> [!info]+ Auteur : [[Pierre Madelin]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 58 minutes --- # Note ## Introduction > [!accord] Page 8 Ces questions, pour fantaisistes qu’elles puissent paraître de prime abord, sont pourtant au cœur d’une sensibilité primitiviste qui a gagné une place significative dans les débats écologistes au cours des dernières décennies2. Ainsi, dans son chef-d’œuvre Désert solitaire, l’écrivain américain Edward Abbey se demande comment a commencé la crise écologique de notre époque: «Cette maladie, où et quand a-t-elle commencé? Car c’est bel et bien un cancer, une tumeur qui envahit la communauté humaine. À mon sens tout a commencé lorsque nous avons renoncé au mode de vie traditionnel de la chasse et de la cueillette et commis l’erreur fatale d’adopter l’agriculture sédentaire3.» Bien > [!approfondir] Page 8 Bien sûr, cette sensibilité n’est pas nouvelle ni même exclusivement occidentale. L’on a parfois suggéré que le récit biblique de la Genèse, et notamment l’épisode de la Chute, lorsque Adam et Ève sont expulsés du Jardin d’Eden pour avoir mangé du fruit de l’arbre défendu, traduisait sous une forme mythique le traumatisme vécu par les humains lors de la «révolution néolithique»; le péché originel symboliserait en réalité le passage d’une vie nomade de chasse et de cueillette, où la nature prodiguait ses fruits en abondance, à une économie agricole qui obligea chacun à «gagner son pain à la sueur de son front». Mais il s’agit là d’une interprétation spéculative, et rien ne permet de corroborer que telle était bien l’intention des auteurs du texte biblique. > [!approfondir] Page 9 Or «le thème du voyageur libre, ennemi des céréales, comme un idéal dans le taoïsme, nous amène au problème de l’agriculture, écrit le sinologue Kristopher Schipper. Parce que la “coupure” de céréales, cette nourriture de base des masses paysannes, est aussi un refus de la vie sédentaire et de la condition de paysan en tant que telle. Ce refus ne doit cependant pas être interprété exclusivement à la lumière des misères endurées par les cultivateurs du sol, mais doit être envisagé d’une façon bien plus fondamentale. L’agriculture n’est pas seulement une rupture radicale avec la vie normale de l’humanité pendant la quasi-totalité de son histoire; elle est aussi la racine de tous les déséquilibres de la vie civilisée: destruction du milieu naturel, surpopulation, capitalisation et autres maux résultant de la sédentarisation4.» > [!accord] Page 9 À l’âge moderne, cette sensibilité se retrouve bien évidemment dans le mythe du «bon sauvage» et dans ses prolongements, au XIXe siècle, au sein du mouvement écologiste naissant aux États-Unis, par exemple chez [[Henry David Thoreau|Thoreau]] (sur lequel j’aurai longuement l’occasion de revenir), toute sa vie fasciné par les sociétés amérindiennes. En France et en Europe également, le courant marginal des anarchistes naturiens développa au tournant du XIXe et du XXe siècle une critique radicale de la «civilisation», entendant «démontrer que la Terre à l’état naturel peut donner en abondance à l’Homme tout ce qui est nécessaire à la satisfaction de ses besoins matériels5». > [!information] Page 10 Certes, dans cette littérature, le communisme primitif ne désigne pas principalement des sociétés de chasseurs-cueilleurs, mais plutôt des communautés agraires demeurées étrangères aux hiérarchies et aux oppressions caractéristiques des civilisations esclavagistes, féodales ou capitalistes; des communautés par nature hostiles à la propriété privée des moyens de production, en l’occurrence de la terre. Par ailleurs, il s’agit d’un primitivisme paradoxal, dialectique même, puisqu’il n’est pas incompatible avec un «progressisme» technophile et futuriste. > [!accord] Page 10 Mais là où l’on mettait autrefois l’accent, dans le sillage de [[Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]], sur l’invention de la propriété privée, les auteurs primitivistes contemporains préfèrent souligner le rôle néfaste joué par la sédentarisation et par l’agriculture dans l’avènement des hiérarchies sociales. Qui plus est, contexte de crise écologique oblige, leur enquête historique ne porte plus seulement sur l’origine des oppressions humaines, mais aussi sur l’origine de la domination de la nature, ce qui explique en grande partie pourquoi les références positives à l’industrie et à la technologie modernes s’y estompent, car non seulement celles-ci ne sont plus jugées émancipatrices, mais elles sont tenues pour responsables du désastre en cours. ^245a55 > [!approfondir] Page 11 Bien sûr, la question posée par Edward Abbey – où et quand a commencé cette maladie? – et l’obsession généalogique qu’elle révèle se retrouvent dans la majorité des courants de la pensée écologiste, qu’ils partagent ou non cette sensibilité primitiviste. Mais la plupart des théories concernant les origines de la crise écologique tendent avant tout à pointer du doigt la responsabilité de l’anthropocentrisme de la philosophie moderne – ce que l’on nomme aussi parfois l’«humanisme métaphysique» ou l’«exceptionnalisme humain» – dans l’avènement du rapport purement instrumental au monde naturel dont témoignent la révolution industrielle et l’expansion du capitalisme. > [!accord] Page 11 Qu’elle soit d’inspiration heideggerienne ou qu’elle s’inscrive dans le cadre des éthiques environnementales anglo-saxonnes, l’idée est grosso modo la suivante: à l’âge moderne, l’être humain tend à s’attribuer une position centrale et exceptionnelle au sein de la nature, et à réduire celle-ci à un simple entrepôt de ressources et de matières premières dont il peut disposer à sa guise. Animaux, rivières, forêts, littoraux, océans: autant d’objets qu’il peut s’approprier et instrumentaliser, dont il peut user et abuser comme bon lui semble. ## 1 – Le primitivisme et la question écologique > [!information] Page 17 Pour résumer de façon schématique, voici les sept caractéristiques principales attribuées par les primitivistes aux sociétés de chasseurs-cueilleurs14: Ce sont des sociétés sans classes ni hiérarchies. Avec une division sexuelle du travail, mais sans inégalités ni violences de genre. Avec un faible temps de travail. D’abondance et de diversité alimentaire, ce qui entraîne la bonne santé des membres (le régime alimentaire omnivore des chasseurs-cueilleurs correspond, selon Shepard, à notre constitution physique: nos dents, notre métabolisme, notre système digestif, etc.). Sans centralisation du pouvoir, fondées sur ce que nous appellerions la démocratie directe: assemblées, horizontalité dans les processus de décision, etc. Si ce n’est non-violentes au sens strict, tout du moins foncièrement pacifiques. Qui vivent en bonne entente avec la nature (wilderness) et qui sont dotées d’un puissant «sens des lieux» (sense of place). > [!approfondir] Page 18 À bien des égards, l’apologie d’un certain type de sociétés «primitives» chez Shepard et les primitivistes – ici, en l’occurrence, des chasseurs-cueilleurs – s’inscrit dans une longue tradition intellectuelle. En Europe, au moins depuis Montaigne, philosophes et écrivains ont critiqué l’organisation sociale en vigueur à leur époque, en invoquant les mœurs et les institutions de peuplades lointaines, supposées plus douces, plus libres ou plus justes. > [!information] Page 19 «Ce sont les premières démocraties (Morgan, Engels); le patriarcat en est absent, et les femmes y sont libres (Bachofen, repris par Engels); le commerce n’existe pratiquement pas, car le don y prévaut (Mauss); l’État – cette abomination pour la pensée anarchiste – est introuvable (Clastres); on y travaille peu, et le temps de loisir y est important (Sahlins)15». > [!accord] Page 20 Or, il s’avère que l’expansion de Sapiens à la surface du globe coïncide peu ou prou, sur l’ensemble des continents – hormis l’Afrique –, à ce que l’on a coutume d’appeler l’extinction de la mégafaune du Pléistocène. Partout où Sapiens passe, la mégafaune trépasse et la mort se répand comme une traînée de poudre. En Europe, le mammouth laineux, le rhinocéros laineux, le lion et l’ours des cavernes, ainsi que des espèces d’hippopotames et d’éléphants nains, ou encore le rat géant de Majorque, sont rayés de la carte à la suite de son passage. > [!accord] Page 20 dépit des dénégations de Paul Shepard, qui juge qu’il est très difficile, faute de preuves archéologiques suffisantes, «de prouver que les hommes ont été responsables de la vague d’extinctions qui s’est produite à la fin du Pléistocène18», tout indique qu’il ne s’agit pas là d’une simple coïncidence > [!approfondir] Page 21 Ce taux d’extinction extrêmement faible s’expliquerait par le fait que les humains et les animaux ont coévolué en Afrique pendant des centaines de milliers d’années, incitant progressivement la faune à adopter des stratégies d’évitement et de défense au fur et à mesure que les prédateurs humains évoluaient et devenaient plus menaçants. Inversement, sur les autres continents, peuplés tardivement par Sapiens, les premiers humains se sont retrouvés face à des animaux ayant évolué en l’absence de prédateurs humains, ce qui peut expliquer qu’il ait été si facile de les chasser ou de les capturer. > [!accord] Page 21 Ces données scientifiques ont le mérite de tempérer le mythe du «bon sauvage» qui traverse la sensibilité primitiviste: de toute évidence, les sociétés préhistoriques ne vivaient pas toujours en parfaite harmonie avec leur environnement ni avec les animaux qui le peuplaient. Mais l’insistance avec laquelle certains auteurs soulignent la responsabilité des activités humaines dans les extinctions du Pléistocène pose aussi un certain nombre de problèmes. Elle laisse penser que l’espèce humaine est intrinsèquement destructrice d’un point de vue écologique, qu’elle l’est même de façon exponentielle, sa destructivité s’accroissant proportionnellement à son expansion démographique et au perfectionnement de ses techniques. > [!accord] Page 22 Pourtant, à bien y regarder, il existe des différences significatives entre l’une et l’autre situation. D’une part, pour spectaculaires qu’elles aient pu être, touchant principalement des espèces que l’on dirait de nos jours charismatiques, les extinctions du Pléistocène n’ont pas été massives. Tout au plus ont-elles affecté quelques centaines d’espèces, là où ce sont à l’heure actuelle plus d’un million d’espèces animales et végétales qui sont menacées par la dynamique du capitalisme industriel. > [!accord] Page 22 D’autre part, même si les extinctions du Pléistocène ont probablement été liées à d’importantes transformations écologiques d’origine humaine (par exemple, à des pratiques de débroussaillement par le feu), elles n’ont jamais entraîné de détérioration majeure des milieux concernés telle que leur habitabilité soit remise en cause. > [!approfondir] Page 24 Comparant les conceptions de l’environnement en vigueur chez les chasseurs-cueilleurs Nayaka (en Inde), Mbuti (au Congo) et Negritos Batek (en Malaisie) à celles de leurs voisins cultivateurs immédiats, soit respectivement les Bette, les Bantous et les Malais, des études ont montré que les premiers considèrent souvent la forêt non seulement comme un foyer, mais comme une mère ou comme un père qui «donne» de façon inconditionnelle à ses enfants. Par contraste, les cultivateurs n’ont pas le sentiment de vivre dans la forêt, ni même grâce à elle, mais en dépit de sa présence, qu’ils appréhendent avec crainte, méfiance et parfois avec haine, les champs étant à leurs yeux autant d’îlots de culture arrachés à la forêt > [!accord] Page 24 Pour les aborigènes australiens, «la totalité de l’environnement parcouru est habité comme une demeure spacieuse et familière, aménagée au gré des générations avec une discrétion telle que la touche apportée par les locataires successifs est devenue presque imperceptible22». Qui plus est, pour eux, «tout trait topographique a son histoire comme trace d’un ancêtre dit de rêve, Jukurpa, qui est toujours un voyageur marquant la terre comme s’il y gravait son parcours. Cette géographie mythique préserve en chaque homme et femme la mémoire du lien sacré qui les unit aux plantes, aux animaux, aux minéraux et à toutes les forces du cosmos, vent, pluie, feu et étoiles23». > [!accord] Page 26 Ne l’oublions pas, les théories