dehors de ces sphères officielles, le système métrique ne s’imposa en réalité que très lentement. Malgré un décret prescrivant la confiscation des toises dans les magasins et leur remplacement par des mètres, la population continua d’utiliser l’ancien système, marquant souvent les mètres-étalons avec l’ancienne mesure. Encore en 1828, les nouvelles mesures faisaient davantage partie du pays légal que du pays réel. Comme a pu le faire remarquer Chateaubriand : « Si vous rencontrez un homme qui au lieu d’arpents, de toises et de pieds, vous parle d’hectares, de mètres et de décimètres, vous avez mis la main sur un préfet. »
#### Régimes fonciers : pratiques locales et raccourcis fiscaux
> [!accord] Page 64
Par contre, on ne peut pas s’attendre à ce que les agents de l’État déchiffrent et mettent ensuite en œuvre un nouvel ensemble de hiéroglyphes fonciers dans chaque juridiction. En effet, le concept même d’État moderne présuppose un régime foncier largement simplifié et uniformisé qui soit lisible et dès lors manipulable par et depuis le centre.
> [!accord] Page 64
Mon emploi ici du terme « simple » afin de décrire le droit de propriété moderne, dont les subtilités fournissent du travail à des armées de juristes, pourra sembler pour le moins exagéré. Le droit de propriété est très certainement devenu une sorte de maquis impénétrable aux citoyens ordinaires. L’emploi du terme « simple » est donc relatif et relève d’un choix de perspective. La propriété foncière libre moderne est régie par l’État et n’est dès lors compréhensible que par ceux qui ont reçu une formation suffisante et sont familiers des statuts étatiques62. Sa simplicité relative demeure impénétrable à ceux qui n’en connaissent pas les codes, de la même manière que la clarté relative du droit coutumier demeure illisible par ceux qui vivent en dehors du village.
> [!accord] Page 65
La terre est détenue par un individu légal qui possède de vastes pouvoirs d’usage, d’héritage ou de vente et dont la jouissance est représentée par un titre de propriété uniforme garanti par les institutions judiciaires et policières de l’État. Tout comme la flore de la forêt fut réduite aux arbres standards (Normalbaüme), les arrangements complexes d’utilisation des terres selon les pratiques coutumières furent réduits à des titres de propriété franche et transférable.
> [!information] Page 66
En fin de compte, aucun code rural postrévolutionnaire ne parvint à réunir une majorité de suffrages, même au milieu du tourbillon de codes napoléoniens introduits dans quasiment tous les autres domaines. Pour notre propos, l’histoire de cette impasse est très instructive. La première proposition de code, rédigée entre 1803 et 1807, prévoyait d’éliminer la plupart des droits coutumiers (comme le pâturage collectif et le droit de passage) et de reformuler les relations de propriété dans le monde rural sur le modèle du droit de propriété et de la liberté contractuelle bourgeoise64. Si le modèle proposé préfigurait un certain nombre de pratiques modernes, il fut bloqué par de nombreux révolutionnaires qui craignaient que la forme de libéralisme non interventionniste qui le sous-tendait permette aux grands propriétaires de recréer sous un jour nouveau les relations de subordination caractéristiques de la féodalité65.
> [!information] Page 67
Dans le même temps, le député Lalouette proposa de faire précisément ce que dans l’exemple hypothétique plus haut j’ai supposé impossible : il entreprit de recueillir systématiquement toutes les pratiques locales, de les classer et de les répertorier, et ensuite de les entériner par décret. Le décret en question aurait effectivement constitué le code rural. Deux problèmes vinrent entraver cet estimable projet qui consistait à imposer à la populace des campagnes un code rural qui n’aurait fait que refléter ses propres pratiques. La première difficulté fut de choisir quels aspects de la « diversité infinie » des relations de production dans le monde rural devaient être répertoriés et codifiés66. Même dans un lieu donné, les pratiques variaient grandement d’une ferme à l’autre et au cours du temps, rendant toute codification partiellement arbitraire et artificiellement statique. La codification des pratiques régionales constituait dès lors un acte profondément politique. Les notables locaux pourraient bien parer leurs préférences du manteau de la loi, tandis que d’autres perdraient les droits coutumiers dont leur subsistance dépendait. La seconde difficulté était que le projet de Lalouette représentait une menace existentielle aux yeux de tous les centralisateurs étatiques et des modernisateurs économiques qui tenaient un régime foncier national et lisible pour une condition essentielle du progrès. Comme le note Serge Aberdam : « Le projet Lalouette réalise exactement ce que Merlin de Douai et les juristes bourgeois révolutionnaires ont toujours cherché à éviter67. » Les codes proposés par Lalouette et Verneilh ne furent en définitive jamais adoptés car, à l’instar de leurs prédécesseurs de 1807, ils paraissaient voués à renforcer la position des propriétaires terriens.
> [!information] Page 69
En ce sens, l’histoire de la propriété est celle de l’incorporation inexorable au sein d’un régime foncier de ce qui était précédemment perçu comme des cadeaux de la nature : forêts, gibier, friches, prairies, minerais souterrains, eau et cours d’eau, droits aériens (concernant l’espace situé au-dessus de bâtiments ou d’une surface donnée), air respirable et même séquences génétiques. Dans le cas de terres arables détenues en commun, l’imposition de la pleine propriété apportait une clarification non aux habitants de la localité – la structure du droit coutumier avait toujours été suffisamment claire à leurs yeux –, mais au percepteur et au spéculateur foncier.
> [!information] Page 74
Dès 1607, un arpenteur anglais du nom de John Norden proposa ses services à l’aristocratie en faisant valoir que la carte était un bon substitut au tour d’inspection : « Une parcelle correctement tracée à partir d’informations exactes décrit l’image vivante du domaine et de chaque membre et branche d’icelui, de telle sorte que le seigneur assis dans son fauteuil peut voir ses possessions, jusqu’où et sous quelle forme il s’étend, et le plein emploi et l’occupation de chaque élément particulier sont d’un seul coup visibles83. » Une administration fiscale nationale repose sur la même logique : une formule lisible et bureaucratique qu’un nouvel agent peut rapidement comprendre et employer à partir des documents mis à sa disposition dans son bureau.
> [!accord] Page 77
Le cadastre est un instrument de contrôle qui reflète et consolide à la fois le pouvoir de ceux qui le commissionnent. \[...\] Le cadastre est partisan : lorsque le savoir est source de pouvoir, il fournit une somme d’informations qui sera utilisée au bénéfice de certains et au détriment des autres, comme l’avaient bien compris dirigeants et sujets lors des révoltes contre l’impôt des XVIIIe et XIXe siècles. Enfin, le cadastre est actif : en représentant une réalité, comme avec les colonies du nouveau monde ou en Inde, il oblitère ce qui l’a précédée. Roger J. P. Kain et Elizabeth Baigent, The Cadastral Map
> [!information] Page 79
Les roturiers y voyaient sûrement le prétexte à un impôt local additionnel. Jean-Baptiste Colbert, le grand « centralisateur » de l’absolutisme, proposa de réaliser un cadastre national de la France, mais son projet fut contrecarré en 1679 par l’opposition conjointe de l’aristocratie et du clergé. Plus d’un siècle plus tard, après la Révolution, le radical François-Noël (Gracchus) Babeuf rêva dans son « Projet de cadastre perpétuel » d’une réforme foncière parfaitement égalitaire par laquelle chacun recevrait une parcelle de terre égale94. Lui aussi vit ses projets contrecarrés.
> [!information] Page 80
Ainsi, le cadastrage de la France napoléonienne eut lieu beaucoup plus tôt que celui de l’Angleterre, où les professions juridiques parvinrent longtemps à bloquer cette menace portant sur leurs prérogatives locales et rémunératrices. Suivant la même logique, les plans cadastraux des colonies conquises et gouvernées de manière autoritaire furent souvent réalisés plus tôt que ceux des nations métropolitaines qui avaient donné l’ordre de leur réalisation. Il se peut que l’Irlande ait été la première. Après la conquête de Cromwell, comme le note Ian Hacking, « une étude topographique complète de l’Irlande fut menée sous l’autorité de William Petty, listant les terres, les bâtiments, les gens et le bétail, afin de faciliter le ravage de cette nation par les Anglais en 167997 ».
### Villes, langues, peuples
> [!information] Page 102
Historiquement, l’illisibilité relative par les étrangers de certains quartiers urbains (ou de leurs équivalents ruraux, comme les collines, les marécages, les forêts) a fourni une marge de sécurité politique vitale vis-à-vis de formes de contrôle exercées par des élites extérieures. On peut aisément déterminer l’existence de cette marge en se demandant si un étranger aurait eu besoin d’un guide local (un pisteur indigène) afin de trouver son chemin. Dans l’affirmative, la communauté ou le terrain en question jouissait d’un certain degré de protection contre les intrusions de l’extérieur. Combinée à des pratiques de solidarité locale, cette protection a montré son intérêt politique dans des contextes aussi divers que les émeutes urbaines liées au prix du pain dans l’Europe des XVIIIe et XIXe siècles, la résistance farouche du Front de libération nationale contre les Français dans la Casbah d’Alger2 ou les manœuvres politiques échafaudées depuis le bazar qui contribuèrent à la destitution du Shah d’Iran. L’illisibilité a ainsi été, et demeure, une ressource sûre d’autonomie politique3.
> [!information] Page 103
Au-delà des avantages administratifs et politiques d’un paysage urbain géométrique, les Lumières ont produit un esthétisme favorable aux lignes droites et à un ordre visible. Déjà un siècle auparavant, Descartes avait mieux que quiconque exprimé cette position : « Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve autant ou plus d’art qu’en ceux des autres ; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait plutôt que c’est la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés5. »
> [!information] Page 104
Les considérations esthétiques prenaient souvent le pas sur la structure sociale existante et sur le fonctionnement ordinaire de la cité. « Bien avant l’invention du bulldozer », ajoute Mumford, « les ingénieurs italiens spécialistes en destruction l’avaient anticipée par leur mode de pensée : ils nivelaient le sol, faisant disparaître tout ce qui pouvait l’encombrer, avant de le couvrir des figures géométriques de leurs tracés7. »
> [!information] Page 105
D’un point de vue administratif, le plan des rues de Chicago est presque utopique. Il offre un aperçu rapide de l’ensemble, dans la mesure où tout est lignes, angles droits et répétitions11. Même les rivières n’interrompent guère la profonde symétrie de la ville. Pour celui ou celle qui vient de l’extérieur – ou pour un policier –, trouver une adresse est une entreprise relativement aisée et qui ne nécessite pas de recourir à un guide local. Le savoir des habitants n’y est pas particulièrement privilégié par rapport à celui des étrangers. Si, comme c’est le cas dans la partie supérieure de Manhattan, les rues courant d’est en ouest sont numérotées de manière consécutive et entrecoupées de longues avenues, elles-mêmes également consécutivement numérotées, le plan n’en est que plus transparent12.
> [!accord] Page 106
Le second aspect d’un ordre urbain facilement lisible de l’extérieur est que le plan d’ensemble n’est pas nécessairement répercuté sur l’organisation intérieure vécue au quotidien par les résidents. Même si certains services administratifs peuvent être simplifiés et les adresses lointaines plus aisément localisées, ces avantages apparents peuvent être annulés par des inconvénients telles l’absence d’une vie de quartier animée, l’intrusion d’autorités hostiles et la disparition des irrégularités spatiales qui offraient un certain confort, des lieux de loisirs informels, et du sentiment d’appartenance à une communauté locale. L’ordre formel d’un espace urbain géométrique n’est en fait rien de plus que cela : un ordre formel. Son organisation visuelle possède une qualité cérémoniale ou idéologique similaire à celle d’un défilé ou d’une caserne. Le fait qu’un tel ordre satisfasse les autorités municipales ou étatiques qui administrent la ville n’est en rien une garantie que les citoyens en seront également satisfaits. Il nous faut donc pour l’instant demeurer agnostiques quant à la relation entre ordre spatial formel et vécu social.
> [!accord] Page 107
Le troisième aspect notable d’une organisation homogène, géométrique et uniforme tient aux avantages offerts par la standardisation au marché foncier. Tout comme le système d’arpentage proposé par Jefferson ou le système de Torrens relatif à l’attribution des terres disponibles, le carroyage crée des parcelles et des pâtés de maisons réguliers et idéaux pour l’achat et la vente. Précisément parce que ces unités abstraites sont détachées de toute réalité écologique ou topographique, elles s’apparentent à une forme d’unité de compte qu’il est toujours possible de fractionner ou d’agréger. Cet aspect du plan en damier convient à la fois à l’arpenteur, à l’urbaniste et à l’agent immobilier. Ici, les logiques bureaucratique et commerciale vont de pair.
> [!information] Page 108
La logique qui sous-tendait la reconstruction de Paris ressemble à celle qui accompagna la transformation des anciennes forêts en forêts scientifiques pour les besoins d’une organisation fiscale unifiée. On retrouve la même insistance sur la simplification, la lisibilité, les lignes droites, la gestion centralisée et la perception synoptique de l’ensemble. Tout comme dans le cas des forêts, le projet fut presque mené à bien – avec une différence majeure cependant : le projet d’Haussmann fut moins conçu pour des raisons fiscales qu’en vue de son impact sur le comportement et les sensibilités des Parisiens. Si le plan mit bel et bien en place un espace fiscal d’une bien plus grande lisibilité dans la capitale, ce n’était qu’une conséquence dérivée du désir de rendre la ville plus aisément gouvernable, plus prospère, plus saine et architecturalement plus imposante16.
> [!information] Page 109
La résistance se concentra dans des quartiers ouvriers surpeuplés où, tout comme à Bruges, prédominaient les dédales de rues complexes et illisibles20. L’annexion en 1860 de la première couronne (les communes situées entre la barrière et les fortifications, où vivaient quelque 240 000 personnes) visait explicitement à prendre le contrôle de la ceinture sauvage des territoires limitrophes qui jusqu’alors avaient échappé à l’autorité de la police. Haussmann décrivait ces quartiers comme une « ceinture compacte de faubourgs, livrés à plus de vingt administrations diverses, construits au hasard, couverts d’un réseau inextricable de voies publiques étroites et tortueuses, de ruelles et d’impasses où s’accumulent avec une rapidité prodigieuse des populations nomades sans lien réel avec le sol et sans surveillance efficace21 ». À l’intérieur de Paris, on retrouvait de tels foyers insurrectionnels dans le Marais et autour du faubourg Saint-Antoine, deux hauts lieux de la résistance au coup d’État de Napoléon III.
> [!information] Page 110
Les emplacements des nouvelles gares et voies ferrées furent choisis en fonction d’objectifs stratégiques similaires. Souvent, les quartiers insurrectionnels furent détruits ou démantelés par l’adjonction de nouveaux commerces, routes ou espaces publics. Afin de justifier la souscription par la ville de Paris d’un emprunt de cinquante millions de francs pour entreprendre ces travaux, le rapporteur du projet de loi Léon Faucher « disait tout net qu’il s’agissait d’une question “d’ordre public”, d’opérer une percée “dans le quartier des barricades” et de créer un axe stratégique intermédiaire entre celui des grands boulevards et celui des quais25 ».
> [!approfondir] Page 111
Pour ceux qui n’en furent pas expulsés, le Paris haussmannien devint une ville bien plus saine ; la meilleure circulation de l’air et de l’eau et l’exposition au soleil réduisirent les risques d’épidémies, tout comme les meilleures conditions de circulation des biens et de la main-d’œuvre (d’une main-d’œuvre, qui plus est, en meilleure santé) augmentèrent le dynamisme économique de la ville. La logique utilitariste et productiviste et les performances commerciales allaient donc de pair avec les considérations stratégiques et sanitaires.
> > [!cite] Note
> Quel est la limite de cette vision, il faut ralentir sur les victoires sanitaire pour ne pas se faire uniformiser ? Ou laisser l'uniformisation s'installer et améliorer nos vies pour après militer ? Existe il un moment où la santé et l'irrégularité seront de paires ?
> [!information] Page 111
Comme ce fut le cas des entreprises autoritaires de modernisation, les préférences politiques de l’Empereur prirent parfois le dessus sur des considérations plus directement militaires ou fonctionnelles. Les rues rectilignes purent certes grandement faciliter la mobilisation des troupes contre les insurgés, mais elles durent aussi être ornées d’élégantes façades et se terminer par des bâtiments imposants conçus de façon à impressionner les visiteurs28. Si les immeubles modernes et uniformes construits le long des nouveaux boulevards pouvaient laisser imaginer des logements plus salubres, il n’y avait en réalité souvent pas grand-chose derrière les façades. Les règlements de zonage s’en tenaient presque exclusivement aux surfaces visibles des bâtiments et derrière, les promoteurs pouvaient construire des appartements exigus et dépourvus de voies d’aération, ce qu’un grand nombre d’entre eux firent effectivement29.
#### La création des patronymes
> [!information] Page 115
Comme les patronymes permanents furent en grande partie un projet de lisibilité officielle, ils firent d’abord leur apparition dans les sociétés aux États précoces. La Chine fournit ici un exemple éloquent39. À partir du IVe siècle avant notre ère environ (le calendrier exact et le degré des réformes font l’objet de désaccords), la dynastie Qin commença très vraisemblablement à imposer des noms de famille à la plus grande partie de sa population et à dénombrer les habitants à des fins fiscales, pour les besoins du travail forcé et en vue de la conscription40. Cette initiative fut peut-être à l’origine du terme « laobaixing », qui signifie littéralement « les cent patronymes antiques », ce qui dans la Chine moderne signifie « le commun des mortels ».
> [!information] Page 116
Au moins jusqu’au XIVe siècle, la grande majorité des Européens n’avaient pas de patronymes permanents43. Un individu possédait en général pour tout nom son prénom, qui suffisait à l’identifier localement. Si une information supplémentaire était nécessaire, une seconde désignation pouvait être ajoutée, indiquant son métier (en anglais, smith \[forgeron\] ou baker \[boulanger\]), sa situation géographique (hill \[colline\], edgewood \[orée du bois\]), le prénom de son père ou un trait personnel (short \[petit\], strong \[fort\]). Ces désignations secondaires n’étaient pas des noms de famille permanents ; elles ne survivaient pas à ceux qui les portaient, sauf s’il se trouvait, par exemple, que le fils d’un boulanger entreprenne la même carrière que son père et reçoive de ce fait la même seconde appellation.
> [!information] Page 118
Dans le reste de la population mâle, la pratique commune d’utiliser le lien du père au fils à des fins d’identification prévalait46. Ainsi, le fils de William Robertson pouvait s’appeler Thomas Williamson (fils de William), et le fils de Thomas, quant à lui, pouvait s’appeler Henry Thompson (fils de Thomas). Notons que le nom du petit-fils n’indiquait en rien l’identité de son grand-père, ce qui compliquait la détermination de la généalogie à la seule aune des noms. Un grand nombre de patronymes d’Europe du Nord, qui sont aujourd’hui devenus permanents, portent encore la marque, comme un insecte figé dans l’ambre, de leur ancienne vocation à désigner l’identité du père d’un individu (Fitz-, O’-, -sen, -son, -s, Mac-, -vitch)47.
> [!information] Page 118
Lors de leur création, les noms de famille répondaient à une logique locale qui leur était propre : John qui était meunier \[mill\] devenait John Miller ; John qui fabriquait des roues de charrette devenait John Wheelwright \[fabriquant de roues\] ; John de petite taille devenait John Short \[petit\]. Pour les descendants mâles qui conservèrent ces patronymes, quelle qu’ait été leur profession ou leur stature, les noms acquirent par la suite un caractère arbitraire.
> [!information] Page 121
On confia à chaque administrateur local une liste de patronymes suffisante pour sa circonscription, « en prenant soin que la distribution soit faite par lettres \[de l’alphabet\]55 ». En pratique, chaque ville reçut un certain nombre de pages du catalogo (organisé par ordre alphabétique), avec pour résultat que dans des villes entières les patronymes commençaient par la même lettre. Là où la migration interne a été faible au cours des cent cinquante dernières années, les traces de cette réforme administrative sont encore bien visibles : « Par exemple, dans la région de Bicol, l’alphabet entier se déploie comme une guirlande dans les provinces d’Albay, de Sorsogon et des Cataduanes, qui étaient en 1849 sous l’unique juridiction d’Albay. On commence avec la lettre A dans la capitale de la province, puis les lettres B et C dans les villes côtières au-delà de Tabaco et Tiwi. En faisant demi-tour et en suivant la côte de Sorsoro, on progresse des lettres E à L, puis M en descendant la vallée d’Iraya à Daraga. On arrive à S à Polangui et Libon, et on finit l’alphabet avec un tour rapide autour de l’île des Catanduanes56. »
> [!information] Page 122
Le coût exorbitant de l’assignation de patronymes à l’ensemble de la population et de l’établissement de listes complètes et individualisées de contribuables (dont la mise au point pouvait coûter quelque vingt mille pesos) était justifié par la prévision selon laquelle la liste permettrait d’augmenter les revenus de l’État de cent ou deux cent mille pesos par an.
> [!approfondir] Page 122
Que se serait-il passé si les Philippins avaient décidé d’ignorer leurs nouveaux patronymes ? La possibilité avait traversé l’esprit de Claveria et il prit un certain nombre de mesures afin de s’assurer que ce ne soit pas le cas. Les instituteurs reçurent l’ordre d’interdire aux élèves d’utiliser entre eux tout nom autre que leur nom de famille officiellement enregistré. Ceux qui n’appliqueraient pas strictement cette règle seraient sanctionnés. De manière peut-être plus efficace étant donné le minuscule taux de scolarisation, une clause interdit aux prêtres et aux représentants civils et militaires d’accepter tout document, candidature, requête ou acte n’utilisant pas les patronymes officiels. Tout document employant d’autres noms devait être considéré comme nul et non avenu.
#### Le décret instituant une langue officielle standardisée
> [!accord] Page 125
Une langue distincte constitue d’ailleurs une base bien plus forte sur laquelle asseoir l’indépendance qu’un schéma complexe d’occupation résidentielle. Une langue est aussi porteuse d’une histoire, d’une sensibilité culturelle, d’une littérature, d’une mythologie, d’un passé musical qui lui sont propres63
> [!approfondir] Page 125
Comme le suggère Eugen Weber dans le cas de la France, ce processus devrait probablement être perçu comme un phénomène de colonisation intérieure, par lequel différentes provinces extérieures (comme la Bretagne ou l’Occitanie) furent soumises linguistiquement et culturellement incorporées64.
> [!accord] Page 125
La campagne d’unification linguistique était promise à un certain succès car elle accompagnait l’expansion du pouvoir de l’État. À la fin du XIXe siècle, il était devenu impossible d’éviter l’État pour l’écrasante majorité de la population. Les requêtes, les procès, les documents scolaires, les candidatures et toute la correspondance avec l’administration devaient nécessairement être rédigés en français.
> [!accord] Page 126
C’est un immense transfert de pouvoir qui fut ainsi rendu possible. Ceux qui à la périphérie ne connaissaient pas le français furent réduits au silence et marginalisés. Ils avaient désormais besoin de guides s’ils voulaient saisir la nouvelle culture étatique, guides qui prirent la forme d’avocats, de notaires, d’instituteurs, de greffiers et de soldats65.
> [!approfondir] Page 126
Le français était perçu comme porteur d’une civilisation nationale : l’imposer n’avait pas simplement comme but de faire digérer le code Napoléon aux provinciaux ; il s’agissait aussi de leur apporter [[Voltaire]], Racine, les journaux parisiens et l’éducation nationale. Comme l’a écrit Weber de manière volontairement provocatrice : « On ne saurait exprimer plus clairement ce sentiment impérialiste : la francophonie fit ses premières conquêtes sur le sol national66. »
^c65316
#### La centralisation des transports
> [!accord] Page 127
La centralisation linguistique provoquée par l’imposition du français parisien comme standard officiel fut répliquée dans la centralisation des transports. Comme les nouvelles règles en matière linguistique firent de Paris le centre des communications, les nouveaux réseaux routiers et ferroviaires favorisèrent de plus en plus les mouvements de et vers Paris au détriment du trafic local ou interrégional.
> [!accord] Page 128
La similarité entre cette grille et celle d’une coupe de « tire et aire71 » de la forêt étatique bien gérée pensée par Colbert n’est pas accidentelle. Toutes deux furent imaginées afin de maximiser l’accès et de faciliter le contrôle par le centre. Le type de simplification en jeu était, une fois de plus, entièrement relatif au lieu. Pour un agent de l’État placé au centre, il était désormais bien plus facile d’aller de A à B en empruntant les nouvelles routes.
> [!information] Page 128
La force motrice à l’œuvre derrière cet esprit géométrique73 était et demeure jusqu’à aujourd’hui l’ingénieur du célèbre corps des Ponts et Chaussées74. Le directeur de l’École des Ponts et Chaussées, Victor Legrand, fut l’auteur de la belle idée75 des sept grandes lignes de jonction entre Paris et des points choisis de l’Atlantique à la Méditerranée. Son plan fut connu sous le nom d’Étoile Legrand et fut d’abord proposé pour les canaux, puis, avec un effet encore plus important, pour les voies ferrées (avec notamment la construction de la gare du Nord et de la gare de l’Est)76.
> [!accord] Page 130
L’invention, l’élaboration et le déploiement de ces abstractions représentent, comme l’a montré Charles Tilly, un gain de puissance considérable de l’État – un passage du tribut et du gouvernement indirect à l’impôt et au gouvernement direct. Le gouvernement indirect ne nécessitait qu’un appareil d’État minimal et s’appuyait sur les élites et communautés locales qui avaient intérêt à maintenir des ressources et des informations loin du centre. Le gouvernement direct a engendré des formes de résistance nouvelles et répétées et nécessité des négociations qui ont souvent limité les pouvoirs centralisateurs, mais il a pour la première fois permis aux agents de l’État d’acquérir un savoir direct sur, et une porte d’accès vers, une société auparavant opaque.
> [!approfondir] Page 131
Le pouvoir des techniques les plus avancées de gouvernement direct est tel qu’il découvre de nouvelles vérités sociales en même temps qu’il pratique une sorte de synthèse des faits sociaux connus. Le Center for Disease Control d’Atlanta constitue en cela un exemple frappant. Son réseau d’hôpitaux lui permit de « découvrir » – au sens épidémiologique du terme – des maladies jusqu’alors méconnues comme le syndrome de choc toxique, la légionellose et le sida. La schématisation de ce type de faits constitue une forme puissante de savoir étatique, permettant aux agents de l’État d’intervenir rapidement en cas d’épidémie, de comprendre les tendances économiques qui ont un grand impact sur la santé publique, d’évaluer dans quelle mesure leurs politiques suscite l’effet escompté et de prendre des décisions politiques en pleine possession d’un grand nombre de données importantes78. Ces données permettent des interventions ciblées, dont certaines peuvent sauver des vies.
> > [!cite] Note
> Voilà toute la question de fond. Est ce que pour contrer l'état on doit faire se genre de sacrifice. Et les appliquer plus tard, ou à l'inverse faciliter ce genre de choses, rendre la vie agréable et mener la lutte plus tard. Il y a des centralisation libératrice et il ne faudrais pas les occulter
> [!accord] Page 131
Les techniques imaginées en vue d’augmenter la lisibilité d’une société au profit de ses dirigeants sont devenues bien plus sophistiquées, mais les motivations politiques qui les sous-tendent n’ont guère changé. Appropriation, contrôle et manipulation – dans un sens non péjoratif – en demeurent les principales. Imaginons un État qui ne disposerait d’aucun moyen fiable de compter ni de localiser sa population, d’évaluer ses richesses ni de représenter son territoire, ses ressources et l’implantation de ses habitants ; il s’agirait d’un État dont les interventions sur cette société seraient nécessairement approximatives. Une société relativement opaque au regard de l’État est de ce fait protégée de certaines formes d’interventions ciblées, qu’elles soient favorablement accueillies (campagnes de vaccination universelle) ou douloureusement vécues (impôt sur le revenu). Les interventions qu’elle subit passent traditionnellement par des relais locaux qui connaissent la société de l’intérieur et se montrent souvent prompts à servir également leurs propres intérêts au passage. Sans cette médiation – et souvent même avec elle –, l’action de l’État a de grandes chances de se révéler inepte et de passer largement au-dessus ou en dessous de ses objectifs.
> > [!cite] Note
> D'où le fait d'avoir des savoir et réseaux locaux fonxtionel en dehors de l'état. L'état ne peux pas venir et appliquer sa politique. Aucun soucis les locaux s'en charge. Émancipation et soin de la populations peuvent ainsi se mettre en place
> [!accord] Page 132
Dès lors, une société illisible constitue un frein à l’intervention efficace de l’État, que le but de cette intervention consiste à piller ou à assurer le bien-être public. Tant que l’intérêt de l’État se limite principalement à l’accaparement de quelques tonnes de céréales et à la levée de quelques conscrits, son ignorance peut ne pas lui être fatale. Si toutefois son objectif nécessite de changer les habitudes quotidiennes (en termes d’hygiène ou de pratiques sanitaires) ou les performances au travail (qualité du travail ou maintenance des machines) de ses citoyens, une telle ignorance peut s’avérer paralysante. Une société entièrement lisible élimine les monopoles d’information locaux et crée une sorte de transparence nationale à travers l’uniformité des codes, des identités, des statistiques, des règlements et des unités de mesure. Dans le même temps, elle risque de créer de nouveaux avantages statutaires au profit de ceux qui sont au sommet et possèdent le savoir et l’accès leur permettant de déchiffrer facilement les nouvelles règles mises en place par l’État
> [!information] Page 132
Les interventions discriminantes rendues possibles par une société lisible peuvent bien sûr aussi s’avérer fatales. Un exemple tragique de cela nous est fourni par une carte produite par l’Office municipal des statistiques d’Amsterdam, alors sous occupation nazie, en mai 1941 (illustration 13)79. Avec les listes de résidents, la carte a servi de représentation synoptique facilitant la traque de la population juive de la ville et conduisant à la déportation de 65 000 personnes. La carte est intitulée « La Distribution des juifs dans la municipalité ». Chaque point représente dix personnes juives, faisant immédiatement ressortir les quartiers à forte population juive. La carte fut compilée à partir d’informations obtenues après l’ordre donné aux personnes d’origine juive de s’enregistrer, mais aussi à partir du registre de la population (« extraordinairement complet aux Pays-Bas80 ») et du registre du commerce. Si l’on réfléchit ne serait-ce qu’un instant aux types d’informations détaillées sur les noms, les adresses et les origines ethniques (peut-être déterminées à partir des noms dans le registre de la population ou obtenues à partir des déclarations) et à l’exactitude cartographique nécessaire à la production de cette représentation statistique, la contribution de la lisibilité au pouvoir de l’État est évidente.
