Auteur : [[Zetkin Collective]] & [[Andreas Malm]] [Calibre](calibre://view-book/Calibre/229/epub) Connexion : [[Ecofascismes]] Tags : --- # Note ## Prologue > [!information] Page 4 Le [[Zetkin Collective]] est un groupe de chercheurs, d’activistes et d’étudiants qui travaillent ensemble sur l’écologie politique de l’extrême droite. Ce collectif est né pendant l’été 2018 au sein de la division « Human Ecology » du département de Géographie humaine de l’université de Lund, en Suède. C’est là qu’a eu lieu en novembre 2019 la première conférence internationale sur « Les écologies politiques de l’extrême droite », réunissant quelque 400 chercheurs et activistes du monde entier > [!accord] Page 7 Si cette hypothèse est démentie depuis un moment, peu de gens auraient cependant imaginé qu’un réchauffement de 1 °C, l’intensification des évènements météorologiques extrêmes et le dérèglement du climat visible à l’œil nu pratiquement aux quatre coins du monde coïncideraient avec l’importante progression d’une force politique qui nie catégoriquement ces phénomènes. La montée de l’extrême droite n’apparaît dans aucun modèle climatique. Les variables blanchité, race et nationalisme n’ont pas été incluses dans les prévisions. Aucun des scénarios du GIEC n’avait compté sur la possibilité qu’aux premiers stades du réchauffement climatique, alors que l’urgence de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre n’a jamais été aussi grande, les dispositifs gouvernementaux en Europe et dans les Amériques seraient aux mains de partis et de présidents n’ayant qu’une hâte : expédier aux oubliettes la question climatique dans son ensemble. > [!accord] Page 7 Nous sommes aujourd’hui à la croisée de deux tendances : d’un côté, les températures moyennes qui grimpent en flèche ; de l’autre, l’extrême droite qui gagne rapidement du terrain. Aucune des deux ne présente de signe visible de disparition prochaine. Rien n’indique qu’elles vont s’atténuer ou s’inverser de leur plein gré. Que se passe-t-il lorsqu’elles se rencontrent ? > [!approfondir] Page 8 La poussée de l’extrême droite a été largement commentée, mais rarement présentée comme une dynamique ancrée dans une réalité physique concrète se développant dans l’atmosphère. Dans le respectable Oxford Handbook of the Radical Right, publié en 2018, on trouve « des chapitres couvrant les plus grands courants théoriques et méthodologiques sur le sujet » : des chapitres sur la religion, les médias, le genre, la violence, la jeunesse, le charisme, l’euroscepticisme, la mondialisation et bien d’autres thématiques ; mais rien sur l’écologie3. > [!accord] Page 8 Pourtant, si l’on en croit Alyssa Battistoni, « chaque problématique est dorénavant une problématique liée au climat4 », une théorie qui ne sera que plus pertinente dans l’avenir. Dans les années 1930 ou 1980, les mouvances d’extrême droite pouvaient sans doute être analysées sans tenir compte de la question environnementale. Mais en 2010 ou en 2040, on ne pourra pas les comprendre si cet aspect est négligé : nous proposons donc ici de lui donner une place centrale. > [!approfondir] Page 10 À l’extrême droite, certains ont inversé la théorie illustrée dans la caricature des Vrais Finlandais : admettant la réalité de la crise climatique, ils considèrent que la nation blanche constitue le meilleur des boucliers pour l’affronter. Si cette position peut sembler diamétralement opposée à celle du négationnisme climatique, nous allons démontrer qu’elles ont plus en commun que ce que l’on pourrait croire de prime abord. > [!bibliographie] Page 10 Comment, pour commencer, nommer et définir ce phénomène ? Dans un brillant essai pionnier, Cara Daggett propose le terme de « fascisme fossile6 » : nous interrogerons sa signification en le confrontant avec le fascisme classique et en comparant l’extrême droite contemporaine avec celle de l’Europe de l’entre-deux-guerres > [!approfondir] Page 10 Nous y soutenons que blanchité et hydrocarbures vont de pair depuis longtemps : le racisme a imprégné les machines fonctionnant aux énergies fossiles dès les premiers instants de leur déploiement mondial. L’Europe fut un incubateur impérial du lien entre race et énergie (fossile). On ne peut pas comprendre ce qu’il se passe actuellement sans une perspective historique en tête : le futur est une intensification de ce passé > [!accord] Page 11 Pour paraphraser Max Horkheimer, celui qui ne souhaite pas parler de capital fossile ni de l’idéologie libérale qui continue de l’alimenter devra également taire le fascisme fossile et ses premières secousses. Nous soutenons que la politique climatique de l’extrême droite s’est développée conjointement à certains intérêts matériels persistants des classes dominantes. Les tactiques visant à protéger ces intérêts ont varié, mais au sein d’un continuum dont l’axe principal penche sensiblement vers l’extrême > [!accord] Page 11 Des populations à travers le monde subissent déjà les conséquences des décisions prises dans les années 1990 et 2000. Il faut à peu près dix ans pour que le réchauffement se matérialise à partir des particules de CO2 : c’est donc aux alentours de 2030 que l’on ressentira les effets des émissions de 20207. Dix ans de plus de business-as-usual et on se souviendra des feux de forêts et des hivers doux actuels comme bénins, voire agréables. > [!accord] Page 12 Le fascisme a été étudié sous de nombreux angles, mais son obsession pour ces forces productives-destructrices a fait l’objet de peu d’attention : il est temps d’y revenir, tant cette préhistoire du fascisme fossile éclaire les positions de l’extrême droite actuelle. Mais le fascisme a également montré par le passé une passion prononcée pour la nature, laquelle prépare son retour en ce moment même. Où cela peut-il nous mener ? > > [!cite] Note > Cf définition de deuleuze sur le sujet. > Et les lecture de chapoutot sur le nazisme ([[Les nazis et la « nature ». Protection ou prédation]]) et leur rapport à la nature ## Les fortunes du négationnisme climatique > [!information] Page 16 La climatologie s’est consolidée autour d’une série d’événements décisifs qui ont coïncidé avec l’effondrement du bloc socialiste aux alentours de 1989 : le témoignage du scientifique James Hansen devant le Sénat américain en 1988, la création du GIEC la même année et son premier rapport d’évaluation en 1990, puis le second en 1995. Pourtant, les notions élémentaires de cette science ont rapidement été remises en question dans le but de protéger le statu quo > [!accord] Page 17 Peter J. Jacques soutient qu’il est donc plus approprié de parler de « négationnisme13 ». Cependant, s’agissant de l’extrême droite, un autre objet de culte se superpose à ces institutions : celui d’une nation ethniquement définie, alimentée par les énergies fossiles > [!information] Page 18 Dans une motion au Bundestag de juin 2018, l’AFD s’appliquait à réviser complètement le savoir climatologique acquis : le CO2 est en fait un « gaz de vie » trop peu répandu et aucune trace de réchauffement anthropogénique n’a pu être démontrée par les recherches empiriques. « La problématique climatique n’existe donc pas16 ». Au sein du rigide Bundestag, ses représentants ont introduit un code de conduite inédit depuis les vieux jours de la République de Weimar. Lorsque les opposants s’expriment, les insultes pleuvent : « sottises ! », « ridicule ! », « absurde ! », ou alors ils rencontrent une explosion de rires théâtraux. Et lorsqu’un membre du parti prend place au pupitre, ils applaudissent bruyamment. « Nous avons été élus par ceux qui veulent que l’on dise la vérité », explique l’un des représentants pour justifier leur comportement17. > [!approfondir] Page 18 Lors d’un débat en janvier 2018, leur porte-parole pour l’environnement, Rainer Kraft, accusa tapageusement tous les autres partis de pratiquer du « vaudou éco-populiste », en ciblant plus particulièrement les Verts, soupçonnés de chercher à établir « une économie socialiste planifiée », sous couvert d’actions de protection climatique18. > > [!cite] Note > Précis ça > [!information] Page 18 Les actions d’Extinction Rebellion perturbèrent le quartier ministériel de Berlin et à la fin de l’été 2019, le climat se classait en tête des principales préoccupations des Allemands, détrônant le sujet de l’immigration19. En réaction, l’AFD se lança dans une série d’attaques tous azimuts, qualifiant les grèves scolaires de « vendredi sans éducation20 ». Lorsque Verdi, le deuxième plus grand syndicat du pays, fort de ses deux millions de membres, les soutint publiquement, l’AFD l’accusa de creuser la tombe de l’industrie allemande et de « \[trahir\] les travailleurs21 ». Les activistes d’Ende Gelände ne sont pour elle qu’une bande d’« éco-terroristes » et Extinction Rebellion « une secte religieuse ésotérique ». > [!information] Page 19 En 2017, une nouvelle force a émergé à l’extrême droite néerlandaise : le Forum voor Democratie (FVD). Se positionnant comme une alternative culturelle conservatrice plus sophistiquée que son rival d’extrême droite, le PVV, il incorpora une ligne antimusulmane à son diagnostic plus large sur les maux de l’Occident. Pour son leader, Thierry Baudet, le FVD a été « appelé au front » pour revigorer l’Ouest, ou comme il aime le formuler : pour sauver « notre monde boréal »24. Terme archaïque qui désigne le Nord et ses vents, « boréal » est dans la bouche de Baudet un nom de code pour la race blanche, laquelle court selon lui un danger existentiel. > [!information] Page 19 Lors des élections de mars 2019, le FVD a obtenu 15 % des votes, ce qui l’a propulsé au rang de premier parti des Pays-Bas. Commentant cette victoire, Baudet expliqua qu’elle s’inscrivait dans un « réveil occidental » global, et que le FVD avait « fait de l’opposition aux politiques climatiques \[son\] thème électoral principal. Le ticket gagnant est de dire franchement que l’on ne croit plus en leur mascarade25 ». > [!information] Page 21 Lors des élections cette même année, Johnson affronta le Parti travailliste de Jeremy Corbyn, qui présentait le programme climatique le plus complet jamais adopté par un parti majeur dans un pays capitaliste développé : zéro émission d’ici 2030, exclusion de la Bourse pour les entreprises qui ne se conformeraient pas aux mesures, nationalisation des fournisseurs d’énergie, imposition supplémentaire des compagnies pétrolières et gazières afin de financer la transition, garantie de l’emploi pour les travailleurs de ce secteur, interdiction de la fracturation hydraulique, déploiement massif des énergies renouvelables32. Les Conservateurs firent eux aussi une place au climat, à la toute fin de leur programme, promettant de s’appuyer sur le « libre marché, l’innovation et la prospérité » pour « mener le combat mondial contre le changement climatique ». > [!accord] Page 22 Ce bref tour d’horizon vient confirmer que le négationnisme explicite constitue la position par défaut de l’extrême droite. Il n’y a pas si longtemps, un tel déni était pourtant considéré comme une force tarie, notamment en Europe. On le croyait affaibli, retiré en marge de la politique. On a même rédigé sa nécrologie. Pour comprendre ce revers de fortune – spectaculaire, comme nous allons le voir – il faut replonger dans les années au cours desquelles cette science du « scepticisme » a vu le jour > [!information] Page 22 Pendant l’été 1988, les États-Unis connurent les pires sécheresses et vagues de chaleur depuis le Dust Bowl (« bassin de poussière »). Des images menaçantes de forêts en feu, de champs fanés et de villes étouffantes inondèrent la presse américaine et éveillèrent des soupçons : était-ce là le résultat de ces prétendus gaz à effet de serre ? Le danger sur lequel certains scientifiques avaient alerté était-il en train de se matérialiser35 ? C’est dans cette atmosphère nationale tendue que James Hansen fit sa déclaration au Sénat, soutenant qu’« on peut affirmer avec assurance qu’il existe un lien de cause à effet entre les gaz à effet de serre et le réchauffement observé ». > [!information] Page 23 En 1989, plusieurs contre-initiatives furent lancées dans l’urgence : Exxon élabora un plan interne en vue de disséminer « le doute sur les conclusions scientifiques au sujet de la contribution supposée à l’effet de serre » et entreprit sa première campagne de communication sur le sujet37. Un groupe de multinationales créa la Global Climate Coalition pour contester les résultats scientifiques. Le George Marshall Institute, think-tank conservateur clé, publia son premier rapport s’y attaquant également. Pendant l’été 1992, à Rio de Janeiro, l’adoption par plus de cent chefs d’État de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), appelant à prévenir « de dangereuses interférences anthropogéniques avec le système climatique », attisa encore plus d’inquiétudes38. Le capital fossile se préparait à partir en guerre pour protéger sa liberté. > [!accord] Page 23 Cette machine fut donc développée en réponse à la menace de la climatologie. Sa doctrine – le catéchisme du capital fossile – peut se résumer simplement : les combustibles fossiles sont bons pour les gens > [!information] Page 24 Au fondement de cette doctrine se trouve un mode spécifique d’accumulation du capital qui domine depuis le début du XIXe siècle : la création de profits à travers l’extraction et la combustion des énergies fossiles. Tel un feu qui ne s’éteint jamais, le capital se développe en puisant et brûlant du charbon, du pétrole et du gaz. Une fois les profits générés, ils sont réinvestis dans le cycle à plus grande échelle, relâchant au cours du processus des nuages de CO2 toujours plus conséquents. Voilà ce qu’on appelle le capital fossile40. > [!approfondir] Page 24 [[Karl Marx]] observait que l’accumulation du capital, pour s’enclencher, nécessite la concentration du capital d’une part, et le rassemblement de travailleurs qui ne possèdent que leur force de travail d’autre part ; il nomma ce processus « accumulation primitive ». Nous pouvons parler de manière analogue d’accumulation primitive du capital fossile41. ^2efa7a > [!information] Page 25 Lorsque la menace des mesures d’atténuation fit son apparition à la fin des années 1980 et au début des années 1990, la première réaction du capital fossile fut de mettre en marche la machine du déni – ou, son synonyme, l’AIE climato-négationniste. Pléthore de think-tanks germèrent pour contre-attaquer la climatologie. Ils embauchèrent des climato-négationnistes professionnels, accueillirent des conférences anti-GIEC, organisèrent des congrès pour les décideurs politiques et législateurs, s’exprimèrent devant le Congrès américain, dans des débats télévisés et à la radio, inondèrent les médias avec des publicités, produisirent « une quantité infinie d’imprimés » pour propager leurs croyances42. Dès le départ, la société Exxon participa de manière déterminante à cet AIE, à travers ses propres contributions mais aussi via un nombre incalculable de think-tanks, sociétés-écrans, législateurs, chroniqueurs, et autres mandataires généreusement financés43. Exxon fut l’un des mécènes de la Global Climate Coalition aux côtés de ses pairs : Shell, BP, Amoco and Texaco. Ils furent rejoints par les constructeurs automobiles General Motors (GM), Ford et Chrysler, le géant de la chimie DuPont et des organismes-cadres tels que l’American Petroleum Institute (API), la US Chamber of Commerce, la National Association of Manufacturers et la American Highway Users Alliance, pour n’en nommer que certains. Sanctuaire du capital fossile anglo-américain, la Coalition est aujourd’hui largement oubliée, mais dans les années 1990 elle constituait le plus grand groupe de pression au sein des négociations climatiques internationales et a laissé une marque indélébile sur leur développement44. > [!information] Page 27 Anne Pasek a nommé ce type de négationnisme le « vitalisme carbone » et identifié ses 7 croyances clés : 1) le CO2 est toxique seulement à de hauts niveaux artificiels qui ne pourront jamais être atteints dans l’atmosphère et ne peut donc pas être considéré comme un polluant ; 2) il est essentiel à la photosynthèse et donc bénéfique pour les végétaux ; 3) il n’a pas la capacité d’altérer le climat en piégeant la chaleur ; 4) les niveaux actuels présents dans l’atmosphère sont bien en dessous de ceux de l’époque de la planète luxuriante des dinosaures – nous vivons en fait une époque de pénurie de CO2 ; 5) un retour à ces pics géologiques devrait être l’objectif des politiques énergétiques ; 6) brûler des carburants fossiles rend service à la biosphère ; 7) toute mesure destinée à plafonner les émissions serait néfaste à la vie elle-même48. > [!information] Page 28 Unis dans leur fervente foi en la libre concurrence, les climato-négationnistes formaient ce qu’on peut appeler dans le langage de [[Antonio Gramsci|Gramsci]] « l’avant-garde organique des classes dominantes », et quiconque avait un tant soit peu d’esprit critique pouvait s’en rendre compte53. Il s’agissait, purement et simplement, de sécuriser les intérêts du capital fossile sur le long terme. Le serpent apeuré sécrétait un venin de désinformation, c’était aussi simple que cela ^ccf86c > [!information] Page 29 On sait que les têtes pensantes du capital fossile primitif possèdent des connaissances basiques sur le sujet depuis au moins les années 1960. La dissémination commença (notamment) en 1959 lorsque 300 cadres industriels, hauts fonctionnaires du gouvernement et chercheurs se rassemblèrent à New York pour une conférence sur le thème « L’énergie et l’Homme ». > [!information] Page 29 En 1965, l’API, la principale association professionnelle des entreprises pétrolières et gazières active dans le pays, reçut un rapport de son président Frank Ikard sur l’état de la recherche. S’exprimant devant l’assemblée générale annuelle, il ne mâchait pas ses mots : Ce rapport va incontestablement attiser certaines émotions, provoquer des peurs et exiger des actions. En substance, ce rapport déclare qu’il est encore possible de sauver les habitants du monde des conséquences catastrophiques de la pollution, mais le temps est compté. L’une des prévisions les plus importantes de ce rapport est que le dioxyde de carbone est en train de s’accumuler au sein de l’atmosphère à cause de la combustion du charbon, du pétrole et du gaz naturel à un rythme tel que d’ici l’an 2000 l’équilibre des températures sera transformé au point de causer des changements climatiques nets dépassant les possibilités de les contrer au niveau local voire national > [!information] Page 30 Ce savoir de base continua à faire son chemin dans les circuits du capital fossile primitif, jusqu’à la Global Climate Coalition, dont les propres scientifiques écrivirent en 1995 un livret interne de 17 pages affirmant que « l’impact potentiel des émissions de gaz à effet de serre tels que le CO2 dues aux activités humaines sur le climat est avéré et ne peut pas être nié63 ». > [!accord] Page 31 Le protocole de Kyoto se concentra en effet sur des mécanismes flexibles : au lieu de réduire leurs émissions, les pays développés capitalistes étaient autorisés à payer leurs homologues pauvres pour le faire à leur place65. Ceci ouvrit les vannes à une gouvernance climatique capitaliste, c’est-à-dire à un ensemble de mesures d’atténuation du changement climatique qui 1) repoussent toute confrontation avec le capital fossile dans un futur lointain, 2) n’imposent aucune limite sérieuse à l’accumulation et 3) ouvrent la voie à de nouvelles opportunités de générer du profit. Pour résumer, il s’agit d’une forme de gouvernance climatique qui exploite les énergies du capital. > [!information] Page 33 Alors qu’en 2001 BP se renommait « Beyond Petroleum », ExxonMobil, de son côté, persistait ouvertement dans son négationnisme. En ce début de millénaire, ce dernier générait plus de profit que n’importe quelle entreprise à l’échelle mondiale, revendiquant ainsi le titre d’entreprise capitaliste la plus rentable de l’Histoire ; elle pouvait donc se permettre un peu de mauvaise presse. > [!accord] Page 33 En 2012, Robert Brulle, un intellectuel de la machine du déni, faisait la prédiction suivante : Je pense que le composant climatosceptique absolu est probablement en train de s’atrophier, mais que l’on va voir grandir l’approche rhétorique de la solution technologique72. > [!accord] Page 34 « On n’entend plus vraiment parler des sceptiques », décréta le secrétaire général des Nations unies, soulagé. Au même moment, le PDG d’Unilever les qualifia de « seule espèce en voie d’extinction76 » et The Guardian écrivait : L’accord de Paris signale que les sceptiques ont perdu les guerres climatiques. \[…\] Le monde entier s’est mis d’accord, nous devons cesser de reporter et nous occuper sérieusement de prévenir la crise climatique. Nous avons franchi une étape décisive ; le climatoscepticisme n’est plus pris au sérieux. Le monde est passé à autre chose, et ceux qui s’y opposent encore sont devenus des reliques dépassées de l’ère des énergies fossiles77. On ne devrait jamais sous-estimer la tendance à surestimer la rationalité de la civilisation bourgeoise > [!information] Page 35 Dans les années 1990, les pionniers du « scepticisme » comme Fred Singer lancèrent la boutade selon laquelle les environnementalistes sont comme des pastèques : verts à l’extérieur et rouges à l’intérieur ; Jean-Marie Le Pen illustra l’argument en apportant carrément une pastèque sur un plateau de télévision78. > [!accord] Page 35 L’extrême droite ne s’est pas embêtée à employer des scientifiques prétendument indépendants ni à publier ses propres synthèses de recherches bidon, elle a repris le meilleur des think-tanks conservateurs avec lesquels elle collaborait ponctuellement. Si le capital fossile primitif est le moteur historique de la machine du déni, l’extrême droite en est devenue le pot d’échappement > [!accord] Page 35 Lorsque l’AFD dénie la science climatique, elle le fait sur des bases autres que celles d’ExxonMobil en 2001 : elle n’a en soi aucun profit à protéger, elle n’a pas à se soucier des effets du changement climatique pour son business plan à long terme. Il n’y a rien qui la relie aux réalités biophysiques, contrairement aux producteurs d’énergies fossiles. ## Le spectre d'une planète musulmane > [!information] Page 38 Jens Rydgren, éminent spécialiste du sujet et éditeur du Oxford Handbook of the Radical Right, estime que l’ethno-nationalisme est le « cadre maître » de cette famille politique. Il a été développé en premier par le Front national sous Jean-Marie Le Pen au milieu des années 1980, sous l’influence des idées de la Nouvelle Droite, et exporté ensuite sur le reste du continent, donnant un nouveau souffle à l’extrême droite européenne moribonde depuis l’après-guerre > [!accord] Page 39 L’immigration est son « problème entonnoir » : celui par lequel tous les autres passent sur la voie de leur résolution. Le chômage, la criminalité endémique, les violences sexuelles, la ségrégation, la pauvreté, l’anomie, la décadence sont des symptômes de l’immigration et disparaîtront avec elle87. Symétriquement, toute position adoptée par l’extrême droite doit passer par l’entonnoir anti-immigration quand bien même il s’agit pour elle d’un non-problème – comme le climat par exemple. > [!information] Page 39 Quelques semaines avant l’élection présidentielle de 2007, Jean-Marie Le Pen s’exprima sur ces deux sujets lors d’une discussion en ligne avec les lecteurs du Monde. Concernant l’immigration, il proposait de couper les « pompes aspirantes, c’est-à-dire \[les\] services que nous assurons à tous les gens qui se trouvent sur notre territoire même si nous n’avons pas souhaité leur venue ». Il qualifia ensuite le changement climatique de « dogme » destiné à « terroriser les populations », affirmant qu’un éventuel réchauffement était dû au soleil, et rassura les lecteurs du Monde en prétendant qu’« il y a 15 000 scientifiques qui sont de mon avis »88. Trois ans plus tard, le Front national organisait à Nanterre sa première conférence dédiée au climat, sur le thème : « Changement climatique : mythe ou réalité ? » Le Pen y parla d’« arnaque », de « crime » imaginé par les socialistes et les écologistes pour augmenter les impôts et, surtout, pour ouvrir encore davantage les frontières. Un « catastrophisme » qui « permet de faire accepter une hausse du nombre de réfugiés climatiques, puisque leur situation aurait été créée par nous autres qui, consommant trop, avons contribué à détruire le cadre de vie de ces réfugiés prétendument climatiques »89. > [!information] Page 41 « Si rien n’est fait, l’Europe aura – peut-être pas d’ici vingt, mais d’ici trente ans – une population majoritairement musulmane. Cela signifierait la fin de notre culture et la fin de la civilisation européenne », expliquait Morten Messerschmidt à FrontPage Magazine en 200694. Étoile montante du DF et leader du groupe au Parlement européen, alliant malhonnêteté et provocation avec agilité, c’est lui qui présida aux discussions de la conférence anti-COP15. > [!accord] Page 41 Le spectre de l’expansion démographique des musulmans, passant de simples communautés d’immigrants à une majorité au moyen d’une procréation effrénée, est la pierre angulaire de la racialisation complète de ces derniers. C’est le dispositif qui transforme le fait d’être musulman en un trait héréditaire. Les prévisions d’une majorité musulmane ne se fondent pas sur le nombre de personnes qui pratiqueront le salah ou le hajj, ou qui suivront le jeûne du Ramadan d’ici trente ou quarante ans – les pratiques confessionnelles n’entrent pas ici en considération –, mais sur le nombre de descendants d’ancêtres venus de pays musulmans, par là même porteurs d’une menace intrinsèque > [!bibliographie] Page 41 Ce sont des Homo Islamicus, comme l’observait déjà Edward Said dans L’Islam dans les médias, travail révolutionnaire sur ce que l’on appelle aujourd’hui « islamophobie ». > [!accord] Page 41 Ce qui veut dire qu’ils sont effectivement considérés comme une race, en opposition à un Occident parfois chrétien, parfois séculaire, mais toujours blanc96. Nouvel arrivant ou descendant de la quatrième ou de la sixième génération, le musulman incarne par excellence