primitivistes ne se contentent pas d’affirmer que les sociétés du Paléolithique vivaient en bonne entente avec leur environnement non humain; elles soutiennent également que ces sociétés étaient égalitaires, étrangères à toute forme de domination et que leurs membres jouissaient d’une grande liberté. Elles n’étaient pas seulement les meilleures possibles d’un point de vue écologique, elles étaient également les meilleures possibles d’un point de vue social. Il y a au cœur de la sensibilité primitiviste un imaginaire libertaire radical, un éloge inconditionnel de la liberté de la nature, de la liberté de la société dans son organisation collective, de la liberté de l’individu au sein de la société. Ces différentes formes de liberté ne doivent pas être dissociées les unes des autres: la perte de liberté dans l’une de ces sphères entraîne nécessairement une perte de liberté dans les autres sphères. Dans cette perspective, la nature ne peut être préservée que dans la mesure où son autonomie et sa liberté sont respectées, c’est-à-dire quand elle n’est soumise à aucun processus de domestication. ## 2 – Un âge d’or au Paléolithique? > [!information] Page 28 IMPOSSIBLE DE PARLER des théories primitivistes sans évoquer les travaux de deux anthropologues qui ont exercé une influence notable sur elles (ainsi que sur d’autres courants de la pensée anarchiste et de l’écologie radicale, comme la décroissance): le français Pierre Clastres et l’américain Marshall Sahlins. > [!information] Page 28 Clastres n’était pas à proprement parler un primitiviste, non seulement parce qu’il met l’accent sur l’importance de la torture et de la guerre dans les sociétés «primitives», mais aussi parce qu’il soutient, dans son classique La société contre l’État27, que c’est l’avènement de l’État, et non la «révolution néolithique», qui constitue la rupture fondatrice dans l’histoire des sociétés humaines. > [!approfondir] Page 29 Mais Clastres va encore plus loin; à ses yeux, ce refus de toute forme d’autorité coercitive n’est ni anodin, ni accidentel. Selon lui, les sociétés primitives décrites ne sont pas des «sociétés sans État», comme si l’absence de celui-ci constituait un vide ou une carence, mais des «sociétés contre l’État», témoignant d’une volonté consciente de prévenir l’apparition d’un pouvoir coercitif et séparé susceptible de s’exercer par la contrainte sur tous les membres du groupe. > [!accord] Page 30 S’appuyant notamment sur des travaux ethnographiques réalisés dans des populations d’aborigènes australiens et parmi les chasseurs Bushmen du désert du Kalahari, Sahlins affirma que les populations de chasseurs-cueilleurs, fortes d’une connaissance remarquable de leur milieu, des habitudes de la faune comme des propriétés des plantes, ne consacraient que quelques heures par jour à l’obtention de leur nourriture, le reste de leur temps filant au rythme des siestes, des fêtes, des activités rituelles… et des guerres (même si l’anthropologue américain n’en parle pas) > [!approfondir] Page 30 Mais Sahlins alla même plus loin. À l’image de Clastres, qui détectait dans les sociétés primitives d’Amazonie un refus explicite de l’État, il affirma que ces peuples refusaient délibérément d’accumuler des richesses, ce qu’ils auraient aisément pu faire au vu de l’ampleur du temps libre dont ils disposaient, et qu’ils étaient donc en quelque sorte des adeptes avant l’heure de la simplicité volontaire. > [!accord] Page 31 Mais il est vrai que les données sur lesquelles s’appuient Sahlins et les penseurs primitivistes proviennent essentiellement d’études réalisées au XXe siècle, à une époque où les populations de chasseurs-cueilleurs avaient été reléguées, sous la pression plurimillénaire des sociétés agricoles puis industrielles, dans les environnements les plus difficiles, pour ne pas dire hostiles, de la Terre. > [!accord] Page 34 L’âge des pandémies était né, et il faudra attendre la révolution hygiénique au XIXe siècle et l’apparition des antibiotiques au XXe siècle pour que cette fragilité des sociétés humaines face aux virus, bactéries et autres microbes se voit quelque peu atténuée. Mais nous voyons bien aujourd’hui, avec la crise majeure de la COVID-19, qu’il n’y a rien d’acquis en matière de sécurité sanitaire et que l’avènement dans un futur proche d’épidémies aussi dévastatrices que celles du passé n’est pas exclu. Cette crise tend d’ailleurs à conforter les analyses primitivistes, puisqu’elle est à bien des égards un effet de l’exploitation intensive des espaces naturels, de la domestication d’un nombre sans cesse croissant d’animaux et d’une intensification des flux de personnes et de marchandises dans un monde où la concentration de larges pans de la population dans des grandes villes a atteint un degré inédit. > [!approfondir] Page 36 Là encore, [[James C. Scott|Scott]] entend remettre en question les visions de l’histoire communément admises. À l’instar de l’agriculture, sans cesse présentée comme un progrès ayant permis aux sociétés humaines de s’affranchir des aléas de la nature et de l’avarice supposée de la Terre lorsqu’elle n’est pas «mise en valeur», l’État a souvent été présenté comme une instance de régulation et de contrôle propice à la paix sociale et à la sécurité de ses citoyens. L’on retrouve par exemple au cœur de l’anthropologie politique et de la théorie moderne de l’État (mais bien souvent aussi au cœur du discours tenu par les représentants de l’État lui-même) l’idée selon laquelle la société et les individus qui la composent, livrés à eux-mêmes et à leur propre nature, seraient incapables de s’organiser et de se gouverner; «nous avons toujours été hantés, écrit Sahlins, par le spectre de notre propre nature: une nature humaine si cupide et si violente qu’elle livrerait la société à l’anarchie si on ne la soumettait pas à quelque gouvernement38.» Or il n’en est rien selon [[James C. Scott|Scott]], qui soutient au contraire que la formation des premiers États coïncide en grande partie avec une entreprise coercitive et que «l’État est à l’origine un racket de protection mis en œuvre par une bande de voleurs qui l’a emporté sur les autres39». > [!approfondir] Page 37 Or [[James C. Scott|Scott]] évoque à de nombreuses reprises la présence de l’esclavage dans les sociétés préétatiques. S’il soutient que les premiers États se sont en grande partie construits sur l’exploitation à large échelle d’une main-d’œuvre servile et que c’est très probablement l’État qui a inventé des «sociétés de grande taille reposant systématiquement sur le travail forcé et une main-d’œuvre asservie», il n’en rappelle pas moins que «l’État n’a pas inventé l’esclavage et la servitude», que «ceux-ci sont observables dans un nombre considérable de sociétés pré-étatiques41». Or non seulement l’esclavage n’est pas une création de l’État, mais il préexiste également à la domestication des plantes et des animaux, puisque son existence est attestée, j’y reviendrai, dans un certain nombre de sociétés de chasseurs-cueilleurs. ^eb5646 ## 3 – L’âge d’or contesté (I) > [!approfondir] Page 39 Certes, cette opposition n’est pas toujours absolue; Paul Shepard considère par exemple que le mode de vie des premiers agriculteurs, centré sur des pratiques horticoles, notamment d’essartage sur brûlis, était globalement positif dans la mesure où il était encore proche de celui des chasseurs-cueilleurs. Le vrai problème est apparu selon lui avec l’utilisation du bœuf et de la charrue, mais aussi avec les premiers systèmes d’irrigation (pour [[James C. Scott]], nous l’avons vu, c’est l’agriculture céréalière, aisément contrôlable par la fiscalité et donc par l’État, qui constitue la véritable disgrâce). > [!accord] Page 41 Or des recherches récentes sont venues remettre en cause ce scénario, montrant que la domestication animale est impensable sans un minimum de «collaboration» des espèces concernées, lesquelles ne sont pas de simples objets passifs soumis à la volonté humaine mais aussi des agents actifs de ce processus (ce qui ne signifie pas, soit dit en passant, que ces espèces animales en soient bénéficiaires à moyen ou long terme et qu’il faille conclure à l’existence d’un contrat entre les animaux domestiques et les hommes43)44. > [!accord] Page 41 Plus que de simples objets matériels, les animaux auraient plutôt été perçus à l’origine de la domestication comme des partenaires à part entière, à même d’établir une relation fondée sur la coopération et non sur la domination > [!approfondir] Page 42 C’est pourquoi il propose de substituer l’opposition entre chasseurs-cueilleurs et agriculteurs par une opposition entre les sociétés pratiquant le stockage et celles qui ne le pratiquent pas47. Or non seulement ces deux oppositions ne se recoupent pas, mais tout indique que la seconde est bien plus déterminante que la première: la ligne de partage entre les sociétés ne repose pas selon lui sur la façon dont elles se procurent et s’approprient leur nourriture (soit par la chasse et la cueillette, soit par l’agriculture), ni sur la façon dont elles occupent l’espace et habitent leur territoire (nomades vs sédentaires), mais par le choix qu’elles font de stocker ou de ne pas stocker une partie de la nourriture qu’elles prélèvent ou produisent. L’apparition du stockage entraîne en effet une division entre sociétés que l’anthropologue nomme «achrématiques», c’est-à-dire sans richesse, et sociétés «chrématiques», dont l’organisation socioéconomique repose en grande partie sur l’existence de la richesse. Pour Testart, «est richesse tout objet matériel utile à l’homme, ou simplement agréable à ses yeux, susceptible d’appropriation et conservable sur une durée de temps raisonnable sans altération significative, donc susceptible d’être thésaurisé ou échangé48» > [!accord] Page 42 À partir du moment où il y a stockage des aliments, il y a richesse. Or «qui dit richesse dit différence de richesse, différenciation sociale, et la plus simple qui puisse exister dans une société, entre riches et pauvres49». Les inégalités au sein des sociétés humaines ne naissent donc ni avec la domestication ni avec la sédentarisation, mais avec le stockage. D’une certaine façon, l’on pourrait donc paraphraser la fameuse phrase de Rousseau50 sur la propriété privée et la reformuler ainsi: «Le premier qui, ayant stocké de la nourriture, s’avisa de dire: ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eut point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les stocks de baies ou de poisson séché à celui qui commençait à les accumuler, eut crié à ses semblables: méfiez-vous de cet ambitieux, vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits et le gibier sont à tous, et que personne ne peut les accumuler si ce n’est pour s’en nourrir.» > [!approfondir] Page 44 Rappelons que pour les primitivistes, l’un des traits caractéristiques des sociétés de chasseurs-cueilleurs est leur égalitarisme; seule la domestication vient rompre celui-ci, car la soumission de la nature entraîne, comme par mimétisme, la soumission de certains humains par d’autres humains. Comment expliquer alors que des sociétés de purs chasseurs-cueilleurs comme celles de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord puissent manifester de telles inégalités? Comment expliquer que l’on y trouve une institution aussi dure que l’esclavage, symbole plurimillénaire de la domination et de l’exploitation d’humains par d’autres humains? Tout simplement, nous répond Testart, parce que ce sont des sociétés qui pratiquent le stockage, des sociétés chrématiques. Or les inégalités économiques entraînent vite, et sur ce point Testart et les primitivistes ne sont pas foncièrement en désaccord, des inégalités politiques, puisque la différenciation sociale selon la richesse crée les premières formes de dette, qui entraînent à leur tour la possibilité d’asservir et de réduire en esclavage ceux qui ne peuvent pas s’en acquitter, de telle sorte que «l’esclavage pour dettes transforme de simples inégalités économiques en relations de dépendance entre maîtres et esclaves», et qu’il existe désormais une «équivalence générale entre l’opposition riches/pauvres et celle maîtres/dépendants51». > [!accord] Page 45 Mais si le stockage n’est pas une condition suffisante pour que des hiérarchies sociales apparaissent, il en