Auteur : [[Mathieu Quet]] Connexion : Tags : --- # Note > [!accord] Page 3 Les pays les plus riches se constellent d’entrepôts qui prennent la place des usines abandonnées ; les pays les plus pauvres, eux, assurent la fabrication et le traitement des biens qui sillonnent la planète pour être achetés, consommés, mis au rebut > [!information] Page 13 2019, pour le transport maritime, est l’année d’un nouveau record : celui du lancement du porte-conteneurs le plus grand au monde. Fort de ses 400 mètres de long et 62 mètres de large, de sa capacité de 23 756 conteneurs, le MSC Gülsün est une manifestation éclatante du désir de gigantisme qui anime aujourd’hui l’industrie du transport. Il a été fabriqué dans l’un des hauts lieux de la construction navale contemporaine : l’île de Geoje – celle-là même qui, pas loin de soixante-dix ans auparavant, avait accueilli les 14 000 passagers du SS Meredith Victory. Il faut dire que la région de Busan, à quelques kilomètres de Geoje, abrite un site majeur de construction navale établi au début du XXe siècle par l’État colonial japonais > [!accord] Page 15 Des bateaux et des firmes de livraison qui nous apportent nos paquets jusqu’aux routes qui encadrent nos déplacements et aux data centres qui hébergent nos données, en passant par les tuyaux par lesquels s’écoule l’eau que l’on boit et les effluents que l’on rejette, ou par les réseaux électriques qui nous approvisionnent avec l’énergie dont nos sociétés sont si gourmandes : les mouvements des choses, des personnes, de la matière visible ou invisible sont désormais profondément structurés par la pensée logistique > [!approfondir] Page 16 Et, avec elle, une conception particulière du mouvement et de son organisation, qu’on peut résumer de la façon suivante : tout est affaire de gestion de flux. Que vous commandiez un livre par Internet, que vous vous rendiez en train chez votre grand-mère, que vous obteniez des médicaments à la pharmacie en présentant votre carte Vitale, que vous vous inscriviez à une formation de dessin dans votre quartier ou que vous appeliez l’agriculteur qui vous procure des légumes régionaux, vous agissez dans un monde dont les éléments sont définis comme autant de flux à gérer > [!accord] Page 16 Lorsque je fais la queue au supermarché, guettant fébrilement quelle file s’écoule le plus vite, je suis l’élément d’un flux, conçu comme tel au moyen de savoirs de management et d’outils techniques de gestion des populations. La théorie mathématique des files d’attente, le tapis roulant sur lequel je dépose mes achats, la discipline et les pressions subies par la caissière pour optimiser ses gestes représentent certains facteurs de la constitution de ce flux > [!approfondir] Page 17 Ce livre fait l’hypothèse que la logistique, ainsi que la réflexion et les outils qui la sous-tendent se sont imposés comme un mode d’organisation incontournable des sociétés contemporaines. À ce titre, il est urgent de documenter de manière systématique comment la logistique s’est immiscée dans nos vies, et ce qu’elle change à nos existences > [!accord] Page 18 On évitera enfin de succomber à la tentation d’un découpage trop schématique des opérations, des formes de matérialité et des natures. Il n’y a pas, d’un côté, le transport des objets et, de l’autre, celui des personnes, et, encore un peu plus loin, la circulation des êtres symboliques que sont les données, les images, les écrits, les sons. Concevoir l’influence de la logistique sur notre monde, c’est au contraire essayer de comprendre comment objets, personnes, symboles se trouvent d’un même geste, mais pas forcément dans le même sens, mis en mouvement > [!approfondir] Page 19 En ce sens, la logistique ne se contente pas d’occuper une province clairement délimitée des programmes universitaires ou des activités managériales. Il lui faut un royaume, un empire. Et même : un monde. Il nous faut tenter de comprendre ce monde-là, la manière dont la pensée logistique le fabrique. > [!information] Page 22 Le MSC Gülsün est si grand que les grues du port de Bremerhaven ne peuvent pas atteindre la rangée de conteneurs la plus éloignée du quai, et les autorités protestent contre ces nouveaux « méga-navires » qui les forcent à renouveler sans cesse les investissements aux frais des contribuables > [!information] Page 23 Le commerce de marchandises a crû de façon exponentielle au cours des dernières décennies. En 2018, la valeur des biens échangés sur la planète atteignait presque 20 trillions de dollars, soit quasiment trois fois plus qu’en l’an 2000, et trois cents fois plus qu’en 19501. > [!information] Page 23 Le volume de ces échanges lui-même n’a cessé de croître : il est passé d’une augmentation moyenne de 3,4 % par an pendant la « première mondialisation » (1870-1913) à 7,9 % par an au cours des trente glorieuses > [!information] Page 23 C’est le cas des vêtements : chaque habitant de l’Union européenne dépense en moyenne 800 euros par an pour acheter de nouveaux habits (680 euros en France)4, ce qui équivaut à plusieurs dizaines de kilos de textile > [!information] Page 24 Dans le film documentaire Genèse d’un repas (1978), Luc Moullet et sa compagne Antonietta Pizzorno résument cette idée, en un plan joyeusement provocateur de strip-tease. À chaque vêtement ôté, elle annonce sa provenance : Pérou, Zaïre, Philippines, Inde, Pakistan, pétrole arabe… Une fois complètement nue, alors qu’on imagine difficilement ce dont elle peut encore se défaire, elle arrache enfin ses faux cils et lâche un désabusé : « Encore du pétrole. » > [!information] Page 25 En 1956, la capacité du premier « porte-conteneurs », l’Ideal X, était d’environ 1 000 EVP (équivalent vingt pieds, unité de mesure approximative de la taille d’un conteneur). Assez rapidement cependant, la capacité des porte-conteneurs a augmenté. En 1973, les premiers porte-conteneurs intégraux français avaient une capacité de 3 000 EVP et à la fin des années 1980 sont apparus les « Post-Panamax », si grands qu’ils ne pouvaient plus emprunter le canal de Panama (plus de 4 000 EVP). > [!information] Page 26 On parle aujourd’hui de mega-ships au sujet des vaisseaux de plus de 10 000 EVP, dont la majorité ont été mis à l’eau après la crise de 2008. Leur nombre reste limité (quarante-sept navires de plus de 20 000 EVP) et la plupart des porte-conteneurs se situent encore à moins de 3 000 EVP. > [!information] Page 26 Le trafic par porte-conteneurs est passé d’une centaine de millions de tonnes en 1980 à presque 2 000 millions en 201712. Au cours des vingt dernières années seulement, le commerce a crû d’environ 50 millions de conteneurs pour atteindre près de 160 millions13. > [!accord] Page 26 La grande migration des objets ne se résume cependant ni à l’encombrement des foyers, ni à la multiplication des navires de très grande taille, ni aux chiffres du commerce international, ni à l’enrichissement des transporteurs. Elle se matérialise par l’éclosion et la dissémination d’entités qui peuplent de plus en plus notre environnement comme nos imaginaires. La ronde des conteneurs active ainsi un ensemble de figures, d’outils et d’espaces qui sont devenus les lieux communs du capitalisme mondialisé > [!information] Page 27 La population ouvrière des entrepôts (distribution, réception) concerne aujourd’hui 13 % de la population ouvrière totale, soit 700 000 