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Auteur : [[Jean-Paul Engélibert]]
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[Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub)
Temps de lecture : 54 minutes
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# Citation
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> - [[L'apocalypse, c'est maintenant]]
# Note
## Introduction
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Parmi les mots qui s’inscrivent avec insistance dans notre vocabulaire ces dernières années, deux forment une alliance singulière. L’apocalypse, vieux mythe qui mobilise plus que jamais philosophes, spécialistes des sciences sociales et critiques littéraires [1] , et l’anthropocène, concept de géologie qui suscite désormais la discussion chez les historiens, les géographes, les anthropologues, etc [2] . Le couple qu’ils forment suggère à la fois la fascination de la fin, l’idée que « l’homme » en est responsable et la banalisation d’un certain fatalisme devant l’échelle des phénomènes : comment lutter contre une ère géologique ? Comment prévenir l’apocalypse ? Et il ne s’agit pas uniquement d’une interrogation théorique : tous les champs de la culture sont concernés.
> [!accord] Page 10
Au milieu du XXe siècle, avec l’arme nucléaire, est apparue la menace d’un anéantissement de la vie sur la Terre. Depuis, l’apocalypse n’est plus (seulement) l’objet d’une croyance religieuse, mais une réalité tangible dont l’« anthropocène » est devenue le nom. Les productions multiformes qui expriment cette menace sont devenues incontournables dans tous les champs de la culture et de l’art, des plus marginaux ou périphériques aux plus centraux ou légitimes. L’apocalyptisme ambiant concerne les scientifiques, les philosophes et les artistes autant que les prophètes et les gourous – et d’ailleurs il n’est pas toujours facile de séparer les uns des autres. Il faut pourtant le faire : éclairer les enjeux de ces représentations ou, si on veut, s’essayer à un apocalyptisme critique.
> [!accord] Page 11
D’ailleurs, elles ne racontent presque jamais des fins absolues : « Le texte apocalyptique décrit la fin du monde, mais ensuite le texte continue, et aussi le monde qu’il représente, et aussi le monde lui-même. […] L’apocalypse est le moyen de faire table rase du monde tel qu’il est et de rendre possible un paradis, ou un enfer, postapocalyptique [4] . » Ces fictions ne sont pas seulement des fantasmes de destruction. Les plus sérieuses – les plus vraies – d’entre elles projettent dans le futur une pensée du présent.
> [!accord] Page 11
L’histoire fictivement arrivée à sa fin, ces fables en font une totalité close sur elle-même dans laquelle nous pouvons reconnaître sa dimension prométhéenne et apocalyptique : les deux à la fois, et inséparablement. Elles créent ainsi une véritable conscience tragique : fabuler la fin du monde n’est synonyme ni de l’espérer ni de désespérer de l’éviter, mais peut signifier tenter de la conjurer et ainsi rouvrir le temps. En élaborant des scénarios de la fin, elles permettent de penser autrement l’histoire : depuis la fin qu’il s’agit d’éviter. Ce qui a pour conséquence de sortir du régime d’historicité présentiste qui est encore le nôtre, en nous plaçant, par une expérience imaginaire, dans un temps différent, un kaïros et non plus un chronos, selon l’opposition des deux termes grecs pour dire le temps : un moment à saisir, une chance de transformation, une opportunité pour opérer un changement, plutôt que le temps plat et homogène de la consécution des événements.
> [!accord] Page 12
Nous nous tiendrions donc dans un présent interminable absorbant passé et avenir et revêtant la figure de la crise : « tyrannie de l’instant et […] piétinement d’un présent perpétuel [5] ». Ce présent n’offre évidemment pas les mêmes perspectives à tous mais est menaçant pour tout le monde :
« […] d’un côté, un temps des flux, de l’accélération et une mobilité valorisée et valorisante, de l’autre, du côté de ce que le sociologue Robert Castel a nommé le “précariat”, un présent en pleine décélération, sans passé – sinon sur un mode compliqué (plus encore pour les immigrés, les exilés, les déplacés) – et sans vraiment de futur non plus (le temps du projet ne leur est pas ouvert). Le présentisme peut ainsi être un horizon ouvert ou fermé : ouvert sur toujours plus d’accélération et de mobilité, refermé sur une survie au jour le jour et un présent stagnant. À quoi il faut encore ajouter une autre dimension de notre présent : celle du futur perçu non plus comme promesse, mais comme menace – sous la forme des catastrophes, d’un temps des catastrophes dont nous sommes nous-mêmes les instigateurs [6] . »
> [!accord] Page 13
Le présent est divers, fait de vitesse et de mobilité pour les uns, de stagnation pour les plus nombreux, mais il est coloré d’incertitude et donc d’inquiétude pour tous. La hantise de la catastrophe apparaît comme le pendant du présentisme : le passé n’est garant de rien, le futur ne promet rien, ne reste que la pression du présent, dont la catastrophe, indéfiniment répétable, est une figure.