est manifestement une condition nécessaire: il ouvre la possibilité de la stratification sociale même s’il ne la produit pas de façon déterministe. > [!information] Page 47 Il existe pourtant selon Guy deux types de traces, et non des moindres, révélant l’existence d’inégalités socioéconomiques au Paléolithique: le traitement différencié de certains morts retrouvés dans des sépultures parvenues jusqu’à nos jours sans détérioration notable, ainsi que l’art pariétal. L’auteur relate l’existence de tombes à l’intérieur desquelles les ossements sont parés de très nombreux ornements de grande valeur; à Sungir, en Russie, on a par exemple découvert des milliers de perles en ivoire dont on estime qu’il a fallu plusieurs milliers d’heures de travail pour les confectionner. La richesse de ces objets d’accompagnement funéraire contraste avec le dénuement observé dans d’autres tombes de la même période, ce qui pourrait signifier que les individus qui y furent enterrés jouissaient d’un statut social exceptionnel, propre aux membres d’une classe supérieure > [!accord] Page 49 Mais si l’on veut bien admettre que la logique d’accumulation ostentatoire à laquelle pouvait conduire la pratique du stockage ait pu exacerber la pression exercée par les activités humaines sur le milieu, il nous semble en revanche tout à fait anachronique de parler de capitalisme à propos des sociétés de cette période et pour le moins douteux d’établir un continuum quasi indifférencié entre leur rapport à la nature et le nôtre, et en leur attribuant ainsi la paternité de la crise écologique. > [!information] Page 49 Enfin, et comme il fallait s’y attendre, certains des arguments qui étayent la thèse du préhistorien français ont été soumis à une critique vigoureuse, notamment en ce qui concerne son interprétation des sépultures du Paléolithique où l’on a retrouvé des richesses exceptionnelles. Des études récentes de paléopathologie ont par exemple révélé que dans de nombreux cas, ces sépultures hors du commun abritaient des individus présentant d’importantes malformations physiques (asymétrie des jambes, nanisme, traumatismes crâniens, malformation des vertèbres atlas, etc.), dont certaines ont pu être la source de problèmes neurologiques qui provoquent des troubles du comportement et de la personnalité. Or, diverses données anthropologiques montrent que dans de nombreuses sociétés archaïques ayant des pratiques chamaniques, une prédisposition à communiquer avec l’invisible est souvent attribuée aux individus qui présentent une singularité physique ou psychique notable; les nains, les bossus, les jumeaux ou les «fous» sont réputés entretenir un rapport privilégié avec les esprits. Si certains individus du Paléolithique ont pu bénéficier d’un traitement funéraire différencié, ce n’est peut-être donc pas en raison de leur appartenance à une élite socioéconomique, mais tout simplement parce qu’ils présentaient des caractéristiques singulières qui leur conféraient un statut social spécifique ## 4 – L’âge d’or contesté (II) > [!accord] Page 52 Les sociétés qui ne pratiquent pas le stockage, qu’il s’agisse de groupes de chasseurs-cueilleurs ou de groupes d’horticulteurs, connaissent en effet des formes d’inégalité entre les âges ou entre les sexes qui sont parfois très dures58. À cet égard, Alain Testart n’y va pas par quatre chemins: «L’idée de société égalitaire a peut-être un sens en tant qu’idéal politique, mais en tant que concept descriptif des sociétés réelles, passées ou présentes, il n’en a aucun59.» > [!accord] Page 53 Testart soutient par ailleurs que la naissance de la richesse est un phénomène ambigu, libérateur par certains aspects, oppresseur par d’autres. Pourquoi? Parce que dans certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs où les prétendants doivent s’acquitter d’obligations viagères, chacun est pris dans les mailles d’une classification qu’il n’a pas choisie et qui est censée le précéder de toute éternité. […] Chacun se trouve pris dans des obligations qu’il n’a pas plus choisies et qui pèseront sur lui sa vie durant. Les femmes, d’abord, pour lesquelles on a défini dès avant leur naissance à quel homme elles appartiendront en tant qu’épouses, et après la mort de leur mari, à qui encore elles appartiendront puisque ces droits s’héritent, entre frères avant tout, selon la coutume bien connue du Lévirat. […] Les hommes, jeunes, attendront longuement que leurs promises parviennent à l’âge de la puberté, et devront de toute façon, leur vie durant, fournir des obligations viagères. Chacun se trouve donc ainsi pris dans des réseaux qui se répondent, l’un que l’on voit au niveau global de la société, l’autre dans les stratégies matrimoniales > [!approfondir] Page 54 Si l’on en croit certains travaux archéologiques réalisés sur des restes osseux, le dimorphisme sexuel se serait accentué après la «révolution néolithique»; la taille et la corpulence des squelettes de femmes, relativement proches de celles des hommes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, se seraient considérablement réduites dans les premières sociétés agricoles. Ainsi, la moindre taille des femmes dans la plupart des sociétés actuelles ne serait pas le fruit d’évolutions et de différences biologiques, mais d’inégalités historiquement datables dans l’accès aux ressources alimentaires et aux soins, entraînant pour elles malnutrition et vulnérabilité accrue aux maladies > [!information] Page 56 Si l’on en croit une étude récente portant sur un large éventail de sociétés de chasseurs-cueilleurs étudiées par des archéologues et des anthropologues, 25 % des hommes en moyenne mouraient dans des confrontations ou des actes de violence, soit 1 homme sur 4, chiffre évidemment considérable > [!information] Page 57 Fils de Thomas Bridges, missionnaire britannique et fondateur de la ville d’Ushuaïa, Lucas Bridges naquit en 1874 en Terre de Feu. Il vécut toute son enfance et sa jeunesse en contact étroit avec les indigènes Yaghans et Onas, deux des quatre groupes qui se partageaient alors le territoire de la Patagonie australe avec les Aush et les Alakalufs. Ces peuples, qui allaient malheureusement rapidement disparaître sous l’assaut simultané des maladies et des armes à feu importées par les colons, vivaient à l’époque très largement à l’écart de tout contact avec la «civilisation», perpétuant leur organisation sociale traditionnelle. Or s’il y a bien quelque chose qui frappe à la lecture de l’extraordinaire autobiographie que nous a léguée Thomas Bridges, Aux confins de la Terre, c’est l’omniprésence de la violence interindividuelle et interclanique au sein de ces groupes. Le récit du colon britannique est d’autant plus crédible qu’il manifeste une vive sympathie et une profonde admiration pour les «Indiens», à rebours de bien des préjugés de son temps qu’il s’efforce d’ailleurs de combattre, ne cessant de louer la richesse de leur langue, mais aussi leur adresse à la chasse, leur force physique, leur connaissance de la forêt et leur liberté; il est donc peu probable qu’il ait été enclin à exagérer les traits négatifs de ces sociétés. Or il est très rare qu’il évoque l’un des nombreux Yaghans ou Onas qui parsèment son récit sans mentionner également que celui-ci a perdu un père, un frère, un conjoint ou un fils tué par un homme d’un autre clan, le plus souvent en représailles d’un meurtre commis antérieurement par la victime ou par un membre de sa parentèle. > [!approfondir] Page 61 Cette violence endémique semble en revanche bel et bien indissociable de certaines des caractéristiques les plus saillantes de ces sociétés, au premier rang desquelles l’absence d’autorité coercitive et d’inégalités de richesses. Bien sûr, cette hypothèse peut sembler paradoxale à double titre. D’une part, il peut paraître surprenant qu’un trait si négatif – la violence – puisse être rattaché à deux des aspects les plus «sympathiques» des sociétés de chasseurs-cueilleurs égalitaires, soit respectivement leur refus de déléguer le pouvoir et leur réticence à accumuler des biens matériels. D’autre part, ces deux caractéristiques semblent au contraire plutôt propices à des rapports sociaux apaisés. Car pourquoi se battrait-on dans une société où n’existent ni véritable pouvoir ni richesse, où il n’est possible d’obtenir ni biens matériels ni statut social privilégié? À quelle fin? Qu’obtiendrait-on au terme de cette lutte? Au vu des données ethnographiques dont nous disposons, la violence dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs répond à deux motifs principaux: l’acquisition de femmes (ou tout au moins la volonté, chez les hommes, de faire valoir les droits qu’ils exercent déjà sur leurs femmes s’ils les estiment menacés) et la soif de justice. > [!information] Page 62 Ainsi Lucas Bridges affirme-t-il avoir régulièrement refusé de devenir «sorcier» en dépit de l’insistance de ses amis onas, par crainte, nous dit-il avec une pointe d’humour, de se voir attribuer la responsabilité de la mort des suites d’une crise cardiaque d’une personne pourtant située à 100 kilomètres de chez lui et de devenir ainsi la cible d’une vendetta. Une logique que l’on retrouve aussi en Australie. Dans un récit du XIXe siècle, un colon rapporte ainsi qu’«un jeune Aborigène très populaire étant mort en tombant d’un arbre, on accusa une tribu voisine de sorcellerie. Une troupe d’une quinzaine de vengeurs se constitua qui, après avoir voyagé plusieurs jours en territoire étranger, lança une attaque nocturne sur le campement du sorcier présumé, ne laissant aucun survivant73». > [!accord] Page 63 Historiquement, cependant, la présence en leur sein d’institutions patriarcales et esclavagistes, dont l’une des principales caractéristiques est de traiter certains êtres humains comme des choses mises à disposition en les réduisant à une valeur purement instrumentale, n’aurait-elle pas à terme favorisé l’émergence d’un rapport à la nature marqué lui aussi du sceau de la réification et de l’instrumentalisation? Autrement dit, ces institutions ne pourraient-elles pas être considérées comme l’une des sources les plus profondes de la crise écologique que nous vivons aujourd’hui, qui est précisément une crise de ce rapport instrumental à la nature? Telle est en tout cas l’une des idées les plus percutantes défendues par [[Murray Bookchin]], le grand théoricien de l’écologie sociale, tout au long de son œuvre > [!accord] Page 64 À l’instar des théoriciens primitivistes, Bookchin est persuadé que la crise écologique ne peut être simplement imputée à la modernité capitaliste, qu’elle puise ses racines dans des réalités historiques et anthropologiques beaucoup plus profondes. Certes, il admet lui aussi sans peine, évoquant la société industrielle, que «son pouvoir de destruction se déploie à une échelle sans précédent dans l’histoire de l’humanité et dévaste de façon démente et quasi systématique l’ensemble du monde vivant et ses assises matérielles76». Mais pour aussitôt souligner que «bien avant l’émergence de la science moderne, de la rationalité “linéaire” et de la société “industrielle” (pour citer les causes invoquées avec tant de légèreté par le mouvement écologiste moderne), les sociétés hiérarchiques et de classes dévastèrent largement le bassin méditerranéen et les coteaux chinois, amorçant à grande échelle la transformation et souvent le pillage de la planète77». > [!accord] Page 65 Aussi, nous dit Bookchin, «si nous voulons trouver les racines de la crise écologique actuelle, nous ne pouvons nous tourner ni vers la technique, ni vers la démographie, ni vers la croissance, ni vers le rôle d’un fléau en particulier. Nous devons nous tourner vers les changements institutionnels, moraux et spirituels qui sous-tendent notre société humaine et qui ont produit la hiérarchie et la domination – et pas seulement dans la société bourgeoise, féodale et antique, ni même seulement dans les sociétés de classes, mais à l’aube même de la civilisation79». ^b8bc10 > [!approfondir] Page 66 Ce sont, enfin, les territoires conçus comme autant de terra ou de res nullius, soit le «territoire» ou la «chose de personne» qu’on peut s’approprier au détriment des primo-occupants ou de l’intégrité des écosystèmes. La conception selon laquelle l’humanité doit dominer et exploiter la nature découle de la domination et de