> [!info]+ Auteur : [[Frédéric Gros]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 1 heure et 1 minute --- # Note ## Introduction : le courage de la vérité Auteur : [[Frédéric Gros]] > [!accord] Page 9 La parrhésia, c?est le tout-dire, le dire-vrai, le franc-parler, le courage de la vérité. Il est possible, cependant, qu'avec ce terme on ait un peu plus qu?une nouvelle invention conceptuelle, après la «gouver- nementalité » et la « subjectivation ». Un peu plus au sens où il s?agit moins d?élaborer un nouveau point de doc- trine que de ressaisir un point d?articulation entre la théorie et la pratique, entre le discours et les actes, entre les savoirs et les résistances. > [!accord] Page 10 Foucault n?est pas philosophe et militant, érudit et résistant. Il est historien parce que militant, résistant pour autant qu'érudit. Pour nos épo- ques moroses, qui ont organisé le grand partage entre des savants enfermés dans la spirale de leurs spécialités, devenus inaudibles à force de rigueur et de probité, et des acteurs sociaux tenant des discours creux et vides à force de vouloir être entendus, il est important de se souvenir que le savoir historique, avec ses exigences propres, et l'engagement politique, avec ses aléas, ont pu un jour s?enrichir, se nourrir mutuellement. ## L'intellectuel spécifique ### Dire l’actualité. Le travail de diagnostic chez Michel Foucault Auteur : [[Philippe Artières]] > [!information] Page 13 «Je suis un diagnosticien du présent », aimait à dire Michel Foucault pour caractériser son entreprise et ins- crire celle-ci dans l?ombre de Nietzsche, le premier, selon lui, à désigner l?activité de diagnostic comme celle parti- culière de la philosophie. Par la mise au jour des dénivel- lations de la culture occidentale, Foucault voulait rendre à notre présent «à notre sol silencieux et naïvement immobile \[...\] ses ruptures, son instabilité, ses failles » ; et le voir s'inquiéter « à nouveau sous nos pas », comme il l?écrivait au terme de sa préface de Les Mots et les Choses?. > [!information] Page 13 Pour Foucault, en effet, le rôle de la philosophie n?était pas, on le sait, de découvrir des vérités cachées, mais de rendre visible ce qui est précisément visible, « c?est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immé- diat, ce qui est intimement lié à nous-mêmes qu?à cause de cela nous ne le percevons pas. \[...\] faire voir ce que nous voyons ». > [!approfondir] Page 14 Dans un style optique, qu?analysa Michel de Certeau', Foucault identifia les mouvements, les forces que nous ne connaissons pas et qui pourtant traversent notre présent. De l?Histoire de la folie à l?âge classique (1961) à La volonté de savoir (1976), ses « fictions historiques » avaient la même visée : diagnosti- quer ces forces qui constituent notre actualité et qui encore l?agitent. Il essaie ainsi de provoquer « une inter- férence entre notre réalité et ce que nous savons de notre passé ». Ce qui faisait espérer au philosophe que «la vérité de ses livres était dans l?avenir » > [!accord] Page 14 Le rôle qu?il s?assigna comme intellectuel n?était pas différent ; celui-ci n?était pas d?énoncer des vérités pro- phétiques pour l?avenir, mais de faire saisir à ses contem- porains ce qui était en train de se passer. Foucault rêvait ainsi en 1977 d?un « intellectuel destructeur des évidences et des universalités, celui qui repère et indique dans les inerties et contraintes du présent les points de faiblesse, les ouvertures, les lignes de force, celui qui, sans cesse, se déplace, ne sait plus au juste où il sera ni ce qu?il pensera demain, car il est trop attentif au présent » > [!information] Page 15 Au cours de l?automne 1971, après l?annonce par le Garde des sceaux de la suppression du droit de recevoir un colis de vivres pour les fêtes de Noël, éclatent dans la maison centrale de Toul, dans l?est de la France, deux révoltes en moins d?une semaine. C?est le début d?une vague de mutineries qui s'étend dans les établissements pénitentiaires français au cours de l'hiver 1971-1972. Plus d?une trentaine de maisons d?arrêt et de centrales? sont le théâtre de grève du travail, de mutineries, de sit-in. > [!information] Page 17 Si Foucault s?en fit le passeur, c?est que cet événement portait un sens inédit. En occupant le lieu stratégique des toits, les mutins pouvaient être vus et entendus ; la révolte n'avait pas pour objectif la destruction de la prison ou l?évasion, mais des revendications très précises, des demandes simples, parfois minimes, portant sur l?ordinaire de la détention. Il ne s?agissait pas d?un mouvement révo- lutionnaire, mais bien d?un soulèvement, c?est-à-dire de l?éruption d?une force. « Les détenus, parce qu'ils étaient détenus et humihiés, et utilisés et exploités, sont devenus une force collective en face de l?administration. »? Cette force témoignait pour Foucault du début d?un processus ; ce soulèvement était la première manifestation d? «une lutte politique menée contre le système pénal tout entier par la couche sociale qui en était la première victime ». > [!accord] Page 19 C?est cette fonction de diagnosticien attentif à l?érup- tion d?une force inédite qu?il ne s?agit nullement de con- trôler qui devient première au cours des années 1970. Ce rôle de l?intellectuel qu?invente Foucault rompt donc radicalement avec les conceptions contemporaines, et principalement avec celle incarnée par J.-P. Sartre. Sans doute le courage de Michel Foucault, ici, n?est-il plus seulement physique, mais tient dans la posture adoptée, non pas au-dessus, mais dans un en-dessous, là où les soulèvements, aussi minimes soient-ils, sont sensibles, notamment dans un ensemble de luttes «locales » qui émergent alors. Foucault à partir de Toul s'attache à guetter ces frémissements, ces émergences de forces, pour reprendre la formule de Nietzsche, alors que la majorité de ses contemporains continuent d?occuper la fonction dévolue depuis presque un siècle aux intellectuels. > [!accord] Page 20 Édith Rose incarne une nouvelle figure de l?intel- lectuel qui est alors en train d?émerger, celle de l'intellectuel spécifique : « L?intellectuel me paraît actuel- lement n?avoir pas tellement le rôle de dire des vérités, de dire des vérités prophétiques pour l?avenir. Peut-être le diagnosticien du présent \[...\] peut-il essayer de faire saisir aux gens ce qui est en train de se passer, dans les domai- nes précisément où l?intellectuel est peut-être compétent. Par le petit geste qui consiste à déplacer le regard, il rend visible ce qui est visible, fait apparaître ce qui est proche, si immédiat, si intimement lié à nous qu?à cause de cela nous ne voyons pas. \[...\] Le physicien atomiste, le biolo- giste pour l?environnement, le médecin pour la santé doi- vent intervenir pour faire savoir ce qui se passe, en faire le diagnostic pour en annoncer les dangers et non pas juste- ment pour en faire la critique systématique, incondi- tionnelle, globale. » Ce diagnostic, Foucault l?esquisse plusieurs années auparavant, quelques jours à peine après la révolte de la centrale Ney. > [!accord] Page 21 Le propos est centré sur l'attitude des paysans qui refu- sèrent de témoigner contre le médecin devant les juges. Là encore Foucault y diagnostique un soulèvement. Ces paysans soviétiques se lèvent au péril de leur vie et refu- sent de se soumettre à l?injonction qui leur a été faite d?accuser cet homme dont le seul crime est d?avoir envoyé ses enfants vivre en Occident. Pour Foucault, l?événement se situe dans ce soulèvement qui rompt bru- talement le cours de l?histoire. > [!information] Page 21 ce livre c?est l?affaire Stern, qui paraît au même moment aux éditions Gallimard dans la collection « Témoin »'. L'auteur de La volonté de savoir se livre alors à un long exercice d?analyse du procès dont le D' Stern a été l?objet. August Stern est un médecin juif qui, ayant fait fuir sa famille à l'Ouest, est l?objet d?une vive cam- pagne politico-judiciaire en URSS. Un lourd dossier d?accusation, comprenant les témoignages de ses patients paysans est constitué pour prouver son incompétence. Mais le jour du procès, ces témoins ordinaires refusent de se présenter et d?accuser le médecin?. > [!information] Page 24 À la suite de ces publications et de la traduction de l?une d?entre elles dans le Nouvel Observateur, Foucault est l?objet d?une vive polémique en France ; le philosophe décide de répondre à ces critiques dans une longue tri- bune intitulée « Inutile de se soulever ? » qui paraît dans le quotidien Le Monde du 11 mai 1979. Mais rien n?y fera, et jusqu?à sa mort, en 1984, ses écrits sur la révolu- tion iranienne, témoignages selon ses détracteurs de l?aveuglement des intellectuels, lui seront vivement reprochés et son travail d?intellectuel incompris ; Fou- cault demeurera blessé par ces critiques et l?incom- préhension dont sa démarche avait été l?objet. > [!accord] Page 24 On comprend la blessure de Foucault. Il était accusé d?égarement alors que ses écrits iraniens ne faisaient que poursuivre un dangereux et singulier chemin qui dessi- nait depuis une vingtaine d?années un nouveau rapport de l?intellectuel à l'actualité. Foucault ne s?était pas égaré en Iran, il s?était tenu à la morale « anti-stratégique » qui était la sienne : «Il faut tout à la fois guetter, un peu en dessous de l?histoire, ce qui la rompt et l?agite, et veiller un peu en arrière de la politique sur ce qui doit incondi- tionnellement la limiter. »? En Iran, Foucault s?était fait le témoin de l'émergence d?une force inédite. > [!approfondir] Page 30 Le corps de Foucault est pourtant présent dans les livres qu?il signa ; un temps silencieux, il surgit soudain ; ces surgissements ne sont Jamais accidentels ; Foucault le met en scène à des moments clés de son travail : ainsi, les Mots et les Choses s?ouvre sur le rire qui le traverse à la lec- ture de Borges, Moi, Pierre Rivière. se développe à partir de l?effroi corporel qu?il éprouve à la lecture du manus- crit du parricide, Surveiller et punir à partir de l?expérience physique de la détention qu?il a connue avec le GIP. « La Vie des hommes infâmes » est déclenché par la rencontre « physique » des archives : « Je suis embarrassé de dire ce qu'au juste J'ai éprouvé lorsque j'ai lu ces fragments et bien d?autres \[...\] sans doute l?une de ces impressions dont on dit qu?elles sont ?physiques?. » > [!information] Page 32 Danse. Foucault n?était pas homme de manifesta- tions mais, en revanche, il participa à de nombreuses actions, happenings politiques ; c?est ainsi qu?au moment de l?affaire Croissant, il est le seul intellectuel à accompa- gner les avocats de Croissant à la prison de la Santé, ce même établissement devant lequel, cinq années aupara- vant, il avait, avec des membres du GIP, tiré un feu d?artifice le soir de la Saint-Sylvestre. > [!information] Page 35 Le diagnostic n?est pas seulement un travail qui doit passer par une épreuve physique et un exercice de déprnise, 1l exige, pour finir, d'inventer pour chaque nou- veau diagnostic une écriture. Dans ses « fictions histori- ques » qui font vaciller le so\] sur lequel nous marchons, Foucault déjà écrit dans un style toujours différent que Jeannette Colombel à analysé?. Avec les diagnostics du présent, ce trait se radicalise. Foucault expérimente des formes d?