emplois17. Si l’on ajoute les métiers du transport, ce nombre pourrait même se porter à plus de 1,6 million18. Des emplois surtout dévolus à une population racisée et majoritairement masculine19, au niveau de diplôme assez bas, à la mobilité professionnelle limitée, soumise à différentes stratégies de disqualification sociale et victime d’accidents de travail fréquents20 > [!information] Page 28 Certains des éléments les plus importants de ce décor, mi-banalement coutumier, mi-cauchemar technophile, sont apparus dès le milieu des années 1950, alors que l’entrepreneur Malcolm McLean, souvent considéré comme l’inventeur de la conteneurisation, menait ses premières expériences de transbordement avec des boîtes de taille standard23 > [!approfondir] Page 32 Certains vont même jusqu’à dire que, depuis les années 1970, le monde de la logistique a connu une véritable révolution, au point que nous serions passés à un nouvel âge du capitalisme, l’ère de la « chaîne de distribution29 » > [!approfondir] Page 32 Soit dit en passant, Bonacich et Wilson ont raison de noter que ce pouvoir renouvelé du capital commercial a souvent été négligé par les analystes au profit d’un intérêt pour le rôle du capital financier. Cette mutation a consacré l’abandon du modèle fordiste d’une production très standardisée au profit d’une flexibilisation des pratiques de production favorisée par différents principes de gestion (comme la lean production lancée notamment par l’entreprise Toyota). Un procédé essentiel de cette flexibilisation a consisté à sous-traiter une partie de la production pour rogner sur le coût du travail > [!accord] Page 33 L’autre changement important a été le développement du transport intermodal ou combiné qui a permis d’accélérer sensiblement la rapidité de livraison. Dans le même temps, la dérégulation a permis à un même acteur de gérer différents modes de transport. Enfin, la révolution logistique a été permise par des transformations du marché du travail : affaiblissement des syndicats, casse du droit du travail et externalisation croissante des fonctions des entreprises. > [!accord] Page 33 Le système d’interdépendances que n’a cessé d’encourager ce précepte est conduit à une nouvelle extrémité par les dynamiques contemporaines de mondialisation. Les consommateurs européens sont plus que jamais dépendants des ouvriers asiatiques pour assouvir leurs besoins de consommation, à un degré parfois vital lorsqu’on pense par exemple à la production de médicaments essentiels. > [!approfondir] Page 33 En retour, les ouvriers asiatiques, qui sont eux-mêmes des consommateurs, dépendent de la consommation des pays où ils exportent leurs marchandises pour accéder à de nouveaux biens et s’aligner sur le dogme de la croissance par le marché dont leurs gouvernants sont les relais ; de surcroît, ils sont fortement tributaires de la production européenne dans un grand nombre de domaines. > [!information] Page 34 Comme le rappelle Jean-Baptiste Vidalou, la logistique est cependant aussi, « dès ses origines, une science militaire36 ». La fonction de maréchal général des logis, créée par Henri IV, a démontré au cours du XVIIe siècle son importance dans l’organisation du déplacement et du campement des armées37. > [!approfondir] Page 37 Des universités prestigieuses comme le MIT aux organisations de recherche militaire comme la RAND Corporation, en passant par l’US Air Force, la Navy ou de grandes entreprises privées, nombreux étaient les artisans de la cause de la recherche opérationnelle. L’enjeu de mobilisation sociale soulevé par la guerre froide était tel qu’il s’agissait de compter sur toutes les forces, militaires et marchandes, pour triompher dans un nouveau type de conflit > [!approfondir] Page 39 En réalité, la contribution de SCOOP aux tâches de planification a été très faible, car les paramètres à prendre en compte étaient trop nombreux pour les outils informatiques de l’époque, qui ne permettaient pas de gérer une telle quantité de données. En revanche, l’expérience a été cruciale pour contribuer à façonner une approche mathématique et informatique des opérations logistiques – et elle illustre à merveille l’ambition managériale démesurée qui a porté la rencontre de la logistique et de la science > [!approfondir] Page 40 Dès les années 1950, Morgenstern appelait au rapprochement de la logistique et du monde de l’entreprise : « Il existe une similarité immédiate entre la logistique militaire et la logistique commerciale ou industrielle, notamment dans l’organisation de la production à la chaîne. Il y a aussi des différences : les problèmes rencontrés dans le monde militaire sont d’une taille beaucoup plus grande que ceux du monde de l’entreprise. Néanmoins, il y a beaucoup à apprendre de la comparaison de ces domaines, qui manquent tous deux d’une théorie et d’une approche plus systématique de la logistique50. » > [!accord] Page 43 De ce point de vue, la logistique contemporaine ne recouvre pas seulement un ensemble de personnes, d’outils, d’activités ; elle ne se résume pas non plus aux transformations néolibérales des marchés mondialisés dans les années 1980-1990. Elle recouvre une forme de pensée, un principe de conceptualisation du monde marchand, une discipline du gouvernement des flux de biens et de matières. Elle témoigne d’un courant du libéralisme économique, d’une approche de l’économie et du marché, dont on a encore assez peu mesuré les enjeux. > [!approfondir] Page 43 Il est en effet difficile d’ignorer l’influence de cette origine militaire, qui a correspondu à un immense travail de mobilisation de la société au cours de la guerre froide, comme on a pu le lire chez le théoricien militaire Henry Eccles : « Le processus logistique recouvre à la fois la dimension militaire de l’économie et la dimension économique des opérations militaires57. » Dans cette perspective, la démilitarisation de la logistique a été rendue possible en partie par une militarisation de la société. > [!accord] Page 45 C’est à l’édification d’un monde étrange qu’a conduit depuis soixante-dix ans l’expansion des routes marchandes. Un royaume de ports, de navires gigantesques, de hangars, de conteneurs standardisés. Royaume de palettes et de puces de traçabilité, de logiciels de gestion intégrée et de grues gargantuesques > [!approfondir] Page 53 Le déchaînement de la rhétorique nationaliste et xénophobe, le discours de crise visant à légitimer tous les manquements au droit et à la démocratie ne doivent pas masquer les transformations structurelles, inscrites dans un mouvement de long terme, que les politiques récentes n’ont fait que renforcer > [!accord] Page 54 L’une des manifestations de cette logique au cours des dernières années est l’approche dite hotspot, mise en œuvre en Italie et en Grèce, par exemple sur les îles de Lampedusa et Lesbos. > [!information] Page 55 Le sociologue Pierre-André Juven et ses collègues ont montré comment la « raison gestionnaire » s’est imposée au sein des hôpitaux publics. Ils reviennent sur l’émergence de cette raison à travers différents mots d’ordre depuis les années 1980, comme la nécessité de mesurer la production hospitalière ou le besoin d’optimiser le rapport entre allocation de ressources et résultats. > [!approfondir] Page 56 Mais elle présente l’intérêt pour les gestionnaires de « détacher » les activités des personnes