> [!accord] Page 133
Bien sûr, les autorités nazies ont ajouté à l’exercice sa finalité meurtrière, mais c’est la lisibilité produite par les autorités néerlandaises qui a fourni les moyens de sa mise en œuvre efficace81. Il faut insister sur le fait que cette lisibilité ne fait qu’amplifier la capacité de l’État à organiser des interventions ciblées – capacité qui aurait en principe tout autant pu être déployée afin de nourrir les juifs qu’afin de les déporter
> > [!cite] Note
> C'est important de garder en tête que l'état peut varier de l'extrême gauche à l'extrême droite, dans les mains de l'extrême droite, les outils mit en place deviennent de vrai armes...
> [!information] Page 135
Le terme de « simplification » est de fait employé en deux sens spécifiques. D’abord, le savoir dont un agent a besoin doit lui fournir une vue synoptique de l’ensemble et être présenté en termes reproductibles dans un grand nombre de cas. En ce sens, ces données perdent leur particularité et réapparaissent sous une forme schématique ou simplifiée comme appartenant à une catégorie de données84. Ensuite, en un sens étroitement lié au premier, le regroupement de données synoptiques entraîne nécessairement l’écrasement ou la mise à l’écart de distinctions qui pourraient par ailleurs être pertinentes.
> [!accord] Page 135
Prenons le cas des simplifications concernant l’emploi. Les vies professionnelles de nombreuses personnes sont extrêmement complexes et susceptibles de changer d’un jour à l’autre. Néanmoins, pour les besoins des statistiques officielles, « occuper un emploi rémunéré » est une donnée simplifiée : on occupe ou l’on n’occupe pas un emploi rémunéré. D’autre part, les caractérisations disponibles de nombreuses vies professionnelles atypiques sont drastiquement restreintes par les catégories employées dans les statistiques agrégées85. Ceux et celles qui compilent et interprètent ces dernières comprennent que leurs catégories comportent une certaine qualité fictive et arbitraire et dissimulent tout un ensemble de variations problématiques.
> [!accord] Page 136
Une fois adoptées, cependant, ces catégories fines opèrent inévitablement comme si tous les cas classés ensemble étaient de fait homogènes et uniformes. Tous les Normalbaüme d’une catégorie de taille donnée sont identiques, tous les sols au sein d’une catégorie de sols sont statistiquement identiques, tous les ouvriers de l’automobile (si l’on classe par type d’industrie) sont similaires, tous les catholiques (si l’on classe par appartenance religieuse) sont similaires. Comme le fait remarquer Theodore Porter dans son étude sur l’objectivité mécanique, il existe « une forte incitation à préférer des mesures précises et normalisables à celles qui sont très exactes », dans la mesure où la précision est insignifiante si une procédure identique ne peut être reproduite ailleurs de manière fiable86.
> [!accord] Page 136
L’objectif utopique, immanent et perpétuellement contrarié de l’État moderne consiste ainsi à transformer la réalité sociale turbulente, chaotique et constamment changeante au-dessous de lui en la réduisant à quelque chose qui s’apparentera davantage à la grille de lecture administrative de ses observations. Une grande partie de la construction étatique de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles fut consacrée à ce projet. « Dans la période d’évolution du tribut à la taxe, du gouvernement indirect au gouvernement direct, de la subordination à l’assimilation », remarque Tilly, « les États travaillèrent généralement à homogénéiser leurs populations et mirent fin à leur fragmentation en imposant la communauté de langue, de religion, de monnaie et de système légal, aussi bien qu’en promouvant des systèmes d’échange, de transports et de communication reliés entre eux87. »
> [!accord] Page 137
L’aspiration à une telle uniformité et à un tel ordre nous alerte en tout cas sur le fait que la gouvernance moderne est largement assimilable à un projet de colonisation interne, souvent présenté, comme il l’est dans la rhétorique impérialiste, comme une « mission civilisatrice ». Les bâtisseurs de l’État-nation moderne ne se contentent pas d’observer, de décrire et de cartographier, ils veulent donner une forme à un peuple et à un paysage correspondant à leurs techniques d’observation90.
> [!accord] Page 137
Plus une population ou un espace social est statique, standardisé.e et uniforme, plus elle ou il est lisible, et plus elle ou il se prête aux techniques des agents de l’État. Mon propos consiste ici à dire que de nombreuses activités de l’État visent à transformer la population, l’espace et la nature placés sous leur juridiction en systèmes clos ne réservant pas de surprises et susceptibles d’être observés et contrôlés.
> [!approfondir] Page 138
Les agents publics sont souvent en mesure d’imposer leurs catégories et leurs simplifications car l’État est l’institution la mieux à même d’insister sur le fait que les individus doivent être abordés selon ses propres schémas. Ainsi, des catégories qui peuvent avoir débuté comme les inventions artificielles de géomètres en charge du cadastre, de recenseurs, de juges ou d’officiers de police peuvent devenir les catégories organisant la vie quotidienne des gens précisément parce qu’elles sont ancrées dans des institutions créées par l’État qui structurent cette expérience92. Le plan économique, le plan d’arpentage, le registre de propriété, le plan de gestion sylvicole, les classifications d’ethnicités, le livret de famille, le casier judiciaire et la carte des frontières politiques tirent leur force du fait que ces données synoptiques sont les points de départ de la réalité telle que les agents de l’État l’appréhendent et la modèlent.
## Visions transformatrices
### Le haut-modernisme autoritaire
> [!accord] Page 155
Exemple après exemple, toutefois, nous avons pu remarquer le pouvoir des cartes à aller au-delà de la simple synthèse et à transformer les faits qu’elles représentent. Ce pouvoir transformateur n’est bien sûr pas détenu par la carte elle-même, mais par ceux ou celles qui décident du type de projection cartographique employé2. Une entreprise privée cherchant à maximiser les rapports ou la production du bois de coupe, ou les profits qu’elle en retire, réalisera une cartographie de son monde selon cette logique et utilisera tout son pouvoir à faire en sorte que la logique de sa carte s’impose. L’État n’a pas le monopole des simplifications utilitaristes. A minima, il revendique toutefois un monopole de l’usage légitime de la force. C’est certainement la raison pour laquelle, du XVIIe siècle à nos jours, les cartes les plus transformatrices ont été celles qui furent inventées et mises en application par l’institution la plus puissante de la société : l’État lui-même.
> [!information] Page 156
Le terme de « haut-modernisme » décrit bien cette aspiration3. La foi qu’il incarne fut partagée par beaucoup à travers un large spectre d’idéologies politiques. Ses principaux propagateurs et adeptes furent une avant-garde d’ingénieurs, de planificateurs, de technocrates, d’administrateurs de haut rang, d’architectes, de scientifiques et de visionnaires. Si l’on imaginait un Panthéon ou un Hall of Fame des figures du haut-modernisme, il abriterait très certainement des noms tels que Saint-Simon, Le Corbusier, Walther Rathenau, Robert McNamara, Robert Moses, Jean Monnet, le Shah d’Iran, David Lilienthal, Vladimir I. [[Lénine]], Léon Trotski ou Julius Nyerere4. Tous imaginèrent une ingénierie globale et rationnelle recouvrant tous les aspects de la vie sociale afin d’améliorer la condition humaine. En tant que croyance, le haut-modernisme n’était ainsi pas l’apanage d’une quelconque tendance politique
> [!information] Page 156
Nous reviendrons plus bas sur les prémices du haut-modernisme. Il est important de souligner ici qu’un grand nombre des désastres initiés par les États au XXe siècle furent le fait de dirigeants qui avaient conçu des projets pourtant grandioses et utopiques pour leurs sociétés. Il existe une forme d’utopisme haut-moderniste de droite, dont le nazisme est sans doute le meilleur exemple5. L’ingénierie sociale massive pratiquée en Afrique du Sud, les plans de modernisation du Shah en Iran, la villagisation au Vietnam ainsi que certains projets de développement pharaoniques précédant de peu la décolonisation (comme celui de la Gézira, au Soudan) s’inscrivent tous dans cette catégorie6. On ne peut pourtant nier que la majeure partie de l’ingénierie sociale massive pratiquée par l’État au cours du XXe siècle ait été le fait d’élites progressistes, voire révolutionnaires. Comment l’expliquer ?
> > [!cite] Note
> L'enfer est pavé de bonne intention
> [!accord] Page 157
Là où les choses se gâtent, c’est lorsque la vision utopique est portée par des élites dirigeantes qui ne cherchent en aucune manière à promouvoir la démocratie ou les droits civiques et sont dès lors enclines à employer le pouvoir d’État sans aucune limite afin de faire advenir cette vision.
> [!information] Page 157
Dès lors, qu’est-ce que le haut-modernisme ? La meilleure manière de cerner la notion est de la décrire comme une version forte (on pourrait même dire musclée) de la foi dans le progrès scientifique et technique associé à l’industrialisation, en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord entre, en gros, 1830 et la Première Guerre mondiale. En son cœur se trouve une confiance absolue en la possibilité de faire advenir un progrès linéaire et continu, le développement des savoirs scientifiques et techniques, la croissance économique, la planification rationnelle de l’ordre social, la satisfaction croissante des besoins humains et, surtout, un contrôle de plus en plus accru sur la nature (y compris \[de\] la nature humaine) à mesure qu’augmenterait la compréhension scientifique des lois naturelles10.
> [!approfondir] Page 158
Une personne âgée, disons, de soixante ans et vivant à Manchester, aurait au cours de sa vie été témoin d’une révolution dans la production du coton et des textiles laineux, du développement du système manufacturier, de l’usage du moteur à vapeur et d’autres mécanismes de production nouveaux tout aussi extraordinaires, d’avancées spectaculaires dans les domaines de la métallurgie et du transport (en particulier les voies ferrées) et de l’apparition de biens de consommation peu onéreux et produits en masse. Avec les progrès impressionnants de la chimie, de la physique, de la médecine, des mathématiques et de l’ingénierie, une personne prêtant une attention ne serait-ce que distraite au monde de la science aurait presque pu s’attendre à une suite ininterrompue de nouvelles merveilles (tels que le moteur à combustion interne ou l’électricité). Les transformations sans précédent du XIXe siècle ont certes appauvri et marginalisé un grand nombre de gens, mais ceux-ci reconnaissaient quand même qu’il se passait alors quelque chose de révolutionnaire. Tout cela peut paraître bien naïf aujourd’hui, car nous portons un regard bien plus dessillé sur les limites et les coûts des progrès technologiques et avons développé une sorte de scepticisme postmoderne vis-à-vis de tous les discours totalisants. Cette sensibilité nouvelle ignore pourtant le degré auquel les présupposés modernistes dominent nos vies, tout comme l’immense enthousiasme et l’hybris révolutionnaire qui étaient au cœur du haut-modernisme.
#### La découverte de la société
> [!approfondir] Page 160
Tandis que les usines et les forêts pouvaient être planifiées par des entrepreneurs privés, l’ambition de l’ingénierie appliquée à des sociétés entières émana presque exclusivement de l’État-nation.
> [!information] Page 160
Cette nouvelle conception du rôle de l’État représenta une transformation fondamentale. Auparavant, les activités étatiques s’étaient limitées à ce qui contribuait au pouvoir et à la richesse du souverain, comme l’illustrent les exemples de la foresterie scientifique et des sciences camérales. L’idée que l’une des raisons d’être de l’État puisse être l’amélioration des conditions de tous les membres de la société – de leur santé, de leur éducation et de leurs aptitudes, de leur longévité, de leur productivité et de leur moralité ainsi que de leur vie familiale – était tout à fait nouvelle16.
> [!accord] Page 161
Les données statistiques se muèrent en lois sociales. Il n’y avait ensuite plus qu’un petit pas à faire pour passer d’une description simplifiée de la société à sa refonte et sa manipulation, guidées par l’idée de son amélioration. Si l’on était capable de changer les contours de la nature afin de concevoir une forêt mieux adaptée, pourquoi ne pas changer les contours de la société dans le but de créer une population mieux adaptée ?
> [!accord] Page 161
La portée de ces interventions était quasiment infinie. La société devint un objet que l’État pouvait administrer et transformer dans le but de le perfectionner. Un État-nation progressiste pouvait concevoir sa société selon les standards techniques les plus avancés proposés par les nouvelles sciences morales. L’ordre social existant, que les États passés avaient plus ou moins tenu pour acquis et qui se reproduisait jusqu’alors sous l’œil attentif de l’État, fit pour la première fois l’objet d’une gestion active. Il devint possible d’imaginer une société artificielle, fabriquée, conçue non par la force des coutumes et des accidents de l’histoire, mais suivant des critères scientifiques conscients et rationnels. Le moindre recoin de l’ordre social était susceptible d’amélioration : hygiène personnelle, régime alimentaire, éducation des enfants, habitat, comportement, temps libre, structure familiale et, dans un domaine particulièrement inquiétant, matériel génétique de la population18.
> [!approfondir] Page 161
Les travailleurs pauvres furent souvent les premières cibles de la planification sociale scientifique19. Les projets d’amélioration de la vie quotidienne furent portés par des hommes et des femmes politiques progressistes en matière d’urbanisme et de santé publique et mis en œuvre sous forme de villes-usines modèles ou de nouveaux organismes d’aide sociale. Les sous-populations jugées défaillantes et de ce fait potentiellement menaçantes – les indigents, les vagabonds, les malades mentaux et les criminels – furent généralement l’objet des formes les plus intenses d’ingénierie sociale20.
> [!accord] Page 162
La nature non entretenue serait à ce jardin ce qu’une forêt non entretenue est à une forêt ayant fait l’objet d’une longue administration scientifique. Le jardin est l’une des tentatives de l’homme d’imposer à la nature ses propres principes d’ordre, d’utilité et de beauté21. Ce qui pousse dans un jardin est toujours un petit échantillon, soigneusement sélectionné, de ce qui pourrait y pousser.
> [!approfondir] Page 162
De même, les ingénieurs sociaux imaginent et entretiennent consciemment un ordre social des plus parfaits. Une croyance héritée des Lumières en la capacité humaine à l’auto-amélioration s’est transformée, graduellement, en une croyance en la perfectibilité de l’ordre social.
#### L’autorité radicale du haut-modernisme
> [!information] Page 163
Ce qui est important, c’est que, cette fois, nous allons obtenir que la science soit appliquée aux problèmes sociaux avec l’appui de toute la force de l’État tout comme la guerre a été ainsi soutenue dans le passé. C. S. Lewis, Cette hideuse puissance
> [!accord] Page 163
En tout premier lieu, le haut-modernisme implique une rupture radicale avec le passé et la tradition. Lorsque la pensée rationnelle et les lois scientifiques peuvent apporter une réponse unique à chaque question empirique, rien ne peut plus être tenu pour acquis. Toutes les habitudes et les pratiques humaines héritées et de ce fait non fondées sur un raisonnement scientifique – de la structure familiale et des modes de résidence aux valeurs morales et aux formes de production – devaient ainsi être réexaminées et repensées. Les structures du passé étaient en général le produit de mythes, de superstitions et de croyances religieuses. Dès lors, des modes de production et de vie sociale conçus scientifiquement ne pouvaient être que supérieurs à ces traditions héritées.
> [!approfondir] Page 163
Les fondements de cette perspective sont fortement autoritaires. Si un ordre social planifié vaut mieux que les strates contingentes et irrationnelles accumulées avec le temps et la pratique, deux conclusions s’ensuivent. Seuls ceux qui disposent du savoir scientifique nécessaire pour saisir et créer cet ordre social supérieur sont aptes à gouverner dans la nouvelle ère. De plus, ceux qui, du fait de leur ignorance rétrograde, refusent de se soumettre au plan scientifique, doivent être rééduqués afin de lui être utiles, ou bien ils seront balayés. Les versions fortes du haut-modernisme, telles celles de [[Lénine]] et de Le Corbusier, cultivaient une posture olympienne impitoyable envers les sujets de leurs interventions. Sous sa forme la plus radicale, le haut-modernisme a pu imaginer faire entièrement table rase et repartir de zéro24.
> [!accord] Page 165
Une fois encore, les implications autoritaires et étatistes de cette vision sont limpides. La dimension même des projets signifiait qu’à de rares exceptions près (comme les premiers canaux), ils nécessitaient d’énormes perfusions de fonds levés grâce aux impôts ou aux emprunts. Même si l’on aurait pu imaginer qu’ils soient financés sur fonds privés dans une économie capitaliste, ils nécessitaient en général une autorité publique forte capable de remettre en cause le droit de propriété, de déplacer des populations entières contre leur gré, de garantir les emprunts et obligations nécessaires et de coordonner le travail des nombreuses administrations impliquées.
> [!accord] Page 165
L’une des caractéristiques majeures des discours haut-modernistes et des discours étatiques s’en inspirant se trouve dans cette manière très prononcée de mettre en avant des images de progrès héroïque vers un futur totalement transformé27. Ce choix stratégique de privilégier le futur est lourd de conséquences. Plus le futur est susceptible d’être connu et réalisé, comme la foi dans le progrès encourage à le croire, moins ses avantages à venir sont pensés en intégrant une part d’incertitude. En conséquence, la plupart des haut-modernistes sont convaincus que la certitude d’un meilleur futur justifie les nombreux sacrifices à court terme qui se révéleront nécessaires pour y arriver28.
> [!approfondir] Page 167
Les élites qui fomentaient ces plans se représentaient elles-mêmes implicitement comme l’incarnation de l’érudition et des positions progressistes auxquelles leurs compatriotes auraient dû aspirer. Étant donné ces avantages idéologiques du haut-modernisme entendu comme forme de discours, il n’est guère surprenant que tant d’élites postcoloniales aient pu défiler sous son étendard30.
> [!approfondir] Page 167
Du point de vue des haut-modernistes du XIXe siècle, la domination scientifique de la nature (y compris la nature humaine) était perçue comme émancipatrice. Elle « promettait de libérer du manque, du besoin et de l’arbitraire des calamités naturelles », comme le fait observer [[David Harvey]]. « Le développement de formes rationnelles d’organisation sociale et de modes rationnels de pensée promettait de libérer de l’irrationalité des mythes, de la religion, de la superstition, il promettait de mettre fin à l’arbitraire du pouvoir et d’éliminer la face obscure de la nature humaine31. »
^ea9955
> [!accord] Page 168
Avant de nous tourner vers les versions ultérieures du haut-modernisme, il nous faut nous souvenir de deux éléments importants concernant ces précurseurs du XIXe siècle : d’abord, toutes les interventions haut-modernistes ou presque furent entreprises au nom et avec le soutien de citoyens en quête d’assistance et de protection. En second lieu, nous sommes tous les bénéficiaires, d’innombrables manières, de ces différents projets haut-modernistes.
> > [!cite] Note
> On est pas occidental innocemment
#### Le haut-modernisme au XXe siècle
> [!accord] Page 169
Révolutions et colonialisme offrirent toutefois des terrains favorables au haut-modernisme pour des raisons différentes. Les régimes révolutionnaires et les régimes coloniaux étaient dotés d’un degré inhabituel de pouvoir. L’État révolutionnaire vainqueur de l’ancien régime reçut souvent le mandat de ses partisans de refaire la société à son image et faisait face à une société civile abattue dont la capacité de résistance active se trouvait limitée33. L’extraordinaire espoir traditionnellement suscité par les mouvements révolutionnaires donnait un élan supplémentaire aux aspirations haut-modernistes. Quant aux régimes coloniaux, en particulier tardifs, ils fournirent souvent les sites d’expériences de grande ampleur en matière d’ingénierie sociale34. L’idéologie du « colonialisme social » combinée au pouvoir autoritaire inhérent au gouvernement colonial encouragea ces projets ambitieux visant à refaçonner les sociétés autochtones.
> [!approfondir] Page 170
La foi de Rathenau en un haut degré de planification et en la rationalisation de la production était profondément ancrée dans la rencontre intellectuelle, à l’époque en plein essor, entre les lois physiques de la thermodynamique et les nouvelles sciences appliquées du travail. Un grand nombre de spécialistes, animés par une forme de « productivisme » étroit et matérialiste, traitaient le travail humain comme un système mécanique susceptible d’être décomposé en unités de transferts d’énergie, de mouvement et de physique du travail. La simplification des tâches en un certain nombre de problèmes d’efficacité mécanique isolés inspirait directement la volonté de contrôler scientifiquement l’ensemble du processus de travail. Comme le souligne Anson Rabinbach, le matérialisme de la fin du XIXe siècle plaçait ainsi au centre de sa vision métaphysique une équivalence entre technologie et énergie physiologique38.
> [!accord] Page 171
L’aspect le plus remarquable de ces deux traditions est une fois encore le degré auquel elles furent suivies par des élites éduquées mais politiquement opposées les unes aux autres. Comme l’explique Rabinbach : « “Le taylorisme et la technocratie” étaient les mots-clés d’un idéalisme à trois branches : élimination de la crise économique et sociale ; expansion de la productivité grâce à la science ; réenchantement de la technologie. La vision de la société où les conflits sociaux seraient remplacés par des impératifs technologiques et scientifiques pouvait conduire aussi bien à une solution libérale que socialiste, autoritaire et même fasciste ou communiste. Bref, le productivisme était politiquement confus41. »
> [!accord] Page 171
L’attrait exercé par l’une ou l’autre version du productivisme sur la plus grande partie de la droite et du centre de l’échiquier politique tenait largement à la perception qu’il pourrait apporter une « solution » technologique à la lutte des classes. Si, comme ses défenseurs l’avançaient, il pouvait grandement augmenter le rendement des travailleurs, la politique de redistribution pourrait alors être remplacée par une forme de collaboration interclasses grâce à laquelle les profits et les salaires augmenteraient de concert. De l’autre côté, aux yeux d’une grande partie de la gauche, le productivisme promettait de remplacer le capitaliste par l’ingénieur ou par l’expert mandaté par l’État ou encore par le fonctionnaire. Il proposait également une solution optimale unique, sous forme de « bonnes pratiques », à tous les problèmes d’organisation du travail. Le résultat logique était une forme d’autoritarisme de la règle à calculer, dans l’intérêt supposé de tous42.
> [!information] Page 173
[[Lénine]] lui-même fut hautement impressionné par les résultats de la mobilisation industrielle allemande et considérait qu’elle avait montré comment la production pourrait être socialisée. De même qu’il croyait que [[Karl Marx|Marx]] avait découvert des lois sociales immuables similaires aux lois de Darwin sur l’évolution, il estimait que les nouvelles technologies de production de masse étaient des lois scientifiques et non des constructions sociales. Un mois à peine avant la révolution d’Octobre, il écrivit que la guerre avait « hâté si prodigieusement l’évolution du capitalisme, en faisant du capitalisme monopolistique un capitalisme monopolistique d’État, que ni le prolétariat ni la démocratie petite-bourgeoise révolutionnaire, ne peuvent se borner au cadre du capitalisme46 ». Lui et ses conseillers économiques s’inspirèrent directement des travaux de Rathenau et de Mollendorf afin de formuler leurs projets de développement de l’économie soviétique. Selon [[Lénine]], l’économie de guerre allemande était « ce qu’il y avait de mieux en matière de techniques de planification et d’organisation capitalistes modernes et à grande échelle » : il en fit le prototype d’une économie socialiste47.
> [!information] Page 173
[[Lénine]] comprit aussi très vite combien l’application du taylorisme dans les ateliers d’usine pourrait offrir d’avantages à un contrôle socialiste de la production. S’il avait par le passé dénoncé ces techniques, les décrivant comme « un système “scientifique” pour pressurer l’ouvrier », il était devenu, lorsque la révolution arriva, un partisan enthousiaste du contrôle systématique tel qu’il était pratiqué en Allemagne. Il vanta « les principes de discipline, d’organisation de collaboration harmonieuse sur la base de l’industrie moderne, mécanisée, du recensement et du contrôle le plus rigoureux48 ».
^664f40
> [!information] Page 174
Bien sûr, l’existence de cette zone d’autonomie s’est trouvée de plus en plus menacée, en particulier depuis que, sous l’influence de Mannheim, des sphères jusqu’alors privées sont devenues l’objet d’interventions publiques. Une grande partie du travail de [[Michel Foucault]] consiste ainsi à relever ces incursions dans les domaines de la santé, de la sexualité, des maladies mentales, du vagabondage, de l’hygiène, et à éclairer les stratégies qui les sous-tendent. Néanmoins, cette idée d’une sphère privée a permis de limiter les ambitions de nombreux haut-modernistes, soit directement, au niveau de leurs propres valeurs politiques, soit parce qu’ils avaient conscience que de telles incursions risquaient de provoquer des tempêtes politiques
### La ville haut-moderniste : une expérience et sa critique
#### Urbanisme total
> [!information] Page 185
Le Corbusier a proposé la présentation la plus complète de sa conception de l’architecture dans La Ville radieuse, publié en 1933 et réédité avec quelques changements mineurs en 19646. Ici comme ailleurs, ses idées sont d’une immodestie assumée. Tandis que E. F. Schumacher défend la vertu de la petite taille, Le Corbusier de son côté affirme l’inverse : « Big is beautiful. » Si l’on veut apprécier pleinement toute l’extravagance de sa pensée, le mieux est de regarder brièvement trois de ses plans.
> [!information] Page 186
Le Corbusier était entièrement insensible à l’environnement physique façonné par des siècles d’urbanisme. Il avait le plus grand mépris envers l’enchevêtrement, l’obscurité, le désordre, le surpeuplement et le caractère pestilentiel de Paris et des autres villes européennes au tournant du XXe siècle. Son mépris était en partie fondé sur des considérations fonctionnelles et scientifiques – une ville qui devait privilégier l’hygiène et la fluidité avait en effet sans doute besoin de détruire la majeure partie de ce dont elle avait hérité. Un autre versant de ce mépris était esthétique. Le Corbusier était visuellement offensé par le désordre et la confusion
> [!accord] Page 189
La ligne droite, l’angle droit et l’imposition de standards de construction internationaux constituaient autant d’avancées déterminées vers la simplification. L’étape la plus décisive fut peut-être l’insistance sans cesse répétée de Le Corbusier à voir ériger une séparation fonctionnelle stricte
> [!approfondir] Page 190
L’insistance de Le Corbusier à défendre un plan d’aménagement urbain au sein duquel chaque quartier avait une fonction unique est bien illustrée par sa toute première décision au moment où il prit en charge l’aménagement de Chandigarh, la seule ville qu’il construisit effectivement. Il remplaça les habitations qui avaient été prévues au centre-ville par une « acropole de monuments » sur un espace de quatre-vingt-dix hectares très éloigné des résidences23. Dans son Plan Voisin de Paris, il sépara ce qu’il appela la ville, où habiter, et le centre d’affaires, où travailler : ce sont là « deux fonctions distinctes, consécutives et non simultanées, représentant deux lieux distincts, classés24 ».
> [!accord] Page 191
La ségrégation des fonctions devait ainsi permettre au planificateur de penser avec plus de clarté et d’efficacité. Si l’une des fonctions des routes est de faire en sorte que les voitures puissent aller de A à B rapidement et de manière économique, il est alors possible de comparer deux plans de routes selon leur efficacité relative. Cette logique est éminemment raisonnable car c’est précisément ce que l’on a en tête lorsque l’on construit une route allant de A à B. Il faut toutefois noter que l’on ne parvient à atteindre cette clarté qu’en faisant abstraction des nombreuses autres fonctions que l’on pourrait attribuer à la route, comme celle d’offrir le loisir d’une promenade touristique présentant une certaine beauté esthétique ou un intérêt visuel, ou celle de permettre le transport de cargaisons lourdes.
> [!information] Page 192
Le tout premier des « principes d’urbanisme » de Le Corbusier, avant même la « mort de la rue », était « Le Plan : dictateur28 ». On pourrait difficilement exagérer l’insistance avec laquelle, tel Descartes, Le Corbusier voulait faire de la ville le reflet d’un plan unique et rationnel. Il vouait une grande admiration aux camps militaires et aux cités impériales romains du fait de la logique générale de leurs implantations. Il souligna aussi à plusieurs reprises le contraste entre la ville existante, produit du hasard historique, et la ville du futur, qui serait consciemment conçue du début à la fin selon des principes scientifiques
> [!accord] Page 194
La sagesse du plan écarte tous les obstacles sociaux : les autorités élues, les électeurs, la constitution et la structure institutionnelle. Nous sommes a minima en présence ici d’une dictature du planificateur, et approchons a maxima le culte du pouvoir et de la volonté acharnée qui rappelle l’imaginaire fasciste36. Au-delà de cet imaginaire, Le Corbusier se voyait bel et bien en génie technique et exigeait le pouvoir au nom des vérités qu’il détenait. Chez lui, la technocratie relevait de la croyance selon laquelle le problème humain de planification urbaine avait une solution unique, qu’un expert pouvait découvrir et faire appliquer. Laisser la politique et les négociations décider de telles questions techniques ne pouvait que mener à la mauvaise solution. Comme il existait une réponse vraie, unique, au problème de la planification de la ville moderne, aucun compromis n’était possible37
> > [!cite] Note
> C'est pas un peu la pensée de Jancovici ça ??