écriture totalement inédites pour lui, une écri- ture de journaliste radical, sans métaphore, directe : une écriture-arme. > [!accord] Page 36 doute cette capacité à « coller » au plus près de l?actualité, y compris par l'écriture, fut-elle un des éléments qui con- tribua à l?incompréhension de la position foucaldienne. Elle suggérait en effet une mort de l?intellectuel tel qu?il avait été pensé depuis presque un siècle. Foucault propo- sait de le remplacer par la figure d?un véritable technicien de l?actualité, lequel ne posait pas un discours sur des évé- nements mais traversait physiquement chacun d?eux, et c'était de cette expérience seule qu?un véritable diagnos- tic pouvait émerger. > [!accord] Page 157 On peut définir l?intérêt qu?a suscité chez Foucault ce thème en rappelant d?une part qu?il lui a permis de retraverser le champ de la poli- tique (problème de la structuration des conduites d'autrui : comment gouverner les autres ?), après avoir tenté d?isoler et de définir un champ éthique (problème de la structuration du rapport à soi: comment se gou- verner soi-même ?). Ce fameux «retour aux Grecs » dont on parle pour le dernier Foucault (celui des 155 Frédéric Gros années 1980) s?accomplit dans un redéploiement final de la figure de Socrate comme « parrèsiaste », frère un instant rêvé, double souriant. ### La tâche de l’intellectuel : le modèle socratique Auteur : [[Francesco Paolo Adorno]] > [!information] Page 38 Le point de départ de notre parcours est constitué nécessairement par la différence entre intellectuel spéci- fique et intellectuel universel. Comme on le sait, selon Foucault, l?intellectuel universel de gauche, représentant la conscience de toute la société, était le détenteur et le porteur de la vérité et de la justice, il possédait une vision globale de la société qui lui permettait de discerner le vrai du faux'. Une vision qui, tout en passant par la défense des citoyens les plus faibles, visait à atteindre une société juste et égale pour tous : « L?intellectuel serait la figure claire et individuelle d?une universalité dont le prolétariat serait la forme sombre et collective. » > [!accord] Page 39 Aux yeux de Foucault, cette figure d?intellectuel a été remplacée par l?intellectuel spécifique qui agit selon un autre rapport entre théorie et pratique. L?intellectuel spé- cifique possède un certain nombre de connaissances, qu?il met à l??uvre de manière immédiate, pour opérer une critique déterminée, dans un domaine recouvrant ses compétences, sur un point spécifique. Alors que l?intel- lectuel universel ne se limite pas à appliquer ses connais- sances à des critiques locales, mais tient un discours général sur la société, dont 1l vise les points d?injustice et de mensonge, l?intellectuel spécifique agit théoriquement sur des problèmes bien définis, grâce à ses connaissances. > [!approfondir] Page 40 Foucault ne justifie pas ce changement par les contin- gences de l?histoire, ou par des mutations sociales qui invalident le rôle de l?intellectuel universel et favorisent l?éclosion de l?intellectuel spécifique, mais par une cons- cience renouvelée de la réalité des rapports entre vérité et pouvoir. Le nietzschéisme de Foucault se révèle ici dans toute sa portée théorique. Si la vérité, comme le voulait Nietzsche, n?est autre chose qu?un produit, la fonction de l?intellectuel est d?opérer sur cette production. Dans cette perspective, il a la possibilité et la capacité de problémati- ser la vérité par la mise en cause du processus de produc- tion lui-même. « Il me semble que ce qu?il faut prendre en compte, maintenant, dans l?intellectuel, ce n?est donc pas le porteur de valeurs universelles ; c?est bien quel- qu?un qui occupe une position spécifique ? mais d?une spécificité qui est liée aux fonctions générales du dispositif de vérité dans une société comme la nôtre. » > [!accord] Page 43 La réponse de Foucault ne laisse place à aucun doute: «Je ne pense pas que l?intellectuel puisse, à partir de ses seules recherches livresques, académiques et érudites, poser les vraies ques- tions concernant la société dans laquelle il vit. »! > [!accord] Page 43 Il y a donc en premier lieu ce que l?on peut appeler un « principe de modestie » qui ne permet pas de considérer que l?intellectuel joue un rôle hégémonique dans la société. Selon Foucault, c?est la responsabilité de chacun qui est engagée dans le changement et la critique de la société. La fonction de l?intellectuel est d?aider à formuler correctement les problèmes. Si l?intellectuel, en tant que tel, est incompétent pour juger quels sont les problèmes dont il doit s?occuper, c?est parce que de telles questions ne peuvent émaner que des individus qui y sont réelle- ment impliqués. > [!information] Page 45 L?intention de Foucault n?est pas tant de renoncer à toute forme de totalisation, mais de construire un point de vue permettant d?atteindre tant un savoir général qu?une pratique qui dépasse théoriquement l?insatis- faction engendrée par les formes de totalisation de la poli- tique?. La fonction de l?intellectuel spécifique se nourrit donc à deux sources : d?une part, un principe de discré- tion qui interdit à l?intellectuel d'exercer une quelconque hégémonie sur la société et, d?autre part, une critique des formes totalisantes de la 4 du fait de leur excès de généralisation. > [!accord] Page 45 Foucault propose un intellectuel qui se « limite » à faire son travail, tout en lui concédant une grande capacité critique. « Il est vrai que mon attitude ne relève pas de cette forme de critique qui, sous prétexte d?un examen méthodique, récuserait toutes les solutions possibles, sauf une qui serait la bonne. Elle est plutôt de l?ordre de la ?problématisation? : c?est-à-dire de l'élaboration d?un domaine de faits, de pratiques et de pensées qui me sem- blent poser des problèmes à la politique. » Il faut donc élaborer ces problèmes locaux de manière à ce qu'ils posent des questions à la politique, à ce qu'ils mettent en discussion des évidences qui, en réalité, ne sont pas telles. > > [!cite] Note > philosophe donc > [!accord] Page 46 Certes, l?intellectuel spécifique ne doit pas renon- cer à son humanité en se renfermant dans le champ spécifique de ses compétences, mais sa tâche n?est plus de se constituer en tant que conscience critique du champ politique. En d?autres termes, il est nécessaire d?aban- donner le rôle gratifiant d?écrivain ? en apparence le plus incisif ?, pour passer à la discussion des questions sociales dans leur consistance théorique et conceptuelle, seule prospective qui permette de toucher la réalité des choses. > [!approfondir] Page 47 La crainte évi- dente que manifeste Descombes concerne l?absence d?un critère de choix général qui permettrait de séparer le bon et le juste du mauvais et de l?injuste : « L?hypocrisie critique découvre partout l?abus, mais ne nous donne aucune idée de ce que pourrait être le bon droit corres- pondant. » > [!accord] Page 47 Si cette crainte est tout à fait justifiée, il faut rappeler tout de même que le soutien donné à des minorités, à des causes locales, spécifiques, techniques, est en lui-même un geste politique et non seulement moral, car il inter- rompt le processus individualisant du pouvoir et ouvre la possibilité de constitution de subjectivités au dehors des schémas de pouvoir?. La défense des causes de la minorité est un geste qui indique d'emblée où se placent la justice et l?injustice, sans toutefois faire appel à des concepts ou à des notions méta-historiques. > [!information] Page 48 / Le premier pas dans la description de ce change- ment consiste en la discussion de la notion d? « ontologie du présent » qui a suscité de nombreuses réactions, et non sans raisons. Traditionnellement, l?ontologie est un champ d?analyse délimité par les structures métaphysiques de l?étant. Faire l?ontologie du présent veut dire joindre deux domaines ? l?histoire et la métaphysique ? qui sem- blent incompatibles. À cette critique, qui est sans doute légitime, on peut répliquer que Foucault n?a pas été le premier à utiliser cet oxymoron. D'une part, [[Emmanuel Kant|Kant]] lui- même dans son texte sur les Lumières occupe ce double terrain de la réflexion ; d?autre part, il ne faut pas oublier que les recherches en philosophie fondamentale peuvent aussi avoir des rapports avec l?histoire, comme l?expres- sion «a-priori historique » le signalait déjà chez Husserl!. > [!bibliographie] Page 48 Cette notion a été utilisée la première fois par Husserl dans le Troi- sième appendice de la Krisis, connu sous le titre « Origine de la géométrie ». S?interrogeant sur le sens de la géométrie, Husserl y définit l?historicité des sciences comme l?horizon dans lequel leur sens peut être défini. L?a priori définit donc une structure essentielle et générale qui, d?une part, est disposée dans le présent et qui est, d?autre part, reliée à la totalité du temps historique. Aucun de ces deux sens, celui de structure essentielle présente actuellement > [!bibliographie] Page 49 et celui d?a priori historique universel, ne correspond exactement au sens que Foucault donne à ce terme dans son archéologie. Pour lui, les a priori histo- riques constituent les conditions de réalité permettant de produire des énon- cés. Autrement dit, « les conditions d?émergence des énoncés, la loi de leur coexistence avec d?autres, la forme spécifique de leur mode d?être, les principes selon lesquels ils subsistent, se transforment et disparaissent » (M. Foucault, L?archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 167). > [!information] Page 49 Cependant, pour comprendre en quoi essentiellement la critique de Descombes manque sa cible, il faut revenir à la lecture foucaldienne de [[Emmanuel Kant|Kant]] et des Lumières!. L'intérêt de la définition kantienne des Lumières consiste, selon Foucault, dans le fait qu?elle se situe au carrefour entre la réflexion critique sur l?usage de la raison et la réflexion his- torique sur la finalité intérieure du temps. C?est seulement à condition de l?insérer dans ce contexte que la réflexion sur l'actualité devient intéressante. Or c?est le rapport entre histoire, actualité et critique ? au sens kantien ? qui occupe Foucault et qu?il définit comme «attitude de modernité ». > [!approfondir] Page 50 L'élément essentiel dans ce parcours critico-théorique est représenté par la capacité de séparer le superflu, le temporel, de l?éternel. C?est sur ce dernier élément que la critique se concentre, c?est celui-ci que l?imagination doit transformer. Certes, il reste difficile de comprendre com- ment l'imagination peut transformer l'essentiel. Il faut donc définir les caractères de cette notion d?essentiel. L?essentiel dont parle Foucault n?est pas un simple fonde- ment ontologique, mais il est ontologico-historique, dans le sens où 1l est historiquement le porteur des caractéris- tiques ontologiques du présent du philosophe. Il ne faut donc pas lire l?ontologie comme une catégorie fonda- mentale de la métaphysique, il faut plutôt la dégager d?un rapport à la métaphysique et la lier à la transmission d?un savoir historique, comme l'avait déjà fait Husserl. > [!information] Page 50 Mais la définition du champ à modifier et la nécessité de la transformation ne nous disent encore rien sur la direction tant morale que politique qu?un tel changement doit emprunter. Un problème qui est encore plus grave, étant donné la connotation esthétique que la notion d? «attitude de modernité » prend chez Baudelaire, réfé- rence majeure de Foucault à ce sujet. Comment l?artis- tique ou l?artisanal ? autre manière de lire l?esthétique de l'existence? ? peuvent-ils devenir un champ d?expéri- mentation et de pratique morale et politique ? > [!approfondir] Page 51 Le tra- vail de la critique doit ainsi être reformulé : « La question critique, aujourd?hui, doit être retournée en question positive : dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est contingent et dû à des contraintes arbitraires ? »! > [!information] Page 51 La critique prend ainsi la forme d?une archéo- généalogie du sujet visant à le libérer des obligations et des structures, faussement nécessaires et essentielles, qui pèsent sur sa constitution. Donc, l?esthétique de l?exis- tence n?est autre que la mise à l?épreuve des possibilités alternatives dégagées par le travail de critique du présent. Foucault, dans ces quelques passages, reformule en termes moraux et politiques l?exigence esthético-critique de Baudelaire en opérant une synthèse des positions kantien- nes et baudelairiennes avec celles de Nietzsche et de Hus- serl : « Je caractériserai donc l?éfhos philosophique propre à l?ontologie critique de nous-mêmes comme une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu'êtres libres. » > [!accord] Page 52 Bref, il est tout à fait correct de critiquer Foucault parce que, d?une part, il ne cherche pas à définir de concept global et idéal comme le bien ou le juste, et d?autre part, il ne propose pas une vision globale de la société. Ça l?est un peu moins quand on s'aperçoit que, puisqu'il a abandonné ces exigences métaphysiques, il nous met en présence d?une autre conception de la politique, plus enracinée dans la réalité et dans l?histoire. > [!approfondir] Page 54 En somme, il s?agit pour Foucault de faire de l?éthique, et non pas de l?