qui les exercent. Sur cette base, il devient possible d’administrer le travail à l’hôpital strictement en fonction des impératifs de gestion et non en fonction du personnel disponible > [!approfondir] Page 57 Comme ce document l’indique, le « devenir flux » du personnel hospitalier s’accompagne du « devenir flux » des patients. Il s’agit d’optimiser la gestion de ces différents flux pour mieux maîtriser les dépenses > [!accord] Page 57 En matière de transport, [[Bruno Latour]] nous a d’ailleurs prévenus : rien n’est jamais « simple ». Prendre sa voiture pour aller discuter chez une connaissance, ce n’est pas seulement se déplacer d’un point à un autre. ^eb7d84 > [!approfondir] Page 58 La marque de cette conviction demeure visible jusque dans les tentatives de réforme du capitalisme auxquelles se prête la pensée logistique. Tel est le cas des connaissances produites dans l’évaluation des cycles de vie des marchandises. L’évaluation des cycles de vie (life cycle assessment), largement adoptée par l’industrie, la grande distribution et les agences de conseil qui les assistent, consiste à modéliser un produit comme un système caractérisé par ses interactions avec l’environnement. > [!information] Page 58 L’objectif affiché de l’évaluation des cycles de vie est de réduire ces flux pour favoriser des pratiques de production et de distribution plus « durables » ou « soutenables ». La géographe Susanne Freidberg rappelle que le courant de l’écologie des systèmes a joué un grand rôle dans l’émergence de ces approches à la fin des années 1960. L’étude la plus souvent évoquée par les professionnels du domaine, commanditée par Coca-Cola en 1969, avait pour modèle avoué les travaux sur les systèmes écologiques des frères Odum, qui eux-mêmes s’appuyaient sur les recherches fondatrices de Forrester8. > [!approfondir] Page 59 En 2017, au Malawi, plusieurs centaines d’éléphants ont ainsi été déplacées, sur une distance de 600 km, pour « reconstituer le stock » d’un parc naturel tout en débarrassant une autre réserve de son « surplus ». Dans une enquête menée en Afrique du Sud, le géographe Estienne Rodary montre que la translocation a été historiquement liée au régime d’apartheid, dans une logique où le déracinement des animaux et des humains était le corollaire de leur parcage et de leur enfermement. > [!information] Page 60 En faisant la chronique de ces mutations, Cronon montre comment, en quelques décennies, le blé est devenu une autre sorte de marchandise, un objet fluide, pour une bonne part détaché de son environnement socionaturel12 > [!approfondir] Page 60 En d’autres termes, elle redéfinit notre manière d’user des signes et de les percevoir – des signaux informatisés les plus simples du code binaire aux discours et aux images les plus élaborés. Cette évolution rejoint la circulation électronique des signes telle qu’analysée par [[Félix Guattari]]. S’étant beaucoup intéressé aux liens entre le développement de l’informatique, la mise en place d’une sémiotique spécifique encouragée par la numérisation et les nouvelles dynamiques du capitalisme13, il en est venu à considérer que le capitalisme contemporain ne repose pas seulement sur l’exploitation des processus productifs (du travail), mais aussi sur l’exploitation de processus de sémiose (d’élaboration et de traitement du sens). Il en résulterait selon lui une fabrication nouvelle de subjectivités, plus adaptées à la logique de profit de l’infocapitalisme > [!approfondir] Page 61 Le signal est fréquemment relégué à un statut marginal de signe inférieur dont le contenu sémantique serait proche de zéro. À certains égards, le signal se rattache donc à une sémiotique asignifiante. Il indiquerait tout au plus ce qu’il faut faire : stop, le feu est rouge, en route, le feu est vert. Et pourtant, cette sémiotique asignifiante joue un rôle de premier plan dans le « capitalisme mondial intégré » que décortique [[Félix Guattari|Guattari]] > [!approfondir] Page 61 Au niveau d’un objet technologique relativement simple, comme l’automate bancaire, on observe une fonctionnalisation du signe qui, en tant que signal, ne fait que connecter une commande et une action. « Combien désirez-vous ? – 20 euros. Les voici. » Point. Selon cette lecture, dans le monde du capitalisme informationnel, le signe tend à être réduit à ses plus simples fonctions pratiques, afin d’opérer dans un système qui vise à assurer le branchement de nos flux de désirs sur des flux financiers > [!accord] Page 62 Il importe alors de penser cette dualité logistique/sémiotique sans rabattre trop rapidement l’une sur l’autre. À trop vite considérer l’écrit uniquement dans sa dimension logistique, on se plierait à une idéologie du transport, une pragmatique du clic qui nous déplace de page en page – ou de la puce de carte bancaire qui fonctionne sur un mode purement informationnel ; à uniquement se concentrer sur la dimension sémiotique, on ne verrait dans l’écrit que ses potentialités de contemplation et d’interprétation – le hiéroglyphe comme œuvre et comme esthétique. Mais les relations entre les dimensions logistique et symbolique de l’écrit ne sont pas stables dans le temps ; elles évoluent > [!information] Page 64 À la logistique contemporaine des signes répondent non seulement une économie des données (« transmets ce que je montre, que je m’approprie ce que tu ressens »), mais encore une logistique des affects (« transmets ce que tu ressens, que je m’approprie ce que tu es »). > [!accord] Page 65 Pour bénéficier de l’aide « pratique » apportée par ces assistants, il vous faut livrer des informations concernant votre vie professionnelle ou affective sous une forme standardisée. Ces données peuvent être utilisées par les firmes numériques. Mais le plus important est moins la commercialisation de vos données que leur uniformisation dans un objectif de manipulation et d’optimisation > [!accord] Page 65 Les fonctionnalités de tels assistants sont présentes de manière diffuse un peu partout sur Internet, à l’instar des algorithmes de recommandation des sites de vente en ligne. Proposant de devancer nos besoins et nos désirs, ces outils permettent de les orienter et de les uniformiser par le biais de leur formalisation > [!information] Page 65 La fonction des salariés de plateformes téléphoniques de services, ou de services sous-traités de maintenance, n’est pas seulement d’apporter une réponse à des problèmes techniques. Elle est aussi d’absorber des affects négatifs et d’y substituer des sentiments rassurants par la gestion de la parole. Vora montre ainsi que les affects font aussi l’objet d’un traitement logistique par le biais des plateformes de services > [!information] Page 66 Le Premier ministre Narendra Modi a déclaré dans la soirée du 8 novembre que les billets de 500 et de 1 000 roupies, qui constituaient 80 % de la masse monétaire en circulation, devenaient invalides à partir de ce jour, et que seules les banques seraient habilitées à les échanger contre de nouvelles espèces. L’argument principal de cette décision s’appuyait sur la lutte contre le black money et les supposés matelas d’argent sale sur lesquels dormaient quelques malfrats. La réalité était plus pragmatique : il s’agissait d’une part de renflouer les caisses de la banque centrale et d’autre part d’accélérer la politique de bancarisation dont le gouvernement