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Auteur : [[Personnalité/Gilles Deleuze]] & [[Félix Guattari]]
Connexion : [[Franz Kafka]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
Temps de lecture : 41 minutes
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# Note
## chapitre 1 contenu et expression
> [!accord] Page 4
Comment entrer dans l’œuvre de [[Franz Kafka|Kafka]] ? C’est un rhizome, un terrier. Le Château a « des entrées multiples » dont on ne sait pas bien les lois d’usage et de distribution. L’hôtel d’Amérique a d’innombrables portes, principales et auxiliaires, sur lesquelles veillent autant de concierges, et même des entrées et des sorties sans portes. Il semble pourtant que le Terrier, dans la nouvelle de ce nom, n’ait qu’une entrée ; tout au plus la bête songe-t-elle à la possibilité d’une seconde entrée qui n’aurait qu’une fonction de surveillance. Mais c’est un piège, de la bête, et de [[Franz Kafka|Kafka]] lui-même ; toute la description du terrier est faite pour tromper l’ennemi.
> [!accord] Page 4
Le principe des entrées multiples empêche seul l’introduction de l’ennemi, le Signifiant, et les tentatives pour interpréter une œuvre qui ne se propose en fait qu’à l’expérimentation.
> [!information] Page 5
Nous disons seulement que cette réunion opère un blocage fonctionnel, une neutralisation de désir expérimentale : la photo intouchable, imbaisable, interdite, encadrée, qui ne peut plus jouir que de sa propre vue, comme le désir empêché par le toit ou le plafond, le désir soumis qui ne peut plus jouir que de sa propre soumission. Et aussi le désir qui impose la soumission, la propage, le désir qui juge et qui condamne (tel le père du Verdict, qui penche si fort la tête que le fils doit s’agenouiller).
> [!information] Page 6
est curieux comme l’intrusion du son se fait souvent chez [[Franz Kafka|Kafka]] en connexion avec le mouvement de dresser ou de redresser la tête : Joséphine la souris ; les jeunes chiens musiciens (« Tout était musique, leur manière de lever et de poser les pattes, certains mouvements de leur tête..., ils marchaient debout sur les jambes de derrière,… ils se redressaient rapidement... »).
> [!approfondir] Page 7
Différence entre un inceste plastique encore œdipien, sur une photo maternelle, et un inceste schizo, avec la sœur et la petite musique qui en sort étrangement? La musique semble toujours prise dans un devenir-enfant, ou dans un devenir-animal indécomposable, bloc sonore qui s’oppose au souvenir visuel. « L’obscurité, s’il vous plaît ! Je ne saurais jouer dans la lumière, dis-je en me redressant »(3) On pourrait croire qu’il y a là deux nouvelles formes : tête redressée comme forme de contenu, son musical comme forme d’expression.
> [!information] Page 8
Ces exemples suffisent à montrer que le son ne s’oppose pas au portrait dans l’expression, comme la tête dressée s’oppose à la tête penchée dans le contenu. Entre les deux formes de contenu, si on les considère abstraitement, il y a bien une opposition formelle simple, une relation binaire, un trait structural ou sémantique, qui justement ne nous sort guère du « signifiant », et fait dichotomie plus que rhizome. Mais si le portrait, de son côté, est bien une forme d’expression qui correspond à la forme de contenu « tête penchée », il n’en est plus de même du son.
> [!approfondir] Page 9
Tant qu'il y a forme, il y a encore reterritorialisation, même dans la musique. L’art de Joséphine au contraire consiste en ceci que, ne sachant pas plus chanter que les autres souris, et sifflant plutôt moins bien, elle opère peut-être une déterritorialisation du « sifflement traditionnel », et le libère « des chaînes de l’existence quotidienne ».
> [!accord] Page 10
Mais surtout, nous cherchons encore moins une structure, avec des oppositions formelles et du signifiant tout fait : on peut toujours établir des rapports binaires, « tête penchée-tête redressée, « portrait-sonorité », et puis des relations biunivoques « tête penchée-portrait », « tête redressée-sonorité » – c’est stupide, tant qu’on ne voit pas par où et vers quoi file le système, comment il devient, et quel élément va jouer le rôle d’hétérogénéité, corps saturant qui fait fuir l’ensemble, et qui brise la structure symbolique, non moins que l’interprétation herméneutique, non moins que l’association d’idées laïque, non moins que l’archétype imaginaire.
> [!accord] Page 11
Un écrivain n’est pas un homme écrivain, c’est un homme politique, et c’est un homme machine, et c’est un homme expérimental (qui cesse ainsi d’être homme pour devenir singe, ou coléoptère, ou chien, ou souris, devenir-animal, devenir-inhumain, car en vérité c’est par la voix, c’est par le son, c’est par un style qu’on devient animal, et sûrement à force de sobriété). Une machine de [[Franz Kafka|Kafka]] est donc constituée par des contenus et des expressions formalisés à des degrés divers comme par des matières non formées qui y entrent, en sortent et passent par tous les états.
> [!approfondir] Page 11
Entrer, sortir de la machine, être dans la machine, la longer, s’en approcher, fait encore partie de la machine : ce sont les états du désir, indépendamment de toute interprétation. La ligne de fuite fait partie de la machine. A l’intérieur ou à l’extérieur, l’animal fait partie de la machine-terrier. Le problème : pas du tout être libre, mais trouver une issue, ou bien une entrée, ou bien un côté, un couloir, une adjacence, etc.
> > [!cite] Note
> cf sarthre condamner a etre libre ?
> [!accord] Page 11
Dans Amérique au contraire, K reste extérieur à toute une série de machines, passant de l’une à l’autre, expulsé dès qu’il tente d’entrer : la machine-bateau, la machine capitaliste de l’oncle, la machine-hôtel... Dans le Procès, il s’agit à nouveau d’une machine déterminée comme machine unique de justice ; mais son unité est tellement nébuleuse, machine à influencer, machine de contamination, qu’il n’y a plus de différence entre être dehors ou dedans.
## chapitre 2 un œdipe trop gros
> [!accord] Page 13
Elle est pourtant très tardive, cette lettre. Kafka sait parfaitement que rien de tout cela n’est vrai : son inaptitude au mariage, son écriture, l’attirance de son monde désertique intense ont des motivations parfaitement positives du point de vue de la libido, et ne sont pas des réactions dérivées d’un rapport au père. Il le dira mille fois, et Max Brod évoquera la faiblesse d’une interprétation œdipienne des conflits même infantiles
> [!accord] Page 14
Comme dit Kafka, le problème n’est pas celui de la liberté, mais celui d’une issue. La question du père n’est pas comment devenir libre par rapport à lui (question œdipienne), mais comment trouver un chemin là où il n’en a pas trouvé. L’hypothèse d’une innocence commune, d’une détresse commune au père et à l’enfant, est donc la pire de toutes : le père y apparaît comme l’homme qui a dû renoncer à son propre désir et à sa propre foi, ne serait-ce que pour sortir du « ghetto rural » où il est né, et qui n’appelle le fils à se soumettre que parce qu’il s’est lui-même soumis à un ordre dominant dans une situation apparemment sans issue (« Tout ceci n’est pas un phénomène isolé, la situation était à peu près la même pour une grande partie de cette génération juive qui se trouvait à un stade de transition, ayant quitté la campagne où l’on était encore relativement pieux pour aller s’établir dans les villes... »).
> [!accord] Page 15
Bref, ce n’est pas Œdipe qui produit la névrose, c’est la névrose, c’est-à-dire le désir déjà soumis et cherchant à communiquer sa propre soumission, qui produit Œdipe. Œdipe, valeur marchande de la névrose. Inversement, agrandir et grossir Œdipe, en rajouter, en faire un usage pervers ou paranoïaque, c’est déjà sortir de la soumission, redresser la tête, et voir par-dessus l’épaule du père ce qui était en question de tout temps dans cette histoire-là : toute une micro-politique du désir, des impasses et des issues, des soumissions et des rectifications. Ouvrir l’impasse, la débloquer. Déterritorialiser Œdipe dans le monde, au lieu de se reterritorialiser sur Œdipe et dans la famille. Mais, pour cela, il fallait agrandir Œdipe à l’absurde, jusqu’au comique, écrire la Lettre au père.