élaboration théorique en elle-même, une pierre de touche de la pratique philosophique. Ce qui ne le conduit pas à se désintéresser des conséquences poli- tiques de ses prises de position publiques. Au contraire, la prise en compte de la connotation éthique de la pratique politique permet de poser une question plus fondamen- tale : si, en tant qu'?intellectuel, un individu prend une position « politique », quel lien existe-t-il entre ce qu?il dit et ce qu?il fait ? Quel est le rapport entre sa position « politique », son travail intellectuel et sa vie en tant que philosophe ? > [!approfondir] Page 54 «Je n?en conclus pas qu?on peut dire n'importe quoi dans l?ordre de la théorie ; mais, au contraire, qu'il faut avoir une attitude exigeante, prudente, ?expérimentale? ; il faut à chaque instant, pas à pas, confronter ce qu'on pense et ce qu?on dit à ce qu?on fait et ce qu'on est. Peu m?importent ceux qui disent : ?Vous empruntez des idées à Nietzsche ; or Nietzsche a été utilisé par les nazis, donc...? ; mais en revanche il m?a toujours importé de lier, d?une façon aussi serrée que possible, l'analyse histo- rique et théorique des relations de pouvoir, des institu- tions et des connaissances avec les mouvements, les critiques et les expériences qui les mettent en question dans la réalité. Si j'ai tenu à toute cette ?pratique?, ce n?est pas pour ?appliquer? des idées ; mais pour les éprouver et les modifier. La clef de l?attitude politique personnelle d?un philosophe, ce n?est pas à ses idées qu?il faut la demander, comme si elle pouvait s?en déduire, c?est à sa philosophie, comme vie, c?est à sa vie philoso- phique, c?est à son éfhos. » > [!accord] Page 55 Se détournant de l'interrogation sur la pratique intellec- tuelle, il entend remonter à une question bien plus fonda- mentale : pourquoi croit-on à ce qu?une certaine catégorie d'individus disent ? D?où naît l?idée que leurs propos sont vrais ? Quel est le critère qui permet de juger de la vérité du discours de l?intellectuel ? Question de la plus grande actualité dans un monde où la cacophonie médiatique et la superposition des voix permettent très difficilement de comprendre qui dit la vérité. La réponse à ces questions se développe à travers l?opposition de deux philosophes, qui deviennent par là deux « personnages » de la pensée! : Socrate et Descartes. > [!accord] Page 55 Si la présence de Socrate, tout en positif, comme on le verra, peut paraître très surprenante quand on se souvient du sort qui lui était fait dans Histoire de la folie, toujours est-il que dans les textes des années 1980, il ne joue pas seulement le rôle de l?anti-Descartes, mais représente aussi le modèle par excellence du philosophe, d?un point de vue tant éthique que politique. > [!information] Page 56 On sera, en revanche, moins surpris du traitement que Foucault fait subir à Descartes. Celui-ci représente, avec une connotation fortement négative, un moment de césure dans l?histoire de la philosophie. En effet, selon Foucault, avec Descartes une certaine manière de mettre en rapport le sujet et la vérité arriverait à sa fin. La philo- sophie, depuis Platon, suit deux chemins parallèles, celui d?une stylisation de l'existence et celui de l'examen du sujet de connaissance, engendrés par deux manières diffé- rentes d'interpréter le soi. Avec Descartes, elle se tourne presque exclusivement vers le second. Au détriment de la stylisation de l?existence, « la connaissance de soi (le sujet pensant) a pris une importance de plus en plus grande en tant que premier jalon de la théorie du savoir » > [!accord] Page 57 Les conséquences morales de ce changement se com- prennent immédiatement : Descartes considère qu?il est tout à fait possible qu?un sujet immoral ait accès à la vérité : « Je peux être immoral et connaître la vérité. » Pour la philosophie grecque, en revanche, le rapport à la vérité est immédiatement moral : un individu dont on reconnaît l?immoralité ne peut pas connaître le vrai. Cette différence est due au fait que la légitimité et la vali- dité d?une opinion, pour les Grecs, ne se manifestent pas dans le respect d?un critère inhérent aux procédures d?énonciation elles-mêmes ; elles trouvent le critère de leur vérité à l?extérieur d?elles-mêmes, dans la correspon- dance visible qui s?établit entre le dire et le faire. L'accès à la vérité requérait pour les Grecs une transformation du sujet telle qu?elle le rendrait moralement digne d?être considéré comme sujet véridique. > [!accord] Page 59 Plus exactement, la parrhésia est une activité ver- bale dans laquelle un locuteur exprime sa relation person- nelle à L vérité, et il risque sa vie car il considère que le dire-vrai est un devoir pour améliorer ou pour aider la vie des autres (comme il le fait pour soi-même). Dans la parrhésia, le locuteur utilise sa liberté et il choisit de parler franchement plutôt que de persuader, la vérité plutôt que le mensonge ou le silence, le risque de la mort plutôt que L vie et L sécurité, la critique plutôt que la flatterie, et le devoir moral plutôt que ses intérêts et l?apathie morale. »! Pour étre considérée comme parrhésiaste, il faut que l?énonciation de La vérité intervienne dans des conditions bien définies : on n?est pas parrhésiaste simplement parce qu?on dit La vérité, ou parce qu?on parle avec franchise. Le parrhésiaste est quelqu'un qui, quand il dit la vérité, se met en position de danger : c?est son courage qui se montre dans son action de dire la vérité. De plus, l?énon- ciation de la vérité est toujours l?énonciation d?une cni- tique qui part du bas et vise un pouvoir. > [!approfondir] Page 60 Pour les Grecs, la légitimité du sujet à énoncer la vérité se gagne sur le terrain éthi- que : le locuteur instaure un certain rapport à la morale qui lui donne le droit de dire la vérité : «Le parrhésiaste dit ce qui est vrai parce qu'il sait que c?est vrai ; et il sait que c?est la vérité parce que ce qu?il dit est réellement la vérité. Non seulement le parrhésiaste est sincère quand il énonce son opinion ; son opinion est aussi la vérité. Il dit ce qu'il sait être vrai. La seconde caractéristique de la parr- hésia est donc l?exacte coïncidence entre opinion et vérité. » ## Métaphysique de l'engagement ### La pensée verticale : une éthique de la problématisation Autrice : [[Judith Revel]] > [!accord] Page 66 On se retrouve donc devant un Foucault que bien des essais de littérature critique ont, depuis, achevé de construire : non pas un auteur mais trois, voire quatre ? chacun avec son propre cadre de référence et d'appartenance, ses domaines d?intérêt et ses éventuels emprunts, sa terminologie spécifique et ses apories. > [!information] Page 67 un Foucault des années 1970, militant et engagé ? des prisons au mouvement gay ? qui, ayant rompu avec le structuralisme, déborde du cadre de l'analyse des discours pour s'intéresser aux pratiques et aux stratégies, passe de l?archéologie à la généalogie, lance les notions de discipline et de contrôle, puis ? mais s?agit- il ici vraiment d?un dépassement ? ? de biopouvoir et de biopolitique, et travaille essentiellement à une analytique du pouvoir ; > [!information] Page 67 un Foucault des années 1980, fonda- mentalement intéressé par les processus de subjectivation et par la redéfinition d?un modèle éthique dans le cadre de ce qu?il nomme une « ontologie critique de l?actua- lité », et qui n?hésite pas à redéfinir son travail comme un « journalisme » philosophique ou comme une probléma- tisation historique du présent. > [!information] Page 66 Il y aurait donc un Foucault d?avant Foucault, de l?Introduction à Binswanger et de Maladie mentale et person- nalité à la fin des années 1950?, dont l?horizon est encore essentiellement phénoménologique ; puis un Foucault définitivement émancipé de sa formation initiale, et qui non seulement écrit l'Histoire de la folie en 1961, mais modifie profondément et rebaptise l?année suivante son texte sur la maladie mentale?; un Foucault des années 1960, qui publie ses premiers grands livres, lance les notions d?archéologie, d?épistémè, d?ordre discursif et est associé tout à la fois au structuralisme et à l?antipsychiatrie, à la nouvelle critique et à l?influence (successive ou simultanée ?) de Nietzsche, de Bataille et de Blanchot > [!approfondir] Page 68 le pivot de la seule véritable rupture intellectuelle qu?il se reconnaissait dans la lecture de Nietzsche, en 1953! : non pas tant parce que la référence générale à Nietzsche vaut en soi comme une indication suffisante, mais parce qu?effectivement, dans les années suivantes, Foucault ne cessera de revenir sur un aspect spécifique de la pensée de Nietzsche qui est précisément le thème de la discontinuité?. > [!information] Page 68 Le discontinu nietzschéen, c?est avant tout le registre où s'affirme la singularité des événements contre la monumentalité de l'Histoire, contre le règne des signifi- cations idéales et des téléologies indéfinies : c?est le récit des accidents, des déviations et des bifurcations, des retournements, des hasards et des erreurs, qui « maintient ce qui s?est passé dans la dispersion qui lui est propre »\*. Le Nietzsche qui intéresse Foucault, c?est d'emblée celui des Considérations intempestives, qui critique le projet d?une histoire ayant pour fonction de «recueillir, dans une totalité bien refermée sur soi, la diversité enfin réduite du temps »', c?est-à-dire d?annuler les multiples figures du disparate et de l?écart, du saut et du change- ment ? en un mot, du devenir et de la linéarité rompue. Revenir à l?aléa singulier de l?événement, c?est au con- traire, comme Nietzsche nous le rappelle dans Aurore?, jouer «le cornet du hasard » contre la mystification de l'unité dont est porteuse l? « histoire antiquaire », et c?est ce cornet qui fascine Foucault. > [!accord] Page 69 si l?histoire généalogiquement dirigée « entreprend de faire apparaître toutes les discontinuités qui nous traversent », elle est déjà présente chez Foucault dans les années 1960 sous la forme d?une attention extrême pour les événements, c?est-à- dire pour les cassures temporelles, qu?elles se manifestent sous la forme de faits isolés ou à travers l?émergence de convergences épistémiques générales nouvelles qui se donnent toujours sur fond de rupture. > [!information] Page 69 Et c?est précisé- ment ce que l?on retrouve chez Foucault depuis les analy- ses de l?Histoire de la folie (l?événement que représente l'émergence du binôme raison/déraison à l?âge classique) et des Mots et les choses (l?émergence d?un réseau discursif cohérent qui caractérise les sciences humaines), jusqu?à Pierre Rivière (l?émergence d?un cas de singularité absolue) > [!approfondir] Page 70 en aucun cas l?analyse structurale ? si tant est qu?elle ait jamais existé chez Fou- cault ? n?est concevable sans une événementialisation extrême de l?histoire ; on comprend alors la perplexité de Foucault devant son assimilation au structuralisme dans les années 1960, sa volonté de prendre les distances d?une histoire sociale sérielle dix ans plus tard, et le souci sou- vent réaffirmé de retrouver dans l?archive la possibilité d?une histoire sans sujets qui donne paradoxalement à voir l?émouvante discontinuité de leurs vies minuscules. Voilà pourquoi sommer Foucault de rendre compte du passage d?une épistémè à une autre n?a en réalité pas de sens : la rupture est en elle-même un élément signifiant parce qu?elle marque l?histoire de sa brisure interne, tout comme elle élève à la dignité du sens le non-linéaire, le désordonné, le disparate. > [!accord] Page 71 Deux remarques sur ce point. La première porte sur les «plans multiples », c?est-à-dire sur l'identification chez Foucault de différents niveaux d?écriture. Gilles Deleuze a proposé une lecture de l?Éthique de Spinoza? qui tienne compte du différent mouvement des propositions et des scolies : « Il y a donc comme deux Étfhiques coexistantes, l?une constituée par la ligne ou le flot continus des pro- positions, démonstrations et corollaires, l?autre, discon- tinue, constituée par la ligne brisée ou la chaîne volcanique des scolies. »? Sans doute pourrions-nous dis- cerner chez Foucault un phénomène analogue, dans la mesure où les grands livres et les textes « périphériques » qui leurs sont contemporains et qui sont aujourd?hui repris dans l?