l’exploitation de l’homme par l’homme, et même, plus loin encore dans le temps, de l’assujettissement de la femme à l’homme au sein de la famille patriarcale. À partir de ce moment-là, on considéra de plus en plus les êtres humains comme de simples «ressources», comme des objets et non comme des sujets. Les hiérarchies, les classes, les modes d’appropriation et les institutions étatiques servirent à définir dans l’esprit de l’homme sa relation avec la nature. Celle-ci à son tour se trouva de plus en plus systématiquement ravalée au rang de simple ressource, d’objet, de matière première à exploiter aussi impitoyablement que les esclaves des latifundia > [!accord] Page 66 Difficile, sur ce point, de n’être pas d’accord avec Bookchin. Comment en effet une société qui considère qu’il est légitime de traiter certaines catégories d’êtres humains comme des objets appropriables et instrumentalisables pourrait-elle accorder aux non-humains et aux communautés qu’ils forment une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une valeur indépendante de l’intérêt qu’ils peuvent présenter pour les humains? Comment pourrait-elle, quand bien même elle serait restée étrangère à tout dualisme entre la Nature et la Culture et n’accorderait pas aux êtres humains un statut à part, ne pas traiter les non-humains comme des objets appropriables? > [!accord] Page 67 C’est par exemple le grand mérite de la philosophe australienne Val Plumwood d’avoir montré que la nature a été à l’époque moderne le référent sémantique et la source ultime de légitimation idéologique de l’exploitation des groupes «genrés» et «racisés», soit de façon directe, comme lorsque les populations indigènes de la Nouvelle-Espagne étaient désignées comme des naturales, soit de façon indirecte, lorsqu’un groupe spécifique d’êtres humains a été marginalisé en étant associé à l’une des sous-catégories de la nature: par exemple les femmes, très souvent identifiées à leur corps et à leurs émotions. > [!accord] Page 68 Sur ce point, encore une fois, Bookchin n’est pas si éloigné des théories primitivistes qui postulent elles aussi l’existence d’un lien entre la domination de la nature et les formes de domination internes à la société. Mais là où les primitivistes affirment que c’est la domestication qui constitue la clef de voûte des mécanismes de domination – raison pour laquelle ils soutiennent que les sociétés demeurées étrangères à la domestication sont parfaitement égalitaires –, il soutient en revanche que c’est la tendance à la réification, soit le fait de considérer certains êtres, humains ou non-humains, comme des objets appropriables, mis à disposition, qui offre le modèle théorique le plus pertinent pour penser la domination. ## 5 – Le primitivisme, une impasse politique > [!accord] Page 72 Les cycles de reproduction des animaux et des végétaux étant plus longs à l’état sauvage, et leur «productivité» bien moindre, un mode de vie de chasse et de cueillette ne peut être viable à l’échelle mondiale que si la densité de population est très faible88. Or la «révolution néolithique», et plus encore la révolution industrielle après elle, ont constitué un véritable «goulet d’étranglement démographique89», de telle sorte qu’il est impensable que les 8, 9, 10 milliards d’individus bientôt appelés à peupler la Terre puissent vivre de cueillette et de chasse (même s’il est tout à fait possible, et dans certaines circonstances souhaitables, que des pratiques de cueillette, de pistage ou même de chasse se perpétuent ou se réinventent). > [!approfondir] Page 73 Par le passé, l’effondrement de civilisations agricoles et étatiques «complexes», loin de marquer nécessairement l’avènement d’âges sombres et la régression vers la barbarie, a pu au contraire «susciter un net gain de liberté pour de nombreux sujets des États antiques et une amélioration du bien-être humain90». Telle est en tout cas l’une des thèses défendues par [[James C. Scott]] dans [[Homo Domesticus]]. Mais cette idée provocatrice, si elle est plutôt convaincante d’un point de vue historique, ne semble guère transposable à la situation actuelle. ^f43848 > [!désaccord] Page 75 Pour bien comprendre cette position, il est indispensable de revenir sur l’anthropologie philosophique naturaliste et évolutionniste défendue par Paul Shepard. À rebours des tendances dominantes dans la philosophie contemporaine, le théoricien américain soutient en effet non seulement qu’il existe une nature humaine, mais que celle-ci doit être définie de façon biologique. Se réaliser en tant qu’être humain, c’est vivre une vie conforme à la façon dont l’évolution nous a façonnés sur les plans génétique, physiologique, psychique et social. > [!accord] Page 77 Nous sommes façonnés pour mener une existence physique intense, pour marcher, pour courir, pour nager lorsque cela est nécessaire et que notre milieu s’y prête, et nous voilà confinés au sein d’espaces restreints, dans nos champs, nos usines, nos ateliers et nos bureaux, où l’atrophie de nos capacités physiques de bipèdes multifonctionnels engendre obésité et dépression. > [!accord] Page 77 Nous sommes façonnés pour réaliser de multiples tâches variant au gré des jours et des saisons, sollicitant et activant des mécanismes musculaires et des gestuelles variés, et nous voilà pour la plupart voués à la répétition ad nauseam des mêmes gestes, sur les chaînes d’assemblage des usines, sur nos claviers où se succèdent inlassablement les mêmes mouvements de doigts, dans les champs où d’un mois sur l’autre, d’une année sur l’autre, les mêmes tâches usantes reviennent comme une punition. Non seulement cet éternel retour du même engendre les troubles musculo-squelettiques que j’ai déjà évoqués, mais il nous plonge également dans un état de neurasthénie profonde. > [!désaccord] Page 77 Or «de tels paysages suscitent un léger malaise, une intuition fugitive que nous comprenons mal parce que ces symptômes sont aussi bien sociaux qu’écologiques. Mais la raison profonde en est peut-être que les environnements domestiqués conviennent moins à notre équilibre que les paysages sauvages dans lesquels notre ADN est toujours programmé pour vivre. Si nous trouvons de la beauté aux paysages rustiques, c’est probablement en raison de leur ressemblance superficielle avec les savanes de notre évolution95.» > [!approfondir] Page 78 D’une certaine façon, si l’on suit Shepard, l’on pourrait dire que l’expérience de l’ennui – non pas la simple incapacité à s’occuper, mais le sentiment tenace d’un vide et d’une monotonie au cœur même de l’existence –, si présente dans la philosophie et la littérature moderne, de Pascal à Cioran en passant par Schopenhauer et Heidegger, loin d’être liée à la condition humaine en tant que telle, est le produit dérivé de conditions de vie insuffisamment stimulantes pour nos corps et nos esprits. > [!accord] Page 78 Shepard en veut pour preuve notre répugnance instinctive aux tâches répétitives96, notre tendance irrépressible à former de petits groupes amicaux affinitaires où nous retrouvons les joies d’une existence tribale à tout jamais perdue, notre passion pour les activités de plein air et le malaise que suscitent chez la plupart d’entre nous les espaces clos, mais aussi, bien sûr, notre goût pour les activités physiques ludiques et sportives à travers lesquelles s’expriment les mille potentialités refoulées de notre corps. > [!information] Page 79 Shepard utilise le terme de wildness, que l’on pourrait traduire par «sauvagerie» ou «sauvageté», terme qu’il ne faut surtout pas associer à la «bestialité» auquel il est souvent associé de façon négative, mais plutôt aux puissances de vie non domestiquées qui nous ont été léguées par l’évolution. Mais selon lui, cette «sauvagerie» que nous portons au plus profond de nous ne peut s’épanouir pleinement que dans la wilderness97, dans des espaces ou dans des territoires sauvages soustraits non seulement à toute activité industrielle, mais encore à toute activité agricole ou pastorale, des paysages semblables à ceux que parcouraient et habitaient nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. > [!accord] Page 79 Shepard s’oppose également aux auteurs qui invoquent, pour justifier les politiques de protection de la nature sauvage, des raisons exclusivement esthétiques, récréatives ou encore scientifiques, et il est selon lui «grand temps que nous cessions de considérer la nature sauvage comme un grand zoo, une belle image exaltée, ou encore une simple réserve de ressources futures98». S’il faut selon lui la défendre, c’est avant tout parce qu’elle est notre foyer biologique, social et spirituel, et que sans elle, nous perdrions toute possibilité de vivre conformément à notre génome. En son absence, nous deviendrions, au sens littéral du terme, des êtres dénaturés, étrangers à nous-mêmes et aliénés: des monstres. ## 6 – La défense de la nature sauvage, un casse-tête politique > [!accord] Page 83 Longtemps perçue en Occident comme une réalité menaçante – le naturaliste Buffon affirmait par exemple qu’elle était «hideuse et mourante», et qu’il fallait «finir de détruire avec le fer ce que le feu n’aura pu consumer» –, la nature sauvage fut ainsi peu à peu, à mesure que la civilisation industrielle s’étendait à la surface du globe, parée de toutes les vertus. Laide, elle devint belle. Corruptrice, elle devint régénératrice et purificatrice. Nul mieux que [[John Muir]] n’a incarné cette transition dans la perception de la nature sauvage. Né en Écosse, il arriva aux États-Unis avec sa famille en 1849, et il passa la plus grande partie de son enfance dans les campagnes du Wisconsin, où naquit son amour inconditionnel pour la wilderness. > [!approfondir] Page 84 Sous sa plume, les forêts primitives deviennent des «temples», tandis que les arbres sont décrits comme autant de fidèles «chantant des psaumes à la gloire de leur Créateur». Il n’hésite pas à inviter les «pécheurs» corrompus par la civilisation à s’immerger dans les «eaux baptismales» de la Terre, et il fustige «les destructeurs du temple, les dévots du commerce ravageur, qui semblent avoir pour la nature un mépris absolu, et qui plutôt que de célébrer le Dieu des Montagnes, ne rendent grâce qu’au Dollar Tout-Puissant103». Étranger au marxisme qu’il ne connaissait pas et qu’il n’aurait sans doute guère apprécié, il n’est bien évidemment pas question chez lui de «fétichisme de la marchandise». Mais en renouant avec une tradition biblique très ancienne, et notamment avec la critique paulinienne de l’idolâtrie de l’argent, il assimila le développement capitaliste au culte satanique de Mammon, personnification dans le Nouveau Testament de la richesse et de l’abondance matérielle. > [!approfondir] Page 85 Pour Pinchot, la nature devait être avant tout appréhendée en termes de ressources. Devant l’exploitation outrancière qui commençait à menacer le renouvellement de ces dernières, indispensables au développement de la nation américaine autant qu’au bien-être de ses citoyens, il entendait simplement organiser leur gestion rationnelle, ce qu’il nommait le «wise use» (usage raisonné), et assurer ainsi en quelque sorte le «développement durable» de la société (même si ce terme n’apparaît pas sous sa plume, l’idée est bien là). Aussi, lorsque la Ville de San Francisco souhaita construire un barrage hydroélectrique dans la vallée de Hetch Hetchy pour approvisionner en électricité sa population croissante, Pinchot apporta son soutien au projet, arguant qu’il était valable de sacrifier certains territoires pour le bien-être et le confort du peuple américain. > [!accord] Page 86 Le problème, c’est que ce principe circonstanciel, destiné à faire face à des usages de la terre propres à la société capitaliste et à contrecarrer les dynamiques mortifères du «Dollar Tout-Puissant», devint axiologique, pour ne pas dire ontologique. En assimilant tout usage à un abus, son universalisation engendra des situations dramatiques dans des territoires habités, notamment par des populations indigènes. Transposée dans des contextes où les usages de la terre, qui demeuraient encore largement étrangers à la logique du capital, n’étaient pas nécessairement destructeurs, cette conception de la protection de la nature fut rapidement captée par des logiques coloniales et néocoloniales qui conduisirent à