> [!approfondir] Page 15
Le tort de la psychanalyse est de s’y laisser prendre et de nous y prendre, parce qu’elle vit elle-même de la valeur marchande de la névrose dont elle tire toute sa plus-value. « La révolte contre le père est une comédie, pas une tragédie(8) »
> [!information] Page 15
Deux ans après la Lettre au père, Kafka admet qu’il s’est lui-même « jeté dans l’insatisfaction », et qu’il s’y est jeté « avec tous les moyens que (son) époque et la tradition (lui) rendaient accessibles »(9). Voilà qu’Œdipe est un de ces moyens, assez moderne, devenu courant du temps de Freud, permettant beaucoup d’effets comiques. Il suffit de le grossir : « Il est étrange qu’en pratiquant l’insatisfaction assez systématiquement, toute comédie puisse devenir réalité. »
> [!accord] Page 17
C’est pour cette raison que l’hypothèse de l’innocence et de la détresse du père forme la pire accusation, le père n’ayant fait que baisser la tête, se soumettre à un pouvoir qui n’était pas le sien, se mettre dans une impasse, en trahissant son origine de juif tchèque des campagnes. Ainsi le triangle familial trop bien formé n’était qu’un conducteur pour des investissements d’une tout autre nature, que l’enfant ne cesse de découvrir sous son père, dans sa mère, en lui-même. Les juges, commissaires, bureaucrates, etc., ne sont pas des substituts du père, c’est plutôt le père qui est un condensé de toutes ces forces auxquelles il se soumet lui-même et convie son fils à se soumettre.
> [!accord] Page 18
’autre part, à mesure que l’agrandissement comique d’Œdipe laisse voir au microscope ces autres triangles oppresseurs, apparaît en même temps la possibilité d’une issue pour y échapper, une ligne de fuite. A l’inhumain des « puissances diaboliques », répond le subhumain d’un devenir-animal : devenir coléoptère, devenir chien, devenir singe, « filer la tête la première en culbutant », plutôt que de baisser la tête et rester bureaucrate, inspecteur, ou juge et jugé. Là encore pas d’enfants qui ne construisent ou n’éprouvent ces lignes de fuite, ces devenirs-animaux. Et l’animal comme devenir n’a rien à voir avec un substitut du père, ni avec un archétype
> [!accord] Page 18
Car le père, en tant que juif quittant la campagne pour s’établir en ville, est sans doute pris dans un mouvement de déterritorialisation réelle ; mais il ne cesse de se reterritorialiser, dans sa famille, dans son commerce, dans le système de ses soumissions et de ses autorités. Quant aux archétypes, ce sont des procédés de reterritorialisation spirituelle(12). Les devenirs animaux sont tout le contraire : ce sont des déterritorialisations absolues, du moins en principe, qui s’enfoncent dans le monde désertique investi par Kafka.
> [!approfondir] Page 19
Les animaux de Kafka ne renvoient jamais à une mythologie, ni à des archétypes, mais correspondent seulement à des gradients franchis, à des zones d’intensités libérées où les contenus s’affranchissent de leurs formes, non moins que les expressions, du signifiant qui les formalisait elles-mêmes. Plus rien que des mouvements, des vibrations, des seuils dans une matière déserte : les animaux, souris, chiens, singes, cancrelats, se distinguent seulement par tel ou tel seuil, par telles ou telles vibrations, par tel chemin souterrain dans le rhizome ou le terrier. Car ces chemins sont des intensités souterraines. Dans le devenir-souris, c’est un sifflement qui arrache aux mots leur musique et leur sens. Dans le devenir-singe, c’est une toux qui « semble inquiétante, mais qui n’a pas de signification » (devenir singe de la tuberculose). Dans le devenir-insecte, c’est un piaulement douloureux qui entraîne la voix et brouille la résonance des mots.
> [!accord] Page 19
Grégoire devient cancrelat, pas seulement pour fuir son père, mais plutôt pour trouver une issue là où son père n’a pas su en trouver, pour fuir le gérant, le commerce et les bureaucrates, pour atteindre cette région où la voix ne fait plus que bourdonner – « L’as-tu entendu parler ? C’était une voix d’animal, déclara le gérant ».
> [!accord] Page 20
Il est vrai que les textes animaux de Kafka sont beaucoup plus complexes que nous ne disons. Ou, au contraire, beaucoup plus simples. Par exemple, dans le Rapport pour une académie, il ne s’agit pas d’un devenir-animal de l’homme, mais d’un devenir homme du singe ; ce devenir est présenté comme une simple imitation ; et s’il est question de trouver une issue (une issue, et non pas la « liberté »), cette issue ne consiste nullement à fuir, au contraire
> > [!cite] Note
> precis lissue
> [!information] Page 20
D’autre part, l’imitation n’est qu’apparente, puisqu’il s’agit, non pas de reproduire des figures, mais de produire un continuum d’intensités dans une évolution a-parallèle et non symétrique, où l’homme ne devient pas moins singe que le singe homme. Le devenir est une capture, une possession, une plus-value, jamais une reproduction ou une imitation.
> [!accord] Page 20
Ainsi se constitue une conjonction de flux de déterritorialisation, qui déborde l’imitation toujours territoriale. C’est de cette manière aussi que l’orchidée a l’air de reproduire une image de guêpe, mais plus profondément se déterritorialise en elle, en même temps que la guêpe à son tour se déterritorialise en s’accouplant à l’orchidée : capture d’un fragment de code, et non pas reproduction d’une image. (Dans Recherches d’un chien, toute idée de ressemblance est encore plus énergiquement éliminée : Kafka attaque « les tentations suspectes de ressemblance que l’imagination peut lui proposer » ; à travers la solitude du chien, c’est la plus grande différence, la différence schizo qu’il cherche à saisir).
> > [!cite] Note
> cf milles plateau
## chapitre 3 qu'est-ce qu'une littérature mineure?
> [!information] Page 24
Le problème de l’expression n’est pas posé par Kafka d’une manière abstraite universelle, mais en rapport avec les littératures dites mineures – par exemple la littérature juive à Varsovie ou à Prague. Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure.
> [!accord] Page 25
Le second caractère des littératures mineures, c’est que tout y est politique. Dans les « grandes » littératures au contraire, l'affaire individuelle (familiale, conjugale, etc.) tend à rejoindre d’autres affaires non moins individuelles, le milieu social servant d’environnement et d’arrière-fond ; si bien qu’aucune de ces affaires œdipiennes n’est indispensable en particulier, n’est absolument nécessaire, mais que toutes « font bloc » dans un large espace. La littérature mineure est tout à fait différente : son espace exigu fait que chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique. L’affaire individuelle devient donc d’autant plus nécessaire, indispensable, grossie au microscope, qu’une tout autre histoire s’agite en elle.
> [!accord] Page 26
Le troisième caractère, c’est que tout prend une valeur collective. En effet, précisément parce que les talents n’abondent pas dans une littérature mineure, les conditions ne sont pas données d’une énonciation individuée, qui serait celle de tel ou tel « maître », et pourrait être séparée de l’énonciation collective. Si bien que cet état de la rareté des talents est en fait bénéfique, et permet de concevoir autre chose qu’une littérature des maîtres : ce que l’écrivain tout seul dit constitue déjà une action commune, et ce qu’il dit ou fait est nécessairement politique, même si les autres ne sont pas d’accord. Le champ politique a contaminé tout énoncé.
> [!accord] Page 28
Écrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela, trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi. Il y eut beaucoup de discussions sur : qu’est-ce qu’une littérature marginale ? – et aussi : qu’est-ce qu’une littérature populaire, prolétarienne, etc. ? Les critères sont évidemment très difficiles, tant qu’on ne passe pas d’abord par un concept plus objectif, celui de littérature mineure. C’est seulement la possibilité d’instaurer du dedans un exercice mineur d’une langue même majeure qui permet de définir littérature populaire, littérature marginale, etc.
> [!accord] Page 29
Combien de gens aujourd’hui vivent dans une langue qui n’est pas la leur ? Ou bien ne connaissent même plus la leur, ou pas encore, et connaissent mal la langue majeure dont ils sont forcés de se servir ? Problème des immigrés, et surtout de leurs enfants. Problème des minorités. Problème d’une littérature mineure, mais aussi pour nous tous : comment arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage, et de le faire filer suivant une ligne révolutionnaire sobre ? Comment devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue ? Kafka dit : voler l’enfant au berceau, danser sur la corde raide.