édition des Dits et Ecrits ? qu?il s'agisse d?articles, de préfaces ou-d?introductions aux ?uvres des autres, de conférences, de textes journalistiques ou d?entretiens ? entretiennent un rapport à la fois évident et contradictoire. > [!accord] Page 72 La contradic- tion qui peut exister entre les deux plans ne supprime en rien la cohérence du projet ? mieux : elle la fait avancer dans un jeu de relance permanente tout à la fois des concepts et des thèmes de la recherche, parce que c?est le discontinu qui est le gage de la mobilité de la pensée et de son exigence. > [!information] Page 73 Ou qu?on se souvienne encore, dix ans plus tard, du même jeu qui s?instaure, autour de la publication de Surveiller et Punir, entre la notion de discipline (au c?ur du livre) et celle de contrôle (dans les textes immédiatement succes- sifs), la seconde apparaissant à la fois comme le prolonge- ment et le dépassement de la première. > [!accord] Page 73 La deuxième remarque porte en revanche sur l? « état inachevé du ?livre à venir? ». La dimension ouverte de l'?uvre ne se lit pas seulement dans la tentative d'empêcher la fixation de la recherche ou son embaume- ment en une position de savoir ? qui, faut-il le préciser ?, est immédiatement associée à l?exercice d?un pouvoir ? ; c?est l?idée d'?uvre elle-même qu'il faut détruire, dans la mesure où pour qu?il y ait ?uvre, il faut que rien ne soit plus « à venir ». > [!approfondir] Page 75 La notion de « cas » st extrêmement ambiguëé : elle désigne traditionnellement, dans le vocabulaire courant comme dans son usage scientifique, un fait certes isolé, mais que l?on cherche à faire rentrer sous le coup d?une règle générale ou d?une loi: c?est en ce sens que l?on parle aussi bien d?un cas juridique ou d?un cas psychia- trique que d?un cas d?école. L'usage foucaldien du terme est légèrement différent, puisqu'il semble au contraire en renverser le fonctionnement : le cas, c?est précisément ce qui semble ne pas vouloir rentrer dans les mailles de notre grille interprétative, c?est-à-dire, pour le dire avec Fou- cault, ce qui s?impose dans une singularité absolue, ce qui échappe à l?ordre et affirme, au rebours des processus d'identification et de classification discursifs, l?extra- ordinaire. > [!accord] Page 77 Revenons alors au problème que pose le rapport du discontinu et de l?unité. Ce qui motive sans doute l'abandon, à la fin des années 1960, du terrain d'enquête philosophique que représente pour Foucault la littérature, c?est l?impossibilité de recomposer à partir de la disconti- nuité extrême des « cas » quelque chose qui, au-delà de leur dimension ponctuelle, ressemblerait à une unité : une cohérence transversale, l?ébauche d?un projet, une parenté tangible? > [!information] Page 79 Le premier est purement théorique : c?est la publication presque simul- tanée, en 1969 et 1970, de Logique du sens et de Différence et répétition de Gilles Deleuze', auxquels Foucault consacre un formidable article dans Critique. Ce qui frappe à l?évidence Foucault dans le discours deleuzien, c?est la ten- tative de définir un statut de la différence qui soit précisé- ment l'articulation de la discontinuité et de l?unité, de la singularité et de la dimension du « commun » ? bref, qui s'oppose à la fois aux figures de l?altérité comme variante du même (la déraison comme inclusion par la raison de son autre : l?espace de l?altérité est à la fois ménagé au sein de ce contre quoi il est défini, et nettement circonscrit dans un rapport de dérivation à sens unique) et aux figures de la singularité comme purs exercices de solitude. > [!information] Page 80 La substance spinoziste, c?est donc pour Deleuze l?ensemble des modes dans leur diffé- rence ; mieux : à l?idée d?unité, nécessairement réductrice parce que close, il faut préférer celle d?univocité comme cohérence ouverte. > [!accord] Page 81 Nous traitons donc l?exercice de la pensée comme s?il s?agissait de la production d?un concept?. Or, ce que cherche au con- traire à dire Foucault, c?est que, plutôt que de rechercher le commun sous la différence, il faut penser différentielle- ment la différence, c?est-à-dire lui restituer une positivité qui lui est propre et, en un retournement qui va contre toute la logique classique, en faire le fond du commun. L'enjeu devient par-là même considérable, et déborde de beaucoup notre simple problème de départ (comment lire Foucault ? ; ou encore : comment Foucault peut-il lire les « cas » qui le fascinent ? > [!information] Page 82 Les thèmes de la discontinuité et de la différence engendrent enfin chez Foucault un dernier type d?ana- lyse, qui n?est thématisé que dans les dernières années de sa recherche mais qui est pourtant déjà présent en fili- grane dans le texte de 1970 consacré à Deleuze. Il s?agit de la notion de problématisation. > [!accord] Page 82 Dans les deux dernières années de sa vie, Foucault utilise en effet de plus en plus souvent le terme « probléma- tisation » pour définir sa recherche. Par « problématisa- tion», il n'entend pas la re-présentation d?un objet préexistant ni la création par le discours d?un objet qui n'existe pas, mais l? « ensemble des pratiques discursives ou non-discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l?analyse politique, etc.) » > [!information] Page 82 L'histoire de la pensée s'intéresse donc à des objets, à des règles d?action ou à des modes de rapport à soi dans la mesure où elle les problématise : elle s'interroge sur leur forme historiquement singulière et sur la manière dont ils ont représenté à une époque donnée un certain type de réponse à un certain type de problème. Foucault a recours à la notion de problématisation pour distinguer radicalement l?histoire de la pensée à la fois de l?histoire des idées et de l'histoire des mentalités. > [!accord] Page 83 l?histoire de la pensée s'intéresse, elle, à la manière dont se constituent des problè- mes pour la pensée, et quelles stratégies sont développées pour y répondre : en effet, « à un même ensemble de diffi- cultés plusieurs réponses peuvent être données. Et la plu- part du temps, des réponses diverses sont effectivement données. Or ce qu'il faut comprendre, c?est ce qui les rend simultanément possibles : c?est le point où s?enracine leur simultanéité ; c?est le sol qui peut les nourrir les unes et les autres dans leur diversité et en dépit parfois de leurs contra- dictions » > [!approfondir] Page 83 Or le terme de problématisation implique deux consé- quences. D?une part, le véritable exercice critique de la pensée s?oppose à l?idée d?une recherche méthodique de la « solution » : la tâche de la philosophie n?est donc pas de résoudre ? y compris en substituant une solution à une autre ? mais de « problématiser », non pas de réformer mais d?instaurer une distance critique, de faire jouer la > [!approfondir] Page 84 « déprise », de retrouver les problèmes. De ce point de vue, le texte que Foucault consacre à Deleuze en 1970 est déjà complètement explicite : « Quelle est la réponse à la question ? Le problème. Comment résoudre le pro- blème ? En déplaçant la question. Le problème échappe à la logique du tiers exclu, puisqu'il est une multiplicité dispersée : il ne se résoudra pas par la clarté de distinction de l?idée cartésienne, puisqu'il est une idée distincte- obscure ; il désobéit au sérieux du négatif hégélien, puis- qu?il est une affirmation multiple ; il n?est pas soumis à la contradiction être-non-être, il est être. Il faut penser pro- blématiquement plutôt que d?interroger et de répondre dialectiquement. »' La problématisation, c?est donc la pratique de la philosophie qui correspond à une onto- logie de la différence, c?est-à-dire à la reconnaissance de la discontinuité comme fondement de l?être. > [!accord] Page 84 D'autre part, cet effort de problématisation n?est en aucun cas un anti-réformisme ou un pessimisme relati- viste : à la fois parce qu?il révèle un réel attachement au principe que l?homme est un être pensant ? de fait, le terme de «problématisation» est particulièrement employé dans le commentaire que fait Foucault du texte de [[Emmanuel Kant|Kant]] sur la question des Lumières ?, et parce que, comme il le précise lui-même, « ce que j'essaie de faire, c?est l?histoire des rapports que la pensée entretient avec la vérité ; l?histoire de la pensée en tant qu?elle est pensée de vérité. Tous ceux qui disent que pour moi la vérité n'existe pas sont des esprits simplistes ». Discontinuité, différence, multitude, problématisation définissent donc un nouveau vocabulaire de la philosophie comme pensée de la vérité, comme courage de la vérité. > [!accord] Page 85 Nous mentionmions plus haut deux éléments ayant relancé la formulation du problème de la discontinuité au tout début des années 1970. Le premier est évidemment la lecture de Deleuze. Mais le second est d?une tout autre nature : c?est la participation au Groupe d?information sur les prisons (GIP), c?est-à-dire la découverte qu?une pra- tique de résistance, loin d?être le résultat de la mise en commun de différences singulières et isolées (les « cas »), est au contraire ce qui peut les produire, Il ne faut pas chercher dans l?agrégation de sujets parlants ou agissants la cause ou le fondement d?une communauté, mais décrire la manière dont la pratique commune ? qu?elle soit langagière ou politique ? produit des subjectivités de la différence, c?est-à-dire des existences irréductibles à la linéarité et à la normativité de l?ordre établi. Le commun a ceci de différent par rapport au consensus qu?il ne s?agit pas d?un fondement donné : c?est une production!. > [!accord] Page 86 L'expérience poli- tique du GIP permet, par exemple, de réinvestir le vieux problème théorique de la transgression en effectuant deux déplacements essentiels : d?une part, il s?agit de sortir de l?ordre strictement discursif (de fait, à partir des années 1970, Foucault s?intéressera non seulement aux discours mais également aux savoirs, aux stratégies et aux pratiques) ; de l?autre, il est nécessaire de reformuler le problème non plus au niveau strictement individuel des «cas », mais à celui, plus difficile, de l?action collective. Tout comme l?unité n?est pas l?univoque, l?individuel n?est pas le singulier : ce n?est qu?au prix de cette distinc- tion que l?on peut sortir de l?aporie « littéraire ». > [!accord] Page 87 De fait, c?est ce type d?analyse à laquelle aura recours Foucault quand il expliquera par exemple le pas- sage à la biopolitique par la naissance du libéralisme au début du xix\* siècle, ou quand il insistera sur la notion de gouvernementalité : on est toujours pris dans une pra- tique de soi et des autres, et c?est le changement de cette pratique qui produit des effets de vérité, c?est-à-dire des déplacements ou des ruptures épistémiques. > [!information] Page 87 L?autre confirmation vient d?une référence extrême- ment présente dans la réflexion foucaldienne des dernières années, celle que le philosophe fait au texte de [[Emmanuel Kant|Kant]] « Qu'est-ce que les Lumières ? »'. Au centre du texte de [[Emmanuel Kant|Kant]], il y a le problème de l'actualité comme marque du passage à la modernité. Pour [[Emmanuel Kant|Kant]], poser la question de l?appartenance à sa propre actualité, c?est ? commente Foucault ? interroger celle-ci comme un événement dont on aurait à dire le sens et la singularité, et poser la question de l?appartenance à un «nous» correspondant à cette actualité, c?est-à-dire formuler le problème de la commu- nauté dont nous faisons partie. Nous retrouvons donc là les thèmes que nous avons déjà soulignés : événement, singu- larité, communauté. Mais il faut également comprendre que, si nous reprenons aujourd?hui l?idée kantienne d?une « ontologie critique du présent », c?est non seulement pour comprendre ce qui fonde l?espace de notre discours mais aussi pour en dessiner les limites. De la même manière que [[Emmanuel Kant|Kant]] « cherche une différence : quelle différence aujour- d?hui introduit-il par rapport à hier ? »!, nous devons à notre tour chercher à dégager, hors de la contingence his- torique qui nous fait être ce que nous sommes, des possibi- lités de rupture et de changement. Poser la question de l'actualité revient donc à définir le projet d?une « critique pratique dans la forme du franchissement possible ». Là encore, le terme utilisé par Foucault est celui de « diffé- rence ». Enfin, tout cela n?est possible que parce que nous mettons en jeu la pensée philosophique dans l?actualité ? ce fameux « journalisme philosophique » dont aimait à parler Foucault ? et au travers de l?actualité. Quelle plus belle définition de la pratique que celle-là ? ^f51af7 ### Le véritable amour et le souci commun du monde Auteur : [[Mariapaola Fimiani]] > [!information] Page 89 Le problème du désir et le thème de la maïtrise sont au c?ur de la question de la subjectivité. Une question qui, chez Foucault, sature pour ainsi dire la dimension de l'éthique. L?