exclure nombre de populations autochtones de leurs territoires. > [!accord] Page 86 Cet aspect de l’histoire de la protection de la nature, bien connu des anthropologues et des historiens, est encore mal connu du grand public, aux yeux duquel les parcs nationaux et les réserves naturelles jouissent globalement d’une image positive. Pourtant, dès ses origines, la création des parcs se fit régulièrement au prix de l’exclusion de ceux qui y vivaient. > > [!cite] Note > cf colonialisme vert > [!information] Page 87 Pendant longtemps, sans doute jusqu’à la guerre civile américaine, l’«Indien» ne fut pas exclu de l’imaginaire naturaliste des Américains. L’on parlait même alors d’Indian wilderness, et le grand naturaliste George Catlin pouvait écrire à propos des populations autochtones: «Et dans l’avenir quel splendide spectacle, quand on imagine comme ils pourraient être vus, préservés dans leur état sauvage par quelque grande politique gouvernementale, où le monde contemplerait, pour les temps à venir, l’Indien originel dans son attirail classique, faisant galoper son cheval sauvage, avec son arc bandé, son bouclier et sa lance, parmi les troupeaux rapides d’élans et de bisons. Un parc national contenant hommes et bêtes, dans toute la fraîcheur native de leur beauté naturelle105.» Bien sûr, cette vision était imprégnée d’une conception naturaliste des populations autochtones typique de la mentalité coloniale, mais au moins avait-elle le mérite de reconnaître, fut-ce sous une forme particulièrement folklorique, un certain «droit» des groupes autochtones à poursuivre leur vie sur leurs territoires ancestraux. > [!information] Page 88 Les dégâts écologiques provoqués par cette expansion furent néanmoins à l’origine, notamment au sein des élites américaines, d’un désir accru de préserver une partie de la nature sauvage qui tendait à s’effacer sous les coups de boutoir de la «civilisation». Mais dans ce contexte exacerbé de guerre coloniale, il n’était plus envisageable que la protection du sauvage inclue la présence des groupes autochtones, comme en rêvait encore, quelques décennies auparavant, un auteur comme George Catlin. Les «Indiens» furent dès lors cantonnés dans des réserves, inspirant au chaman sioux Élan Noir ces propos désabusés et tragiques à propos des Blancs: «Ils ont créé des petits îlots pour nous et d’autres petits îlots pour les créatures à quatre pattes106.» C’est à la même période, au terme d’une expédition de reconnaissance visant à en délimiter les contours, que le premier parc national de l’histoire, celui de Yellowstone, fut créé en 1872107. > [!information] Page 89 Dans les années qui suivirent la création du parc, et malgré leur confinement croissant dans des réserves, de nombreux groupes continuèrent à y séjourner de façon saisonnière, notamment pour y chasser, activité qui allait bien évidemment rapidement entrer en contradiction avec les objectifs officiels de protection de la nature. Les derniers habitants amérindiens du parc furent finalement expulsés en 1879 et en 1880 avec l’aide de l’armée, mais il fallut attendre la fin du XIXe siècle pour que cesse toute incursion indésirable dans le parc et pour qu’enfin son directeur puisse affirmer que «le problème indien a été réglé, les Indiens ont été reconduits par la force dans leurs lointaines réserves et désormais, les voyageurs ne verront ni n’entendront plus d’Indiens dans le parc, comme cela était déjà le cas dans les Adirondacks et les White Mountains108». C’est ainsi que Yellowstone devint, dans les faits comme dans l’imaginaire de ses visiteurs, ce territoire vierge qu’il s’était donné pour ambition de protéger. > [!information] Page 89 Le cas du parc national de Yosemite, créé en 1890, est un peu différent, car l’administration dut composer avec la présence d’un groupe d’Autochtones qui n’avaient jamais signé de traité avec les États-Unis et qui n’avaient jamais été assignés à une réserve. Ils ne pouvaient donc pas être expulsés, car ils n’avaient nulle part où aller, et le massacre étant passé de mode, ils ne pouvaient pas non plus être purement et simplement éliminés. Ils furent donc tolérés, s’intégrèrent à l’économie du parc et en vinrent même à former un élément primordial de son attrait touristique, offrant au public des spectacles de danse, des concours de vannerie, bénéficiant d’un contexte idéologique favorable, celui de la nostalgie pour l’«Indien en voie de disparition» (le «vanishing Indian»). > [!accord] Page 90 Le caractère pittoresque de leur présence s’estompa, ils devinrent franchement gênants, pour ne pas dire repoussants. Un «Indien» coiffé de plumes et vêtu de peaux de cerf contemplant solennellement une cascade, c’est chic. Un type bourré titubant au bord d’une route, beaucoup moins. Il y eut bien des tentatives pour les remettre dans le droit chemin, et on chercha par exemple à les obliger à vivre dans un village strictement «traditionnel», mais le conflit était devenu insoluble. Après la Seconde Guerre mondiale, ils furent donc progressivement exclus du parc. Dès qu’un Autochtone travaillant pour le parc prenait sa retraite, lui et sa famille étaient priés de déménager. Afin d’éviter toute nostalgie excessive, leur maison était brûlée. Peu à peu, les maisons du village indien de Yosemite se firent de moins en moins nombreuses. En 1997, le dernier résident autochtone du parc s’en alla. Ouf, les peaux-rouges étaient partis, la nature était purifiée… > [!approfondir] Page 91 À partir de 1897, l’ensemble des réserves forestières du pays commença néanmoins à bénéficier d’un budget croissant, et la surveillance fut renforcée. Exaspéré par les violations constantes des «Indiens», le responsable de la réserve leur en interdit purement et simplement l’accès, créant une situation absurde et tragique. La réserve hava, située au sein du canyon, était entièrement encerclée par la réserve forestière, de telle sorte qu’en interdire l’accès revenait à interdire aux Havas de sortir de leur propre réserve et, par là-même, tout contact avec le monde extérieur, ce qui suscita les critiques et les plaintes des représentants du Bureau des Affaires indiennes, dont la position était évidemment ambiguë, dans la mesure où il était censé défendre les intérêts des Autochtones tout en servant ceux du gouvernement > [!accord] Page 94 En Afrique, l’expulsion des chasseurs-cueilleurs Iks de l’Ouganda pour la création du parc de Kipedo conduisit ces derniers à la famine. En Indonésie, ce furent les Mongondow que l’on expulsa du parc Dumoga-Bone111. Idem au Sri Lanka pour les Vedda dans le parc du Maduru Oya ou en Thaïlande pour les Karen de la réserve Thung Yai. Cette sinistre liste n’est pas exhaustive et pourrait être aisément rallongée > [!information] Page 94 Le pire est sans doute que cette liste n’est pas close et qu’en dépit des nombreuses critiques dont elles ont fait l’objet, ces pratiques de délocalisation et d’expulsion se poursuivent encore aujourd’hui, à tel point que l’on parle désormais, pour désigner les membres de ces populations exclues de leurs terres, de «réfugiés de la conservation». L’ONG Survival International fait ainsi régulièrement état de projets de conservation qui entrent violemment en conflit avec les habitants des zones concernées, quand elle ne dénonce pas de graves violations des droits humains. > [!accord] Page 95 Or non seulement cette population n’a jamais été consultée eu égard à la création de ce parc, mais elle risque même d’en être expulsée. D’ores et déjà, il semblerait que des Baka ont été chassés manu militari de la forêt par des «écogardes» employés par le gouvernement congolais, mais formés et payés par le WWF, ces expulsions s’accompagnant parfois de violences corporelles, de menaces ou encore de destruction de leurs campements > [!accord] Page 95 Je ne pense pas que les écrivains, naturalistes et philosophes qui ont fait l’éloge de la wilderness depuis le XIXe siècle – de [[Henry David Thoreau|Thoreau]] à Shepard en passant par Muir et Aldo Leopold, pour ne citer que les plus connus – portent une responsabilité directe dans ces pratiques inacceptables de protection de la nature. > > [!cite] Note > important. fact ## 7 – L’idée de nature sauvage est-elle dualiste? > [!accord] Page 97 Des déserts australiens aux étendues glacées de l’Arctique, des profondeurs de la forêt amazonienne aux vallées les plus reculées du massif himalayen, partout, hier comme aujourd’hui et à des degrés divers, les humains ont modifié leur environnement, de telle sorte qu’il serait aberrant de vouloir protéger des espaces libres de toute influence anthropique. > [!accord] Page 97 Pour s’en tenir au cas de l’Amérique du Nord, les archéologues et les chercheurs en écologie historique ont montré à quel point les territoires «découverts» par les colons européens avaient été transformés par les populations amérindiennes au cours des siècles précédant leur arrivée > [!approfondir] Page 98 Il est vrai en revanche que la violence guerrière et le choc épidémiologique provoqué par la conquête européenne ont entraîné un effondrement démographique d’une ampleur considérable chez les populations autochtones, et que celui-ci fut en bien des endroits propice à l’«ensauvagement» de la nature, désormais en grande partie vidée de ses habitants. Cela explique peut-être pourquoi tant d’Européens, provenant qui plus est de pays très appauvris biologiquement par des siècles de chasse et de déforestation, aient eu l’impression de découvrir un continent extrêmement sauvage; mais cette sauvagerie était celle d’une nature «veuve» et non pas «vierge» > [!information] Page 98 . L’historien Donald Worster, dans la grande biographie qu’il a consacrée à [[John Muir]], remarque que pour celui-ci, «la nature était le nom donné à cette partie du monde que nous n’avons pas créée, que nous ne gérons pas, et qui survivra à notre extinction117». Mais Muir «n’envisageait pas la nature comme un monde libre de toute présence et de toute influence humaine, et même l’expression “nature vierge” avait un sens relatif et non absolu à ses yeux. Pour lui, la nature comprenait les humains, pour la simple raison que toute communauté inclut l’ensemble de ses habitants118» ^72873c > [!approfondir] Page 99 L’on pourrait évidemment souligner, comme le fait l’anthropologue [[Philippe Descola]], qu’il n’est pas acceptable de «dire des peuples qui vivent de chasse et de cueillette qu’ils perçoivent leur environnement comme sauvage – par rapport à une domesticité que l’on serait bien en peine de définir», car cela «revient à leur dénier la conscience de ce qu’ils modifient l’écologie locale au fil du temps par leurs techniques de subsistance120». Mais cette accusation repose sur une confusion lexicale. Car lorsqu’ils parlent de wilderness, non seulement nos auteurs n’entendent pas nier, nous venons de le voir, la capacité des populations autochtones à modifier leur écologie locale par leurs techniques de subsistance, mais ils ne désignent à aucun moment une réalité ontologiquement étrangère au monde des humains. ^917d12 > [!information] Page 100 De même, Gary Snyder n’oppose jamais le sauvage et le domestique, et présente toujours la wilderness comme la véritable domus des êtres humains: «Il n’y a jamais eu de nature sauvage sans une certaine présence humaine depuis des centaines de milliers d’années. La nature n’est pas un lieu de visite, c’est un foyer au sein duquel il y a des lieux plus ou moins familiers122.» > [!information] Page 100 C’est en réalité le service des forêts (l’équivalent de l’ONF en France), très lié avec l’industrie du bois, qui chercha par tous les moyens – sans succès – à faire adopter une conception très stricte de la wilderness comme espace absolument vierge. Sachant pertinemment que ces espaces étaient quasiment inexistants, il espérait ainsi neutraliser la portée de la loi et sa capacité de «nuisance» pour les intérêts économiques, car il aurait dès lors été difficile de créer des réserves en s’appuyant sur elle > [!accord] Page 101 À ce dualisme présumé, que l’idée de nature sauvage partagerait avec la quasi-totalité des représentations du monde propres à l’Occident moderne, Descola oppose les ontologies en vigueur «dans de nombreuses régions de la planète», où «humains et non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables et selon