l’élément non blanc dans l’imaginaire de l’extrême droite européenne du début du XXIe siècle. > [!information] Page 42 Comme ses pairs européens, le parti absorba avec une avidité remarquable les écrits de Bat Ye’or, dont l’influence sur l’extrême droite du XXIe siècle n’a pas encore été saisie et évaluée dans toute son ampleur. « Bat Ye’or » est le pseudonyme de Gisèle Littman, une historienne amatrice qui a passé la plus grande partie de sa vie en Grande-Bretagne. Son ouvrage principal, Eurabia : L’axe euro-arabe, publié en 2005 par un modeste éditeur universitaire américain, renferme une révélation stupéfiante. L’histoire contemporaine aurait basculé autour de l’année 1973 lorsque les pays arabes frappèrent l’Occident d’embargo pétrolier, paralysant les économies européennes. Dès lors les Arabes – terme interchangeable avec « les musulmans » dans l’univers de Ye’or – contrôlèrent non seulement le pétrole mais aussi les banques qui en dépendaient. En contrepartie de la relance des flux pétroliers et monétaires, les « Arabes-musulmans » n’exigèrent rien de moins que la capitulation de l’Europe devant la gouvernance islamique. Ce qu’elle accepta. Depuis 1973, un organe secret, une cabale dont peu ont entendu parler et que moins encore ont vue, une « émanation occulte de la Commission européenne » appelée « dialogue euro-arabe » (DEA), gouverne le continent98. > [!approfondir] Page 43 Les institutions de l’UE ne sont qu’une façade dissimulant ce DEA. Selon les révélations de Ye’or, le DEA contrôle universités et bibliothèques, partis et parlements, médias et écoles, au service des cheikhs du pétrole et de la finance qui tirent les ficelles depuis le Moyen-Orient. C’est pour cette raison que les musulmans sont en Europe. Ils ne sont pas arrivés spontanément en tant que migrants à la recherche d’un travail ni comme réfugiés fuyant un conflit. Ils sont venus islamiser le continent. > [!information] Page 43 Selon le discours de Ye’or, l’apocalypse a donc déjà eu lieu. Tout s’est joué en 1973. Depuis, l’ex-Europe a sombré dans une subordination misérable toujours plus accrue envers ses maîtres « Arabes-musulmans » qui manœuvrent sans l’ombre d’une opposition – et sans que quiconque s’en rende compte. Ils siphonnent les impôts des contribuables, imposent la sharia et interdisent toute opinion nuisible à l’islam. Le pétrole constitue le fondement moderne de leur pouvoir, mais ces racines diaboliques remontent au VIIe siècle, lorsque l’islam lança sa campagne d’asservissement, taxant, kidnappant et massacrant tous les non-musulmans. Les peuples européens originels, survivants malchanceux, sont maintenant relégués au statut de dhimmi, terme que Ye’or utilise pour désigner les « esclaves passifs et soumis des musulmans ». Lorsqu’un dhimmi voit un musulman dans la rue, il longe les murs et encaisse les insultes sans répondre. Il ne se défend pas, il se laisse humilier et détrousser. Les peuples anciennement connus en tant qu’Européens sont réduits à « une masse de dhimmis anonymes, un ensemble d’esclaves sans histoire ni droits politiques »99. > [!information] Page 44 Ceux qui assistent à cela sont traversés par la peur et l’anxiété, émotions qui peuvent être détournées du climat et redirigées vers d’autres cibles. Dans les années 2010, la théorie de l’Eurabia fut complétée par celle du « Grand Remplacement », du titre d’un livre de [[Renaud Camus]], qui suggère que les peuples européens blancs sont en train d’être remplacés par des peuples non blancs, musulmans et particulièrement féconds, avec le soutien proactif des élites. Comme la théorie de Bat Ye’or, elle imprègne ses partisans d’un sentiment d’urgence face à une situation catastrophique : une seule solution s’impose, la re-migration103. C’est le genre de récit qui conduit des Geert Wilders (PVV) à prédire que « nos femmes » ne se sentiront bientôt en sécurité nulle part, que la loi de la sharia sera imposée partout, « mais que pas un seul gouvernement européen n’ose s’occuper de ces questions existentielles. Ils se préoccupent du changement climatique. Mais ils connaîtront bientôt un hiver islamique104. » Dans le programme électoral qui conduisit l’AFD au Bundestag, l’exigence d’une « immigration négative » côtoyait celle du retrait de l’Allemagne de tous les accords climatiques internationaux. ^90e3f4 > [!approfondir] Page 45 Certaines des valeurs que l’extrême droite associe à la nation semblent également présentes au cœur de l’économie fossile, au point que la défense des deux ne forme qu’un seul et même combat, où l’esquive et l’attaque deviennent deux versants d’une même entreprise. Si c’est le cas, les politiques climatiques de l’extrême droite – ou plutôt les antipolitiques climatiques – occupent une place bien plus centrale dans la guerre contre l’immigration que la simple intention de faire échouer ce qui ne serait qu’une diversion. L’effet est néanmoins identique. À mesure que l’extrême droite progresse, la thématique du changement climatique recule. Et cette tendance va bien au-delà des seuls paroles et actes de ces partis. > [!information] Page 46 chemin au reste du monde. Mark Steyn en particulier, avec son style grossier et railleur parfaitement adapté à l’air du temps, personnifia la convergence des réactions. Critique respecté chez Fox News et The Rush Limbaugh Show, il est l’auteur de America Alone, best-seller publié en 2006, loué par des figures telles que Christopher Hitchens et Martin Amis, recommandé par George W. Bush au personnel de la Maison Blanche et qui constitue la contribution de Steyn au genre florissant de l’Eurabia108. On y apprend que les femmes blanches européennes donnent naissance à un nombre d’enfants dangereusement faible, que les musulmans qui se reproduisent à vitesse grand V vont bientôt prendre le dessus – le seuil de 50 % de la population sera dépassé dans les années 2030, et la sharia appliquée à 100 % en 2040 – transformant les natifs blancs en population en voie de disparition > [!accord] Page 49 Il n’est pas difficile de repérer l’endroit où se rejoignent, chez Bruckner, la critique de l’Islam et celle de la climatologie : l’un et l’autre charrient une remise en question de l’Occident – « la maladie de la fin du monde \[est\] purement occidentale » (Le fanatisme de l’Apocalypse) ; « l’Occident libéral capitaliste et impérialiste est coupable de tout le mal sur cette Terre » (Un racisme imaginaire)119. Ses écrits fournissent une variante légèrement alambiquée de la thèse de Mark Steyn sur la « re-primitivisation » du monde. > [!information] Page 53 En 2018, les SD consolidèrent leur position de troisième force politique du pays, emportant 17,5 % des suffrages, soit une augmentation de 4,6 % qui confirmait sa dynamique ascendante pour la huitième élection consécutive. Rien ne démontrait que le parti avait obtenu un succès moindre dans les régions les plus affectées par les sinistres. C’était même l’inverse. À Ljusdal, dont la région venait d’être frappée par le plus grand feu de forêt de l’histoire moderne suédoise, les SD arrivèrent en seconde position aux élections parlementaires du Riksdagen, avec 19,9 % des voix. Sur l’île d’Öland – au paysage desséché, aux agriculteurs désespérés et dont les réserves d’eau avaient dû être réapprovisionnées par camions depuis le continent – ils dépassèrent 20 %. > [!information] Page 52 Au cours des semaines qui suivirent, les SD tinrent fermement cette position. Aux côtés de leur mesure phare – la réduction des taxes sur les carburants fossiles – leur programme électoral prévoyait le rabotage des réglementations environnementales pour l’industrie ; l’abolition de la taxe sur l’aviation, pourtant très modeste et toute récente ; le maintien de l’aéroport contesté de Bromma, à Stockholm, principalement utilisé pour des vols d’affaires domestiques ; l’assouplissement des règles concernant les « EPA traktor », ces véhicules très polluants à mi-chemin entre la voiture et le tracteur et vénérés dans certaines circonscriptions rurales du parti. ## Les énergies fossiles sont l'avenir > [!accord] Page 54 La promotion de l’État-nation comme cadre indépassable des efforts d’atténuation du changement climatique à la suite de Kyoto s’est d’ailleurs réalisée en parallèle de la montée du nationalisme133. La fragmentation de la politique climatique internationale sur des lignes nationales et la pression nationaliste pour le retrait de l’accord ont formé deux maillons d’une même chaîne, le second poussant l’argument à son extrême : notre nation n’a pas à lever le petit doigt. > [!approfondir] Page 55 Pourquoi ne pas envoyer les soldats de Carolus Rex se battre dans cette lutte existentielle ? Et pourquoi ne pas exiger a minima qu’un traité international fasse le travail ? Les angoisses de l’extrême droite quant aux impacts du réchauffement sur l’héritage national – les glaciers alpins, les places et cathédrales de Venise, les fermes polonaises – brillent par leur absence134. Au contraire, elle n’a jamais manqué une occasion de booster la combustion d’énergies fossiles à domicile, ni montré de rancœur envers les autres pays faisant de même. Ce qui suggère à nouveau l’existence d’un lien entre le projet ethnonationaliste et le socle énergétique fossile. > [!accord] Page 55 La défense de la souveraineté nationale ne suffit pas à expliquer la tendance de l’extrême droite à réprouver un accord climatique aussi peu contraignant que celui de Paris. Défense qui pourrait d’ailleurs être entièrement compatible avec un soutien national aux énergies renouvelables, comme avec la recherche de l’autosuffisance économique. Pourtant, les partis d’extrême droite ont très rarement préconisé le développement massif des énergies renouvelables sur leur propre territoire. Le plus souvent, ils abhorrent l’idée elle même, vouant une haine particulière à l’énergie éolienne. > > [!cite] Note > Exact, pourquoi une tel volonté de protéger le capital fossile ?? > [!information] Page 56 En 2018, au Danemark (patrie du vent), le DF annonçait qu’il s’opposerait dorénavant à toute construction de parcs éoliens terrestres et n’accepterait que des projets offshore. Un coup de pression qui a rapidement porté ses fruits puisque le gouvernement a accepté de réduire le nombre d’éoliennes terrestre de 4 300 à 1 850 d’ici 2030 tout en planifiant la construction de trois nouveaux parcs offshores. Il est donc prévu de démonter plus de la moitié des éoliennes actuelles dans les dix années à venir – un cas rare de démantèlement d’infrastructure d’énergies renouvelables139. > [!approfondir] Page 56 Thierry Baudet (FVD) est lui aussi « contre les éoliennes. Je veux que tous les moulins à vent dégagent des Pays-Bas. Sauf les anciens, bien sûr141. » > > [!cite] Note > Précis ce fantasme conservateur > [!accord] Page 56 Minarets et éoliennes partagent des caractéristiques physiques : ce sont des structures fixes qui peuvent atteindre des hauteurs importantes et dominent leurs environs ; elles produisent des sonorités plaintives, dues à l’adhan ou aux hélices ; elles occupent l’espace public de façon permanente. Les campagnes locales contre les unes et les autres prennent souvent la forme d’objections techniques. Leurs détracteurs expliquent que cela engendrera du bruit, gâchera la vue, cassera l’unité des paysages ruraux comme urbains. Mais en réalité, ils ont un sentiment d’intrusion voire d’invasion. Ces campagnes reposent souvent sur une même rhétorique tapageuse qui dit en substance que « cela n’a pas sa place ici », suggérant l’existence derrière ces projets d’un pouvoir étranger malfaisant : celui des musulmans envahissant les populations natives, et celui des écologistes bouleversant la vie quotidienne > [!information] Page 57 « Les migrants, c’est comme les éoliennes. Tout le monde est d’accord pour qu’il y en ait, mais personne ne veut que ce soit à côté de chez lui », expliquait Marine Le Pen en 2019, dévoilant non pas ce que « tout le monde » pense mais comment l’extrême droite perçoit les unes et les autres143. > [!information] Page 58 En Hongrie, le gouvernement Fidesz pourvoit assidûment aux besoins d’une industrie en particulier : celle de l’automobile. Après son arrivée au pouvoir en 2010, Orbán s’est tourné vers les constructeurs automobiles allemands qu’il a courtisés avec un éventail d’avantages compétitifs alléchants. Fin 2018, cette déférence a atteint un niveau supérieur lorsque Fidesz a passé en force les lois connues sous le nom de « Slave Law », les « lois esclavagistes ». Les entreprises étaient dorénavant autorisées à exiger jusqu’à 400 heures supplémentaires (contre 250) et à attendre trois ans (au lieu d’un) pour rémunérer leurs employés pour ce travail147. > [!approfondir] Page 59 Il a été suggéré que les partis d’extrême droite des pays qui importent la quasi-totalité de leurs énergies fossiles seraient motivés par la recherche d’alternatives, dans une perspective d’autonomie énergétique152. Les cas de la Hongrie, de l’Espagne et de la Suède, qui n’ont pas ou peu de ressources pétrolières, charbonnières ou minières, invalident cette hypothèse. Pour Martin Kinnunen, porte-parole des SD, « il n’y a pas de bonnes alternatives aux énergies fossiles », les énergies renouvelables ne sont pas rentables et techniquement inférieures > [!information] Page 59 Dans les pays qui produisent massivement des énergies fossiles, l’extrême droite en est généralement la promotrice la plus déterminée. La Finlande dispose d’une source d’énergie spécifique, la tourbe, composée de restes végétaux immergés dans des zones humides et compactées en couches denses similaires aux premiers stades de la formation de charbon. Les tourbières finlandaises contiennent de la matière accumulée depuis des milliers d’années. Lorsqu’elles sont vidées de leur eau, on récolte le dépôt pour l’acheminer jusqu’aux centrales où il est brûlé. Ce processus génère des émissions comparables au lignite, le charbon le plus sale154. Ce combustible semi-fossile est considéré à tort comme une pratique préindustrielle. Le processus d’extraction a été accéléré dans les années 1980 et la Finlande est aujourd’hui le plus gros producteur au monde de tourbe, dont elle a fait son stock-tampon155. > > [!cite] Note > Cf React tourbe Uk je crois > [!information] Page 60 « Les énergies fossiles sont l’avenir ! », annonçait le titre d’un article coécrit par Roger Helmer en 2012. « Pour que l’Europe ait un avenir (autre que celui d’un continent tiers-monde déprimé), il est temps de nous faire à la révolution des énergies fossiles » et d’accueillir avec reconnaissance les promesses de la fracturation hydraulique, du charbon à bas coût et des marchés pétroliers saturés158. > [!information] Page 61 Véritable centrale énergétique du capitalisme européen, l’Allemagne était en 2018 le 6e plus gros émetteur de CO2 provenant de la combustion fossile au monde, responsable à elle seule de 21 % des émissions totales des 28 pays membres de l’Union européenne162. > [!information] Page 61 En 2016, 7 des dix plus grandes sources de CO2 de l’UE étaient des centrales de lignite allemandes164. Rien ne saurait réduire plus significativement les émissions de l’UE que leur fermeture rapide. Le lignite est donc en première ligne dans la bataille énergétique allemande, présent principalement sur deux secteurs géographiques : la Rhénanie à l’ouest et la Lusace à l’est, qui est aussi l’un des fiefs de l’AFD. > [!information] Page 62 Mais l’AFD n’est pas le seul acteur de cette bataille. Le mouvement Ende Gelände organise depuis 2015 une série d’actions de désobéissance civile de masse, à l’ouest comme à l’est, rassemblant des milliers d’activistes qui envahissent les mines de lignite, entravent les excavatrices et bloquent les voies de chemin de fer qui transportent le charbon jusqu’aux centrales. Pendant l’été 2018, la pression a été telle que le gouvernant a lancé une « commission sur la sortie du charbon » chargée de débattre et de proposer une sortie progressive complète168. L’AFD a immédiatement accusé cet organe composé d’industriels, de syndicalistes, de maires, d’écologistes conventionnels et de climatologues de capituler face à des activistes qui « n’ont aucun respect pour la loi ni l’ordre public », exigeant sa dissolution immédiate169. > [!information] Page 62 Et ce n’était pas fini. L’AFD poussa son avantage en demandant le retrait de l’objectif de 2038. Les élections, fin 2019, dans les États de Brandenburg et de Saxe ne firent qu’accentuer la confiance du parti en sa « politique climatique » : l’AFD arriva en deuxième position et 90 % de ses électeurs se dirent favorables à cette ligne172. Son but est désormais l’abolition totale du Klimaschutz (la protection du climat) comme entreprise politique173. Elle veut également en finir avec l’Energiewende, le projet de « transition énergétique » qui s’était essoufflé à la fin des années 2010, précisément à cause de la longévité du lignite. L’Energiewende « pèse sur notre compétitivité telle une meule autour du cou174 ». L’opposition au Klimaschutz est devenue la priorité numéro un du parti qui vise désormais le pouvoir exécutif : « un argument de vente unique » selon Gauland175. > [!information] Page 63 Après l’effondrement du bloc soviétique, l’industrie polonaise du charbon a traversé un processus chaotique de restructuration des mines non compétitives, détruisant plusieurs centaines de milliers d’emplois. Pourtant, au moment des élections de 2015, la Pologne tirait toujours 84 % de son électricité du charbon, le secteur employant environ 100 000 personnes, ce qui place le pays au deuxième rang des émetteurs de CO2 provenant de la génération d’électricité. > [!information] Page 64 La durée de vie du combustible a été allongée et en 2050, il fournira encore au pays 50 % de son électricité. Prévoyant que le charbon pourra un jour alimenter les voitures électriques, le PiS défend l’idée d’un « charbon propre » – excellent oxymore de la gouvernance climatique capitaliste – aux dépens des énergies renouvelables méprisées, notamment les éoliennes178. > [!information] Page 64 À l’automne 2016, le ministre de l’Environnement Jan Szyszko – par ailleurs professeur d’écologie et spécialiste du secteur forestier – a déclaré qu’« il n’y a pas de consensus scientifique » sur le changement climatique et qu’« on ne sait pas si l’augmentation des températures est liée aux émissions de dioxyde de carbone », tout en étant parfaitement convaincu que le CO2 relâché par la Pologne « est un gaz de vie qui permet aux écosystèmes vivants de se perfectionner sans cesse »179. > [!information] Page 65 Vis-à-vis de l’immigration, le pays garde depuis longtemps ses portes closes. Mais sous le PiS, aux côtés du vitalisme carbone, le racisme apocalyptique – et l’islamophobie plus spécifiquement – est devenu une idéologie d’État181. Et si la Pologne du début du XXIe siècle a du charbon en abondance sur son territoire, elle ne compte quasiment aucun musulman. Tel est le grand mystère de l’islamophobie polonaise. Le pays est l’un des plus homogènes ethniquement et blancs de toute l’Europe. C’est là l’héritage tenace d’un XXe siècle sanglant, car durant la plus grande partie de son histoire, la Pologne pouvait se vanter d’être l’un des pays les plus diversifiés du continent. Dans les années 2010, 97 % de la population se déclarait d’origine uniquement polonaise182. Et les musulmans y sont haïs comme aucun autre groupe ethnique ou religieux bien qu’ils ne soient visibles nulle part : ils représentent moins de 0,1 % de la population. Certains chercheurs ont parlé pour décrire le phénomène d’« islamophobie sans musulmans », ou d’« islamophobie platonique », sans contact ni rapport physique, semblable à l’antisémitisme sans juifs qui a continué de prospérer en Pologne après l’Holocauste et a fait son retour en tant que force politique183 > [!information] Page 66 Mis à part l’expérience d’une occupation nazie, la Norvège et la Pologne ont à première vue peu de choses en commun. Elles partagent pourtant une autre caractéristique : une économie fondée sur les énergies fossiles, dont l’extraction a été placée entre les mains de l’extrême droite. La Norvège est le premier producteur européen de pétrole et de gaz. La politique pétrolière qui dominait depuis les années 1970 était fondée sur un taux d’extraction « modéré » mais la période néolibérale des années 1990 a ouvert les vannes d’une extraction à plein régime, générant un raz de marée de profits redirigés vers un Fonds pétrolier contrôlé par l’État. Cette transformation a été conjointement orchestrée par les économistes néolibéraux et les sociaux-démocrates. Parallèlement, la gouvernance climatique capitaliste norvégienne délivrait le message suivant : nous, les Norvégiens, sommes capables de produire plus de pétrole et de gaz que n’importe qui et de sauver la planète en même temps. Une ambidextrie développée dans les années 1990 par un véritable appareil idéologique d’État constitué du ministère des Finances, de l’entreprise pétrolière publique Statoil, des partis sociaux-démocrates et conservateurs et d’une cohorte de journalistes rémunérés, travaillant main dans la main pour répandre en Norvège une confiance aveugle envers ses énergies fossiles187. > [!information] Page 67 Les arguments habituellement repris étaient que le pétrole et le gaz norvégiens (comme le charbon polonais) étaient remarquablement propres, qu’ils remplaçaient le charbon plus sale, etc. Le pétrole norvégien allait « améliorer les conditions de vie et sortir des millions de personnes de la pauvreté ». Pour preuve, la Norvège devint le plus grand contributeur au programme REDD+ subventionnant la préservation des forets dans les pays en développement – la forêt amazonienne notamment – et la championne des mécanismes flexibles188, à la pointe de la gouvernance climatique capitaliste. > > [!cite] Note > Important, j'explique ça l'autre jour en stream. Même si le capitalisme vert n'existera pas, il faut arrivera à se passer plus vert que vert et entourloupera malheureusement trop de personne > [!information] Page 68 En tant que membre du gouvernement, le FrP n’a pas seulement fermé les frontières et alimenté une rhétorique raciste dans la sphère publique, il s’est aussi emparé du ministère du Pétrole et de l’Énergie, dont les quatre ministres successifs depuis 2013 viennent de ses rangs. Alors que la production de pétrole et de gaz était sur le déclin entre 2004 et 2013, elle a depuis grimpé en flèche. De nombreux permis ont été approuvés194 et en 2019, la Norvège comptait un nombre record de 88 champs pétroliers et gaziers en opération. L’année s’est conclue par l’inauguration en fanfare de la plateforme pétrolière Johan Sverdrup, amenée à devenir la plus grande plateforme en mer du Nord et qui prévoit d’extraire du pétrole jusqu’en 2070 au moins. Le FrP pouvait bien se vanter d’un essor record du pétrole et du gaz norvégien195. > [!accord] Page 68 En février 2019, Alexandria Ocasio-Cortez tweetait : « Ceux qui diffèrent l’action climatique ne sont pas mieux que les climato-négationnistes. Si les uns ou les autres obtiennent ce qu’ils veulent, on est grillés196. » Elle n’aurait pas pu trouver meilleur exemple que la Norvège. L’appareil idéologique n’y était pas traditionnellement climato-négationniste, mais il a mis toutes ses forces pour retarder les mesures nécessaires et poursuivre le plus longtemps possible la production d’énergies fossiles. Ceux qui reportent l’action climatique ne mènent pas seulement une politique conforme aux prescriptions des climato-négationnistes, ils forment ensemble les jumeaux du corps nationaliste. Pour les premiers, le pétrole et le gaz norvégiens sont les meilleurs carburants qu’on puisse trouver, gérés par l’État le plus vertueux dans un monde cruel ; pour les seconds, la question climatique dans son ensemble est une offense envers les intérêts norvégiens. Les uns et les autres s’accordent à penser que si les Norvégiens réduisent leur production, d’autres s’en mettront plein les poches à leur place ; et tous s’efforcent de tirer un profit maximal des richesses énergétiques de la nation. Cette formation bicéphale a penché vers l’extrême droite qui a su frapper le point le plus faible pour élever les intérêts de la nation – identiques à ceux du capital fossile primitif – au-dessus de la réalité même. Monnayant son négationnisme contre une campagne générale contre l’islam et les étrangers, le FrP s’est mêlé sans heurt à la bureaucratie étatique et à Equinor – nouveau nom de Statoil. Quelque chose dans la structure économique même du pays semble donner du poids à l’extrême droite. Envisagé sous un autre angle, le processus se décline sur trois niveaux. À l’échelle globale, la gouvernance climatique capitaliste a entretenu et ravivé le climato-négationnisme ; à l’échelle nationale, idem ; à l’intérieur du parti, l’aile la plus droitière a consenti aux principes d’une telle gouvernance, elle a grandi en son sein et porté le négationnisme jusqu’aux ministères ## L'écologie c'est la frontière > [!information] Page 70 En 2014, le FN lança le « Collectif Nouvelle Écologie » pour les sympathisants et membres du FN soucieux de la protection de l’environnement. On y parlait de protéger « la famille, la nature et la race » mais sa mission exacte n’était pas vraiment claire. > [!approfondir] Page 70 À la veille de l’élection présidentielle de 2017, l’association affirmait compter 16 représentations locales dans l’Hexagone et le FN s’était redéfini comme un parti « éco-nationaliste » luttant pour « une écologie patriotique » qui, selon Marine Le Pen, implique une dissociation de la mondialisation et un plus haut degré d’indépendance économique > [!information] Page 70 Marie Le Pen tomba ensuite sous l’influence d’Hervé Juvin, un essayiste cherchant à surpasser tous ses concurrents en matière de préoccupation environnementale. Son objectif : « défendre son biotope contre les espèces invasives ». Dans un opus décousu sur les menaces à la survie humaine, il disserte simultanément sur la crise climatique, la sixième extinction de masse, l’obésité, le trouble déficitaire de l’attention, les opiacés, l’addiction au sucre, la stérilité et un mode de vie sédentaire et paresseux, le tout « produisant par millions ces populations d’individus