Modi s’était fait le chantre. Bancariser, afin que les Indiens deviennent tous et toutes d’heureux détenteurs de comptes en banque – mais aussi pour qu’ils recourent de façon plus systématique aux transactions numériques, par carte bancaire ou téléphone portable > [!approfondir] Page 67 On aurait pourtant pu croire que ce médium par excellence était tenu à l’abri du contrôle logistique. Médiateur universel, la monnaie était le connecteur qui permettait aux flux non seulement d’être mis en équivalence, mais aussi de se couler les uns dans les autres. C’est du moins ainsi que [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]] et [[Félix Guattari|Guattari]] la conceptualisaient dans L’[[L'anti oedipe|Anti-Œdipe]], et, à la même période, le philosophe Jean-François Lyotard analysait le branchement originel des flux monétaires sur les flux de désir et les flux corporels, en remontant à l’institution de la prostitution dans l’Antiquité grecque22 > [!information] Page 72 Dans son cours sur la « société punitive », [[Michel Foucault]] rappelle que la seconde moitié du XVIIIe siècle a vu ériger le vagabondage en sujet de préoccupation majeur (non pas un crime comme les autres, mais la source probable de tout crime)4, souci confirmé au début du XIXe siècle, en pleine période d’industrialisation. > [!approfondir] Page 72 Il s’agissait de maintenir l’équilibre entre, d’une part, l’attachement, voire la fixation des travailleurs à l’appareil productif et, d’autre part, l’entretien d’une armée de réserve permettant de contenir les salaires au niveau le plus bas. Pour ce faire, la solution disciplinaire proposée au XVIIIe siècle a consisté à moraliser le regard sur le vagabondage, mais aussi à instituer un contrôle plus rigoureux des mobilités des personnes. > [!accord] Page 72 Les stratégies anti-pauvres d’aujourd’hui se pensent encore comme une intervention sur les circulations. En contrôlant les allées et venues des personnes dans l’espace urbain, en éloignant, en interdisant de s’arrêter, de discuter ou de dormir en des lieux donnés, elles composent un « gouvernement des circulations5 ». > [!approfondir] Page 72 Quelques années après ces réflexions, [[Michel Foucault|Foucault]] les prolongeait en faisant le lien entre la sécurisation du mouvement dans la ville et l’impératif de libre circulation des marchandises, présenté par les physiocrates comme un moyen de prévenir les périodes de disette pour ce qui est du commerce des grains6. Interdire et exclure ici, libérer ou abandonner à une main invisible là, gouverner et contrôler avec plus ou moins de distance ou de présence. Le gouvernement des circulations dont [[Michel Foucault|Foucault]] a ébauché l’analyse concerne aussi bien les humains que les non-humains, les marchands que leurs marchandises, les scripteurs que les symboles qu’ils manipulent. ^4a5055 > [!accord] Page 73 La lutte contre le vagabondage des XVIIIe et XIXe siècles permettait de renforcer l’exploitation du travail sur le site de la fabrique ; la lutte contre les pauvres dans l’espace public au XXIe siècle vise à protéger l’espace public dans son ensemble, en tant qu’indissoluble milieu de circulation et de création de valeur. > [!accord] Page 74 il ne faudrait surtout pas ternir l’image de marque de villes dont l’attractivité (la capacité à faire venir) est devenue le principal moteur financier. En définitive, c’est bien de rendre la rue ou l’espace public « plus propre à la consommation7 » qu’il s’agit, et pour cela il est devenu inévitable d’en évacuer les éléments non valorisables. > [!accord] Page 74 Les espaces et les pratiques sont soumis de façon croissante à l’emprise du gouvernement des circulations ; celui-ci nous conduit implacablement à maximiser le rapport entre les flux entrants et sortants qui nous traversent. > [!information] Page 77 Depuis 2007, la Banque mondiale publie tous les deux ans Connecting to Compete, un classement des pays en fonction de leur « indice de performance logistique » dans l’économie mondiale, accompagné d’une série détaillée d’indicateurs qui permettent de construire cet indice17 > [!approfondir] Page 80 Si le capitalisme développementaliste insistait encore à l’époque sur l’activité productive – industrialisation et politiques d’exportation22 –, les stratégies plus récentes, illustrées par le fleurissement de projets portuaires pharaoniques le long des côtes des pays en développement, se fondent avant tout sur une logique de « captation des flux ». Ces ports ont vocation à détourner les flux mondiaux de marchandises pour les héberger, les entreposer, les transformer, les faire fructifier, et ils comprennent fréquemment des zones franches23 > [!information] Page 80 En Birmanie, au Bangladesh, au Pakistan, au Sri Lanka, au Kenya, en Tanzanie, des fonds chinois ont financé des travaux de construction monumentaux pour créer des ports nouvelle génération, intégrant des fonctions de fret, mais faisant aussi office de nœuds communicationnels à dimensions multiples. > [!accord] Page 80 C’est à l’échelle géopolitique que ces opérations de captation des flux prennent tout leur sens. Le financement du port de Colombo s’inscrit ainsi dans la stratégie chinoise dite de « la ceinture et la route ». > [!approfondir] Page 81 La bête noire des logisticiens, c’est la « rupture de charge » – le moment où une cargaison est déchargée en vue d’un changement de mode de transport. C’est une phase critique en raison des coûts occasionnés, de la durée pendant laquelle les véhicules sont immobilisés, de la force de travail et des outils requis, mais aussi parce qu’elle entraîne un état de vulnérabilité pour la chaîne de distribution. L’absence de certains personnels, le dysfonctionnement d’un engin, l’intervention inopinée d’un groupe malveillant sont autant de raisons pour lesquelles la rupture de charge peut aboutir à la désagrégation du flux et tourner au fiasco. > > [!cite] Note > D'où le fait de bloquer des zones de flux particulier. Le capitalisme logisticien évoluent, il est donc un devoir d'apprendre ou sont les lieux critique de certaines entreprise et bloquer ces différentes zones de luttes > [!accord] Page 82 Le politiste [[Timothy Mitchell]] a montré qu’elle constituait une préoccupation centrale de l’organisation des flux énergétiques, jusqu’à y voir l’une des raisons principales de la préférence pour le pétrole comme source énergétique au détriment du charbon25. Selon lui, à la fin du XIXe siècle, le pétrole présentait de nombreux avantages par rapport au charbon. Sa production nécessitait une main-d’œuvre plus réduite ; mais c’était le cas également de son transport, ce qui s’est traduit par le remplacement progressif de la voie ferrée par des stations de pompage et des oléoducs d’acheminement des matières premières > [!accord] Page 82 [[Timothy Mitchell|Mitchell]] va même plus loin, en affirmant que « l’oléoduc a été inventé pour diminuer les possibilités d’interruption humaine du flux d’énergie26 », en soulignant que son introduction, en Pennsylvanie dans les années 1860, a permis de contourner les revendications des travailleurs qui jusque-là transportaient les barils depuis les sites de production vers les gares, en voiture à cheval. Sans compter que la fluidité et la légèreté du pétrole en faisaient une marchandise plus indiquée que le charbon pour le transport maritime ^b9778e > [!accord] Page 86 Alors même que l’existence de cette firme densifie l’espace social et naturel des pollutions qu’elle produit, elle-même ne cesse de densifier son équipement technologique. La rationalisation technique et l’expansion marchande se nourrissent l’une l’autre – et la logistique s’est faite l’agent de cette cannibalisation > [!information] Page 90 L’histoire du virus NotPetya, qui a infecté les ordinateurs de Maersk et a paralysé le transporteur pendant ces quelques jours, en lui infligeant des pertes colossales, est saisissante. Lancé par un groupe de hackers militaires russes dans le cadre de la cyberguerre que la Russie livre à l’Ukraine, le virus combinait différents programmes, qui permettaient sa diffusion très rapide à partir d’ordinateurs utilisant le logiciel de comptabilité M.E.Doc. > [!information] Page 90 C’est au Ghana que les ingénieurs informatiques de la firme ont finalement retrouvé, sur le disque dur d’un ordinateur déconnecté du réseau quelques heures avant l’attaque en raison d’une coupure de courant, les données qui ont permis de relancer l’ensemble du système. Mais on doute que les dirigeants de Maersk aient goûté cette anecdote. > [!information] Page 93 Le hawala est un réseau de paiement transnational informel, c’est-à-dire en dehors de la juridiction des États. C’est un système ancien dont l’existence est attestée le long de la route de la soie, notamment dans la péninsule Arabique et en Asie du Sud (le mot hawala est arabe ; en Inde, on parle de hundi). Le principe est simple : il s’agit de former un réseau d’agents, géographiquement distants, qui font circuler entre eux des promesses de remboursement. > [!approfondir] Page 93 Ce qu’il y a de fascinant dans le hawala, c’est qu’il s’agit d’un mode de paiement à la fois archaïque et informel qui a permis pendant plusieurs siècles, et qui permet encore, de soutenir des réseaux d’échanges marchands intercontinentaux. L’existence d’un tel système relativise beaucoup la portée de l’organisation logistique comme un système centralisé et omnipotent. > [!accord] Page 96 Cette scène grotesque exemplifie l’interchangeabilité des partenaires commerciaux, qui redouble celle des marchandises : au fond, quelle importance de transporter de la drogue, ou des piments ? Le capitalisme logistique, avec son visage de jeune femme blanche élégamment vêtue, ne reculera devant aucun vice pour prospérer. Il fond les marchandises les unes dans les autres jusqu’à se rendre aveugle aux distinctions entre le légal et l’illégal, le moral et l’immoral, le bénéfique et le maléfique, la vie et la mort. > [!information] Page 97 De même, le tantale s’est révélé par bien des aspects être un métal cannibale, qui se nourrit de souffrance et de mort. En association avec la colombite, le tantale constitue la colombite-tantalite, ou le coltan, un minerai gris-noir exploité en Australie, au Brésil ou dans des pays européens, mais dont plus de 60 % des réserves mondiales se trouvent dans la région du Kivu en République démocratique du Congo (RDC). > [!accord] Page 100 L’eau consommée par 2 milliards de personnes est contaminée par des matières fécales : si un tiers de la population mondiale boit de la merde, c’est que les flux ne sont pas isolés les uns des autres par des barrières bien hermétiques8. > [!approfondir] Page 102 J’ai discuté dans un précédent ouvrage le problème des ruptures d’approvisionnement de médicaments dans les pays en développement9, mais les pays les plus riches sont loin d’être à l’abri de ce genre de menace. En France, elles sont de plus en plus nombreuses depuis le tournant du siècle, pour des raisons variées, au premier rang desquelles se trouve la décision de sous-traiter la production pharmaceutique. Tous les biens, même les plus vitaux, sont concernés par ce danger. > > [!cite] Note > On rentre dans une pénurie d'amoxiciline en novembre 2022 > [!approfondir] Page 104 Alors que la communauté internationale et les organisations marchandes n’ont eu de cesse de dénoncer la pratique de la piraterie dans l’océan Indien, Dua nous invite à adopter une autre perspective. Il montre à quel point le sentiment qu’une « mer de commerce » s’est substituée à une « mer de poissons » a été pour beaucoup un facteur déclenchant du passage à la piraterie. Il souligne, du point de vue des habitants de la côte somali, combien la pêche, le petit commerce maritime (transport de cigarettes, de thon, de bananes) et la piraterie forment en réalité un continuum, éléments interchangeables dans une palette limitée de moyens de subsistance > [!accord] Page 104 À cette lumière, l’acte de piraterie se lit comme une révolte de la part de personnes qui, refusant de croire aux sornettes qu’on leur serine, s’insurgent contre les effets de la marchandisation des mers. Le régime spéculatif (un océan de commerce, un océan de richesses) s’évanouit et laisse apparaître la réalité pour ce qu’elle est : un espace maritime surexploité où les petits bateaux de pêche doivent s’écarter au passage des chalutiers et des porte-conteneurs, et se contenter des miettes, une fois les flots méthodiquement ratissés. > [!accord] Page 108 La crise globale provoquée par la pandémie a révélé d’une façon brutale l’interdépendance des multiples fractures du royaume logistique. Elle a montré qu’il ne s’agit plus de déplorer une forme de pollution ici, une sécheresse ou une famine là, le manque de traçabilité dans un cas ou des opérations frauduleuses dans l’autre. Elle a imposé d’aller plus loin dans la compréhension des vulnérabilités politiques, sociales, techniques qu’un système pourtant vanté à toute épreuve a engendrées. > [!approfondir] Page 109 La scène capitale de ces manques, le site clé où les pénuries se sont manifestées avec la plus grande acuité, a d’abord été le secteur hospitalier, qu’on a découvert vidé de ses substances – travailleurs, outils, argent. Il a alors fallu se lancer « dans la bataille » et reprendre la métaphore logistique en la croisant avec celle, si chère au gouvernement, de la guerre. Ainsi, dès le début de la crise, le professeur de médecine et homme politique Philippe Juvin décrivait la situation comme relevant d’une « guerre logistique2 ». > [!accord] Page 110 Ces restrictions ont été vécues de façon diverse par les populations et sont venues renforcer un ensemble d’inégalités, comme cela est apparu au cours des divers confinements. Rien de commun, bien sûr, entre le quotidien confiné d’une famille migrante cloîtrée dans une chambre d’hôtel, évitant de sortir par peur des contrôles et des violences policières, et celui d’un jeune couple de cadres partis télétravailler dans une maison louée à la campagne6. > [!accord] Page 111 Cette crise a durement frappé les populations des pays en développement. Les raisons de ces pénuries étaient multiples : hausse brutale de la demande (comme cela a été le cas pour les ordinateurs), mise à l’arrêt des usines et des sites de fabrication localisés en Chine (affectant par exemple l’industrie automobile), appropriations et captures multiples fondées sur l’« intérêt national » (à l’œuvre pour les biens essentiels de santé). > [!information] Page 112 En octobre 2020, le Haut Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies alertait sur le fait que 400 000 marins étaient bloqués en mer, la plupart depuis de nombreux mois, sans possibilité de