éthique entre dans le rapport essentiel entre histoire et philosophie, pour leur attribuer une dimension politique : penser son temps est la tâche, aujourd?hui coupablement oubliée, de la vie philosophique?. > [!bibliographie] Page 89 Si l?oubli de la question de l'être, dit Foucault, a rendu possible la métaphysique occidentale, en revanche, celle de la vie philosophique, ou du lien entre vie et vérité, n?a cessé d?être omise. Elle est toujours apparue comme une ombre encombrante (Le Courage de la vérité, cours inédit au Collège de France, leçon du 14 mai 1984 ; document sonore actuellement déposé à l?IMEC, à Paris. Les inédits auxquels il est fait référence ici seront signalés, ci-après, par le sigle 1-P). > [!approfondir] Page 89 Désir et maîtrise sont également deux notions centrales de l?idée de conscience de soi chez [[Hegel]], ainsi que nous l?a appris la célèbre section de la Phénoménologie de l'esprit. Certes, le rapport à soi de la conscience idéaliste semble assez éloigné de l?ensemble des problèmes qui alimentent là recherche d?une nouvelle subjectivité. De même, la déflation explicite de tout absolu, de toute identité ou synthèse, éloigne sans aucun doute Foucault de [[Hegel]]. > [!information] Page 90 Pour Foucault, on doit encore inévitablement penser avec [[Hegel]]. Dans L'Ordre du discours, le renvoi à [[Hegel]] possède à la fois la force d?une énigme et d?une pro- phétie : « Mais échapper réellement à [[Hegel]] suppose d'apprécier exactement ce qu?il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu?où [[Hegel]], insidieuse- ment peut-être, s?est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre [[Hegel]], ce qui est encore hégélien ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu?il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs. » > [!information] Page 90 Pour [[Hegel]], la philosophie parle de l? « intériorité » qui habite silencieusement tout ce qu?elle n?est pas et de l«extériorité » qui ne peut se plier au caractère déter- miné d?une science ou d?une pratique. [[Hegel]] à défendu l?idée que la tâche de la philosophie était de maintenir l'intérieur et l?extérieur, le dedans et le dehors, en un rap- port tout à la fois de proximité et d?éloignement. > [!information] Page 91 Avec [[Hegel]], la philosophie devient titulaire du pro- blème de son commencement et de son achèvement et, par conséquent, de l?ineffaçable rapport entre philo- sophie et non-philosophie. Ainsi apprenons-nous que « la pensée philosophique est une pratique incessante », « une certaine façon de mettre en ?uvre la non-philosophie », et que plus elle la pénètre plus elle «se noue à l'existence »°. ^232679 > [!approfondir] Page 91 La voie hégélienne, dit encore Foucault, se rattache beaucoup plus à la «problématique du sujet» qu?à l?idéalisme au sens propre. Elle tente de penser la « tota- lité du concret » et, plus précisément, s?efforce de trouver des réponses à la question : « Comment est-il possible que lego, la conscience, le sujet ou la liberté aient émergé dans le monde de l?histoire, de la biologie, de la sexualité, du désir ? »\* > [!accord] Page 92 Il déclare, en ouverture de son cours, avoir été inspiré par [[Hegel]] pour la question de la « spiri- tualité », considérée comme lien circulaire entre le sujet et la vérité, et également pour l?idée qu?implique ce lien d?un sujet comme devenir : « Une certaine structure de spiritualité essaie de lier la connaissance, l'acte de connaissance, les conditions de cet acte de connaissance et ses effets, à une transformation dans l?être même du sujet. La Phénoménologie de l'esprit, après tout, n?a pas d?autre sens que cela.» > [!information] Page 92 Puis, dans sa conclusion, c?est encore à la Phénoménologie de l'esprit qu?il reconnaît le mérite d?avoir relevé le défi adressé par le monde clas- sique à la philosophie occidentale, qui est de penser un sujet d'expérience capable de faire de son propre monde un lieu d?épreuve\*. > [!accord] Page 92 Il peut être utile de commencer par les observations de Deleuze sur l?opportunité de bien comprendre la notion de désir. Cette nécessité est dictée par la conviction que seul le désir ? ou la dimension de l'événement que montre le désir ? garantit la libre configuration des singu- larités et des forces en mesure de mettre l?histoire en mouvement. > [!bibliographie] Page 92 4\. G. Deleuze, « Désir et plaisir», Magazine littéraire, n° 325, octo- bre 1994, p. 59 sq. ; il s?agit d?une série de notes inédites, à caractère person- nel et confidentiel, rédigées en 1977, peu après la publication de La Volonté de savoir, et confiées à François Ewald pour être transmises à Foucault. > [!information] Page 92 Le désir est simplement le moteur, dit Deleuze, d?un agencement de désir. I\] n?est pas, comme le pense Foucault, un principe spontané, unitaire, fonctionnel et symétrique à l'idéologie et à la répression. Il est simplement un pro- cessus, un affect ou un événement, et non une chose ou une personne. Il implique surtout un « champ d?imma- nence » où s'inscrivent des flux, des seuils et des intensités et où peuvent se remettre en mouvement des « pointes de déterritorialisation » et des «lignes de fuite »!. Re- territorialisations et fuites ne permettent pas, toutefois, la dissociation entre les dispositifs de pouvoir et les lieux de la révolution. Mais, surtout, les points de fuites ne sont pas tous porteurs d'opposition et d?innovation. L'idée de Foucault de distinguer et de laisser se confronter les dispo- sitifs « constituants » et les « phénomènes de résistance » pose, selon Deleuze, de difficiles problèmes de stratégie et de statut. > [!approfondir] Page 93 Les questions auxquelles Foucault est alors appelé à répondre sont les suivantes : qu'est-ce qui fait d?un événement un point stratégique de résistance plutôt qu?une indécidable ligne de fuite ? Que peut introduire au sein des agencements de désir un partage entre le pouvoir et les pouvoirs, entre les dispositifs de pouvoir et le contre- pouvoir ? Comment, ensuite, le plaisir ? et non pas le désir ? est-il à même d?animer le contre-pouvoir? ? Et ce plaisir, soustrait au manque («je ne peux pas m'empêcher de penser ou de vivre que désir = manque, ou que désir se dit réprimé », se plaisait à répéter Foucault), ce plaisir n'est-il pas au contraire ? comme en est convaincu Deleuze ? ce qui précisément scande et soumet le désir ? En vérité, le plaisir semble être seulement le moyen pour une personne ou un sujet de « s?y retrouver » dans un pro- cessus qui le dépasse et le déborde\*. > [!approfondir] Page 94 La conclusion de Deleuze, qui peut sembler para- doxale, saisit parfaitement le c?ur du problème qui, à partir de La Volonté de savoir, occupera la recherche de Foucault, c?est-à-dire la définition des conditions de pro- duction éthique et politique d?une nouvelle subjectivité. La question d?un sujet qui se penche sur le monde et en assume |? « épreuve », d?un sujet qui se fait négativité vivante, pénétration de l'être et altération des événe- ments, n?est pas étrangère, semble-t-il, à la lointaine rédaction de son mémoire de jeunesse sur [[Hegel]] (ce mémoire que Foucault rappelle, presque avec culpabilité, en même temps qu'il évoque le travail de son ami Deleuze à la même époque, déjà pluraliste, aux prises avec Hume, et peut-être avec les résidus d?une métaphy- sique de l?empirisme)'. Il ne fait aucun doute que l'existence et la résistance se rattachent au caractère opé- ratif et réflexif du vivant, ainsi qu?à ces notions de cons- cience pratique et de vie, d?élaboration de soi et de retour constant du soi à soi, qui sont également au centre du mouvement de la conscience de soi hégélienne. > [!information] Page 94 La critique du désir ? compromis avec la métaphysique de la répression et de la libération ? et le déplacement vers la question du plaisir conduisent à l?idée que le désir, ou la vie en général, ne se limite pas à de simples distribu- tions ou enchaînements, qu?il n?est pas non plus l?être qui arrive dans la simplicité de l?agencement de désir, mais qu'il exige une élaboration. Cette élaboration s'opère à travers le vivant qui se fait « spirituel », à travers la vie qui se retrouve prise dans son propre savoir, à travers lactivation du cercle qui lie le sujet et la vérité au sein d?un mouvement de transformation réciproque. Cela ne manque pas de rappeler, par certains aspects et dans un contexte théorique différent, le devenir hégélien de la conscience de soi décrit comme passage de la vie à l'existence. > [!approfondir] Page 95 Le désir tend à être, le plaisir coïncide avec le caractère effectif d?un acte et l?acte alimente à son tour le désir. C?est là en subs- tance le cercle décrit à propos de l?usage grec des aphrodi- sia. Par ailleurs, le croisement conceptuel entre désir, plaisir et acte est le plus adéquat pour faire pénétrer les instruments d?analyse de la subjectivation dans les « ?uvres », dans le faire, dans une pratique qui fait présent, c?est-à-dire liée à la présence. De ce point de vue, la stra- tégie sera seulement l?effet d?une production de soi tou- jours déployée sur l?autre, l?effet d?une décision qui, comme le voulait [[Hegel]], choisit et l?intériorité et l?extériorité, et le dedans et le dehors. > [!approfondir] Page 96 Cela renvoie à une notion de force assimilable non pas à la spontanéité et à l?omnipotence des énergies, mais à une man?uvre concrète, limitée à un ter- ritoire, qui plie le plaisir et alerte le désir. Tel est le profil de l?ontologie d?une force qui vit du plissement continu de soi et de l?autre ? de l?autre à travers soi et de soi à tra- vers l?autre. La force n?est pas, car elle ne devient telle que dans le cercle du plaisir, du désir et de l?acte. De la même manière, plaisir, désir et acte ne sont pas, car ils ne devien- nent tels que par la pénétration de la force. « L?ontologie à laquelle se réfère cette éthique du comportement sexuel n?est pas, au moins dans sa forme générale, une ontologie du manque et du désir ; ce n?est pas celle d?une nature fixant la norme des actes ; c?est celle d?une force qui he entre eux actes, plaisirs et désirs. C?est ce rapport dyna- mique qui constitue ce qu?on pourrait appeler le grain de l'expérience éthique des aphrodisia. »' > [!accord] Page 97 L'usage des plaisirs comporte aussi, pour cette raison même, une attention particulière à « une triple stratégie : celle du besoin, celle du moment, celle du statut »!. La constitution morale de soi est opérée non par rapport à l?universalisation de la règle, mais par rapport à l?indivi- dualisation de l?action?. Désir et plaisir ne se limitent pas simplement à exister ; ils sont exposés à l?élaboration d?une pratique de soi capable de rendre effective la force en tant que pouvoir éthique ou usage réfléchi de la liberté. > [!bibliographie] Page 97 3\. « La liberté est la condition ontologique de l?éthique. Mais l'éthique est la forme réfléchie que prend la liberté » (« L?éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », Dits et écrits IV, p. 712). > [!information] Page 98 À l'acte, à l?usage du plaisir, qui alimente le désir, le vivant donne une puissance telle que celle-ci est capable, en revenant sur elle-même, de transformer la simplicité du mouvement de la vie en l?expérience d?un sujet ou d?un pouvoir singulier effectif et indépendant. Pour Fou- cault, c?est une conversion spéciale du regard sur soi- même ? mais aussi sur le monde et les autres ? qui pro- duit la dimension « spirituelle » du sujet et de l?acte de vérité!. > [!approfondir] Page 99 L?appétit exprime, pour [[Hegel]], le conflit pratique avec le monde. Au sein de ce conflit se meut le vivant en tant que tel qui, par suite, fait de la volonté de supprimer l?autre un pur moyen pour soi. La conscience de soi qui se donne sous le mode de l?appétit supprime « cet Autre qui se pré- sente à elle comme vie indépendante », et certaine « de la nullité de cet Autre, elle pose pour soi cette nullité comme vérité propre, anéantit l?objet indépendant ». En revanche, le désir est ce que l?appétit devient, c?est-à-dire l?expé- rience de l?indépendance de son objet, de l'impossibilité de supprimer l?autre. C?est seulement dans le désir que la vie devient appétit d'elle-même. L?appétit est autre que ce qu?il semble être immédiatement, car il doit s'ouvrir au manque radical que comporte l'affirmation de sa propre indépendance. Une indépendance qui naît de l?expérience de l'indépendance de l?autre. Le pur appétit, le plaisir et la satisfaction ne font en réalité que reproduire l?objet en se reproduisant eux-mêmes, reconnaissant ainsi l?indépen- dance de l?objet. > [!approfondir] Page 99 « En vertu de l?indépendance de l?objet, la conscience de soi peut donc parvenir à sa satisfaction, seulement quand cet objet lui-même accomplit en lui la négation ; et il doit accomplir en soi cette négation de soi- même, car il est en soi le négatif. » C?est là le passage crucial qui conduit le désir à son dédoublement et l?existence à son enracinement dans une autre existence : « La cons- cience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une autre conscience de soi. » > [!approfondir] Page 101 Dans la peur, la servitude à en effet expérimenté l'essence même de l?