gros, laids et stupides » – soit une dégénération biologique de notre espèce. Le moteur principal de cette situation historique désastreuse est la mondialisation, qu’il définit comme « la fin de tout lien entre la vie humaine et un territoire qui lui est propre ». Tout s’est effondré quand les populations ont été libres de « s’installer dans les écosystèmes les plus fertiles et diversifiés » – comme la France – engendrant une pression « totalement insoutenable » sur les contraintes naturelles. Ainsi, la clé de notre survie, comme de celle des autres espèces, c’est la fermeture des frontières, car « l’Europe est la terre des Européens ». > > [!cite] Note > Important > [!information] Page 71 On a entendu Marine Le Pen déclarer à plusieurs reprises au cours de cette campagne que les ennemis, ce sont les « nomades » : « celui qui est enraciné, il est écologiste \[…\] Parce qu’il ne veut pas pourrir la terre sur laquelle il élève ses enfants. Celui qui est nomade, il s’en moque, de l’écologie, car il n’a pas de terre205 ! » > [!information] Page 72 Mais ses idées survécurent. Dans l’ombre de la politique parlementaire rôde la Nouvelle Droite, un mouvement de pensée d’extrême droite issu du Groupement de recherche et d’études sur la civilisation européenne (GRECE) lancé en 1968. Fondé par d’anciens militants identitaires aux ambitions intellectuelles, ce mouvement gravite autour d’Alain de Benoist dont les idées ont largement contribué à la formulation du cadre théorique principal de l’extrême droite. Sa stratégie : la « métapolitique » – ne pas courir après les mandats électoraux mais changer les bases du débat politique en tirant la culture dans son ensemble vers la droite. Le succès de l’entreprise est indiscutable209. Alors que la Nouvelle Droite se préoccupe davantage de l’Europe que de la France – préfigurant l’abandon du Frexit par le RN et son tournant européen – elle est catégorique sur sa vision ethno-différentialiste : chaque race doit vivre dans son habitat propre pour éviter tout mélange et donc une perte de différence > [!information] Page 72 La préservation des spécificités culturelles est capitale face aux forces homogénéisantes du capitalisme mondial – une rhétorique « anticapitaliste » qui a permis le rapprochement avec des auteurs comme Serge Latouche, intellectuel de la décroissance qui collabore aux revues de la Nouvelle Droite > [!information] Page 73 Fin 2019, elle a prononcé un discours aux allures programmatiques combinant la théorie du Grand Remplacement à l’amour de la nature : « Préserver des paysages, des terroirs, un mode de vie alimentaire, c’est protéger une identité211. » Une déclinaison plus jeune et plus élégante d’Alain de Benoist, l’anticapitalisme en moins, qui pourrait bien renouer rapidement avec une ambition électorale > [!approfondir] Page 73 Au sein de l’écosystème de l’extrême droite française, un courant catholique a émergé de l’opposition au mariage pour tous avant de se rassembler sous le concept d’« écologie intégrale », qui renvoie à l’idée de protéger hommes et femmes du technicisme et de la marchandisation modernes en les préservant dans leur état naturel. > > [!cite] Note > Important > [!information] Page 73 Alain Soral propose quant à lui des stages de permaculture, d’autosuffisance et de « retour à la terre » via son organisation Égalité et Réconciliation. Il est aussi propriétaire d’un magasin bio en ligne qui vend « des produits sains et enracinés ». Soral souscrit néanmoins sans retenue à la bonne vielle théorie selon laquelle le réchauffement climatique n’est qu’une excuse servant l’objectif de supprimer les frontières de l’« ordre mondial »214. > [!information] Page 74 Une de ses sources d’inspiration est le malthusianisme, qui voit dans le surplus démographique l’origine de tous les maux. Thomas Robertson a montré que l’émergence de l’environnementalisme aux États-Unis dans les années 1970 a été intimement liée aux thèses malthusiennes et à l’objectif de combattre la surpopulation. Les porte-parole du mouvement tels que Paul Ehrlich, auteur en 1968 The Population Bomb, best-seller aujourd’hui discrédité, y voyaient le nœud de tous les problèmes environnementaux : « Trop de voitures, trop d’usines, trop de détergents, trop de pesticides, des traînées blanches qui se multiplient, des usines de traitement des eaux usées inadaptées, pas assez d’eau potable, trop de dioxyde de carbone – on peut facilement ramener l’origine de tout cela à trop de gens216. » > [!information] Page 74 À la droite de Erlich se tenait Hardin. Dans « La tragédie des communs », probablement le texte sur la destruction environnementale le plus cité – presque 40 000 citations sur Google Scholars, comparé aux 3 000 de l’article « L’[[Anthropocène]] » de Crutzen, ou encore aux 16 000 du [[Printemps Silencieux]] de Rachel Carson –, ce professeur d’écologie humaine inventait des pâturages idylliques irrémédiablement dégradés par les bergers y amenant paître leur bétail sans retenue. L’image de ce commun surexploité est devenue un archétype depuis sa publication dans Science en 1968. Hardin ne cachait pas la source de son angoisse : Comment traiter la famille, la religion, la race ou la classe (ou même tout groupe distinct et cohérent) qui adopte la surnatalité comme politique visant à affirmer sa puissance ? Lier le concept de liberté d’engendrer à la conviction que tout être né possède un droit égal aux biens communs, c’est emprisonner le monde dans un tragique programme d’action217. ^0ee235 > [!information] Page 75 Au contraire, il faut pour Hardin le considérer comme la propriété de nos enfants – c’est-à-dire les Américains blancs –, garder les immigrants en dehors et restreindre le droit de se reproduire de ceux qui sont déjà à bord. Garrett Hardin croyait aussi que les Noirs étaient intrinsèquement moins intelligents que les Blancs, dénonça le « Black is beautiful » et s’alarma d’un « génocide passif » perpétré à l’encontre du peuple blanc par les musulmans qui – suivant un plan défendu ouvertement au parlement iranien – ont pour objectif de « se reproduire plus vite que nous »219. > [!information] Page 76 Ehrlich et Hardin n’étaient pas des excentriques : au sein de l’environnementalisme américain, la nature immaculée a longtemps été brandie comme un crucifix contre l’avancée des foules non blanches dont la propension à pulluler engendre un désastre planétaire. Expliquant avec une logique implacable que la propriété privée et les enclosures sont la seule façon de protéger l’environnement, Hardin devint un gourou de l’écologie bourgeoise. Sur son versant activiste, Edward Abbey, auteur du classique roman d’éco-sabotage The Monkey Wrench Gang \[Le Gang de la clé à molette\], appelait dans la même veine à stopper l’afflux massif de millions de personnes affamées, ignorantes, non qualifiées et culturellement-moralement-génétiquement \[!\] appauvries \[afin de préserver\] une société ouverte, spacieuse, non surpeuplée et magnifique – oui, magnifique220 ! > > [!cite] Note > Important > [!information] Page 76 Abbey écrit ces mots en 1988, juste avant sa mort, alors que le mouvement environnemental aux États-Unis et dans le reste des pays occidentaux vient d’opérer un net virage à gauche. Un épisode emblématique de ce tournant se déroula dans le comté de Warren, région rurale de Caroline du Nord à la population majoritairement noire et pauvre. En 1982, l’État décida d’y installer une décharge pour recevoir des milliers de litres de PCB – une famille de composants chimiques hautement toxiques, dont la production venait d’être interdite par le Congrès – abandonnés par des industriels sur le bord de la route. Le choix de Warren n’était pas justifié par ses sols imperméables ou ses nappes phréatiques hors d’atteinte – les scientifiques affirmaient même le contraire – mais par la population qui y vivait, laquelle protesta contre cette injustice flagrante221. Lorsque les camions arrivèrent, à l’automne 1982, transportant la terre mélangée aux PCB, les manifestants leur bloquèrent la route. Une vidéo montre un homme Africain-Américain dirigeant la foule, levant le poing et criant aux visages des policiers blancs : « Nous ne laisserons pas le comté de Warren devenir une décharge ! » Des bagarres éclatèrent, les policiers sortirent leur matraque et les meneurs furent arrêtés, sous le regard des journalistes, dans des scènes qui rappelaient le climax du mouvement des droits civiques. Ces événements symbolisèrent la naissance du mouvement de la justice environnementale222. > > [!cite] Note > Racisme environnementale évoqué par Razmig Keucheyan [ici](https://youtu.be/1-sCfQc_d5Y?t=1131) > [!information] Page 77 Mais tous les écologistes ne se sont pas réjouis de cette tournure. Victime de la purge, Dave Foreman était une figure connue des réseaux écolos depuis le début des années 1970, fondateur en 1979 d’Earth First !, l’aile la plus militante du mouvement environnemental américain dont les activistes avaient mené, sous sa direction, des actions directes spectaculaires. Lorsque au début des années 1990, Earth First ! embrassa la justice sociale et environnementale et s’orienta vers l’anarchisme, Foreman quitta l’association, dégoûté par la « pression et l’infiltration de la gauche “lutte des classes” ». Il fonda dans la foulée le Rewilding Institute (institut de réensauvagement), associant ainsi son nom à ce concept224. En 2014, il publie Man Swarm : How Overpopulation is Killing the Wild World, dans lequel il évacue sa rancœur contre cette gauche qui lui a volé son mouvement et a fermé les yeux sur le problème de la surpopulation225. On y apprend que l’immigration constitue la menace numéro un pour la nature dans la partie nord du globe. Les pays riches ont été assez stupides pour dilapider leurs incroyables ressources en ouvrant leurs frontières à l’immigration de masse, désormais seule source de l’accroissement de leur population. Ce sont les immigrés qui entraînent la construction, aux États-Unis et en Europe, de nouveaux centres commerciaux, autoroutes, parkings, pipelines et mines de charbon. Leur taux de fécondité constitue une menace culturelle, politique et environnementale. Les pays du Nord sont en voie « d’être submergés par la composition ethnique des populations immigrantes » suivant le projet délibéré d’accroître leur « puissance politique qui mènera à une prise de pouvoir »226. La parade pour Foreman réside dans le fait de détecter, d’enfermer et de déporter les immigrants. Une protection énergique des frontières est la manière la plus efficace de protéger la vie sur Terre > > [!cite] Note > On a lu cet article ([[Écologie - socialisme ou barbarie]]) sur le sujet avec une critique de Murray Bookchin [React](https://youtu.be/8azoGaVsKsw) > [!approfondir] Page 79 À la suite du vote sur le Brexit, Paul Kingsnorth a développé des idées déjà ébauchées auparavant sur le « nationalisme vert ». Celui qui fantasme « l’Angleterre » comme un « étang paisible sous les saules où personne ne viendra vous trouver de toute la journée233 » craint de la voir anéantie par une force qu’il appelle « mondialisme » – le manifeste de Dark Mountain parle de « citadelles cosmopolites234 » – et qui déracine les gens ordinaires pour en faire des « citoyens de nulle part »235. L’immigration est bien sûr au cœur du problème. > [!information] Page 80 Le même jour, Brenton Tarrant, un coach sportif australien de 28 ans, a chargé sa voiture de fusils de chasse et semi-automatiques et a fait route vers la mosquée Al Noor à Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Il a marché jusqu’à l’entrée du bâtiment où il a été accueilli par le « Bonjour, mon frère » d’un fidèle. L’homme qui prononça ces mots fut parmi les premiers à être abattu239. Tarrant est ensuite entré dans la mosquée, où quelque cinq cents musulmans s’étaient rassemblés pour la prière du vendredi, et a ouvert le feu. Six minutes plus tard, il a regagné sa voiture et conduit jusqu’à une autre mosquée où il a continué son massacre avant d’être repoussé par un fidèle. Lorsque la police l’arrêta, il avait tué 50 musulmans âgés de 3 à 77 ans. Accessoirement, il avait aussi relégué 1,5 million de jeunes grévistes climatiques à l’arrière-plan médiatique. Tout comme son modèle revendiqué Anders Breivik, Tarrant a rédigé un manifeste pour expliquer sa logique. Il y proteste compulsivement contre les « taux de natalité » des musulmans qui conduisent à un « génocide des Blancs »240. Puis il décrit ses voyages en France à travers des villages et des villes envahis par les musulmans sans la moindre opposition apparente, à l’exception de celle de Marine Le Pen. Il explique avoir fondu en larmes au soir de l’élection de Macron en 2017, et décidé de passer à l’action. Comme un hommage à l’extrême droite française, il a intitulé son texte « Le Grand Remplacement ». C’est aussi la ligne française qu’il a adoptée en matière d’écologie. Alors que le manifeste de Breivik était bourré de références à Bat Ye’or et Mark Steyn, Tarrant reprend plus sobrement les grands thèmes du nationalisme vert, « le seul vrai nationalisme » selon lui > [!information] Page 81 De tels propos permirent à un parti comme l’AFD de marquer ses distances avec Tarrant, dont elle partage pourtant les trois quarts des idées. Harald Laatsch, représentant de l’AFD au parlement régional de Berlin et membre de son comité environnemental, tweeta ses condoléances aux victimes du massacre, sans oublier d’ajouter que « le coupable a justifié son action par la surpopulation et la protection climatique. Les colporteurs de la panique climatique ont une part de responsabilité dans ces développements [[Greta Thunberg]] »… > [!information] Page 82 Ce même 15 mars 2019, le cyclone Idai frappait la côte du Mozambique. Rapidement classé par l’ONU comme le pire phénomène météorologique jamais enregistré dans l’hémisphère Sud, il inonda des zones entières du Mozambique et des pays voisins, faisant plus d’un millier de morts, des centaines de milliers de sans-abri, apportant la malaria et le choléra dans la région et anéantissant des années d’efforts pour sortir de la pauvreté dans ces anciennes colonies européennes > [!information] Page 82 Le Mozambique n’a littéralement contribué en rien à l’apparition de telles circonstances. On peut évaluer à 0,2 % la part de ce pays dans la hausse globale des températures causée par les émissions jusqu’en 2012, comparé par exemple aux 20 % des États-Unis, 4 % de l’Allemagne ou 3,5 % de la Grande Bretagne248. Une autre étude estime que les émissions de CO2 d’un citoyen américain équivalent à celles de 270 Mozambicains. Durant les deux dernières décennies du XXe siècle, les désastres climatiques ont tué plus de personnes au Mozambique que dans n’importe quel pays : 5,5 pour 1 000 habitants, contre 0,03 aux États-Unis249 > [!accord] Page 83 De la relation entre les événements en Nouvelle-Zélande et ceux du Mozambique ce 15 mars 2019, nous retenons deux choses : d’abord, que ce vendredi-là, un grand nombre de personnes non blanches ont été tuées de deux manières différentes ; ensuite, que le nationalisme vert accuse les innocents et les victimes, au point qu’il souhaite en voir disparaître encore davantage > [!information] Page 84 En 2015, le PS (Finns) entra au gouvernement finlandais et renonça à sa posture climato-négationniste. Deux ans plus tard, le parti chamboulait la scène politique en durcissant son hostilité envers l’immigration. Le nouveau président du parti, Jussi Halla-aho, était connu pour avoir disserté à de nombreuses reprises sur les différences génétiques et de QI entre les groupes ethniques, suggérant que « vagabonder et voler » sont « les caractéristiques génétiques spécifiques des Somaliens » – une déclaration qui lui avait valu une amende à la Cour suprême > [!information] Page 86 Mais les lignes de front sont parfois plus mouvantes. Au Danemark, le DF domine complètement la politique depuis vingt ans. Le pays témoigne d’une véritable psychose envers les musulmans, traduite par des mesures toujours plus sévères à leur encontre. En 2016, le gouvernement danois a entrepris de confisquer les bijoux et l’argent liquide des réfugiés à leur arrivée (pour leur faire payer le « service rendu »)257. Vingt-cinq quartiers pauvres à prédominance musulmane furent ensuite catégorisés comme « ghettos », et leurs habitants soumis à toute une série de lois spécifiques, incluant des sanctions criminelles plus sévères et la séparation obligatoire des enfants de leurs parents pendant une certaine durée chaque semaine258. Tous les parents qui emmènent leurs enfants pour de longues visites dans leur pays d’origine sont passibles de prison. Les demandeurs d’asile condamnés pour crime seront envoyés sur une île minuscule, jadis utilisée pour la recherche sur les maladies contagieuses, sur un ferry surnommé Virus > [!information] Page 86 Comment les socialistes – principal parti d’opposition, héritier de la Deuxième Internationale ouvrière et de l’État providence scandinave – ont-ils réagi face à ces mesures ? Non seulement ils les ont soutenues, mais ils se sont résolus à jouer le jeu de l’extrême droite. En 2018, ils ont publié un document, intitulé « Juste et réaliste : une politique d’immigration qui unit le Danemark », qui expose le fardeau qui pèse sur la nation : « Notre population a rapidement changé dans une période de temps réduite. En 1980, 1 % de la population danoise avait des origines non européennes. Aujourd’hui, ce sont 8 %260. » L’aspect le plus remarquable du document tient dans les paragraphes introductifs qui expliquent que le fardeau s’alourdira encore dans les années à venir : « Le changement climatique forcera encore plus de personnes à migrer. À cela s’ajoute le doublement de la population africaine d’ici 2050261. » Ici les socialistes danois font leur un des raisonnements du nationalisme vert : dans un monde qui se réchauffe, il est encore plus impératif de protéger les frontières et de renvoyer les gens chez eux262. Mais en tant que parti socialiste, sans tradition de négationnisme climatique, ils avaient aussi un programme de mesures climatiques et ils s’engagèrent dans les élections de juin 2019 dans des circonstances similaires à celles de la Finlande et de la Suède, marquées par le souvenir récent de l’été 2018, avec des vagues de grèves scolaires, des manifestations massives pour le climat, et une polarisation droite-gauche sur le sujet. > > [!cite] Note > Important. Ultra badant, voilà pourquoi nsm Roussel tous les putins de jours > [!information] Page 88 Höcke prône une ségrégation ethnoculturelle à l’échelle continentale. Une fois l’islam renvoyé sur ses « propres terres » à l’est du Bosphore, Orient et Occident pourront potentiellement collaborer comme deux entités distinctes. Mais ceci requiert la « re-migration » des Allemands non ethniques qui ont jeté la nation dans le marasme, re-migration qui serait aussi l’occasion d’un nettoyage écologique. À l’« interdiction de l’immigration de personnes étrangères », Höcke ajoute « l’interdiction des investissements venant de capitaux étrangers » : une économie équilibrée dans une nation purifiée271. Un nationalisme vert foncé dont Björn Höcke a décrit les grandes lignes en 2015, lors d’une conférence à l’Institut für Staatspolitik sur le thème de « l’écologie des populations ». > [!information] Page 88 En Allemagne, l’AFD a hébergé un groupe connu sous le nom de Der Flügel (« L’aile »). À sa tête, Björn Höcke, un professeur d’histoire qui s’est fait un devoir de combattre le déclin de la culture allemande. Chef de l’AFD en Thuringe, province pittoresque recouverte de forêts, Höcke a été l’élément principal de la radicalisation du parti où der Flügel a rassemblé un soutien croissant268. Höcke entretient des liens intimes avec la droite extraparlementaire – notamment PEGIDA, les antimusulmans, les émeutiers nazis de Chemnitz et l’Institut für Staatspolitik, qui se donne pour objectif de former une nouvelle élite nationaliste – tout en se dissociant des éléments néolibéraux de l’AFD269. Contre eux il préconise une version ethnique d’une économie post-croissance270. > [!information] Page 90 Le nationalisme vert a produit deux modèles pour expliquer le changement climatique. L’un dit que la croissance de la population dans les pays du Sud en est la cause principale – une hypothèse intelligible, qui continue d’être falsifiée, encore et toujours278. Ce n’est pas un baby-boom en Afrique qui a été à l’origine de l’utilisation à grande échelle de combustibles fossiles au XIXe siècle. Il peut toutefois exister un lien entre un nombre élevé de personnes et des températures élevées, mais il renvoie aux effets et non pas aux causes : si trop de gens puisent l’eau d’une rivière qui se dessèche, les conséquences seront potentiellement exacerbées. Émerge alors la possibilité que l’effondrement climatique provoque des migrations – mais là encore, il s’agit des effets et non des causes. Le second modèle explicatif du nationalisme vert – l’immigration vers les pays du Nord constitue, via les transports, le moteur du changement climatique – ne mérite même pas d’être qualifié d’« hypothèse ». Ce n’est qu’une superstition, mais une superstition qui a sa logique propre, car l’extrême droite n’est vraiment l’extrême droite que si elle filtre chaque problème à travers son hostilité envers les non-Blancs. > [!approfondir] Page 91 Cela peut-il changer ? Le nationalisme vert, qui n’est aujourd’hui qu’un autre mode de politique anti-climatique, peut-il muter en force d’opposition aux énergies fossiles ? À la frontière de l’Europe forteresse, l’Italie, seul pays gouverné par un parti souscrivant au nationalisme vert, offre quelques indices quant à cette possibilité > [!information] Page 91 La Ligue du Nord s’est constituée autour d’une revendication séparatiste, avec des accents islamophobes et un négationnisme climatique par défaut typiques. Mais après la prise de pouvoir en 2013 du fougueux journaliste et orateur Matteo Salvini, elle s’est réorientée vers un patriotisme italien, abandonnant l’objectif d’autonomie régionale au profit du « cadre principal » national, retirant finalement « Nord » de son nom. La Ligue s’opposa à l’accord de Paris et Salvini, alors député européen, vota contre. Mais il poussa ensuite son parti vers le nationalisme vert, consacrant 8 pages de son programme électoral 2018 à l’environnement et à l’énergie. Celui-ci prévoyait un fonds d’investissement national pour la transition énergétique, le soutien aux entreprises du secteur des énergies renouvelables, une date butoir pour interdire la vente des voitures à essence et moteur Diesel, et tout un éventail d’autres mesures. Le programme défendait une « économie circulaire », « verte » et patriotique282. La technologie verte était une opportunité pour faire progresser l’innovation nationale et booster la compétitivité italienne > [!information] Page 92 C’est ici qu’apparaît la signification réelle du changement climatique pour le leader de la Ligue. Salvini, qui conteste toute relation entre le réchauffement et les flux migratoires, n’a eu de cesse de tourner en dérision la notion de « réfugiés climatiques », le « nombre de “migrants climatiques” », et d’alerter contre les conséquences calamiteuses d’une reconnaissance de cette catégorie : Qu’est-ce qu’un migrant climatique ? Où allez-vous pendant l’hiver s’il fait froid et pendant l’été s’il fait chaud ? Ça suffit maintenant, nous en avons déjà trop accueilli. Est-ce que quelqu’un qui quitte Milan car il n’aime pas le brouillard doit être considéré comme un migrant climatique ? ## Les présidents blancs des Amériques > [!accord] Page 93 c’est un empire, la superpuissance de l’économie fossile, responsable de plus d’émissions de CO2 cumulées que n’importe quelle autre nation – 26 % du total émis jusqu’en 2016 (contre moins de 22 % pour l’ensemble de l’Europe des 28, deuxième du classement). Ils restent quoi qu’on en dise le pouvoir hégémonique du capitalisme mondial290. Le fait que le capital fossile primitif et l’extrême droite y aient fusionné dans la personne de Donald Trump a donc une signification particulière. > [!accord] Page 94 Harold Hamm est un pionnier des technologies de forage horizontal et de fracturation hydraulique – injection d’un liquide épais à une pression telle qu’il fracture la roche, libérant ainsi le gaz ou le pétrole de schiste à travers les fissures ainsi créées. Ces innovations ont ouvert la boîte de Pandore du schiste et permis aux États-Unis de redevenir le plus grand producteur de pétrole et de gaz au monde. Après avoir forcé l’accès à Bakken, Hamm est devenu l’ambassadeur de « l’indépendance énergétique » américaine, arguant que l’exploitation maximale des ressources fossiles intérieures grâce aux technologies dernier cri rendra les États-Unis autosuffisants en énergie, sans plus besoin d’en importer, des pays musulmans en particulier299. > [!information] Page 95 En 2016, Hamm déclara devant la Convention nationale républicaine que « notre problème le plus important n’est pas le changement climatique. C’est le terrorisme islamique300. » Il n’aime pas les éoliennes, « qui vous hantent une fois qu’elles sont en place » et pullulent dans son Oklahoma natal. Le problème environnemental, c’est pour lui, sans surprise, « la surpopulation – ça, ça endommage l’environnement plus que n’importe quoi d’autre. Va-t-on prévoir des règles pour stopper la surpopulation en Afrique ? Dans les pays du Moyen-Orient ? On devrait probablement le faire301. » > [!information] Page 95 Malgré la rotation importante du personnel dans le cabinet de Trump, il a toujours été composé de vedettes et d’intimes du capital fossile primitif302. Et cette fraction de la classe capitaliste a dépêché ses hommes les plus obstinés, dans toutes les branches du gouvernement. Steve Bannon, Rick Perry, Mike Pompeo, Rex Tillerson… Presque tous les noms gravitant autour de Trump ont des années voire des décennies de négationnisme climatique à leur actif. Les hommes de l’AIE climato-négationniste ne s’étaient jamais sentis aussi sûrs de leur succès. Parmi eux, Steve Banon mérite une mention spéciale pour avoir associé négationnisme climatique, chauvinisme énergétique et suprématie blanche avec une certaine profondeur idéologique