débarquer en raison des mesures de confinement et de fermeture des frontières. Depuis leurs prisons flottantes, ceux-ci transportaient sans relâche les marchandises commandées par d’autres depuis la terre ferme. À la crise sanitaire a aussi correspondu une immense crise logistique. > [!approfondir] Page 112 Drôle de crise, donc, que la crise logistique déclenchée par l’épidémie : faillite d’une conception de l’organisation dans son ensemble, ou simple remplacement d’un pouvoir par un autre, voire d’une pratique de commerce par une autre ? > [!accord] Page 114 C’était en partie la faute des politiques industrielles : en arrêtant de commander des masques à Plaintel, l’usine bretonne qui en fabriquait, l’État l’avait laissée en déshérence, et elle avait été rachetée par une entreprise états-unienne. > [!approfondir] Page 115 De même, la pandémie a été une occasion rêvée de « transformer les stocks d’étudiants en flux de connexions13 », mais, au-delà de ce tour de passe-passe sémantique et technique, peut-on affirmer que les problèmes d’accès à l’enseignement et au savoir ont été surmontés ? > > [!cite] Note > Rappel la vidéo de [[Personnalité/Gilles Deleuze|Deleuze]] ou il explique que les cours se passeront sur le Minitel pour toujours plus de contrôle... [Timecode](https://youtu.be/4ybvyj_Pk7M?t=340) > [!accord] Page 117 Les marchés comme celui-ci n’ont pas manqué d’être stigmatisés par certains médias pour leur manque supposé d’hygiène et pour l’apparente barbarie qui consiste à vendre des animaux comme le pangolin pour satisfaire les besoins de consommation d’une clientèle de rustres. En d’autres termes, le marché de Huanan était présenté comme un symptôme d’arriération, indigne de participer à la modernité dont la Chine actuelle se présentait, de façon présomptueuse sans doute, comme un moteur. Ce marché, par le rôle qu’il a probablement joué dans la propagation de l’épidémie, est pourtant une institution moderne par excellence, et bien peu de choses le séparent des sites les plus emblématiques du régime agroalimentaire contemporain – élevages, abattoirs, usines. Il témoigne de l’industrialisation de la consommation, de l’exploitation massive de la vie animale, de l’extraction de valeur environnementale caractéristiques de notre monde. Il est une illustration supplémentaire de l’industrialisation croissante du vivant. Les années 1990 et la libéralisation de la Chine ont conduit un grand nombre de petits fermiers, exclus de l’élevage, à se tourner vers la capture d’animaux qui étaient jusque-là consommés uniquement localement14. En retour, les denrées qui se trouvent sur le marché ne sont pas seulement locales : elles sont insérées dans des circuits commerciaux internationaux d’approvisionnement. > [!information] Page 122 Dans l’Empire britannique, de même que la main-d’œuvre asiatique n’était pas composée de travailleurs ou d’ouvriers mais de coolies, les soldats indiens étaient des sepoys, et les marins non européens des lascars1. Ce dernier terme, dérivé d’un mot persan désignant l’appartenance à une bande armée, avait d’abord servi à nommer les Indiens rattachés aux forces militaires britanniques ou portugaises. > [!information] Page 122 La vie des lascars était marquée à bord par différentes formes de discrimination et d’oppression. Manque de nourriture, punitions et sanctions arbitraires ponctuaient les journées. La tyrannie exercée par les officiers de bord et les vexations étaient parfois telles qu’une mutinerie éclatait. > [!information] Page 123 En 1908 s’est formé à Calcutta le premier syndicat de marins indiens, suivi d’une initiative similaire en 1914 à Bombay3. Leur coordination progressive a même fini par montrer de quoi les marins étaient capables face à l’Empire. En août 1939, alors que l’Europe courait à la guerre, une grande grève éclata. > [!information] Page 125 Amazon est en première ligne de ces conflits, même si l’entreprise est célèbre pour le talon de fer qu’elle oppose à la contestation sociale. En avril 2020, un mouvement de grève a rassemblé des codeurs et des ingénieurs pour protester contre une charrette de licenciements. Parmi les revendications exprimées à cette occasion figurait aussi le refus du harcèlement exercé sur les employés et des pollutions engendrées par la firme. > [!approfondir] Page 127 Cette tactique consiste à mettre à l’arrêt le mouvement continuel des choses, des substances, des personnes, des écrits – ceci pour faire imploser leur existence comme flux. C’est l’approche adoptée par le Comité Invisible, qui propose une définition logistique du pouvoir14 et en appelle à bloquer les raffineries et les dépôts de carburant, les ponts, les ports, les places, les centrales électriques, les gares, etc. Le Comité Invisible relève à juste titre que les opérations de blocage opérées un peu partout lors des derniers mouvements ne sont pas le seul fait des travailleurs des sites bloqués, mais rassemblent un peu tout le monde. > [!accord] Page 127 Ce qu’il résume par une formule efficace : « Si le sujet de la grève était la classe ouvrière, celui du blocage est parfaitement quelconque. C’est n’importe qui, n’importe qui décide de bloquer – et prend ainsi parti contre la présente organisation du monde15. » Pour le Comité Invisible, un tel type d’action ne se résume pas à une impulsion spontanée ; il implique également un travail d’enquête, méticuleux, auprès de celles et ceux qui détiennent des savoirs techniques permettant d’élaborer une sorte de contre-cartographie du blocage. > > [!cite] Note > Clairement d'accord, avoir des pions partout, c'est une lutte sur la durée et il faut s'organiser > [!information] Page 127 Le Coastal GasLink Project, un gazoduc en cours de construction au Canada, doit s’étendre sur 670 km en Colombie-Britannique. Son tracé traverse le territoire du peuple autochtone des Wet’suwet’en. Une partie des Wet’suwet’en se sont opposés au projet, et leur mouvement, d’abord relativement isolé, a bénéficié d’une solidarité nationale et internationale croissante. Les tactiques de rupture de la chaîne logistique ont figuré en bonne place parmi les actions des opposants au projet. À Halifax, de l’autre côté du pays, le terminal de conteneurs a été bloqué par une centaine de personnes qui apportaient leur soutien à la lutte des Wet’suwet’en et dénonçaient les pratiques extractives ainsi que le mépris du gouvernement canadien envers les populations locales ; dans d’autres États, plusieurs manifestations ont stoppé le transport ferroviaire ; le port de Vancouver a été bloqué. > [!information] Page 129 Mais l’organisation de la production capitaliste contemporaine crée souvent les conditions d’évasion de ses propres produits, comme le montre Veronica Gago, à propos de ce qu’elle appelle les « microéconomies prolétaires » à l’œuvre sur le marché de La Salada en Argentine, où les mêmes mains confectionnent avec les mêmes matériaux à la fois les marchandises (légales) et leurs copies (illégales) promises à des réseaux de distribution différents18. > [!accord] Page 130 On se heurte ici à des systèmes tels que le droit de la propriété intellectuelle, qui verrouillent la circulation des biens ou la restreignent à certains espaces. Cela est également vrai dans le cas des semences agricoles : pour des raisons techniques et de droits de propriété, de plus en plus de paysans à travers le