étre-pour-soi, la pure négativité, parce qu?elle à tremblé au plus profond d?elle-même : « Tout ce qui était fixe a vacillé en elle » et s?est situé comme « fluidification absolue de toute subsistance »°. Puis, par la « disparition retardée » ou par le « désir réfréné », la double opération a évité cette pure jouissance qui est privée de l'élément de la permanence?. La peur, le service et l??uvre, dit [[Hegel]], font de l?esclave le véritable maître qui, à son tour, fait du maïître un esclave. La lutte par- vient ainsi à l'expérience de l?inversion de l?état d?iné- galité, car si « la vérité de la conscience indépendante est la conscience servile », de la même manière la vérité de la servitude est la maïîtrise : « De même que la domination montre que son essence est l?inverse de ce qu?elle veut être, de même la servitude deviendra plutôt dans son propre accomplissement le contraire de ce qu?elle est immédiatement ; elle ira en soi-même comme cons- cience refoulée en soi-même et se transformera, par un renversement, en véritable indépendance.» > [!information] Page 105 Au sein de la problématisation grecque des comporte- ments sexuels, l?Érotique apparaît comme une modalité dérivée par rapport aux pratiques d?austérité précédem- ment théorisées dans la Diététique et dans l?Économique. En réalité, tout au cours du célèbre triptyque de L?Usage des plaisirs, elle acquiert le rôle décisif de figure finale d?un mouvement interne à la Diététique et à l?Économique. Cette figure est en mesure d?expliciter tout le champ théorique de la maîtrise achevée, ou de la véritable indé- pendance, que les deux premières sphères revendiquent comme leur propre certitude. Cela revient à dire, en ter- mes hégéliens, que seule l?Érotique parvient à la vérité d?une certitude placée immédiatement dans la sphère de la Diététique et de l?Économique. > [!information] Page 108 Dans l? « amour grec pour les garçons », l?homme libre et adulte, qui exerce la maîtrise, se déplace de la sphère de l?Économique ? définie en quelque sorte par l?assimi- lation de l?autre ? à un champ de relations entre égaux inégaux. Un tel oxymoron vaut dans la mesure où l'inégalité entre l?homme adulte et le garçon, que les anciens assimilaient en général à une relation pédago- gique, est perçue comme une variation minime, comme un écart liminaire, « une différence du seuil »!. Cette éga- lité inégale liée à l?«antinomie du garçon» grec engendre le défi et l'affrontement, qui s'engagent dans le processus activé de dédoublement des sujets libres?. > [!information] Page 109 La pratique érotique, qui est rencontre avec l? « anti- nomie » de l?autre, produit ainsi l'expérience de l?inver- sion. Les relations deviennent variables et momentanées, car les sujets ouvrent leurs rôles respectifs au libre jeu d?une inversion : « L?un est le maître, l?autre l?esclave et, à la fin, celui qui était l?esclave est devenu le maître. »? Dans la dissymétrie, dans la divergence, dans l?écart limi- naire entre ces deux sujets égaux dans la liberté (la liberté du jeune homme est une inaliénable finalité et une « ?uvre ?commune? »)\*, naît une relation tout à fait « privilégiée », nous dit Foucault. La pratique de l?inver- sion introduit, en effet, au « c?ur de la relation » une mobilité permanente qui la rend « valable et pensable », qui en est l?élément valorisant et qui fait d?elle un type de lien particulier, chargé d? « enjeux multiples »\*. > [!accord] Page 109 L'Érotique nous fait alors le récit d?un espace de « ritualisation », où les pratiques de « cour » dessinent le jeu alternatif de l?activité et de la passivité du sujet?. La question de l?Anerkennung réintroduit ici une poussée permanente, mais duelle, au gouvernement de soi. Elle fait naître un contrôle de l?expansion et de l?excès des forces qui s?exercent alternativement aux deux extrêmes : force de celui qui désire et force de celui qui attire, élan à posséder l?autre et élan à se donner à l?autre. > [!information] Page 111 L'essentiel de l?Érotique n?est certainement pas la satis- faction sexuelle. Mais, ce n?est pas non plus ? comme le laisse entendre la phase de la pratique de la « cour » ? un usage équilibré des plaisirs : acte de l?amant en direction de l?aimé ou, à l'inverse, réponse en forme de résistance de l?aimé à l?amant. C?est plutôt la voie par laquelle l?erés pro- duit deux amants, c?est le mouvement de dédoublement des pouvoirs éthiques exprimés dans le « souci » socratique. > [!information] Page 111 La notion de souci est, nous le savons, au c?ur de l'esthétique et de la stylistique de l?existence. Elle constitue le concept central de l?idée foucaldienne de la conduite de soi et du devenir éthique de la force. > [!bibliographie] Page 113 « L?éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », Dits et écrits IV, p. 715 et 721. > [!information] Page 115 Le champ sémantique du ftherapeuein, bien qu'?attribué à Épicure, est certainement assimilable au souci socratique ? le souci de l?âme se doit d?apporter une sorte de « guéri- son», plus que de «salut»', ce qui vaut à Asclépios l?offrande d?un coq. Or, le therapeuein inclut trois moments qui semblent résumer les conditions hégéliennes de la véritable indépendance. Le therapeuein ? explique Foucault ? se rapporte aux soins médicaux (dans un contexte qui parle de l?epimeleia ou des thérapies de l?âime), mais on entend également par ce terme « le service qu?un serviteur rend à celui qui est son maître », ainsi que le « service du culte » dû « à une puissance divine »\*. Le thera- peuein est donc un acte, une opération, qui a à voir avec l?obéissance au maître, mais il signifie aussi « rendre un culte »\*. Le souci est alors un exercice répété qui expose le soi à l'épreuve de l??uvre ? de l??uvre de soi, de l??uvre du monde et de leur transformation. Il est aussi l?acte qui pré- voit le mouvement intermédiaire entre mortels et dieux qu'est l?écoute de l?oracle. > [!information] Page 118 Ce sont principalement les textes hellénistiques et romains, d'Épicure à Sénèque et Marc Aurèle, qui amè- nent Foucault à entendre l?amour du monde comme savoir d?amour, un savoir qui sait en même temps qu?il aime, un savoir qui implique le soi, qui détourne et ne peut être ramené au système des savoirs. > [!information] Page 118 Foucault exclut avant tout la solution platonicienne offerte par ce qu?il nomme la « fourche » de l?Alcibiade!, c?est-à-dire la métaphysique de l?âme, la centralité de la réminiscence et la catharsis finale. Cette issue suppose, en effet, que le savoir véritable n?est pas un savoir du monde, et l?attribue plutôt au monde des idées. En réalité, dans les limites de la stylistique de l?existence, comme le dira encore le Lachès, le souci de soi produit une véritable dislocation du sujet, engagé, par rapport au monde, dans un double mouvement vers le haut et vers les profon- deurs. > [!accord] Page 122 La notion même de parrhésia, récur- rente dans les dernières leçons de Foucault, tend à renfor- cer, me semble-t-il, la logique de l?accomplissement duel de l?amour et l?idée du dédoublement du pouvoir éthi- que, plaçant le sens de l « acte de vérité » au c?ur de la discussion. > [!information] Page 123 Plutôt qu?une réflexion sur l?amour, l?Érotique philoso- phique est, en effet, un art réfléchi de l?amour'. Pour Socrate, la vie philosophique ne définit pas la vérité, mais la pratique d?une manière de vivre. C?est pourquoi, dans le cercle entre sujet et vérité, l?acte de courage et l?acte d?amour sont un seul et même acte. > [!accord] Page 124 Foucault établit une articulation extrêmement intéres- sante lorsqu'il expose les diverses modalités de « véridic- tion » : celle du prophète ou celle du sage, ou encore celle du pédagogue, celui qui possède et transmet les savoirs. Le parrhésiastes s?en distingue. Néanmoins, il est lui aussi des- tiné, comme l?est Socrate, à assumer, combiner et déplacer le sens des modalités du dire ? la prophétie, la sagesse, l?enseignement technique et la philosophie ?, c?est-à-dire la manière même de dire la vérité dans le cadre de ses domaines respectifs, comme le destin, l?être, la tekhné et ?êthos'. Toutefois, il faut souligner ici que le dire de la parr- hésia, à la différence de tout autre acte de vérité, se produit uniquement en présence d?un autre dire parrhèsiaste. > [!accord] Page 125 La forme la plus pure et la plus importante de manifes- tation de la vérité à propos de soi-même est l?aveu, où s?accomplit un acte de vérité réflexive dans lequel le sujet est à la fois acteur et témoin. Celui qui avoue, qui confesse ou se confesse, manifeste une vérité concernant le fond de sa conscience. Par ailleurs, lorsque le sujet rend compte de ses intentions et de ses erreurs, des secrets de son c?ur et de sa vie, il fait part de tout cela à un autre, qui l?écoute et l?oblige à parler. Ce type d?aléthurgie concerne les institutions judiciaires et religieuses et définit l?acte de vérité de celui qui est contraint au changement par un pouvoir spécifique et constitué, représenté par le juge ou le confesseur!. > [!accord] Page 125 Le dire vrai sur soi-même a toujours été, dans la cul- ture antique, une activité multiple, pratiquée avec les autres. Le statut de l?autre, dont la présence est nécessaire, est la question qui requiert la plus grande attention dans la problématisation du devoir dire?. > [!accord] Page 125 Parmi les rituels aléthurgiques, seule la parrhésia produit éthiquement le sujet, car elle exprime non seulement l'obligation à dire vrai, mais aussi une éthique effective de la vérité. S?il en va ainsi, c?est parce que la source de l'obligation ? qui devient ici un devoir moral ? est un autre sujet dont le statut est extrêmement variable, fluide, indéterminé, et en aucun cas institutionnalisé. Cet autre sujet n?est pas confesseur ou directeur de conscience, il n?est pas magistrat, médecin, psychiatre ou psychana- lyste ; il n?est investi d'aucune qualification qui soit donnée par l?institution ou garantie par des savoirs spé- ciaux, mais il est celui qui est capable de qualifier éthi- quement la vérité. > [!approfondir] Page 126 Le « franc-parler » exige le courage de celui qui parle et de celui qui écoute. Il appelle au jeu d?un double affron- tement. Alors que celui qui enseigne des savoirs et des techniques acquises noue et désire que se noue, entre ses élèves et lui, un lien qui est celui du savoir commun, de la tradition, de l?héritage, de la reconnaissance et de l'amitié, le parrhésiastes est, en revanche, celui qui risque la relation, qui la place dans la discontinuité et accepte le défi et l?hostilité, parce que sa vérité ne peut unir et concilier qu'après avoir ouvert le conflit et défait les appartenances!. > [!information] Page 127 C?est la « différenciation éthique » ? et la dimension plurielle qu?elle contient originairement ? qui décide de la dimension juridico-politique d?une collectivité, et non l'inverse. Le poids philosophique de la parrhésia éthique de Socrate réside précisément dans le fait d?avoir montré les limites, et pas seulement les limites historiques, de ce que l?on nomme la parrhésia politique. > [!accord] Page 127 La sphère de la politique, en tant qu?organisation de l?