> [!accord] Page 33
Journal, 1921 : « Les métaphores sont l’une des choses qui me font désespérer de la littérature. » Kafka tue délibérément toute métaphore, tout symbolisme, toute signification, non moins que toute désignation. La métamorphose est le contraire de la métaphore. Il n’y a plus sens propre ni sens figuré, mais distribution d’états dans l’éventail du mot. La chose et les autres choses ne sont plus que des intensités parcourues par les sons ou les mots déterritorialisés suivant leur ligne de fuite. Il ne s’agit pas d’une ressemblance entre le comportement d’un animal et celui de l’homme, encore moins d’un, jeu de mots.
> [!accord] Page 33
Il n’y a plus ni homme ni animal, puisque chacun déterritorialise l’autre, dans une conjonction de flux, dans un continuum d’intensités réversible. Il s’agit d’un devenir qui comprend au contraire le maximum de différence comme différence d’intensité, franchissement d’un seuil, hausse ou chute, baisse ou érection, accent de mot. L’animal ne parle pas « comme » un homme, mais extrait du langage des tonalités sans signification ; les mots eux-mêmes ne sont pas « comme » des animaux, mais grimpent pour leur compte, aboient et pullulent, étant des chiens proprement linguistiques, des insectes ou des souris
> [!information] Page 36
S'appuyant sur les recherches de Ferguson et de Gumperz, Henri Gobard propose pour son compte un modèle tétralinguistique : la langue vernaculaire, maternelle ou territoriale, de communauté rurale ou d’origine rurale ; la langue véhiculaire, urbaine, étatique ou même mondiale, langue de société, d’échange commercial, de transmission bureaucratique, etc., langue de première déterritorialisation; la langue référentiaire, langue du sens et de la culture, opérant une reterritorialisation culturelle ; la langue mythique, à l’horizon des cultures, et de reterritorialisation spirituelle ou religieuse. Les catégories spatio-temporelles de ces langues diffèrent sommairement : la langue vernaculaire est ici; véhiculaire, partout; référentiaire, là-bas; mythique, au-delà. Mais, surtout, la distribution de ces langues varie d’un groupe à un autre, et, pour un même groupe, d’une époque à une autre (le latin fut longtemps en Europe langue véhiculaire, avant de devenir référentiaire, puis mythique ; l’anglais, langue véhiculaire mondiale aujourd’hui)
> [!accord] Page 37
Le regain des régionalismes, avec reterritorialisation par dialecte ou patois, langue vernaculaire : en quoi ça sert une technocratie mondiale ou supra-étatique ; en quoi ça peut contribuer à des mouvements révolutionnaires, car eux aussi charrient des archaïsmes auxquels ils essaient d’injecter un sens actuel... De Servan-Schreiber au barde breton, au chanteur canadien. Et encore la frontière ne passe pas là, car le chanteur canadien peut aussi faire la reterritorialisation la plus réactionnaire, la plus œdipienne, oh maman, ah ma patrie, ma cabane, ollé ollé. Nous vous le disons, une bouillie, une histoire embrouillée, une affaire politique, que les linguistes ne connaissent pas du tout, ne veulent pas connaître – car, en tant que linguistes, ils sont « apolitiques », et de purs savants. Même Chomsky ne fait que compenser son apolitisme de savant par sa lutte courageuse contre la guerre du Vietnam.
> [!approfondir] Page 38
Quelle est la situation particulière des juifs de Prague, par rapport aux « quatre langues »? La langue vernaculaire, pour ces juifs issus de milieux ruraux, c’est le tchèque, mais le tchèque tend à être oublié et refoulé ; quant au yiddish, il est souvent dédaigné ou redouté, il fait peur, comme dit Kafka. L’allemand est la langue véhiculaire des villes, langue bureaucratique d’État, langue commerciale d’échange (mais déjà l’anglais commence à être indispensable à cette fonction). L’allemand encore, mais cette fois l’allemand de gœthe, a une fonction culturelle et référentiaire (et, secondairement, le français). L’hébreu comme langue mythique, avec le début du sionisme, encore à l’état de rêve actif. Pour chacune de ces langues, évaluer les coefficients de territorialité, de déterritorialisation, de reterritorialisation. La situation de Kafka lui-même : c’est un des rares écrivains juifs de Prague à comprendre et à parler le tchèque (et cette langue aura une grande importance dans ses rapports avec Milena). L’allemand joue bien le double rôle de langue véhiculaire et culturelle, gœthe à l’horizon (Kafka sait aussi le français, l’italien, et sans doute un peu d’anglais). L’hébreu, il ne l’apprendra que tard. Ce qui est compliqué, c’est le rapport de Kafka avec le yiddish : il y voit moins une sorte de territorialité linguistique pour les juifs qu’un mouvement de déterritorialisation nomade qui travaille l’allemand. Ce qui le fascine dans le yiddish est moins une langue de communauté religieuse que de théâtre populaire (il se fait mécène et imprésario de la troupe ambulante d’Isak Löwy)
> [!accord] Page 38
La manière dont Kafka, dans une réunion publique, présente le yiddish à un public juif bourgeois plutôt hostile est tout à fait remarquable : c’est une langue qui fait peur, encore plus qu’elle ne suscite le dédain, « une peur mêlée d’une certaine répugnance » ; c’est une langue sans grammaire, et qui vit de vocables volés, mobilisés, émigrés, devenus nomades intériorisant des « rapports de force » ; c’est une langue greffée sur le moyen haut-allemand, et qui travaille l’allemand tellement du dedans qu’on ne peut pas la traduire en allemand sans l’abolir ; on ne peut comprendre le yiddish qu’en « le sentant », et avec le cœur. Bref, langue intensive ou usage intensif de l’allemand, langue ou usage mineurs qui doivent vous entraîner : « C’est alors que vous serez à même d’éprouver ce qu’est la vraie unité du yiddish, et vous l’éprouverez si violemment que vous aurez peur, non plus du yiddish, mais de vous. (…) Jouissez-en comme vous le pourrez ! »
> [!accord] Page 40
Il n’y a de grand, et de révolutionnaire, que le mineur. Haïr toute littérature de maîtres. Fascination de Kafka pour les serviteurs et les employés (même chose chez Proust pour les serviteurs, pour leur langage). Mais, ce qui est intéressant encore, c’est la possibilité de faire de sa propre langue, à supposer qu’elle soit unique, qu’elle soit une langue majeure ou l’ait été, un usage mineur. Être dans sa propre langue comme un étranger : c’est la situation du Grand Nageur de Kafka
> [!accord] Page 41
Ce qu’on appelle Pop – Pop’ musique, Pop’ philosophie, Pop’ écriture : Wörterflucht. Se servir du polylinguisme dans sa propre langue, faire de celle-ci un usage mineur ou intensif, opposer le caractère opprimé de cette langue à son caractère oppresseur, trouver les points de non-culture et de sous-développement, les zones de tiers monde linguistiques par où une langue s’échappe, un animal se greffe, un agencement se branche. Combien de styles, ou de genres, ou de mouvements littéraires, même tout petits, n’ont qu’un rêve : remplir une fonction majeure du langage, faire des offres de service comme langue d’État, langue officielle (la psychanalyse aujourd’hui, qui se veut maîtresse du signifiant, de la métaphore et du jeu de mots). Faire le rêve contraire : savoir créer un devenir-mineur. (Y a-t-il une chance pour la philosophie, elle qui forma longtemps un genre officiel et référentiaire ? Profitons du moment où l’antiphilosophie veut être aujourd’hui langage du pouvoir).
## chapitre 4 les composantes de l'expression
> [!information] Page 42
Une littérature majeure ou établie suit un vecteur qui va du contenu à l’expression : un contenu étant donné, dans une forme donnée, trouver, découvrir ou voir la forme d’expression qui lui convient. Ce qui se conçoit bien s’énonce... Mais une littérature mineure ou révolutionnaire commence par énoncer, et ne voit et ne conçoit qu’après («Le mot, je ne le vois pas, je l’invente »)
> [!accord] Page 43
Les lettres : en quel sens elles font pleinement partie de « l’œuvre ». En effet, celle-ci ne se définit pas par une intention de publication : Kafka ne songe évidemment pas à publier ses lettres, c’est plutôt l’inverse, il songe à détruire tout ce qu’il écrit comme si c’était des lettres. Si les lettres font pleinement partie de l’œuvre, c’est parce qu’elles sont un rouage indispensable, une pièce motrice de la machine littéraire telle que la conçoit Kafka, même si cette machine est appelée à disparaître ou à exploser autant que celle de la Colonie pénitentiaire. Impossible de concevoir la machine de Kafka sans faire intervenir le mobile épistolaire.