> [!approfondir] Page 13
Or imaginer la catastrophe déjà réalisée, se placer après, faire comme si le monde était déjà détruit, c’est faire tomber cette menace. Le présent, aboli, n’exerce plus sa tyrannie. On change d’horizon et on autorise le déploiement de possibles en envisageant autrement le temps. Car se placer à la fin des temps, c’est une manière de penser le temps de la fin – ce qui n’est pas la même chose. Penser son époque comme temps de la fin, c’est se donner le moyen de prévenir la fin des temps car c’est se donner paradoxalement le moyen d’y agir.
> [!approfondir] Page 14
Pour Paul, il s’agissait de se situer au temps de la fin pour hâter la fin du temps. Aujourd’hui, l’anthropocène nous incite à la démarche inverse : penser, fabuler, imaginer que nous vivons le temps de la fin pour conjurer la fin du temps.
> [!approfondir] Page 14
Imaginer la fin des temps serait donc la condition à laquelle agir aujourd’hui, la condition à laquelle faire de la politique au meilleur sens du terme : lutter pour faire advenir un monde qui mérite d’être vécu. On ne lutte que dans le temps, parce que c’est dans notre « Cité terrestre » que nous pouvons réaliser la « Cité céleste ». Mais sans l’imagination de celle-ci, rien ne se passera dans celle-là. Parce que l’idée de l’au-delà transforme la durée indifférente du temps en agenda.
> [!approfondir] Page 15
Le messianisme convoquerait donc le passé et appellerait la fin, ce serait un temps qualitativement différent : à la fois une opportunité et une exigence, une promesse et une réquisition. Dans les termes de Latour, notre « enracinement terrestre » nous requiert et l’opportunité de le cultiver constitue la seule promesse que nous puissions nous faire. L’apocalyptisme critique se situe bien là : convoquer un au-delà qui révèle la destructivité de notre histoire et symétriquement inscrire dans le temps la promesse d’un autre monde.
> [!approfondir] Page 15
L’anthropocène nous intime d’habiter la Terre ; il se dit en termes eschatologiques car eux seuls donnent sens en même temps à la menace et à la promesse. C’est en cela que les fictions de la fin du monde que j’étudie ici s’opposent terme à terme à l’apocalyptisme nihiliste qui consiste à tenter de faire perdurer notre monde tel qu’il va et à écarter tout discours et toute pratique visant à faire exister une promesse. En d’autres termes, un autre monde est possible, mais à la condition d’une critique radicale du nôtre
> [!information] Page 16
On en verra un exemple frappant avec la trilogie MaddAddam de la romancière canadienne Margaret Atwood [13] . Publiée entre 2003 et 2013, elle fournit un des exemples les plus clairs de cette ouverture. Les deux premiers romans, Le Dernier Homme et Le Temps du déluge, racontent une épidémie fulgurante qui anéantit l’humanité en quelques mois. Dans le premier, le monde – un monde dystopique aux mains d’élites technoscientifiques – est perçu à travers la pensée scientiste d’un jeune homme surnommé Crake, biologiste génial qui crée le virus responsable de la pandémie et organise sa dispersion sur tous les continents. À la fin de ce roman, il semble qu’un seul être humain ait survécu. Dans le deuxième, les mêmes événements sont vus à travers ce qu’en perçoivent des militants écologistes radicaux, les « Jardiniers de Dieu », dont le discours emprunte au vocabulaire chrétien, mais qui professent une foi inédite et vénèrent tous les êtres vivants, en particulier les plus petits et modestes : vers de terre, insectes, nématodes… Les Jardiniers forment une véritable contre-société dans le monde moderne. Plusieurs d’entre eux survivant à l’épidémie, ils représentent la promesse d’un renouveau. Le troisième roman, MaddAddam, qui donne son titre à l’ensemble, se situe quelques mois après les deux premiers, et raconte la reconstitution d’une civilisation sur les ruines de la nôtre – entièrement différente, accordée à la Terre et créant du commun entre tous les êtres vivants. Partie de la caricature du monde contemporain, la trilogie se termine en utopie écologiste. La table rase de l’épidémie est l’artifice narratif qui permet de passer de la dystopie à son contraire.