> [!information] Page 196
Convaincu que ses doctrines de planification urbaine exprimaient des vérités scientifiques universelles, Le Corbusier croyait naturellement que le public soutiendrait ses plans une fois qu’il en aurait compris la logique. Le premier manifeste des CIAM réclamait que les élèves des écoles primaires apprennent les principes élémentaires de l’habitat scientifique : l’importance de la lumière naturelle et du plein air pour la santé, les rudiments de l’électricité, de la chaleur, de la lumière et de l’acoustique, les bons principes de la conception des meubles, et ainsi de suite. Il s’agissait là de problèmes relevant de la science et non du goût : avec le temps, l’instruction formerait une population digne de l’architecte scientifique. Tandis que le forestier scientifique pouvait aller directement travailler dans la forêt et la transformer selon son plan, l’architecte scientifique devait d’abord former une nouvelle clientèle qui choisirait « librement » par la suite le type de vie urbaine que Le Corbusier avait conçu pour elle.
> > [!cite] Note
> Affects vs rationnel
> [!désaccord] Page 197
Le statut d’une personne se lit ainsi directement à partir de son éloignement vis-à-vis du centre. À l’instar de ce qui se passe dans une usine bien organisée, toutefois, chaque habitant de la ville ressentira la « fierté collective » d’une équipe d’ouvriers produisant un objet parfait. « L’ouvrier qui n’a exécuté qu’une pièce détachée saisit alors l’intérêt de son labeur ; les machines couvrant le sol des usines lui font percevoir la puissance, la clarté et le rendent solidaire d’une œuvre de perfection à laquelle son simple esprit n’aurait osé aspirer47. »
> [!information] Page 198
La ville de Le Corbusier était conçue en premier lieu comme un atelier de production. Les besoins humains y étaient scientifiquement définis par le planificateur. Le Corbusier n’imagina d’ailleurs à aucun moment que les sujets à l’intention desquels il produisait ses plans auraient pu avoir quelque chose d’utile à dire à leur sujet ou que leurs besoins auraient pu être pluriels plutôt que singuliers. Il était tellement préoccupé par l’efficacité qu’il traitait les courses et la préparation des repas comme des désagréments qui seraient pris en charge par des services centraux similaires à ceux que l’on propose dans les bons hôtels48. Si certaines surfaces étaient prévues afin de servir aux activités sociales, il resta quasiment silencieux sur les besoins sociaux et culturels réels des habitants
> [!approfondir] Page 199
Le Corbusier souligne ici que les fondateurs de la ville moderne devaient se tenir prêts à agir de manière implacable. Le second danger des taudis tenait à ce que, outre leur caractère bruyant, dangereux, poussiéreux, sombre et malsain, ils abritaient une potentielle menace révolutionnaire contre les autorités. Tout comme Haussmann avant lui, il comprit que des taudis bondés formaient et avaient toujours formé un obstacle à un travail de police efficace.
#### Brasília : la ville haut-moderniste (presque) construite
> [!information] Page 201
Brasília est probablement ce qui se rapproche le plus d’une ville haut-moderniste, construite plus ou moins selon les directives de Le Corbusier et des CIAM. Grâce à l’excellent ouvrage de James Holston, The Modernist City : An Anthropological Critique of Brasília59, il est possible d’analyser à la fois la logique du plan de Brasília et le degré de sa réalisation. L’analyse du glissement entre ce que Brasília signifiait pour ses instigateurs d’un côté et pour ses résidents de l’autre conduira ensuite à la critique acérée de l’urbanisme moderne proposée par Jane Jacobs.
> [!approfondir] Page 203
Si Brasília devait incarner le futur urbain du Brésil, qu’en était-il du passé et du présent urbains du pays ? De quoi la nouvelle capitale se voulait-elle précisément la négation ? Une grande partie de la réponse se trouve dans le deuxième principe de Le Corbusier pour un nouvel urbanisme : la « mort de la rue ». Brasília fut conçue de manière à éliminer la rue et les places comme lieux de la vie publique. Si le plan n’alla pas jusqu’à prévoir l’élimination de la vie de quartier et des sentiments d’appartenance qui en découlent à l’échelle du barrio, ces formes d’identification furent néanmoins également victimes de la nouvelle ville.
> [!information] Page 204
Au Brésil, la rue fournissait l’espace de la vie publique hors des lieux d’habitation généralement exigus65. L’expression familière pour dire « je vais en ville » y était « je vais dans la rue ».
> [!information] Page 205
La simplification fonctionnelle exige d’éliminer de Brasília la fonction de la place comme salle de réunion publique. Cette place est le centre symbolique de l’État : la seule activité qui se déroule alentour est celle des ministères. Alors que la vitalité des anciennes places reposait sur un mélange d’habitations, de commerces et d’administrations à proximité les uns des autres, les employés des ministères doivent rentrer en voiture jusqu’à leurs résidences, avant de se rendre dans les centres commerciaux, eux-mêmes séparés des zones résidentielles.
> [!approfondir] Page 206
Étant donné nos habitudes perceptives, ces espaces vides de la ville moderniste ne sont pas perçus comme des espaces publics accueillants, mais comme des lieux sans âme, démesurés, qu’il vaut mieux éviter66. Il est probable que ce plan avait pour but d’éliminer tous les lieux non autorisés où les rencontres informelles pouvaient avoir lieu et où les foules pouvaient se réunir spontanément. La dispersion et la ségrégation fonctionnelle eurent ainsi pour effet que tout rendez-vous nécessitait, justement, de se munir d’un plan.
> [!information] Page 206
Ainsi les problèmes habituels de spéculation foncière, d’arnaque aux loyers et d’inégalités liées à la propriété qui assaillent la plupart des planificateurs purent être évités. Comme chez Le Corbusier et Haussmann, une vision émancipatrice était ici à l’œuvre. Les meilleures et les plus récentes connaissances architecturales en matière d’assainissement, d’éducation, de santé et de loisirs furent incorporées au projet. Les vingt-cinq mètres carrés d’espaces verts par résident étaient à la hauteur de l’idéal promu par l’Unesco. Comme tout projet utopique, le plan de Brasília reflétait aussi les préférences sociales et politiques de son instigateur, Kubitschek. Tous les résidents auraient des habitations similaires, la seule différence se trouvant dans le nombre d’unités que chacun se verrait alloué. Suivant en cela les plans d’architectes progressistes européens et soviétiques, les urbanistes de Brasília regroupèrent les immeubles d’habitation en ce qu’ils nommèrent des superquadras afin de faciliter le développement de la vie collective. Chaque superquadra (environ 360 appartements, soit 1 500 à 2 500 résidents) disposait d’une crèche et d’une école élémentaire ; chaque regroupement de quatre superquadras était doté d’une école secondaire, d’un cinéma, d’un club social, d’infrastructures sportives et de commerces de détail.
> > [!cite] Note
> Ptin c'est ouf, c'est le genre d'idée que je proposerai... Comme quoi bien faire attention à la démocratie et surtout garder en tête : l'enfer est pavé de bonne intention
> [!information] Page 208
Le plan a bel et bien éliminé les bouchons mais, ce faisant, il a aussi éliminé la congestion familière et agréable du trafic piétonnier, ce que l’une des personnes citées par Holston considère comme relevant de la « convivialité sociale67 ».
> [!information] Page 208
Le terme brasilite – qui signifie peu ou prou infection ou inflammation due à la fréquentation de Brasília –, inventé par la première génération de résidents, rend bien compte du traumatisme vécu68. Renvoyant à un pseudo-état clinique, le terme connote le rejet de la standardisation et de l’anonymat de la vie dans la capitale brésilienne. « Ils emploient le terme brasilite pour parler de leur relation à un quotidien privé des plaisirs – distractions, conversations, flirts, petits rituels – de la vie en extérieur dans les autres villes du Brésil69. » Rencontrer quelqu’un à Brasília implique de se rendre à son domicile ou sur son lieu de travail. Même si l’on prend en compte le fait que Brasília est une capitale administrative, il n’en demeure pas moins qu’une forme d’anonymat grisâtre a été intégrée à la structure même de la capitale. La population ne dispose pas de ces petits espaces accessibles qu’elle pourrait s’accaparer et marquer du caractère de ses activités, comme elle l’a toujours fait à Rio ou São Paulo.
> [!information] Page 210
Dès le départ, pourtant, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Les grands concepteurs de la capitale travaillaient à l’avènement d’un nouveau Brésil et de nouveaux Brésiliens – ordonnés, modernes, efficaces et placés sous le joug de leur discipline. Mais leurs desseins furent contrecarrés par une population aux intérêts divergents et bien déterminée à les défendre. Il semblait aller de soi qu’une main-d’œuvre pléthorique (plus de 60 000 personnes) répondrait à l’appel, construirait la ville et la laisserait ensuite sans faire de vagues aux fonctionnaires auxquels elle était destinée. Or, bien que Kubitschek ait tout mis en œuvre afin que la construction de Brasília soit terminée le plus rapidement possible, le nombre d’ouvriers du bâtiment resta insuffisant. Et si la plupart des travailleurs accomplirent des heures supplémentaires, la population des sites de construction dépassa rapidement les capacités des logements temporaires prévus pour bâtir la « Ville libre ». Ils en vinrent donc rapidement à fabriquer des baraquements de fortune sur des terrains alentour. Et lorsque des familles entières émigrèrent à Brasília (ou décidèrent de venir y pratiquer l’agriculture), elles finirent parfois par se construire de véritables maisons
#### Le Corbusier à Chandigarh
> [!information] Page 213
Les plans de la nouvelle capitale du Punjab, Chandigarh, étaient à moitié terminés lorsque l’architecte en charge du projet, Matthew Nowicki, mourut soudainement77. Nehru, qui cherchait un successeur, invita Le Corbusier à terminer les plans et à superviser la construction. Le choix était dans la lignée des propres ambitions haut-modernistes de Nehru : il s’agissait de promouvoir les technologies modernes dans la nouvelle capitale afin de mettre en relief les valeurs que la nouvelle élite indienne voulait promouvoir78. Les modifications apportées par Le Corbusier au projet original de Nowicki et d’Albert Mayer allèrent toutes dans le sens du monumentalisme et de la linéarité.
#### Jane Jacobs, pourfendeuse de l’urbanisme haut-moderniste
> [!information] Page 214
Le livre de Jane Jacobs Déclin et survie des grandes villes américaines fut écrit en 1961 contre la vague de l’urbanisme moderniste et fonctionnel.
> [!information] Page 215
Pourquoi devrions-nous attendre, demande-t-elle, des environnements ou des arrangements sociaux construits et fonctionnant correctement qu’ils satisfassent aussi des notions purement visuelles d’ordre et de régularité ? Afin d’illustrer cette tension, elle prend l’exemple d’un nouvel ensemble résidentiel à East Harlem arborant, bien en évidence, une pelouse rectangulaire. La pelouse était généralement détestée des résidents. Elle était même vécue comme une insulte par celles et ceux qui avaient été relogés là contre leur gré et qui vivaient désormais parmi des étrangers dans une résidence où il était impossible d’acheter le journal ou de prendre une tasse de café, ou encore d’emprunter cinquante cents à un voisin85. L’ordre apparent de la pelouse était ressenti comme cruellement emblématique d’un désordre ressenti au plus profond de l’expérience des habitants.
> [!approfondir] Page 215
À ce niveau, on pourrait dire que Jacobs était une « fonctionnaliste », un mot dont l’emploi était comme on l’a vu banni du cabinet de Le Corbusier. Elle demandait : à quoi cette structure sert-elle, et le fait-elle correctement ? L’« ordre » d’une chose est déterminé par sa finalité et non par une perspective purement esthétique de son ordre en surface87. Au contraire, Le Corbusier semble avoir cru fermement que les formes les plus efficaces revêtiraient toujours une clarté et un ordre classiques. Les environnements physiques conçus et construits par Le Corbusier présentent, comme Brasília, une certaine harmonie d’ensemble et une simplicité de forme. La plupart, néanmoins, ont lourdement échoué en tant que lieux de vie ou de travail.
> [!information] Page 217
D’après Jacobs, c’est lorsque les planificateurs ont eu à leur disposition des techniques statistiques et des modèles d’entrées-sorties90 beaucoup plus sophistiqués qu’ils ont été incités à des prouesses urbanistiques telles que l’élimination de bidonvilles à grande échelle – ils étaient en effet désormais en mesure de calculer le budget et les besoins en termes de matériaux, d’espace, d’énergie et de moyens de transport nécessaires à la reconstruction des lieux
> > [!cite] Note
> La logique des flux et de l'optimisation ??
> [!information] Page 217
Les conditions nécessaires à la sûreté des rues tiennent à un partage clair entre le domaine public et le domaine privé, à un nombre important de personnes surveillant de temps en temps la rue (« des yeux dans la rue »), et à un passage presque continuel, important, venant renforcer la quantité d’« yeux en action92 ». Elle prend pour exemple un lieu où ces conditions sont réunies le quartier de North End à Boston. Les rues y voient un afflux de piétons tout au long de la journée du fait de la densité de supérettes, d’épiceries, de bars, de restaurants, de boulangeries et d’autres commerces. C’est un endroit où les gens viennent faire leurs courses, se promener, mais aussi regarder les autres faire leurs courses et se promener. Les commerçants sont directement intéressés par ce qui se passe sur le trottoir : ils connaissent un grand nombre de passants par leur nom, ils sont présents toute la journée et leurs affaires dépendent de la fréquentation du quartier. Ceux et celles qui viennent faire une course, boire ou manger quelque chose fournissent aussi des yeux dans la rue, tout comme les personnes âgées qui observent la rue depuis les fenêtres de leurs appartements. Peu de ces gens sont véritablement des amis, mais un grand nombre d’entre eux se connaissent de vue. Ce processus est puissamment cumulatif. Plus la rue est animée et fréquentée, plus elle devient intéressante à observer. Tous ces observateurs qui connaissent le quartier forment un réseau de surveillance bénévole et bien informé.
> [!approfondir] Page 218
Jacobs raconte un incident révélateur qui se déroula dans sa rue à usage mixte à Manhattan : un vieil homme sembla essayer de convaincre une petite fille de huit ou neuf ans de le suivre. Alors que Jacobs observait la scène depuis sa fenêtre du deuxième étage, se demandant si elle devait intervenir, la femme du boucher apparut sur le trottoir, ainsi que le charcutier, deux clients du bar, le fruitier, le serrurier, le blanchisseur, tandis que plusieurs autres personnes encore regardaient ostensiblement depuis leurs fenêtres, prêtes à intervenir en cas de tentative d’enlèvement. Aucun « gardien de la paix » n’apparut ni ne fut nécessaire93.
> [!accord] Page 219
L’analyse de Jacobs est ainsi importante pour l’attention qu’elle porte à la microsociologie de l’ordre public. Les agents de cet ordre sont tous des non-spécialistes dont ce n’est pas l’activité principale. Il n’existe pas ici d’organisation formelle publique ou privée en charge de l’ordre public – pas de policiers, d’agents de sécurité ou de préposés à la surveillance du voisinage, pas de réunions formelles ni d’élus. Au lieu de cela, l’ordre est inséré dans la logique de la pratique quotidienne. Qui plus est, selon Jacobs, les institutions publiques formelles en charge du maintien de l’ordre ne fonctionnent correctement que lorsqu’elles sont soutenues par cette riche vie publique informelle. Un espace urbain où les seuls agents maintenant l’ordre seraient les policiers serait un endroit très dangereux
> [!information] Page 221
Quelles sont les conditions de cette diversité ? Le facteur le plus important, selon Jacobs, est qu’un quartier fasse l’objet d’une diversité de fonctions primaires. Les rues et les pâtés de maisons devraient être courts afin d’éviter de créer de longs corridors pour les piétons et les commerces99. Dans l’idéal, les bâtiments sont également d’une grande variété d’âge et d’état de conservation, afin de rendre possible différents termes locatifs et les différents types d’usages qui s’y rapportent. De manière peu surprenante, chacune de ces conditions va à l’encontre d’une ou plusieurs des hypothèses de travail des urbanistes orthodoxes de l’époque : des quartiers à fonction unique, des rues longues et une certaine uniformité architecturale. Comme l’explique Jacobs, le mélange des fonctions primaires est certainement fortement corrélé à la diversité et à la densité
> [!approfondir] Page 223
On peut comparer cette perspective avec la plupart des éléments principaux de l’urbanisme haut-moderniste. Ici, les plans nécessitent des formes de simplification qui réduisent drastiquement les activités humaines jusqu’à une fonction unique étroitement définie. Dans la planification orthodoxe, ces simplifications sous-tendent la ségrégation fonctionnelle stricte entre lieu de travail et domicile et entre ces deux-là et les commerces. La question des transports est devenue, chez Le Corbusier et d’autres, un problème unidimensionnel se rapportant à la question de comment transporter les gens (en général dans des voitures) le plus rapidement et économiquement possible. Faire ses courses a été réduit à une question relative à la mise à disposition d’une surface au sol adéquate afin de permettre l’accès à un certain nombre de clients et de biens. La catégorie des loisirs elle-même est scindée en activités spécifiques et différenciée selon des espaces propres : terrains de jeux, pistes d’athlétisme, théâtres, et ainsi de suite.
> [!accord] Page 224
Selon Jacobs, la ville pensée comme un organisme social est une structure vivante, en changement constant et pleine de surprises. Ses interconnections sont si complexes et si mal comprises que la planification encourt toujours le risque de trancher sans le savoir dans son tissu vivant, endommageant ou tuant de ce fait des processus sociaux essentiels.
> [!information] Page 228
De petits pâtés de maisons sont par exemple préférables à de longs trottoirs car ils peuvent rassembler davantage d’activités en profitant des intersections. Il faut aussi éviter les grands dépôts de camions ou les stations-service qui rompent la fluidité de l’expérience des piétons. Il faut d’autre part s’efforcer de minimiser au maximum le nombre de grandes rues et de grands espaces ouverts intimidants qui constituent autant de barrières visuelles et physiques. Il y a une logique à l’œuvre ici, mais ce n’est pas une logique visuelle a priori, et ce n’est pas non plus une logique purement utilitaire au sens strict du terme. Il s’agit plutôt d’un standard d’évaluation fondé sur le degré auquel un arrangement donné répond aux besoins à la fois sociaux et pratiques des habitants de la ville, dans la mesure où ces besoins se révèlent dans les activités qu’ils mènent réellement.
> [!accord] Page 228
La diversité de la ville – source à la fois de sa valeur et de son magnétisme – est le résultat de l’action créatrice non planifiée d’un grand nombre de personnes et d’une longue pratique historique. La plupart des villes sont le résultat, le vector sum, d’un nombre incalculable de petites actions dans lesquelles on ne peut pas reconnaître d’intention d’ensemble.
> [!accord] Page 229
Observant les mêmes faits socio-historiques, Jacobs y voit au contraire autant de raisons d’en faire l’éloge : « Une cité est capable d’apporter quelque chose à tout le monde si, et seulement si, tout le monde contribue à sa création111. » Jacobs n’est pas une libertarienne adepte de la dérégulation, et elle perçoit très bien comment les capitalistes et les spéculateurs transforment bon gré mal gré la ville à leur avantage en usant de leur puissance commerciale et de leur influence politique.
> [!accord] Page 229
Tandis que le planificateur de Le Corbusier s’intéresse à la forme générale du paysage urbain et à son efficacité à mouvoir les gens d’un point à un autre, l’urbaniste de Jacobs laisse consciemment de la place à l’imprévu, au petit, à l’informel et même aux activités humaines non productives qui constituent la vitalité de la « ville vécue au quotidien ».
> [!accord] Page 229
Comme Jacobs le reconnaît, les quartiers animés et florissants qu’elle aime tant sont aussi victimes de leur succès. Certains quartiers ont été « colonisés » par les migrants urbains parce que leur valeur foncière était faible et, de ce fait, les loyers étaient bas. À mesure qu’il devient plus désirable de vivre dans un quartier, les loyers augmentent, les commerces changent, les nouvelles enseignes chassant souvent les pionniers qui avaient participé à la transformation du quartier. La ville est par nature en flux et en changement constant : un quartier florissant ne peut pas être figé ni préservé par les urbanistes.
> [!accord] Page 230
Aux yeux de Jacobs, l’évolution d’une ville ressemble à celle d’une langue. Une langue est la construction historique commune de millions de locuteurs. Si tous les locuteurs exercent un effet sur la trajectoire de la langue, le processus n’est pas particulièrement égalitaire. Les linguistes, les grammairiens et les éducateurs, dont certains voient leur action soutenue par l’État, exercent une grande influence. D’un autre côté, le processus n’est pas non plus particulièrement facilement exploitable par une dictature. En dépit de tentatives de mettre en place des formes de « planification centralisée », une langue (en particulier dans sa forme parlée de tous les jours) tend à poursuivre obstinément son chemin à la fois riche, coloré et polyvalent. De même, en dépit des tentatives des urbanistes de concevoir et de stabiliser la ville, celle-ci échappe à leur contrôle : elle est perpétuellement modifiée et réinventée par ses habitants113. Aussi bien dans le cas d’une grande ville que dans celui d’une langue riche, cette ouverture, cette plasticité et cette diversité permettent de répondre à une variété de fins sans limites – dont un grand nombre restent à inventer.
> [!accord] Page 232
Les quartiers robustes, comme les villes robustes, sont le produit de processus complexes qui ne peuvent pas être répliqués par le haut. Jacobs cite avec approbation l’urbaniste Stanley Tankel, l’un des rares à s’être élevé contre les destructions à grande échelle de bidonvilles, dans les termes suivants : « Il nous faudra beaucoup d’humilité pour aborder la seconde étape, car à l’heure actuelle nous avons vraiment trop tendance à confondre grands programmes immobiliers et grandes réussites sociales. Nous devrons admettre que la création d’une véritable communauté est hors de portée de qui que ce soit. Nous devrons apprendre à aimer les communautés existantes, car il est très difficile d’en former. “Occupez-vous des bâtiments mais laissez les gens tranquilles.” “Pas de relogement en dehors du quartier.” Voilà les slogans qu’il faut adopter si l’on veut que le logement \[social\] ait bonne presse parmi la population116. » En fait, la logique politique de la position de Jacobs consiste à soutenir que, si l’urbaniste est incapable de créer de toutes pièces une communauté fonctionnant convenablement, une telle communauté peut, au sein de certaines limites, améliorer sa propre condition. Renversant la logique de la planification, elle explique comment un quartier raisonnablement robuste peut, dans un contexte démocratique, se battre afin de créer et de maintenir de bonnes écoles, des parcs fonctionnels, des services urbains fondamentaux et un habitat décent.
> > [!cite] Note
> On a pu observer sa pendant le covid, les quartier les plus pauvre mais les plus riches en communautés et lien sociale on réussi à former des groupes de résistance et d'entraide
### Le Parti révolutionnaire : un plan et un diagnostic
> [!information] Page 247
Le grand projet de [[Lénine]] de bâtir la révolution ressemblait grandement à celui de Le Corbusier concernant la ville moderne. Il s’agissait dans les deux cas de projets complexes qui devaient être confiés au professionnalisme et au savoir scientifique de cadres hautement formés disposa des pleins pouvoirs pour les mener à bien. Et tout comme Le Corbusier et [[Lénine]] partageaient une vision largement similaire du haut-modernisme, la perspective de Jane Jacobs était quant à elle partagée par Rosa Luxemburg et Alexandra Kollontaï, toutes deux sur ce point politiquement opposées à [[Lénine]]. À l’instar de Jacobs qui remit en cause la possibilité et le bien-fondé de la ville centralement planifiée, Luxemburg et Kollontaï dénoncèrent la possibilité et le bien-fondé d’une révolution planifiée en surplomb par le parti d’avant-garde.
#### Lénine, architecte et ingénieur de la révolution
> [!approfondir] Page 247
Si l’on en juge par ses principaux écrits, [[Lénine]] était un haut-moderniste convaincu. Les grandes lignes de sa pensée sont demeurées assez constantes et, qu’il écrivît sur la révolution, la planification industrielle, l’organisation de l’agriculture ou l’administration, il insistait toujours sur l’application d’une politique unitaire et scientifiquement informée, confiée à une intelligentsia bien formée et à laquelle il convenait d’obéir. Le [[Lénine]] de la pratique était bien sûr différent. Sa capacité à sentir l’humeur populaire lorsqu’il concevait la propagande bolchevik, à battre tactiquement en retraite quand cela semblait plus prudent, ou à frapper avec audace afin de prendre l’avantage, joua probablement un plus grand rôle que son haut-modernisme dans ses succès en tant que révolutionnaire. C’est néanmoins le [[Lénine]] haut-moderniste qui nous intéresse principalement ici.
> [!information] Page 248
[[Lénine]] lui-même en fit son livre de chevet, avant et même après sa conversion au marxisme : « Avant de connaître [[Karl Marx|Marx]], Engels et Plekhanov, c’est Tchernychevski qui a exercé sur moi l’influence principale, dominante, et cela a commencé par Que faire ?2 » L’idée selon laquelle un savoir supérieur, une instruction autoritaire et un projet social pourraient transformer la société traverse l’œuvre de Tchernychevski comme elle traversera plus tard celle de [[Lénine]].
> [!accord] Page 249
Le but du parti d’avant-garde est de former à la politique révolutionnaire des prolétaires bien disposés mais « en retard » afin de les intégrer à une armée qui pourra « utiliser toutes les manifestations de mécontentement, quelles qu’elles soient », et de mettre en place une armée révolutionnaire disciplinée5.
> [!accord] Page 249
Celui-ci avait bien sûr pleinement conscience du fait que le succès du projet révolutionnaire reposait sur une forme de militantisme populaire et de protestations spontanées. Toutefois, s’appuyer uniquement sur l’action populaire par le bas risquait de conduire à une action éparpillée et sporadique et dès lors susceptible d’être facilement matée par la police du tsar. Si l’on conçoit l’action populaire comme une forme de matériau politique incendiaire, le rôle du parti d’avant-garde consiste à concentrer cette charge explosive et à bien viser, en sorte que sa détonation fasse tomber le régime. Le parti d’avant-garde fournit « un travail qui justement tend à rapprocher et à fusionner en un tout la force destructive spontanée de la foule et la force destructive consciente de l’organisation des révolutionnaires6 ». Le parti est l’organe pensant de la révolution, permettant à la force brute des masses, qui autrement resterait diffuse, d’être utilisée efficacement.
> [!approfondir] Page 250
À l’encontre de ses adversaires de gauche (les économistes7) qui faisaient valoir que dix hommes sages pouvaient facilement être arrêtés par la police, alors que cent pauvres idiots (la foule révolutionnaire) ne pouvaient pas être stoppés, [[Lénine]] répondait : « Sans une “dizaine” de chefs capables (les esprits capables ne surgissent pas par centaines), éprouvés, professionnellement préparés et instruits par un long apprentissage, parfaitement d’accord entre eux, aucune classe de la société moderne ne peut mener résolument la lutte8. »
> [!accord] Page 251
La relation entre l’avant-garde et la base selon [[Lénine]] transparaît bien dans son emploi des termes « masse » ou « masses ». Si ces mots sont devenus communs dans le vocabulaire socialiste, ils comportent des implications importantes. Aucune expression ne renvoie mieux à l’image de quantité et de nombre sans ordre que le mot de « masses ». Une fois que la base est décrite de la sorte, il est clair que sa contribution au processus révolutionnaire sera limitée à son poids numérique et à la force brute qu’elle pourra déployer si elle est dirigée avec fermeté. Le terme suscite l’image d’une foule immense, informe, tournant en rond sans la moindre cohésion – sans histoire propre ni valeurs, sans plan d’action.
> [!approfondir] Page 252
Son autorité était fondée sur son intelligence scientifique. afin d’illustrer ce point, [[Lénine]] cite « les paroles profondément justes et significatives » de Karl Kautsky, selon lequel le prolétariat ne pouvait aspirer à « la conscience socialiste d’aujourd’hui » car celle-ci « ne \[pouvait\] surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique » à laquelle il n’avait pas accès12.
> > [!cite] Note
> Faut voir le contexte, mais à notre époque, où l'aliénation commence des l'école, je comprend cette take, même si il y a un profond mépris des affects et des modes de vies des gens
> [!information] Page 252
Le parti d’avant-garde est décrit comme conscient, scientifique et socialiste, au sens plein du mot, et il est opposé aux masses qui sont, par extension, inconscientes, préscientifiques et toujours menacées d’être pénétrées par les valeurs bourgeoises. L’avertissement sévère de [[Lénine]] contre l’indiscipline – « tout éloignement vis-à-vis de cette dernière \[l’idéologie socialiste\] entraîne un renforcement de l’idéologie bourgeoise14 » – implique que le contrôle étroit exercé par l’état-major constitue le seul contrepoids à la tendance d’une armée de conscrits susceptible de se disperser et de disparaître à tout moment.
> [!accord] Page 253
[[Lénine]] appelle ainsi de ses vœux une sorte de division du travail révolutionnaire, où les dirigeants posséderaient le monopole de la théorie avancée sans laquelle la révolution est impossible. À l’image des dirigeants d’entreprise et des ingénieurs qui conçoivent des plans de production rationnels, le parti d’avant-garde possède une compréhension scientifique de la théorie révolutionnaire qui le rend seul capable de guider la lutte prolétarienne pour l’émancipation dans son intégralité.
> > [!cite] Note
> Roh cette analogie
> [!approfondir] Page 253
Il est certainement tout à fait paradoxal que, dans Que faire ?, [[Lénine]] s’empare d’un sujet – la promotion de la révolution – inséparable de la colère et de la violence populaire et de la détermination de nouvelles fins politiques et qu’il le transforme en un discours sur la spécialisation technique, la hiérarchie et l’organisation efficace et prévisible de moyens. La politique disparaît miraculeusement des rangs révolutionnaires et est confiée à l’élite d’un parti d’avant-garde, un peu comme des ingénieurs peuvent discuter entre eux de la meilleure manière d’organiser la répartition des ateliers dans une usine. Le parti d’avant-garde est une machine à faire la révolution. La politique n’est pas bienvenue au sein du parti dans la mesure où la science de la rationalité de l’intelligentsia socialiste nécessite à la place une forme de subordination techniquement nécessaire, et où les décisions du parti ne sont pas subjectives ou fondées sur des valeurs mais plutôt objectives et de ce fait logiquement inévitables.