dont témoigne son média Breitbart News303. > [!information] Page 96 Des sites protégés comme le Monument national de Bears Ears et le Refuge national de la faune arctique ont été ouverts à l’exploitation et le gouvernement de Trump a suggéré de privatiser les réserves d’Amérindiens – soit 2 % du territoire américain, abritant approximativement 5 % du pétrole et du gaz – pour les transférer à des spéculateurs comme Harold Hamm306. > [!approfondir] Page 97 Au Mexique par exemple, via un pipeline qui doit être construit en dessous du mur frontalier. Il « ira droit en dessous du mur, n’est-ce pas ? Il passera dessous (rires et applaudissements) », relate la transcription officielle de cette allocution présidentielle309. C’est l’image parfaite de la domination énergétique : un mur pour garder les non-Blancs à l’extérieur ; un pipeline dessous pour que ces mêmes non-Blancs restent dépendants de notre pétrole et de notre gaz. Dans un tel monde, le pouvoir du capital fossile états-unien est projeté sur d’autres pays, dont la capacité à exiger que les énergies fossiles américaines soient laissées sous terre sera d’autant réduite, chacun ayant un intérêt à préserver le statu quo310. > [!information] Page 98 En mai 2019, le secrétaire d’État Mike Pompeo se réjouissait de la disparition de la banquise arctique \[dans une région qui figure\] au premier plan des opportunités et de l’abondance. Elle abrite 13 % du pétrole mondial non découvert, 30 % du gaz non découvert, quantité d’uranium, de minéraux naturels rares, de l’or, des diamants et des millions de kilomètres carrés de ressources non exploitées, de la pêche à foison. Le rétrécissement continu de la banquise ouvre de nouvelles voies de passage et de nouvelles opportunités pour le commerce313. > [!accord] Page 98 Mais Trump s’est aussi assuré de l’asservissement de l’appareil d’État fédéral au capital fossile primitif, afin de bloquer toute mesure significative pour contrer l’effondrement climatique. Le périmètre est sécurisé par une véritable garde prétorienne qui n’a jamais été tentée par le [[greenwashing]]. Dans une analyse pertinente, Doug Henwood explique pourquoi les frères Koch, Murray et Hamm se trouvent à la tête de sociétés privées plutôt que de sociétés à actions cotées en Bourse : pour ne jamais se voir confrontés à des actionnaires qui souhaiteraient teinter leurs affaires de vert. Ils peuvent ainsi aller jusqu’au bout de leur entreprise, imperméables aux influences négatives de la science et de la société314. ^86043a > [!accord] Page 98 Le capital américain, qui lui avait peut-être préféré Hillary Clinton dans un premier temps, a depuis appris à apprécier son président. En mai 2018, The Economist se demandait « Pourquoi le secteur privé américain aime-t-il tant Donald Trump », et résumait : réductions d’impôts, retrait de réglementations, explosion des profits, énergies fossiles coulant à flots et en quantités toujours plus abondantes315. Le capital fossile primitif a toujours existé en symbiose avec le capital fossile en général, chaque Ford tétant un Rockfeller, chaque Bezos tétant un Hamm. Sur le plan politique aussi la fraction primitive a fait le travail pour la classe capitaliste dans son ensemble, en la préservant de tout sevrage potentiel des énergies fossiles > [!approfondir] Page 100 Après avoir accompagné le boom du pétrole et du gaz sous son premier mandat, Obama a, vers la fin du second, en partie cédé à cette pression en adoptant des mesures de lutte contre le changement climatique, du moins en abandonnant les projets d’infrastructures les plus scandaleux318. L’importance de sa décision tardive de renoncer au pipeline Keystone XL ne doit pas être sous-estimée : comme le discours de Hansen des années plus tôt, elle a été une onde de choc pour le capital fossile primitif. Dans son sillage, l’avocat et lobbyiste Andrew Wheeler – aujourd’hui à la tête de l’Agence de protection de l’environnement – avertissait ses clients : Les organisations environnementales vont être encouragées par cette décision et vont s’en prendre à d’autres projets. \[…\] Le camp de l’industrie devra passer à l’étape supérieure. \[…\] Quiconque représente un projet énergétique ou d’infrastructure devra se demander quelle tactique employer. Il faudra pour chaque cas décider s’il faut politiser davantage le sujet ou au contraire tenir la politique à l’écart319. > [!information] Page 101 Trump assène sa vision raciste du monde dans une rhétorique outrancière, où les femmes non blanches du Congrès sont priées de « rentrer » dans leurs pays, les néonazis sont qualifiés de « gens très bien » et les immigrants d’« animaux ». La Chine constitue une autre menace pour la suprématie de l’Amérique blanche et c’est en relation à celle-ci qu’il a martelé sa position sur le climat, dans une déclaration célèbre : « Le concept de réchauffement climatique a été créé par et pour les Chinois afin de nuire à la compétitivité de l’industrie américaine » – une théorie fréquemment reprise, à de légères variations près. > [!accord] Page 102 Certains le voient comme un excentrique qui agit à la Maison Blanche tel le père d’un foyer comptant sur la loyauté envers sa personne pour cimenter l’appareil gouvernemental. Son élection serait due à un concours de circonstances, puisqu’il n’avait au départ ni « pouvoir stable », ni idéologie ou cause, ni ancrage dans les couches capitalistes. Il souffrirait de l’absence de « connexion organique avec la classe à laquelle il appartient » et tenterait en vain de combler ce manque auprès d’amis trop peu nombreux328. Au vu de ce qui a été dit précédemment, c’est là une erreur de jugement stupéfiante qui ignore toutes les données sur la campagne et le début de mandat de Trump. À moins d’être convaincu que les enjeux énergétiques, dans une économie capitaliste, sont insignifiants, impossible d’y voir une coïncidence. > [!information] Page 103 Au Brésil, Bolsonaro était connu pour ses déclarations pro-torture, en soutien à la dictature militaire brésilienne (1964-1984) et à son extermination massive des dissidents, pour ses menaces de fermeture d’ONG, la promotion d’une loi laxiste sur le port d’armes, sa haine de la communauté LGBT, sa misogynie notoire et son mépris envers les communautés marginalisées de Brésiliens noirs et pauvres330. > [!information] Page 103 Dès sa prise de fonction, Bolsonaro remplit plusieurs des critères d’un Trump tropical. Selon lui, le secteur énergétique du pays avait « besoin d’un choc libéral332 ». Il constitua donc une clique d’ultra-néolibéraux formés à Chicago pour prendre les rênes du gouvernement. Il nomma à la tête de la société pétrolière publique Petrobras un certain Roberto Castello Branco, ancien PDG de Vale, une multinationale produisant plus de nickel et de fer qu’aucune autre entreprise au monde, et quantité de charbon provenant des mines brésiliennes, australiennes et mozambicaines. Pionnier du forage en eaux profondes, Petrobas entreprit sous sa direction de maximiser le potentiel des gisements présalifères – du pétrole profondément incrusté dans du sel et des couches rocheuses en mer – le long de la côte brésilienne, difficiles et chers d’accès, mais abritant d’énormes quantités d’or noir > [!information] Page 104 L’Amazonie a bénéficié d’un bref répit entre 2005 et 2012, sous le régime de Lula et de Dilma Rousseff, mais la déforestation a repris de plus belle après le coup d’État institutionnel contre Dilma en mai 2016. Le gouvernement de droite par intérim a immédiatement supprimé les entraves juridiques et précipité la transformation de la forêt amazonienne brésilienne, de puits de carbone en source de CO2, relâchant plus qu’elle n’absorbe334. Une opportunité pour l’ascension de Jair Bolsonaro > [!information] Page 104 D’un autre côté, il jura de criminaliser le Mouvement des travailleurs sans terre (MST) pour protéger « le caractère sacré de la propriété privée337 ». Pendant les trois mois de campagne électorale, le taux de déforestation dans l’Amazonie a connu un pic de 50 %. D’avides aventuriers prenaient de l’avance, transformant de la forêt en pâturage338. > [!accord] Page 105 Il y a une dimension raciale à cette entreprise, dont Bolsonaro ne se cache pas : « les minorités doivent se plier à la majorité », déclarait-il en 2017, pointant les habitants non blancs de l’Amazonie. Les autochtones doivent choisir entre « s’adapter ou simplement disparaître339 ». De fait, les peuples indigènes et les quilombolas – les descendants d’esclaves enfuis – sont menacés de disparaître. > [!accord] Page 105 Le non-respect des engagements nationaux contraignants devait entraîner des pénalités financières et les amendes devaient être redistribuées aux pays en développement, exemptés pour l’heure de toute contrainte à réduire leurs émissions de CO2. C’est ce qu’on appela « plan brésilien ». Il fut rejeté à Kyoto en 1997 car les pays industrialisés le trouvaient injuste à leur égard. D’un point de vue éthique, ce plan est la chose la plus sensée jamais proposée lors des négociations climatiques de l’ONU et il reste aujourd’hui comme une ode à ce qui aurait pu être accompli340. > [!information] Page 106 Lorsque Trump s’est retiré de l’accord de Paris, Bolsonaro a réagi par un tweet de soutien sur « les fabulations des gaz à effet de serre343 » et promis de suivre son exemple au Brésil. Dont acte. Il a choisi pour ministre de l’Environnement Ricardo Salles, un ami de la bancada ruralista et des entreprises minières qui n’avait jamais mis un pied en Amazonie et pour lequel « la discussion sur l’existence ou non du réchauffement climatique \[est\] secondaire344 » (une pirouette inhabituelle parmi les négationnistes). Au ministère des Affaires étrangères siège un certain Ernesto Araújo, diplomate excentrique qui s’est fait connaître auprès d’une large (et jeune) audience à travers son blog « Metapolítica » – ou « métapolitique », un terme prisé par la Nouvelle Droite. > [!approfondir] Page 107 Et c’est là le moindre de ses forfaits. Quelques jours plus tard, Araújo revenait à la charge contre la gauche, et en particulier le Parti des Travailleurs de Lula et Dilma, adversaire de la liberté et de tout ce qui est bon, spontané, naturel et pur. Criminalisation de la famille pour cause de violence patriarcale. Criminalisation de la propriété privée. Criminalisation du sexe et de la reproduction, justifiée par l’affirmation que tout acte hétérosexuel est un viol et que chaque enfant est un risque pour la planète car il augmentera les émissions de dioxyde de carbone. \[…\] Criminalisation de la viande rouge. Criminalisation de la climatisation. Criminalisation de la beauté. Criminalisation de tous les penseurs occidentaux depuis Anaximandre. Criminalisation du pétrole et de toute énergie peu chère et efficace. Criminalisation de l’existence de l’être humain sur Terre346. > [!information] Page 107 Et la liste continue, Araújo énumérant tout ce qu’il entendait rendre libre et protéger. Ses mots résonnèrent au-delà du pays. Lors de la COP24, le Brésil revint sur sa promesse d’héberger la prochaine conférence, dans un premier mouvement de désengagement. Un des plus ardents promoteurs du négationnisme aux États-Unis, Marc Morano, ne manqua pas de relever : « Il y a maintenant des pays qui nous rejoignent, qui remettent en question l’ONU ; le Brésil annonce qu’il n’accueillera pas de sommet et pense que le réchauffement climatique est un complot marxiste – il s’agit de développements importants347. » > [!information] Page 108 C’est dans le Sud blanc et relativement aisé, où la population entretient le mythe de ses origines européennes, que sa victoire fut la plus retentissante. Il obtint ses plus mauvais scores dans le Nord, plus pauvre et plus noir. Le résultat de l’élection s’accompagna sur le Net d’un déferlement d’injures contre les Noirs. Un supporter de Bolsonaro alla jusqu’à déguiser son fils en esclave noir, dénudé, mains et pieds enchaînés350. > [!information] Page 108 Avec pour résultat prévisible un nouveau pic du taux de déforestation : en 2018 et au début de 2019, les industriels du bois et les éleveurs du Brésil furent responsables des plus grandes pertes de forêt tropicale sur Terre. Des images satellites de la réserve d’Ituna Itata, abritant certains des derniers peuples encore jamais entrés en contact avec le reste du monde, ont révélé une déforestation illégale deux fois plus importante qu’au cours des 16 dernières années. > [!information] Page 109 En mai 2019, la déforestation en Amazonie brésilienne représente deux terrains de football par minute, un record depuis qu’on en calcule l’ampleur352. En juillet, la zone déforestée depuis l’intronisation de Bolsonaro excédait le double de celle enregistrée sur la même période en 2017 : et la forêt amazonienne était en feu353. Les premiers comptes rendus dans la presse brésilienne évoquent une « explosion » des feux en juillet 2019354. En août, Bolsonaro reprenait sa rengaine sans s’en soucier le moins du monde, se lamentant : « 60 % de notre territoire est rendu inutilisable par les réserves indigènes et les autres questions environnementales \[sic\] ». Pendant ce temps, les scientifiques se demandaient s’il faudrait 20 ou 2 ans pour que le seuil critique soit atteint où la forêt amazonienne ne générerait plus assez d’eau pour s’alimenter, seuil au-delà duquel elle se transformerait en savane et régurgiterait des quantités colossales de CO2 dans l’atmosphère. > [!information] Page 109 Le président Bolsonaro a réduit de 96 % le financement aux efforts nationaux de lutte contre le changement climatique – on se demande bien ce qu’il compte faire des 4 % restants. Il s’est débarrassé brutalement de chaque mesure, de chaque institution, de chaque limite ou entrave mises en place depuis le sommet de Rio en 1992, livrant au monde le saisissant memento mori de l’extrême droite. Tout ça durant sa première année au pouvoir. ## Vers un fascisme fossile > [!information] Page 111 En octobre 2018, Alexander Gauland signait un article pour le Frankfurter Allgemeine Zeitung décrivant la façon dont « l’élite mondialiste » dirige le monde. Cette entité toute-puissante qui rassemble les sociétés transnationales, l’ONU, les médias, les universités, les ONG et les partis politiques institutionnels contrôlerait l’information, volerait des milliards de dollars aux contribuables, abreuvant les banques comme les immigrants afin de rester « culturellement “colorée” ». Le leader de l’AFD tenait à préciser : Les membres \[de cette élite\] vivent presque exclusivement dans des grandes villes, parlent anglais couramment et lorsqu’ils déménagent de Berlin à Londres ou Singapour pour leur travail, ils trouvent partout des appartements, des maisons, des restaurants et des écoles privées. \[…\] Leur lien à la patrie est faible. Ils se sentent comme des citoyens du monde au sein d’une société parallèle. Lorsque la pluie tombe sur leur patrie, elle ne les mouille pas360. Les historiens allemands n’ont pas manqué de relever des similarités troublantes avec un autre personnage. En novembre 1933, Adolf Hitler discourait dans le quartier berlinois de Siemensstadt, la « ville de Siemens », sur la façon dont une « petite clique internationale sans racines » dirigeait le monde : \[Ce sont des\] gens qui sont chez eux nulle part et partout à la fois, qui n’ont nulle part un sol sur lequel ils ont grandi, mais qui vivent aujourd’hui à Berlin, demain à Bruxelles, à Paris le jour suivant et à Prague ensuite ou Vienne ou Londres, et qui se sentent partout chez eux… \[« les Juifs ! », hurle l’auditoire.\] > [!accord] Page 112 En ouverture de son essai de 1923, Clara Zetkin observe une « grande confusion366 » à propos du fascisme. Ses camarades cherchaient des indices dans les écrits de [[Karl Marx|Marx]] sur la politique contre-révolutionnaire, notamment en France après 1848 lorsque le spectre du « bonapartisme » a émergé comme un État despotique qui semblait se tenir au-dessus de la lutte des classes, repoussant simultanément toute aspiration démocratique des ouvriers. Mais ce parallèle ne suffisait pas pour saisir entièrement ce qui était en train de se produire. Le fascisme n’avait aucun véritable précurseur. > [!accord] Page 113 Une première différence avec aujourd’hui est donc l’existence d’un savoir largement répandu sur le fascisme des années 1930-40. L’analogie est à portée de main, dans les nombreux essais qui tentent de classifier et de comprendre le phénomène. Pour autant, la confusion domine. L’extrême droite contemporaine incarne un « néofascisme » pour certains, un « postfascisme » pour d’autres, ou encore un « quasi-fascisme », un « préfascisme », un « protofascisme », un « fascisme tardif » ou toute une ribambelle d’autres catégories368. > [!accord] Page 113 Toutes ces propositions comportent un risque familier : l’utilisation négligente, hâtive et politiquement trompeuse du terme « fascisme », quel que soit le préfixe choisi. Ce fut l’erreur capitale de l’Internationale communiste sous Staline lorsqu’elle qualifia la social-démocratie allemande de « social-fascisme », jumeau de sa variante nazie. > [!accord] Page 113 En ce début de XXIe siècle, c’est la notion d’« islamo-fascisme » qui gagne du terrain, ce qui ne profite qu’à l’islamophobie : « Je demande l’interdiction du Coran fasciste370 », a déclaré Geert Wilders (PVV). Entre « social » et « islamo », nombreux sont les extrapolations erronées et les cris au loup, ce qui forme une autre leçon pour notre temps : une définition élémentaire – analytiquement et politiquement précise – est indispensable. > [!information] Page 114 On ne peut pas faire l’impasse sur les travaux de Roger Griffin, le doyen des « études comparatives du fascisme » qui a passé sa carrière académique à distiller l’essence du fascisme. Il l’envisage fondamentalement comme un ensemble d’idées reconstruit à partir des textes écrits par les fascistes. La croyance commune qui les animait est plutôt simple : il faut par-dessus tout ressusciter la nation. Celle-ci n’est pas une entité constitutionnelle définie par les droits et les devoirs des citoyens, mais une communauté organique, le patrimoine d’une race, d’une culture ou d’une civilisation unie par l’héritage et le sang. Cette foi dépasse la conception libérale de la nation, d’où sa qualification par Griffin d’« ultranationalisme » qui s’approche de ce que nous avons précédemment appelé « ethno-nationalisme ». Aux yeux des fascistes, la noble nation devait être tirée de son lit de mort. Il planait sur elle une menace existentielle dont les symptômes mêlaient la rétrogradation géopolitique, l’humiliation militaire, le mélange racial, la dégradation économique, la perte d’identité, la dégénérescence culturelle, la déviance idéologique, etc. : la nation devait être sauvée et ressuscitée. Tous les fascistes se sont posés en sauveurs d’un héritage inestimable, celui des Romains en Italie, des races nordique et germanique en Allemagne et, ailleurs, de toutes autres castes glorieuses dont le legs risquait d’être perdu à jamais mais qui pourraient, par une action déterminée, connaître un nouvel âge d’or. Griffin désigne ce mythe par le terme « palingenèse » combinant les mots grecs genesis (« naissance ») et palin (« nouveau »). Le fascisme peut donc être défini comme un ultranationalisme palingénésique. Des variations sont possibles mais où qu’il apparaisse dans le temps et l’espace, le fascisme mettra en avant le récit d’une grandeur passée – désormais en crise – et la résurrection à venir d’une nation exclusive et exaltée371. Cette définition a d’indéniables mérites. Comme le reconnaissait déjà Zetkin, on ne peut comprendre le fascisme sans prêter attention à sa force motrice, sa vision du monde sui generis et sa capacité à enflammer les esprits : Des milliers de gens ont rejoint le fascisme. Il est devenu un asile pour sans-abri politiques, déclassés sociaux, pour des déracinés et des aigris. Or, ce que ces gens n’espéraient plus du prolétariat révolutionnaire et du socialisme, ils ont pensé que ce serait l’œuvre des éléments les plus capables, les plus forts, les plus énergiques et les plus intrépides de toutes les classes, qu’il s’agissait de rassembler en une communauté. Pour les fascistes, cette communauté, c’est la nation372 > [!approfondir] Page 115 C’est un élément qui a souvent été laissé dans l’ombre : les idées de l’extrême droite, étranges pour les non-initiés mais dont la pertinence est remarquable auprès de son public. Il faut donc faire ici une distinction entre le fascisme en tant qu’ensemble d’idées et le fascisme en tant que force historique réelle374. L’analyse de celle-là nécessite d’aller au-delà des doctrines et du discours. De fait, ce que [[Karl Marx|Marx]] a fourni au socialisme ou Mill au libéralisme, à savoir un contenu programmatique et une cohérence philosophique, étaient plutôt indifférents au fascisme dans les deux pays qui ont produit les cas paradigmatiques : l’Italie et l’Allemagne375. Il serait donc inapproprié de réduire le fascisme – toutes ses forces historiques – à ce qu’il a pensé ou dit, en éludant ce qu’il a fait et comment il l’a fait. C’est, contre Griffin, l’argument de Robert Paxton dans Le fascisme en action pour qui une définition purement lexicale présente « un tableau statique d’un phénomène que l’on perçoit mieux en mouvement \[…\] ; quelque chose que l’on comprend mieux en tant que processus376 ». Plus précisément, le fascisme ne serait jamais devenu une force historique s’il n’avait pas accédé au pouvoir. > [!information] Page 116 Dans le feu de l’action, Trotsky n’écrivait pas autre chose : Pour notre sage instituteur, seule importe « l’essence » du fascisme \[…\]. Malheureusement, « l’essence » pogromiste du fascisme ne peut se manifester pleinement qu’après son arrivée au pouvoir. Il s’agit donc de ne pas le laisser arriver au pouvoir. \[…\] Il ne suffit pas de comprendre la seule « essence » du fascisme, il faut savoir l’apprécier comme phénomène politique réel, comme un ennemi conscient et perfide377. > [!information] Page 117 Mais aucune crise n’a engendré le fascisme par causation directe. Paxton souligne que Mussolini comme Hitler ont été installés aux commandes par les détenteurs traditionnels du pouvoir – le roi Victor-Emmanuel III en octobre 1922 et le président Hindenburg en janvier 1933 –, agissant au nom d’un consensus parmi les classes dominantes qui misaient sur les forces fascistes pour sortir de l’impasse. Le Duce et le Führer ont bien essayé de s’emparer du pouvoir par eux-mêmes – le premier via la campagne électorale de 1919, le second lors du putsch de la Brasserie de 1923 –, et échoué lamentablement. Leur marche vers le gouvernement a dû passer par une alliance avec l’ordre établi. Les deux rêvaient de rallier l’armée et la police. Le seul scénario envisageable était un transfert organisé de l’autorité. Jamais les fascistes ne sont montés seuls sur le trône contre la volonté des dirigeants en place. Tant qu’ils étaient tenus à l’écart – comme en France, en Belgique, au Royaume-Uni – ils n’avaient aucune chance, qu’importent la frénésie de leur propagande et le nombre de leurs gros bras dans les rues380 > [!bibliographie] Page 118 Cette modalité de l’État capitaliste a été théorisée dans les années 1970 par Nicos Poulantzas dans son livre Fascisme et dictature : sous Mussolini et Hitler, l’exercice du pouvoir se caractérise par un recours généralisé à la violence. > [!approfondir] Page 118 Le fascisme n’est pas pour les temps ordinaires. Aucune foule ne se rue vers lui si le sol ne menace pas de se dérober sous ses pieds. Aucune classe dominante ne fait appel à ses services si sa domination n’est pas dangereusement compromise, et tant que suffisent les procédures habituelles de la démocratie bourgeoise : concurrence pacifique entre les partis politiques, élections régulières, alternance politique, liberté d’expression, etc. Les pays peu affectés par les crises de l’entre-deux-guerres n’ont pas vu le fascisme se développer en tant que force historique réelle. Ceux qui ont expérimenté les plus profondes d’entre elles ont en revanche connu des États d’exception dont la conduite a largement outrepassé les limites de la normalité > [!information] Page 118 Ce qui distingue le fascisme comme force historique, c’est précisément le niveau et l’étendue de la violence physique dans la gestion des affaires internes de la nation (à la réserve près que dans les colonies, la violence était habituelle). En 1921, [[Antonio Gramsci]] s’interrogeait : « Qu’est-ce que le fascisme ? \[…\] C’est la tentative de résoudre les problèmes de production et d’échange avec des mitrailleuses et des coups de pistolet387. » > [!information] Page 119 Sur la base de cette histoire assez bien connue, on peut se risquer à une définition simple et provisoire du fascisme en tant que force historique réelle. Le fascisme est une politique d’ultranationalisme palingénésique qui émerge dans une conjoncture de crise profonde, si des sections dirigeantes la soutiennent et lui donnent le pouvoir. Il s’ensuit un régime exceptionnel de violence systématique contre ceux identifiés comme les ennemis de la nation. Une telle définition permet de suivre son mouvement, depuis un programme, des rassemblements, jusqu’à un état de fait implacable. > > [!cite] Note > Important > [!approfondir] Page 120 Deuxièmement, les classes capitalistes montraient peu d’attirance pour les partis d’extrême droite existants. Cette affirmation s’étaye sur l’idée d’une métamorphose du capital depuis l’entre-deux-guerres, lequel a abandonné les carcans nationaux pour se globaliser complètement. Au début du XXe siècle, les capitalistes étaient amarrés à leurs États respectifs dont ils attendaient qu’ils conquièrent des territoires, érigent des tarifs douaniers et rivalisent avec leurs concurrents. Mais au début du XXIe siècle, ils fusionnent par-delà les frontières et expédient leurs stocks et leurs usines sans se soucier des nations. Ils ne rêvent donc pas d’aventures impériales ni de murs frontaliers et ils ont même tendance à considérer les nationalistes comme des fanatiques qui mettent en péril la libre circulation des marchandises et de la main-d’œuvre. Les petites entreprises limitées à des marchés nationaux sans perspective