> [!information] Page 18
Un mot sur la méthode : ce livre ne constitue pas une histoire des représentations de l’apocalypse en littérature. Il relève plutôt de l’essai au sens d’[[Theodor W. Adorno|Adorno]]. Devant l’immensité du corpus possible, il se sait condamné à l’incomplétude. Il serait impossible aujourd’hui de recenser toutes les productions culturelles touchant à l’apocalypse. Ce n’est pas seulement affaire de quantité : ces productions ne constituent pas une totalité. Elles n’ont aucune homogénéité. On doit donc y piocher en s’intéressant au « variable, [à] l’éphémère, […] à l’individuel » pour eux-mêmes [14] . C’est pourquoi il s’agit ici comme dans tout essai de « faire jaillir la lumière de la totalité dans un trait partiel » sans tenter d’atteindre une totalité qui n’existe pas, mais en corrigeant « le caractère contingent ou singulier de ses intuitions en les faisant se multiplier, se renforcer, se limiter […] dans leur propre avancée » [15] . Démarche qui amène à relativiser toutes les théories : l’essai est la forme critique par excellence. [[Theodor W. Adorno|Adorno]] remarque que l’essai hérite de la critique baudelairienne « contre la nature comme parc naturel de la société [16] ». Jamais cette formule n’a été plus vraie qu’aujourd’hui, où un monde plus anthropisé que jamais nous rappelle le danger de nous en croire les maîtres.
^da6352
> [!information] Page 19
Deleuze et Guattari ont défini il y a près de cinquante ans la littérature mineure comme celle qui se déterritorialise, qui se fait collective et qui débusque le politique dans l’individuel
> [!information] Page 19
La critique mineure s’intéresse à cette triple capacité de déplacement des fictions et la revendique pour elle-même. Elle refuse donc les catégories, les typologies, les fixismes, les dualismes. Elle croise philosophie, littérature, cinéma, séries télévisées, culture savante et culture populaire car c’est dans ces croisements qu’elle identifie ce que les fictions produisent. Avec l’espoir de produire à son tour des déplacements nouveaux. Elle cherche à repérer la teneur collective et la puissance déterritorialisante des œuvres de la culture. Elle ne s’intéresse aux œuvres singulières qu’en tant que « singularités quelconques [18] ».
> [!information] Page 20
Il faut donc lire ou relire les fictions de la fin du monde et, sinon en faire l’histoire, du moins les situer dans l’histoire. Sans surprise, on s’apercevra que, si elles sont particulièrement nombreuses depuis quelques décennies, elles existent en réalité depuis la révolution industrielle, c’est-à-dire depuis le début de l’anthropocène. La première fable moderne de la fin du monde est Le Dernier Homme, de Jean-Baptiste Cousin de Grainville, publiée en 1805. Relativement oublié aujourd’hui, mais lu pendant tout le XIXe siècle, ce texte constitue un commentaire des Lumières en forme de bilan critique : la fin du monde y apparaît comme la réponse de Dieu à l’hubris prométhéenne des hommes – mais on pourrait dire aussi bien la main de Dieu se manifestant à travers des catastrophes géologiques et cosmiques, comme la réponse du monde physique aux entreprises de la science et de la technique. Dès le début du XIXe siècle, il signale la parenté de l’apocalypse et de ce qu’on n’appelle pas encore l’anthropocène.
> [!accord] Page 23
Le monde de l’apocalypse n’est déjà plus le même. Tout a changé. La cinquième partie étudie les recompositions du commun dans une conjoncture nouvelle où les dualismes issus de l’humanisme n’ont plus cours. Bien en deçà des institutions, il faut remettre en cause les séparations entre hommes, animaux et machines, il faut repenser l’identité et les relations des individus et de leur environnement, il faut renoncer aux catégories les mieux ancrées : nature, identité, humanité…
## Chapitre 1. Anthropocène et apocalypse
> [!information] Page 27
Après Hiroshima et Nagasaki, Günther Anders a démontré que la bombe atomique a changé le cours du temps. Nous vivons selon lui désormais dans un « délai [2] », non plus imaginaire ou symbolique comme les premiers chrétiens attendant le messie, mais réel et susceptible de se terminer à tout moment, faisant de nous de véritables « morts en sursis [3] ». Il a ainsi pris au sérieux la dimension apocalyptique du XXe siècle en pensant celui-ci à la lumière de la théologie.