des principes séparés», où «l’environnement n’est pas perçu comme une sphère autonome», et où «les plantes et les animaux, les rivières et les rochers, les météores et les saisons n’existent pas dans une même niche ontologique définie par son défaut d’humanité > [!information] Page 102 Proche à bien des égards des peuples de ces régions du globe où humains et non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables, [[Henry David Thoreau|Thoreau]] soutenait dès la première moitié du XIXe siècle que les animaux sauvages constituaient eux aussi des «civilisations», et [[John Muir]], qui proclamait «qu’aller en montagne, c’est rentrer chez soi128», n’hésitait pas à dire que «non seulement les mammifères supérieurs, mais aussi les insectes, les reptiles et les plantes formaient différents types de “peuples”», qu’ils étaient «doués de sensations que notre aveuglement et notre sentiment de supériorité ne nous permettent pas de percevoir129». > [!information] Page 104 Mais elle peut également se prévaloir d’un idéal démocratique qui est au cœur de la construction nationale américaine, en arguant qu’il faut faire le nécessaire pour que tous les citoyens, quelle que soit leur origine sociale, puissent un jour contempler les innombrables merveilles qu’abrite le territoire des États-Unis. Autrement dit, les défenseurs de la nature sauvage firent le pari que le développement touristique allait permettre de contrer le développement industriel en conciliant la protection de la nature et une activité économique non fondée sur l’extraction de ressources et sur l’usage direct des territoires. Muir lui-même, insatiable vagabond, éternel «bipède» qui avait parcouru à pied les Amériques, n’hésita pas avant sa mort (en 1917) à encourager la construction des premières routes et l’accès motorisé aux parcs nationaux. > [!accord] Page 104 Les routes et les voitures deviendraient elles aussi rapidement l’un des symboles les plus éclatants de la fragmentation des territoires, de la pollution atmosphérique et des ravages écologiques impitoyables provoqués par l’accélération de la mobilité au sein des sociétés industrielles: l’idéologie sociale de la bagnole commençait à peine à poindre, mais elle était promise à un bel avenir. > > [!cite] Note > cf gorz > [!accord] Page 105 conservation de la nature n’était plus désormais l’apanage de quelques groupes militants, encore moins de quelques individus isolés comme cela était encore le cas quelques décennies auparavant. Devenue une réalité sociale et politique d’ampleur nationale et bientôt internationale, elle ne s’appartenait plus totalement et pouvait désormais être traversée, captée et même instrumentalisée par toutes les contradictions inhérentes à son temps > [!accord] Page 105 Or les deux forces principales de ce temps étaient le capitalisme et l’État, à tel point qu’il ne semble pas exagéré de dire que dès la fin du XIXe siècle, la protection de la nature, notamment via la création des parcs nationaux, a pris la forme d’une entreprise capitaliste d’État. C’est selon moi en grande partie à la lumière de ce fait – et non en vertu d’une «ontologie» dualiste supposée inhérente à l’idée même de nature sauvage – qu’il faut comprendre l’exclusion des populations autochtones qui accompagna les pratiques de protection de la nature dès leurs origines et qui continue aujourd’hui à les gangrener. > [!accord] Page 106 Pour bien comprendre cette proposition, il faut faire un petit détour historique par l’un des phénomènes les plus marquants des origines du capitalisme: l’accumulation primitive du capital et la création des premières enclosures. L’histoire est connue, relatée dans son Utopie par Thomas More, qui en fut contemporain, puis par [[Karl Marx]] en personne dans Le Capital, avant d’être reprise par Karl Polanyi dans La Grande Transformation ou encore par l’historien de la classe ouvrière anglaise Edward Palmer Thompson. > [!accord] Page 107 Petit à petit, les paysans privés de ressources furent contraints à devenir salariés, parfois au sein même des élevages qui avaient détruit leurs droits, ou à errer à travers les campagnes du pays: ces travailleurs désœuvrés devinrent par la suite l’un des principaux viviers du prolétariat industriel. Pour résumer à grands traits, l’on pourrait dire que le capitalisme naissant gagna ainsi sur tous les fronts: il accumula des richesses immenses grâce au vol des communaux puis bénéficia ensuite de la main-d’œuvre bon marché constituée par les paysans expropriés. > [!accord] Page 107 Nombre de théoriciens marxistes ont souligné que ce processus d’accumulation primitive n’a pas été cantonné aux origines du capitalisme, qu’il est en réalité présent à chacune des étapes de son histoire jusqu’à aujourd’hui, et qu’il est même l’un des principaux moteurs de sa dynamique mortifère. > > [!cite] Note > important > [!information] Page 108 Ainsi, grâce au geste même par lequel il s’approprie des terres dont les matières premières permettent de produire des marchandises, le capitalisme produit également des êtres humains qui, ne pouvant plus satisfaire eux-mêmes leurs besoins, deviennent à terme les consommateurs de ces marchandises. Le géographe marxiste [[David Harvey]] parle à cet égard d’«accumulation par dépossession», soit «la marchandisation et la privatisation de la terre et l’expulsion forcée des populations paysannes ou de chasseurs-cueilleurs, la transformation de diverses formes de droits de propriété (communs, collectifs, étatiques, etc.) en un seul et unique système de propriété privée; la suppression des droits d’accès aux communaux, la marchandisation de la force de travail et la suppression des pratiques alternatives (indigènes) de production et de consommation; des processus coloniaux, néocoloniaux et impériaux d’appropriation des ressources (y compris des ressources naturelles)133». ^17ccf2 > [!accord] Page 108 Souvenons-nous du cas emblématique du peuple hava dans le Grand Canyon du Colorado, dont l’histoire ressemble à s’y méprendre à celle qui frappa les communautés rurales anglaises à partir du XVIIe siècle: lors de la création du parc national, les Havas furent exclus d’une grande partie de leur territoire, des décrets permirent de sanctionner les «braconniers» par de fortes amendes et des peines de prison (décrets qui reprenaient en quelque sorte, sous une forme moins sanglante, les dispositions du Black Act britannique) et une partie des membres du groupe se prolétarisa, intégrant au moins temporairement les équipes de travailleurs du parc. > [!information] Page 109 Les gardes forestiers armés chargés de gérer ces forêts sont d’ores et déjà autorisés à tirer à vue sur toute personne qui violerait les règles établies concernant la chasse et la cueillette; dans le parc national de Kaziranga, 50 personnes ont ainsi été tuées par balle au cours des 3 dernières années dans la plus totale impunité. Dans le centre de l’Inde, les groupes du peuple Baïga expulsés de leur forêt ancestrale par la création de la réserve de tigres d’Achanakmar se retrouvent bien souvent obligés de travailler dans des conditions épouvantables au sein des mines de bauxite de la région. Et des dizaines de situations similaires sont rapportées dans diverses régions du pays134… > [!information] Page 111 Quiconque a eu le malheur de visiter un parc national américain au cours de sa vie conserve la mémoire de territoires dévastés par l’industrie touristique, traversés par des routes et des voitures de luxe rugissantes, ponctués de miradors où des touristes bruyants ne cessent de singer leur propre absence pour mieux se convaincre de la virginité du paysage, de sites de camping envahis par des camping-cars colossaux; des territoires jouxtés par des zones hôtelières et commerciales, parfois littéralement encerclés par d’immenses panneaux publicitaires vantant les mérites de la «randonnée» en quad136 ou du survol aérien. > [!accord] Page 112 D’une certaine façon, l’on pourrait dire que le dualisme ontologique qui a été abusivement prêté à l’idée de nature sauvage correspond en réalité à la dualité du rapport social au temps et à l’espace instaurée par le capitalisme. Car la société capitaliste repose en grande partie sur une partition entre un temps consacré au travail et un temps réservé aux loisirs, partition que l’on retrouve au niveau spatial entre les lieux de production et les lieux de récréation, entre paysages pollués et surexploités, d’un côté, et paysages «propres» et protégés, de l’autre. Or, en général, le temps du travail et les lieux de production ne sont pas vécus par les individus comme une source de réalisation personnelle, et ils suscitent notamment un fort sentiment d’aliénation par rapport à la nature, sentiment qui va croissant à mesure que la société se modernise et s’industrialise. > [!accord] Page 112 Car dès lors que l’on part du principe que toute activité productive qui ne relève pas de la chasse et de la cueillette – ou à la rigueur de l’horticulture, dans les versions les moins rigides du primitivisme – est une activité aliénée et aliénante, mais que l’on admet également qu’aucun retour collectif à la chasse et à la cueillette n’est possible, l’on doit en conclure que les activités productives de la société dans laquelle nous vivons, qu’elle soit agricole ou industrielle, sont intrinsèquement aliénées et aliénantes, et qu’elles n’offrent donc aux êtres humains aucune possibilité de satisfaire leurs besoins physiques et psychiques fondamentaux. Logiquement, c’est donc vers les activités et les espaces non productifs, de loisir, que les individus doivent se tourner pour se réaliser et pour nouer des relations significatives avec la nature. Mais au sein des sociétés capitalistes, le temps du loisir lui-même, loin de constituer toujours un espace de liberté, se retrouve bien souvent capté par une industrie des loisirs (comme celle du «trekking» ou du «canoë-kayak»), tandis que les espaces de récréation sont promptement transformés, nous l’avons vu, en paysages de consommation. > [!approfondir] Page 113 Dans une perspective marxiste, l’on pourrait même dire que le fétichisme primitiviste de la nature sauvage est l’envers symétrique, dans le temps libre des loisirs et de la consommation, du fétichisme industriel de la marchandise qui préside au temps du travail et de la production. > > [!cite] Note > important ^e90273 > [!accord] Page 113 Cela expliquerait pourquoi le primitivisme latent, dans l’éloge inconditionnel de la nature sauvage, n’accorde le plus souvent d’importance qu’à une nature exceptionnelle, non domestiquée, qui subsiste aujourd’hui avant tout dans les régions de montagnes, de déserts et de forêts tropicales, comme si elle seule était la vraie nature, alors que la nature ordinaire qui peuple nos campagnes et forme l’arrière-fond de nos foyers, cette nature où se déroulent l’essentiel de nos activités productives, se trouve délaissée et abandonnée à la barbarie industrielle. > [!accord] Page 114 Ainsi, les parcs et autres réserves naturelles que les primitivistes rendus au culte de la nature sauvage appellent de leurs vœux peuvent finalement n’être que des «îlots de nature chimiquement pure» ayant fonction d’alibi et permettant de «livrer sans remords tout le reste à l’industrie», pour reprendre les formules heureuses de [[Bernard Charbonneau]]. > [!accord] Page 114 Dans ces quelques espaces reliques administrativement surgelés, le naturaliste peut satisfaire sa passion d’une nature intacte comme l’ethnologue celle des sociétés tribales dans d’autres réserves-musées. Mais entre la nature provisoirement réservée et la culture du béton dans l’asphalte, ce dont l’on sera privé c’est de la campagne où l’agriculteur habite et préserve la terre pour tous». Fort de cette évidence, Charbonneau achève sa critique implicite du primitivisme en affirmant que «l’Éden n’est pas une forêt vierge, l’Éden est un jardin, inlassablement reconquis par le travail du jardinier139». > [!accord] Page 115 Il ne faudrait cependant pas remplacer une explication simpliste par une autre. De même que l’idée de nature sauvage n’est pas intrinsèquement dualiste, les pratiques de protection de la nature sauvage ne s’inscrivent pas systématiquement dans des logiques capitalistes et néocoloniales. De tout temps, il y a eu dans les organismes dédiés à la protection