> [!approfondir] Page 43
Mais ce que Kafka vit et expérimente pour son compte, c’est un usage pervers, diabolique, de la lettre. « Diabolique en toute innocence », dit Kafka. Les lettres posent directement, innocemment, la puissance diabolique de la machine littéraire. Machiner des lettres : ce n’est pas du tout une question de sincérité ou non, mais de fonctionnement. Lettres à telle ou telle femme, lettres aux amis, lettre au père ; toutefois, il y a toujours une femme à l’horizon des lettres, c’est elle la vraie destinataire, celle que le père est censé lui avoir fait manquer, celle avec qui les amis souhaitent qu’il rompe, etc. Substituer à l’amour la lettre d’amour (?). Déterritorialiser l’amour. Substituer, au contrat conjugal tant redouté, un pacte diabolique. Les lettres sont inséparables d’un tel pacte, elles sont ce pacte lui-même.
> [!accord] Page 44
Les lettres sont un rhizome, un réseau, une toile d’araignée. Il y a un vampirisme des lettres, un vampirisme proprement épistolaire. Dracula, le végétarien, le jeûneur qui suce le sang des humains carnivores, a son château pas loin. Il y a du Dracula dans Kafka, un Dracula par lettres, les lettres sont autant de chauves-souris. Il veille la nuit, et le jour s’enferme dans son bureau-cercueil : « La nuit n’est pas assez nocturne... » Quand il imagine un baiser, c’est celui de Grégoire qui grimpe jusqu’au cou nu de sa sœur, ou celui de K à Mlle Bürstner, comme d’un « animal assoiffé qui se jette à coups de langue sur la source qu’il a fini par découvrir ».
> [!information] Page 44
A Felice, Kafka se décrit lui-même sans honte ni plaisanterie comme extraordinairement maigre, ayant besoin de sang (mon cœur « est si faible qu’il n'arrive pas à pousser le sang sur toute la longueur des jambes »). Kafka-Dracula a sa ligne de fuite dans sa chambre, sur son lit, et sa source de force lointaine dans ce que les lettres vont lui apporter
> [!approfondir] Page 45
Les lettres doivent lui apporter du sang, et le sang lui donner la force de créer. Il ne cherche pas du tout une inspiration féminine, ni une protection maternelle, mais une force physique pour écrire. De la création littéraire, il dit qu’elle est « un salaire pour le service du diable ». Kafka ne vit pas son corps maigre d’anorexique comme honteux, il fait semblant. Il le vit comme le moyen de passer des seuils et des devenirs sur le lit de sa chambre, chaque organe étant « placé sous une observation spéciale » : à condition qu’on lui donne un peu de sang. Un flux de lettres pour un flux sanguin.
> [!information] Page 45
Plus une complice qu’une destinataire. Kafka lui explique la damnation des lettres, leur rapport nécessaire avec un fantôme qui boit en chemin les baisers qu'on leur confie. « Dislocation d’âmes ». Et Kafka distingue deux séries d’inventions techniques : celles qui tendent à restaurer des « relations naturelles » en triomphant des distances et en rapprochant les hommes (le train, l’auto, l’aéroplane), et celles qui représentent la revanche vampirique du fantôme ou réintroduisent « le fantomatique entre les hommes » (la poste, le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil)
> [!approfondir] Page 46
La correspondance avec Felice est remplie de cette impossibilité de venir. C’est le flux de lettres qui remplace la vision, la venue. Kafka ne cesse d’écrire à Felice, quand il ne l’a vue qu’une fois. De toutes ses forces il veut lui imposer un pacte : qu’elle écrive deux fois par jour. C’est cela le pacte diabolique. Le pacte faustien diabolique est puisé à une source de force lointaine, contre la proximité du contrat conjugal. Énoncer d’abord, et ne revoir qu’ensuite ou en rêve : Kafka voit en rêve « tout l’escalier couvert du haut en bas d’une épaisse couche de ces pages déjà lues, (…) c’était un vrai rêve de désir » (45). Désir dément d’écrire et d’arracher des lettres au destinataire. Le désir de lettres consiste donc en ceci, d’après un premier caractère : il transfère le mouvement sur le sujet d’énoncé, il confère au sujet d’énoncé un mouvement apparent, un mouvement de papier, qui épargne au sujet d’énonciation tout mouvement réel.
> [!accord] Page 48
Il n’y a pas lieu de se demander si les lettres font ou non partie de l’œuvre, ni si elles sont source de certains thèmes de l’œuvre ; elles font partie intégrante de la machine d’écriture ou d’expression. C’est de cette manière qu’il faut penser les lettres en général comme appartenant pleinement à l’écriture, hors-œuvre ou pas, et comprendre aussi pourquoi certains genres tels le roman ont emprunté naturellement la forme épistolaire.
> [!accord] Page 53
Rappelons pourtant un certain nombre d’éléments des nouvelles animalières : 1°) il n’y a pas lieu de distinguer les cas où un animal est considéré pour lui-même et les cas où il y a métamorphose ; tout dans l’animal est métamorphose, et la métamorphose est dans un même circuit devenir-homme de l’animal et devenir-animal de l’homme ; 2°) c’est que la métamorphose est comme la conjonction de deux déterritorialisations, celle que l’homme impose à l’animal en le forçant à fuir ou en l’asservissant, mais aussi celle que l’animal propose à l’homme, en lui indiquant des issues ou des moyens de fuite auxquels l’homme n’aurait jamais pensé tout seul (la fuite schizo) ; chacune des deux déterritorialisations est immanente à l’autre, précipite l’autre, et lui fait franchir un seuil ;
> [!accord] Page 53
3°) ce qui compte alors n’est pas du tout la lenteur relative du devenir-animal ; car, si lent soit-il, et d’autant plus lent soit-il, il n’en constitue pas moins une déterritorialisation absolue de l’homme, par opposition aux déterritorialisations relatives que l’homme opère sur soi-même en se déplaçant, en voyageant ; le devenir-animal est un voyage immobile et sur place, qui ne peut se vivre ou se comprendre qu’en intensité (franchir des seuils d’intensité
> [!approfondir] Page 57
Supposons que Kafka ait écrit un roman sur le monde bureaucratique des fourmis, ou sur le Château des termites : il aurait été une sorte de Capek (compatriote et contemporain de Kafka). Il aurait fait un roman de science-fiction. Ou bien un roman noir, un roman réaliste, un roman idéaliste, un roman chiffré, comme on en trouvait de tous ces genres dans l’école de Prague. Il aurait décrit plus ou moins directement, plus ou moins symboliquement, le monde moderne, la tristesse ou la dureté de ce monde, les méfaits du machinisme et de la bureaucratie. Aucune de ces choses n’appartient au projet d’écrire de Kafka. S’il avait écrit sur la justice des fourmis ou le château des termites, tout le train des métaphores revenait, réaliste ou symboliste. Il n’aurait jamais saisi de plein fouet la violence d’un Éros bureaucratique, policier, judiciaire, économique ou politique.
> [!accord] Page 62
C’est pourquoi il est si fâcheux, si grotesque, d'opposer la vie et l'écriture chez Kafka, de supposer qu’il se réfugie dans la littérature par manque, faiblesse, impuissance devant la vie. Un rhizome, un terrier, oui, mais pas une tour d'ivoire. Une ligne de fuite, oui, mais pas du tout un refuge. La ligne de fuite créatrice entraîne avec elle toute la politique, toute l'économie, toute la bureaucratie et la juridiction : elle les suce, comme le vampire, pour leur faire rendre des sons encore inconnus qui sont du proche avenir – fascisme, stalinisme, américanisme, les puissances diaboliques qui frappent à la porte.
> [!accord] Page 64
L'écriture chez Kafka, le primat de l’écriture ne signifie qu’une chose : pas du tout de la littérature, mais que l'énonciation ne fait qu’un avec le désir, par-dessus les lois, les États, les régimes. Pourtant énonciation toujours historique elle-même, politique et sociale. Une micropolitique, une politique du désir, qui met en cause toutes les instances. Jamais il n’y a eu d’auteur plus comique et joyeux du point de vue du désir ; jamais d'auteur plus politique et social du point de vue de l’énoncé. Tout est rire, à commencer par le Procès. Tout est politique, à commencer par les lettres à Felice.