## Les ambiguïtés de l’anthropocène
> [!accord] Page 28
Il faut suivre à ce sujet les livres de Christophe Bonneuil et [[Jean-Baptiste Fressoz]], L’Événement Anthropocène, et d’Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire [6] , qui déconstruisent l’anthropocène mythique, apolitique, des thèses qui font reculer ses débuts aux origines de l’histoire. Selon eux, il y a trois mythes de l’anthropocène : un mythe de la réflexivité de notre époque, qui exprime notre croyance en notre supériorité de postmodernes sur les hommes du passé, qui n’étaient que modernes, un mythe de la responsabilité universelle, qui feint de croire à l’égalité de fait de tous les humains, et un mythe de l’inéluctabilité du développement, qui inscrit une téléologie masquée dans notre histoire.
^28e7c6
> [!accord] Page 29
Ce grand récit, largement partagé, est sans doute la façon la plus commune de comprendre l’anthropocène. Il faut pourtant le déconstruire, car l’histoire montre que, depuis la révolution industrielle, les résistances à l’industrialisation ont souvent pris pour arguments, entre autres, la dégradation de l’environnement et les dangers induits pour les populations. Mieux : la révolution industrielle et l’idée que les hommes agissent sur le climat sont strictement contemporaines. James Watt invente la machine à vapeur en 1784. Or, dès 1780, dans Les Époques de la nature, Buffon montre que « la face entière de la Terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme », et cette influence s’exerce même sur le climat : en gérant convenablement son environnement, l’humanité peut « modifier les influences du climat qu’elle habite et en fixer pour ainsi dire la température au point qui lui convient [8] ».
> [!information] Page 30
Le développement de l’industrie a même amené assez tôt certains auteurs à dépasser la théorie des climats, qui considérait les climats comme des dynamiques locales, pour envisager un impact global de l’industrialisation. [[Jean-Baptiste Fressoz|Fressoz]] et Bonneuil citent à ce propos le livre d’Eugène HuzarL’Arbre de la science, 1857 :
« Dans cent ou deux cents ans le monde étant sillonné de chemins de fer, de bateaux à vapeur, étant couvert d’usines, de fabriques, dégagera des billions de mètres cubes d’acide carbonique et d’oxyde de carbone, et comme les forêts auront été détruites, ces centaines de billions d’acide carbonique et d’oxyde de carbone pourront bien troubler un peu l’harmonie du monde [9] . »
> [!information] Page 31
Dès 1821, [[Charles Fourier]] écrit un essai, Détérioration matérielle de la planète, dans lequel il s’en prend à Saint-Simon, qu’il accuse de prôner un « faux progrès » et de ne pas penser « l’association [des] ouvriers avant celle des maîtres ». On trouve dans ce texte l’alliance d’une thématique écologique et d’une préoccupation sociale qu’on croit souvent propre à l’écologie politique contemporaine. Une seule citation peut nous en convaincre : « Ces désordres climatériques sont un vice inhérent à la culture civilisée ; elle bouleverse tout […] par la lutte de l’intérêt individuel avec l’intérêt collectif [10] . »
^5a7ff2
## Anthropocène et littérature
> [!accord] Page 33
Les travaux des historiens suggèrent une piste beaucoup plus riche qui serait de tenter une histoire de l’anthropocène en littérature. Si l’on retient la révolution industrielle comme son origine, il se trouve nécessairement depuis la révolution industrielle des textes qui traitent de ses manifestations. Toutes les œuvres sur l’industrialisation, la déforestation, la pollution, l’empreinte de l’homme sur les paysages, l’urbanisation, la croissance de la population, la disparition d’espèces animales, la rareté croissante des poissons, les difficultés de l’agriculture en raison de changements climatiques, etc. sont des textes de l’anthropocène. Il y a une littérature de l’anthropocène bien avant l’apparition du mot lui-même. Il faut donc relire un certain nombre de textes des XVIIIe et XIXe siècles pour tenter d’y percevoir ce que nous ne pouvions pas y trouver jusqu’à présent.