de la nature, qu’ils soient étatiques ou privés, des individus sincèrement désireux de prendre soin d’espaces et d’espèces menacés, mus par des motivations scientifiques, spirituelles ou démocratiques qui ne doivent rien à l’appât du gain. > [!accord] Page 117 C’est contre ce capitalisme de la consommation et contre les menaces qu’il faisait lui aussi peser sur la nature, en promouvant la construction de routes et les loisirs motorisés, que s’est cristallisé l’activisme d’une deuxième génération, incarnée notamment par la figure tutélaire d’Aldo Leopold (qui a écrit de nombreux textes, moins connus que son éthique de la terre, où il critique avec véhémence les routes et les voitures141)142. ## 8 – L’idée de nature sauvage est-elle raciste? > [!accord] Page 120 Pour qualifier ces politiques de protection de la nature qui excluent les minorités de leurs territoires ancestraux et qui ne cessent malheureusement de se répéter depuis la fin du XIXe siècle, nombre d’observateurs n’hésitent pas à parler de colonialisme ou d’impérialisme vert, voire de «racisme environnemental145». De manière générale, cette expression permet de souligner que les minorités raciales et les populations pauvres sont les principales victimes des nuisances écologiques en tous genres et qu’elles sont également les premières à souffrir des effets d’un réchauffement climatique auquel elles n’ont pourtant que peu contribué. > [!accord] Page 121 Historiquement et encore aujourd’hui, celles-ci sont essentiellement composées de personnes blanches, aussi certains auteurs vont-ils jusqu’à soutenir que l’émergence de la wilderness est indissociable de celle de la whiteness (la «blanchitude») et de l’idéologie raciste du suprémacisme blanc; ainsi, d’après le sociologue marxiste [[Razmig Keucheyan]], «wilderness et whiteness sont deux catégories – plus précisément deux institutions – qui se soutiennent l’une l’autre146». ^fd0b0d > [!accord] Page 122 Mais il y a, hélas, encore pire. Certains militants historiques de la wilderness, comme Dave Foreman, l’un des fondateurs de l’organisation radicale Earth First!, ou encore Holmes Rolston III, l’une des principales figures de l’éthique environnementale en Amérique du Nord, ont explicitement affirmé qu’il pourrait être nécessaire de restreindre l’immigration, et peut-être même de verrouiller les frontières, pour que l’intégrité des écosystèmes sauvages américains – leur «capacité de charge» – ne soit pas menacée par des nouveaux arrivants avides de terres et de ressources148. (Ces nouveaux arrivants ayant, qui plus est, selon ces auteurs néo-malthusiens, la mauvaise habitude de faire beaucoup d’enfants.) > [!approfondir] Page 122 Cependant, l’idée d’un lien insécable entre wilderness et whiteness est tout aussi partielle et partiale. Affirmer que l’amour pour la nature sauvage entraîne de façon quasi nécessaire des pratiques racistes et coloniales, ce que nombre de théoriciens marxistes ou marxisants ne se privent pas de faire, c’est un peu comme affirmer qu’il existe un lien indissoluble entre les analyses d’inspiration marxiste et le colonialisme ou le productivisme, au prétexte que [[Karl Marx|Marx]] et Engels ont défendu dans de nombreux textes la colonisation de l’Afrique et le développement des forces productives. > > [!cite] Note > forceur mais balle valide > [!information] Page 123 Pour rester sur le territoire étatsunien, il n’est qu’à penser au cas de l’explorateur et garde forestier Bob Marshall, peu connu en dehors de son pays natal, mais qui fut une des grandes figures du militantisme pro-wilderness dans les années 1930149. Le combat de Marshall en faveur de la wilderness fut en effet indissociable de ses convictions socialistes et de son engagement en faveur des libertés civiques. Désireux de tenir compte des populations autochtones, il défendit notamment une idée pionnière et singulière en son temps, celle de créer des réserves de nature sauvage à l’intérieur des réserves indiennes. > [!information] Page 123 Dans son esprit, il ne s’agissait en aucun cas de créer des territoires fermés qui auraient privé les Autochtones de l’accès à leurs terres, mais de permettre à ces populations de perpétuer leurs modes de vie en les protégeant de l’invasion du monde moderne, notamment des routes et de leur sinistre cortège d’activités marchandes. Bien sûr, cette proposition, qui sera reprise par la suite en Alaska sous le nom d’inhabited wilderness, n’allait pas sans primitivisme ni paternalisme, et elle serait par la suite désavouée par les principaux intéressés, qui privilégièrent le plus souvent le désenclavement et même parfois le développement industriel ou minier. > [!approfondir] Page 124 Mais la figure la plus emblématique du lien historique entre éloge du sauvage et «antiracisme», c’est bien évidemment Thoreau150. Rarement auteur n’aura témoigné d’un tel amour pour la nature sauvage, non seulement au cours du séjour de deux ans qu’il effectua dans la cabane de Walden, mais tout au long de son existence. Arpenteur, poète et naturaliste parfaitement au fait des avancées scientifiques de son temps (il fut sans doute l’un des premiers lecteurs de Darwin), [[Henry David Thoreau|Thoreau]] n’aura jamais cessé de célébrer la beauté, la diversité et la richesse de sa région natale, le Massachusetts. Sa soif de dehors était telle qu’il n’aurait pas supporté de vivre sans passer quotidiennement des heures entières dans les forêts et sur les berges des rivières des environs de Concord. D’ailleurs, il ne comprenait pas comment les commerçants, qui passaient toutes leurs journées dans leurs magasins obscurs, pouvaient résister à la tentation du suicide. > [!accord] Page 125 C’est cependant pour son apologie de la désobéissance civile et ses positions anti-esclavagistes que [[Henry David Thoreau|Thoreau]] est véritablement passé à la postérité au niveau politique – il eut d’ailleurs une influence notable, un siècle plus tard, sur Martin Luther King et le mouvement des droits civiques. Ainsi apporta-t-il un soutien actif aux esclaves fugitifs et dénonça-t-il vigoureusement, dans de nombreux textes, l’ignominie de l’institution de l’esclavage telle qu’elle persistait alors massivement dans le sud des États-Unis151. Il écrivit même un Plaidoyer pour John Brown, abolitionniste radical qui s’engagea contre l’esclavage les armes à la main avant d’être condamné à mort par pendaison en 1859, peu avant le début de la guerre de Sécession152. L’on serait donc bien en peine de trouver chez [[Henry David Thoreau|Thoreau]], l’un des auteurs les plus régulièrement associés à la défense de la nature sauvage, le moindre lien entre wilderness et une conception suprémaciste et raciste de la whiteness. > [!information] Page 125 Sans doute faut-il cependant aller encore plus loin, car non seulement il n’existe pas de lien nécessaire entre wilderness et whiteness, mais au cours de l’histoire, les groupes opprimés ont régulièrement trouvé refuge dans la nature sauvage pour défendre leur vie et leur liberté. Dans un magnifique article, l’historien suédois [[Andreas Malm]] a montré que cela avait notamment été le cas des esclaves «marrons153». > [!accord] Page 126 En Amérique latine, et notamment dans les Caraïbes, des écosystèmes d’une complexité et d’une diversité inouïe cédèrent peu à peu la place à «des lieux radicalement simplifiés, sévèrement contrôlés, pour la production d’une ou de quelques marchandises destinées à l’exportation155». Au cœur de cette nature appauvrie, atrophiée, vidée de sa substance, soumise aux exigences productives de ses maîtres, un être humain se trouve lui aussi soumis et humilié: l’esclave156. > [!information] Page 127 Mais les esclaves noirs des plantations sucrières et cotonnières de l’Amérique coloniale ne furent pas les seuls à trouver refuge dans la nature sauvage. Dans un tout autre contexte, au milieu des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, dans la forêt de Naliboki en Biélorussie, des centaines de partisans juifs, fuyant leurs ghettos comme les esclaves avaient fui leurs plantations, échappèrent à la mort qui leur était promise par les nazis. «Si seulement je pouvais chanter les louanges de la forêt, notre amie loyale», écrira par la suite une partisane de Naliboki; «chaque arbre devient une forteresse, chaque bosquet un bastion, toute forêt une amie constante, généreuse envers nous tous sans rien attendre en retour158». > [!accord] Page 128 Pastichant une formule célèbre de [[Henry David Thoreau|Thoreau]], [[Andreas Malm]] conclut d’ailleurs sa réflexion en affirmant que «c’est dans la nature sauvage que se trouve la libération du monde159». En revanche, il me semble qu’il a tort de soutenir qu’il n’y a que dans des situations extrêmes qu’il est possible de faire une expérience authentique du sauvage, et que «seuls ceux qui sont pourchassés ont accès à une pleine affinité avec la nature vierge160», ou encore que c’est à la seule condition de s’inscrire dans un projet d’émancipation collective que cet accès mérite d’être valorisé. ^824d4b > [!accord] Page 128 Il a toujours existé, il existe encore aujourd’hui et sans doute existera-t-il à jamais des individus «anti-sociaux», indisciplinés et rétifs, et même parmi les individus les plus conformes aux normes de leur société, sans doute subsistera-t-il toujours, du moins faut-il l’espérer, une part d’indiscipline irréductible, quelque chose n’ayant pas été entièrement déterminé par les normes en vigueur ni soumis à elles. Cette «part sauvage» de l’humain est peut-être la ressource la plus précieuse d’une société face à ses inextinguibles tendances liberticides. > [!accord] Page 129 Dans les petites sociétés égalitaires où chacun doit assumer tout ou partie de sa subsistance, et où il n’est donc pas possible de se consacrer à plein temps à une quête spirituelle ou «existentielle», les chamans s’éclipsent néanmoins souvent pendant quelques jours dans la forêt ou dans la toundra, espaces propices aux rêves et aux visions, à l’écart du village ou du campement. Et de tous temps, dans presque toutes les sociétés où la division du travail et la stratification sociale ont donné naissance, à la faveur des excédents agricoles produits, à des classes d’êtres humains au moins partiellement libérés des tâches de subsistance, des ermites, des moines et autres solitaires sont apparus, dont la vie marginale était parfois encouragée par des institutions religieuses, qui invitaient notamment la population à les nourrir. Or c’est justement dans la nature sauvage que ces solitaires ont pour la plupart élu domicile. > [!information] Page 132 Car pendant des centaines de milliers d’années, les membres du genre Homo ont non seulement bénéficié d’une riche existence tribale et collective, mais aussi de nombreux moments de solitude. Fréquemment, les membres des sociétés de chasseurs-cueilleurs partaient chasser ou cueillir seuls ou en très petits groupes, pendant quelques heures ou quelques jours, plongés dans le silence de leur territoire. Or, voilà qu’avec la «révolution néolithique» et la sédentarisation, les être humains se concentrèrent toujours davantage dans des villages, des villes et des nations, de telle sorte que la plupart des individus furent privés de moments de solitude. Pour certains d’entre eux, cette promiscuité inédite fut inacceptable. Elle les poussa non seulement à s’échapper, mais à former les rangs des premiers ermites de l’histoire humaine168. À bien des égards, les apôtres modernes de la wilderness sont les derniers représentants de cette lignée d’êtres humains en quête de silence et de liberté par-delà les limites de l’agglomération urbaine ou villageoise. > [!accord] Page 133 J’ai souligné que [[Henry David Thoreau|Thoreau]] n’était pas un simple ermite et qu’il n’avait jamais cessé de s’intéresser aux problèmes sociaux et politiques de son temps. Il faut cependant reconnaître que lorsqu’il abordait la question de la relation à la nature, il la posait avant tout dans les termes d’une relation individuelle, qu’elle soit esthétique, éthique ou spirituelle, et non dans les termes d’un usage social: «Je voudrais me faire l’avocat de la Nature, de la liberté absolue et de la vie sauvage qu’on y trouve, par contraste avec la liberté et la culture simplement policées. Je souhaite considérer l’homme comme un habitant ou