> [!accord] Page 255
C’est pourquoi il faut nous attacher principalement à élever les ouvriers au niveau des révolutionnaires, et non nous abaisser nous-mêmes au niveau même des « masses ouvrières », comme le veulent les économistes, et au niveau même de l’« ouvrier moyen », comme le veut \[le journal\] Svoboda17.
> [!désaccord] Page 255
Le dilemme pour le parti est donc le suivant : comment entraîner des révolutionnaires qui seront proches des ouvriers (et qui seront peut-être eux-mêmes d’anciens ouvriers), mais qui ne se laisseront pas absorber, contaminer et affaiblir par le sous-développement politique et culturel de ces mêmes ouvriers ?
> > [!cite] Note
> Perso je le prend pas en mode ils sont sous cultiver. Plutôt sur le côté aliéné, ne pas laisser l'alienation prendre le dessus, le pessismisme et le fatalisme. A quoi bon, je suis habituer maintenant à cette vie, j'ai plus l'impression que c'est cette critique qui est faite
> [!désaccord] Page 256
In fine, la conscience de classe est une vérité objective uniquement accessible à celles et ceux, idéologiquement éclairés, qui dirigent le parti d’avant-garde18.
> [!accord] Page 256
Il y a également une autre raison, contingente et particulière à la Russie, qui explique que [[Lénine]] ait pu insister de la sorte sur un groupe de révolutionnaires restreint, discipliné et secret. Ces derniers, après tout, devaient opérer sous un régime autoritaire, au nez et à la barbe de la police secrète tsariste. Après un commentaire favorable sur l’ouverture de la compétition pour les places au sein du parti social-démocrate allemand, où, du fait d’une certaine liberté politique et de la presse, toutes les données publiques concernant les candidats étaient connues, [[Lénine]] ajoute : « Essayez un peu de faire tenir ce tableau dans le cadre de notre autocratie19 ! » Là où un révolutionnaire doit dissimuler son identité sous peine d’être arrêté, les méthodes ouvertement démocratiques sont exclues
> [!information] Page 258
À de nombreuses occasions, [[Lénine]] et ses collègues prirent la menace de la contamination dans son acception littérale et employèrent des métaphores scientifiques empruntées à l’hygiène publique et à la théorie microbienne des maladies. Ils parlèrent ainsi de « bacilles petit-bourgeois » et d’« infection »22. L’usage de cette imagerie n’était pas complètement tiré par les cheveux car ils voulaient effectivement maintenir le parti dans un environnement aussi stérile et protégé des microbes que possible afin d’éviter qu’il attrape l’une des nombreuses maladies transmises à l’extérieur23.
> [!accord] Page 259
Si l’on considère avec [[Lénine]] le parti d’avant-garde comme une machine à faire la révolution, on voit que la relation qu’il entretient à la classe ouvrière n’est guère différente de celle existant entre un entrepreneur capitaliste et cette même classe ouvrière. Cette dernière est nécessaire à la production, ses membres doivent être formés et recevoir des instructions, et l’organisation efficace de leur travail doit être laissée à des spécialistes professionnels de la question. Bien sûr, les fins du révolutionnaire et du capitaliste sont extrêmement différentes, mais le problème des moyens auxquels tous deux sont confrontés est similaire et ils le résolvent également de manière similaire.
> [!information] Page 261
[[Lénine]] ne fut pas non plus le commandant en chef prescient capable de percevoir clairement la situation stratégique. En janvier 1917, soit un mois avant la révolution de février, il écrivit ainsi, plein de regrets : « Nous, les vieux, nous ne verrons peut-être pas les luttes décisives de la révolution imminente29. »
> [!information] Page 262
En termes de pratique révolutionnaire, [[Lénine]] souhaitait que les bolcheviks parviennent à former une structure de commandement et de contrôle resserrée et disciplinée. Dans les faits, ce fut exactement l’inverse qui se produisit. À une différence cruciale près, la révolution de 1917 était en tout point similaire à la révolution avortée de 1905. Des ouvriers révoltés prirent le contrôle des usines et du pouvoir municipal tandis que dans les campagnes, la paysannerie commença à s’emparer des terres et à attaquer l’aristocratie et les fonctionnaires des impôts. Aucune de ces activités, pas plus en 1905 qu’en 1917, ne fut l’œuvre des bolcheviks ni d’aucune autre avant-garde révolutionnaire. Les ouvriers, qui formèrent spontanément des soviets afin de diriger chaque usine en 1917, faisaient bien peu de cas des instructions envoyées par leur propre Comité exécutif des soviets, et encore moins de celles des bolcheviks. De leur côté, les paysans saisirent l’occasion créée par la vacance du pouvoir central afin de restaurer une forme de contrôle communal sur les terres et d’instituer leur conception locale de la justice. La plupart des paysans n’avaient jamais entendu parler des bolcheviks et n’envisageaient donc absolument pas d’agir sous leurs ordres.
> [!information] Page 263
Ce qui suivit dans les années précédant 1921 peut être au mieux décrit comme la reconquête de la Russie par l’État bolchevik naissant. Cette reconquête ne fut pas seulement une guerre civile contre les « Blancs », il s’agissait aussi d’une guerre contre les forces autonomes qui s’étaient emparées de pouvoirs locaux lors de la révolution32. Elle fut avant tout un long combat voué à détruire le pouvoir indépendant des soviets et à imposer aux travailleurs le travail à la pièce, le contrôle du travail et l’abrogation du droit de grève.
> [!information] Page 263
Dans les campagnes, l’État bolchevik imposa aussi progressivement un contrôle politique (à la place du pouvoir communal), un contrôle des livraisons de grains et, au bout du compte, il contraignit la paysannerie à la collectivisation33. Le processus de formation de l’État bolchevik entraîna une grande violence contre ses anciens bénéficiaires, comme en attestent les soulèvements de Cronstadt et de Tambov ainsi que la Makhnovtchina34 en Ukraine.
> [!accord] Page 265
Et parce que les choses se déroulent après tout effectivement d’une certaine manière, avec certaines causes et certains motifs qui rétrospectivement apparaissent clairement, il n’est guère surprenant que l’issue puisse parfois apparaître inévitable. Tout le monde oublie ensuite qu’il aurait pu en être autrement38. Et c’est ce processus d’oubli qui engendre peu à peu la naturalisation de la victoire révolutionnaire39.
> [!accord] Page 266
En premier lieu, [[Lénine]] ne laisse planer aucun doute sur le fait que l’emploi du pouvoir coercitif de l’État est le seul moyen de construire le socialisme. Il reconnaît ouvertement le besoin de recourir à la violence après la prise du pouvoir : « Le prolétariat a besoin du pouvoir de l’État, d’une organisation centralisée de la force, d’une organisation de la violence \[...\] pour diriger la grande masse de la population – paysannerie, petite bourgeoisie, semi-prolétaires – dans la “mise en place” de l’économie socialiste42. » Une fois encore, le marxisme apporte les idées et l’éducation qui seules façonnent un cerveau pour les masses ouvrières : « En éduquant le parti ouvrier, le marxisme éduque une avant-garde du prolétariat capable de prendre le pouvoir et de mener le peuple tout entier au socialisme, de diriger et d’organiser un régime nouveau, d’être l’éducateur, le guide et le chef de tous les travailleurs et exploités pour l’organisation de leur vie sociale, sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie43. » L’idée est bien que la vie sociale de la classe ouvrière peut être organisée soit par la bourgeoisie, soit par le parti d’avant-garde, mais jamais par les membres de la classe ouvrière eux-mêmes.
> [!approfondir] Page 267
[[Lénine]] présente une vision de la parfaite rationalité technique de la production moderne. Une fois que les « opérations simplifiées » correspondant à chaque segment de la division du travail telle qu’elle a été établie ont été acquises, il n’y a littéralement plus rien à discuter. La révolution évacue la bourgeoisie du pont du « paquebot », y installe le parti d’avant-garde et fait prendre au navire une nouvelle direction, mais les tâches du pléthorique équipage restent inchangées.
> [!approfondir] Page 269
Si l’on ne tient pas compte du fait que l’utopie de [[Lénine]] est plus égalitaire et se déroule dans le contexte de la dictature du prolétariat, les parallèles avec le haut-modernisme de Le Corbusier sont évidents. L’ordre social est conçu comme un bureau ou une usine – cadencé par « le ronron impeccable des machines » comme aurait dit Le Corbusier –, où chaque homme sera « discipliné dans ses rapports avec l’ensemble ». [[Lénine]] et Le Corbusier étaient loin d’être les seuls à partager cette vision, mais ils exercèrent tous deux une très grande influence. Ces parallèles nous rappellent à quel point une grande partie de la gauche socialiste, tout comme la droite, était fascinée par le modèle d’organisation industrielle moderne.
> > [!cite] Note
> Dans l'idée oui clairement, mais les finalités des projet étant tellement différent c'est compliquer quand même de les comparer.
> [!information] Page 269
Des utopies comparables, « rêve de socialisme autoritaire, militaire, égalitaire et bureaucratique admirant ouvertement les valeurs prussiennes », existent dans les textes de [[Karl Marx|Marx]], de Saint-Simon et dans la science-fiction à l’époque très populaire en Russie, en particulier la traduction d’Un Regard en arrière d’Edward Bellamy50. Le haut-modernisme était politiquement polymorphe : il pouvait apparaître sous toutes les couleurs politiques, y compris l’anarchisme.
> [!désaccord] Page 269
Ces textes condamnent de manière implacable la petite agriculture familiale et célèbrent des formes d’agriculture modernes gigantesques et hautement mécanisées. D’après [[Lénine]], il ne s’agissait pas simplement d’une question esthétique d’échelle mais d’une question d’inévitabilité historique. La différence entre l’agriculture familiale de faible niveau technologique et l’agriculture mécanisée à grande échelle reflétait précisément la différence entre les métiers à tisser manuels des artisans tisserands, d’une part, et les métiers à tisser mécaniques des grandes usines textiles, d’autre part. Le premier mode de production était tout simplement condamné.
> [!information] Page 270
L’analogie de [[Lénine]] est empruntée à [[Karl Marx|Marx]] qui l’emploie fréquemment pour dire que le métier à tisser manuel est consubstantiel au féodalisme tandis que le métier à tisser mécanique est consubstantiel au capitalisme.
^7dfdc0
> [!information] Page 271
Un grand nombre d’économistes avaient produit des études détaillées sur la répartition de la main-d’œuvre, la production et les dépenses des foyers ruraux productifs. Si certains étaient peut-être idéologiquement engagés en faveur de la promotion de l’efficacité productive des petites propriétés, ils disposaient d’une manne d’éléments empiriques qui devaient être pris en compte54. Ils avançaient que la nature de la plus grande partie de la production agricole impliquait que les bénéfices économiques de la mécanisation étaient minimes par comparaison aux bénéfices de l’intensification de la production (qui mettait l’accent sur l’utilisation d’engrais, le soin apporté aux animaux reproducteurs, etc.) Les bénéfices liés à la taille des exploitations étaient aussi faibles, voire négatifs, selon eux, au-delà des dimensions de la ferme familiale moyenne.
> [!information] Page 272
« La Question agraire... » nous permet de saisir une autre facette du haut-modernisme de [[Lénine]] : sa célébration de la technologie la plus moderne et en premier lieu de l’électricité57. On connaît sa fameuse déclaration : « Le communisme, c’est le pouvoir des soviets plus l’électrification de tout le pays58. » À ses yeux comme à ceux de la plupart des haut-modernistes, l’électricité revêtait un attrait quasi mystique, lié aux qualités uniques de la puissance électrique
> [!information] Page 274
Ainsi, plus les exploitations agricoles et les usines étaient grandes et à forte intensité de capital, mieux c’était. On entrevoit déjà dans la conception léniniste de l’agriculture la frénésie des stations de machines et de tracteurs, la création d’immenses fermes d’État et la collectivisation qui suivirent (après la mort de [[Lénine]]), et même l’esprit haut-moderniste qui conduisit à de vastes projets de colonisation telle la campagne des terres vierges de Khrouchtchev63. En même temps, les conceptions de [[Lénine]] ont aussi une forte ascendance russe. Elles affichent un air de famille frappant avec le plan de Pierre le Grand pour Saint-Pétersbourg et avec les immenses colonies militaires créées par Alexeï Araktcheïev sous le patronage de l’empereur Alexandre Ier au début du XIXe siècle – tous deux avaient l’ambition de hisser la Russie vers le monde moderne.
#### Luxemburg : docteure et accoucheuse de la révolution
> [!information] Page 277
Luxemburg percevait le processus révolutionnaire comme quelque chose de plus complexe et imprévisible que ne le percevait [[Lénine]], tout comme Jacobs voyait la création de quartiers urbains florissants comme quelque chose de plus complexe et mystérieux que ne le voyait Le Corbusier
> [!accord] Page 277
L’idée que le parti d’avant-garde pourrait ordonner ou bien interdire une grève générale, comme un général peut ordonner à ses troupes de monter au front ou les confiner dans leurs casernes, semblait à Luxemburg totalement ridicule
> [!accord] Page 277
Luxemburg analyse ainsi les grèves et les luttes politiques comme des processus dialectiques ou historiques. La structure de l’économie et la main-d’œuvre aident à façonner les options disponibles, sans jamais néanmoins les déterminer entièrement. Ainsi, si l’industrie est de taille modeste et éparpillée géographiquement, les grèves seront en général de faible ampleur et également éparpillées. Néanmoins, chaque épisode de grèves induit des changements dans la structure du capital. Si les travailleurs obtiennent des augmentations de salaires, ces augmentations peuvent entraîner des consolidations dans l’industrie, des processus de mécanisation ou de nouvelles procédures de supervision, qui tous peuvent influencer le caractère de l’épisode de grèves suivant.
> [!accord] Page 278
« Au lieu du schéma rigide et vide qui nous montre une “action” politique linéaire exécutée avec prudence et selon un plan décidé par les instances suprêmes des syndicats », écrit-elle en faisant clairement référence à [[Lénine]], « nous voyons un fragment de vie réelle fait de chair et de sang qu’on ne peut arracher du milieu révolutionnaire, rattachée au contraire par mille liens à l’organisme révolutionnaire tout entier71. » Si l’on compare leurs deux approches, on voit que Luxemburg emploie très souvent des métaphores empruntées à des systèmes organiques complexes qui ne peuvent être arbitrairement découpés sans menacer la vitalité de l’organisme dans son ensemble
> [!accord] Page 279
L’essentiel du désaccord entre [[Lénine]] et Luxemburg est bien rendu par une comparaison des figures de style que chacun d’entre eux utilise. [[Lénine]] parle comme un maître d’école rigide avec un plan de cours fixe à transmettre – un instituteur qui sent monter la dissipation de ses élèves et cherche désespérément à les maintenir dans le rang pour leur propre bien. Luxemburg, quant à elle, perçoit aussi cette indiscipline, mais elle y voit un signe de vitalité, une ressource potentiellement précieuse ; elle craint qu’un instituteur trop strict ne détruise l’enthousiasme des élèves et qu’il ne reste plus qu’une salle de classe morose et abattue où rien n’est vraiment appris. De fait, elle avance ailleurs que les sociaux-démocrates allemands, par leurs tentatives constantes de contrôle étroit et de discipline, ont démoralisé la classe ouvrière allemande74.
> [!accord] Page 281
L’extraction du tissu vivant du prolétariat d’un type de grève particulier afin d’en faire un usage instrumental constituerait une menace sur l’organisme dans son ensemble. Songeant manifestement à [[Lénine]], Luxemburg écrit : « La théorie subtile dissèque artificiellement, à l’aide de la logique, la grève de masse pour obtenir une “grève politique pure” ; or une telle dissection – comme toutes les dissections – ne nous permet pas de voir le phénomène vivant, elle nous livre un cadavre78. » Ainsi, Luxemburg comprenait les mouvements ouvriers à peu près comme Jacobs voyait la ville : comme un organisme social complexe dont l’origine, la dynamique et le futur n’étaient que très partiellement compris.
> [!accord] Page 281
Tandis que [[Lénine]] analysait le prolétariat comme un ingénieur manipule ses matières premières, avec l’intention de les façonner selon son usage, Luxemburg l’analysait quant à elle comme un médecin. Comme tout patient, le prolétariat possède sa propre constitution, qui limite le type d’interventions pouvant être faites. Le médecin doit respecter la constitution du patient et lui venir en aide en fonction de ses forces et de ses faiblesses potentielles. Enfin, l’autonomie et l’histoire personnelle du patient influencent inévitablement le résultat. Il est impossible de remodeler le prolétariat de la base au sommet et de le faire tenir dans un moule prédéterminé
> [!accord] Page 282
Près de quinze ans plus tard, un an après la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917, Luxemburg attaquera [[Lénine]] en reprenant les mêmes termes. Son avertissement, peu de temps après la révolution, concernant la direction prise par la dictature du prolétariat apparaît aujourd’hui prophétique. Selon elle, [[Lénine]] et Trotski avaient complètement corrompu toute bonne compréhension de la dictature du prolétariat. Une telle dictature signifiait pour Luxemburg un pouvoir exercé par tout le prolétariat, nécessitant des libertés politiques les plus larges possibles pour tous les ouvriers (à l’exclusion cependant des ennemis de classe) afin qu’ils puissent apporter leur influence et leur sagesse à l’édification du socialisme. Cela ne signifiait pas, comme le pensaient [[Lénine]] et Trotski, qu’un petit cercle de dirigeants du parti pourrait exercer des pouvoirs dictatoriaux au nom du prolétariat
> [!accord] Page 283
Annonçant, si rapidement après la révolution l’ordre autoritaire et fermé qu’était en train de mettre en place [[Lénine]], les prédictions de Luxemburg s’avérèrent sombres mais exactes : « \[...\] en étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie soit de plus en plus paralysée dans les soviets même. Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques. \[...\] La vie publique entre peu à peu en sommeil. \[...\] La direction est en réalité aux mains d’une douzaine d’hommes à cerveau éminent, et une élite de la classe ouvrière est de temps à autre convoquée à des réunions pour applaudir aux discours des chefs, voter à l’unanimité les résolutions qu’on lui présente – c’est donc, au fond, un gouvernement de coterie – \[...\] une dictature au sens bourgeois84. »
#### Alexandra Kollontaï et l’Opposition ouvrière à Lénine
> [!information] Page 286
Son expérience de la condescendance à son égard en raison de son rôle de représentante de la section des femmes semble aussi directement liée à son accusation selon laquelle le Parti traitait aussi les ouvriers comme des enfants plutôt que comme des adultes autonomes et créatifs. Dans la suite du passage où elle accuse le Parti de considérer que les femmes ne sont bonnes qu’à être reléguées aux tâches ménagères, elle se moque des éloges tressés par Trotski lors d’un congrès de mineurs, vantant les ouvriers qui avaient « rempla\[cé\] les vitres » de l’atelier ou « remblay\[é\] une mare devant l’usine », suggérant qu’il souhaitait limiter leur rôle créatif à ces tâches de gardiennage.
> [!information] Page 285
Plusieurs éléments suggèrent que le travail de Kollontaï en faveur des femmes joua directement un rôle dans sa défense de l’Opposition ouvrière. Tout comme Jacobs eut accès à une autre perspective sur le fonctionnement de la ville par l’entremise de ses rôles de ménagère et de mère de famille, Kollontaï aborda le Parti depuis la perspective d’une avocate de la cause des femmes dont les propos étaient rarement pris au sérieux.
> [!approfondir] Page 287
Comme Luxemburg, elle perçut très bien les conséquences sociales et psychologiques engendrées par le blocage des initiatives individuelles des ouvriers. À partir d’exemples concrets – des ouvriers se procurant du bois de chauffe, installant une cantine ou ouvrant une crèche –, elle explique bien comment ils furent contrecarrés à tout bout de champ par des retards et des arguties bureaucratiques : « Toute initiative indépendante, toute pensée nouvelle qui n’a pas passé par la censure des centres dirigeants, est considérée comme une hérésie, comme une violation de la discipline du Parti, comme une démarche attentatoire aux droits du centre, qui doit tout prévoir et tout prescrire. » Le préjudice causé n’était pas seulement lié au fait que les spécialistes et les bureaucrates couraient plus de risques de prendre de mauvaises décisions. Cette attitude avait en effet deux conséquences : en premier lieu, elle reflétait « un manque de confiance dans les énergies créatrices des ouvriers » qui était « indigne de notre Parti ». Ensuite, et plus important encore, elle sapait le moral et l’esprit créatif de la classe ouvrière. Frustrés par les spécialistes et les cadres, les ouvriers amers en vinrent à dire : « Puisqu’il en est ainsi, que les bureaux eux-mêmes s’occupent de nous ! » Le résultat fut qu’une couche myope et arbitraire de cadres commanda des ouvriers démoralisés et renfrognés dans leurs ateliers90.
> [!information] Page 288
Habituellement (mal) traduit par « ruse », la mētis est mieux comprise comme une sorte de savoir qui ne peut être acquis que par le biais d’une longue expérience de tâches similaires mais rarement identiques les unes aux autres, nécessitant une adaptation constante aux circonstances changeantes.
> [!accord] Page 288
Faisant écho, par effet de rhétorique, à un sentiment que Luxemburg et [[Lénine]] avaient tous deux exprimé, Kollontaï affirme que « le communisme ne peut pas être décrété. Il doit être créé par la recherche des hommes vivants, au prix d’erreurs parfois, mais par l’élan créateur de la classe ouvrière elle-même ». Si les cadres du régime et les spécialistes jouent un rôle complémentaire de première importance, il n’en reste pas moins que « celui-là seulement qui est lié pratiquement à la production peut lui apporter des nouveautés vivifiantes92 ».
## L’ingénierie sociale de la production rurale et du réaménagement des campagnes
> [!information] Page 302
C’est précisément à ce phénomène, qui avait atteint son paroxysme au milieu du XIXe siècle, que Proudhon pensait lorsqu’il déclara : « Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé... Être gouverné, c’est être à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé1. »
> [!accord] Page 302
Il faut souligner à quel point ce succès fut durement acquis et combien il fut ténu. La plupart des États, pour aller vite, sont plus « jeunes » que les sociétés qu’ils entendent administrer. Dès lors, ils se retrouvent en présence d’implantations, de relations sociales et de types de production, sans parler de l’environnement naturel, qui ont largement évolué indépendamment de leurs plans2 et qui ont souvent abouti à une diversité, à une complexité et à une impossible reproduction de formes sociales qui restent relativement opaques aux yeux de l’État, souvent à dessein (ainsi que le montrent les cas des structures d’implantations urbaines comme Bruges ou la médina d’une ancienne ville du Moyen-Orient, étudiées au chapitre 2).
> [!approfondir] Page 303
Comment l’État parvient-il à contrôler la société ? Ici et dans les deux prochains chapitres, je m’intéresserai tout particulièrement à la logique à l’œuvre derrière certaines tentatives de grande ampleur visant à réformer par le haut la vie et la production rurales. Depuis le centre, la cour du roi ou le siège de l’État, ces politiques ont souvent été décrites comme participant d’un « processus de civilisation3 ». Je préfère y voir une tentative de domestication, une sorte de jardinage social conçu dans le but de rendre les zones rurales, leurs productions et leurs habitants plus aisément identifiables et accessibles par le centre. Certains éléments de ces campagnes de domestication semblent être sinon universels, du moins très courants, et on peut les nommer « sédentarisation », « concentration » ou « simplification radicale », tant des cultures que des villages.
> [!information] Page 306
Les domaines des moines catholiques durant les premières années de la domination espagnole aux Philippines furent confrontés à des problèmes similaires. Il n’était pas rare que les Tagalogs qui avaient été réinstallés sur ces domaines et répartis afin de satisfaire un mode de production supervisée inspiré du modèle employé en Amérique latine prennent la fuite pour échapper à des conditions de travail difficiles. On les appelait les remontados, c’est-à-dire des paysans « remontés sur les collines », où ils jouissaient d’une plus grande autonomie.
> [!information] Page 306
Plus généralement, en ce qui concerne l’Asie du Sud-Est coloniale et précoloniale, on peut penser en termes d’espaces étatiques et non étatiques. Dans le premier cas, pour parler schématiquement, la population assujettie était implantée de manière relativement dense en communautés quasi permanentes. Le surplus de grains (en général du riz cultivé en rizière) dégagé était prélevé assez aisément par l’État. Dans le second cas, la population était clairsemée, pratiquait en général l’agriculture sur brûlis ou en jachère, vivait d’une économie plus diversifiée (incluant par exemple des formes de polycultures et l’emploi de produits de la forêt) et était fortement mobile, limitant de ce fait les possibilités d’appropriation pérenne de la part de l’État.
> [!accord] Page 308
Les programmes contemporains de développement, en Asie du Sud-Est ou ailleurs, nécessitent la création d’espaces étatiques où le gouvernement peut reconfigurer la société et l’économie de ceux qui en sont la cible. La transformation d’espaces non étatiques périphériques en espaces étatiques par l’État-nation moderne développementaliste a lieu partout et, pour leurs habitants, cette transformation constitue une expérience souvent traumatisante.
> > [!cite] Note
> Y a peut être moyen de trouver des texte sur le riz dorée qui critique cette vision étatique justement.
> [!approfondir] Page 309
Ces villages se situaient juste un degré en dessous des camps d’internement construits pendant la guerre dans le but de créer et de maintenir un espace étatique lisible, borné, concentré et isolé aussi complètement que possible du monde extérieur. Ici, le contrôle direct et la discipline sont plus importants que l’appropriation. Dans les périodes récentes, on a ainsi pu assister à des tentatives sans précédent de reprendre possession des espaces non étatiques au nom de l’État. C’est en tout état de cause une manière plausible de décrire l’emploi massif de l’agent orange pour défolier de grandes parcelles de forêt pendant la guerre du Vietnam, rendant ainsi la forêt lisible et sûre (pour les forces gouvernementales en tout cas
> [!information] Page 310
Comment expliquer la forte préférence coloniale pour l’agriculture de plantation plutôt que pour les petites exploitations ? Les raisons de ce choix ne peuvent certainement pas être liées à l’efficacité. Avec n’importe quelle culture, à l’exception possible de la canne à sucre17, le rendement des petites exploitations a de tout temps dépassé celui des unités de production plus grandes. Comme les États coloniaux purent le constater, les petits producteurs, du fait de leurs coûts fixes bas et de leur recours flexible à la main-d’œuvre familiale, furent toujours en mesure de vendre moins cher que les plantations contrôlées par l’État ou le secteur privé.
> [!accord] Page 311
Les plantations, quoique moins efficaces du point de vue de la production que les petites exploitations, formaient en revanche des unités fiscales bien plus pratiques. Il était plus facile de surveiller et de taxer de grosses entreprises cotées en bourse plutôt qu’un essaim de petits cultivateurs présents aujourd’hui, disparus demain, et dont la propriété foncière, la production et les profits étaient illisibles aux yeux de l’État
> [!accord] Page 311
Par ailleurs, comme les plantations se spécialisaient dans une culture unique, il était aussi plus simple d’évaluer leur production et leurs profits. Un autre avantage de la production de caoutchouc dans les plantations tenait au fait que cette production conduisait en général à des formes d’habitat et de travail centralisées beaucoup plus faciles à soumettre à un contrôle politique et administratif lui aussi central. En un mot, les plantations étaient des communautés bien plus lisibles que le kampung malais, qui avait sa propre histoire, ses structures de pouvoir et fonctionnait selon une économie mixte
> [!information] Page 312
La situation économique et administrative des plantations malaises était comparable à celle des « villes usines » des premiers temps de la révolution industrielle, où tout le monde travaillait à des postes comparables, était payé par le même patron, vivait dans les logements fournis par l’entreprise et faisait ses courses dans le même magasin, qui appartenait lui aussi à l’entreprise. Jusqu’à ce que les plantations arrivent à maturité, les colons recevaient un salaire. Leur production était vendue à travers les canaux de l’État et ils pouvaient être renvoyés pour tout manquement à une large palette d’infractions aux règles édictées par les responsables du projet
### Collectivisation soviétique, rêves capitalistes
> [!information] Page 319
Ce que je propose consiste plutôt à souligner les dimensions culturelles et esthétiques du haut-modernisme soviétique, afin de examiner ensuite une similarité tout à fait éclairante entre les haut-modernismes soviétique et américain : le pari, dans les deux cas, sur d’immenses fermes mécanisées et industrielles. Sous plusieurs aspects importants, le haut-modernisme soviétique ne constitue pas une rupture franche avec l’absolutisme russe.
> [!accord] Page 319
Ernest Gellner a ainsi avancé que, des deux facettes de l’idéologie des Lumières – la première affirmant la souveraineté de l’individu et de ses intérêts, la seconde vantant l’autorité rationnelle des experts –, c’est la seconde qui parlait le plus aux gouvernants souhaitant faire rattraper leur retard à leurs pays « arriérés ». Les Lumières arrivèrent en Europe centrale, conclut Gellner, comme « une force centralisatrice plutôt que libératrice2 ».
> [!information] Page 320
Les deux tsars suivants, Paul et Alexandre Ier, héritèrent de la passion de Catherine II pour l’ordre et l’efficacité prussiens5. Leur conseiller Alexis Araktcheïev inventa une exploitation agricole modèle où les paysans étaient vêtus d’uniformes et suivaient des instructions détaillées en tout ce qui relevait de l’entretien et de la maintenance, allant jusqu’à porter sur eux des « livrets de punition » où étaient consignées leurs fautes. Cette exploitation servit de base à un projet bien plus ambitieux de réseau de colonies militaires autosuffisantes éparpillées sur le territoire et peuplées, à la fin des années 1820, de 750 000 personnes.