> [!accord] Page 33
Andreas Malm développe, en sollicitant Walter Benjamin, l’idée qu’on peut extraire des œuvres du passé des images dialectiques « dont l’importance ne peut être pleinement reconnue qu’aujourd’hui, alors que nous nous trouvons au bord du gouffre du changement climatique [13] ». Nous pouvons trouver aujourd’hui, dans les œuvres du XIXe siècle, de telles images enfin devenues reconnaissables. Avec un double profit. En effet, « l’Histoire, dit Benjamin, est une “constellation de périls”, et si les gens dans le présent discernent un danger qui vient vers eux, ils doivent revenir à la “préhistoire”, qui a préparé le terrain à leur époque, pour saisir sa véritable nature [14] ». C’est dire que débusquer les images de l’anthropocène dans les œuvres contemporaines de la première révolution industrielle n’est pas seulement une voie pour comprendre le passé, c’est aussi le moyen de saisir le présent.
> > [!cite] Note
> important
> [!information] Page 34
L’épopée en prose de Jean-Baptiste Cousin de Grainville, Le Dernier Homme [16] , publiée en 1805, peu connue, est sans doute l’un des textes les plus intéressants à réhabiliter dans cette perspective. On le considère comme la première fiction apocalyptique laïque [17] , où l’art du récit semble plus déterminant que l’ambition prophétique, et aussi un texte dont l’apocalyptisme est traversé par l’histoire et qui compose un mythe nouveau, un mythe critique des Lumières, dans lequel l’apocalypse répond à l’anthropocène.
## Les Lumières et l’apocalypse : Le Dernier Homme
> [!information] Page 35
Mais la Révolution bouleverse sa vie. En janvier 1791, il prête serment à la constitution civile du clergé et donne des preuves de son attachement à la Révolution. La Convention l’oblige à se marier en 1794, mais bientôt viennent Thermidor, puis le Directoire, et enfin le Concordat en 1801 exige des prêtres mariés une « réhabilitation » auprès de l’Église. Grainville, qui prêche alors à Amiens, refuse de la demander et se trouve mis au ban et privé de revenu. C’est réduit à la misère qu’il rédige Le Dernier Homme, adressé à son beau-frère Bernardin de Saint-Pierre fin 1804, pour tenter de le faire publier. Mais, en février 1805, il se noie dans la Somme – suicide d’un homme désespéré, selon les biographes
> [!information] Page 36
Qu’est-ce qui autorise à voir dans cette histoire un mythe des Lumières et précisément de l’entrée dans l’anthropocène ? D’abord, sur un plan assez général, l’usage que la Révolution a fait de l’idée de « régénération ». Mona Ozouf a montré son importance : les révolutionnaires, en s’emparant de l’opposition de saint Paul entre « le vieil homme » et « l’homme nouveau » (épîtres aux Éphésiens, IV, 22-24 et aux Colossiens, III, 5-10), ont opéré un « transfert de sacralité » de la sphère religieuse vers les valeurs de la République. Elle cite ainsi un discours de Mirabeau dont la rhétorique est pénétrée de la lecture de Paul : « Vous avez soufflé sur les restes qui paraissaient inanimés. Tout à coup une constitution s’organise, déjà ses ressorts déploient une force active. Le cadavre qu’a touché la liberté se lève et reçoit une vie nouvelle [21] . » L’image mêle la résurrection des justes à la régénération par la conversion et laïcise les deux en les transférant à la sphère de la politique. Dans Le Dernier Homme, la régénération laïque est impossible, seul Dieu peut opérer la résurrection. Quand Grainville écrit, après le Concordat et le sacre de Napoléon par le pape, l’échec de la Révolution est patent. La France n’a pas été régénérée, l’homme nouveau n’est pas advenu. L’apocalypse est le résultat de cet échec : les lointains descendants des Lumières expient les fautes de leurs ancêtres.
> [!approfondir] Page 37
Mais en quoi consistent ces fautes ? On ne peut qu’être frappé par ce que Grainville retient de la Révolution et des Lumières : ni le régicide, ni la République, ni l’abolition des privilèges, mais globalement l’idée du progrès. Le texte insiste sur le développement des sciences et des arts : les Lumières sont représentées comme l’ère de découvertes et d’inventions techniques fabuleuses. Si la politique au sens restreint des luttes pour le pouvoir est entièrement absente du livre, la biopolitique, au sens de gestion des existences ordinaires, y est omniprésente – mais ses grandes entreprises sont toujours sanctionnées par des calamités naturelles, qu’on peut attribuer à l’action de la Providence.