d’expansion peuvent éventuellement se montrer réceptives à l’agenda nationaliste, mais les maîtres du capital sont « attachés à une économie politique foncièrement opposée à lui ». L’extrême droite serait d’ailleurs « de plus en plus coupée » des fractions dirigeantes du capital, à la différence de l’Italie ou de l’Allemagne des années 1920 et 1930396 > [!information] Page 121 Le consensus a ses dissidents. En 2013, Geoff Eley concluait Nazism as Fascism : Violence, Ideology, and the Ground of Consent in Germany 1930-1945 sur une note plus sombre : « La catastrophe environnementale globale et le changement climatique en particulier remettent aujourd’hui en question les possibilités d’une gouvernance efficace et responsable » et « pourraient bien permettre à une politique qui ressemble au fascisme de se développer »398. Deux ans plus tard Timothy Snyder, un autre historien important du cataclysme originel, de tendance libérale cette fois, écrivait en conclusion de Terre noire que le changement climatique est le type de crise tant attendu par le fascisme : « Quand une apocalypse se profile à l’horizon \[…\] les démagogues du sang et du sol tiennent le haut du pavé399. » > [!accord] Page 123 Le genre de situation d’urgence qui met à court terme en péril « la paix, la prospérité, la démocratie fonctionnelle et l’ordre intérieur ». Si les terres habitables et agricoles, si la nourriture deviennent rares, ceux qui auront des stocks pourraient les garder plus jalousement que jamais, en tenant les étrangers à distance. Un contexte propice au développement de la « fortification » \[gatedness\] des communautés comme nouveau « paradigme social »402. Si les zones habitables de la planète diminuent, les strates privilégiées voudront aussi se ménager un espace de protection. Cara Daggett nous alerte sur « la possibilité que le changement climatique ne catalyse le désir fasciste de sécuriser un lebensraum, un espace vital, un foyer barricadé face au spectre des autres menaçants403 » > [!approfondir] Page 124 Dans The Malthusian Moment, Thomas Robertson montre que la névrose américaine vis-à-vis de la croissance de la population, vers 1968, a constitué un mécanisme de réponse aux turbulences dans le tiers-monde – Vietnam, mouvements de libération nationale, pauvreté galopante nourrissant la vague montante du communisme –, tout bonnement réduites à un besoin urgent de se reproduire405. Il pourrait bien y avoir assez de nourriture et de terres pour tout le monde à condition qu’elles soient réparties équitablement – mais les ultranationalistes ne l’accepteront jamais. > [!accord] Page 127 On peut de la même façon parler de tendances fascistes dans le présent410. Dans les pays que nous avons examinés, des facteurs opèrent bien dans cette direction : essor des politiques nationalistes ; crises profondes en gestation ; réalignement des classes dominantes. Pour reprendre un autre terme cher aux antifascistes marxistes, ce sont peut-être là des éléments d’une fascisation fossile411. La logique d’une crise d’atténuation avec une issue fasciste semble d’ailleurs préfigurée par l’histoire récente : le capital fossile primitif se ralliant à Trump après les victoires du mouvement climatique à la fin du mandat d’Obama ; les obstacles à la déforestation incitant l’agrobusiness brésilien à soutenir Bolsonaro ; la réaction de l’AFD aux mobilisations allemandes ; l’expansion du syndrome de sélection. ## Les énergies mythiques de l'extrême droite > [!information] Page 132 Tandis que des centaines de diplomates et de délégués se rendaient à Rio de Janeiro pour négocier le CCUNCC au début de l’été 1992, les tanks de l’armée serbe et les jeeps des Tchetniks pénétraient dans les vallées vertes de Bosnie. Foča, une petite ville bosnienne typique, avec ses quelque 20 000 habitants musulmans et à peu près autant de Serbes, tomba au cours des semaines suivantes. Les musulmans furent rassemblés et emprisonnés, leurs maisons systématiquement brûlées pendant que les pompiers protégeaient celles des Serbes avoisinant des flammes. Chaque mosquée fut dynamitée et rasée au bulldozer jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Les commandants ordonnèrent de « tuer les musulmans ». > [!approfondir] Page 134 Si la palingenèse convenait à la phase d’ascension du capitalisme, précédant son âge d’or et la grande accélération, la palindéfense semble forgée pour accompagner un long déclin, lequel inclut les crises engendrées par les énergies fossiles. Dans un moment de crise aiguë d’atténuation ou d’adaptation, les fantasmes de renaissance auront sans doute moins de force que celui d’une mission défensive. L’extrême droite sera plus encline à une posture défensive que génératrice. Si une migration climatique vers l’Europe a lieu, elle impliquera des gens identifiés comme musulmans car provenant de pays à majorité musulmane. On peut imaginer la réaction de ses partisans : une politique palindéfensive leur semblera tout adaptée. Mais, encore une fois, il pourrait y avoir des chevauchements. L’extrême droite contemporaine peut facilement passer d’un mythe à l’autre ; la rhétorique utilisée par l’entourage de Donald Trump qui exhorte à « reprendre notre pays » combine les deux. Une défense victorieuse pourrait signifier une renaissance nationale. Griffin remarque que « les moments dans l’histoire où un ordre ancien semble condamné à une totale annihilation créent le climat idéal pour le mythe palingénésique432 » > [!accord] Page 135 La palindéfense renferme le même venin fasciste : certains méritent de mourir car ce sont des ennemis de la nation. Deuxièmement, ses germes étaient déjà présents au sein du fascisme classique. Le mythe du judéo-bolchévisme, selon lequel les Juifs complotent pour instaurer un gouvernement mondial communiste, était au cœur du fascisme nazi433. L’islamisation en est l’équivalent contemporain – sans pour autant, nous le verrons, disculper les Juifs434. Enfin – surtout – c’est la palindéfense qui a animé les combattants fascistes au cours du passé européen récent. Pourquoi Breivik a-t-il intitulé son manifeste 2083 ? Car cette date marquera le 400e anniversaire de la bataille de Vienne > [!information] Page 135 Il nous faut donc amender notre définition. En tant qu’ensemble d’idées, le fascisme est un ultranationalisme palingénésique ou palindéfensif (ou une combinaison des deux). En tant que force réelle, il est la mise en œuvre de politiques de ce type dans une conjoncture de crise profonde. Si l’on peut parler de tendances fascistes dans le présent, elles incluent précisément des mouvements dans le champ des idées. Et si le fascisme fossile est un ensemble d’idées, c’est donc qu’il connecte d’une manière ou d’une autre les énergies fossiles à des objectifs palingénésiques ou palindéfensifs. > [!accord] Page 139 La vérité, par définition, est dissimulée, telle est la passion épistémique de toute théorie du complot qui engendre un rapport singulier avec le concept de preuve. L’absence de preuves tangibles d’une conspiration démontre précisément son existence. Ainsi ces théories autosuffisantes sont immunisées contre les démentis, voire renforcées par eux, suivant une logique sans égale dans le domaine de la pensée : ce sont « les seules théories pour lesquelles les preuves qui les démentent sont en fait interprétées en leur faveur445 ». Les croyants s’accrocheront, quelle que soit la quantité de données leur donnant tort qu’on leur présentera. On commence à comprendre pourquoi le négationnisme climatique du capital fossile a fini par rallier leur camp. > [!information] Page 141 Ce glissement vers la droite a été accéléré par un contenu plus spécifique de la pensée complotiste, selon lequel la conspiration est perpétrée par la gauche. C’est autour de l’année 1989, alors que le socialisme réel s’effondrait, que la science sur le réchauffement climatique a mûri. Les théories du complot n’admettent aucune coïncidence : l’Union soviétique et ses alliés disparus, les communistes et autres socialistes, marxistes, ou tout simplement « la gauche », misèrent tout sur le changement climatique pour dominer le monde. > [!information] Page 141 « Au moment même où le marxisme cède la place aux marchés, les “verts” semblent déterminés à repeindre l’économie mondiale en rouge, utilisant les gaz à effet de serre pour stopper l’expansion de l’économie de marché sans entraves », expliquait Forbes en 1989452. Le sommet de Rio s’inscrivait parfaitement dans le schéma : « l’Internationale socialiste, dont l’intention est de continuer à pousser les pays vers le socialisme, est maintenant dirigée par des gens à l’ONU », croyait savoir un observateur des négociations et climato-négationniste de la première heure, « les radicaux sont au pouvoir »453. > [!accord] Page 142 Chaque année d’inaction requiert une action plus révolutionnaire l’année suivante ; laquelle – même hypothétique ou tautologique – renforce la conviction qu’il s’agit d’un complot de la gauche, pousse la droite encore plus à droite et durcit son noyau ; et ainsi de suite454 > [!accord] Page 142 Il faut à présent reconnaître une particularité des théories du complot climatique en ce début de XXIe siècle. La période a eu son lot de conspirations – sur le 11 Septembre, les vaccins, la forme de la Terre, les avions qui disparaissent, etc. – mais aucune d’entre elles n’a atteint le statut de celles liées au climat456. Forbes et le Wall Street Journal n’ont jamais relayé l’idée selon laquelle le Mossad aurait organisé les attentats du World Trade Center. Aucun président, américain ou autre, n’a fait part de ses soupçons quant au meurtre de la princesse Diana ou à la nourriture génétiquement modifiée. Les théories du complot climatique sont uniques par leur omniprésence et leur popularité, par leur résistance aux réfutations répétées de la science, et par leur ancrage dans des fractions de la classe dominante457. Elles placent les tentatives de compréhension du phénomène devant une anomalie. > [!accord] Page 143 Il existe une version marxiste plus élaborée de cette hypothèse, fondée sur cette remarque de [[Fredric Jameson]] : « Le complot, est-on tenté de dire, est la cartographie cognitive du pauvre458. » Mais malgré ses atouts indéniables, ce modèle ne s’applique pas dans le cas de la théorie du gauchisme climatique. Quand, en 2013, Forbes avertit ses lecteurs que la climatologie est le produit bidon de « milliards provenant de subventions gouvernementales et des largesses d’écologistes néomarxistes » réservé aux adeptes « du politiquement correct », c’est la cartographie cognitive de l’homme riche qu’il étale. Pour être plus précis, celle de l’homme blanc et riche (avant Bolsonaro, ces théories avaient peu de prise dans le Sud global) effrayé à l’idée qu’une gouvernance climatique capitaliste puisse tenir ses promesses et ébranler son monde. ^d20918 > [!information] Page 143 Naomi Klein a suggéré que l’AIE climato-négationniste avait très bien compris ce qu’impliqueraient des mesures d’atténuation459. Elles pourraient bien prendre une forme anticapitaliste, de là à y voir la main cachée de la gauche… « Est-ce une coïncidence si la Journée mondiale de la Terre \[célébrée tous les 22 avril depuis 1970 et choisie pour la signature de l’accord de Paris\] tombe le jour de l’anniversaire de Lénine460 ? », demandait une missive du Competitive Enterprise Institute en 2015 ; la réponse allait de soi, il n’y a pas de coïncidence. > [!accord] Page 145 Sondages après sondages, enquêtes après enquêtes, les personnes idéologiquement affiliées à la droite, satisfaites du libre marché et de la propriété privée, ont tendance à remettre en doute l’existence du problème – ou à en sous-estimer la gravité – tandis que celles de gauche s’en inquiètent464. > [!approfondir] Page 145 Et cette polarité s’accroît avec le niveau d’éducation. Plus les personnes de droite sont en capacité d’intégrer la science sur le réchauffement climatique, moins elles se montrent préoccupées par lui. Un homme de droite hautement instruit excelle à filtrer les informations qui « autoriseraient des restrictions sur le commerce et l’industrie », ce qui semble suggérer que les initiatives pédagogiques sont totalement contre-productives. Ils ne veulent pas savoir et savent comment y parvenir > > [!cite] Note > Petite balle à Cyril Dion [ici](https://www.lejdd.fr/Politique/jancovici-cyrulnik-dion-ludosky-17-personnalites-appellent-les-ministres-a-se-former-a-lecologie-4110040) > [!accord] Page 145 L’engagement loyal envers l’ordre dominant a d’autres fondations que la classe. Les riches davantage que les pauvres, mais les hommes davantage que les femmes et les Blancs davantage que les non-Blancs se rallient au pôle négationniste, ce qui trouve une explication naturelle dans le fait qu’ils sont les premiers bénéficiaires du statu quo466. Ces résultats ont été observés à l’échelle mondiale : au début du XXIe siècle (avant Bolsonaro), le négationnisme climatique était rare en Amérique latine ou en Afrique subsaharienne, où on remarquait plutôt une préoccupation croissante pour le réchauffement467, corrélée négativement au PIB. Si la conscience du problème dépendait d’une Mozambicaine moyenne plutôt que d’un lecteur de Forbes, on n’en serait sans doute pas là > [!information] Page 147 Il s’agit d’une théorie conspirationniste des plus classiques, qui tisse des liens laborieux entre des faits mal établis, le tout soutenu par l’idée d’un complot juif – judéo-bolchevique en l’occurrence. C’est un certain William S. Lind, paléo-conservateur et stratège militaire, à la droite de la droite américaine, qui l’a remise au goût du jour au début de ce millénaire, via notamment sa propre émission télévisée hebdomadaire. Dans les années 2010, le marxisme culturel a presque atteint le statut de métathéorie de l’extrême droite, surgissant de tous côtés pour justifier les déclarations les plus grossières. En 2017, un haut conseiller de Trump a rédigé un long mémo sur la façon dont l’[[école de Francfort]] a créé un État profond « redevable à personne » et déterminé à livrer l’Occident non plus au communisme mais à l’Islam472. Le parti arrivé en tête des élections de 2019 aux Pays-Bas en a fait un de ses fondements idéologiques. Son leader Thierry Baudet adhère ouvertement à l’histoire de l’[[école de Francfort]] à laquelle il attribue l’existence de l’Union européenne et l’immigration massive473. Son mentor Paul Cliteur, professeur de droit à Leiden, signataire de CLINTEL et un des principaux intellectuels du parti, a publié en 2018 une anthologie dont la couverture montre un homme blanc forcé de boire une coupe de poison, avec pour titre Marxisme culturel : Un spectre hante l’Europe474. Un fantôme, c’est le cas de le dire. Sa dernière invention ? L’intersectionnalité et les préoccupations écologiques475. > [!approfondir] Page 148 Début 2019, ils se focalisèrent sur [[Greta Thunberg]]. Partout où elle voyageait, deux versions d’un même récit la suivaient, faisant d’elle la marionnette du milliardaire George Soros ou des marxistes. The Spectator l’a dépeinte comme une « mandataire » pour « ceux de gauche qui cherchent à utiliser l’alarmisme climatique pour aller plus loin dans leur guerre contre le capitalisme mondial » ; un commentateur de Fox News l’a qualifiée d’« enfant souffrant de problèmes de santé mentale » instrumentalisée par « la gauche internationale ». Lorsqu’elle tweeta que « la crise climatique ne concerne pas uniquement l’environnement », car « les systèmes d’oppression coloniaux, racistes et patriarcaux l’ont créé et alimenté », un certain James Delingpole vit ses soupçons se confirmer : « la marionnette climatique adolescente est devenue totalement marxiste »479. ^97b327 > [!information] Page 149 Trump a soutenu que le bilan officiel de 3 000 victimes portoricaines de l’ouragan Maria avait été inventé par les Démocrates pour salir son image : le nombre réel se situait entre « 6 et 18 »481. Après l’embrasement de la forêt amazonienne, Jair Bolsonaro a prétendu que Leonardo DiCaprio avait payé des ONG pour y mettre le feu et assombrir l’image du Brésil. Quand on lui demanda des preuves, il reconnut qu’il n’y avait « pas de plan écrit », car « ce n’est pas comme ça que cela fonctionne »482. > [!information] Page 149 Dans le même registre, Bolsonaro et Salles ont l’habitude de qualifier l’environnementalisme brésilien d’« activisme écologique chiite » ou « éco-chiite », comme si l’Islam chiite cherchait à subtiliser à la nation les richesses de l’Amazonie483. > [!information] Page 150 « La propagande fasciste », écrivait [[Theodor W. Adorno|Adorno]] en 1946 après des recherches empiriques sur des démagogues d’extrême droite de l’ouest des États-Unis, « s’attaque à des fantômes plutôt qu’à de réels adversaires, c’est-à-dire qu’elle monte de toutes pièces une imagerie du juif, ou du communiste, puis la met en pièces, sans faire grand cas de la manière dont cette imagerie se rapporte à la réalité ». Il remarquait une « fascinante stéréotypie » chez les agitateurs observés. Dans leurs émissions de radio, leurs prédications dans les rues, leurs tracts, tous répétaient les mêmes clichés et sous-entendus : « L’agitateur, par exemple, dit : “ces forces obscures, vous voyez de qui je veux parler” et l’auditoire comprend sur-le-champ que ses remarques sont dirigées contre les juifs. » Les gens sont mis « soi-disant au parfum, on leur fait des confidences, on les traite comme l’élite qui mérite de connaître les mystères sordides dissimulés à ceux qui ne sont pas des leurs »487. Une expérience potentiellement gratifiante, addictive, qui enferme l’initié dans un « “système fermé” d’illusions » qui tendent à « “se déchaîn\[er\]”, c’est-à-dire se rendent totalement indépendantes de l’interaction avec la réalité »488. ^9abc20 > [!accord] Page 151 Palindéfense, culte des réserves et théories climatiques conspirationnistes sont parmi les idées qui fournissent des énergies mythiques à l’extrême droite dans un monde qui se réchauffe. Le danger du fascisme fossile, c’est que de telles idées viennent à gouverner. Mais il serait réducteur de croire que la rupture avec la réalité qu’elles produisent ne sert que les intérêts du capital fossile primitif. La vérité scandaleuse de l’effondrement climatique remet bien d’autres privilèges en question, à commencer par ceux associés à la blanchité ## Race et carburant > [!information] Page 152 Le 6 septembre 2016, neuf activistes de Black Lives Matter vêtus de combinaisons de plongée s’approchèrent de l’aéroport de Londres-City. Ils embarquèrent sur des canots gonflables, traversèrent la marina qui sépare la banlieue de Newham de l’aéroport et envahirent une piste. Ils érigèrent un tripode, s’y enchaînèrent et déroulèrent une banderole qui disait : « La crise climatique est une crise raciste. » Quelque 9 000 passagers virent leur voyage perturbé. L’aéroport se plaignit du manque à gagner et d’atteinte à sa réputation. La juge reconnut le caractère pacifique de leur action, leur sincérité, et ils échappèrent à la prison. Mais elle leur reprocha une certaine confusion : « Je ne vois pas bien le rapport, objecta-t-elle, avec le mouvement qui a démarré aux États-Unis qui se fait appeler Black Lives Matter et qui, comme je crois le comprendre, proteste contre le traitement de la population noire par la police aux États-Unis. Je ne vois pas quel est le lien avec l’aéroport de Londres-City ou le changement climatique492. » Qu’est-ce que la violence contre les personnes noires avait à voir avec les vols au départ de Londres ? Les activistes avaient pointé du doigt une injustice environnementale locale typique – un aéroport pour les riches situé dans la banlieue multiraciale de Newham – et son extrapolation à l’échelle mondiale : « Sept des dix pays les plus affectés par le changement climatique sont situés en Afrique subsaharienne493 ». > [!accord] Page 153 La carte des causalités en était l’exact miroir. Dans les calculs de Hansen et Sato, le Royaume-Uni et les États-Unis étaient chacun responsables d’un quart des émissions cumulées depuis 1751494. La concentration serait encore plus extrême si les calculs étaient fondés sur les entreprises plutôt que les pays, ou si les effets de la mondialisation étaient pris en compte : au début du XXIe siècle, une grande partie des émission attribuées à la Chine sont dues à la production de biens consommés dans des pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni495. > [!accord] Page 153 Dans [[L’an V de la révolution algérienne]], [[Frantz Fanon]] écrit que la personne colonisée perçoit la vie non comme épanouissement ou développement d’une fécondité essentielle, mais comme lutte permanente contre une mort atmosphérique. Cette mort à bout touchant est matérialisée par la famine endémique, le chômage, la morbidité importante, le complexe d’infériorité et l’absence de portes sur l’avenir498. > [!accord] Page 153 On peut y voir une sorte de prophétie. Ce que [[Frantz Fanon|Fanon]] décrivait dans les années 1950 a resurgi, frappant précisément les mêmes endroits du globe où « le poids et la fatigue cumulés » de « l’appauvrissement des conditions de subsistance, tels l’eau, l’air, la nourriture ou le travail, réduisent la vie à une lutte pour la survie499 ». La menace de mort vient plus que jamais de l’atmosphère, et le fait qu’elle s’abatte d’abord sur ces pays qui ont souffert de la colonisation n’a rien d’un accident ni d’un complot : c’est un phénomène structurel. C’est l’héritage d’une saignée qui dure depuis des siècles. > [!accord] Page 153 Mais l’importance de cette ligne de couleur est aussi grande en ce qu’elle pourrait inspirer une indifférence au problème en tant que tel. Le racisme, c’est accorder moins de valeur à certaines vies, c’est distinguer celles qui valent la peine d’être vécues des autres. Si l’on remonte au début du commerce d’esclaves, une tradition longue de cinq siècles place les vies noires dans la seconde catégorie. Cette tradition ne repose pas nécessairement sur la volonté d’abuser physiquement des corps noirs. Elle peut être entièrement inconsciente, s’exprimer sous couvert d’une rationalité économique prétendument neutre, et alléguer qu’il est simplement moins coûteux d’installer une décharge toxique dans un quartier à majorité noire, ou d’expédier vers le Ghana des produits chimiques extrêmement dangereux provenant des téléphones, des ordinateurs, et autres réfrigérateurs européens, qui ruissellent vers les cours d’eaux et pénètrent la chaîne alimentaire dont dépend la population noire. Le traitement de l’Afrique comme « la poubelle du monde » et des « Noirs comme des déchets » a aussi une longue histoire. Dans [[Le loup et le musulman]], [[Ghassan Hage]] soutient qu’une perception similaire des musulmans s’est propagée au cours des dernières décennies. ^64b70f > [!information] Page 155 En 2014, Andrew Lilico, un économiste bourgeois contributeur au quotidien britannique Telegraph (celui du « Climategate »), prôna l’adaptation climatique aux dépens de mesures d’atténuation. Lorsqu’on lui demanda comment les régions tropicales pourraient bien s’adapter à un réchauffement de 4 °C, il répondit : « en se transformant en terrains vagues où peu de gens vivront. Pourquoi n’est-ce pas une option506 ? » > [!information] Page 155 Les représentants des pays du Sud ont cherché à maintes reprises à mettre les pays capitalistes avancés face à leur cruauté, comme durant la COP15, lorsque le négociateur soudanais, Lumumba Di-Aping, dénonça vigoureusement la proposition des États-Unis et de leurs alliés d’abandonner les engagements contraignants au profit d’engagements volontaires. « On demande à l’Afrique de signer un pacte suicidaire, martela-t-il, un pacte d’incinération, afin de maintenir la dépendance économique \[aux énergies fossiles\] d’une poignée de pays. C’est une solution fondée sur des valeurs qui ont mené en Europe six millions de personnes dans des fours. » Pour les diplomates occidentaux, cette analogie était inadmissible. Le Britannique Ed Miliband la qualifia de « comparaison répugnante », les Suédois d’« absolument abjecte »509. Et naturellement, six ans plus tard, ce pacte a été signé > [!accord] Page 156 De la caricature des Finns au rejet virulent par Trump des « accords climatiques nègres », la plupart des forces que nous avons étudiées ont associé le combat contre le changement climatique aux personnes noires et autres non blanches. « Laissez-les couler » n’est pas une formule creuse, il s’agit bel et bien de la politique en place. Le choix de l’apocalypse – la vraie menace pour le monde est leur présence parmi nous – ne fait que l’aggraver encore plus. Mais l’extrême droite ne pourrait pas avancer ce message si facilement ni voir sa politique anti-climatique se réaliser à une telle échelle si l’un et l’autre ne reposaient pas sur un ensemble plus large de rapports sociaux, ce qu’on appelle communément « racisme ». > [!accord] Page 156 Il s’agit d’une omission dans l’étude du climat aussi bien que dans celle du racisme. Dans White Identity Politics, Ashley Jardina explique comment les Américains blancs utilisent leur blanchité comme une boussole pour établir leurs préférences politiques sur n’importe quel sujet, de l’aide sociale au commerce en passant par la criminalité et le choix électoral. Elle note néanmoins une exception : « Il semble difficile d’imaginer que l’identité blanche prédise l’opinion sur un sujet tel que le changement climatique, qui n’a pas été clairement formulé comme néfaste ou bénéfique pour les Blancs en tant que groupe511. » Qu’une éminente spécialiste de la question raciale puisse passer à côté de ça témoigne des lacunes de la recherche, mais aussi d’une forme de cécité. Si en effet la race est une catégorie centrale du monde moderne en général et de la formation sociale américaine en particulier, et si le réchauffement climatique est la plus grande crise à laquelle l’un comme l’autre ont jamais été confrontés, il serait tout à fait mystérieux qu’ils n’aient rien à voir l’une avec l’autre > [!accord] Page 157 On peut dire que la race est pleinement établie lorsque les individus sont toujours-déjà interpellés en tant que sujets raciaux. Comme le capital, la race est un rapport social qui s’est développé au fil du temps et