## chapitre 5 immanence et désir
> [!accord] Page 65
Personne ne connaît l’intérieur de la loi. Personne ne sait ce qu’est la loi dans la Colonie ; et les aiguilles de la machine écrivent la sentence sur le corps du condamné qui ne la connaissait pas, en même temps qu’elles lui infligent le supplice, « L’homme déchiffre la sentence avec ses plaies. » Dans la Muraille de Chine, « quel supplice que d’être gouverné par des lois qu’on ne connaît pas (…) et le caractère des Lois nécessite aussi le secret sur leur contenu. »
> [!information] Page 65
[[Emmanuel Kant|Kant]] a fait la théorie rationnelle du renversement, de la conception grecque à la conception judéo-chrétienne de la loi : la loi ne dépend plus d’un Bien préexistant qui lui donnerait une matière, elle est pure forme, dont dépend le bien comme tel. Est bien ce qu’énonce la loi, dans les conditions formelles où elle s’énonce elle-même. On dirait que Kafka s’inscrit dans ce renversement.
^383079
> [!approfondir] Page 66
Le problème concerne avant tout le bref chapitre final, sur l’exécution de K, et le chapitre précédent, dans la Cathédrale, où le prêtre tient le discours de la loi. Car rien ne nous dit que le chapitre final ait été écrit à la fin du Procès ; il se peut qu’il ait été écrit au début de la rédaction, quand Kafka était encore sous le coup de sa rupture avec Felice. C’est une fin prématurée, rapportée, avortée. On ne peut pas préjuger de la place où Kafka l’aurait mis. Ce pourrait être un rêve situable dans le courant du roman. Par exemple Kafka a publié à part, sous le titre « Un rêve », un autre fragment prévu pour le Procès.
> [!information] Page 67
Du point de vue d’une transcendance supposée de la loi, il doit y avoir un certain rapport nécessaire de la loi avec la culpabilité, avec l’inconnaissable, avec la sentence ou l’énoncé. La culpabilité doit être en effet l’a-priori qui correspond à la transcendance, pour tous ou pour chacun, fautif ou innocent. La loi n’ayant pas d’objet, mais étant pure forme, elle ne peut pas être du domaine de la connaissance, mais exclusivement de la nécessité pratique absolue : le prêtre dans la cathédrale expliquera qu’on « n’est pas obligé de croire vrai tout ce que dit le gardien, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire ». Enfin, parce qu’elle n’a pas d'objet de connaissance, la loi ne se détermine qu’en s’énonçant, et ne s’énonce que dans l’acte du châtiment : énoncé à même le réel, à même le corps et la chair ; énoncé pratique, qui s’oppose à toute proposition spéculative. Tous ces thèmes sont bien présents dans le Procès.
> [!approfondir] Page 69
On peut dire que loi, culpabilité, intériorité sont partout. Mais il suffit de considérer une pièce précise de la machine d’écriture, ne serait-ce que les trois rouages principaux, lettres-nouvelles-romans, pour voir que ces thèmes aussi bien ne sont nulle part et ne fonctionnent pas du tout. Chacun des rouages a bien une tonalité affective principale. Mais, dans les lettres, c’est la peur, et pas du tout la culpabilité : peur que le piège se referme sur lui, peur d’un retour de flux, peur qui traverse le vampire d’être surpris en plein jour par le soleil, par la religion, par l’ail, par le pieu (Kafka a très profondément peur des gens, et de ce qui va arriver, dans ses lettres : c’est tout à fait autre chose que la culpabilité ou l’humiliation).
> [!approfondir] Page 70
On objecte par exemple que l’Amérique est irréelle, que la grève à New York y reste indéterminée, que les conditions de travail les plus dures n’y suscitent aucune indignation, que l’élection du juge tombe elle-même dans le non-sens. On remarque à juste titre qu’il n’y a jamais de critique chez Kafka : même dans la Muraille de Chine, le parti minoritaire peut supposer que la loi est seulement le fait arbitraire de la « noblesse », il ne proclame aucune haine, et « si ce parti qui ne croit à aucune loi est resté assez faible et impuissant, c’est qu’il accepte la noblesse et reconnaît son droit à l’existence ». Dans
> [!accord] Page 71
Ces indices machiniques (et non pas allégoriques ou symboliques) se développent particulièrement dans les devenirs-animaux et les nouvelles animalières. La Métamorphose constitue un agencement complexe dont les indices-éléments sont Grégoire-animal, la sœur musicale, les indices-objets la nourriture, le son, la photo, la pomme, et les indices-configurations le triangle familial, le triangle bureaucratique.
> [!accord] Page 72
y a donc indices machiniques quand une machine est en train d’être montée et fonctionne déjà, sans qu’on sache comment procèdent encore les parties disparates qui la montent et la font fonctionner. Mais le cas inverse apparaît aussi bien dans les nouvelles : des machines abstraites surgissent pour elles-mêmes et sans indices, toutes montées, mais cette fois elles n’ont pas ou n’ont plus de fonctionnement. Telles la machine de la Colonie pénitentiaire, qui répond à la Loi du vieux commandant et qui ne survit pas à son propre démontage, ou la bobine nommée Odradek, dont « on serait tenté de croire qu’elle a eu autrefois une forme utile et que c’est maintenant une chose cassée, mais ce serait sans doute une erreur (…), l’ensemble paraît vide de sens, mais complet dans son genre », ou les balles de ping-pong de Blumfeld
> [!accord] Page 72
C’est pourquoi les nouvelles nous ont semblé se heurter à deux dangers qui les font tourner court, ou bien les forcent à rester inachevées, ou bien les empêchent de se développer en romans : soit qu’elles disposent seulement d’indices machiniques de montage, si vivants soient-ils ; soit qu’elles mettent en scène des machines abstraites toutes montées, mortes et qui n’arrivent pas à se brancher concrètement (on remarquera que Kafka publie volontiers ses textes sur la loi transcendante dans des nouvelles courtes qu’il détache d’un ensemble).
> [!accord] Page 76
Mais K s’aperçoit qu’il n’en est pas ainsi ; l’important n’est pas ce qui se passe à la tribune, ni les mouvements d’ensemble des deux partis, mais les agitations moléculaires qui mettent en jeu les couloirs, les coulisses, les portes derrière et les pièces à côté. Le théâtre d’Amérique n’est qu’une immense coulisse, un immense couloir qui a aboli tout spectacle et toute représentation. Et c’est la même chose en politique (K lui-même compare la scène du tribunal à une « réunion politique », et plus précisément à un meeting socialiste). Là non plus l’important n’est pas ce qui se passe à la tribune, où l’on débat seulement de questions d’idéologie. Justement, la loi est de ces questions ; partout chez Kafka, dans le Procès, dans la Muraille de Chine, la loi est pensée en rapport avec différents « partis » de commentateurs. Mais, politiquement, l’important se passe toujours ailleurs, dans les couloirs du congrès dans les coulisses du meeting où l’on affronte les vrais problèmes immanents de désir et de pouvoir le problème effectif de la « justice ».
> [!approfondir] Page 77
Si tout le monde appartient à la justice, si tout le monde en est l’auxiliaire, du prêtre aux petites filles, ce n’est pas en vertu de la transcendance de la loi, mais de l’immanence du désir. Et c’est bien sur cette découverte que débouchent très vite l’investigation ou l’expérimentation de K : alors que l’oncle le pressait de prendre au sérieux son procès, donc d’aller voir un avocat pour passer par tous les défilés de la transcendance, K s’aperçoit que lui non plus ne doit pas se laisser représenter, qu’il n’a pas besoin de représentant, personne ne devant s’interposer entre lui et son désir. Il ne trouvera la justice qu’en bougeant, en allant de pièce en pièce, en suivant son désir. Il prendra en main la machine d’expression : il rédigera la requête, il écrira à l’infini, il demandera un congé pour se consacrer entièrement à ce travail « presque interminable ». C’est en ce sens que le Procès lui-même est un roman interminable. Un champ illimité d’immanence, au lieu d’une transcendance infinie.