> [!information] Page 321
Sheila Fitzpatrick a judicieusement donné à cette passion de la grandeur le nom de « gigantomanie » ou manie du gigantisme6.
> [!approfondir] Page 321
L’économie était elle-même pensée comme une machine bien huilée où chacun produirait simplement des biens correspondant à la description et à la quantité spécifiées par le bureau des statistiques du Comité central, comme [[Lénine]] l’avait imaginé.
> [!accord] Page 321
L’« homme nouveau » – le spécialiste, l’ingénieur ou le fonctionnaire bolchevik – personnifiait un nouveau code d’éthique sociale, parfois simplement appelé koultoura. Dans la lignée du culte voué à la technologie et à la science, la koultoura mettait en avant la ponctualité, la propreté, une forme de franchise professionnelle, de modestie polie et de bonnes manières jamais ostentatoires8.
> [!information] Page 322
Ce sont cette conception de la koultoura et la passion du Parti pour la Ligue du temps, qui promouvait la prise de conscience des horaires, des habitudes de travail efficaces et une routine rivée sur l’horloge, qui furent si brillamment caricaturés dans le roman Nous autres d’Eugène Zamiatine et qui servirent plus tard d’inspiration à George Orwell pour 1984.
> [!accord] Page 322
le dirigeant moscovite Lazare Kaganovitch répondit : « Et mes goûts esthétiques exigent que les processions des dix districts de Moscou convergent vers la place Rouge en même temps12. » Que ce soit en architecture, en matière de mœurs, en urbanisme ou en ce qui concernait les rites publics, l’insistance sur une façade sociale disciplinée, visible et rationnelle dominait13.
> > [!cite] Note
> Clairement le truc le plus badant avec toutes ces statues des dirigeant...
#### Un fétiche américano-soviétique : l’agriculture industrielle
> [!information] Page 324
Le point d’orgue de l’enthousiasme concernant l’application de méthodes industrielles à l’agriculture s’étendit aux États-Unis grosso modo de 1910 à la fin des années 1930. Les ingénieurs agronomes, spécialité nouvelle, furent les principaux tenants et propagateurs de cet enthousiasme : influencés par des courants d’une discipline apparentée, l’ingénierie industrielle et, en particulier, par les doctrines du prophète de l’étude des mouvements et des temps d’exécution, Frederick Taylor, ils repensèrent l’exploitation agricole comme « une usine de fibres et de nourriture ».
> [!information] Page 325
Proclamant qu’une exploitation agricole relevait à 90 % de l’ingénierie et à seulement 10 % de l’agriculture, Campbell entreprit de standardiser ses opérations au maximum. Il planta du blé et du lin, deux plantes vivaces requérant peu d’attention entre l’ensemencement et la récolte.
> [!information] Page 326
La ferme Campbell fut confrontée à d’autres difficultés au-delà du climat et des prix : différences entre les sols, turnover, difficulté de trouver une main-d’œuvre qualifiée et habile nécessitant peu de supervision. Bien que l’entreprise se soit bon an mal an maintenue en activité jusqu’à la mort de Campbell en 1966, elle ne fournit en aucun cas la preuve de la supériorité des fermes industrielles sur les exploitations familiales en termes d’efficacité et de profitabilité.
> [!information] Page 327
Le projet le plus frappant visant à réconcilier le régime américain de petite propriété avec les immenses économies d’échelle et le management scientifique et centralisé fut celui de Mordecai Ezekial et Sherman Johnson en 1930. Ils imaginèrent une « société nationale d’agriculture » qui chapeauterait toutes les exploitations. Comme l’explique Deborah Fitzgerald, celle-ci aurait été centralisée, intégrée verticalement et « \[aurait pu\] transporter les matières premières agricoles entre les différentes exploitations du pays, arrêter des objectifs et des quotas de production, distribuer des machines, de la main-d’œuvre et des capitaux et transporter les produits agricoles d’une région à l’autre en vue de leur transformation et de leur utilisation. Présentant une ressemblance frappante avec le monde industriel, ce plan d’organisation avait tout d’une sorte de gigantesque tapis roulant26 ». Ezekial avait très certainement été influencé par sa tournée, entreprise peu de temps auparavant, des fermes collectives russes et par le marasme de l’économie américaine alors frappée de plein fouet par la Grande Dépression.
> [!information] Page 328
La circulation était tout aussi intense dans l’autre sens. L’Union soviétique embaucha des milliers de techniciens et d’ingénieurs américains qui devaient contribuer à la conception de différents pans de la production industrielle, y compris celle de tracteurs et de machines agricoles. En 1927, l’Union soviétique acheta également environ vingt-sept mille tracteurs américains. Un grand nombre des visiteurs américains comme Ezekial admiraient les fermes soviétiques qui, en 1930, offraient la promesse d’une agriculture collectivisée à une échelle gigantesque. Les Américains étaient impressionnés non seulement par la taille des fermes d’État, mais aussi par le fait que des spécialistes de la technique – agronomes, économistes, ingénieurs, statisticiens – semblaient développer la production russe selon une approche rationnelle et égalitaire. La crise des économies occidentales au début des années 1930 renforça l’attractivité de l’expérience soviétique. Les visiteurs voyageant dans les deux directions rentraient ainsi chez eux en pensant qu’ils avaient eu l’occasion d’observer le futur30.
> [!accord] Page 328
Comme le soulignent Deborah Fitzgerald et Lewis Feuer, l’attrait de la collectivisation aux yeux des modernisateurs agricoles américains avait très peu à voir avec une quelconque croyance marxiste ou affinité avec la vie soviétique31 : « Il s’agissait plutôt du fait que l’idée soviétique de cultiver le blé de manière industrielle et dans des proportions industrielles correspondait aux idées américaines concernant la direction que devait suivre l’agriculture32. »
> [!accord] Page 330
C’est en effet le contexte spécifique de cette ferme particulière qui causa sa défaite. À la différence du plan, la ferme n’était pas hypothétique, générique ou abstraite, mais singulière, complexe et imprévisible, avec sa combinaison unique de sols, sa structure sociale, sa culture administrative, son climat, ses structures politiques, ses machines, ses routes et les pratiques et compétences professionnelles de ses employés. Comme nous le verrons, elle peut s’apparenter à Brasília en ce qu’elle incarne le type d’échec typique des projets haut-modernistes ambitieux dans lesquels le savoir, les pratiques et le contexte locaux sont considérés comme hors de propos ou, au mieux, comme des désagréments à contourner.
#### La collectivisation en Union soviétique
> [!approfondir] Page 330
La collectivisation de l’agriculture soviétique constitua un cas extrême mais un cas d’école de la planification haut-moderniste autoritaire. Elle entraîna une transformation sans précédent de la vie et de la production agricoles et fut imposée à l’aide de toute la force brute dont disposait l’État. Qui plus est, les agents qui orchestrèrent ces transformations massives opéraient avec une ignorance relative des réalités écologiques, sociales et économiques qui caractérisaient l’économie rurale. On pourrait dire qu’ils volaient en quelque sorte à l’aveugle.
> [!information] Page 331
Le bilan humain de cette guerre fait toujours l’objet de débats, mais il fut en tout état de cause catastrophique. Les estimations du nombre de morts causées par les campagnes de « dékoulakisation » et de collectivisation et par la famine qui s’ensuivit varient d’un « modeste » trois à quatre millions à, selon des études récentes, plus de vingt millions. Les estimations hautes ont gagné en crédibilité à mesure de l’ouverture de certaines archives. De plus, les bouleversements sociaux et la violence dépassèrent souvent ceux de la guerre civile qui succéda directement à la révolution. Des millions de personnes s’enfuirent vers les villes ou les frontières, le tristement célèbre goulag fut considérablement agrandi, la rébellion ouverte et la famine se déchaînèrent dans la plupart des campagnes et plus de la moitié du bétail (et de ce fait de la traction animale) du pays fut massacré38.
> [!information] Page 332
En 1934, l’État avait « gagné » sa guerre contre la paysannerie. Si une guerre a jamais mérité l’expression « victoire à la Pyrrhus », c’est bien celle-ci. Les sovkhozes (fermes d’État) et les kolkhozes (fermes collectives) ne parvinrent jamais à atteindre le moindre des objectifs spécifiquement socialistes envisagés par [[Lénine]], Trotski, Staline et la plupart des bolcheviks. Ces fermes échouèrent de manière notoire à augmenter le niveau de la production de céréales ou à produire des denrées alimentaires peu onéreuses et abondantes destinées à la main-d’œuvre urbaine et industrielle. Elles échouèrent aussi à devenir les exploitations technologiquement efficaces et innovantes que [[Lénine]] avait imaginées. Dans le domaine même de l’électrification, pierre de touche de la modernisation selon [[Lénine]], seule une ferme collective sur vingt-cinq était reliée au réseau électrique au commencement de la Seconde Guerre mondiale. La collectivisation de l’agriculture n’avait en aucune manière fait advenir « des hommes et des femmes nouveaux » dans les campagnes, pas plus qu’elle n’avait aboli les différences culturelles avec les villes. Au cours du demi-siècle suivant, les rendements par hectare de nombreuses cultures furent stagnants, voire inférieurs aux niveaux enregistrés dans les années 1920 ou avant la révolution d’Octobre39.
> [!accord] Page 332
La grande réussite, si l’on peut employer ce terme, de l’État soviétique dans le secteur agricole fut de s’emparer d’un terrain social et économique singulièrement défavorable à l’appropriation et au contrôle et de mettre en place des formes institutionnelles et des pratiques de production mieux adaptées à la surveillance, à la gestion, à l’appropriation et au contrôle par en haut.
> [!approfondir] Page 333
La brève description qui suit suggère clairement que la collectivisation en soi ne peut être entièrement imputée à Staline, même si celui-ci fut en grande partie responsable de la rapidité et de la brutalité exceptionnelles de sa mise en œuvre42. L’agriculture collectivisée avait toujours fait partie du plan bolchevik pour le futur et les grandes difficultés de ravitaillement de la fin des années 1920 n’auraient pu connaître d’autre issue dans le contexte de la décision de poursuivre l’industrialisation à marche forcée. La foi haut-moderniste du Parti dans les grands projets collectivistes a longtemps survécu aux terribles improvisations du début des années 1930. Cette foi, qui se prétendait à la fois esthétique et scientifique, est clairement perceptible dans ce que l’on pourrait décrire comme une chimère agraire haut-moderniste bien plus tardive, à savoir la campagne des terres vierges de Nikita Khrouchtchev, lancée après la mort de Staline et après que ses crimes lors de la collectivisation eurent été dénoncés publiquement. La longévité de ces croyances et de ces structures est tout à fait remarquable et ce, en dépit de l’existence de preuves tangibles de leurs nombreuses carences.
> [!information] Page 336
Les très riches avaient été dépossédés et un grand nombre des très pauvres devinrent de petits exploitants pour la première fois de leur vie. Selon un ensemble de données, le nombre des ouvriers ruraux sans terre en Russie diminua de moitié et la superficie moyenne des exploitations paysannes augmenta de 20 % (elle doubla presque en Ukraine). Un total de près de cent millions d’hectares furent confisqués, presque toujours sur initiative locale, à des propriétaires terriens petits et grands, et ajoutés aux avoirs des paysans, qui s’élevaient désormais à vingt-huit hectares par foyer47.
> [!information] Page 337
Comme nous l’avons vu, les villageois chassèrent les grands propriétaires, incendiant parfois leurs terres ou leurs demeures, se saisirent des terres (y compris des droits concernant les terres communales et les forêts) et ramenèrent de force les indépendants dans les communes. Les villages tendaient à fonctionner comme de petites républiques autonomes, bien disposées envers les Rouges tant que ceux-ci appuyaient l’issue de la « révolution » locale, mais résistant farouchement à tout prélèvement forcé de récoltes, de bétail ou d’hommes quelle qu’en fût la source. Dans ces conditions, le jeune État bolchevik, qui s’incarnait souvent en premier lieu sous la forme de pillages militaires, doit avoir été perçu par la paysannerie comme l’acteur d’une forme de reconquête des campagnes – et d’une forme de colonisation qui menaçait directement l’autonomie nouvellement acquise.
> [!information] Page 338
Elle était aussi le produit d’une stratégie locale tout à fait consciente, qui avait fait la preuve de sa valeur protectrice lors de précédents conflits avec les propriétaires et avec l’État. La commune locale avait en effet longtemps sous-déclaré ses terres arables et surdéclaré la taille de sa population dans le but d’apparaître aussi pauvre que possible et de ce fait non imposable51. En conséquence de toute cette fraude dans le recensement de 1917, la surface de terres arables en Russie fut sous-évaluée d’environ quinze pour cent.
> [!information] Page 339
Un grand nombre de ces dernières étaient des « collectifs Potemkine », principalement conçus dans le but de donner un semblant de légitimité aux pratiques en place. Là où néanmoins elles n’étaient pas entièrement factices, elles révélèrent l’attrait politique et administratif de la simplification radicale des unités foncières et fiscales dans les campagnes.
> [!information] Page 340
Comme les bolcheviks s’étaient renommés Parti communiste en mars 1918, un grand nombre des rebelles se déclaraient favorables aux bolcheviks et aux soviets (qu’ils associaient au décret sur la terre) et opposés aux communistes. Évoquant les soulèvements paysans de Tambov, dans la Volga, et en Ukraine, [[Lénine]] déclara qu’ils représentaient une menace plus grande que tous les Blancs réunis. La résistance farouche des paysans avait mis les villes au bord de la famine et de l’effondrement54 et, au début de l’année 1921, le Parti tourna pour la première fois ses canons contre ses propres marins et ouvriers insoumis à Cronstadt.
> [!information] Page 341
Il ne fait aucun doute que Staline partageait la foi de [[Lénine]] en l’agriculture industrielle. L’objectif de la collectivisation, déclara-t-il en mai 1928, consistait « à passer de petites exploitations paysannes arriérées et morcelées à de vastes exploitations publiques consolidées, bien équipées en machines, reliées aux données de la science et capables de produire les plus grandes quantités de récoltes à destination du marché56 ».
> [!information] Page 341
À partir de 1928, la politique officielle de réquisition entraîna l’État dans une collision frontale avec la paysannerie. Le prix de livraison obligatoire des céréales s’élevait à un cinquième du prix du marché et le régime recourut de nouveau à des méthodes policières lorsque les paysans commencèrent à résister58. Comme l’approvisionnement faiblissait, ceux qui avaient refusé de livrer les quantités exigées (ils étaient appelés koulaks, comme tous ceux qui s’opposaient à la collectivisation, peu importait leur situation économique) furent arrêtés avant d’être déportés ou exécutés, et toutes leurs récoltes, machines, terres et bétail furent saisis et vendus. Les ordres envoyés à ceux qui étaient directement en charge de l’approvisionnement spécifiaient qu’ils devaient organiser des réunions de paysans pauvres afin de donner l’impression que l’initiative était venue d’en bas.
> [!accord] Page 342
Robert Conquest est du même avis : « Les kolkhozes n’étaient que l’instrument choisi pour leur arracher \[aux paysans\] céréales et autres produits60. »
> [!information] Page 343
Ne pouvant compter sur aucun soutien au sein du monde rural, Staline envoya vingt-cinq mille « plénipotentiaires » (membres du Parti) des villes et des usines « afin de détruire la commune paysanne et de la remplacer par une économie collective subordonnée à l’État », quel qu’en soit le coût63.
> [!accord] Page 343
Si le passage à une collectivisation « totale » était directement motivé par la détermination du Parti à réquisitionner une fois pour toutes les terres et les récoltes, cette détermination était néanmoins filtrée par une optique haut-moderniste. Les bolcheviks ne s’accordaient pas toujours sur la question des moyens, mais ils n’en pensaient pas moins savoir exactement ce à quoi une agriculture moderne devrait in fine ressembler – leur idée sur ce point était tout aussi visuelle que scientifique. L’agriculture moderne devait se déployer à l’échelle la plus grande possible, elle devait être fortement mécanisée et fonctionner hiérarchiquement selon des principes tayloristes et scientifiques. Par-dessus tout, les cultivateurs devaient ressembler à un prolétariat hautement qualifié et discipliné et non à des paysans.
> [!accord] Page 343
Staline lui-même, avant que les échecs ne viennent discréditer sa foi dans les projets pharaoniques, avait une préférence pour des exploitations collectives (« usines à grain ») de 50 000 à 100 000 hectares, similaires au projet réalisé en coopération avec des agronomes américains décrit plus haut64. À l’abstraction utopique de cette vision correspondait sur le terrain une planification foncièrement irréaliste.
> [!information] Page 344
Lorsqu’une autre monstruosité administrative, à Velikié Louki dans l’ouest du pays, s’avéra trop difficile à manœuvrer, les planificateurs réduisirent simplement l’échelle des opérations sans remettre aucunement en cause l’abstraction. Ils divisèrent le projet de 80 000 hectares en trente-deux carrés égaux de 2 500 hectares chacun, un carré formant un kolkhoze. « Les carrés furent dessinés sur une carte sans faire la moindre référence aux villages existants ni aux implantations, aux rivières, aux collines, aux marécages ou à quelque autre caractéristique démographique ou topographique du terrain que ce soit66. »
> [!accord] Page 344
D’un point de vue sémiologique, on ne peut pas comprendre cette vision moderniste de l’agriculture en la concevant comme un fragment idéologique isolé. Elle est toujours perçue comme la négation du monde rural existant. Un kolkhoze a vocation à remplacer un mir, les machines à remplacer les charrues à traction animale et le travail manuel, les ouvriers prolétaires à remplacer les paysans, l’agriculture scientifique à remplacer les traditions populaires et la superstition, l’éducation à remplacer la malokulturnyi (l’ignorance) et l’abondance à remplacer le minimum vital. La collectivisation devait de même marquer la fin de la paysannerie et de son mode de vie. L’introduction d’une économie socialiste impliquait aussi une révolution culturelle : les narod (« noirs »), paysans qui représentaient peut-être la dernière grande menace existentielle envers l’État bolchevik, devaient être remplacés par des ouvriers kolkhoziens rationnels, industrieux, déchristianisés et porteurs d’idées progressistes67.
> [!information] Page 345
Les planificateurs favorisaient clairement la monoculture et une division du travail stricte et poussée. Des kolkhozy entiers, voire des régions entières, se spécialisèrent de plus en plus, ne produisant, par exemple, que du blé, du bétail, du coton ou des pommes de terre70. Dans le secteur de l’élevage, un kolkhoze produisait du fourrage pour les bovins ou les porcs tandis qu’un autre s’occupait des bêtes et les élevait
> [!information] Page 346
Pour la plupart des membres de la paysannerie, le régime de travail autoritaire du kolkhoze ne faisait pas que menacer leur subsistance, il révoquait aussi un grand nombre des libertés qu’ils avaient acquises depuis leur émancipation en 1861. Ils comparèrent ainsi la collectivisation au servage dont se souvenaient leurs grands-parents. Comme l’expliqua un ouvrier d’un des premiers sovkhozes : « Les sovkhoziens forcent constamment les paysans à travailler, ils forcent les paysans à désherber leurs champs. Et ils ne nous donnent même pas de pain ni d’eau. Que va-t-il nous arriver ? On dirait le retour de la barshchina \[corvée féodale\]71. » Les paysans commencèrent à dire que le sigle du Parti communiste pansoviétique, VKP, signifiait en réalité vtoroe krepostnoe pravo, c’est-à-dire « deuxième servage72 ».
> [!information] Page 347
À l’instar des seigneurs féodaux, les responsables des exploitations collectives avaient aussi pour habitude d’utiliser le travail de membres du kolkhoze au profit de leurs à-côtés personnels et disposaient, en pratique sinon en droit, du pouvoir d’insulter, de frapper ou de déporter les paysans. Comme c’était déjà le cas sous le servage, ces derniers étaient encore légalement immobilisés. Un système de passeports intérieurs fut réintroduit afin de vider les villes de leurs « résidents improductifs et indésirables » et de s’assurer que les paysans ne prennent pas la fuite. Des lois furent en outre passées afin de confisquer aux paysans les armes à feu qui leur servaient à chasser. Enfin, les kolkhoziens résidant en dehors des villages proprement dits (les habitants des khoutors, ou hameaux), qui possédaient souvent leur propre ferme, furent déplacés de force à partir de 1939. Ces déplacements affectèrent plus d’un demi-million de paysans.
> [!accord] Page 347
Les règlements encadrant le travail, le régime foncier et les modes d’implantation qui s’ensuivirent s’apparentèrent en fait à un croisement entre l’agriculture de plantation ou de domaine et la servitude féodale
> [!accord] Page 348
Le Parti avait toutes les raisons de craindre que si les collectivités demeuraient basées autour du village traditionnel, elles ne feraient que renforcer l’unité de base de la résistance paysanne. Les soviets de villages n’avaient-ils pas rapidement échappé au contrôle de l’État ? Les grandes fermes collectives présentaient dès lors le grand avantage de contourner complètement les structures des villages. Elles pouvaient être gérées par un comité de cadres et de spécialistes. Si le kolkhoze géant était ensuite subdivisé en sections, un spécialiste pouvait être nommé responsable de chacune d’entre elles, « tels les intendants de la vieille époque \[du servage\], comme un article le nota avec ironie76 ». En fin de compte, mis à part dans les zones frontalières, des considérations pratiques prévalurent cependant et la plupart des kolkhozes coïncidèrent à peu près avec les communautés paysannes et leurs terres qu’ils venaient remplacer.
> [!information] Page 348
Le kolkhoze n’était néanmoins pas qu’une façade cachant une communauté traditionnelle. Tout ou presque avait changé. Toutes les prises permettant une vie publique autonome avaient été éliminées. La taverne, les foires et les marchés ruraux, l’église et le moulin local disparurent et à leur place furent érigés le bureau du kolkhoze, la salle de réunions publiques et l’école. Les espaces publics non étatiques furent remplacés par des espaces étatiques organisés autour des représentations locales des agences gouvernementales.
> [!accord] Page 350
Les entités collectives créées par l’État présentaient d’une certaine façon la façade de l’agriculture moderne, mais il s’agissait d’une agriculture vidée de sa substance. Les fermes étaient certes hautement mécanisées (selon les standards mondiaux) et gérées par des agents possédant des diplômes d’agronomie et d’ingénierie. Et les fermes de démonstration obtirent bel et bien des rendements élevés, quoique souvent à des coûts prohibitifs81. Mais au bout du compte, rien de tout cela ne put dissimuler les nombreux échecs de l’agriculture soviétique82. D’abord, ayant enlevé à la paysannerie à la fois son indépendance et son autonomie (certes relatives) ainsi que ses terres et ses récoltes, l’État créa une classe d’ouvriers agricoles principalement non libres qui en retour traînèrent les pieds et usèrent de toutes les formes de résistance pratiquées partout par les travailleurs privés de liberté. Ensuite, la structure administrative unitaire et les impératifs de la planification centrale créèrent une machine d’une telle lourdeur qu’elle fut incapable d’incorporer le savoir et l’environnement locaux. Enfin, la structure politique léniniste de l’Union soviétique n’incita pas, ou très peu, les responsables agricoles à s’adapter à leurs sujets ruraux ou à négocier avec eux. La propension de l’État à réasservir les producteurs ruraux, démanteler leurs institutions et imposer ses vues, selon une forme grossière d’appropriation, explique largement son échec et le fait qu’il ne soit parvenu au mieux qu’à réaliser un simulacre de l’agriculture haut-moderniste révée par [[Lénine]].
#### Paysages étatiques de contrôle et d’appropriation
> [!accord] Page 352
Le travail du prolétariat était en effet régulé par les heures d’usines et par des techniques de production créées par l’homme. Dans le cas de nouveaux projets industriels comme le grand complexe sidérurgique de Magnitogorsk, les planificateurs avaient pu partir d’une page blanche, comme à Brasília. De leur côté, les paysans représentaient un fatras de petites exploitations individuelles et domestiques. Les formes de leurs implantations et de leur organisation sociale comportaient une logique historique bien plus profonde que celle de l’atelier d’usine.
> [!accord] Page 353
Il est possible, je crois, de parler plus généralement d’une « affinité élective » entre le haut-modernisme autoritaire et certains arrangements institutionnels85. L’analyse qui suit est relativement grossière et provisoire, mais elle pourra servir de point de départ. Les idéologies haut-modernistes incarnent de fait un ensemble de préférences doctrinales envers certains types d’arrangements sociaux. Les États haut-modernistes autoritaires, pour leur part, font un pas de plus. Ils essayent, souvent avec succès, d’imposer ces préférences à leur population. L’essentiel des préférences peuvent être déduites à partir de critères de lisibilité, d’appropriation et de centralisation du contrôle. Lorsque les arrangements institutionnels peuvent être aisément surveillés et dirigés depuis le centre, il y a de grandes chances qu’ils soient mis en avant.
> [!approfondir] Page 353
Un tableau plus exhaustif remplacerait les dichotomies par des continuums plus élaborés (les biens fonciers communs ouverts sont ainsi moins lisibles et moins imposables que les biens fonciers communs fermés, lesquels sont à leur tour moins lisibles que la propriété privée, laquelle est pour finir moins lisible que la propriété publique). Ce n’est en rien une coïncidence si les formes les plus lisibles ou appropriables peuvent plus aisément être converties en sources de revenu – soit sous la forme de la propriété privée, soit comme rente monopolistique de l’État.
#### Les limites du haut-modernisme autoritaire
> [!accord] Page 355
Il est aussi apparent que les solutions haut-modernistes centralisées peuvent se montrer les plus efficaces, les plus équitables et les plus satisfaisantes dans certains domaines. L’exploration spatiale, la planification des réseaux de transports, la maîtrise des crues, la fabrication des avions et d’autres entreprises de ce type peuvent nécessiter d’immenses organisations étroitement contrôlées par une poignée d’experts. Le contrôle des épidémies ou de la pollution nécessitent aussi un centre avec un personnel d’experts qui reçoivent et analysent des informations standardisées issues de centaines de sources.
> [!accord] Page 356
Il n’est donc guère surprenant que les fruits et légumes – cultures petites-bourgeoises – n’aient généralement pas été cultivés comme des cultures de kolkhoze mais plutôt comme des à-côtés plantés par les foyers individuels. Le secteur collectif céda en quelque sorte ces cultures à ceux qui possédaient l’intérêt personnel, la motivation et le savoir-faire horticole nécessaires à les faire pousser avec succès.
### Villagisation forcée en Tanzanie : esthétique et miniaturisation
> [!information] Page 370
Enfin, la campagne fut entreprise en grande partie comme un projet de développement de services sociaux et d’infrastructures économiques et non pas, comme cela fut souvent le cas, comme un projet d’appropriation punitive, de nettoyage ethnique ou de sécurité militaire (comme dans le cas des déplacements forcés de population dans les bantoustans en Afrique du Sud sous l’Apartheid). À la différence de la collectivisation soviétique, la politique des villages ujamaa offre donc un exemple d’ingénierie sociale de grande ampleur entrepris par un État à la fois relativement faible et relativement bienveillant.
> [!information] Page 370
Julius Nyerere, le chef d’État tanzanien, décrivait les réimplantations permanentes en termes s’inscrivant dans une continuité frappante avec les politiques coloniales, comme nous allons le voir, et ses conceptions de la mécanisation et des économies d’échelle cadraient parfaitement avec le discours international alors dominant sur le développement. Ce discours sur la modernisation était quant à lui fortement influencé par le modèle de la Tennessee Valley Authority, par le développement d’une agriculture hautement capitalisée aux États-Unis et par les leçons de la mobilisation économique au cours de la Seconde Guerre mondiale4.
> [!accord] Page 371
Tout comme dans la forêt « non aménagée », les modes existants d’implantation et de vie sociale en Tanzanie étaient jusqu’alors illisibles et de ce fait en mesure de résister aux objectifs étroits de l’État. Ce ne fut ici aussi qu’au prix d’une simplification radicale des modes d’implantation que l’État put fournir efficacement des services liés au développement telles les écoles, les cliniques et l’eau potable.
> [!accord] Page 372
Enfin, à l’instar des fermes collectives soviétiques, les villages ujamaa furent des échecs économiques et écologiques. Pour des raisons idéologiques, les concepteurs de la nouvelle société ne prirent aucunement en compte les savoirs locaux ni les pratiques des cultivateurs et des bergers. Ils avaient oublié le fait le plus important concernant l’ingénierie sociale : son efficacité dépend du retour et de la coopération de sujets humains réels. Si les gens trouvent la nouvelle organisation, quelle que soit par ailleurs son efficacité, attentatoire à leur dignité, à leurs projets et à leurs goûts, ils peuvent s’arranger pour en faire une organisation inefficace.
#### L’agriculture coloniale haut-moderniste en Afrique de l’Est
> [!accord] Page 372
Car l’État colonial n’aspirait pas simplement à créer, sous son contrôle, un paysage humain d’une parfaite visibilité ; la condition de cette visibilité était que chacun, chaque chose, eût, pour ainsi dire, son numéro de série.
>
> Benedict Anderson,
> L’Imaginaire national
> [!accord] Page 372
Le pouvoir colonial chercha toujours d’abord à être profitable au colonisateur. Dans les sociétés rurales, cela se traduisit par un encouragement à pratiquer des cultures destinées au marché. Toute une panoplie de moyens furent déployés à cet effet, comme les impôts de capitation payables en liquide ou en nature sous la forme de différentes récoltes, les plantations privées ou l’invitation adressée à des colons blancs à venir s’installer sur le territoire colonisé.