doit donc être considérée comme une construction historique. En outre, Stephen C. Ferguson II l’a rappelé, « la race détachée du racisme n’a pas de pouvoir causal déterminant512 ». C’est le racisme qui engendre la race, jamais le contraire. Le racisme commence lorsque des personnes transforment d’autres personnes en esclaves et, avant d’en arriver au fouet, il faut dans les termes de [[Frantz Fanon|Fanon]] « les inférioriser de part en part ». Le racisme est « l’explication émotionnelle, affective, quelquefois intellectuelle de cette infériorisation513 ». Autrement dit il apparaît, et engendre des sujets raciaux, lorsqu’« un groupe historique domine, exclut, ou cherche à en éliminer un autre sur la base de différences qu’il considère comme héréditaires et immuables514 ». > [!information] Page 158 Qu’appelle-t-on maintenant la « blanchité » ? Ruth Frankernberg, s’appuyant sur les travaux de [[Stuart Hall]] en a proposé cette définition convaincante : « La blanchité est une position d’avantages structurels dans des sociétés structurées par la domination raciale ». Rien à voir avec une carence en mélanine dans la couche inférieure de l’épiderme, c’est une « position », le lieu de « privilèges »515. Tous les Blancs n’en profitent pas ni n’en bénéficient dans la même mesure, mais elle existe en tant que telle, comme existent en tant que telles les positions subalternes dans les formations sociales racialisées. Chaque sujet racial subordonné – le Noir dans la plantation, le musulman sur le marché du travail – y existe en relation à elle. ^e449b1 > [!approfondir] Page 158 À quels moments dans l’histoire les énergies fossiles se sont-elles imbriquées dans la blanchité, et vice versa516. L’hypothèse ici est que les appareils idéologiques ont besoin de matières premières pour fonctionner. Ils transforment, raffinent et systématisent une idéologie déjà présente à l’état brut à un niveau primaire517. Selon ce point de vue, l’idéologie est profondément matérielle : elle existe certes dans la tête des gens mais surtout dans ce qu’ils font. Les religions fournissent de nombreux exemples, comme lorsqu’un catholique s’agenouille et reçoit la bénédiction, ou lorsqu’un musulman fait le salah et rejoint les croyants par ce rituel même. Ou considérons l’argent, phénomène idéologique par la manière dont on s’en sert. Une personne qui entre dans un magasin avec de l’argent en poche entre également dans la sphère de la circulation des marchandises, où tout peut être échangé contre tout au moyen de l’équivalent universel qu’est l’argent. Que le client en ait conscience ou non, les transactions effectuées à la caisse participent d’une idéologie qui place l’argent comme la mesure de toute chose. > [!accord] Page 159 Car l’idéologie n’est pas seulement matérielle, elle est aussi inconsciente, comme dans l’exemple célèbre d’Althusser (l’homme qui se tourne vers l’officier qui l’interpelle) ou celui du client qui se dirige vers la caisse. L’idéologie raciste a le don de se loger dans l’inconscient, tout particulièrement par le truchement du passé519. Dans l’une de ses réflexions sur le racisme en Grande-Bretagne – ancré dans l’histoire de l’empire – Hall reprend une formule de [[Karl Marx|Marx]] sur la tradition des générations mortes qui pèsent « comme un cauchemar sur le cerveau des vivants ». Les idées du passé, poursuit-il, « laissent des traces de leurs connexions longtemps après que les rapports sociaux auxquels elles se référaient se sont évanouis. Ces traces peuvent être réactivées à une étape ultérieure, même quand les discours se sont différenciés en idéologies cohérentes ou organiques520. » À l’occasion d’une crise par exemple. En temps normal, la blanchité ne dit pas son nom ; elle revêt – pour les Blancs – les apparences de la normalité. Personne ne doit entendre parler ni remarquer le privilège blanc. C’est quand les bénéficiaires n’ont pas besoin d’y penser, qu’ils peuvent poursuivre tout naturellement leurs activités quotidiennes, qu’il fonctionne le mieux521. De même, il peut aller de soi que les énergies fossiles sont bénéfiques à la population sans qu’il soit nécessaire de l’énoncer. > [!approfondir] Page 160 L’indifférence envers la souffrance des non-Blancs n’est qu’une partie de l’histoire : elle apparaît en bout de chaîne, après la distribution des conséquences de la combustion d’énergies fossiles. Le paradigme de la justice environnementale a permis de sensibiliser aux inégalités en aval, mais il reste à interroger les articulations en amont, à la source525. C’est la race, en tant que rapport social avec sa matérialité propre, qui achemine des ressources vers certains groupes plutôt que d’autres – car elle est en dernière instance un rapport entre les humains qui entretiennent un certain rapport avec le reste de la nature. La race n’est ni dans la nature, ni issue d’elle, mais ancrée à la nature, tout comme le capital. Elle est le produit des humains qui évoluent à travers un monde matériel. Si les théories critiques de la race présupposent une distinction entre le naturel et le social, une théorie de l’écologie de la race postule aussi leur interpénétration. Maîtres blancs et esclaves noirs constituaient deux positions à l’intérieur d’un rapport visant à transformer la matière par le travail : tel est le métabolisme qui a fondé et fonde encore la race. Telle la maison du maître sur l’exploitation, la blanchité s’est construite sur la transformation de ressources biophysiques au détriment des autres526. Soit un triangle dont la blanchité est le sommet, la non-blanchité et la nature forment la base sur laquelle il repose > [!accord] Page 160 L’un des premiers à l’avoir remarqué est [[Frantz Fanon|Fanon]] : « le racisme obéit à une logique sans faille. Un pays qui vit, tire sa substance de l’exploitation de peuples différents, infériorise ces peuples. Le racisme appliqué à ces peuples est normal527 ». Dans [[Peau noire, masques blancs]], il note que les corps noirs sont associés aux animaux, comme s’ils appartenaient au monde biologique qu’il faut maîtriser et exploiter. L’homme blanc se considère comme leur propriétaire. Dans Les Damnés de la Terre, on peut lire : La nature hostile, rétive, foncièrement rebelle est effectivement représentée aux colonies par la brousse, les moustiques, les indigènes et les fièvres. La colonisation est réussie quand toute cette nature indocile est enfin matée. Chemins de fer à travers la brousse, assèchement des marais, inexistence politique et économique de l’indigénat sont en réalité une seule et même chose528. ^381171 > [!approfondir] Page 161 On pourrait dire, pour commencer, que les énergies fossiles marquent l’apogée de la domination de la nature et ipso facto, au vu de l’histoire des cinq derniers siècles, de celle des peuples non blancs. Plus concrètement, Naomi Klein et d’autres affirment que l’extraction des combustibles fossiles requiert des « zones franches », lesquelles sont généralement habitées par des non-Blancs (les Amérindiens, les Ogoni dans le delta du Niger, les Arabes en Irak, etc.). L’accaparement et l’empoisonnement de leurs terres n’est admissible que si leur valeur humaine est diminuée530. Dès lors, le forage en lui-même soutient le racisme : appelons cela le racisme pionnier. On peut le décrire comme suit : l’appropriation d’une marchandise ou d’une ressource convoitées dans telle partie du globe nécessitera l’« infériorisation » des populations qui y vivent. Le racisme pionnier dépasse les seules énergies fossiles, l’exploitation de la forêt amazonienne brésilienne en est un cas emblématique > [!information] Page 161 « Désert vert », l’Amazonie a longtemps été considérée comme ne faisant pas vraiment partie du Brésil, un endroit sous-développé et habité par une nature primitive et quelques créatures humanoïdes insaisissables. Jusqu’en 1988, tous les textes de la Constitution qualifiaient les peuples indigènes de « sauvages »531. > [!accord] Page 162 Le racisme pionnier n’est pas une singularité brésilienne ; il est partie intégrante du capitalisme mondialisé. Mais il ne peut se comprendre en dehors des particularités d’une formation sociale donnée. L’articulation de la race, de l’énergie et de la nature n’est pas la même en Hongrie et en Espagne, et le racisme pionnier est toujours attaché à un contexte géographique et historique particulier. Le charbon provient d’abord du cœur des nations blanches. Lorsque la combustion à grande échelle d’énergies fossiles s’est répandue au XIXe siècle, il était extrait du Yorkshire et du Lancashire, où nulle population n’était réduite au rang de sauvages. Si comme nous le pensons le racisme et les énergies fossiles ont fusionné à cette époque, c’est que d’autres processus étaient à l’œuvre. L’extraction n’est pas nécessairement le seul ni le meilleur support de l’idéologie ici. Le charbon, comme le pétrole et le gaz, n’acquiert toute sa valeur qu’avec la combustion. Transformé en carburant, par exemple pour propulser les bateaux à vapeur de l’Empire britannique, son pouvoir d’interpellation s’est considérablement élargi > [!information] Page 163 Leur commandant, Charles Napier, se trouvait à bord du Gorgon, un navire équipé d’un moteur de 350 chevaux, pouvant contenir 380 tonnes de charbon, 1 600 soldats et six canons. « Le premier vrai navire à vapeur de guerre538 » était propulsé par le charbon. Beyrouth fut bombardé en septembre 1840 et la majorité de la ville fut détruite. Napier poursuivit les troupes égyptiennes vers le sud, informant Londres que « la vapeur nous donne une supériorité, nous devons continuer à avancer539 ». > [!information] Page 163 Leurs moteurs permirent aux navires de la flotte de se déplacer continûment, évitant le feu ennemi, et de bombarder massivement la ville, notamment son entrepôt de poudre qui sauta dans une explosion spectaculaire, mettant un terme au combat. Lorsque les soldats britanniques entrèrent dans la ville, tout était dévasté : « Des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, noircis par l’explosion du magasin \[de poudre\], et mutilés, de la plus horrible manière, par le coup de canon, gisaient partout, à moitié enterrés dans les ruines des maisons et des fortifications : des femmes cherchaient les corps de leurs maris, les enfants ceux de leurs pères541. » De son côté, Napier n’eut à déplorer aucune perte ni aucun dégât majeur. Les réserves de charbon en revanche étaient presque vides542. > [!approfondir] Page 164 Cette bataille mit brutalement fin à la guerre. Méhémet Ali capitula complètement : son empire et son industrie de coton s’effondrèrent. En 1841, ce succès fut répété lors de la première guerre de l’opium pendant laquelle un nouvel escadron de bateaux à vapeur ouvrit la voie vers la Chine au commerce anglais. À la suite de ces tours de force, The Observer publia un éloge de la vapeur : Dans les eaux chinoises aussi bien que sur la côte syrienne, son déploiement a produit des résultats qui ont stupéfié l’humanité ; à l’extrémité occidentale de l’Asie comme à son extrémité orientale – en Chine et en Palestine – elle a mis fin à des guerres qui, dans les circonstances antérieures, auraient pu être prolongées à l’infini. Mais ces exploits, aussi grands et importants soient-ils, semblent sans commune mesure avec ceux que rend possibles cette énergie extraordinaire. Aujourd’hui, la vapeur réalise presque l’idée d’une omnipotence et d’une omniprésence militaires ; elle est partout, et rien de lui résiste543. > [!information] Page 164 Mais le moteur à vapeur rotatif capable de propulser des engins tels que des bateaux nécessitait plus que le charbon des mines britanniques. Composé de parties métalliques en friction permanente les unes contre les autres, il devait être graissé régulièrement544. Où donc les propriétaires britanniques d’engins à vapeur s’approvisionnaient-ils en huile ? Dans le delta du Niger. Le lubrifiant le plus utilisé par l’industrie britannique à cette époque était de loin l’huile de palme, importée presque exclusivement d’Afrique de l’Ouest, majoritairement des rives du fleuve Niger où les noix des palmiers étaient transformées en huile à l’issue d’un travail pénible exécuté par des femmes. Les graisses animales n’étaient ni suffisantes ni appropriées, tandis que l’huile de palme convenait parfaitement aux moteurs mais aussi aux wagons, rouets et autres engins. Sans cette huile, les machines auraient été littéralement à l’arrêt545. > [!accord] Page 165 La route commerciale entre l’Égypte et la Grande-Bretagne fut l’une des premières à passer à la vapeur. Des navires chargés de coton brut quittaient Alexandrie pour les ports anglais, entraînant au passage la plus importante désindustrialisation du XIXe siècle549. Le destin des populations du Nil et du Niger n’est que trop représentatif. À travers les sept mers, les périphéries de l’économie capitaliste étaient réduites à la position de fournisseurs de matières premières pour son centre. Cette division du travail était en formation depuis quelque temps mais le XIXe siècle fut « une période de divergence exceptionnellement rapide entre le centre et la périphérie, et cette divergence fut la plus dramatique entre 1820 et 1870 », observe Jeffrey G. Williamson. Il ajoute en passant que les habitants de ces périphéries n’étaient pas vraiment ravis de se soumettre au commerce impérial, mais que « le muscle naval des dirigeants industriels les fit obtempérer550 ». Des muscles animés par un carburant fossile qui eut des effets remarquables sur l’histoire de la blanchité. > [!information] Page 166 XIXe siècle, la supériorité des Blancs se fonda sur de nouvelles bases. Dans Machines as the Measure of Men, l’historien Michael Adas raconte ce basculement vers un autre indicateur de la valeur humaine : ceux qui maîtrisent la nature se tiennent au-dessus de ceux qui ne la maîtrisent pas. Les Africains vivaient dans des huttes au milieu d’animaux sauvages, à la merci d’une nature incontrôlée et inexploitée alors que les Européens avaient déchiffré ses secrets et utilisaient son énergie pour leurs machines. Ils bénéficiaient donc d’un mandat qui n’était plus tant divin que technologique pour gouverner ces peuples et consolider leur position. C’est alors, nous dit Adas, qu’après plusieurs siècles de fluctuations, la catégorie de race se stabilisa. Les Blancs industrieux coiffaient la pyramide, tandis que le Moyen-Orient et la Chine, auparavant tenus en estime pour leurs arts et monuments de civilisation, comptaient désormais aux côtés des Africains parmi les inférieurs > [!accord] Page 166 Après les guerres des années 1840, ils avaient dû eux aussi se prosterner devant la machine. Au tournant du siècle, un consensus intellectuel presque total – ruisselant vers les classes populaires à travers les récits de voyages, les romans d’aventures et les journaux – interprétait la domination européenne comme la manifestation d’un trait racial, une excellence sans égale552. La blanchité, et toutes les catégories définies négativement par rapport à elle, se fixèrent durant ce siècle de violence spécifique du centre vers les périphéries. Le racisme moderne est aussi un techno-racisme. En son cœur, se trouvaient les bateaux, chemins de fer et autres engins à vapeur de l’Europe blanche. Les voyageurs montaient à leur bord en processions triomphales et racontèrent leur stupeur en découvrant les colonies > [!information] Page 167 En métropole, des intellectuels généralisèrent ces observations en théorie systématique des races. On en trouve un échantillon dans deux communications prononcées devant la Société ethnologique de Londres en 1866. Dans « Aptitudes of Races », le révérend et savant Frederic Farrar, ami de Charles Darwin, distinguait trois types de races : celle du « sauvage irrécupérable », la race « semi-civilisée » et les « races civilisées ». La première regroupait la majorité de l’humanité qui n’avait jamais fait la moindre découverte ni jamais rien inventé. Elle était vouée à disparaître pour ne laisser derrière elle que des « restes organiques ». Venaient ensuite les Chinois qui avaient inventé certaines choses avant de stagner puis de décliner, développant une « tendance à l’obésité physique et à l’apathie mentale ». Au sommet se tenaient « les Aryens », auxquels appartenaient « le moteur à vapeur, l’imprimerie, le navire, le phare, le télégraphe électrique » et, plus généralement, « les destinées du futur »554. > [!information] Page 168 John Turnbull Thomson était un ingénieur ordinaire, explorateur et commissaire de l’administration impériale en Asie, devenu arpenteur général de Nouvelle-Zélande en 1856. 20 ans plus tard, il se remémorait « l’état sauvage » de l’île à son arrivée et concluait : Qu’est-ce qui a rendu l’homme blanc – et plus distinctement l’Anglo-Saxon – de race teutonique si omniprésent, avancé et agressif \[…\] ? C’est son humanité et sa science, combinées à la vapeur. Et qu’est-ce qui produit la vapeur pour lui ? C’est le charbon. Qu’a donc le charbon à voir avec la race ? À notre connaissance, tout556. > [!information] Page 169 Emerson exprima ailleurs le même espoir dans une véritable ode au charbon : On pourrait parler de diamants noirs. Chaque panier incarne le pouvoir et la civilisation. Car le charbon est un climat portatif. Il apporte la chaleur des tropiques vers le Labrador et le cercle polaire \[…\]. Watt et Stephenson \[l’inventeur du chemin de fer\] chuchotèrent ce secret à l’oreille de l’humanité, qu’une demi-once de charbon peut tracter deux tonnes par mille, et le charbon transporte le charbon, par voie ferrée et par bateau, pour rendre le Canada aussi chaud que Calcutta560. Personne n’a fait plus qu’Emerson pour blanchir les États-Unis. « Il parlait au nom d’une classe dirigeante américaine de plus en plus riche et puissante. » Ses idées « circulaient comme l’orthodoxie américaine », techno-racisme inclus561. Des périodiques s’en faisaient l’écho, comme The Popular Science Monthly qui publia en 1876 un article sur « L’apothéose de la vapeur », l’énergie qui avait soudainement remis la Terre entre les mains de « la race euraryenne »562. > [!approfondir] Page 170 Le techno-racisme a survécu au tournant du siècle, mais il avait aussi ses adversaires. En 1940, W. E. B. Du Bois imagina un dialogue entre un homme blanc et un homme noir, une sorte de résumé des conceptions populaires de la race. Le premier présentait la vapeur, les usines, les mines et toute la richesse qui en découlaient comme des preuves de la supériorité blanche. L’homme noir de Du Bois reconnaissait que l’homme blanc avait en effet créé ces choses. Mais cela ne suscitait chez lui « aucune envie ; seulement des regrets ». Tout cela avait engendré un « gigantesque monstre de Frankenstein » qui n’offrait aux hommes ni répit, ni loisir, ni aucune « communauté de sentiment », tolérance, ou empathie. « Ah, la belle industrie impériale blanche ! \[…\] C’est une Bête ! Ses créateurs eux-mêmes ne la comprennent pas, ils ne peuvent pas la maîtriser ni la guider563. » > [!information] Page 171 Pour sauver le climat, il faut arrêter de conduire des voitures : c’est le signal qui a été largement reçu, non sans raison. Cette crise met en cause l’automobile individuelle dont les effets cumulés sont désastreux. Aucun autre secteur que le transport n’a vu ses émissions s’accroître plus vite au cours des cinquante dernières années. À lui seul, le transport routier représentait en 2010 plus de la moitié de tout le pétrole consommé, bien que sa contribution reste très inégalement répartie : à peine 10 % de l’humanité était responsable de 80 % des kilomètres parcourus, tandis qu’« une grande partie de la population mondiale ne voyage quasiment pas564 ». Et aucun pays n’est plus attaché aux moteurs et aux pots d’échappement que les États-Unis. > [!information] Page 172 La voiture est entrée dans la vie quotidienne américaine autour de la Première Guerre mondiale. En 1909, il y avait 3,5 véhicules pour 1 000 habitants, et 219 en 1929568. Jusqu’à l’entre-deux-guerres, les citadins se déplaçaient à pied, à vélo et en transports publics – tramway ou trolleybus – dont les lignes furent démantelées à la demande des fabricants automobiles. Cette transition était bien sûr fondée sur l’abondance de pétrole. Mais elle ne concerna pas tous les Américains : certains fabricants stipulèrent alors fermement que leurs automobiles ne devaient en aucun cas être vendues à des Noirs, quand bien même ils avaient les moyens d’en acheter une > [!information] Page 172 On pouvait ainsi lire dans un journal spécialisé des années 1920 que « les illettrés, les immigrés, les Nègres et les autres catégories » restaient en dehors du marché569. Une photographie emblématique de la Grande Dépression, signée Margaret Bourke-White, illustre cette « couleur » de la voiture : on y voit des Noirs faire la queue au pied d’un panneau publicitaire montrant un homme au volant de sa voiture, avec femme, enfants et chien à l’arrière, tout souriant, et blancs. Le texte dit : « Les meilleures conditions de vie au monde », « Rien ne vaut le modèle américain » > [!information] Page 173 Sarah Frohardt-Lane a étudié les répercussions à Detroit, où la pression matérielle due à la guerre fut vivement ressentie. 500 000 immigrés noirs affluèrent vers les usines converties. Comme les autres habitants – Detroit se situant au nord, il n’y avait pas de lois ségrégationnistes – les Africains-Américains dépendaient des transports publics pour se rendre au travail. Les tramways et les bus se remplirent de passagers noirs, et de passagers blancs qui ne pouvaient plus utiliser leurs voitures. Les transports publics mirent côte à côte les Blancs et les Noirs comme jamais auparavant, dans les rames bondées comme sur les quais et devant les arrêts de bus. Les personnes noires – notamment des femmes – furent employées comme opérateurs et comme chauffeurs. Le visage des transports changea, ce qui déplut à de nombreux Blancs571. > [!information] Page 173 Un chauffeur noir entendait régulièrement : « Je ne voyage pas avec des nègres572 ». Ces troubles culminèrent dans les « émeutes raciales » de juin 1943, deux journées meurtrières où des groupes de Blancs prirent d’assaut des tramways, traînant les passagers noirs dehors pour les frapper ou les poignarder, et firent feu depuis leur voiture sur ceux qui attendaient aux arrêts573. À la suite de ces émeutes, on lança une enquête publique pour comprendre ce qui s’était passé. Les Blancs se plaignaient d’une invasion de la ville et plus particulièrement des transports publics par les Noirs. Le procureur général recommandait de ne plus laisser aucun Noir venir s’installer à Detroit. Une femme blanche de 59 ans écrivit au maire pour se plaindre qu’il y avait désormais « une femme ou un homme de couleur sur chaque siège ». « On préfère rester debout que s’asseoir à côté d’eux. \[…\] Les gens qui ont leur propre voiture n’ont pas à subir ce genre de chose574 ». Une autre ajoutait qu’il n’était plus possible d’éviter les gens de couleur sauf à se rendre dans les zones de loisirs situées en dehors de la ville, mais que malheureusement « il faut de l’essence pour y aller575 ». > [!information] Page 174 En 1947, le Congrès autorisa la construction d’environ 60 000 kilomètres d’autoroutes, puis le Federal Aid Highway Act de 1956 engagea le plus grand projet routier de l’histoire humaine : des milliers de kilomètres de routes pour automobiles afin de relier les États entre eux, et les villes à leurs agglomérations en pleine expansion. Cette « machine autoroutière » – l’asphalte combiné à la voiture – a rendu possible la ségrégation raciale dans les villes578. Les routes nouvelles ont permis aux Blancs d’aller se réfugier dans des banlieues exclusivement blanches. Ils pouvaient dans leurs voitures longer les ghettos noirs, lacérés et isolés par l’imposante infrastructure routière, sans côtoyer leurs habitants. La banlieue est devenue le site principal de la blanchité américaine, où l’on pouvait jouir des « meilleures conditions de vie au monde » à distance de la misère et de la criminalité. Les Blancs allaient à l’école, se mariaient et consommaient entre eux, loin des Noirs relégués sur des territoires à l’abandon. Le maillage matériel de la ségrégation a rendu la race réelle. > [!information] Page 175 Convertir une telle ville à d’autres modes de transport semble aujourd’hui extrêmement difficile. Il existe un réseau de transports publics créé dans les années 1960 dans le sillage des droits civiques, alors que les Blancs désertaient le centre-ville. Les banlieues blanches ont toujours résisté à l’extension de ces lignes, invoquant leurs craintes que des Noirs ne viennent en bus voler des télévisions et diminuer la valeur des propriétés582. Les habitants du nord-est du comté de Gwinett ont voté massivement contre leur connexion au réseau en 1971, puis de nouveau en 1990. À la place de nouvelles routes ont été construites. > [!information] Page 176 En se fondant sur le cas d’Atlanta, Jason Henderson a proposé le terme d’« automobilité sécessionniste » pour désigner le processus qui consiste à faire sécession avec la ville et les autres au moyen de la voiture583. Elle conduit à se séparer physiquement de la menace étrangère tout en maintenant les liens nécessaires avec la ville. La voiture est réputée pouvoir amener rapidement les gens d’un point A à un point B, mais elle permet aussi de garder des gens X éloignés de gens Y, fonctionnant aussi bien comme un pont que comme un mur > > [!cite] Note > Important > [!information] Page 176 Il y a ceux qui habitent des lieux privilégiés, se déplacent à leur guise, franchissent sans encombre les frontières et ceux qui restent coincés, bloqués, confinés à l’intérieur. L’histoire raciale américaine est une longue histoire de mobilités différentielles : depuis les Blancs qui ont traversé les océans pour enchaîner les Noirs sur des plantations, aux lois Jim Crow ségréguant les « Nègres », et à l’incarcération de masse des Africains-Américains586. La « machine autoroutière » reproduit un schéma où « ceux qui ne possèdent pas deviennent ceux qui ne se déplacent pas, contraints de rester à l’intérieur d’une cage bondée qui contraste avec la liberté toute proche des grandes autoroutes et des aéroports587 ». Et la mobilité de