État, réglementation des institutions et garantie du pacte social, est insuffisante et parfois même incompatible avec la pratique de l'éthique de la vérité, semble dire Foucault lorsqu'il commente la crise de la démocratie athénienne et son entrée en conflit avec la liberté de ceux qui veu- lent être « autrement ». Foucault souligne le paradoxe de la Constitution athénienne qui, en même temps qu?elle fait l'éloge de la démocratie, élabore en son sein une cri- tique des institutions. Les principes mêmes d?une cri- tique de la démocratie et de la parrhésia politique ressortent, en effet, avec une extrême clarté de ce texte. Ici, le principe d?opposition se fonde sur une différencia- tion quantitative, du fait que les deux groupes qui s'affrontent dans une cité sont le grand nombre et le petit nombre. Cette scansion organise les conflits de la cité, car elle produit une sorte d? « isomorphisme éthique et quan- titatif » > [!accord] Page 128 Dans ce contexte, il n?y pas de place pour le parrhésiastes, mais plutôt pour le rhé- teur, le sophiste et le flatteur. La démocratie, comme garantie du pacte, et essentiellement comme extension à tous des critères d?ordre de quelques-uns, la démocratie comme forme de la politique et organisation normative, est probablement le champ où doit encore se jouer le défi décisif entre Érotique et Rhétorique. Socrate a appris du dieu, lit-on dans L?Apologie, que le devoir d?érotisation est hors du temps et impose de se soustraire au risque de la vexation publique. Toutefois, la parrhésia socratique de type éthico-philosophique, n'étant pas exposée au danger de la politique, et même « incompatible avec la tribune », n?en demeure pas moins utile à la cité?. Elle nous avertit que la finalité politique, aussi prévalente soit-elle dans le problème éducatif de l?Alcibiade, doit trouver son indis- pensable nourriture dans l?éthique, dans la production éthique de soi, dans le souci de tous et de chacun. > [!accord] Page 129 Le caractère essentiel de l?êfre en commun, que la lecture de [[Hegel]] nous à permis d'appréhender dans la critique foucaldienne de l?amour et de l?acte de vérité, se situe donc aux débuts, dans les strates profondes de la régle- mentation juridico-politique des conflits. Dans ces strates où l?antagonisme est seulement une activation de pou- voirs éthiques, originairement liés et cependant en oppo- sition avec toute forme d?appartenance définie et recluse. C?est pourquoi la vie philosophique n?occupe pas les frontières extérieures de la politique, mais la pénètre et la rend à sa dimension la plus propre. Car, dans l?analyse généalogique du sujet, il faut entendre par « dimension politique » tout ce qui a un lien avec ce que nous voulons accepter, refuser ou changer de nous-mêmes, des choses au sein desquelles nous sommes situés, du processus qui nous traverse et de notre présent?. En ce sens, la politique reste la tâche permanente de la réflexivité du vivant, et elle est capable de maintenir la connexion entre philo- sophie et histoire à travers la « vue plongeante » du travail éthique sur soi. ## Lumière Grecque ### Le sujet ancien d'une éthique moderne Auteur : [[Jean-François Pradeau]] > [!information] Page 134 Foucault soumet son histoire de la sexualité comprise comme expérience subjective à trois axes de recherche : l'examen des savoirs, des textes prescriptifs qui prennent la sexualité pour objet, puis des « systèmes de pouvoir qui en règlent la pratique », et enfin des « formes dans les- quelles les individus peuvent et doivent se reconnaître comme sujets de cette sexualité »!. C?est ce troisième et dernier axe constitutif qui occupe l?essentiel des deux volumes, pour produire une généalogie des manières dont les individus se sont constitués eux-mêmes comme sujets d?une conduite sexuelle. > [!approfondir] Page 135 Ce travail éthique, dont les pratiques sexuelles ne seront plus finalement que l?expérience privilégiée, le para- digme, relève d?une culture de soi, d?un ensemble de pra- tiques réfléchies et problématisées qui président au travail de mise en forme dont le résultat est la constitution de soi comme sujet éthique. Ce travail d?information est le proces- sus proprement éthique de ce que Foucault nomme la «subjectivation ». L'usage des plaisirs le définit comme un travail de soi sur soi, que Foucault appelle encore une « étho-poétique ». Une poétique, car il s?agit bien de se produire comme sujet éthique en vivant selon tel régime culinaire ou sexuel, en pratiquant telle ou telle espèce de sexualité ou d'économie domestique, mais aussi dans la mesure où 1l s?agit d?imprimer à la « substance éthique » que l?on est soi-même ?une certaine forme, un certain style. Le sujet est une ?uvre. > [!accord] Page 136 C?est dès l'Antiquité classique, montre Foucault, que l?on rencontre une morale du comportement sexuel construite autour de thèmes d?austérité, de maîtrise et d?ascèse. Ces thèmes, qui sont donc les « problématisa- tions » dont traite Foucault, occupent et déterminent un ensemble de pratiques dont les exercices spirituels, les ascèses, sont l?occasion principale. Les exercices spirituels, ce sont toutes les expériences, prescrites par les doctrines philosophiques, que l'individu peut faire pour s'appliquer à lui-même, prendre soin de lui-même en se transfor- mant. > [!information] Page 136 Foucault s?en remet ici pour beaucoup à l?ouvrage de [[Pierre Hadot|P. Hadot]], Exercices spirituels et philosophie antique?, et choisit de désigner l?ascèse ancienne comme cette forme de maîtrise de soi rationnelle et libre qui aurait occupé la pensée ancienne de l?âge classique (le IV® siècle académique), jusqu?au seuil de la domination chrétienne (le Stoïcisme romain impérial du 11° siècle de notre ère). Cette forme de culture de soi diffère, selon Foucault, des modes de subjectivation que proposera la pastorale chrétienne, mais elle demeure, d?un bout à l?autre de la tradition ancienne, la règle constante de la réflexion éthique. ^d93963 > [!accord] Page 137 Il y aurait à une continuité, et le tra- vail éthique par lequel on essaie « de se transformer soi- même en sujet moral de sa conduite »! serait le thème commun à toutes les doctrines philosophiques de l?Antiquité classique qui se présentent toutes comme des modes de vie. > [!information] Page 137 Dans L'usage des plaisirs et Le souci de soi, Foucault trouve l'élaboration d?une «esthétique de l?existence » par laquelle l'individu se constitue, se façgonne comme sujet moral, dans trois domaines : l?économie domes- tique et conjugale, la diététique médicale et l?érotique philosophique?. Dans chacun de ces domaines, des textes enseignent des « techniques de soi», des exercices qui prescrivent les conduites et les pratiques susceptibles de permettre à l?individu de faire de sa vie une belle ?uvre. Les aphrodisia, les plaisirs de l?amour, y sont par exemple l?objet d?un ensemble de règles et d'exercices que Fou- cault désigne comme « gouvernement des aphrodisia » > [!information] Page 139 Et Foucault insiste à plusieurs reprises sur le fait que la cul- ture de soi ancienne ne distingue pas l?exercice de trans- formation de soi de l?herméneutique de soi; c?est ce qu?aspire à rendre la formule d?étho-poétique déjà évoquée, ou encore, elle n?en sont que les synonymes, les expressions de «stylisation » ou d? «esthétique de l'existence »' > [!information] Page 139 Ce dernier, pour fonder l?argument selon lequel l'éthique ancienne était une esthétique des conduites, doit recon- naître à l'individu auteur de sa propre subjectivation une autonomie réfléchie, une liberté. C?est le thème que développe Le souci de soi, en insistant sans relâche sur le fait que le rapport à soi relève toujours « du choix libre et raisonnable du sujet ». Le stoïcisme impérial (celui de Sénèque, d?Épictète et de Marc Aurèle), qui constitue le fonds philosophique principal des analyses du Souci de soi, donne à la culture de soi sa forme achevée, en consacrant la connaissance de soi comme la principale tâche éthi- que?. S?il y a bien pour Foucault une transformation considérable de la culture de soi dans ce dernier âge de la philosophie hellénistique, elle n?en relève pas moins tou- jours de la tradition de la maîtrise de soi dont les dialo- gues platoniciens donnaient le premier témoignage. > [!information] Page 140 Dans l?article qu?il a consacré à l?étude foucaldienne de la culture de soi, [[Pierre Hadot|P. Hadot]] regrette qu? «en définissant son modèle éthique comme une esthétique de l?exis- tence, M. Foucault ne propose une culture de soi trop purement esthétique, c?est-à-dire, je le crains, une nou- velle forme de dandysme, version fin du xx° siècle ». Pour l'essentiel, [[Pierre Hadot|P. Hadot]] reproche à Foucault d?avoir restreint, de manière excessive, la culture de soi à n?être qu?un souci de soi, un plaisir pris en soi-même, en négli- geant que la transformation de soi signifiait pour tous les anciens non pas un repli sur soi mais au contraire un dépassement de soi et une universalisation pour lesquels «le sentiment d?appartenance à un Tout, dit [[Pierre Hadot|P. Hadot]], me semble être l?élément essentiel » > [!approfondir] Page 143 De telle sorte encore que le libre exercice de la raison chez les stoïciens ne peut être compris sans être rapporté à l?idéal du sage, seul capable de se suffir à lui-même quand les autres hommes s?abusent sur le compte de leur liberté. À ne pas vouloir reconnaître le caractère critique et « sub- versif » des modes de vie proposés par les écoles philoso- phiques, Foucault à surévalué l?ampleur de la liberté antique?, et séparé indûment, dans les doctrines philoso- phiques, l?éthique de la culture de soi de ses corrélats théoriques et politiques. > [!approfondir] Page 145 Fou- cault prive les anciens de cette partie de leur philosophie qu'est la connaissance de la réalité, ou de la nature. Le seul moyen de confondre les problématisations éthiques de l?économie conjugale, de la diététique médicale et de l?érotique philosophique était de négliger la spécificité théorique, contemplative, des philosophies anciennes, qui se conçoivent toutes comme des modes de vie soumis à l'intelligence de l?ordre du monde. L?éthique de l?His- toire de la sexualité n?est pas celle de la philosophie ancienne?. > [!accord] Page 146 S?agissant de Pla- ton, il est frappant de constater combien l'Histoire de la sexualité choisit d'ignorer le caractère conflictuel et ago- nistique de sa psychologie. La maîtrise de soi, chez Pla- ton, signifie avant tout que, des trois fonctions ou éléments différents de l?ime (lintelligent, l?irascible et le désirant), le meilleur impose aux autres son gouverne- ment. De la République au Timée, Platon considère tou- jours ce gouvernement de l?âme comme l'issue d?un conflit, constitutif de la subjectivité. Tout comme, dans une cité, la partie la meilleure, c?est-à-dire les citoyens savants, doivent imposer aux autres le seul bon gouverne- ment possible, mais un gouvernement que tous les citoyens sont loin de concevoir et de souhaiter. C?est un aspect essentiel de la maîtrise de soi, auquel Foucault ne consacre qu?une brève allusion, en indiquant aussitôt que la maîtrise ne signifie pas seulement la contrainte exercée sur so1, mais aussi et surtout le libre plaisir pris à soi- même?. > [!accord] Page 149 Comme Foucault le répète dans un certain nombre de textes et d?entretiens contemporains de ses deux derniers ouvrages, il a cherché dans l?éthique ancienne une issue à la morale universelle, de « tout le monde », en l?espèce d?une éthique du choix, d?une éthique à la mesure restreinte du petit nombre d?individus que des pratiques rassemblent, notamment sexuelles!'. En ce sens, et c?est la raison pour laquelle le contexte précis des exercices spirituels grecs ne retient pas son attention, il est très clair que le recours aux Anciens ne sert qu?