> [!information] Page 373
L’étude la plus complète de la logique à l’œuvre dans ces projets de « colonialisme social » fut conduite par William Beinert au sujet du Malawi voisin (à l’époque Nyassaland)7. Bien que l’écologie soit différente au Malawi, les grandes lignes de la politique agricole du pays différèrent peu de celles qui furent entreprises ailleurs en Afrique de l’Est britannique. Pour ce qui nous intéresse, le plus frappant est le degré auquel les hypothèses de travail retenues par le régime colonial allaient être étroitement reconduites par l’État socialiste indépendant et bien plus légitime de Tanzanie
> [!approfondir] Page 373
Le point de départ des politiques coloniales résidait en une foi totale en ce que les responsables comprenaient alors comme l’« agriculture scientifique », d’un côté, et, de l’autre, un scepticisme quasi complet envers les pratiques agricoles réelles des Africains. C’est ainsi que le formulait clairement un agent provincial de développement agricole de la vallée du Shire (Tchiri) : « L’Africain ne possède ni la formation, ni le savoir-faire, ni l’équipement permettant de diagnostiquer les problèmes d’érosion des sols et il n’est pas capable de mettre en place des mesures correctives fondées sur des connaissances scientifiques, et c’est à mon sens précisément ici que nous entrons en jeu8. » S’il ne fait pas de doute que le sentiment exprimé ici était parfaitement sincère, on ne peut manquer de noter combien il justifiait dans le même temps l’importance et l’autorité des experts agricoles vis-à-vis des simples cultivateurs.
> [!approfondir] Page 374
William Beinert souligne que la planification de la basse vallée du Shire selon ces préceptes ne constitua pas exactement un exercice purement scientifique. Les responsables du projet y déployèrent un ensemble de supputations techniques associées à l’agriculture moderne dont bien peu avaient été auparavant vérifiées dans le contexte des conditions locales. Ils déployèrent aussi un ensemble de standards visuels et esthétiques – dont certains provenaient manifestement de l’Occident au climat tempéré – qui symbolisaient à leurs yeux une agriculture ordonnée et productive10. Ils étaient ainsi mus par ce que Beinert appelle l’« imagination technique du possible ».
> [!information] Page 376
Ainsi, les cultivateurs locaux s’opposèrent à une solution coloniale générique à l’érosion des sols : le buttage. Comme le montrèrent des recherches postérieures, leur résistance était parfaitement fondée, sur les plans économique comme écologique. Le buttage sur sol sableux était instable et tendait à former de grandes ravines d’érosion lors de la saison des pluies. De plus, il entraînait un dessèchement rapide des sols lors de la saison sèche, encourageant les fourmis blanches à s’attaquer aux racines des récoltes.
> [!accord] Page 376
De leur côté, les paysans possédaient un répertoire flexible de stratégies selon le moment et l’étendue des inondations, la composition microlocale des sols, et ainsi de suite – stratégies dans une certaine mesure propres à chaque cultivateur, à chaque parcelle de terre et à chaque saison de croissance végétale.
> [!approfondir] Page 376
La seconde raison de l’échec du programme s’explique par le fait que les planificateurs opéraient également à partir d’un modèle standardisé s’appliquant aux cultivateurs eux-mêmes, et qui supposait que tous les paysans souhaiteraient à peu près le même type de récoltes, de techniques et de rendements. Une telle supposition ignorait complètement certaines variables clés culturellement conditionnées comme la taille et la composition de la famille, les occupations génératrices d’à-côtés, les divisions genrées du travail et le conditionnement culturel des goûts et des besoins. En réalité, chaque famille possédait son propre assortiment de ressources et d’objectifs, qui avaient une incidence sur sa stratégie agricole d’une année sur l’autre et qu’un plan d’ensemble n’était pas en mesure d’inclure.
> [!information] Page 377
L’échec cuisant des programmes ambitieux de culture d’arachide au Tanganyika au sortir de la Seconde Guerre mondiale est également instructif en tant que répétition générale de la villagisation massive15.
> [!information] Page 378
Le programme de culture d’arachide court-circuita intentionnellement les petits producteurs africains afin de créer une ferme industrielle colossale placée sous la gestion des Européens. En tant que tel, le projet reflétait peut-être les coûts de production relatifs alors en cours, disons, dans les plaines du Kansas, mais certainement pas au Tanganyika.
#### Villages et agriculture « améliorée » en Tanzanie avant 1973
> [!accord] Page 379
L’objectif de la politique agricole coloniale ainsi que de l’État nouvellement indépendant de Tanzanie (soutenu en cela, très tôt, par la Banque mondiale) consistait à déplacer une partie importante de la population vers des implantations fixes et permanentes et à promouvoir des formes d’agriculture susceptibles de produire un plus grand surplus commercialisable, destiné notamment à l’export18. Que ces politiques aient pris la forme d’entreprises privées ou d’une agriculture socialisée, elles relevaient de stratégies cherchant chaque fois, comme l’a exprimé Goran Hyden, à « capturer la paysannerie19 ».
> [!approfondir] Page 380
Les villages ujamaa (en d’autres termes, les coopératives socialistes) mettraient l’économie rurale sur un autre chemin. « Ce que je propose ici », expliqua Nyerere, « c’est que nous, Tanzaniens, arrêtions d’être une nation de cultivateurs individuels adoptant peu à peu les réflexes et l’éthique du système capitaliste. Au lieu de cela, il nous faut peu à peu devenir une nation de villages ujamaa où les gens coopèrent directement par petits groupes, et où ces petits groupes coopèrent les uns avec les autres pour former des entreprises communes22. »
> [!accord] Page 381
La modernisation nécessitait avant tout une forme de concentration physique au sein d’unités standardisées que l’État pourrait équiper, entretenir et administrer. Il n’est guère étonnant que les emblèmes du développement qu’étaient les tracteurs et l’électricité aient été mis en avant dans le discours de Nyerere, comme chez Lénine24.
> [!information] Page 381
À la différence de Staline, Nyerere insista d’abord afin que la création des villages ujamaa se fasse de manière graduelle et uniquement sur la base du volontariat. Il imaginait que quelques familles déplaceraient leurs maisons en sorte de se rapprocher les unes des autres et planteraient leurs cultures à proximité, à la suite de quoi elles pourraient aménager une parcelle communale. Leur succès attirerait d’autres familles, et ainsi de suite. Nyerere insista sur le fait que « les communautés socialistes ne peuvent pas être fondées sous la contrainte. \[Elles\] ne peuvent exister que grâce à des membres volontaires. Les tâches des responsables et du gouvernement ne sont pas d’essayer de pousser au développement par la force, mais plutôt d’expliquer, d’encourager et de participer25 ». Plus tard, en 1973, devant la résistance généralisée à la villagisation selon les termes dictés par le gouvernement, Nyerere changea d’avis. À ce moment-là, les graines de la coercition avaient été semées, à la fois par une bureaucratie politisée et autoritaire et par la conviction sous-jacente chez Nyerere que les paysans n’étaient pas capables de comprendre ce qui était bon pour eux. Ainsi, immédiatement après avoir désavoué « la contrainte », il concède : « Il peut être possible – et parfois nécessaire – d’insister pour que les agriculteurs d’une certaine région fassent pousser une culture particulière sur une surface donnée jusqu’à ce qu’ils se rendent compte qu’elle leur rapporte des revenus plus sûrs et qu’ils ne soient plus par la suite ainsi forcés de la cultiver26. » Si l’on ne pouvait persuader les paysans d’agir dans leur propre intérêt, on pouvait donc les y contraindre. Cette logique reprend celle qui est décrite dans le rapport de la Banque mondiale de 1961 consacré au premier plan quinquennal du Tanganyika
> [!information] Page 384
Les parcelles communales furent intégrées aux nouvelles implantations comme le furent aussi, en théorie du moins, des éléments de droit du travail et les calendriers des cultures. Lorsqu’un agent agricole insista sur le fait qu’il ne devait y avoir aucune discussion de la décision officielle stipulant d’agrandir le champ communal d’un village à cent soixante-dix acres (environ soixante-dix hectares), absorbant de ce fait les parcelles privées adjacentes, il fut expulsé de la réunion dans un rare cas de révolte ouverte. Un membre du Parlement qui prit fait et cause pour le village fut empêché de se représenter à une élection et placé sous surveillance, tandis que le président de la branche locale de la Tanu, qui soutenait également la cause du village, fut démis de ses fonctions et placé en résidence surveillée. Dodoma donna un avant-goût de la suite.
> [!information] Page 384
S’il devait demeurer le moindre doute sur le fait que la villagisation signifiait une forme de contrôle total et non simplement la formation de villages pratiquant l’agriculture communale, le triste sort de l’Association pour le développement de Ruvuma (RDA) clarifie bien les choses32. La RDA était une organisation-cadre représentant quinze villages communaux dispersés sur un rayon d’une centaine de miles (cent cinquante kilomètres) dans le district pauvre et isolé de Sonagea, au sud-ouest du pays. À la différence de la plupart des villages ujamaa, ceux-ci étaient des créations spontanées portées par de jeunes militants locaux de la Tanu. Ils avaient été fondés dès 1960, soit bien avant la déclaration politique de Nyerere de 1967, et chaque village avait inventé ses propres formes d’entreprise communale.
> [!information] Page 385
Lorsque chaque famille de ces villages reçut l’ordre de cultiver une acre (0,4 hectare) de tabac, plante qu’ils considéraient comme nécessitant beaucoup de travail et ne dégageant que peu ou pas de profit, ils protestèrent ouvertement à travers leur organisation. En 1968, à la suite d’une visite d’un responsable haut rang du comité central de la Tanu, la RDA fut officiellement interdite et déclarée illégale, ses biens saisis et ses fonctions reprises par le Parti et la bureaucratie34. Si la RDA mettait effectivement en pratique les objectifs proclamés par Nyerere, son refus de s’insérer dans le programme centralisé du Parti lui fut fatal.
#### « Vivre au sein de villages est un ordre »
> [!approfondir] Page 385
Après tout, la villagisation s’accomplissait au bénéfice des premiers concernés, comme l’expliqua Juma Mwapachu, un agent en charge de l’implantation forcée dans le district de Shinyanga : « L’Opération Villages \[planifiés\] de 1974 ne devait pas relever de la persuasion mais de la coercition. Comme l’a dit Nyerere, il fallait rendre le déménagement obligatoire car la Tanzanie ne pouvait pas s’asseoir et regarder la majorité de sa population mener une “vie de mort”. Dès lors, l’État devait assumer le rôle de “père” et s’assurer que les gens choisissent des vies meilleures et plus prospères37. »
> > [!cite] Note
> Très précis l'utilisation du mot père ici.
> [!information] Page 388
Les régions prospères et densément peuplées comme la Kagera et le Kilimandjaro furent largement épargnées et ce pour trois raisons : les agriculteurs y vivaient déjà au sein de villages comportant de nombreux habitants, leur productivité dans les cultures de rapport était vitale pour les revenus de l’État et les rentrées de devises étrangères, et les groupes résidant dans ces zones étaient surreprésentés parmi l’élite bureaucratique. Certains critiques suggérèrent à ce propos que plus le nombre de fonctionnaires gouvernementaux issus d’une région était élevé, plus la villagisation y était menée tardivement (et de manière superficielle)44.
> [!accord] Page 389
Prenons par exemple le mot « simplifier ». La « simplification » est devenue un motif important pour les formes architecturales modernes, exprimant des notions d’économie, d’élégance et d’efficacité associées à un niveau de friction ou de résistance minimal. Les politiciens et les administrateurs s’empressèrent de tirer profit du capital symbolique que renfermait le terme en déclarant vouloir simplifier telle agence ou telle entreprise, laissant à l’imagination visuelle de leur auditoire le soin de compléter les détails de ce qui était pensé comme l’équivalent bureaucratique d’une locomotive profilée ou d’un jet aérodynamique. C’est ainsi qu’un terme comportant un sens spécifique dans un champ précis (l’aérodynamique) se généralisa dans des contextes où son sens devint davantage visuel et esthétique que scientifique
> [!approfondir] Page 390
Les localisations le long des routes sont rarement rationnelles économiquement mais ici, elles montrèrent combien l’objectif de renforcer le contrôle de l’État sur la paysannerie passait souvent avant celui d’augmenter la production agricole. Comme l’avait appris Staline, une paysannerie captive n’était ainsi pas forcément une paysannerie productive.
> [!approfondir] Page 390
Un observateur éclairé, par ailleurs favorable aux objectifs de la villagisation, nota cet effet d’ensemble. « La nouvelle approche », expliqua-t-il, « était plus en phase avec la pensée bureaucratique et avec ce qu’une bureaucratie peut faire efficacement : le mouvement imposé des paysans vers de nouvelles implantations “modernes”, c’est-à-dire des implantations aux maisons proches les unes des autres alignées le long des routes, avec les champs en dehors du village nucléé, l’exploitation agricole organisée en blocs, chaque bloc contenant les parcelles individuelles d’un villageois, cultivées en monoculture et aisément accessibles de façon à faciliter les contrôles par les agents agricoles gouvernementaux et, par la suite, à être cultivées à l’aide des tracteurs du gouvernement52. »
> [!information] Page 391
Il serait fascinant de reconstruire l’historique de cette image composite de la vie rurale moderne, mais cela nous éloignerait de notre propos. Elle est sans aucun doute liée aux politiques coloniales et de ce fait à l’image des paysages ruraux européens modernes, et nous savons aussi que Nyerere avait été impressionné par ce qu’il avait vu lors de ses voyages en Union soviétique et en Chine. Ce qui est néanmoins important est que le village planifié moderne constituait essentiellement en Tanzanie la négation point par point des pratiques rurales existantes, qui incluaient la pratique de la jachère, le pastoralisme, la polyculture, l’habitat bien éloigné des routes principales, l’autorité de la parenté et de la lignée, de petites implantations dispersées avec des maisons construites de bric et de broc et une production éparpillée et opaque au regard de l’État. La logique de cette négation semblait souvent prévaloir sur des considérations raisonnables de nature écologique ou économique
> [!accord] Page 392
Comme le note Coulson : Bien que la méthode d’aménagement \[à la différence de la méthode de transformation\] puisse contribuer à augmenter la production dans \[...\] des zones \[aux précipitations faibles et irrégulières\], elle ne peut en aucun cas donner lieu à des résultats très substantiels à cause de la dispersion des producteurs agricoles, de l’appauvrissement des sols par la pratique du brûlis et des difficultés considérables à vendre les produits. La politique que le gouvernement décida de poursuivre dans toutes ces zones consistait à regrouper et réimplanter les agriculteurs sur les sols les plus favorables, en installant sur place un système de propriété privée ou collective et en introduisant sous supervision la rotation des récoltes et l’agriculture mixte qui permettraient de préserver la fertilité des sols54.
> [!accord] Page 393
Une des causes majeures du conflit qui aboutit à la dissolution des villages ujamaa de Ruvuma fut la culture forcée de tabac pour des prix que les villageois jugeaient dérisoires. Comme les colonisateurs l’avaient compris depuis longtemps, les cultures forcées de ce type ne pouvaient être imposées qu’à une paysannerie concentrée et qu’il était de ce fait possible de surveiller et, si nécessaire, de punir58.
> [!approfondir] Page 395
La prémisse sous-jacente à la politique agricole de Nyerere, au-delà de l’emphase rhétorique insistant sur la culture traditionnelle, différait peu de celle des politiques agraires coloniales. Cette prémisse voulait que les pratiques des cultivateurs et des bergers africains fussent arriérées, non scientifiques, inefficaces et écologiquement irresponsables. Seule la combinaison d’une supervision rapprochée, de programmes de formation et, au besoin, de formes de coercition administrées par des spécialistes en agriculture scientifique pourrait les mettre, ainsi que leurs pratiques, en conformité avec la Tanzanie moderne. Ces pratiques étaient le problème auquel les experts agricoles venaient apporter la solution.
> > [!cite] Note
> Dépossession, rapport de pouvoir, destruction de la liberté paysanne
> [!approfondir] Page 396
On ne peut manquer ce portrait d’une classe de cultivateurs délibérément ignorants et fort peu empressés esquissé dans la première allocution de Nyerere en tant que Premier ministre en 1961 : « S’il reste du coton non ramassé sur votre shamba \[parcelle\], si vous avez cultivé une demi-acre en moins que votre quota, si vous laissez les sols dépérir inutilement sur vos terres, ou si votre shamba est remplie de mauvaises herbes, si vous ignorez délibérément les conseils que vous donnent les experts agricoles, alors dans cette bataille vous n’êtes que des traîtres72. »
> [!accord] Page 396
La contrepartie logique du manque de confiance dans les cultivateurs ordinaires était le blanc-seing accordé aux experts agricoles et la « foi aveugle dans les machines et les programmes de grande dimension73 ». Comme le village planifié apportait une vaste « amélioration » en termes de lisibilité et de contrôle par rapport aux pratiques d’implantation anciennes, l’agriculture planifiée introduite par les experts constituait également, dans son ordre et sa lisibilité, une « amélioration » par rapport à la variété infinie et à la pagaille des petites exploitations et de leurs techniques existantes74.
> [!approfondir] Page 397
L’ordre des champs était reproduit dans l’ordre des plants à l’intérieur des champs. Les fermiers tanzaniens plantaient souvent deux cultures, voire davantage, ensemble sur le même champ (une technique appelée polyculture ou culture intercalaire). Dans les zones de culture du café, par exemple, les caféiers étaient souvent intercalés avec des bananiers, des haricots ou d’autres plantes annuelles. D’après la plupart des agronomes, cette pratique était une aberration. Comme l’expliqua un spécialiste en désaccord avec ces experts : « Les conseillers en agriculture ont encouragé les agriculteurs à planter le café en monoculture et considèrent cette pratique comme une condition sine qua non de l’agriculture moderne76. » Pour la culture de bananes, les bananiers devaient également être cultivés en monoculture. Les agents agricoles jugeaient leur propre réussite en veillant à ce que chaque culture sous leur supervision soit plantée en rangées droites convenablement espacées et ne soit mélangée à aucun autre cultivar77.
> > [!cite] Note
> La logique de monoculture imposé par l'état rentre dans cette idee de contrôle. Qu'en est il du taux de production plus faible ? Est il vrai ? A ton vraiment besoin qu'il soit vrai ? La polyculture apporte une diversité et donc une solidité du champs, rien que pour ça il en est plus utile et important, même si il produits moins
> [!accord] Page 397
Tout comme l’agriculture mécanisée à grande échelle, la monoculture possédait une rationalité scientifique dans des contextes particuliers, mais les conseillers agricoles en faisaient souvent la promotion sans le moindre recul, comme s’il s’était agi d’un article de foi du catéchisme de l’agriculture moderne. Si de plus en plus d’éléments empiriques allaient déjà à l’époque dans le sens du bien-fondé écologique et productif de certains régimes de culture intercalaire, la foi conserva toute son intensité. En tout état de cause, il est certain que la monoculture et les plantations en rangs facilitaient largement le travail des administrateurs et des agronomes. Les deux techniques simplifiaient les inspections et les calculs de surface plantée et de rendement, comme elles simplifiaient aussi grandement les essais en champ en minimisant le nombre de variables à l’œuvre dans un champ donné
> [!accord] Page 400
Le second, et certainement le plus sinistre, détournement de la campagne ujamaa par les autorités de l’État consista à tout mettre en œuvre afin qu’elle vienne systématiquement conforter leur statut et leur pouvoir. Comme l’a bien noté Andrew Coulson, à travers le processus de création des villages, les administrateurs et les responsables du Parti (qui étaient en compétition les uns avec les autres) éludèrent en réalité toutes les politiques qui auraient risqué de diminuer leurs privilèges et leur pouvoir et mirent en avant toutes celles qui renforçaient leur pouvoir commun. Ainsi, certaines idées – comme la permission accordée à de petits villages ujamaa de fonctionner sans interférence gouvernementale (avant 1968), la participation des élèves à la prise de décision dans les écoles (1969), la participation des ouvriers à la gestion des entreprises (1969-1970) et le pouvoir d’élire des conseils de villages et un exécutif local (1973-1975) – connurent toutes l’insigne l’honneur d’être foulées aux pieds83. L’ingénierie sociale haut-moderniste est le terreau idéal des prétentions autoritaires et l’administration tanzanienne profita pleinement de cette occasion afin de consolider son pouvoir84.
> [!accord] Page 401
Si l’on fait abstraction de l’existence ininterrompue de parcelles privées importantes et de la faiblesse du contrôle du travail qui en découlait, le programme dans son ensemble pouvait ressembler de très près à une vaste, quoique non contiguë, plantation d’État. Ce qu’un observateur neutre aurait pu prendre pour une nouvelle forme de servitude, quand bien même eût-elle été relativement douce, n’était peu ou pas remis en question par les élites, car cette politique voguait sous la bannière du « développement ».
> [!accord] Page 402
La vie en village éloigna les cultivateurs de leurs champs, compliquant l’observation des récoltes et le contrôle des animaux nuisibles que des fermes plus dispersées rendaient possibles
> [!information] Page 402
Chez les Massaï, qui étaient très mobiles, et les autres groupes pastoraux, le programme de création de ranchs ujamaa rassemblant le bétail en un lieu unique entraîna un véritable désastre pour la conservation des prairies et les moyens de subsistance des bergers86.
#### Le village d’État « idéal » : variation éthiopienne
> [!approfondir] Page 403
En Éthiopie, pays qui ne fut jamais colonisé, la réimplantation peut être interprétée comme participant du projet de longue date porté par la dynastie impériale de soumettre les peuples amharicophones et, plus généralement, de placer les provinces réfractaires sous le contrôle du centre.
> [!accord] Page 405
La disposition identique des terres dans chaque implantation rendrait les choses d’autant plus commodes aux autorités pour envoyer des directives générales, surveiller la production de récoltes et contrôler les moissons avec l’aide du nouvel Office de commercialisation des produits agricoles (AMC). Le plan générique était particulièrement pratique pour les topographes pressés, précisément car il ne tenait aucun compte des conditions écologiques, économiques et sociales locales.
> [!information] Page 406
Les cobayes de cet exercice de géométrie à grande échelle ne se faisaient aucune illusion sur ses objectifs. Lorsqu’ils purent enfin parler librement, les réfugiés en Somalie confièrent à ceux qui les interviewaient que le nouveau modèle d’implantation avait été conçu afin de contrôler la dissidence et les rébellions, d’empêcher les gens de partir, de « rendre plus facile la surveillance », de contrôler les cultures, de consigner les possessions et le bétail et (à Wollega) « de leur permettre d’emmener nos fils à la guerre plus facilement99 ».
> [!approfondir] Page 407
Un bilan complet de la réimplantation forcée en Éthiopie irait bien plus loin que les nombreux rapports sur la famine, les exécutions, la déforestation et les mauvaises récoltes. Les nouvelles implantations furent quasiment toujours des échecs pour leurs habitants, à la fois en tant que communautés humaines et qu’unités de production alimentaire. Le simple fait de la réimplantation de masse mit fin à un héritage précieux d’agriculture locale et de savoir pastoral et, avec lui, à quelque trente à quarante mille communautés qui avaient jusque-là fonctionné correctement, dont la plupart dans des régions qui produisaient des surplus de nourriture
> [!approfondir] Page 407
Un cultivateur moyen de Tigray, lieu qui fit l’objet de mesures particulièrement dures, plantait en moyenne une quinzaine de cultures par saison (des céréales comme le tef, l’orge, le blé, le sorgho, le maïs ou le millet, des tubercules ou plantes à bulbe comme la patate douce, la pomme de terre ou l’oignon, certaines légumineuses comme des fèves, des lentilles ou des pois chiches, et des légumes comme des poivrons, des okras, et bien d’autres)102. Il va sans dire que l’agriculteur connaissait bien plusieurs variétés de chaque culture, savait quand les planter, à quelle profondeur, comment préparer la terre et comment l’entretenir et récolter. Ce savoir était spécifique au lieu, au sens où la culture réussie de n’importe quelle variété nécessitait un savoir local à propos des précipitations et des différents sols, jusque et y compris les particularités de chacune des parcelles cultivées par l’agriculteur103. Il était aussi spécifique au lieu au sens où la plus grande partie de ce savoir était conservée dans la mémoire collective de l’endroit : on disposait là d’archives orales de techniques, de variétés de semences et d’information écologique
> [!accord] Page 407
Une fois que le paysan fut déplacé, souvent au sein d’un environnement écologique très différent de son milieu d’origine, son savoir local devint totalement inutile. Comme le souligne Jason Clay : « Ainsi, quand un cultivateur des hauts plateaux est transporté dans des camps d’implantation d’une zone comme Gambella, il est instantanément rabaissé du rang d’expert agricole à celui de manœuvre ignorant et dénué de compétences, et devient complètement dépendant du gouvernement central pour sa survie104. »
> [!information] Page 408
Si la sécheresse qui coïncida avec la migration forcée en Éthiopie fut bien réelle, la famine qui mobilisa les agences d’aide internationale était en majeure partie le produit de ces réimplantations massives105. La destruction des liens sociaux fut presque autant vectrice de famine que les mauvaises récoltes causées par une planification insuffisante et l’ignorance du nouvel environnement agricole. Les attaches communautaires, les relations avec la famille proche et éloignée, les réseaux de réciprocité et de coopération, la charité et la dépendance locales avaient été les principaux moyens qui avaient permis aux villageois de surmonter des périodes de pénurie alimentaire par le passé. Privés de ces ressources sociales par des déportations opérées au hasard, souvent séparés de leur famille immédiate et empêchés de partir, les occupants des camps étaient bien plus vulnérables à la famine qu’ils ne l’avaient été dans leurs régions d’origine.
#### Conclusion
> [!accord] Page 410
Un Martien à qui l’on soumettrait ces différents éléments pourrait à juste titre se demander qui exactement des cultivateurs ou des spécialistes étaient les empiristes et qui étaient les véritables croyants. Les paysans tanzaniens avaient ainsi par exemple modifié leurs modes d’implantation et de culture du fait du changement climatique, de nouvelles cultures et de nouveaux marchés, avec des succès notables au cours des deux décennies précédant la villagisation. Ils semblaient effectivement animés d’une approche empirique, quoique prudente, concernant leurs pratiques. Au contraire, les spécialistes et les politiciens paraissaient se trouver sous l’emprise d’un enthousiasme quasi religieux comme décuplé par le soutien de l’État.
> [!accord] Page 411
La démonstration de coordination de masse, espèrent ses créateurs, frappe les spectateurs et les participants par son étalage de puissante cohésion. Cette admiration mêlée d’une forme de stupeur est renforcée par le fait que, comme dans l’usine tayloriste, il faut être en dehors et au-dessus du spectacle afin de l’apprécier pleinement dans sa totalité : les participants au niveau du sol ne sont que de petites molécules au sein d’un organisme dont le cerveau est ailleurs. L’image d’une nation qui pourrait opérer selon ce schéma est particulièrement flatteuse pour les élites situées au sommet – et, bien sûr, dévalorisante pour une population dont le rôle est réduit à celui de simples chiffres. Au-delà de l’impression qu’elles suscitent chez les observateurs, de telles démonstrations peuvent, au moins à court terme, constituer une forme d’autohypnose rassurante qui renforce la détermination morale et la confiance en soi des élites109.
> [!approfondir] Page 413
Ce fait social omniprésent est utile aux employés et aux syndicats. Le principe de ce que l’on appelle la grève du zèle fournit un exemple caractéristique. Lorsque les conducteurs de taxi parisiens veulent faire valoir leur point de vue auprès des autorités municipales concernant un règlement ou une taxe, il leur arrive de déclencher une grève du zèle. Cela consiste à suivre méticuleusement toutes les règles du code de la route et ce faisant à mettre l’ensemble de la circulation dans le centre de Paris au point mort. Les conducteurs tirent ainsi un avantage tactique du fait que la circulation est possible seulement parce qu’ils ont développé un ensemble de pratiques qui ont évolué en dehors des, et souvent contre les règles formelles.
> [!information] Page 414
La « minceur » des communautés humaines artificiellement conçues peut être comparée à celle des langues artificiellement créées114. Les communautés planifiées d’un seul coup de crayon sont aux communautés plus anciennes et non planifiées ce que l’espéranto est, disons, à l’anglais ou au birman. On peut certainement concevoir une nouvelle langue qui sera par de nombreux aspects plus logique, plus simple, plus universelle et moins irrégulière et qui se prêtera techniquement à plus de clarté et de cohésion. Tel était bien sûr précisément l’objectif de l’inventeur de l’espéranto, Lazar Zamenhof, qui imaginait que cette langue, connue aussi sous le nom de langue internationale, pourrait éliminer les nationalismes de clocher en Europe115. La raison pour laquelle l’espéranto, qui ne disposait pas d’un État puissant en mesure d’imposer son adoption, n’a pas réussi à remplacer les langues et dialectes existant en Europe est néanmoins aussi parfaitement évidente. (Comme se plaisent à le dire les sociolinguistes : « une langue nationale est un dialecte avec une armée ».) L’espéranto est une langue exceptionnellement mince, dépourvue de toutes les résonances, les connotations, les métaphores toutes faites, la littérature, l’histoire orale, les idiomes et les traditions d’usage dont dispose toute langue socialement insérée. L’espéranto a survécu comme une sorte de curiosité utopique, comme un dialecte particulièrement mince parlé par une poignée de membres de l’intelligentsia qui ont tâché de maintenir sa promesse en vie.
> [!information] Page 416
La miniaturisation d’une sorte ou d’une autre est omniprésente. Il est tentant de se demander si la tendance humaine à la miniaturisation – à créer des « jouets »/« répliques » d’objets et de réalités plus grands qui ne peuvent pas aisément être manipulés – n’aurait pas aussi un équivalent bureaucratique. Yi-fu Tuan a brillamment étudié la manière dont nous miniaturisons, et par là domestiquons, les phénomènes plus larges hors de notre contrôle, souvent d’ailleurs avec des intentions bienveillantes. Sous cette rubrique élastique, il inclut le bonsaï, le bonseki et les jardins (qui sont une forme de miniaturisation du monde végétal) ainsi que les poupées et les maisons de poupées, les petits trains, les petits soldats, les armes de guerres factices destinées au jeu et les « jouets vivants » que sont certains poissons et certains chiens spécialement croisés119. Alors que Tuan concentre son propos sur des degrés plus ou moins importants de domestication, un équivalent du même désir de contrôle et de maîtrise peut aussi, semble-t-il, opérer à l’échelle plus large des bureaucraties. Comme les objectifs positifs, dont la réalisation est difficile à mesurer, peuvent être supplantés par de minces statistiques nationales – le nombre de villages créés, le nombre d’hectares labourés –, ils peuvent aussi l’être par des micro-environnements de type moderniste.