> [!approfondir] Page 79
Mais, la pomme, c’est justement celle que K mange au début du Procès, dans une chaîne brisée qui s’établit avec la Métamorphose. Car toute l’histoire de K, c’est la façon dont il s’enfonce progressivement dans l’atermoiement illimité, rompant avec les formules d’acquittement apparent. Il sort ainsi de la machine abstraite de la loi, qui oppose la loi au désir comme l’esprit au corps, comme la forme à la matière, pour entrer dans l’agencement machinique de la justice, c’est-à-dire dans l’immanence mutuelle d’une loi décodée et d’un désir déterritorialisé.
> [!approfondir] Page 80
Nous disons que l’atermoiement, au contraire, est fini, illimité et continu. Il est fini, parce qu’il n’y a plus de transcendance, et parce qu’il opère par segments : l’accusé n’a plus à faire de « pénibles démarches », ni à craindre un brusque renversement (sans doute une circulation subsiste, mais « dans un petit cercle auquel on a artificiellement limité son action », et encore cette petite circulation n’est qu’une « apparence », un résidu de l’acquittement apparent). Et aussi bien l’atermoiement est illimité et continu, parce qu’il ne cesse d’ajouter un segment à l’autre, en contact avec l’autre, contigu à l’autre, opérant morceau par morceau pour reculer toujours la limite. La crise est continue parce que c’est toujours à côté que ça se passe. Le « contact » avec la justice, la contiguïté, a remplacé la hiérarchie de la loi. L’atermoiement est parfaitement positif et actif : il ne fait qu’un avec le démontage de la machine, avec la composition de l’agencement, toujours une pièce à côté de l’autre. Il est le processus en lui-même, le tracé du champ d’immanence(60). Et c’est encore plus évident dans le Château, à quel point K est uniquement désir : un seul problème, établir ou garder « contact » avec le château, établir ou garder « liaison ».
## chapitre 6 prolifération des séries
> [!accord] Page 81
personnages du Procès apparaissent dans une grande série qui ne cesse de proliférer : tout le monde en effet est fonctionnaire ou auxiliaire de la justice (et dans le Château tout le monde a à faire avec le château), non seulement les juges, les avocats, les huissiers, les policiers, même les accusés, mais aussi les femmes, les petites filles, le peintre Titorelli, K lui-même. Reste que la grande série se subdivise en sous-séries
> [!accord] Page 82
plupart des doubles de Kafka sont sur le thème des deux frères ou des deux bureaucrates, soit que l’un bouge tandis que l’autre reste immobile, soit qu’ils fassent tous deux les mêmes mouvements(61). Il n’en reste pas moins que les duos et les trios se pénètrent
> [!accord] Page 82
Et, dans l’autre cas, où les doubles font ensemble le mouvement, leur activité suppose elle-même un troisième terme, comme un chef de bureau dont ils dépendent : c’est ainsi que Kafka présente constamment des trios, des triangulations formellement bureaucratiques. Les deux bureaucrates émanent forcément d’un troisième supérieur, dont ils sont la droite et la gauche. Inversement donc, si le double bureaucratique renvoie au triangle familial, celui-ci à son tour peut être remplacé par des triangles bureaucratiques. Et toutes ces figures sont très compliquées chez Kafka.
> [!accord] Page 83
C’est un des principaux problèmes résolus par les romans illimités : les doubles et les triangles qui subsistent dans les romans de Kafka ne sont là qu’au début ; et dès le début ils sont tellement vacillants, tellement souples et transformables, qu’ils sont tout prêts à s’ouvrir sur des séries qui en brisent la forme, à force d’en faire éclater les termes. Juste le contraire de la Métamorphose, où la sœur comme le frère se trouvaient bloqués par un retour triomphant de la triangulation familiale la plus exclusive. La question n’est pas de savoir si la Métamorphose est un chef-d’œuvre. Évidemment, mais ça n’arrange pas Kafka, puisqu’elle raconte aussi bien ce qui l’empêche, croit-il, de faire un roman
> [!accord] Page 85
On aurait tort évidemment de comprendre ici le désir comme un désir de pouvoir, un désir de réprimer ou même d’être réprimé, un désir sadique et un désir masochiste. L’idée de Kafka n’est pas là. Il n’y a pas un désir de pouvoir, c’est le pouvoir qui est désir. Non pas un désir-manque, mais désir comme plénitude, exercice et fonctionnement : jusque dans ses officiers les plus subalternes. Étant un agencement, le désir ne fait strictement qu’un avec les rouages et les pièces de la machine, avec le pouvoir de la machine. Et le désir que quelqu’un a pour le pouvoir, c’est seulement sa fascination devant ces rouages, son envie de faire marcher certains de ces rouages, d’être lui-même un de ces rouages – ou, faute de mieux, d’être du matériel traité par ces rouages, matériel qui est encore un rouage à sa façon.
> [!approfondir] Page 86
La répression, aussi bien du côté du répresseur que du réprimé, découle de tel ou tel agencement du pouvoir-désir, de tel état de machine – puisqu'il faut aussi bien des mécaniciens que des matières, dans une étrange entente, dans une connexion plus que dans une hiérarchie. La répression dépend de la machine, et pas l’inverse. Il n’y a donc pas « le » pouvoir, comme une transcendance infinie par rapport aux esclaves ou aux accusés. Le pouvoir n’est pas pyramidal, comme la Loi voudrait nous le faire croire, il est segmentaire et linéaire, il procède par contiguïté et non par hauteur et lointain (d’où l’importance des subalternes)
> [!approfondir] Page 87
Kafka n’a aucune admiration pour une simple machine technique, mais sait bien que les machines techniques sont seulement des indices pour un agencement plus complexe, qui fait coexister machinistes, pièces, matières et personnels machinés, bourreaux et victimes, puissants et impuissants, dans un même ensemble collectif – ô Désir, coulant de lui-même, et cependant parfaitement déterminé chaque fois. Il y a bien en ce sens un éros bureaucratique, qui est un segment de pouvoir et une position de désir. Et aussi un éros capitaliste. Et aussi un éros fasciste. Tous les segments communiquent d’après des contiguïtés variables. Amérique capitaliste, Russie bureaucratique, Allemagne nazie – en vérité, toutes « les puissances diaboliques de l’avenir », celles qui frappaient à la porte au moment de Kafka, par coups segmentaires et contigus.
> [!accord] Page 88
Désir : des machines qui se démontent en rouages, des rouages qui font machine à leur tour. Souplesse des segments, déplacements des barrières. Le désir est fondamentalement polyvoque, et sa polyvocité en fait un seul et même désir qui baigne tout. Les femmes équivoques du Procès ne cessent de faire jouir, et de la même jouissance, les juges, les avocats, les accusés. Et le cri de Franz, le policier puni pour ses vols, le cri que K surprend dans un cagibi contigu au couloir de son bureau, à la banque, semble bien « provenir d’une machine à souffrir », mais c’est aussi un cri de plaisir, pas du tout en un sens masochiste, mais parce que la machine à souffrir est une pièce d’une machine bureaucratique qui ne cesse de jouir de soi-même.
> [!information] Page 88
Il n’y a pas non plus un désir révolutionnaire qui s’opposerait au pouvoir, aux machines de pouvoir. Nous avons vu l’absence délibérée de critique sociale chez Kafka. Dans Amérique, les conditions de travail les plus dures ne suscitent pas la critique de K, mais rendent encore plus forte sa peur d’être exclu de l’hôtel. Familier des mouvements socialistes et anarchistes tchèques, Kafka n’emprunte pas leur voie. Croisant un cortège d’ouvriers, Kafka montre la même indifférence que K en Amérique : « Ces gens-là sont maîtres du monde ; et cependant ils se trompent. Derrière eux s’avancent déjà les secrétaires, les bureaucrates, les politiciens professionnels, tous ces sultans modernes dont ils préparent l’accès au pouvoir. » C’est que la révolution russe semble à Kafka production d’un nouveau segment, plutôt que bouleversement et renouveau.
> [!accord] Page 89
L’expression doit entraîner le contenu, il faut faire la même chose pour le contenu. La prolifération des séries telle qu’elle apparaît dans le Procès joue ce rôle. Puisque l’histoire du monde est faite, non pas du tout d’un éternel retour, mais de la poussée de segments toujours nouveaux et de plus en plus durs, on accélérera cette vitesse de segmentarité, cette vitesse de production segmentaire, on précipitera les séries segmentarisées, on en rajoutera. Puisque les machines collectives et sociales opèrent une déterritorialisation massive de l’homme, on ira encore plus loin dans cette voie, jusqu’à une déterritorialisation moléculaire absolue. La critique est tout à fait inutile.