première classe tourne à la même énergie que la machine à vapeur qui permit à l’Empire britannique de pénétrer à l’intérieur des continents noirs. > [!information] Page 177 XXIe siècle, le SUV est devenu le véhicule favori de l’automobilité sécessionniste, avec des effets cumulés désastreux. Après la production d’électricité, la flottille de SUV représente à elle seule le principal facteur d’augmentation des émissions mondiales de CO2 entre 2010 et 2019589. > [!information] Page 177 Bien sûr, tous les propriétaires de SUV ou de voitures en général ne sont pas blancs. Avant la crise économique de 2008, 76 % des ménages africains-américains possédaient au moins une voiture. Le chiffre s’élève à 93 % dans les ménages blancs. Les Noirs ont environ 3,5 fois plus de chances de ne pas avoir accès à la voiture, et sont presque 6 fois plus susceptibles de prendre les transports en commun. Dans les zones urbaines, 54 % des passagers des bus et métro sont noirs ou latinos590 – pour certains, c’est comme s’il y avait une personne de couleur sur chaque siège. > [!accord] Page 178 Toute transition implique donc la mise au garage d’une grande partie du parc automobile. Or l’utilisation de la voiture y est inégale593. Les immigrés et leurs descendants ont tendance à se rassembler à l’intérieur des villes, et sont bien moins souvent propriétaires d’une voiture594. Les villes ont développé des schémas d’hyper-ségrégation : les Blancs aux revenus élevés « choisissent de vivre avec ceux qui appartiennent à la même catégorie », tandis que « les personnes originaires de régions non européennes et de pays musulmans sont surreprésentées dans les quartiers modestes, sans changement notable durant leur période de résidence »595. Leur origine semble ici sceller leur emplacement géographique. Les lignes de couleur traversent les villes suédoises telles des lois de Jim Crow invisibles. > [!information] Page 178 Prenons l’exemple de Malmö, une ville postindustrielle compacte, probablement la plus stigmatisée d’Europe du Nord, sujette à un flot continu de rumeurs sur une prise de pouvoir des musulmans et une criminalité apocalyptique. En 2001, ces microprocessus d’hyper-ségrégation ont été révélés au grand jour par des enquêtes journalistiques. Un représentant de l’office municipal de logement y racontait l’expérience d’allouer des appartements à des immigrés dans « bon, appelons-les zones “blanches” – ça ne fonctionne pas du tout. Et ce à cause des “Blancs” qui y vivent. Si une personne d’Iran ou d’Irak à la peau mate emménage avec beaucoup d’enfants, ils seront persécutés. » L’office avait donc appris à concentrer les non-Blancs dans des zones séparées596. > [!information] Page 178 Le second rapportait les réactions au relogement de deux familles issues du quartier le plus pauvre de la ville dans l’un des plus riches : 36 des 48 foyers voisins directs du logement en question signèrent une pétition contre cette « expérience ». Un couple particulièrement impliqué expliquait que le quartier est le seul endroit où se réfugier « si on veut éviter les Arabes aux coins des rues » et que si le relogement n’était pas annulé, ils déménageraient vers ces lointaines banlieues ultra-riches, où nombre de leurs semblables ont fait sécession au tournant du millénaire, votant non pas tant avec leurs pieds qu’avec les roues de leur voiture597. > [!information] Page 179 Les Finns veulent eux aussi rendre l’essence moins chère et considèrent que conduire est un droit national601. Pour Roger Helmer, de l’UKIP, « conduire une voiture reste le moyen le plus amusant d’être assis602 ». Vox défend « la liberté d’utiliser des moyens de transport privés ». Aussitôt installée au pouvoir à Madrid, la coalition qu’il a formée avec les conservateurs a supprimé une vaste zone urbaine à faibles émissions où le trafic automobile était limité – une première en Europe603. > [!approfondir] Page 180 En Allemagne, dans le cadre de son offensive anti-climat, l’AFD a produit un documentaire d’une heure intitulé « L’illusion écologique qui tue le Diesel604 ». Déplorant l’interdiction récente des voitures Diesel dans plusieurs villes, le film défend l’automobilité comme mode de transport irremplaçable pour assurer une « vie autodéterminée » et pour que les Allemands puissent s’épanouir dans leur Heimat – leur terre natale. Encore une interpellation raciale > [!approfondir] Page 180 Les idéologies racistes se construisent et se reproduisent à travers de tels actes de violence, tout en omettant ou en fantasmant certaines parties du récit. La machine à vapeur, par exemple, a donné un avantage significatif à ses propriétaires, mais aucun peuple indigène ne s’est éteint par stupeur à la simple vue d’un moteur. La perception de la vapeur comme l’incarnation de l’ingéniosité et de la supériorité anglaise, européenne ou blanche n’a pu se former qu’à travers l’omission de certaines réalités : on l’a vu, les moteurs ne pouvaient tourner sans l’huile de palme obtenue par le travail des femmes nigériennes. Concrètement, les exploits qui font la fierté des « races civilisées » n’auraient jamais pu être accomplis sans les matières premières, les marchés d’outre-mer et l’esclavage africain606. La technomasse européenne est le produit de ressources biophysiques transférées d’un endroit vers un autre, mais elle a été fétichisée comme un ensemble d’objets aux pouvoirs magiques inhérents – dont l’automobile est un cas exemplaire, saturé d’idéologie607. De cette réification primaire, il n’y avait pas si loin vers cette interpellation techno-raciste : l’idée que la vapeur représentait le pouvoir de la race blanche qui la possédait. Le danger du fascisme fossile est celui d’une réactivation de ces articulations anciennes de la race et de l’énergie. > [!information] Page 181 Dans L’Islam dans les médias, Edward Said explique que 1973 constitue un moment charnière de l’islamophobie moderne. Avant la crise pétrolière, « “l’Islam” en tant que tel était quasiment absent de la culture et des médias » occidentaux. Mais désormais, « nous \[les Occidentaux\] ne pouvions plus utiliser nos voitures à notre guise ; le pétrole coûtait bien plus cher ; notre confort et nos habitudes étaient en danger ». Le spectre d’une domination musulmane rampante s’installa : « Le monde musulman parut sur le point de répéter ses conquêtes passées, l’Occident tout entier sembla ébranler »608 – c’était Poitiers à la station-service > [!information] Page 182 Mais les voitures n’ont pas toujours été conduites par des Blancs. En 2016, les États-Unis surpassaient tout le monde avec 20 % des véhicules motorisés enregistrés, la Chine arrivait deuxième avec 15 % (le chiffre inclut les camions et les bus)609. Aux États-Unis, les Noirs ont développé leur propre culture de la voiture dans le dernier quart du XXe siècle610. On peut remonter encore plus loin. « Du charbon ! Du charbon ! Du charbon ! C’est la seule chose dont j’ai besoin », s’exclamait Méhémet Ali après la guerre de 1840611. Au moment de l’écriture de ce livre, la plus grosse centrale à charbon du Moyen-Orient et probablement du continent africain est en construction dans l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi (avec l’aide d’entreprises d’ingénierie chinoises). Sa capacité sera plus grande que celle de Bełchatów en Pologne (considérée comme le plus gros pollueur d’Europe), et son charbon sera importé, principalement d’Afrique du Sud612. > [!accord] Page 182 Au Nigeria, 1960 fut l’année de l’indépendance officielle de l’Empire britannique mais aussi celle de la découverte de pétrole. Au même moment [[Frantz Fanon|Fanon]] achevait Les Damnés de la Terre. En conclusion, il lançait cet appel à ses « camarades » du tiers-monde : L’Europe a acquis une telle vitesse, folle et désordonnée, qu’elle échappe aujourd’hui à tout conducteur, à toute raison et qu’elle va dans un vertige effroyable vers des abîmes dont il vaut mieux le plus rapidement s’éloigner. \[…\] Décidons de ne pas imiter l’Europe et bandons nos muscles et nos cerveaux dans une direction nouvelle \[…\]. L’humanité attend autre chose de nous que cette imitation caricaturale et dans l’ensemble obscène613. > [!accord] Page 183 Le mexicain Bolívar Echeverría a étudié la question à travers le prisme de la réception latino-américaine des travaux de l’[[école de Francfort]]. Il esquisse une écologie de la blanchité : accident de l’histoire, la blanchité est selon lui fondée sur la diffusion violente des technologies de domination de la nature. Parce que leurs premiers propriétaires se trouvaient être blancs de peau, elle est devenue le badge de la modernité capitaliste. Être moderne c’est être blanc, sinon le devenir socialement. Quand la mer est calme, on peut inviter quelques étrangers à bord. Mais si une crise se produit, la blanchité peut à nouveau devenir exclusive et se réaffirmer par un critère strictement racial. Pour Echeverría le fascisme allemand est un cas d’école615. > > [!cite] Note > Important ^6c5d2b > [!bibliographie] Page 307 Bolívar Echeverría, Modernity and « Whiteness » (Cambridge : Polity, 2019 \[2010\]), p. 40-51. > [!accord] Page 183 Les femmes ont longtemps été associées à la nature et à l’animalité mais, comme le montre Carolyn Merchant dans son ouvrage fondamental The Death of Nature, les mécanismes de cette association ont changé avec le développement industriel de la Grande-Bretagne, devenue la première économie fossile. Avant cela, la nature organique était respectée et même considérée comme inviolable, telle une mère nourricière. Lorsque l’extraction s’est intensifiée, il a fallu se délester de ce type d’inhibitions et un nouvel idéal de soumission de la nature s’est formé, imprégné de métaphores sexuelles. > [!approfondir] Page 184 Pour Francis Bacon, la méthode scientifique devait permettre de révéler « les secrets toujours enfouis dans le giron de la terre », car « la vérité de la nature réside cachée dans certaines caves et mines profondes ». Extraire du charbon fut catégorisé comme une activité masculine, la pénétration d’un corps féminin résistant, la nature étant moins une madone qu’une « prostituée » pour Bacon qui encourageait les Anglais à « mettre la main sur elle \[et\] à la capturer »616. Depuis lors, l’extraction fossile est souvent associée à une masculinité musclée, à l’instar de la combustion : « Le pouvoir explosif de leur combustion pourrait sommairement équivaloir à la virilité », note Cara Dagget617. Les voitures et les hommes vont de pair depuis longtemps618. > [!accord] Page 184 Nous avons vu Pascal Bruckner frémir à l’idée que les hommes puissent expirer plus de dioxyde de carbone que les femmes. Des études scientifiques montrent en effet que dans les pays capitalistes avancés, les hommes conduisent davantage, mangent plus de viande et travaillent dans les industries les plus sales – acier, pétrole, construction, automobile –, bien qu’une partie de ces activités fournissent des bénéfices matériels aux femmes de leur foyer619. Le patriarcat joue son rôle dans le problème. Conformément à sa logique de justification du système, le climato-négationnisme est majoritairement masculin620. La politique anti-climatique de l’extrême droite apparaît ici comme la partie émergée d’une structure profonde. Elle représente une version brutalisée de « la masculinité industrielle » – ou, dans les termes de Daggett, une « hypermasculinité » voire une « petromasculinité »621. Si la virilité des voitures et des gros steaks saignants est remise en question, on peut imaginer en réaction une réaffirmation belliqueuse de celle-ci. > [!information] Page 185 Daggett prend l’exemple du « coal rolling », une pratique qui s’est développée pendant le second mandat d’Obama et qui consiste à modifier un pick-up Diesel pour injecter plus de carburant dans le moteur et créer ainsi un énorme nuage de fumée noire à la sortie des pots d’échappement. Celui qui se livre au coal rolling peut alors polluer l’air autour d’une cible choisie (cycliste, conducteurs de voitures hybrides ou électriques notamment) : « C’est ma façon de leur faire un doigt. Tu veux de l’air propre et une empreinte carbone minime ? Eh bien va te faire foutre », témoigne un adepte dans le Wisconsin622. Au printemps 2019, une vidéo intitulée « Compilation de Coal Rolling sur des manifestants : Black Lives Matter, Trump haters, écolos » a engrangé 4 millions de vues sur YouTube. Des mecs au volant de pick-up s’amusant à rejeter de la fumée noire sur des Africains-Américains, des féministes et des écologistes : une haine intersectionnelle déversée au moyen d’une combustion surérogatoire. > > [!cite] Note > Important, race pollution et voitures > [!approfondir] Page 185 China Miéville a parlé de « sadisme social » pour décrire ce trait bourgeois qui consiste à se délecter du malheur des pauvres et à leur rire au nez – une « cruauté délibérée, engagée, publique ou du moins semi-publique ». Nous sommes ici face à une sorte de sadisme écologique qui tire du plaisir dans la spoliation de la nature, où la consommation quotidienne d’énergies fossiles assoit une domination cruelle sur le corps de la planète. En 2008, George Bush quittait son dernier sommet du G8 en adressant, tout sourire, « un au revoir du plus grand pollueur de monde623 ». Des figures de la droite américaine chantent « drill baby drill ! » et incitent leurs supporters à « violer la planète – c’est la vôtre. C’est notre mission : forer, extraire, déshabiller »624. En plein été caniculaire 2019, Bolsonaro déclarait que la forêt amazonienne est « comme une vierge convoitée par les pervers extérieurs », avant d’ajouter aussitôt : « Elle est nôtre ! »625 Affirmée de cette manière, la destruction semble avoir une valeur intrinsèque, au-delà de la valeur d’échange qu’elle génère. Un tel sadisme ne va pas sans renouer avec les racines du fascisme ## Pour l'amour des machines > [!information] Page 186 Le fascisme est peut-être la seule idéologie de l’histoire moderne à laquelle on peut attribuer avec précision une date et un lieu de naissance. Le 23 mars 1919, une centaine de personnes se rassemblèrent dans le salon de l’Alliance industrielle et commerciale à Milan pour assister à la fondation des Faisceaux de combat par Mussolini et « déclarer la guerre au socialisme626 ». « Le commandant est arrivé. Comment pourrait-on encore douter de notre victoire ? », écrivit un des hommes présents ce jour-là, le poète et propagandiste Filippo Tommaso Marinetti. Combattant enthousiaste de la première heure, ses écrits mettent en lumière la symbiose entre le fascisme et les énergies fossiles. Dix ans avant la création des Faisceaux, Marinetti rédigeait son célèbre Manifeste du futurisme qui, comme disait [[Walter Benjamin]], « a pour mérite la clarté627 ». > [!information] Page 186 Dans l’utopie de Marinetti, l’étreinte entre l’homme et la machine sera si complète qu’ils fusionneront en un même corps. Une race post-humaine émergera, une espèce mécanique immortelle, de laquelle toute inclination à la bonté et à l’affection aura été abolie. « L’énergie humaine centuplée par la vitesse dominera le Temps et l’Espace » et quiconque se mettra en travers subira ses foudres : « Il faut persécuter, frustrer, torturer de toutes les façons ceux qui pèchent contre la vitesse630 ». > > [!cite] Note > Alors que la vitesse va de paire avec l'exploitation des corps et des âmes > [!information] Page 187 La nature n’était pas la seule chose que Marinetti n’aimait pas. Il méprisait ouvertement le communisme, le féminisme et les femmes, horrifié par ces Italiennes qui quittaient le foyer pour aller travailler dans l’espace public. La femme est une créature liée à la nature, « dont la voix, lourde de destin, et la chevelure rêveuse se prolongent et se poursuivent dans les feuillages des forêts », entravant « la marche de l’homme »631. > > [!cite] Note > Incel > [!information] Page 188 Véritable fétiche pour Marinetti, la machine prenait place sur l’autel d’une divinité supérieure : la nation ou son synonyme – la race. La race italienne en l’occurrence, douée d’un génie mécanique particulier. Marinetti professait un « nationalisme ultra-violent » qui « signifie avant tout fortifier l'industrie et le commerce nationaux et intensifier le développement de nos qualités intrinsèques en tant que race dans notre marche en avant vers la victoire sur les races concurrentes »634. Il moquait les gens qui restaient insensibles à la technologie, « comme les Arabes qui regardaient avec indifférence les premiers aéroplanes dans le ciel de Tripoli635 ». Son désir ardent de guerre est connu. Il détestait le marxisme, pour la menace qu’il faisait peser sur la virilité, pour ses idéaux de paix universelle, et sa division de la société en classes. Les travailleurs devaient accepter leur sort et s’en remettre aux élites en place > [!information] Page 189 Marinetti était peut-être fou, mais la bourgeoisie du nord de l’Italie n’était pas étrangère à de tels sentiments. En 1900, l’Italie produisait à peine 300 voitures par an, cent fois moins qu’en France. Puis la course commença : en 1909, année du Manifeste futuriste, Turin hébergeait 20 constructeurs automobiles, Milan 15, où Fiat, le plus grand d’entre eux, produisait 1 500 voitures par an. Lorsque Marinetti acheta sa Fiat de 60 chevaux et se lança sur les routes du pays, il participait à l’engouement général pour les voitures de sport qui accompagna l’apparition tardive de la technologie capitaliste, ne tolérant plus aucun obstacle sur son chemin638. Lui et ses fascistes-en-devenir futuristes formèrent l’équipe de choc du capital fossile. Pour eux, les travailleurs en grève comme les cyclistes étaient autant de contrariétés à éliminer pour que l’énergie puisse être brûlée librement. La vitesse équivalait précisément au « dépassement des obstacles639 ». Marinetti ne voyait aucun inconvénient à faire usage de la force si nécessaire, son lexique était belliqueux – « Lâchez les freins !… Vous ne pouvez ?... Brisez-les donc !… Que le pouls du moteur centuple ses élans640 ! » De la poésie pour le capital, plus particulièrement pour la classe capitaliste du nord de l’Italie, d’autant plus déterminée à convertir le pays à la dernière technologie bourgeoise qu’elle avait pris du retard dans sa mission, empêchée par une classe ouvrière rebelle, et une base coloniale restreinte qui restait à soumettre641. > [!accord] Page 189 Avec un temps d’avance sur cette classe, le théoricien de l’art qu’était Marinetti transforma la machine en objet esthétique dans un geste constitutif du fascisme lui-même, comme l’a noté [[Walter Benjamin]] qui évoque une « esthétisation de la vie politique642 » – et, pourrions-nous ajouter, une esthétisation de la matérialité des forces productives. Fondamentale pour le développement de l’industrie, la machine était ici portée à un rang nouveau – non plus simplement porteuse d’une valeur d’échange, mais valeur suprême en elle-même. « L’art pour l’art » consommé, il fallait désormais produire pour produire et, s’agissant de la nature, détruire pour détruire. Avec un tel programme, le fascisme devint l’avant-garde du capital fossile dans les deux pays où il se forma. Il s’attela tout particulièrement à la tâche de construire des routes en un temps record. ^97b2e4 > [!approfondir] Page 191 Mais quels plaisirs aurait-on en temps de paix ? Le concept de mobilisation totale incluait des choses de la vie ordinaire qui avaient aussi leur éclat. En 1926, alors qu’il était plus proche que jamais de Hitler – il dédia Feu et sang au « leader national » –, Jünger publia un essai intitulé « La machine ». Il y décrit l’entourage des machines comme « un paysage magique qui surpasse toutes les fantaisies des Mille et une nuits. Nous nous sentons ici chez nous. » Mais ceux qui les critiquaient devaient garder à l’esprit que le mouvement des machines présente un caractère coercitif. Il écrase quiconque entrave son chemin, devenant un moyen de destruction. Toute protestation se rompra contre sa coque d’acier, comme celle des travailleurs anglais qui se révoltèrent contre l’utilisation des premiers engins à vapeur648. > > [!cite] Note > Important, turbo badant se rapport au machine et la force dominatrice > [!approfondir] Page 191 Les femmes, on s’en doute, n’avaient pas leur place dans cet univers auquel la fraternité au front donnait son modèle. Ce qui naît dans la parthénogénèse de la combustion, c’est « l’essence du nationalisme, une nouvelle relation à l’élémentaire, au sol maternel dont la terre arable a été retournée en la faisant sauter par le feu des boucheries matérielles et fécondée par les fleuves de sang652 ». Éjectées du cratère et de la mine, les réserves phalliques de la course à la machine. Il en résulte « une race toute nouvelle, l’énergie incarnée, saturée de violence », celle des hommes « passés maîtres dans l’art des flammes et des explosifs »653. Cette race nouvelle était aussi blanche et allemande > [!information] Page 192 Avec ces écrits, présentés au public allemand pendant les années critiques de Weimar dans les pages du quotidien du parti nazi Völkischer Beobachter et d’autres publications d’extrême droite, Ernst Jünger participa à la montée du nazisme. Sa contribution principale fut de souder le nationalisme à la machine. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la droite allemande était comme plongée dans un long rêve éveillé fait de champs, de forêts, de nature organique et de cosmos grandiose, de paysages nobles et expressifs, non souillés par les moteurs et toute la barbarie moderne. Jünger bouscula complètement cette conception. > [!information] Page 192 Dans Le modernisme réactionnaire654, Jeffrey Herf reconstitue cette constellation idéologique qui donne son titre au livre, combinant une acceptation sélective de certains bénéfices de la modernité – ses technologies les plus efficaces – à un rejet des autres valeurs modernes. Le modernisme réactionnaire souhaitait aller de l’avant avec la machine, tout en revenant à des hiérarchies plus strictes avec l’idée que le premier mouvement catalyserait le second. Le récit de Herf a ses limites, mais il fournit des preuves éclairantes des ruptures opérées par les « modernistes réactionnaires » dont Jünger fut le principal penseur > [!information] Page 194 Au moment de former son premier cabinet, Mussolini songea à inclure un ministre de chez Fiat. L’entreprise avait été sérieusement menacée par les occupations d’usines durant « les deux années rouges » de 1919-1920 et remerciait les fascistes d’avoir rétabli la discipline > [!information] Page 194 L’avion n’a peut-être jamais été autant glorifié dans une idéologie. La frénésie s’empara à nouveau du pays en 1935, lorsque l’armée de l’air italienne prit sa revanche sur l’Éthiopie – ce royaume africain obstinément indépendant qui avait défait l’armée italienne en 1896 – en aspergeant son peuple de gaz toxiques. Comme les navires à vapeur britanniques un siècle auparavant, les avions pénétrèrent le territoire éthiopien avec une supériorité incontestable et furent par la suite vantés comme les machines qui avaient domestiqué la nature sauvage africaine662. > [!approfondir] Page 195 Pour le fascisme, ils constituaient des totems : « Le pilote sait véritablement ce que gouverner veut dire. Il y a par conséquent une affinité nécessaire et spirituelle entre aviation et fascisme. Tout aviateur est né fasciste », affirmait une publication officielle de l’État. « Qui ne s’étend pas, qui reste sur place, se soumettra et deviendra esclave. Voler est l’arme la plus identifiée à la race », disait une autre. À la manière d’un Marinetti, un lieutenant fasciste pouvait déclarer que, de la même manière que le marbre était le matériau de l’époque classique et le gothique le style de l’époque médiévale, « voler est la caractéristique de notre ère mobile et métallique663 ». > > [!cite] Note > Oh porco Rosso prend tout son sens > [!information] Page 196 La Mercedes devint le véhicule de la croix gammée, celui des cortèges du Führer qui fendaient des foules bien rangées faisant le salut fasciste. Des représentants de l’entreprise pourraient plus tard se vanter d’avoir aidé à « motoriser le mouvement ». En 1935, le secteur de l’automobile devenait le plus gros employeur industriel. Alors que la capacité de production chez Daimler-Benz fluctuait entre un quart et un tiers dans les années 1930, elle atteignit 95 % en 1935 et même 97 % en 1938. Non seulement la demande était maintenue à flot, mais les syndicats avaient été rayés de la carte. > [!information] Page 196 Hitler forma d’ambitieux projets de motorisation : tout d’abord, la « voiture du peuple », la Volkswagen, qui combine exemplairement la marchandise et la race, puis le Volksmotorraeder (moto), le Volkstraktor (tracteur), le Volksfernseher (téléviseur), le Volksempfaenger (poste de radio) et toute une série d’objets qui incarneraient matériellement le peuple allemand. Lors de l’Exposition internationale de l’automobile en mars 1934 – qu’il cochait chaque année dans son calendrier – Hitler expliqua que l’État « souhaite que le Volk allemand s’enthousiasme pour les véhicules motorisés », une tâche qui incombait aux capitalistes présents665. Mais la plupart d’entre eux rechignaient à produire des voitures à bas prix. Le prototype de la Coccinelle fut présenté lors de l’exposition de Berlin en 1938, à l’occasion de laquelle le Führer enjoignit aux Allemands ordinaires d’économiser pour l’achat d’une voiture « par amour pour les automobiles ». Mais c’est seulement après la fin du fascisme que Volkswagen remplit sa mission d’équiper le peuple allemand666. > [!information] Page 196 Hitler eut plus de réussite avec les routes. Contrairement à une croyance répandue, elles ne furent pas originellement construites pour servir des plans militaires ni soulager le chômage, et en la matière, leurs effets sont négligeables667. Les racines du Reichsautobahnen sont doubles. C’était d’abord l’objectif des capitalistes de l’automobile et des enthousiastes du moteur, regroupés dans un lobby en 1925, que de persuader les gouvernements successifs de Weimar de construire un réseau de routes à péages uniquement pour les voitures, de Lübeck, au nord, à Bâle, au sud. Avec peu de succès, les voitures étant alors regardées comme une