> [!information] Page 417
Les capitales coloniales furent construites en tenant compte de ces fonctions. La capitale impériale de New Dehli, conçue par Edwin Lutyens, constitua ainsi un exemple frappant de capitale pensée en vue d’intimider ses sujets (et peut-être même ses propres cercles dirigeants) par sa taille et sa grandeur, avec ses grands axes pour les parades et ses arcs de triomphe symbolisant le pouvoir militaire. New Dehli fut naturellement pensée comme la négation de ce qu’était devenue Old Dehli, la vieille ville. L’une des fonctions principales de la nouvelle capitale fut bien exprimée par une note du secrétaire particulier de George V à propos de la future résidence du vice-roi britannique. Cette résidence, écrivit-il, devait être « remarquable et imposante », et non dominée par les structures des empires passés ou par les traits du milieu naturel. « Nous devons maintenant lui \[l’Indien\] faire voir pour la première fois le pouvoir de la science, de l’art et de la civilisation occidentaux120. » Posté au centre de New Dehli lors d’une cérémonie, on pourrait oublier un moment que ce minuscule joyau d’architecture impériale était en réalité pratiquement perdu au milieu d’un océan de réalités indiennes qui le contredisaient ou ne lui accordaient aucune attention.
> [!information] Page 418
Un grand nombre de pays, y compris d’anciennes colonies, ont construit de capitales entièrement nouvelles plutôt que d’avoir à entamer des compromis avec un passé urbain que leurs dirigeants étaient déterminés à transcender : c’est par exemple le cas du Brésil, du Pakistan, de la Turquie, de Belize, du Nigéria, de la Côte-d’Ivoire, du Malawi et de la Tanzanie121. La plupart de ces villes furent construites selon des plans préparés par des architectes occidentaux ou formés en Occident, même là où ils tentèrent d’incorporer des références aux traditions architecturales vernaculaires.
> [!information] Page 419
Une autre variante encore consista à puiser au sein de la population générale un encadrement de paysans progressistes qui seraient ensuite mobilisés afin de pratiquer l’agriculture moderne. Ce type de politiques fut poursuivi avec application au Mozambique et joua aussi un rôle important dans la Tanzanie coloniale125. Lorsque l’État se heurta « au mur de brique du conservatisme paysan », note un document de 1956 du département de l’Agriculture du Tanganyika, il devint nécessaire « de réduire l’action sur certaines portions afin de se concentrer sur de petites sections sélectionnées, selon une procédure qui en vint à être nommée “approche ciblée”126 ». Dans leur désir d’isoler le petit segment de la population agricole qui, pensaient-ils, répondrait favorablement à l’agriculture scientifique, les conseillers agricoles passaient souvent outre d’autres réalités qui avaient pourtant une incidence directe sur leur mission de fond – des réalités qui se trouvaient sous leurs yeux mais ne dépendaient pas de leur tutelle. Pauline Peters décrit ainsi une politique au Malawi visant à dépeupler une région rurale de tous ses habitants à l’exception de ceux que les autorités agricoles avaient désignés comme « maîtres cultivateurs ». Les conseillers agricoles tentaient ainsi de créer un paysage miniaturisé fait de « parcelles d’exploitation mixte bien délimitées et cultivées en rotation de monoculture qui remplaceraient la multiculture dispersée qu’ils considéraient comme arriérée. Dans le même temps, ils ignorèrent complètement un empressement général et autonome vers la culture du tabac – c’est-à-dire exactement la transformation qu’ils souhaitaient faire advenir par la force127 ».
> [!approfondir] Page 420
De manière plus spéculative, j’imagine que plus les fauxsemblants et l’insistance sur un micro-ordre officiel artificiellement décrété sont importants, plus grand sera le volume de pratiques non conformes nécessaires à maintenir la fiction. Les économies les plus rigidement planifiées tendent à être accompagnées de vastes économies « souterraines, grises, informelles » qui fournissent de mille manières ce à quoi l’économie formelle n’est pas capable de pourvoir128. Lorsque cette économie informelle est violemment réprimée, les conséquences sont souvent la ruine économique et la famine (comme l’ont montré le Grand bond en avant et la Révolution culturelle en Chine, ou l’économie autarcique et sans monnaie du Cambodge de Pol Pot).
### Domestiquer la nature : une agriculture de la lisibilité et de la simplicité
> [!accord] Page 439
Pour des raisons qui vont devenir apparentes, l’agriculture haut-moderniste subventionnée par l’État s’est appuyée sur des abstractions du même ordre. Le modèle simple de recherche et d’extension agricoles fondé sur « la production et le profit » a échoué de diverses manières à représenter les objectifs complexes, flexibles et négociés des cultivateurs en chair et en os et de leurs communautés. Ce modèle a aussi échoué à représenter l’espace même où les paysans plantent leurs cultures – ses microclimats, son taux d’humidité et ses flux aquatiques, ses microreliefs et son histoire biotique locale. Incapable de représenter efficacement la profusion et la complexité des exploitations et des champs bien réels, l’agriculture haut-moderniste les a souvent, avec un certain succès, simplifié radicalement afin de les rendre plus directement compréhensibles, contrôlables et gérables.
> [!accord] Page 440
Dans le champ en monoculture comme dans les forêts à essence unique, les innombrables autres membres de la communauté biotique étaient ignorés, sauf quand ils avaient une incidence directe sur la santé et le rendement de l’espèce cultivée. Cette focalisation de l’attention sur un seul objectif – invariablement celui présentant le plus grand intérêt fiscal ou commercial – permettait aux forestiers et aux agronomes de suivre attentivement l’influence d’autres facteurs sur cette variable dépendante unique.
> [!approfondir] Page 440
La question que nous traitons dans ce chapitre est donc la suivante : pourquoi un modèle d’agriculture moderne et scientifique apparemment couronné de succès dans l’Occident tempéré en voie d’industrialisation a-t-il si souvent échoué lorsqu’il a été exporté au tiers monde ? En dépit de ses résultats médiocres, ce modèle a été imposé à la fois par les modernisateurs coloniaux, les États indépendants et les agences internationales.
> [!information] Page 440
En Afrique, où ses résultats furent particulièrement décevants, un agronome très expérimenté put ainsi faire valoir que « l’une des plus importantes leçons des cinquante dernières années de la recherche écologique consacrée à l’agriculture africaine est que les politiques de “modernisation spectaculaire” présentent un bilan si désastreux qu’il convient aujourd’hui d’accorder une attention sérieuse et soutenue à un retour à des approches plus lentes et plus progressives3 ».
> [!accord] Page 441
Le troisième élément, quant à lui, opère à un niveau plus profond : il s’agit de la myopie systématique et cyclopéenne de l’agriculture haut-moderniste, qui a favorisé certaines formes d’échecs. La grande attention qu’elle accordait aux objectifs productivistes reléguait dans l’ombre toutes les données ne relevant pas de la relation étroite entre intrants agricoles et rendements. En conséquence, les résultats à long terme (structure des sols, qualité de l’eau, relations de propriété foncière), les effets sur les intérêts des tiers, ou ce que les économistes du bien-être appellent « externalités », reçurent une attention minimale jusqu’à ce qu’ils commencent à avoir une incidence sur la production.
> [!accord] Page 441
Enfin, du fait de leur envergure même – de leurs hypothèses simplificatrices et de leur capacité à isoler l’impact d’une variable unique sur la totalité de la production –, les expérimentations en matière d’agriculture scientifique furent incapables d’appréhender convenablement certaines formes de complexité. Elles tendirent ainsi à ignorer ou à minimiser les pratiques agricoles qui n’étaient pas directement assimilables à leurs techniques.
> [!accord] Page 441
Afin d’éviter tout malentendu, il me faut souligner que mon propos n’est pas de lancer une offensive générale contre la science agronomique moderne, et encore moins d’attaquer la culture de la recherche scientifique en soi. La science agronomique moderne, avec ses pratiques sophistiquées de sélection des plantes, de phytopathologie, d’analyse de la nutrition végétale et des sols, et avec sa virtuosité technique, fut à l’origine de la création d’un vaste fonds de savoir spécialisé utilisé de nos jours sous une forme ou sous une autre, y compris par les cultivateurs les plus traditionnels. Mon propos est plutôt de montrer comment les prétentions impérialistes de la science agronomique – son incapacité à reconnaître ou à incorporer les savoirs produits en dehors de son paradigme – limitèrent fortement son utilité pour de nombreux cultivateurs.
#### Variétés de simplifications agricoles
> [!information] Page 443
La plus grande pression incitant à la sélection fut certainement provoquée par l’éternelle inquiétude des cultivateurs : ne pas mourir de faim. Cette préoccupation existentielle tout à fait fondamentale mena aussi à la création d’une grande variété de cultivars, appelés « variétés de pays » ou « variétés anciennes » (landraces) des différentes cultures.
> [!accord] Page 443
Pour ce qui nous concerne, ce développement sur le long terme de tant de variétés de pays est important à au moins deux titres. D’abord, alors que les premiers agriculteurs transformaient et simplifiaient leur environnement naturel, ils conservaient un intérêt particulier envers le maintien d’une certaine diversité. La rencontre de cet intérêt et de la préoccupation vitale de se nourrir les incita à sélectionner et à protéger un grand nombre de variétés de pays. La variabilité génétique des cultures qu’ils faisaient pousser offrait une sorte de police d’assurance maison contre la sécheresse, les inondations, les phytopathologies, les animaux nuisibles et les caprices saisonniers du climat9. Un pathogène pourra affecter une variété de pays mais pas une autre, certaines variétés résisteront bien à la sécheresse et d’autres à des conditions de forte humidité, certaines se plairont sur des sols argileux et d’autres encore sur des sols sablonneux. En plaçant ainsi un grand nombre de paris prudents sur l’avenir et grâce à leurs très bonnes connaissances des conditions microlocales, les cultivateurs maximisaient leurs chances d’obtenir une récolte suffisante.
> [!information] Page 444
L’une des premières sources de l’uniformité accrue des cultures provient des pressions commerciales intenses en vue de la maximisation des profits sur un marché de masse hautement compétitif. Ainsi, la démarche consistant à accroître la densité des plantations dans le but d’augmenter la productivité de la terre a encouragé l’adoption de variétés de plantes tolérant la surpopulation. La plus grande densité des plantations entraîna également l’intensification de l’emploi d’engrais industriels et la sélection de sous-espèces connues pour leur haute tolérance aux engrais (et en particulier à l’azote).
> [!information] Page 445
Dans le cas du maïs, l’hybridation – descendance de deux lignées de même souche – a produit un champ composé de plants génétiquement identiques idéaux pour la mécanisation. Les variétés développées en ayant ainsi les machines en tête furent disponibles dès 1920, au moment où Henry Wallace s’allia avec un fabriquant de machines agricoles pour cultiver sa nouvelle variété de maïs à tige rigide doté d’un axe robuste reliant celle-ci à l’épi. Un domaine entièrement nouveau de sélection végétale, appelé « phyto-ingénierie », naquit ainsi afin d’adapter le monde naturel au traitement mécanique. « Les machines ne sont pas faites pour récolter les cultures », notèrent deux partisans de la nouvelle discipline. « En réalité, les cultures doivent être adaptées pour être récoltées par des machines15 ». Après avoir été modifiée en vue de la culture en champ, la plante était maintenant adaptée à la mécanisation.
> [!accord] Page 446
L’impératif de la maximisation des profits, qui se traduisit dans ce cas par la mécanisation des récoltes, eut une profonde incidence sur la transformation et la simplification des champs et des cultures. Les machines non sélectives et relativement peu flexibles fonctionnaient au mieux dans des champs plats plantés de cultivars uniformes portant des fruits eux aussi uniformes et présentant une maturité parfaitement homogène. La science agronomique fut déployée en vue d’approcher cet idéal : de grands champs calibrés avec précision, une irrigation et un apport nutritif uniformes afin de réguler la croissance alliés à un emploi massif d’herbicides, de fongicides et d’insecticides afin de maintenir une santé uniforme, et, par-dessus tout, à un processus de sélection afin de créer la plante idéale.
> [!approfondir] Page 447
Donald Jones, l’un des pionniers du maïs hybride, avait anticipé les problèmes susceptibles d’être ainsi causés par une telle perte de diversité génétique : « Les variétés génétiquement uniformes de lignée pure ont un haut rendement et sont très appréciables dans des conditions environnementales favorables et lorsqu’elles sont bien protégées contre des nuisibles de toutes sortes. Lorsque ces facteurs extérieurs ne sont pas favorables, les résultats peuvent s’avérer désastreux... du fait d’un nouveau parasite particulièrement virulent19. »
> [!accord] Page 447
Au contraire, la diversité est l’ennemie des épidémies. Dans un champ où cohabitent de nombreuses espèces de plantes, il est probable que seuls quelques individus, le plus souvent assez largement éparpillés, seront sensibles à un agent pathogène donné. La progression mathématique de l’épidémie s’en retrouve ainsi brisée22. Comme le note le rapport du Conseil national de la recherche, un champ en monoculture accroît fortement la vulnérabilité dans la mesure où tous les membres de la même variété végétale partagent en grande partie le même patrimoine génétique. À l’inverse, lorsqu’un champ est peuplé de nombreuses variétés traditionnelles différentes, y compris d’une même espèce végétale, le risque est largement réduit. Toute pratique agricole augmentant la diversité dans le temps et l’espace, comme la rotation des cultures ou la polyculture à l’échelle d’une exploitation ou d’une région, agit dès lors comme une barrière contre la propagation des épidémies.
#### Foi moderniste contre pratiques locales
> [!information] Page 457
En fait, deux scientifiques qui se trouvaient en fort décalage avec l’establishment agronomique des années 1930 et 1940 allèrent jusqu’à suggérer que « l’étude systématique de la polyculture et d’autres pratiques indigènes pourrait contribuer à apporter des modifications relativement mineures à l’agriculture yoruba et à d’autres qui lui sont similaires, ce qui pourrait potentiellement faire plus pour accroître la production végétale et la fertilité des sols que des changements révolutionnaires apportés par les engrais verts ou les cultures associées en mélange45 ».
> [!information] Page 458
Les effets de la polyculture étagée présentent des avantages particuliers concernant les rendements et la conservation. Les cultures « de niveau supérieur » font de l’ombre à celles des « niveaux inférieurs », qui sont sélectionnées pour leur faculté à pousser sur un sol plus frais et avec un taux d’humidité plus élevé. Les précipitations atteignent le sol non pas directement mais par gouttelettes qui peuvent être absorbées en causant moins de dégâts à la structure du sol et moins d’érosion. Les plus hautes plantes servent souvent de brise-vent à celles du bas. Enfin, en polyculture ou en culture relais, il y a toujours au moins une plante présente dans le champ, ce qui permet de maintenir le sol en place et de réduire les effets de lessivage causés par le soleil, le vent et la pluie, en particulier sur des sols fragiles.
> [!accord] Page 458
Même si la polyculture n’est pas forcément préférable sur la simple base des rendements immédiats, il y a de forts arguments en sa faveur en termes de soutenabilité et donc de production à long terme.
> [!information] Page 459
La plus remarquable de ces figures est peut-être Albert Howard (qui fut anobli et devint plus tard Sir Albert), un agronome qui travailla pendant plus de trente ans en Inde au service d’institutions locales. Il était surtout connu pour la méthode Indore, un procédé scientifique permettant de créer de l’humus à partir de déchets organiques, et, à la différence de la plupart des agronomes occidentaux, il était un grand observateur de l’écologie des forêts et des pratiques indigènes.
> [!information] Page 461
Abstraction faite de ses autres mérites ou démérites, la polyculture constitue une forme d’agriculture plus stable et plus durable que la monoculture. Elle a de plus grandes chances de produire ce que les économistes appellent un revenu hicksien : un revenu qui ne diminue pas la dotation en facteurs de production, permettant aux flux de revenus de se poursuivre indéfiniment.
> [!information] Page 461
Il est utile de souligner ici le parallèle fort entre l’argumentaire en faveur de la diversité en agriculture et en foresterie et l’argumentaire proposé par Jacobs en faveur de la diversité dans les quartiers urbains. Plus un quartier est complexe, raisonnait-elle, et plus il est à même de résister aux chocs économiques de court terme affectant le commerce et les prix du marché. Par ce même effet, la diversité fournit de nombreuses sources de croissance potentielles qui peuvent profiter de nouvelles opportunités. Au contraire, un quartier hautement spécialisé serait comme un parieur plaçant toute sa mise sur un seul lancer de roulette. S’il gagne, il gagne gros, mais s’il perd, il risque de tout perdre. Bien sûr, selon Jacobs, la diversité d’un quartier joue un rôle très important au regard de l’écologie humaine qu’elle nourrit. La variété des biens et services disponibles localement et les réseaux humains complexes que cette variété rend possibles, le trafic piétonnier qui favorise la sécurité, l’attrait visuel qu’un quartier animé et fonctionnel suscite – toutes ces facettes interagissent et font que les avantages d’un tel lieu sont cumulatifs55. La diversité et la complexité qui rendent des systèmes végétaux plus durables et plus résilients fonctionnent également, apparemment à un autre niveau, de façon à rendre les communautés humaines plus flexibles et satisfaisantes.
> [!information] Page 463
Aux yeux des agronomes occidentaux, les cultivateurs « grattaient à peine la surface » de leurs sols, par ignorance ou par paresse. Là où ils rencontraient des systèmes de culture utilisant de profonds labours et des formes de monoculture, ces mêmes agronomes pensaient être en présence de populations plus avancées et plus industrieuses60.
> [!information] Page 465
Ce nouveau savoir tendit néanmoins à se heurter à des difficultés lorsqu’il se posa en savoir « impérial » – en d’autres termes lorsqu’il fut brandi comme la panacée à toutes les déficiences des sols65. Ainsi que l’ont méticuleusement montré Howard et d’autres, il existe un éventail de variables intermédiaires – structure physique du sol, aération, labours, humus, pont fongique – qui influencent fortement la nutrition végétale et la fertilité des sols66. En fait, les engrais chimiques peuvent tellement oxyder la matière organique qu’ils en détruisent la structure grumeleuse et contribuent à une alcalinisation et à une perte de fertilité progressives67.
#### Les affinités institutionnelles de l’agriculture haut-moderniste
> [!accord] Page 468
Les effets centralisateurs de la collectivisation soviétique et des villages ujamaa sont parfaitement évidents. C’est également le cas des grands projets d’irrigation, où les autorités décident du moment de l’ouverture des vannes, de la distribution de l’eau et des redevances qui seront perçues, ou encore des grandes plantations agricoles, où la main-d’œuvre est supervisée comme dans une usine73. Cette centralisation et cette expertise entraînèrent une nette perte de compétences des cultivateurs colonisés.
#### Les hypothèses simplificatrices des sciences agricoles
> [!information] Page 469
Cette recherche d’un contrôle total est la porte ouverte au désordre. Et il semble que plus les frontières délimitant le spécialiste sont rigides et exclusives, plus le désordre fait rage autour d’elles. On peut prendre une serre et y faire pousser des légumes d’été en hiver, mais cela engendre une forme de vulnérabilité au climat et à la possibilité de l’échec là où ce n’était pas le cas auparavant. Le type de contrôle par lequel un plant de tomates survit au mois de janvier est bien plus problématique que l’ordre naturel par lequel un chêne ou une mésange survivent à ce même mois de janvier.
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Wendell Berry,
The Unsettling of America
> [!accord] Page 471
En agronomie, afin de contrôler toutes les variables à l’exception de celles que l’on étudiait, il fallait normaliser les hypothèses concernant des données comme le climat, les sols et les paysages, sans parler des autres hypothèses normalisatrices, souvent implicites, concernant la taille des exploitations, la disponibilité de la main-d’œuvre et les désirs des cultivateurs. Bien évidemment, la « recherche en éprouvette » s’approchait au plus près de cet idéal de contrôle81. Néanmoins, la parcelle expérimentale sur une station de recherche est elle-même une simplification radicale. Elle maximise le degré de contrôle « à l’intérieur d’un espace clos hautement simplifié et de dimension réduite » et ignore le reste, qu’elle laisse « hors de tout contrôle82 ».
> [!accord] Page 473
En revenant une nouvelle fois sur le cas de la polyculture, on peut comprendre pourquoi les agronomes ont parfois des raisons aussi bien esthétiques qu’institutionnelles de s’y opposer. Les formes complexes de cultures intercalaires introduisent de trop nombreuses variables à l’œuvre simultanément pour leur laisser une chance de fournir une preuve expérimentale univoque de relation causale. Nous savons que certains types de polyculture sont très productifs, en particulier ceux qui combinent des légumineuses fixant l’azote avec des céréales, mais nous en savons assez peu sur les interactions précises responsables de ces résultats85. On rencontre par ailleurs des difficultés à démêler la causalité y compris lorsque l’on concentre son attention sur la seule variable dépendante des rendements quantitatifs86. Si l’on relâche cette restriction et que l’on commence à considérer un spectre plus large de variables dépendantes (relatives aux résultats), comme la fertilité du sol, les relations avec le bétail (fourrage, fumier), la compatibilité avec la main-d’œuvre familiale disponible, et ainsi de suite, les difficultés de la comparaison deviennent rapidement insurmontables par la méthode scientifique.
#### La pratique simplificatrice de l’agriculture scientifique
> [!accord] Page 478
Néanmoins, la prémisse selon laquelle tous les riz, tous les maïs et tous les millets sont « égaux », quelle que soit leur utilité, ne constitue une hypothèse plausible à propos d’une culture qu’à la seule condition que cette dernière soit uniquement un produit à vendre sur le marché95. Chaque sous-espèce de céréale possède des propriétés distinctes, non seulement concernant la manière dont elle pousse, mais aussi au niveau des qualités de ses grains une fois récoltée
> [!accord] Page 481
Une fois encore, Berry met en garde contre ces généralisations : « La plupart des fermes, et même la plupart des champs, sont faits de différents types de sols et de sols aux propriétés différentes. Les bons agriculteurs l’ont toujours su et ont utilisé le sol en conséquence. Ils se sont montrés des étudiants attentifs à la végétation naturelle, à la profondeur, à la structure, à l’inclinaison et au drainage des sols. Ils ne se contentent pas d’appliquer des généralisations, pas plus théoriques que méthodologiques ou mécaniques101. » Lorsque l’on ajoute à la complexité et aux variations des conditions des sols la pratique de la polyculture, les obstacles à l’application réussie d’une formule générale deviennent pratiquement insurmontables.
> [!information] Page 482
Les cultivateurs Mende d’une région du Sierra Leone avaient, contre l’avis des recommandations concernant les variétés de riz à favoriser, sélectionné une variété dont les panicules se terminent par de longs poils (barbes ou soies) et à longues glumes (bractées). Le raisonnement employé dans le manuel contenant les instructions voyait sûrement de telles variétés donner des rendements moindres ou imaginait que les barbes et les glumes ne feraient qu’ajouter de la paille qu’il faudrait vanner après avoir battu le riz. Au contraire, du point de vue des cultivateurs, les longues barbes et les longues glumes décourageaient les oiseaux de manger la majeure partie de leur riz avant qu’il arrive sur la pierre où on le battait. Ces détails sur la micro-irrigation et les dégâts causés par les oiseaux sont d’une importance vitale pour les cultivateurs mais ils n’apparaissent pas, et ne peuvent pas apparaître, sur les cartes de haut vol de la planification agricole moderne.
> [!accord] Page 483
Néanmoins, il me semble que Howard, et d’autres avec lui, passent à côté de la plus importante abstraction du travail expérimental en recherche agronomique moderne. Comment pouvons-nous définir dans quelle mesure cette recherche est utile avant de connaître les applications qu’en feront les cultivateurs ? Utile pour quoi faire ? Le problème de l’agriculture scientifique, c’est qu’elle crée un personnage type, le cultivateur moyen, dont le seul intérêt consiste à obtenir les meilleurs rendements au moindre coût
> [!accord] Page 485
Les complexités introduites jusqu’ici pourraient, au moins en principe, être intégrées à une notion néoclassique drastiquement modifiée de la maximisation économique, même si elle serait alors trop élaborée pour être aisément modélisable. Mais si l’on y ajoute des marqueurs supplémentaires comme l’esthétique, les rites ou le goût et des considérations sociales et politiques, alors ce n’est plus le cas. Il existe tout un ensemble de raisons parfaitement rationnelles mais non économiques de vouloir cultiver une certaine plante d’une manière donnée, que ce soit afin de maintenir de bonnes relations entre voisins ou parce que cette plante est liée à l’identité du groupe. De pareilles habitudes culturelles sont parfaitement compatibles avec la réussite commerciale, comme le montrent les expériences des Amish, des mennonites et des huttériens
#### Deux logiques agricoles comparées
> [!accord] Page 489
Si l’environnement peut être simplifié jusqu’au point où les règles explicitent effectivement une grande partie des tâches à accomplir, ceux qui formulent les règles et les techniques ont ce faisant grandement étendu leur pouvoir. Ils ont dans le même temps grandement diminué celui de ceux qui ne bénéficient pas de leurs prérogatives. Lorsque les simplifications s’imposent, des cultivateurs qui possédaient un haut degré d’autonomie, de compétences, d’expérience, de confiance en soi et de capacité d’adaptation sont remplacés par des cultivateurs qui se contentent de suivre des instructions. Pareille réduction de la diversité, du mouvement et de la vie représente, pour reprendre à nouveau le terme de Jacobs, une forme de « taxidermie » sociale
> [!accord] Page 490
Ils sont constamment en train d’inventer et d’expérimenter de nouvelles rotations, de nouvelles organisations dans le temps et de nouvelles techniques de désherbage. Mais du fait de la particularité même de ces milliers d’« expériences en plein champ » et du désintérêt marqué des agronomes à leur égard, elles demeurent illisibles, si ce n’est invisibles, aux yeux de la recherche scientifique. Les cultivateurs, qui s’avèrent polythéistes en matière de pratiques agricoles, se saisissent très vite de tout ce qui peut leur paraître utile dans le travail épistémique de la science formelle. De leur côté, les chercheurs, formés en monothéistes, semblent bien incapables d’absorber les résultats expérimentaux informels issus de la pratique.
#### Conclusion
> [!accord] Page 492
Pour Howard, c’est précisément qu’ils ne l’aient pas fait qui constitue la plus grande faille de l’agriculture scientifique moderne : « L’approche des problèmes liés à l’agriculture doit procéder du champ, et non du laboratoire. La découverte des éléments qui jouent un rôle important représente les trois quarts de la bataille. En cela, les observations des cultivateurs et des laboureurs, qui ont passé leur vie au contact étroit de la nature, peuvent apporter une aide des plus précieuses au chercheur. Les perspectives de la paysannerie dans tous les pays devraient mériter le respect car ses pratiques reposent toujours sur de bonnes raisons et, dans des domaines comme la polyculture, les cultivateurs sont encore aujourd’hui des pionniers116. »
> [!approfondir] Page 493
Quelles sont les causes d’un tel mépris non scientifique envers le savoir pratique ? On peut en relever au moins trois. La première est la raison « professionnelle » mentionnée plus haut : plus un cultivateur a de connaissances, moins grande sera l’importance du spécialiste et de ses institutions. La deuxième tient au simple réflexe du haut-modernisme, professant une forme de mépris de l’histoire et des savoirs du passé. Comme le scientifique est toujours associé à la modernité et le cultivateur indigène au passé que le modernisme entend précisément bannir, le scientifique conçoit qu’il ou elle n’a pas grand-chose à apprendre de ce côté-là. En troisième lieu, le savoir pratique est représenté et codifié sous des formes inappropriées à l’agriculture scientifique. D’un point de vue étroitement scientifique, aucune connaissance n’existe si elle n’a été démontrée par le biais d’une expérience étroitement contrôlée. Le savoir qui arrive sous quelque autre forme, sans lien avec les techniques et les instruments propres aux procédures scientifiques formelles, ne mérite pas d’être considéré sérieusement. La prétention impérialiste du modernisme scientifique n’admet le savoir que s’il lui parvient par la voie de la méthode expérimentale. Les pratiques traditionnelles, telles qu’elles sont codifiées sous forme d’usages et d’adages populaires, sont présumées ne mériter aucune attention ni processus de vérification.
> [!accord] Page 493
Dans le domaine de l’agriculture comme dans bien d’autres domaines, « la pratique a longtemps devancé la théorie118 ». Et de fait, certaines des techniques qui fonctionnent en pratique et qui mettent aux prises un grand nombre de variables interagissant simultanément ne seront peut-être jamais comprises par la science et ses techniques. Il est dès lors temps de nous tourner vers un examen approfondi de cette forme de savoir que le haut-modernisme a ignorée à ses risques et périls : le savoir pratique.
## Le chaînon manquant
### Simplifications « minces » et savoir pratique : la mētis
> [!accord] Page 515
À la suite de la révolution d’Octobre, les autorités de l’État bolchevik avaient, là encore, toutes les raisons d’exagérer le rôle central et visionnaire du Parti dans la conduite de la révolution. Et pourtant nous savons – et [[Lénine]] comme Luxemburg savaient – que la révolution russe s’est imposée de justesse, reposant davantage sur le type d’improvisations, de faux pas et de coups de chance décrits par Tolstoï dans La Guerre et la Paix que sur la précision d’un exercice sur le champ de manœuvre.