> [!information] Page 39
L’utopie appartient donc à cet âge révolu où les hommes se sont transformés pour mériter sur terre, selon le jugement des hommes, la vie éternelle. Elle s’identifie à cette laïcisation du salut : c’est une eschatologie descendue sur terre et dans laquelle Dieu ne joue plus aucun rôle. C’est précisément l’anthropocène, et la suite semble trop inspirée par la théorie des climats pour ne pas le confirmer :
« La terre, parvenue à ce haut degré de gloire et de bonheur, éprouva le sort des hommes. […] Ainsi la terre couverte de la population la plus heureuse, redevenue un second Éden, commença par perdre de sa fécondité. L’homme effrayé ne songea plus qu’à sauver sa demeure d’une ruine prochaine. Il porta si loin les efforts de l’art, qu’il sut rassembler la chaleur éparse dans les airs, la concentrer sur les terrains refroidis, qu’il sut ressusciter la vigueur des terres épuisées, et féconder la poussière [25] . »
> [!accord] Page 41
Au contraire, affirme Le Dernier Homme, la régénération laïque, qui s’exprime par le développement des arts, est un échec. Des désastres naturels, qui sont des signes du ciel que les hommes des Lumières sont incapables de reconnaître, les punissent. Vision religieuse bien sûr : l’entreprise échoue parce qu’elle était vouée à l’échec de toute éternité, mais aussi vision critique. Les Lumières sont présentes par leurs entreprises techno-scientifiques mondiales d’aménagement de la terre, c’est-à-dire par la façon de l’habiter qu’elles ont inventée
> [!accord] Page 42
Si on lit Le Dernier Homme ainsi, on comprend mieux que Michelet y ait vu l’« âme » de son époque : ce n’est pas seulement parce que Grainville y porte le deuil de la Révolution, mais parce qu’il la voit à travers un prisme bien plus large que celui de la politique et qui n’est pas seulement celui de la religion : la religion est le langage du mythe, mais ce dont le mythe parle, c’est de la façon d’habiter la terre que le XVIIIe siècle a inventée, et que Grainville ne pensait pas soutenable.
> [!accord] Page 43
Dans le langage du mythe, ce n’est pas renvoyer à une responsabilité universelle, mais plutôt à celle d’un type humain qui n’apparaît qu’à une époque déterminée de l’histoire : il s’agit bien d’une critique de la modernité. Quant au mythe de l’inéluctabilité de l’apocalypse, il est présent ici tout autrement que dans le discours postmoderne de l’anthropocène (qui, pour renverser la mythologie moderne du progrès, ne tient pas moins à l’idée qu’il y a un « progrès » à ne plus être moderne) ; il tient plutôt au discours religieux, antimoderne, selon lequel la fin ultime doit advenir et l’homme l’accepter.
> [!accord] Page 43
Mais, pour autant, l’opposition précise que Grainville dessine entre les forces du « progrès » et la volonté divine n’a rien à voir avec une position réactionnaire : le récit ne promeut pas le conservatisme contre les inventions de la modernité. Au contraire, nombre des entreprises techniques du Dernier Homme sont présentées sous un jour très favorable. Ce qu’elle met en scène est bien plutôt l’opposition entre le désir d’immortalité des hommes (en tant qu’individus et en tant qu’espèce) et la finitude de toute chose. En ce sens, il s’agit bien d’une critique de la téléologie du progrès – même si elle procède d’une eschatologie. Eschatologie contre téléologie : l’Apocalypse réfute le Progrès.
## Les apocalypses du progrès
> [!information] Page 44
Mais c’est un autre roman de Mary Shelley qui, quelques années plus tôt, avait relié le thème apocalyptique à la question des sciences et des techniques et donc, comme l’avait fait Cousin de Grainville, au bilan des Lumières, cette fois dans une perspective entièrement laïque : Frankenstein, d’ailleurs sous-titré Le Prométhée moderne. La menace que représente le monstre dans ce texte est véritablement apocalyptique : non seulement il sème la terreur sur son passage en tuant un à un tous les proches de son créateur, mais il exige de celui-ci qu’il lui fabrique une compagne.