à trouver les condi- tions de possibilité d?une éthique des individus qui ne soit pas une morale individualiste du repli sur soi ou du retrait. > [!information] Page 154 Les techniques de soi étaient envisagées, au moins de manière prospective, comme le pendant des technologies de gouvernement, et les pre- mières devaient être réunies aux secondes dans un ouvrage que Foucault projetait d?intituler Le gouverne- ment de soi et des autres. « Un tel projet, annonçait Fou- cault au début du cours de 1980-1981, est au croisement de deux thèmes traités précédemment : une histoire de la subjectivité et une analyse des formes de la ?gouver- nementalité?. » Que le croisement promis n'ait pas eu lieu peut être expliqué de deux manières. > [!information] Page 154 Par la faute de temps, d?abord ; mais c?est une hypo- thèse incertaine, qui ne rendrait pas raison de l?inter- ruption des recherches sur la gouvernementalité, et notamment sur le libéralisme, au profit de cette grande histoire des pratiques de soi qui occupe Foucault au moins les cinq dernières années de sa vie. Par une hésita- tion, ensuite, entre deux voies distinctes. ### La parrhêsia chez Foucault (1982-1984) Auteur : [[Frédéric Gros]] > [!accord] Page 158 Cependant, dans les deux cas, le régime de parole sera irréductible : opposition de l?aveu et de la parrhésia, qui permet à Fou- cault d?établir un point de rupture entre le soi antique et le sujet chrétien. > [!information] Page 158 L?aveu désigne en effet cette parole du dirigé, en tant qu?il a à produire un discours vrai sur lui- même, adressé à un Autre (son directeur de conscience, son confesseur, etc.). Le dirigé doit se prendre lui-même comme référent d?un discours vrai et révéler à un Autre, essentiellement silencieux, ce qu?il en est de ses désirs, de ses pensées, etc. > [!information] Page 159 Alors que la parrhésia, dans son opposition à l?aveu, faisait sur- tout valoir une parole du maître authentifiée par des actes, contre une parole du disciple à même de produire une identité personnelle et secrète, la parrhésia, dans son affrontement avec la rhétorique, se donne comme parole vraie, engagée et risquée. Une parole vraie : la parrhésia pose comme principiel le partage du vrai et du faux, alors que la rhétorique se concentre sur la manière de dire plu- tôt que sur la vérité du dit ; il s?agit de dire une chose de la manière la plus directe et claire, sans faux-brillant ni effets ostentatoires. > [!accord] Page 159 Une parole engagée : la parrhésia sup- pose une adhésion du locuteur à son énoncé ; il s?agit d?énoncer une vérité qui constitue une conviction per- sonnelle, alors que le problème du rhétoricien n?est pas de croire mais de faire croire (passage de la conviction à la persuasion). Une parole risquée, enfin : la parrhésia sup- pose du courage, parce qu?il s?agit souvent d?une vérité blessante pour l?autre, et qu?on prend le risque d?une réaction négative de sa part, alors que la rhétorique, on le sait, cherche à flatter l?autre, à le rendre dépendant d?un discours mensonger. > [!information] Page 159 Troisième grande analyse diacritique (cours du 1% février 1984) : Foucault constate l?existence dans la culture antique de quatre grandes modalités de dire-vrai. Une modalité prophétique, où le discours vrai de l?oracle opère une médiation entre les hommes et les dieux, le présent et le futur, sous une forme énigmatique. Une modalité de sagesse, où le discours vrai tenu par un sage vivant dans une retraite essentielle délivre l?être nécessaire des choses du monde. Une modalité technicienne enfin, où il s?agit de transmettre des connaissances positives et de souder ainsi une communauté d'initiés. La dernière modalité est celle de la parrhésia, qui s?oppose à toutes les autres : le parrèsiaste parle en son nom propre et son dis- cours porte sur une situation actuelle, singulière. Son lieu naturel est la place publique et enfin il porte la relation à l?autre à l?extrême tension de la rupture possible. > [!information] Page 160 la parrhésia est une prise de parole publique ordonnée à l?exigence de vérité, qui, d?une part, exprime la conviction personnelle de celui qui la soutient et, d?autre part, entraîne pour lui un risque, le danger d?une réaction violente du destinataire. > [!information] Page 161 La parrhésia est d?abord définie par Foucault dans sa dimen- sion positive originelle, comme fondement éthique de la démocratie : elle est ce privilège dévolu au citoyen bien- né de prendre la parole, d?user de franc-parler, d?exercer un ascendant sur les autres. Soit Ion dans la tragédie d?Euripide du même nom, recherchant ses origines, car seule la certitude d?être né d?une mère athénienne pour- rait lui donner l?assurance d?une parole libre face à ses concitoyens. > [!accord] Page 161 Mais cette âge d?or est suivi d?une intense période critique où la parrhé- sia, le dire-vrai, semble incompatible avec la structure même de la démocratie. C?est Démosthène, faisant valoir qu?il risque la mort et l?exil dès qu?il assène à l?assemblée des vérités dures à entendre, et lui oppose sa lâcheté et son manque de lucidité face aux menées de Philippe de Macédoine. > [!approfondir] Page 161 Dire-vrai en démocratie, c?est risquer la mort. C?est Platon, pour qui le tout-dire de la parrhésia a tourné dans les démocraties en un «dire n'importe quoi », « dire tout et son contraire ». Cette grande crise de la parrhésia dans l?Athènes du IV° siècle vaut comme mise en question générale de la démocratie pour la philo- sophie politique, analysée par Foucault de la manière sui- vante. > [!approfondir] Page 162 l?idée d?un par- tage nécessaire des individus entre les polloi (la masse) et les aristoi (les meilleurs) ; l?idée, d?autre part, que le bon régime politique suppose l'excellence éthique des gou- vernants et leur capacité à discerner le vrai. Ici et là, c?est un critère de différenciation éthique qui est affirmé, répété, réitéré. Or, cette différenciation est impossible en démocratie : impossible d?imaginer une masse ver- tueuse. > [!accord] Page 162 Foucault montre, à partir de là, que deux possibili- tés s?ouvrent pour la pensée politique. D?une part, la solution platonicienne, qui consiste à rendre à nouveau possible le dire-vrai, mais dans le cadre strict et limité d?une éducation de l?ime des gouvernants, soigneuse- ment choisis et triés. D?autre part, la solution aristotéli- cienne, où on sauve la démocratie, en la dégageant de présupposés éthiques, pour ne plus retenir que l?alter- nance formelle des relations des gouvernants et des gou- vernés. En tous les cas, cette crise de la parrhésia aura constitué pour Foucault le lieu de naissance de la philo- sophie occidentale : lieu d?un dire-vrai qui tente de se réinventer en nouant ensemble l?éducation éthique des âmes, la vérité du discours, et la politique des individus. > [!information] Page 163 Socrate, dans l?Apologie, apparaît comme cet homme qui à reçu pour mission divine de se soucier du souci de soi des autres, inciter chacun à s?occuper de soi, plutôt que de ses plaisirs, de ses honneurs ou de ses richesses. C?est ce souci qui structure la parrhésia. > [!information] Page 163 La thèse de Foucault est la suivante : le platonisme serait le lieu d?un embranchement fondamental pour la philosophie occidentale, illustré par une opposition entre le Lachès et l?Alcibiade. L?Alcibiade serait le dialogue dans lequel le soi qui fait l?objet du souci est déterminé comme âme, alors que la forme du souci devient celle de la connaissance. Dès lors, la philosophie se fait métaphy- sique, ontologie de l?âme, contemplation. La seconde grande ligne de développement est illustrée par le Lachès. Alors, le souci de soi ne consiste plus en une connaissance de l?ime comme part divine en soi, mais l?objet du souci est le bios, la vie, l?existence, et se soucier de soi signifiera donner forme à son existence, soumettre sa vie à des règles, à une technique, la mettre à l'épreuve selon des procédures : c?est la philosophie comme art-de vie, tech- nique d?existence, esthétique de soi. Le Lachès parle de ce courage et de ce risque : non pas celui de placer au-delà de son corps une réalité ontologique distincte (l?âme), mais de savoir ce qu?il en coûte à celui qui veut donner à sa vie immanente un certain style réglé. Ce n?est pas le thème d?une « belle existence » qui est nouveau ici (après tout, il était récurrent chez Homère et Pindare), mais l?interférence entre ce souci d?une vie belle et une pra- tique de véridiction. Une certaine philosophie se donne à penser, qui n?est plus discours métaphysique sur la vérité divine de l?âme, mais une certaine pratique de la vérité qui soit en même temps une pratique de soi. > [!information] Page 164 C?est ainsi que Foucault, dans le cours du 29 février 1984, peut éta- blir trois grandes fonctions du mode de vie cynique par rapport à l'exigence de parrhésia : une fonction instru- mentale (pour prendre le risque de parler-vrai, il faut n'être attaché à rien) ; une fonction de réduction (il s?agit d'organiser un décapage général de l'existence qui la débarrasse de toutes les conventions inutiles et autres opi- mions infondées) ; une fonction, enfin, d?épreuve (la vie doit apparaître dans la vérité de ses conditions fondamen- tales). C?est la vie, et non la pensée, qui est passée au fil du rasoir de la vérité. Cette esthétique de l?existence est éloignée de celle qu?on trouvait accompli par l'éthique stoïcienne : là, il s?agissait d?établir la correspondance réglée, harmonieuse, entre des paroles et des actes, entre la vérité et la vie. Avec les cyniques, il s?agit de faire écla- ter la vérité dans la vie comme scandale. Le rapport entre vie et vérité est à la fois plus serré et plus polémique. > [!accord] Page 165 Ce couplage explosif d?un dire-vrai et d?un style d?existence constitue pour Foucault une constante supra-historique de l'attitude cynique, telle qu?il la retrouvera dans une certaine mystique chrétienne du dépouillement et du scandale ascétiques, dans certains mouvements révolutionnaires du xix° siècle (courants anarchistes, militantisme de gauche, etc.), dans l?art moderne, enfin, dès qu?il n?établit plus au réel un rapport d'imitation ou d?ornementation, mais de réduction à l?élémentaire depuis le refus agressif des normes sociales (Baudelaire, Flaubert, Manet). > [!information] Page 165 Premier sens : la vérité est ce qui est non caché, non dis- simulé, complètement visible. Deuxième sens : la vérité > [!information] Page 166 est ce qui est pur, non altéré, sans mélange. Troisième sens : la vérité est ce qui est conforme et droit. Qua- trième sens : la vérité est ce qui est immobile, incorrup- tible, identique à soi. Ces quatre sens caractérisent évidemment le logos vrai : discours sans dissimulation, pur d'opinion fausse, droit et immuable. Mais on trouve encore ces quatre sens appliqués à la vie. > [!accord] Page 166 La vie philoso- phique chez Platon, par exemple, sera une vie simple et directe, débarrassée de tout élément impur, une existence de rectitude, et enfin une vie qui échappe aux vicissitu- des. Il faut comprendre maintenant comment la «vie vraie » des cyniques constitue bien une application des sens de vérité à l'existence, mais sous forme de radicalité et de scandale. > [!information] Page 167 Le souci de soi avait permis un nouage de la vie et de la vérité dans le sens d?une harmonie idéale. L?éthique stoïcienne était en effet une éthique de la cor- respondance réglée entre l?action et le discours, une mise à l'épreuve de la vérité par la vie : il s?agit de savoir si cette existence, qu?on sait malmenée par les vicissitudes, peut se voir ordonnée, réglée par des principes vrais. C?est une éthique de l?ordre et de la discipline. > [!accord] Page 167 L?éthique cynique de la parrhésia est au contraire une mise à l'épreuve de la vie par la vérité : il s?agit de voir jusqu?à quel point des vérités supportent d?être vécues, et de faire de l?existence le point de manifestation intolérable de la vérité. Peut-être y a-t-il là deux sens profondément diffé- rents de vérité, auxquels Foucault demeure pourtant irré- ductiblement attaché : la vérité comme régularité et structure harmoniques ; la vérité comme rupture et scan- dale intempestifs. > [!accord] Page 168 Deux esthétiques de l?existence, deux styles très différents de courage de la vérité : le courage de se transformer lentement, de faire tenir un style dans une existence mouvante, de durer et de tenir ; le courage, plus ponctuel et plus intense, de la provocation, celui de faire éclater par son action des vérités que tout le monde sait mais que personne ne dit, ou que tout le monde répète mais que personne ne se met en peine de faire vivre, le courage de la rupture, du refus, de la dénoncia- tion. Dans les deux cas, il ne s?agit pas de la fondation d?une morale qui recherche le bien et se détourne du mal, mais de l?exigence d?une éthique qui poursuit la vérité et dénonce le mensonge. Ce n?est pas une morale de philosophe, c?est une éthique de l?intellectuel engagé.