> [!accord] Page 90
Mais justement, nous sommes passés dans un tout autre élément que le devenir-animal. C'est vrai que le devenir-animal creusait déjà une issue, mais il était incapable de s’y engouffrer. C’est vrai qu’il opérait déjà une déterritorialisation absolue : mais par lenteur extrême, et seulement dans l’un de ses pôles. Il se faisait donc rattraper, reterritorialiser, retrianguler. Le devenir-animal restait une affaire de famille. Avec la poussée des séries ou des segments, nous assistons à tout autre chose, beaucoup plus étrange encore. Le mouvraient de déterritorialisation de l’homme, propre aux grandes machines, et qui traverse aussi bien le socialisme que le capitalisme, va se faire à toute vitesse le long des séries.
> [!accord] Page 93
C’est pourquoi les « héros » de Kafka ont une position si curieuse par rapport aux grandes machines et aux agencements, position qui les distingue des autres personnages : alors que l’officier de la Colonie était dans la machine, à titre de mécanicien, puis de victime, alors que tant des personnages des romans appartiennent à tel état de machine, hors duquel ils perdent toute existence, il semble au contraire que K, et un certain nombre d’autres personnes qui le dédoublent, soient toujours dans une espèce d’adjacence à la machine, toujours en contact avec tel ou tel segment, mais aussi toujours repoussés, toujours maintenus dehors, trop rapides en un sens pour être « pris »
## chapitre 7 les connecteurs
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Nous citons au hasard : le pacte avec le diable, « contrat » masochiste qui s’oppose au contrat conjugal et le conjure, le goût et la nécessité des lettres vampiriques (tantôt lettres contrôlées par Masoch, tantôt petites annonces mises dans les journaux, Masoch-Dracula), le devenir-animal (par exemple, le devenir-ours ou la fourrure chez Masoch, qui n’a vraiment rien à voir avec le père ou la mère), le goût pour les bonnes et les putains, la réalité angoissante de la prison (qui ne s’explique pas seulement parce que le père de Masoch était directeur de prison, mais parce que Masoch enfant voyait des prisonniers, et les fréquentait : se faire soi-même prisonnier pour acquérir le maximum de lointain ou l’excès de contiguïté), l’investissement historique (Masoch pensait écrire les cycles et les segments d’une histoire du monde, en reprenant ou concentrant sur son mode à lui la longue histoire des oppressions), l’intention politique décisive : Masoch, d’origine bohémienne, est aussi lié aux minorités de l’empire autrichien que Kafka, juif tchèque.
> [!information] Page 101
Fascination de Masoch pour la situation des juifs, en Pologne, en Hongrie. Les bonnes et les putains passent par ces minorités, ces luttes de classes, au besoin à l’intérieur de la famille et de la conjugalité. Lui aussi, Masoch, fait une littérature mineure, qui est sa vie même, une littérature politique des minorités. On dira : un masochiste n’est pas forcément de l’empire des Habsbourg, au moment de la grande décomposition.
> [!information] Page 104
S’il y a une attitude qui ressemble à celle d’Abraham, c’est à la rigueur celle de l’oncle d’Amérique opérant le brusque sacrifice de K. Et sans doute cette attitude devient-elle plus claire dans le Château, où c’est Frieda qui opère directement le même sacrifice, en reprochant à K son « infidélité ». Mais cette infidélité consiste en ceci que K est déjà passé dans un autre segment, celui marqué par Olga, et dont Frieda précipite la venue en même temps qu'elle précipite la terminaison du sien. Les femmes érotiques n’ont donc pas du tout un rôle de détournement ou de retardement dans le procès ni dans le château : elles précipitent la déterritorialisation de K, tout en faisant succéder rapidement les territoires que chacune marque à sa façon (« odeur de poivre » de Leni, odeur de la maison d’Olga : les restes de devenirs-animaux
> [!information] Page 107
Toutefois, ce serait une grande erreur de ramener les points de connexion aux impressions esthétiques qui subsistent en eux. Tout l’effort de Kafka va même dans le sens contraire, et c’est la formule de son antilyrisme, de son antiesthétisme : « Empoigner le monde » au lieu d’en extraire des impressions, travailler dans les objets, les personnes et les événements, à même le réel, et non dans les impressions. Tuer la métaphore. Les impressions esthétiques, sensations ou imaginations, existent encore pour elles-mêmes dans les premiers essais de Kafka, où s’exerce une certaine influence de l’école de Prague. Mais toute l’évolution de Kafka consiste à les effacer, au profit d’une sobriété, d’un hyper-réalisme, d’un machinisme qui ne passent plus par elles. C’est pourquoi les impressions subjectives sont systématiquement remplacées par des points de connexion qui fonctionnent objectivement comme autant de signaux dans une segmentation, autant de points remarquables ou singuliers dans une constitution de séries. Parler ici d’une projection de fantasmes serait redoubler le contresens.
> [!accord] Page 109
Il est le Déterritorialisé, celui qui n’a pas de « centre », ni de « grand complexe de possessions » : « Il n’a de sol que ce qu’il faut à ses deux pieds, de point d’appui que ce que peuvent couvrir ses deux mains, donc tellement moins que le trapéziste du music-hall, pour qui on a encore tendu un filet en bas ». Ses voyages ne sont pas ceux du bourgeois sur un paquebot, « tout environné de gros effets », croisière Paquet, mais le voyage-schizo « sur quelques bouts de bois qui se heurtent encore les uns les autres et se font couler réciproquement ». Son voyage est une ligne de fuite, comme celle d’une « girouette dans la montagne ». Et sans doute cette fuite est-elle sur place, en pure intensité («Il s’est couché comme les enfants qui se couchent çà et là dans la neige en hiver, pour mourir de froid »). Mais, même sur place, la fuite ne consiste pas à fuir le monde, à se réfugier dans la tour, le fantasme ou l’impression : la fuite peut « seule le maintenir sur la pointe de ses pieds, et la pointe de ses pieds (peut) seule le maintenir au monde ». Rien de moins esthète que le célibataire en sa médiocrité, mais rien de plus artiste. Il ne fuit pas le monde, il l’empoigne, et le fait fuir, sur une ligne artiste et continue : « Je n’ai que mes promenades à faire, et il est dit que cela doit suffire ; en revanche, il n’existe pas encore de lieu au monde où je ne puisse faire mes promenades. » Sans famille et sans conjugalité, le célibataire est d’autant plus social, social-dangereux, social-traître, et collectif à lui tout seul (« Nous sommes en dehors de la loi, personne ne le sait et pourtant chacun nous traite en conséquence »). C’est que voilà le secret du célibataire : sa production de quantités intensives, les plus basses comme celles des « sales petites lettres », et les plus hautes comme celles de l’œuvre illimité, cette production de quantités intensives, il l’opère directement dans le corps social, dans le champ social lui-même. Un seul et même procès
> [!accord] Page 109
Le plus haut désir désire à la fois la solitude et être connecté à toutes les machines de désir. Une machine d’autant plus sociale et collective qu’elle est solitaire, célibataire, et que, traçant la ligne de fuite, elle vaut nécessairement à elle seule pour une communauté dont les conditions ne sont pas encore actuellement données : telle est la définition objective de la machine d’expression qui, nous l’avons vu, renvoie à l’état réel d’une littérature mineure où il n’y a plus d’« affaire individuelle ». Production de quantités intensives dans le corps social, prolifération et précipitation de séries, connexions polyvalentes et collectives induites par l’agent célibataire, il n’y a pas d’autre définition.