lubie de la bourgeoise d’autant plus injustifiée dans les circonstances difficiles de l’époque668. > > [!cite] Note > Important > [!information] Page 198 La promotion de ces technologies était au centre de l’économie politique du nazisme, associant naturellement le troisième Reich au capital allemand. Tandis que le premier restaurait l’ordre dans les usines, le second débitait des marchandises sans restriction et lui fournissait des machines pour se stabiliser et mener ses guerres676. Leur union était sans cesse réaffirmée à travers le développement de forces productrices-destructrices fondé sur la défaite des travailleurs : « vous devez apprendre à aimer la machine comme une fiancée », recommandait Robert Ley aux ouvriers de Siemens en 1933677. C’est la machine qui souderait les travailleurs et leurs supérieurs pour former un corps racial harmonieux sans division de classes > [!information] Page 199 L’enthousiasme qu’elles suscitaient chez une partie de la population allemande était activé adroitement par l’État nazi678. Des regards envieux s’étaient déjà tournés vers l’American way of life sous Weimar. Hitler lui-même, dans Mein Kampf, regarde l’automobilité américaine comme l’incarnation du mode de vie qui vaut la peine d’être vécue679. Les historiens Adam Tooze et Brendan Simms ont récemment analysé ce composant du nazisme, suggérant même que les États-Unis et son capitalisme – et non l’Union soviétique et le judéo-bolchévisme – étaient les pires ennemis de Hitler. Leurs propres données montrent qu’ils constituaient plutôt son idéal – ce qu’il souhaitait pour l’Allemagne680. > [!information] Page 199 Et les nazis n’auraient pas été les nazis s’ils n’avaient imprégné de racisme cette passion pour la technologie. Hitler écrit dans Mein Kampf que « tout ce que nous avons aujourd’hui devant nous de civilisation humaine, de produits de l’art, de la science et de la technique est presque exclusivement le fruit de l’activité créatrice des Aryens681 ». > [!accord] Page 199 Mais le plus bel exemple du développement extraordinaire de la race aryenne était en Amérique : une fois les peuples indigènes évincés, elle « quadrilla la zone par un système de routes et de chemins de fer, jusqu’à ce que la race blanche contrôle finalement le continent entier, qui représente aujourd’hui une pierre angulaire de la race blanche682 ». La race blanche s’était établie en Amérique du Nord, en Inde et en d’autres endroits du globe en exerçant « un droit de domination incroyablement brutal \[Herrenrecht\] ». Mais elle ne pourrait maintenir un système-monde, avec des « usines mondiales géantes » de son côté et « d’énormes marchés et sources de matières premières » de l’autre, sans les canons. Il ne fallait pas compter sur le marché seul. Lors de son célèbre discours devant le gratin des capitalistes à Düsseldorf en janvier 1932, Hitler pointa leur malhonnêteté : « ce n’est pas l’esprit qui a ouvert le monde à la race blanche683 ». Son franc-parler révélait le techno-racisme au grand jour : la technologie était blanche car érigée sur les os des peuples non blancs > [!information] Page 200 En 1926, les chimistes allemands parvinrent à transformer du charbon en pétrole. En chauffant le lignite jusqu’à environ 500 °C et en y ajoutant un catalyseur, ils pouvaient distiller un mélange liquide qui, une fois raffiné, devenait une essence convenable pour les moteurs à combustion interne. Ce procédé, appelé « hydrogénation », fut expérimenté pour la première fois à l’échelle commerciale dans l’usine de Leuna d’IG Farben. Plus grande entreprise privée d’Europe entre 1925 et 1945, IG Farben était un colosse aux pieds de charbon : le lignite lui servait de base pour produire du gaz, des explosifs, des acides minéraux, des produits pharmaceutiques, de la soie artificielle, du pétrole à partir de 1927 et bientôt du caoutchouc synthétique. Elle fut d’une valeur inestimable pour le troisième Reich685 > [!information] Page 201 Fin 1933, le fondateur d’IG Farben, Carl Bosch, célèbre pour le procédé Haber-Bosch, rédigea un article intitulé « Quand on veut, on peut » où il se réjouissait du « renouveau de confiance et d’assurance » de la part de Hitler687. Plus que des fiançailles, cet arrangement entre l’État nazi et IG Farben évolua vite en une symbiose qui continua jusqu’à ce que la défaite ne les sépare > [!information] Page 202 Dans sa dernière phase, le troisième Reich et son économie totalement mobilisée avaient un appétit insatiable pour le charbon et ses dérivés, dont une partie devait être déviée vers l’allié italien qui dépendait des cargaisons allemandes. Se posa le problème de la pénurie de main-d’œuvre et le secteur du charbon fut le premier à expérimenter l’esclavage : en 1941, il y avait déjà 70 000 travailleurs étrangers forcés de travailler dans les mines allemandes690. > [!information] Page 203 Si l’on est contraint de produire moins d’acier ou moins de charbon, on finit inévitablement par produire de moins en moins de fusils et d’avions. Les failles du techno-racisme nazi étaient exposées au grand jour et les technologies miracles dans lesquelles Hitler et ses alliés avaient investi leurs derniers espoirs ne furent d’aucun remède. « La clique qui tenait le pouvoir en Allemagne poussait à la guerre parce qu’elle était exclue des positions occupées par le pouvoir impérialiste », note [[Theodor W. Adorno|Adorno]]. « Mais cette exclusion était la raison même du provincialisme, de la balourdise et de l’aveuglement qui rendirent \[le régime\] inapte à la concurrence et firent de sa guerre un véritable coup de dé695. » À la place, toute la force des machines nazies fut tournée vers l’intérieur contre des cibles sans défense, les Juifs en particulier > [!information] Page 203 Le charbon était l’attraction principale à Auschwitz, bien que le village hébergeât déjà en 1940 une prison dirigée par les SS qui offrait la perspective d’une main-d’œuvre corvéable. La décision d’IG Farben de s’y implanter orienta la transformation de cette prison. Avant de devenir un camp d’extermination, Auschwitz fut un complexe d’extraction et de transformation du charbon. Ces deux « activités » s’allièrent ensuite et évoluèrent conjointement696. > [!information] Page 205 En réalisant son premier vol solitaire au-dessus de l’Atlantique en 1927, propulsé par quelque 2 000 litres de carburant, Charles Lindbergh devint une idole. Des dizaines de milliers de personnes l’accueillirent sur la piste d’atterrissage, non loin de Paris, le New York Times salua « le héros de l’Atlantique » et Mussolini félicita ce « surhomme » qui avait « pris d’assaut l’espace et l’avait subjugué »703. Peu après, Lindbergh vira à l’extrême droite. Plusieurs séjours dans l’Allemagne nazie le convertirent à l’ordre et à la discipline > [!accord] Page 207 L’idée centrale du techno-racisme – la race blanche possède la technologie la plus avancée – requérait le terreau de la division du travail globale achevée au XIXe siècle. Elle n’était pas soutenable au IIe ni au XIVe siècle, avant la séparation moderne. Aucune guilde d’artisans n’aurait pu l’inspirer, aucun système technologique à l’échelle locale ou même nationale ne pouvait entretenir l’illusion. Le techno-racisme n’a pu prendre racine que lorsque l’économie-monde a commencé à aspirer les ressources biophysiques terrestres vers son centre. C’est seulement lorsque la base matérielle profonde du progrès technologique s’est trouvée hors du champ de vision, dans des périphéries lointaines, que le fétiche a pu s’en détacher pour être associé à quelque chose comme la race blanche > [!accord] Page 207 Dans La violence nazie, Enzo Traverso retourne la thèse du Sonderweg pour soutenir que le nazisme n’était pas une déviation de la modernité capitaliste mais plutôt « une synthèse unique d’un vaste ensemble de modes de domination et d’extermination déjà expérimentés séparément au cours de l’histoire occidentale moderne ». Il évoque les prisons, les usines, les abattoirs, les massacres coloniaux, les procédures d’une bureaucratie déshumanisée, la production industrielle de masse transformée en production de cadavres. On peut maintenant ajouter les énergies fossiles à cette « concaténation des éléments »712 qui ont convergé dans les fours nazis. Si l’on admet qu’elles sont partie intégrante de la modernité capitaliste, la question de savoir si le fascisme était moderne ou antimoderne n’a plus lieu d’être. Il était hyper-fossile. > [!accord] Page 208 Les fascistes n’étaient évidemment pas les seuls à conduire des voitures et des avions, à brûler du charbon, ni à bâtir des prisons et massacrer des indigènes. Mais eux seuls ont transformé ces machines en fétiches condensant toute leur idéologie. Ils ont esthétisé l’énergie comme pouvoir. Pour [[Walter Benjamin]], « tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point est la guerre »713. Mais on peut maintenant reconnaître la continuité entre la guerre et la promotion et l’esthétisation des énergies fossiles dans la vie quotidienne. Les forces de production ne se sont pas transformées en agents de destruction planétaire parce qu’elles auraient été déviées à mauvais escient : elles étaient déjà furieusement sur cette voie. De ce point de vue, comme le remarqua plus tard Poulantzas, « le fascisme n’est pas un retour en arrière mais bien plutôt une fuite en avant714 ». > [!accord] Page 210 Mais cela ne nous dit pas pourquoi l’amour fasciste de la machine s’est emparé de certaines nations, l’Italie et l’Allemagne, et pas des autres. Les énergies fossiles étaient une condition nécessaire et propice, mais insuffisante. Roosevelt et Churchill se déplaçaient eux aussi en voiture et en avion, sans leur vouer le même culte que Mussolini et Hitler. Les penseurs néolibéraux – comme [[John Dewey]] ou [[Karl Popper]] – n’ont pas développé de mystification de la machine. Une partie de la réponse tient au fait que la position des classes dominantes aux États-Unis et au Royaume-Uni était davantage sécurisée, et moins limitée dans l’espace ^05c419 > [!accord] Page 210 L’extrême esthétisation de l’énergie est apparue dans deux pays capitalistes en plein développement dont l’expansion se trouvait bloquée, à la fois par une répartition du monde colonial qui leur était défavorable, et par les répercussions de la Révolution russe : le fanatisme envers les énergies fossiles y remplissait donc une fonction spécifique. Les pays qui n’étaient pas restreints dans leur développement n’avaient pas le même besoin de briser ces entraves de façon si explosive et violente. Le fascisme classique fut une réaction contre les limites. Un fascisme fossile, mais dans son mode génétique, offensif, qui cherchait à repousser ces limites grâce aux technologies fossiles pour sortir d’une crise généralisée – alors complètement indépendante des conséquences écologiques. > [!information] Page 211 Retenons ceci : d’abord, que l’idée selon laquelle l’élection de Trump et le Brexit, deux virages à droite récents, ont été portés par une classe ouvrière qui se sent lésée a été largement discréditée : dans les deux cas, ce sont des électeurs aisés qui ont fait pencher la balance722. > [!approfondir] Page 211 D’un autre côté, certaines recherches suggèrent que l’extrême droite européenne s’est rapprochée du pouvoir grâce aux couches les plus riches des sociétés les plus prospères de l’histoire, dans des périodes d’essor plutôt que de crise723. La conclusion la plus raisonnable que l’on peut tirer de cette image mixte est que l’extrême droite contemporaine semble être un phénomène transclasse724. Une question demeure : qu’a la classe ouvrière à y gagner ? > [!accord] Page 211 Si l’on admet que des tendances fascistes sont à l’œuvre dans les sociétés capitalistes contemporaines, qu’une fascisation se produit et qu’une politique proto-fasciste gagne du terrain, ce qui rend légitimes les comparaisons avec la période d’entre-deux-guerres, l’explication marxiste classique se trouve face à une énigme. Comment le capitalisme a-t-il pu donner naissance à ce phénomène, sans fossoyeurs à l’horizon ? > > [!cite] Note > Psk l'essence même du neoliberalisme est de tendre vers le fascisme. Le coup à payer pour défendre la propriété privée est un gouvernement fasciste > [!accord] Page 212 La classe ouvrière avait déjà subi plusieurs défaites lors de la prise de pouvoir des fascistes en Italie et en Allemagne. Mais la défaite est aujourd’hui d’une autre magnitude. L’extrême droite se propage dans le dos d’une classe ouvrière décomposée dont l’infrastructure organisationnelle est atrophiée, la conscience de classe élimée, la combativité essoufflée (à l’exception de la France) et dont la culture politique autonome disparaît peu à peu depuis les années 1980 en raison de la fragmentation continue à l’intérieur comme à l’extérieur du lieu de travail. Si le fascisme a pour ambition « d’anéantir la classe ouvrière organisée », il n’a aujourd’hui plus grand-chose à faire727. > [!approfondir] Page 212 Mais si l’on donne un peu de souplesse à la théorie classique, on peut faire le récit inverse. La fascisation a lieu à cause de la faiblesse politique extrême de la main-d’œuvre, qui approche ou dépasse ce qu’elle était avant l’avènement de la Première Internationale. Ce n’est pas la présence gênante, mais l’absence totale d’une politique ouvrière, révolutionnaire ou réformiste, qui déclenche aujourd’hui le mouvement. Un de ses mécanismes a été fréquemment relevé : lorsque les travailleurs ne sont plus interpellés en tant que camarades d’une même classe partageant une mission, l’extrême droite comble le vide et les interpelle en tant que membres d’une nation blanche. Ceci peut ne concerner qu’un segment – qui se réduit – de la classe ouvrière en Europe occidentale, dont la strate la plus précaire et exploitée est largement non blanche, et donc moins disponible pour le nationalisme blanc > [!information] Page 214 Mais le cas allemand est plus complexe. En 1942, juste après avoir planifié la Solution finale, le chef des SS Heinrich Himmler déclarait qu’il était temps de rompre avec ceux qui parlent de dominer la terre, il va falloir ramener tout cela à sa juste mesure. L’homme n’est rien de particulier. Il n’est qu’une partie de ce monde. Devant une solide tempête, il ne peut rien faire. Il ne peut même pas la prédire. Il ne sait même pas comment une mouche est faite – toute désagréable qu’elle soit, elle est une merveille – ou comment une fleur s’organise. L’homme doit réapprendre à envisager le monde avec un respect sacré735. « Nous reconnaissons que séparer l’humanité de la nature, de la vie entière, mène à l’autodestruction du genre humain », écrivait dans le même registre un professeur de botanique pour expliquer la vision du troisième Reich. Hitler engagea toute son autorité à « l’impératif de préserver le paysage allemand736 ». > [!information] Page 215 Une telle rhétorique exploitait la réflexion autour de la relation entre la nature et le Volk. Au tournant du XXe siècle, en Allemagne, défenseurs de l’environnement, zoologistes, romantiques du retour à la terre, randonneurs du dimanche fuyant la modernité sans âme et nationalistes inquiets de l’avenir élaborèrent et propagèrent un ferment d’idées sur le lien entre la nation et son environnement. Les Allemands étaient enracinés dans le sol et tiraient leur nourriture spirituelle des rivières et des montagnes. Dilapider ces trésors reviendrait à asphyxier le Volk737. Aux côtés du malthusianisme, ces idées sont à la source du nationalisme vert > [!approfondir] Page 215 Il pourrait sembler à première vue que les fascistes allemands ont pris au sérieux la mission de protéger la nature. À y regarder de plus près, on remarque cependant que par « nature », ils entendaient autre chose qu’une sphère de la vie à préserver du pillage. Dans La loi du sang, une reconstitution exhaustive de l’idéologie nazie, [[Johann Chapoutot]] montre qu’ils cherchaient plutôt à ce que les Allemands se soumettent aux lois de la nature. Les humains ne différaient pas des animaux ou des plantes. Tout être vivant luttait pour son espace vital. Les Allemands devaient se comporter telle une race dans la nature, en l’occurrence des Aryens, superprédateurs dans le combat de tous contre tous, incompatibles avec les rats ^2c45e5 > [!accord] Page 215 Lorsque Himmler fustigeait la domination de la planète, il fustigeait aussi l’arrogance des humains de se croire immunisés contre cette guerre de tous contre tous – une vision unilatérale de la biologie : le darwinisme social infusant la pensée nazie. > [!information] Page 216 Darré distinguait les colons enracinés des nomades sans racines : les Aryens et les Juifs. Les premiers avaient mélangé leur sang avec le sol pour ne plus faire qu’un avec lui, tandis que les seconds sillonnaient le globe, ne s’enracinaient nulle part, ne créaient aucune culture propre et vivaient aux dépens des autres. Darré n’était pas seulement le théoricien du sang, du sol et du nomadisme : il a parfois été considéré comme la voix d’un nazisme vert. Le sang jouissait cependant d’une priorité incontestable sur le sol dans son esprit. La terre était pour lui le médium de la race, imprégnée de ses qualités intrinsèques ou de sa « force spirituelle » ; à elle seule, elle n’avait ni valeur ni signification. Sa race d’agriculteurs devait « contrôler l’environnement », le « maîtriser »741. Le plus « vert » des nazis ne pouvait éviter de faire basculer le naturalisme brun dans un projet effectif de domination de la nature. > [!information] Page 217 On annonça la création de nombreuses réserves naturelles. Dans cette même période, le troisième Reich adopta des mesures pour la gestion des forêts qui interdisaient le déboisement et imposaient un mélange d’arbres de différents âges et espèces. Hitler et Himmler étaient végétariens. Certains nazis étaient épris d’agriculture bio et les SS expérimentèrent l’[[agriculture biodynamique]]. Himmler envisagea de produire du biogaz à partir d’excréments provenant des camps de concentration. Les gardiens de Dachau entretenaient un jardin d’herbes aromatiques bio743. Parmi ces mesures, celles qui ont eu un minimum d’impact écologique se comptent sur les doigts d’une main. Dès que des intérêts plus importants étaient en jeu, elles furent mises au placard. > [!information] Page 217 Le programme de « colonisation intérieure » incluait l’assèchement des marécages, la régulation des rivières, la construction de barrages et la transformation de millions d’hectares de « terres en friche » en fermes agricoles sans lésiner sur les pesticides et les engrais chimiques. Les projets d’agriculture biologique et les études sur l’érosion des sols retournèrent dans les tiroirs. Les défenseurs de l’environnement pleuraient en silence sur la propagation de la « steppe monotone »745. Les forêts furent coupées à un rythme accéléré, dépassant dès 1935 150 % du rendement soutenable. Puis vint l’autoroute > [!information] Page 220 La fortification des frontières n’a pas produit le moindre effet positif sur la nature. Les conséquences du retranchement de l’Europe centrale et de l’Est pour contenir la prétendue crise des réfugiés ont été désastreuses : des spirales de barbelés barrent désormais le chemin de la vie sauvage. En 1990, 15 pays avaient des barrières ou des murs à leurs frontières ; en 2016, ils sont 70. D’autres prévoient d’en construire, et cette psychose n’a bien sûr rien à voir avec la nature – cela ne réduit pas les émissions, ne préserve aucune espèce sauvage ni ne tarit aucune source de pollution. > [!information] Page 222 Les conservateurs de l’ÖVP venaient alors de reprendre complètement le flambeau islamophobe du FPÖ, intégrant la sphère de l’extrême droite traditionnelle. Une fois l’accord finalisé, le chancelier Sebastien Kurz (ÖVP) pouvait jubiler : « Nous avons réussi à unir le meilleur des deux mondes. Il est possible de protéger à la fois le climat et les frontières. » Le programme du gouvernement incluait un plan pour une électricité issue à 100 % des énergies renouvelables d’ici 2030 et l’interdiction du hijab pour les écolières jusqu’à 14 ans ; de réduire le prix des transports publics et de placer les demandeurs d’asile en « détention préventive » (tout en baissant les impôts des entreprises)757. Si on extrapole une telle ligne dans une crise d’atténuation, le fascisme écologique n’est plus inimaginable. ## La mort tient le volant > [!accord] Page 224 Un commentateur allemand faisait remarquer que la réorientation de l’AFD, de la question des réfugiés vers celle du climat, correspondait à une évolution « du parti de la peur vers le parti du soulagement. En niant le changement climatique anthropogénique, il libère les gens de la pression du changement. Avion, viande et moteur à combustion – plus aucun problème ! » L’extrême droite offre la possibilité aux gens de continuer à vivre comme ils l’ont toujours fait en s’épargnant les conflits psychiques croissants du négationnisme implicatoire dans un monde toujours plus chaud. > [!accord] Page 225 Le moteur principal de cette spirale est l’accumulation du capital. Sa logique compulsive est résumée par une équipe de scientifiques australiens : « Aussi longtemps que cela reste financièrement optimal, les producteurs d’énergies fossiles ont intérêt à exploiter leurs réserves rapidement et à continuer l’exploration, en conflit direct avec les efforts d’atténuation du changement climatique. » Les États capitalistes accélèrent cette logique au travers d’entreprises publiques – Petrobras, Equinor – et en graissant les rouages des entreprises privées > [!approfondir] Page 231 La plupart des symptômes mentionnés plus haut relèvent d’une forme de narcissisme, plus précisément de « narcissisme collectif », tel qu’[[Theodor W. Adorno|Adorno]] l’observait dans la propagande nazie qui « porta à son comble la vanité nationale »794. Or le narcissique a sa façon à lui de se comporter vis-à-vis de la nature. Il y cherche le reflet du grand maître qu’il est, libre de faire d’elle ce que bon lui semble795. Il faudrait écrire l’histoire de la manière dont les énergies fossiles ont contribué au développement d’un narcissisme écologique en permettant au maître, dans sa quête de contrôle, de se dissocier des cycles et flux énergétiques naturels. Les psychanalystes ont montré comment la consommation, dans le capitalisme tardif, alimente ce même amour-propre, à travers un cycle sans fin, car chaque transaction laisse un goût d’inachevé : le narcissique est grandiose mais aussi fragile > [!approfondir] Page 232 La science et le mouvement climatiques, avec leurs rappels récalcitrants, ne font qu’alimenter leur rage, et la même logique peut s’appliquer à d’autres groupes raciaux qui, par leur existence même, semblent déranger la relation intergroupe survalorisée par le narcissisme collectif799. Si une telle rage s’installe, elle pourrait chercher à anéantir ces « objets qui interfèrent avec le sentiment de soi grandissant du sujet » et, pour citer [[Judith Butler]], à détruire toutes « restrictions imposées à la destruction elle-même »800. Jusqu’à atteindre une pulsion de mort ? > [!information] Page 232 C’est l’un des concepts les plus controversés de Freud. Les humains peuvent-ils éprouver un désir de mort et de destruction, même s’il ne s’agit que de la mort des autres ? Retournons aux écrits de Marinetti et Jünger. Le premier relate le récit de marchands japonais qui seraient parvenus à produire du charbon à partir de restes humains : « Toutes les usines de poudre à canon travaillent à la production d’un nouvel explosif plus meurtrier que tout ce qu’on connaît jusqu’à présent. Ce nouveau composé ravageur a pour principal ingrédient des os humains carbonisés. » Ces marchands arpentaient ainsi les champs de bataille à la recherche des corps éparpillés pour les recycler en munitions ; un cycle de mort vers la mort qui fascinait Marinetti801. Jünger confessait après un bombardement se sentir attiré par « une curiosité insurmontable \[…\] sur le lieu du sinistre » ; « la volonté de destruction se manifeste dans sa forme la plus pure à travers les machines »802. C’est précisément cette Produktionskrieg qui incita Freud à faire sa scandaleuse suggestion. Alors que les récits de la Première Guerre mondiale se diffusaient, la façon dont la technologie accentuait la destructivité humaine lui fit suspecter que quelque chose était à l’œuvre qui ne pouvait s’expliquer par le principe du plaisir, même déguisé ou détourné : une Todestrieb – une pulsion de mort. ## Coda : Rebel for life > [!accord] Page 235 La bonne nouvelle ici, c’est que l’idéologie dominante montre des signes de désespoir. Elle qui a toujours prétendu contribuer à l’amélioration de la vie est prise la main dans le sac en train de couvrir son extinction. Pour ceux qui ne se sont pas profondément investis dans le business-as-usual du mode capitaliste de production, il devient difficile de croire encore en ses capacités salvatrices. > [!approfondir] Page 236 D’un autre côté, les activistes antiracistes et antifascistes considèrent encore parfois le climat et l’écologie comme une sorte de diversion de classe moyenne, vaguement hippie, et romantique. S’il y a bien une chose que ce livre a cherché à démontrer, c’est que plus les températures augmentent, plus ces deux fronts tendent à n’en former qu’un > [!accord] Page 236 En matière de climat, la polarisation politique droite/gauche est parfois mise de côté ou envisagée d’une manière conciliante. Suivant cette logique, pour qu’elle se préoccupe de la question, la droite – et parfois l’extrême droite – doit être amadouée et la lutte contre le réchauffement présentée comme une forme de « patriotisme ». Il faudrait alors mettre l’accent sur la concurrence « vis-à-vis des ressources ou le prestige contre un ennemi commun ». Ce type de discours mène à Christchurch. Aucun mouvement climatique ne devrait jamais faire un pas dans cette direction > > [!cite] Note > Coucou Hugo Clément [ici](https://www.youtube.com/watch?v=Uw_RkZTrWEg) > [!accord] Page 237 On ne peut pas se débarrasser de la colère et de la haine d’un coup de baguette magique, remarque [[Judith Butler]] : elles doivent être dirigées vers ce qui « met en péril la continuité organique de nos vies interconnectées ». ^40bc1a