monde rencontrent des difficultés à utiliser et à échanger les semences comme ils le souhaitent. > [!information] Page 131 Le mouvement Access to Knowledge (A2K) s’est donné pour mission de rassembler les revendications contre les abus de la propriété intellectuelle dans des domaines aussi cruciaux que la santé, l’agriculture, l’éducation et le numérique. > [!information] Page 132 Il s’appuie par exemple sur le cas des colonies de squatters originaires du Pakistan oriental (l’actuel Bangladesh) à Calcutta. Au fil du temps, ces regroupements ont tour à tour été réprimés par l’État, qui les a dispersés en lançant de véritables razzias, et reconnus par lui, par l’intermédiaire d’associations de représentants dont la légitimité est en permanence mise à l’épreuve des faits. Ces « colonies » s’installent à un endroit et peuvent y rester plusieurs années, jusqu’à être expulsées ou au contraire s’intégrer dans le paysage urbain. Elles ont donc besoin d’eau et d’électricité de façon pérenne. Comme l’État ne les reconnaît pas, l’exercice de leurs droits passe entre autres par des formes de diversion des lignes électriques et des canalisations. Chatterjee rappelle que ces pratiques, considérées comme frauduleuses par les pouvoirs publics, sont paradoxalement aussi porteuses d’une demande de reconnaissance par l’État de la part de ces groupes. Avec le temps, il arrive que les compagnies de distribution électrique finissent par reconnaître de facto ces détournements en négociant des arrangements collectifs auprès des associations représentant les squatters. Ou quand le détournement d’électricité se résout par une reconnaissance politique23. > [!accord] Page 133 Cette contre-logistique est par exemple manifeste dans l’histoire des pratiques de braconnage. C’est en ce sens qu’Edward P. Thompson interprète les actes de violence et de dégradation commis dans la campagne anglaise au début du XVIIIe siècle, par des individus armés et masqués de noir. Pour Thompson, braconnage de gibier, vol de tourbe et de bruyère n’étaient pas exactement le fait de rebelles ou de bandits : « C’étaient des habitants de la forêt, armés, qui imposaient par la force la définition des droits à laquelle le peuple des campagnes avait été habitué, et qui résistaient \[…\] à la mise en place de clôtures menaçant leur libre utilisation des terres cultivées, des sources de chauffage et des pâturages24. » La guerre des forêts était aussi bien une guerre d’accès à des ressources dont les habitants des campagnes se voyaient peu à peu maintenus à l’écart. > [!information] Page 134 Selon le degré d’opposition et de conflictualité, ces pratiques peuvent même prendre la forme de véritables logistiques de résistance. On se rappelle les « porteurs de valise » du « réseau Jeanson », ainsi surnommés car ils transmettaient de l’argent collecté depuis la France vers le mouvement d’indépendance en Algérie pendant la guerre – témoignage d’une logistique de détournement à des fins de contestation du pouvoir. > [!information] Page 134 Quelques années plus tard, le militant Carlos Marighella théorisait plus avant les enjeux stratégiques d’une « logistique du guérillero urbain » face au régime militaire alors en place au Brésil. Marighella, déterminé à s’opposer à la dictature par une résistance armée, a écrit, peu de temps avant son assassinat par la police en 1969, un Manuel du guérillero urbain dans lequel il établit les règles logistiques à suivre pour mener la lutte à bien26. Celles-ci portent sur l’accès aux ressources (motorisation, argent, munitions, armes, explosifs), qui consiste principalement à les arracher des mains de l’ennemi. La portée de ce manuel n’a pas échappé aux Black Panthers, qui l’ont étudié dans le cadre de leurs formations à l’autodéfense27. Mais la logistique de résistance mise en œuvre par les Black Panthers ne reposait pas seulement sur le fait de se procurer des armes : elle consistait aussi à préparer des petits-déjeuners, à acheminer de la nourriture, à organiser des enseignements ou encore à procurer des soins dans les quartiers noirs des villes américaines. Il s’agissait bien pour eux de faire front par la mise en œuvre d’une contre-logistique subalterne visant à l’auto-organisation. > [!approfondir] Page 135 La modernisation de l’agriculture, qui a privilégié l’hyperspécialisation et la monoculture pour obtenir des rendements croissants, a aussi œuvré à un grand allongement des distances parcourues par les denrées alimentaires. À l’encontre de ce modèle hégémonique, depuis le tournant des années 2000, des initiatives bourgeonnent pour raccourcir ces trajets. C’est tout le sens des « circuits courts ». > [!accord] Page 135 Il n’y a pas une seule et unique approche des circuits courts. Comme tout ce qui concerne les pratiques économiques émergentes, de l’économie collaborative et du secteur de l’économie sociale et solidaire en général, cette formule recouvre des philosophies variées, voire opposées. > [!information] Page 136 Ce concept, présenté comme un principe d’usage des ressources maritimes dans une visée de développement dit durable ou soutenable30, est surtout destiné à valoriser les activités océaniques – pêche, tourisme, transport maritime, aquaculture ou bioprospection – d’un certain nombre d’États insulaires ou de régions côtières de pays du Sud. Les États de l’océan Indien, rassemblés au sein de l’Indian Ocean Rim Association, ont fait de l’économie bleue un axe central de leur politique commune depuis 201431. À partir de 2016, un mouvement rassemblant des pêcheurs, des groupes religieux et des associations écologistes a commencé à manifester à Colombo contre le projet de nouveau port. > [!approfondir] Page 141 Au blocage des carrefours, au dérèglement des feux de signalisation et à la « philosophie de l’interruption1 » qui sous-tend ces actes doivent encore s’adjoindre d’autres horizons. L’alterlogistique prendra forme dans la mise au point de conceptions et de pratiques de la mobilité qui quittent les autoroutes tracées d’un entrepôt à l’autre, pour suivre des sentiers plus sinueux. > [!accord] Page 141 En vérité, la tâche est colossale : c’est toute la grammaire technocapitaliste du mouvement qui enserre nos déplacements et notre entendement du mouvoir, du bouger qu’il nous faut mettre en déroute. On ne s’en défera pas sans un travail d’imagination, patient et entêté. Il nous faut apprendre à arpenter d’autres chemins, de ceux qui ne quadrillent pas l’espace pour y distribuer les humains et les choses comme autant de pièces d’une bataille navale ; à décoloniser nos trajectoires – géographiques aussi bien que psychiques2. > [!information] Page 142 La littérature managériale fait par exemple ses choux gras du système de transport quotidien de nourriture des dabbawalas à Mumbai, conçu comme l’un des plus complexes et des plus efficaces qui soient : un modèle potentiel pour les business schools, au point que même la prestigieuse Harvard Business Review en fait une source d’inspiration5. > [!information] Page 144 De ce point de vue, l’alterlogistique de l’échappement fait écho aux analyses de [[Personnalité/Gilles Deleuze]] et [[Félix Guattari]] sur les machines de guerre nomades, en butte à l’État et dont la pensée de [[James C. Scott|Scott]] est largement nourrie11. Le nomadisme deleuzo-guattarien n’a rien d’un hédonisme postmoderne, c’est plutôt