## chapitre 8 blocs, séries, intensités
> [!information] Page 111
Le thème des blocs est constant chez Kafka, et semble affecté d’une discontinuité insurmontable. On a beaucoup parlé de l’écriture morcelée de Kafka, de son mode d’expression par fragments. La Muraille de Chine est précisément la forme de contenu qui correspond à cette expression : à peine ont-ils terminé un bloc que les ouvriers sont envoyés très loin en faire un autre, laissant partout des brèches qui ne seront peut-être jamais comblées
> [!information] Page 113
Et en effet, s’il est vrai que chaque bloc-segment a une ouverture ou une porte sur la ligne du couloir, généralement fort loin de la porte ou de l’ouverture du bloc suivant, tous les blocs n’en ont pas moins des portes de derrière qui, elles, sont contiguës. C’est la topographie la plus frappante chez Kafka, et qui n’est pas seulement une topographie « mentale » : deux points diamétralement opposés se révèlent bizarrement en contact
> [!information] Page 117
Il semble que le fonctionnalisme le plus moderne ait plus ou moins volontairement réactivé les formes les plus archaïques ou légendaires. Là aussi, il y a pénétration mutuelle des deux bureaucraties, celle du passé et celle de l’avenir (on en est encore là aujourd’hui). Compte tenu de ce mélange, on peut seulement distinguer comme deux pôles les archaïsmes à fonction actuelle, et les néoformations. Il nous semble que Kafka est un des premiers à prendre conscience de ce problème historique, au moins autant que certains de ses contemporains plus « engagés » tels les constructivistes et les futuristes.
> [!approfondir] Page 118
Tout cela pourrait expliquer la rencontre d’Orson Welles avec Kafka. Le cinéma a avec l’architecture un rapport plus profond qu’avec le théâtre (Fritz Lang architecte). Or Welles a toujours fait coexister deux modèles architecturaux dont il se servait très consciemment. Le modèle 1 est celui des splendeurs et décadences, en archaïsmes mais à fonction parfaitement actuelle, montées et descentes suivant des escaliers infinis, plongées et contre-plongées. Le modèle 2 est celui des grands angles et profondeurs de champ, couloirs illimités, transversales contiguës. Citizen Kane ou la Splendeur des Amberson privilégient le premier modèle, la Dame de Shanghaï le second. Le Troisième Homme, qui n’est pourtant pas signé Welles, réunit les deux dans ce mélange étonnant dont nous parlions : les escaliers archaïques, la grande roue verticale dans le ciel ; les égouts-rhizome à peine sous terre, avec la contiguïté des boyaux. Toujours la spirale paranoïaque infinie, et la ligne schizoïde illimitée.
> [!information] Page 120
Car proche et distant font partie de la même dimension, la hauteur, parcourue par l’axe d’un mouvement qui trace la figure d’un cercle où un point s’écarte et se rapproche. Mais contigu et lointain font partie d’une autre dimension, la longueur, la ligne droite rectiligne, transversale à la trajectoire du mouvement, et qui rend contigus les segments les plus lointains. Pour être plus concret, on dira que le père et la mère, par exemple dans la Métamorphose, sont proches et distants : ce sont des émanations de la Loi. Mais la sœur, elle, n’est pas proche : elle est contiguë, contiguë et lointaine. Ou bien le bureaucrate, « l’autre » bureaucrate, est toujours contigu, contigu et lointain.
> [!accord] Page 122
Le souvenir opère une reterritorialisation de l’enfance. Mais le bloc d’enfance fonctionne tout autrement : il est la seule vraie vie de l’enfant ; il est déterritorialisant ; il se déplace dans le temps, avec le temps, pour réactiver le désir et en faire proliférer les connexions ; il est intensif et, même dans les plus basses intensités, en relance une haute.
> [!accord] Page 122
Assurément, les enfants ne vivent pas comme nos souvenirs d’adultes nous le font croire, ni même comme ils le croient d’après leurs propres souvenirs presque contemporains de ce qu’ils font. Le souvenir dit « père! mère ! » mais le bloc d’enfance est ailleurs, dans de plus hautes intensités que l’enfant compose avec ses sœurs, ses camarades, ses travaux et ses jeux, et tous les personnages non parentaux sur lesquels il déterritorialise ses parents chaque fois qu’il peut.
> [!accord] Page 123
Certes, l’enfant ne cesse pas de se reterritorialiser sur ses parents (la photo) ; c’est qu’il a besoin d’intensités basses. Mais, dans ses activités comme dans ses passions, il est à la fois le plus déterritorialisé et le plus déterritorialisant, l’Orphelin(82). Aussi forme-t-il un bloc de déterritorialisation, qui se déplace avec le temps, sur la ligne droite du temps, venant réanimer l’adulte comme on réanime une marionnette, et lui réinjectant des connexions vivantes.
## chapitre 9 qu'est-ce qu'un agencement ?
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Si la chaufferie cependant n’est pas décrite pour elle-même (le bateau d’ailleurs est arrêté), c’est que jamais une machine n’est simplement technique. Au contraire, elle n’est technique que comme machine sociale, prenant des hommes et des femmes dans ses rouages, ou plutôt ayant des hommes et des femmes parmi ses rouages, non moins que des choses, des structures, des métaux, des matières. Bien plus, Kafka ne pense pas seulement aux conditions du travail aliéné, mécanisé, etc. : il connaît tout cela de très près, mais son génie est de considérer que les hommes et les femmes font partie de la machine, non seulement dans leur travail, mais encore plus dans leurs activités adjacentes, dans leur repos, dans leurs amours, dans leurs protestations, leurs indignations, etc.
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C'est que l’énoncé ne renvoie jamais à un sujet. Il ne renvoie pas davantage à un double, c’est-à-dire à deux sujets dont l’un agirait comme cause ou sujet d’énonciation, et l’autre comme fonction ou sujet d’énoncé. Il n’y a pas un sujet qui émet l’énoncé, ni un sujet dont l’énoncé serait émis. Il est vrai que les linguistes qui se servent de cette complémentarité la définissent d’une manière plus complexe et considèrent « l’empreinte du procès d’énonciation dans l’énoncé » (cf. les termes du type je, tu, ici, maintenant). Mais de quelque manière que ce rapport soit conçu, nous ne croyons pas que l’énoncé puisse être rapporté à un sujet, dédoublé ou non, clivé ou non, réfléchi ou non
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Pas plus que le Célibataire n’est un sujet, la collectivité n’est un sujet, ni d’énonciation ni d’énoncé. Mais le célibataire actuel et la communauté virtuelle – tous les deux réels – sont les pièces d’un agencement collectif. Et il ne suffit pas de dire que l’agencement produit l’énoncé comme le ferait un sujet ; il est en lui-même agencement d’énonciation dans un procès qui ne laisse pas de place à un sujet quelconque assignable, mais qui permet d’autant plus de marquer la nature et la fonction des énoncés, puisque ceux-ci n’existent que comme rouages d’un tel agencement (pas comme des effets ni des produits).
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Nous avons vu en ce sens comment chaque bloc-segment était une concrétion de pouvoir, de désir, et de territorialité ou de reterritorialisation, régie par l’abstraction d’une loi transcendante. Mais, d’autre part, on doit dire également qu’un agencement a des pointes de déterritorialisation ; ou, ce qui revient au même, qu’il a toujours une ligne de fuite, par laquelle il fuit lui-même, et fait filer ses énonciations ou ses expressions qui se désarticulent, non moins que ses contenus qui se déforment ou se métamorphosent ; ou encore, ce qui revient au même, que l’agencement s’étend ou pénètre dans un champ d’immanence illimité qui fait fondre les segments, qui libère le désir de toutes ses concrétions et abstractions, ou du moins lutte activement contre elles et pour les dissoudre.
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Jusqu’à maintenant nous opposions la machine abstraite aux agencements machiniques concrets : la machine abstraite, c’était celle de la Colonie, ou bien Odradek, ou les balles de ping-pong de Blumfeld. Transcendante et réifiée, livrée aux exégèses symboliques ou allégoriques, elle s’opposait aux agencements réels qui ne valaient plus que pour eux-mêmes et se traçaient dans un champ d’immanence illimité – champ de justice contre construction de la loi
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Dans quelle mesure tel ou tel agencement peut-il se passer du mécanisme « loi transcendante » ? Moins il peut s’en passer, moins il est agencement réel, plus il est machine abstraite au premier sens du mot, plus il est despotique. Par exemple, l’agencement familial peut-il se passer d’une triangulation, l’agencement conjugal peut-il se passer d’un dédoublement, qui en font des hypostases légales plutôt que des agencements fonctionnels ?
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Quelle est l’aptitude d’une machine littéraire, d’un agencement dénonciation ou d’expression, à former lui-même cette machine abstraite en tant que champ du désir ? Conditions d’une littérature mineure ? Quantifier l’œuvre de Kafka, ce serait faire jouer ces quatre critères, de quantités intensives, produire toutes les intensités correspondantes, des plus basses aux plus hautes : la fonction K. Mais c’est justement ce qu’il a fait, c’est justement son œuvre continue.