comme une partie intégrante de la nature, plutôt que comme un membre de la société169.» Une sensibilité voisine s’exprime chez [[John Muir]], qui souhaitait, selon ses propres termes, se purger au contact de la nature sauvage des «sédiments de la société» et devenir une «créature nouvelle». Un thème que l’on retrouvera encore au début du XXIe siècle dans le film Into the Wild de Sean Penn, où le héros, au moment où il renonce à sa carrière universitaire et entame le périple qui le conduira jusqu’en Alaska, découpe ses cartes d’identité, brûle ses papiers et son argent et change de nom, cessant d’être Christopher McCandless pour devenir Alexander Supertramp ^f876d5 > [!approfondir] Page 133 Il y a bel et et bien une tendance, chez nombre d’apologistes de la nature sauvage, à considérer que c’est uniquement en se soustrayant à la communauté sociale (par l’érémitisme) que l’on peut s’intégrer à la communauté écologique, ce qui revient à reconduire un certain individualisme, une certaine conception du soi qui est au cœur de la philosophie moderne: la fiction d’un individu si ce n’est autonome (car il est bien relié à la nature), tout au moins asocial. Telle est en tout cas la thèse du philosophe François Flahault. Il admet que l’écologie, par sa volonté de réinscrire l’humain dans son milieu naturel, de le penser dans sa relation d’interdépendance avec le monde, constitue une tentative de dépasser la «modernité», la première étape d’une pensée relationnelle, insistant sur le fait que les individus n’existent qu’au travers des relations qui les constituent. > [!accord] Page 134 Or, pour Flahault, «le milieu naturel de l’être humain, ce sont les autres, c’est la vie sociale». Aussi faudra-t-il selon lui «en venir à une écologie sociale. Il faudra bien reconnaître que les configurations sociales et culturelles dont nous faisons partie constituent notre biotope, notre milieu de vie172». > [!accord] Page 135 Rien n’est moins sûr, et peut-être faudrait-il finalement accepter et reconnaître comme inaliénable le droit de tout un chacun à la retraite et à la désertion, temporaire ou définitive, et cesser de sermonner les personnes qui ne souhaitent tout simplement pas participer à la vie sociale. Aussi limité soit-il d’un point de vue strictement politique, ce droit à la désertion et à une forme de «marronnage» symbolique, qu’il soit ou non pensé dans les termes d’un retour et d’un recours à notre être paléolithique, voilà qui pourrait bien être l’une des revendications les plus légitimes et les plus précieuses de la pensée primitiviste lorsqu’elle renoue avec cette longue tradition d’éloge de la wilderness. > [!accord] Page 135 À la fin de son livre Retour aux sources du Pléistocène, Shepard dresse une liste d’habitudes à prendre et d’actions à effectuer pour incorporer du mieux possible à notre vie moderne l’esprit de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Il préconise, par exemple, «une vie en harmonie avec les cycles quotidiens et saisonniers», «un accès immédiat à l’état sauvage, à la nature sauvage, à la solitude», «une participation à la chasse et à la cueillette», ou encore de «longs voyages à pied»174. Nul besoin d’être sociologue pour voir que dans le contexte d’une société industrielle massivement urbanisée, ces activités sont tributaires d’un accès à la mobilité – le plus souvent motorisée – et au temps libre – celui des vacances – qui est généralement l’apanage des individus et des classes les plus aisés. > [!accord] Page 136 En bon libertaire, sans doute aurait-il plaidé en faveur d’une démocratisation de cet accès. Il n’en demeure pas moins que le primitivisme, dès lors qu’il renonce à tout projet de transformation collective pour se focaliser sur une quête individuelle ou micro-communautaire d’authenticité, visant à retrouver la plénitude de notre être paléolithique, attirera vraisemblablement surtout des personnes dont le mode de vie est sous-tendu par les infrastructures – énergétiques, logistiques, etc. – de la société industrielle… ## Conclusion > [!accord] Page 137 Il n’y a rien d’étonnant à ce que les théories primitivistes les plus sophistiquées aient été élaborées à partir des années 1960-1970, à un moment où l’Occident est entré dans une période de «panne eschatologique175» sans précédent, les promesses de la modernité industrielle s’effondrant de toutes parts, aussi bien dans les pays libéraux de l’Ouest que dans les nations du bloc socialiste. > [!accord] Page 138 Si j’ai néanmoins jugé utile de rédiger ce petit livre sur les théories primitivistes, c’est non seulement parce qu’elles jouissent malgré tout d’un certain crédit, mais aussi et peut-être surtout parce qu’elles posent des questions cruciales, intellectuellement et politiquement très stimulantes, aussi imparfaites et critiquables soient les réponses qu’elles leur apportent. Leur radicalité stimule la radicalité de tous ceux qui s’y intéressent, car elle les pousse, eux aussi, à se demander quelle est la racine historique et anthropologique des désastres socioécologiques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, quand bien même ce serait pour en tirer des conclusions divergentes > [!accord] Page 139 Des nietzschéens à la recherche des origines du nihilisme aux marxistes en quête des origines du fétichisme de la marchandise, en passant par les zélotes heideggeriens à l’affût des moindres prémisses de «l’oubli de l’être» dans l’histoire de la métaphysique occidentale, qui n’est pas obsédé par le moment où «les choses ont mal tourné»? > [!accord] Page 140 En revanche, leurs institutions sociales, traversées par des rapports de domination parfois très durs, ne doivent pas être idéalisées178. Les peuples de chasseurs-cueilleurs n’ont pas d’État et prennent souvent des décisions dans le cadre d’assemblées qui feraient rêver n’importe quel partisan de la démocratie directe, mais nombre d’entre eux pratiquent également la guerre, la torture rituelle ou l’anthropophagie. Ils ne fétichisent pas le travail et se gardent la plupart du temps de toute tendance à l’accumulation, mais il n’est pas rare qu’ils pratiquent l’esclavage, et les femmes, ces opprimées de toujours, y subissent bien souvent des traitements qui feraient à juste titre hurler n’importe quelle féministe contemporaine. Cette ancestralité de la violence et de la domination dans les sociétés humaines peut avoir quelque chose de déprimant, mais il faut néanmoins l’affronter et en tirer certaines conclusions. > [!accord] Page 141 De ce point de vue, il demeure aujourd’hui comme hier indispensable de «déconstruire» cette naturalité fictive; ni l’esclavage ni la domination des hommes sur les femmes, pour ne prendre que ces exemples, ne sont inscrits dans la structure de l’être ni ne renvoient à une quelconque nécessité «naturelle». > [!approfondir] Page 144 De manière générale, il faut bien dire que la conception de l’histoire défendue par les primitivistes est à bien des égards le miroir inversé de la conception «progressiste». Pour l’une comme pour l’autre, l’histoire manifeste une évolution cohérente et nécessaire qu’il faudrait accepter ou rejeter de façon unilatérale. Si les «progressistes» pensent que les grandes révolutions qui en jalonnent le cours, notamment les révolutions néolithique et industrielle, sont autant d’étapes dans un processus global d’émancipation et de réalisation de l’humanité, les primitivistes considèrent en revanche que ces mêmes bouleversements sont autant d’étapes dans un processus d’aliénation et de contraction qu’il faudrait pouvoir effacer. Ne pourrait-on pas au contraire considérer l’histoire humaine comme un va-et-vient complexe et en grande partie contingent entre des processus d’aliénation et d’émancipation? Ne gagnerait-on pas à admettre qu’il existe une «dialectique de la civilisation»? > [!accord] Page 146 Disposer du corps des animaux, notamment de ceux qui sont, au sein de la société industrielle, élevés dans des fermes-usines avant d’être conduits à l’abattoir. Disposer des territoires convoités pour leur richesse (minière, agricole, touristique, etc.) et des populations humaines et non humaines qui les habitent. Disposer du corps des femmes exploitées, échangées, prostituées, violées ou assassinées, tant dans la sphère domestique que dans la sphère publique; les féministes latino-américaines engagées contre des projets extractivistes ont d’ailleurs remarquablement exprimé cette imbrication et cette symétrie des logiques de domination en parlant de corps-territoires, affirmant de manière puissante que les corps des femmes sont autant de territoires saccagés par le patriarcat, tandis que les forêts, les montagnes et les rivières (la «Terre-Mère») sont autant de corps violés par le capitalisme. > [!accord] Page 146 À cet égard, il est difficile de n’être pas d’accord avec ce propos de [[Murray Bookchin]], auquel souscriraient probablement les penseurs primitivistes, lorsqu’il affirme que «l’idée de domination de la nature ne peut être dépassée que par la création d’une société dépourvue de classes et de structures hiérarchiques», capable de «rejeter l’objectivation de la réalité en tant que pure matière première destinée à être exploitée182». Face > [!accord] Page 147 D’aucuns prétendent qu’il n’existe plus la moindre parcelle de nature sauvage à la surface de la Terre, et que même des endroits aussi inaccessibles et inhabitables que l’Antarctique ou le fond des océans sont désormais soumis, au moins indirectement, à l’influence des activités humaines, puisqu’ils ne sont épargnés ni par les effets de la hausse des gaz à effet de serre ni par la prolifération des microplastiques. Nulle part la nature ne constituerait une réalité autonome, extérieure à l’agir humain, libre, en un mot sauvage 184; le processus de domestication du vivant entamé au Néolithique serait parvenu à son terme, et il ne nous resterait plus qu’à troquer la gestion destructrice qui est aujourd’hui la nôtre pour une gestion bienveillante, à transformer cette planète-poubelle en une planète-jardin > [!accord] Page 148 De nombreuses espèces animales, notamment parmi les grands mammifères et les prédateurs, ne peuvent survivre qu’en libre évolution dans de vastes espaces, au moins partiellement dépourvus de routes, de grillages et d’activités économiques. De manière générale, la chute vertigineuse de la diversité du vivant à laquelle nous assistons aujourd’hui est directement liée à l’artificialisation, à la fragmentation et parfois même hélas à la destruction pure et simple des écosystèmes sauvages, qui font place nette aux monocultures, aux mines ou aux sites d’exploitation de pétrole ou de gaz. Enfin, il est évident que notre propre survie en tant qu’espèce, au-delà de toute considération d’ordre éthique, esthétique ou politique, est elle-même tributaire de l’intégrité de la biosphère et des écosystèmes sauvages qui la composent. > [!accord] Page 149 «Le sentiment de la nature est une revendication de liberté», écrivait [[Bernard Charbonneau]], «d’une présence spirituelle, et par conséquent physique. Comment pourrions-nous avoir une âme si nous n’avions pas de corps, si nous ne pouvions plus exercer nos muscles et nos sens? Si nous cherchons les éléments, c’est parce qu’ils fondent la vie de l’esprit: les montagnes et les forêts furent toujours des refuges d’hommes libres186.» > [!accord] Page 150 «Il y a bien un rapport entre la nature et la liberté», insiste Charbonneau, «seulement c’est un rapport paradoxal. Il n’y a pas de liberté sans nature; plus qu’à un autre il faut à l’homme libre de l’espace, du temps et du silence. Il lui faut le désert, la mer et les forêts, l’authenticité de la création telle qu’elle est sortie des mains de Dieu; mais c’est parce qu’il l’a perdue. Il lui faut retrouver la spontanéité, la simplicité; mais elles sont au-delà et non en deça du progrès matériel et de la conscience187.» À bien des égards, la beauté du monde sauvage, que longtemps nous avions cru invulnérable, se révèle à nous à mesure que nous découvrons sa fragilité; sa spontanéité, son foisonnement, son silence bruissant et parfois assourdissant (comme dans les forêts tropicales) acquièrent une valeur à nos yeux par contraste avec une société qui ne cesse de répandre partout la servitude, la laideur, l’uniformité et le vacarme le plus vulgaire. ^9d84ca