> [!accord] Page 45
On sait que l’histoire du monstre est enchâssée dans une autre histoire, celle du capitaine Walton, qui commande une expédition polaire. Son navire pris dans les glaces de la banquise, il recueille le récit de Victor Frankenstein alors que lui-même vit un conflit qui y fait écho. Parti explorer le Grand Nord en ayant décidé de ne jamais reculer devant l’adversité, il subit la pression d’un équipage qui refuse de risquer la mort pour satisfaire son appétit de découverte. C’est après avoir entendu Victor qu’il cède à la revendication des marins et renonce à poursuivre l’expédition. Le roman redouble ainsi la contradiction de la connaissance et de la vie : le désir prométhéen de Walton, comme celui de Frankenstein, trouve sa limite dans le respect de la vie d’autrui. Les deux aventures ne se situent pas sur la même échelle, mais elles portent la même leçon. Il est donc un peu rapide de dire que le thème apocalyptique, au XIXe siècle, n’engage pas la responsabilité des hommes.
> [!information] Page 46
Le monde tel qu’il sera, du satiriste Émile Souvestre, est souvent considéré comme la première dystopie française [35] . Il présente le voyage de deux jeunes mariés de 1845 qui veulent savoir comment leurs idéaux progressistes se réaliseront, en l’an 3000, où ils sont magiquement transportés. Le « génie du progrès » qui les accompagne leur présente une société riche et mercantile où prospère la devise « chacun chez soi, chacun pour soi [36] » et où l’intérêt économique a supplanté l’amour et la solidarité. Terriblement déçus par ce futur qui tourne leurs espoirs en dérision, les deux époux rentrent chez eux où, s’endormant « dans ces tristes pensées », ils voient en songe le monde détruit par un Dieu qui condamne les hommes parce qu’ils ont « enchaîné les eaux, emprisonné l’air et maîtrisé le feu », se sont crus les « maîtres du monde » [37] . Cette caricature de la France des dernières années de la monarchie de Juillet a été diffusée à plus de 10 000 exemplaires l’année de sa parution. Écrite par un ancien saint-simonien, elle constate la perversion d’un progrès qui a oublié les valeurs de l’association et de la sympathie
> [!information] Page 47
Cette caricature des conditions de vie et de travail de la société industrielle n’est pas aveugle aux effets du progrès sur la planète. Devant leurs conditions de travail inhumaines, les ouvriers se mettent en grève. Aussitôt licenciés, ils sont remplacés par des Africains supposés mieux résister à la chaleur infernale du puits. Quand certains administrateurs s’en offusquent au nom de l’abolition de l’esclavage, on leur répond que ces travailleurs ne sont pas des esclaves, mais des ouvriers qui toucheront leur salaire quand ils sortiront du puits. Ainsi le roman montre-t-il la dimension mondiale de l’industrialisation de l’Europe occidentale en termes politiques et écologiques aussi bien que sociaux. Les capitaux à l’origine d’Industria-City sont anglais, et il n’est pas indifférent qu’ils s’investissent en Irlande, territoire colonial où tout semble permis.
> [!accord] Page 49
Ainsi, dès le XIXe siècle, les fictions apocalyptiques répondent à l’entrée dans l’anthropocène. Le Dernier Homme, Frankenstein et Ignis n’en sont que trois exemples. Ils disent l’aliénation des hommes par la machine et critiquent le progrès, les rêves d’immortalité, les modifications du climat, les transformations de la condition humaine imposées par les nouvelles relations de travail. Les fables de la fin du monde sont les récits critiques d’une industrialisation qui met les hommes au service du capital et détruit la planète. Ni nihilistes ni réactionnaires, diverses et ambiguës, souvent ironiques et toujours complexes, elles puisent dans la destruction imaginaire l’énergie d’une affirmation à opposer aux destructions réelles du monde réel.
## Chapitre 2. L’affirmation du négatif
> [!information] Page 53
Au début du XXe siècle, la critique du progrès devient critique de la « machine », mot qui commence à désigner l’administration bureaucratique de la société. Les effets de l’industrialisation capitaliste conduisent les observateurs à se représenter la société comme une mécanique dans laquelle les êtres humains ne sont plus que des rouages. On trouve cette image chez Max Weber, dans une conférence de 1909, où il s’inquiète de la « supériorité technique du mécanisme bureaucratique » sur toute autre forme d’organisation sociale, « tout comme la supériorité technique des machines sur le travail artisanal » est « incontestable ».