> [!accord] Page 516
Ces cas plutôt extrêmes d’ingénierie sociale de grande ampleur imposée par l’État illustrent bien une question plus large relative à l’action sociale formellement organisée. Dans chacun d’entre eux, le modèle nécessairement mince et schématique d’organisation sociale et de production sur lequel reposait la planification s’est avéré incapable de créer un ordre social fonctionnant convenablement. Par elles-mêmes, les règles simplifiées ne peuvent en effet jamais générer de communauté, de ville ou d’économie florissantes. De façon plus explicite, on peut avancer que l’ordre formel se comporte toujours dans une très grande mesure comme un parasite aux dépens des processus informels, dont il ne reconnaît pas la présence mais sans lesquels il ne pourrait pas exister, et qu’il ne peut ni créer ni maintenir par lui-même.
> [!information] Page 517
Les travailleurs parviennent ainsi à obtenir les effets pratiques d’une grève surprise tout en restant à leur poste et en suivant les instructions au pied de la lettre. Leur action illustre bien comment les processus de travail reposent en fait plus sur des improvisations et des ententes informelles que sur les règles formelles de l’entreprise. Lors de la longue grève du zèle entamée aux États-Unis contre la grande entreprise d’engins de chantier Caterpillar, par exemple, les travailleurs décidèrent de se remettre à suivre les procédures inefficaces spécifiées par les ingénieurs, sachant pertinemment que cela coûterait un temps précieux et entraînerait une baisse de la qualité, plutôt que de continuer avec les pratiques plus efficaces qu’ils avaient mises au point longtemps auparavant tout en faisant leur travail2. En cela, ils s’appuyaient sur l’hypothèse largement vérifiée selon laquelle le travail strictement conforme aux règles est nécessairement moins productif que celui qui laisse une place à l’initiative.
> [!accord] Page 517
Mon objectif est de montrer que le haut-modernisme a souvent remplacé une collaboration précieuse entre ces deux formes de compétences par une vision scientifique « impérialiste » qui écarte le savoir pratique en le déclarant au mieux insignifiant, au pire pétri de dangereuses superstitions. La relation entre savoir scientifique et savoir pratique participe d’une lutte politique pour l’hégémonie institutionnelle conduite par les experts et leurs institutions. Le taylorisme et l’agriculture scientifique ne sont, selon cette lecture, pas seulement des stratégies de production : ils incarnent aussi des stratégies de contrôle et d’appropriation.
#### La mētis : les contours du savoir pratique
> [!information] Page 518
Selon une légende, Squanto leur recommanda (une autre version évoque le grand sachem Massasoit) de planter le maïs lorsque les feuilles de chêne atteignaient la taille d’une oreille d’écureuil5. Dans ce conseil, qui peut certes apparaître tout à fait folklorique aujourd’hui, on trouve un savoir tiré de l’observation fine de la succession des événements naturels lors du printemps en Nouvelle-Angleterre. Chez les Amérindiens, c’était cette succession régulière : apparition du symplocarpe fétide (ou chou puant), arrivée des feuilles de saule, retour de la carouge à épaulettes ou encore première éclosion de l’éphémère, qui fournissait un calendrier du printemps aisément observable. Si ces différents événements pouvaient avoir lieu plus tôt ou plus tard une année donnée et si le rythme de leur succession pouvait être plus ou moins rapide, l’ordre de la séquence était quasiment toujours respecté.
> [!information] Page 520
Dans le même ordre d’idées, le mathématicien du début du XIXe siècle Adolphe Quetelet tourna son regard scientifique vers la question assez prosaïque du moment de la floraison du lilas en Belgique. Il conclut, après de très rigoureuses observations, que les fleurs lilas éclosent « lorsque la somme des carrés des températures moyennes depuis le dernier épisode de gel s’élève à 4 264 degrés7 ». Sacré savoir que celui-là ! Étant donné les techniques employées à prendre les mesures nécessaires, le chiffre est probablement exact.
> [!approfondir] Page 520
On peut hésiter à introduire un autre terme peu familier, comme celui de « mētis », dans cette discussion. Néanmoins, « mētis » semble mieux traduire le type de savoir pratique que j’ai en tête que les alternatives possibles comme « savoir technique indigène », « sagesse populaire », « savoir-faire pratiques », « technè », et ainsi de suite8.
> [!information] Page 520
Le concept nous vient de la Grèce antique. Ulysse fut souvent félicité pour la mētis qu’il possédait en abondance et qu’il utilisa afin de se débarrasser de ses ennemis lors de son voyage de retour. La mētis est souvent traduite par « ruse » ou « ruse de l’intelligence ». Si elles ne sont pas fausses, ces traductions ne reflètent pas l’éventail des connaissances et des compétences représentées par le terme. D’une manière générale, la mētis représente un large éventail de savoir-faire pratiques et d’intelligence développés en s’adaptant sans cesse à un environnement naturel et humain en perpétuel changement.
> [!information] Page 521
Toutes les activités humaines requièrent un niveau considérable de mētis, mais certaines activités en demandent plus que d’autres. Par exemple, les savoir-faire qui nécessitent de s’adapter à un environnement physique capricieux – les compétences permettant de naviguer, de faire voler un cerf-volant, de pêcher, de tondre des moutons, de conduire une voiture ou de faire du vélo – reposent sur des capacités en matière de mētis. Chacun de ces savoir-faire demande une coordination œil-main qui vient avec la pratique et une capacité à « lire » les vagues, le vent ou la route et à procéder aux ajustements nécessaires. Une indication forte qu’ils font appel à la mētis tient au fait qu’ils sont tous très compliqués à apprendre. On pourrait envisager d’écrire des instructions très explicites sur la manière dont on fait du vélo, mais on peut douter que pareilles instructions suffisent à permettre à un novice de tenir sur son engin du premier coup. Le vieil adage « c’est en forgeant que l’on devient forgeron » s’applique très bien à ce type d’activités, dans la mesure où c’est en pédalant que l’on apprend le mieux les ajustements continuels et presque imperceptibles nécessaires pour rouler à vélo
> [!accord] Page 523
S’adapter rapidement et correctement à des événements imprévisibles – à la fois naturels, comme le temps, et humains, comme les mouvements de l’ennemi – et tirer le meilleur profit de ressources limitées constituent des types de compétences difficiles à enseigner en tant que disciplines constituées.
> [!information] Page 523
La nature nécessairement implicite et expérimentale de la mētis joue ici un rôle tout à fait central. Une expérience simple dans le domaine de l’apprentissage implicite conduite par le philosophe Charles Peirce peut illustrer le processus. Peirce faisait soulever deux poids aux participants qui devaient juger lequel des deux était le plus lourd. Au départ, ils évaluaient assez mal la différence. Néanmoins, en s’entraînant pendant de longues périodes, ils devenaient capables de distinguer avec précision de très petites différences de poids. Ils n’étaient pas capables d’indiquer exactement ce qu’ils ressentaient, mais leur capacité à distinguer les écarts augmentait de manière spectaculaire
> [!approfondir] Page 524
En observant la palette d’exemples que l’on a mentionnés jusqu’ici, on peut formuler quelques généralisations préliminaires sur la nature de la mētis et sur les circonstances dans lesquelles elle peut compter. Elle intervient d’abord dans des situations assez similaires mais jamais précisément identiques, qui requièrent une adaptation rapide et entraînée au point de devenir quasiment une seconde nature de la personne qui la possède. Les savoir-faire qui lui correspondent s’apparentent à des règles de base, mais celles-ci sont largement apprises par la pratique (souvent dans des cadres d’apprentissage formel) et par un sens aigu de la stratégie, voire un don pour celle-ci. La mētis ne se laisse pas simplifier en principes déductifs transmis facilement par des livres, car les environnements où elle intervient sont particulièrement complexes et non répétitifs, si bien que les procédures formelles de la prise de décision rationnelle y sont impossibles à mettre en œuvre. En un sens, la mētis occupe donc un large espace entre le domaine du génie, auquel aucune formule ne s’applique, et celui du savoir codifié, qui peut être appris par cœur.
> [!information] Page 529
Chez les Grecs, et en particulier chez Platon, l’épistèmê et la technê représentaient un savoir d’un ordre très différent de la mētis17. Le savoir technique, ou technê, pouvait être exprimé de manière précise et complète sous la forme de règles rigides (et non pas d’axiomes de base) et de préceptes et de propositions tout aussi rigides. À son degré le plus rigoureux, la technê est fondée sur la déduction logique à partir de premiers principes tenus pour évidents. En tant qu’idéal-type, elle diffère radicalement de la mētis dans la manière dont elle est organisée, codifiée et pensée, puis modifiée, et dans la précision analytique dont elle fait preuve.
> [!information] Page 529
Tandis que la mētis est contextuelle et particulière, la technê est universelle. Dans la logique mathématique, dix fois dix font cent partout et toujours, et de même en géométrie euclidienne un angle droit représente quatre-vingt-dix degrés d’un cercle, et dans les conventions de la physique le point de congélation de l’eau est toujours à zéro degré Celsius18. La technê est ainsi une forme de savoir stabilisée : selon [[Aristote]], une technê « apparaît quand, à partir de nombreuses notions apprises dans l’expérience, un jugement universel portant sur les choses semblables en résulte19 ».
^02ad0d
> [!information] Page 530
Les règles de la technê permettent la diffusion d’un savoir théorique susceptible d’applications pratiques. Enfin, la technê se caractérise par une précision souvent quantitative, impersonnelle, et par une recherche d’explication et de vérification, tandis que la mētis porte davantage sur des savoir-faire personnels, des « tours de main » et des résultats pratiques.
> [!information] Page 532
Le but de Jeremy Bentham et des utilitaristes consistait quant à lui, à travers le calcul des plaisirs et des peines (que l’on peut assimiler à une forme de philosophie de l’hédonisme), à réduire l’étude de l’éthique à une science naturelle pure, à un examen « de toutes les circonstances qui peuvent influer sur la condition d’un individu \[qui\] seront remarquées et inventoriées ; \[...\] rien ne sera laissé au hasard, au caprice ou à l’imprévoyance, \[et\] les moindres choses seront examinées et inscrites sous les rapports de dimension, de poids et de nombre30 ».
> [!accord] Page 533
La logique de ces reformulations est analogue à la pratique expérimentale de l’agriculture scientifique moderne et aux frontières qu’elle s’impose à elle-même. En restreignant son champ de recherche, elle a énormément gagné en précision et affirmé son poids scientifique, au risque de sombrer dans l’insignifiance ou de découvrir des surprises désagréables au-delà de son périmètre artificiel35. La technê fonctionne au mieux dans le cadre d’activités qui possèdent « une fin unique » et « externe (spécifiable à part des activités de l’art) », et qui peut se prêter à une « mesure quantitative36 ». Ainsi, le problème traité avec la plus grande efficacité par l’agriculture scientifique concerne la manière de faire pousser le plus grand nombre de boisseaux d’une culture au plus faible coût par hectare – manière déterminée par des essais modifiant une variable à la fois réalisés sur des parcelles expérimentales.
> [!information] Page 533
C’étaient là des activités chargées de mētis où la réactivité, l’improvisation et une succession d’approximations bien maîtrisées étaient essentielles. Si l’on en croit Platon, Socrate s’interdisait délibérément de coucher ses enseignements par écrit, car il pensait que l’activité de la philosophie s’apparentait davantage à la mētis qu’à l’epistêmè ou à la technê. Un texte écrit, en effet, même s’il prend la forme d’un dialogue philosophique, obéit à un ensemble de règles codifiées. Au contraire, un dialogue oral est vivant et peut s’adapter aux réactions des participants de façon à cheminer vers une destination que l’on ne peut déterminer à l’avance. Socrate pensait à l’évidence que c’était cette interaction entre le maître et ses élèves, que l’on désigne aujourd’hui comme la méthode socratique, et non pas le texte qui en résultait, qui incarnait la philosophie38.
> [!approfondir] Page 536
Les Indiens d’Amérique du Sud ont découvert que le fait de mâcher l’écorce des arbustes quinquinas était un traitement efficace contre la malaria, sans savoir que leur ingrédient actif était la quinine ni pourquoi le remède fonctionnait.
> [!information] Page 540
Il y a déjà plus de trente-cinq ans, devant la complexité réfractaire de la mise en œuvre de politiques sociales ambitieuses, Charles Lindblom a inventé la formule mémorable de « science de l’incrémentalisme disjoint » \[the art of muddling through, littéralement « l’art de la débrouille »\]54. La formule voulait décrire l’esprit d’une approche pratique des problèmes de politique publique de grande échelle qui ne pouvaient être complètement compris ou traités. Les modèles existants d’administration publique, déplorait Lindblom, présumaient implicitement la maîtrise synoptique de l’initiative politique, alors qu’en pratique le savoir était tout à la fois limité et fragmentaire, et les moyens ne pouvaient dès lors jamais être bien séparés des objectifs
> [!accord] Page 546
Ce que j’essaie de dire ici n’aurait guère besoin d’être souligné ou illustré de façon détaillée, si une certaine compréhension de la science, de la modernité et du développement n’avait si bien structuré le discours dominant que toutes les autres formes de savoir sont considérées comme des traditions statiques et arriérées, des histoires de « bonnes femmes superstitieuses ». Le haut-modernisme a eu rhétoriquement besoin de cet « autre », de ce jumeau de l’ombre, afin de pouvoir se présenter lui-même comme l’antidote à ce sous-développement69. L’opposition binaire est aussi due à une histoire de compétition entre les institutions et les personnels qui émergèrent autour de ces deux formes de savoir. Les institutions de recherche moderne, les stations d’expérimentation agricole, les fournisseurs d’engrais et de machines agricoles, les urbanistes haut-modernistes, les agents de développement du tiers monde et les fonctionnaires de la Banque mondiale ont, à un degré considérable, construit le succès de leur progression institutionnelle dans le monde en dénigrant systématiquement le savoir pratique que nous avons appelé la mētis.
> [!approfondir] Page 547
Dans sa défense de la tradition contre le rationalisme, Michael Oakeshott souligne le pragmatisme des traditions existantes et, en miroir, l’erreur d’appréciation du rationaliste : « Par une espèce étrange d’automystification, \[celui-ci\] attribue à la tradition (qui est bien entendu de manière prédominante continue) la rigidité et la fixité de caractère qui appartiennent en fait à la politique idéologique70. » Du fait de ses variations locales, la tradition est souple et dynamique. « Aucun mode de comportement traditionnel, aucun savoir-faire traditionnel ne reste jamais figé », souligne-t-il ailleurs. « Son histoire est celle d’un changement continu71. » Les changements seront certainement petits et graduels (incrémentaux) plutôt que soudains et discontinus.
> [!accord] Page 548
La capacité à influencer la direction prise par une langue n’est jamais distribuée de manière égale, mais l’innovation peut venir de loin, et si certaines personnes trouvent une innovation particulière utile ou pertinente, elles l’adopteront comme faisant partie de leur langue. Dans le domaine des langues comme dans celui de la mētis, le nom des inventeurs est rarement connu, ce qui contribue aussi à faire du résultat une œuvre commune.
#### Le contexte social de la mētis et sa destruction
> [!information] Page 549
Cette expérience de terrain probante dans le domaine de la lutte biologique contre des insectes nuisibles présuppose plusieurs types de savoir : l’habitat et le régime alimentaire de la fourmi noire et ses habitudes de ponte, le matériau local qui pourrait servir de chambre à œufs déplaçable et la propension au combat des fourmis rouges et noires. Mat Isa souligna bien que ce type d’entomologie pratique était un savoir largement partagé, au moins parmi ses voisins âgés, et que les gens se rappelaient qu’une stratégie similaire avait déjà fonctionné une fois ou deux par le passé. Ce qui est certain à mes yeux est qu’aucun conseiller agricole n’aurait su quoi que ce soit à propos des fourmis, sans parler du traitement biologique employé : la plupart de ces agents avaient grandi dans des villes et ne s’intéressaient qu’au riz, aux engrais et aux emprunts financiers. La plupart n’auraient même jamais songé à poser la question – après tout, c’étaient eux les experts formés à instruire les paysans. On peine à imaginer comment ce savoir pourrait être produit et conservé hors du cadre de l’observation au long cours par une communauté multigénérationnelle relativement stable qui échange au quotidien sur des connaissances de ce type et peut ainsi les préserver.
> [!accord] Page 551
On pourrait très justement se réjouir d’un grand nombre de ces disparitions de savoir local. Une fois que les allumettes deviennent largement disponibles, pourquoi quiconque voudrait-il savoir, mis à part par pure curiosité, comment faire un feu avec du silex et de l’amadou ? Savoir laver ses vêtements sur une planche ou sur une pierre dans la rivière est très certainement un art, mais un art volontiers abandonné par celles et ceux qui peuvent s’offrir une machine à laver. De même, le fait de savoir repriser s’est également perdu, sans trop de nostalgie, avec l’arrivée des bas bons marché fabriqués à la machine. Comme le disent les vieux navigateurs bugis : « De nos jours, avec des cartes et des boussoles, n’importe qui peut naviguer75. » Et pourquoi pas ? Des processus de diffusion de de standardisation ont rendu certains savoirs et savoir-faire plus largement – plus équitablement – disponibles, car ils ne sont plus l’apanage d’une guilde en position de refuser l’admission en son sein ou d’insister sur un long apprentissage76. La perte d’une grande part du monde de la mētis est la conséquence quasi inévitable de l’industrialisation et de la division du travail. Cette disparition a été largement vécue comme une forme de libération du pénible labeur et de la corvée.
> [!accord] Page 551
On commettrait néanmoins une grave erreur si l’on croyait que la destruction de la mētis ne fut qu’un effet secondaire involontaire mais nécessaire du progrès économique. Son élimination et son remplacement par des formules standardisées uniquement lisibles depuis le centre font quasiment partie intégrante des activités de l’État et du capitalisme bureaucratique à grande échelle. En tant que « projet », cette destruction fait l’objet d’initiatives constantes qui ne sont jamais entièrement couronnées de succès, car aucune forme de production de la vie sociale ne peut fonctionner sur la seule base de formules – c’est-à-dire en l’absence de mētis.
> [!approfondir] Page 552
Comme les premiers travaux de Stephen Marglin l’ont montré de manière convaincante, le profit capitaliste ne nécessite pas seulement une certaine efficacité, il requiert une combinaison d’efficacité et de contrôle77. Les innovations fondamentales que furent la division du travail au niveau des pièces détachées et la concentration de la production au sein de l’usine ont constitué des pas décisifs vers la mise sous tutelle du processus de production par une entité unique. L’efficacité et le contrôle peuvent coïncider, comme ce fut le cas avec la filature et le tissage mécanisés du coton. Parfois, néanmoins, ils peuvent être sans rapport ou même contradictoires. « L’efficacité crée tout au plus un profit potentiel », note Marglin. « En l’absence de contrôle, le capitaliste ne peut pas réaliser ce profit. Ainsi, les formes organisationnelles qui renforcent le contrôle capitaliste peuvent augmenter les profits et s’attirer les faveurs des capitalistes, y compris lorsqu’elles nuisent à la productivité et à l’efficacité. À l’inverse, certaines formes plus efficaces d’organisation de la production qui diminuent le contrôle exercé par les capitalistes peuvent au bout du compte diminuer les profits et de ce fait être rejetées par les capitalistes78. » La structure typique de la production artisanale constituait souvent un frein à l’efficacité. Elle était aussi presque systématiquement un obstacle aux profits capitalistes.
> [!information] Page 554
Dans une brillante ethnographie des routines professionnelles des opérateurs de machines dont les postes semblaient avoir été foncièrement déqualifiés, Ken Kusterer a montré comment les ouvriers n’en avaient pas moins développé des savoir-faire individuels qui s’avéraient indispensables au bon fonctionnement de la production et qui ne pouvaient jamais être réduits à des formules qu’un novice aurait immédiatement pu appliquer. Un de ces opérateurs, dont le poste était décrit comme « non qualifié », proposa une analogie entre son travail et la conduite d’une voiture : « Les voitures sont essentiellement similaires, mais chaque voiture est unique. \[...\] Au début quand on apprend, il faut apprendre les règles de la conduite. Mais une fois que l’on sait conduire, on a une certaine perception de la voiture qu’on est en train de conduire – vous savez, comment elle se comporte à différentes vitesses, comment fonctionnent ses freins, quand elle commence à surchauffer, comment elle démarre quand elle est froide. \[...\] Vous pouvez approcher ces machines comme de vieilles voitures, qui ont fonctionné en trois-huit pendant vingt ans pour certaines d’entre elles : c’est comme si on avait par exemple une voiture sans klaxon, qui se déporte à droite quand on appuie sur le frein, qui ne démarre pas bien à moins qu’on appuie sur l’accélérateur d’une certaine manière ; vous pourrez alors imaginer ce que c’est de faire marcher ces vieilles machines qu’on a par ici85. »
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Le grand producteur agricole capitaliste fait face au même problème que le directeur d’usine : comment transformer le savoir des cultivateurs, initialement artisanal ou relevant de la mētis, en un système standardisé qui lui donnera un contrôle accru sur le travail et son intensité. La plantation a représenté une solution. Dans les pays coloniaux, où les hommes valides étaient enrôlés de force au sein de brigades de travail, la plantation représentait une sorte de collectivisation privée, dans la mesure où elle s’appuyait sur l’État afin d’assurer les sanctions extracommerciales nécessaires au contrôle de sa main-d’œuvre. Plus d’un secteur de plantation a compensé ses carences en termes d’efficacité en usant de son influence politique afin d’obtenir des subventions, un soutien des prix et des privilèges monopolistiques
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L’invention de l’agriculture contractuelle dans le monde entier n’en est qu’un exemple parmi d’autres88. Lorsque les éleveurs de volaille réalisèrent que les immenses exploitations centralisées étaient non seulement inefficaces mais posaient de sérieux problèmes sanitaires et environnementaux, ils imaginèrent une sorte de système de pointe en matière de sous-traitance89. Dans le cadre de ce système, la grande entreprise passe un contrat avec un agriculteur afin de lui fournir des poussins puis de lui racheter (après environ six semaines) un certain nombre de poulets répondant aux normes qu’elle a édictées. L’agriculteur, de son côté, doit construire à ses frais un bâtiment selon les spécifications fixées par l’entreprise et nourrir, donner à boire et administrer des médicaments aux poulets avec des rations également fournies par l’entreprise en suivant un emploi du temps précis. Un inspecteur vérifie régulièrement la conformité des pratiques avec les règles. Du côté de l’entreprise, les avantages sont immenses : elle n’engage aucun capital, sinon celui qu’elle investit dans les volailles, elle n’a pas besoin de posséder son propre terrain, ses dépenses en termes de management sont très basses, elle atteint des normes de production uniformes et, cerise sur le gâteau, elle peut décider de ne pas renouveler un contrat ou de changer le prix payé après chaque cycle sans encourir de pénalité financière.
> [!accord] Page 556
La logique (mais pas la forme) est la même que sur la plantation. Étant donné son marché, national ou international, la grande entreprise exige une conformité du produit absolue et garantie associée à un approvisionnement stable90. Le besoin de s’assurer que la production de poulets en un grand nombre de lieux différents sera uniforme nécessite l’adoption de règles de standardisation et d’agrégation.
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On peut presque visualiser la liste fort pratique sur laquelle le préposé au contrôle doit s’appuyer. Le but de l’agriculture contractuelle n’est pas de comprendre les fermes et de s’y adapter, il s’agit plutôt de transformer les fermes et le travail agricole dès le départ afin de leur faire épouser la grille prévue au contrat. Pour les exploitants qui signent, tant que les contrats s’enchaînent, des profits peuvent être dégagés, mais les risques encourus sont considérables. Les contrats sont de courte durée, les emplois du temps détaillés et l’installation et les fournitures obligatoires. Les exploitants contractuels sont en théorie de petits entrepreneurs mais, mis à part le fait qu’ils risquent leurs terres et leurs bâtiments, ils n’ont guère plus de contrôle sur leur journée de travail que des travailleurs à la chaîne.
#### Les arguments contre le savoir impérial
> [!accord] Page 559
On peut de même difficilement en vouloir aux dirigeants de l’après-indépendance dans le monde non industriel (qui étaient à l’occasion eux-mêmes des leaders révolutionnaires) de haïr leur passé de domination coloniale et de stagnation économique, comme on peut difficilement leur en vouloir de n’avoir pas perdu leur temps avec une forme de sentimentalisme démocratique à créer un peuple dont ils auraient pu être fiers. Néanmoins, comprendre l’histoire et la logique de leur engagement en faveur d’objectifs haut-modernistes ne nous permet pas pour autant d’ignorer les immenses dégâts que leurs convictions causèrent lorsqu’elles furent associées au pouvoir d’États autoritaires
## Conclusion
### Planification pour citoyens abstraits
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Des questions portant sur le volume de bois commercial ou le rendement du blé mesuré en boisseaux permettent des calculs plus précis que des questions portant par exemple sur la qualité des sols, le goût, la polyvalence des grains ou le bien-être de la communauté locale7. La « science » économique atteint la plénitude de son formidable pouvoir en transformant ce qui pourrait par ailleurs être considéré comme des questions qualitatives en des problèmes quantitatifs à mesure unique et qui ne peuvent en quelque sorte mener qu’à un résultat binaire : perte ou profit8.
### Dépouiller la réalité jusqu’à l’essentiel
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Presque toutes les institutions à vocation unique et strictement fonctionnelle présentent certaines des caractéristiques des caissons d’isolation sensorielle utilisés à des fins de recherche. D’une certaine manière, elles se rapprochent aussi des grandes institutions de contrôle social des XVIIIe et XIXe siècles : asiles, workhouses (maisons de travail), prisons et maisons de correction. D’expérience, nous savons qu’avec le temps ces lieux produisent chez leurs pensionnaires une névrose institutionnelle caractéristique marquée par des formes d’apathie, de repli sur soi, de manque d’initiative et de spontanéité, d’absence de communication, et par une grande rigidité psychologique. Cette névrose est une adaptation à un environnement appauvri, fade, monotone et contrôlé qui s’avère au bout du compte abrutissant11.
> [!accord] Page 584
Le fait que l’ingénierie sociale autoritaire ait échoué à créer un monde à son image ne devrait pas nous empêcher de voir qu’elle a bel et bien, à tout le moins, détérioré un grand nombre des structures antérieures sous-tendant des formes de mutualité et des pratiques essentielles à la mētis. Le kolkhoze soviétique ne s’est pas montré à la hauteur des attentes placées en lui mais, en traitant la main-d’œuvre davantage comme des ouvriers d’usine que comme des paysans, il a détruit un grand nombre des compétences agricoles que possédait la paysannerie à la veille de la collectivisation. Même s’il y avait beaucoup à abolir dans l’ancien système (comme les tyrannies locales fondées sur la classe, le genre, l’âge et l’ascendance), une certaine autonomie institutionnelle fut également abolie. Ici, je crois qu’un élément de l’idée anarchiste classique selon laquelle l’État, avec son droit positif et ses institutions centrales, mine les capacités des individus à se gouverner eux-mêmes de manière autonome, pourrait aussi s’appliquer aux grilles de planification du haut-modernisme : leur propre héritage institutionnel peut certes se révéler fragile et éphémère, mais elles peuvent aussi appauvrir les sources locales d’expression économique, sociale et culturelle.
### L’échec des schémas simplifiés et le rôle de la mētis
> [!accord] Page 587
Il est, je crois, caractéristique des grands systèmes formels de coordination d’être accompagnés de ce qui, de prime abord, ressemble à des anomalies, mais qui, à y regarder de plus près, s’avère faire partie intégrante de cet ordre formel. On pourrait décrire beaucoup de ces phénomènes comme « la mētis vient à la rescousse », même si de la part des gens enferrés dans des programmes d’ingénierie sociale autoritaire qui menacent leur existence même, de telles improvisations portent plutôt la marque de l’urgence et du désespoir. De nombreuses villes modernes, et pas uniquement dans le tiers monde, fonctionnent et survivent grâce aux bidonvilles et aux campements de squatters dont les résidents fournissent des services essentiels. Comme nous l’avons vu, une économie dirigée formelle repose sur de menus échanges, du troc et des affaires généralement illégales. Une économie formelle intégrant des systèmes de retraites, une forme de sécurité sociale et de couverture médicale est soutenue par une population mobile et flottante bénéficiant peu ou pas du tout de ces protections. De même, les cultures hybrides des exploitations agricoles commerciales ne survivent que grâce à la diversité et aux immunités développées par les variétés de pays qui les ont précédées. Dans chacun de ces cas, la pratique déclarée non conforme représente une condition indispensable de l’ordre formel
### Plaidoyer en faveur d’institutions favorables à la mētis
> [!accord] Page 590
Chaque fois que l’on remplace le « capital naturel » (comme les populations de poissons sauvages ou les forêts anciennes) par ce que l’on pourrait appeler le « capital naturel de culture » (comme les fermes piscicoles ou les plantations d’arbres), on gagne en facilité d’appropriation et en productivité immédiate, mais seulement au prix de plus de dépenses de maintenance et de moins « de prévoyance, de détermination et de stabilité15 ».
> [!approfondir] Page 590
Ces institutions ne sont certes pas capables de s’adapter à l’infini, mais elles ont réussi à survivre à plus d’une prédiction annonçant leur inévitable déclin. La petite exploitation familiale, grâce à la flexibilité de sa main-d’œuvre (ce qui incluait l’exploitation des enfants), à sa capacité à se tourner vers de nouvelles cultures ou de nouveaux élevages et à sa tendance à diversifier les risques, a réussi à se maintenir dans un environnement d’économies compétitives où nombre d’immenses exploitations commerciales publiques, mécanisées, spécialisées et hautement endettées ont échoué17.
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Thomas Jefferson dans sa célébration du franc-tenancier (yeoman farmer). L’autonomie et les compétences nécessaires à l’agriculture indépendante contribuaient selon Jefferson à façonner un citoyen habitué à prendre des décisions responsables, possédant suffisamment de biens pour éviter toute dépendance sociale et porteur d’une tradition de réflexion et de délibération aux côtés de ses concitoyens. La tenure franche, ou pleine propriété, offrait, en un mot, un terrain d’entraînement idéal à la citoyenneté démocratique.