une catégorie de puissance, une pratique d’opposition, de soustraction au pouvoir, de refus des opérations de codage réalisées par les forces de gouvernement. C’est une force révolutionnaire, qui permet de guerroyer avec l’ordre étatique et capitaliste, avec d’autres moyens que la guerre, en constituant un autre possible collectif. ^8efa39 > [!approfondir] Page 144 Cette politique potentielle demande encore à être peuplée par de nouvelles entités, de nouvelles manières de dire et de penser le déplacement. C’est ici qu’interviennent les « furtifs », dont le romancier [[Alain Damasio]] nous fait deviner l’existence : Ce qui ne restait qu’une légende urbaine est envisagé par beaucoup d’activistes comme une réalité et même une réalité stratégiquement exploitable. Au moins une inspiration en termes éthiques. Dans les discussions, on sent potentiellement un pont politique se faire entre les furtifs et l’écologie radicale. Mais aussi entre furtivité et lutte sociale. Le furtif, dans les représentations qui émergent, c’est le clandestin, l’insaisissable, le migrant intérieur. Celui qui assimile et transforme le monde. Peut frapper et fuir. Il incorpore l’ennemi pour pouvoir muter et grandir. C’est donc une puissance animale à capter ou à apprivoiser en nous. C’est aussi la figure romantique du fugitif qui ne laisse jamais de traces et sort des radars. Et enfin, pour les mieux informés, \[…\] le furtif incarne la plus haute forme de la vitalité. C’est, disons, un hypervivant12. Les furtifs en fournissent la preuve insaisissable : lorsqu’une manière de se déplacer ou d’écrire se démarque des opérations habituelles, elle met tout un ordre en péril. ^b79aa0 > [!approfondir] Page 145 De quoi la mouche est-elle le véhicule ? C’est la question que se pose l’historien des sciences Clapperton C. Mavhunga, dans son récit de la lutte contre la trypanosomiase, la maladie transmise par la fameuse mouche tsé-tsé14. Pendant plus de la moitié du XXe siècle, rappelle Mavhunga, les régimes coloniaux se sont battus contre un mal qui grevait la santé des travailleurs dans de nombreuses régions d’Afrique. Des entomologistes, des botanistes, des zoologues furent mobilisés pour comprendre d’où venait cette mystérieuse maladie du sommeil, et le rôle que jouait la mouche tsé-tsé dans sa transmission. > [!approfondir] Page 146 En d’autres termes, Mavhunga se demande ce que change le fait de considérer la mouche comme un véhicule de transport interagissant en permanence avec l’espace évolutif et transitoire dans lequel elle évolue. Car, pour lui, la mouche est plus qu’un simple insecte importun. Elle est d’abord – et ceci notamment du point de vue des scientifiques qui l’ont étudiée – un véhicule, un moyen de transport, un vecteur. Un enjeu central de la maladie du sommeil tient en effet précisément à sa transmission, car le trypanosome, seul, ne peut pas se déplacer d’hôte en hôte. > [!approfondir] Page 146 Mavhunga est ainsi conduit à reconnaître l’opération de transport de la mouche tsé-tsé comme une forme de travail, et la mouche tsé-tsé elle-même comme un site de travail et de transformation : « Cet infatigable insecte n’est plus seulement un voyageur, un véhicule de transport, ou une affordance des voyageurs, mais un espace de travail transitoire – un milieu, un site ou un espace dans lequel un travail mécanique et non mécanique est fourni du fait même de son déplacement16. » Cette qualification importe pour Mavhunga car elle lui permet, d’une part, de rendre compte du travail à l’œuvre dans l’activité de déplacement et, d’autre part, de décrire le mouvement comme un phénomène d’incessantes rencontres entre des espèces et des environnements en perpétuelle transformation. > [!accord] Page 147 Pour Mavhunga, il est essentiel de rendre compte de la localisation de la créativité, c’est-à-dire des sites où celle-ci se manifeste. Dans les sociétés contemporaines, la créativité est fréquemment associée aux laboratoires dans lesquelles elle est logée et, à force de river notre regard à de tels espaces, on passe à côté d’une grande part de la richesse de pensée produite au-dehors. Par exemple, suivant les modèles dominants de l’innovation, une technologie innovante ne peut être adoptée que depuis des sites privilégiés du savoir technoscientifique et des pays riches qui les hébergent, vers le reste du monde, suivant une conception diffusionniste du progrès, non dénuée de relents néo-impérialistes. > [!approfondir] Page 148 Déplacer, c’est penser, mais d’une façon singulière – rêver le sol. Nous faut-il alors penser en pisteurs, plutôt que comme des échangeurs d’autoroute ou des serveurs d’ordinateurs19 ? Si (faire) bouger, c’est penser, alors le mouvement d’une voiture dans les artères d’une grande ville, celui du porte-conteneurs sur les océans, ou celui du promeneur dans la forêt, à l’affût des traces d’un animal qu’il piste, sont des pensées différentes – des pensées qui s’adressent à des collectifs de réflexion différents. De même que Mavhunga en observant des mouches et des braconniers, Morizot nous le dit à partir d’empreintes de loup. Se déplacer dans un environnement, c’est penser et produire du savoir. > [!approfondir] Page 149 Le déplacement des Inuits est une façon d’être, une façon de se construire et de se renouveler – dans laquelle la personne et la ligne ne font qu’un. Au contraire, la fabrique coloniale du déplacement isole et immunise autant que possible l’objet du transport ; elle dissocie en outre le transporteur de sa trajectoire en projetant cette dernière sur un plan conçu comme une abstraction de la réalité (Ingold insiste d’ailleurs sur le lien entre espace scripturaire et surface de déplacement – les lignes tracées). Et cette opération de dissociation, d’isolement et d’immunisation conduit à une situation paradoxale suivant laquelle la conservation la plus absolue de l’intégrité de l’objet du transport implique la destruction de l’environnement à travers lequel celui-ci se réalise > [!information] Page 153 Leur déplacement mobilise un grand ensemble de savoirs et d’expériences, tout en privilégiant un degré élevé de frictions avec le réel, ce qui les distingue de l’ordre des « technologies d’annulation de la distance » – selon les termes de [[James C. Scott]] – dont relèvent les moyens de transport valorisés par le monde logistique actuel32. Mais de là à penser que de tels navires pourraient « faire chavirer le navire de l’État » – et du technocapitalisme –, comme nous y enjoint la militante écoféministe Ynestra King33, il y a loin encore. > [!approfondir] Page 157 Mais, à revoir Akira aujourd’hui, il est clair que ce ne sont pas seulement les interactions du corps avec la « technique » en général qui engendrent des monstres. Le corps de Tetsuo, lorsqu’il perd contrôle, se mêle aussi au bitume des artères de la ville de Neo-Tokyo. La prégnance du motif de la mégapole représentée comme nœud de routes, de câbles et de faisceaux lumineux en offre un bon indice : ce qui joue un rôle capital dans la métamorphose, c’est, en ses éléments les plus matériels, la logistique. > [!information] Page 158 Ces sujets émergents et souvent composites, les sciences sociales les ont abordés de diverses manières, à la lisière de la fiction et de l’analyse politique, et le célèbre texte de [[Donna Haraway]] sur le cyborg en est un exemple fondateur1. ^3ef820