> [!accord] Page 54
La même année, la même image se trouve développée dans une nouvelle de E. M. Forster, La machine s’arrête [2] . Dans un futur éloigné, les humains habitent à l’intérieur de la Terre, dans des chambres souterraines où tout le confort matériel leur est fourni par « la Machine », qui règle tous les aspects de leur vie. Ils ne sortent plus qu’exceptionnellement de chez eux, toutes les marchandises étant livrées à domicile par un dispositif mécanique. Ils vivent seuls, les contacts physiques sont réduits au minimum. Un réseau de télécommunication planétaire permet d’entretenir des relations sociales à distance. Toute la vie est passée sous le contrôle de « la Machine ». Cette évolution n’a pas été programmée, ni même décidée, elle résulte d’un « progrès » sans cause déterminable, comme si toute la « civilisation » s’était engagée dans cette voie sans prendre conscience de ce qu’elle faisait.
> > [!cite] Note
> y a un cote wall-e
> [!information] Page 55
Cette fable mêle la critique de « l’exploitation des richesses de la nature » à celle des formes de vie qu’implique la mécanisation. Elle ressortit à un apocalyptisme que son dénouement littéralise : l’ère de la Machine, c’est déjà la fin du monde comme monde digne d’être vécu. La modernité s’identifie à la destruction de la civilisation et peut-être de la vie : cette idée parcourra tout le XXe siècle. Dans les essais qu’il écrit dans les années 1960, l’anthropologue italien Ernesto de Martino a repéré de nombreux exemples, dans la culture populaire comme dans la littérature, de ce qu’il appelait une « humeur », « tonalité » ou « Stimmung » apocalyptique [5] . Il estime que le propre de la « conscience culturelle moderne » est une tension entre le sentiment que « le monde, c’est-à-dire la société construite autour de valeurs humaines, ne doit pas finir » et celui que « le monde peut finir […] au sens où la civilisation peut s’auto-anéantir, perdre le sens des valeurs intersubjectives de la vie humaine, et faire un usage insensé du pouvoir de domination technique de la nature, c’est-à-dire en user pour anéantir toute possibilité de culture »
> [!accord] Page 56
Mon hypothèse est que les fictions de la fin du monde conjuguent deux paradoxes. Elles affirment la négativité et elles tirent de cette affirmation une énergie qui puise au néant. C’est grâce à cela qu’elles sont critiques : leur négativité les situe au-delà des mensonges ordinaires.
> [!information] Page 58
« L’énergie du désespoir » est une formule que Michel Deguy a utilisée comme titre d’un essai paru à la fin des années 1990, où il mêle au désespoir issu d’une prise de conscience écologique une méditation qui conclut à l’affirmation de l’énergie poétique comme seul lieu d’utopie [12] . Proposition qui résonne avec les scénarios apocalyptiques contemporains. En effet, c’est en faisant fiction du pire que ces romans identifient une ressource littéralement utopique : c’est en affrontant les perspectives apocalyptiques du présent, et non en s’en détournant, qu’on se donne le moyen de les voir et d’y répliquer.
> [!approfondir] Page 58
Parmi les nombreuses propositions de l’essai de Deguy, on peut en retenir trois, qui permettent d’articuler désespoir, énergie et poétique. La première établit l’absence de transcendance de notre monde technique. Une menace apocalyptique existe dans la réalité et elle est due aux hommes eux-mêmes. Ce qui place l’humanité « en bord d’abîme [13] » : les hommes sont seuls et, par conséquent, rien ne saurait les sauver d’eux-mêmes. Une deuxième proposition en déduit qu’il n’y a rien à sauver, ni utopie à construire, mais que ce désespoir exige un « rebond vers un impossible [14] ». La troisième suggère que cet impossible s’identifie à la littérature elle-même : l’art ne sauve peut-être rien, mais il n’y aura pas de « rebond » sans lui. Ces trois idées traversent les fictions de l’apocalypse.
## En bord d’abîme
> [!information] Page 59
L’essai de Deguy accorde une place importante à l’idée que la Terre fait système : au XXe siècle la menace écologique, devenant globale, oblige à penser la globalité. Ainsi a-t-elle unifié l’humanité, pour la première fois de son histoire prise tout entière sous la même menace, pour la première fois objectivement constituée en un tout. Le péril environnemental oblige à penser le monde comme totalité concrète. Deguy reprend ici une idée qui se trouve, selon Hicham-Stéphane Afeissa, au fondement de la pensée écologiste : « la nouveauté de l’expérience du monde que rendent possible la crainte du péril atomique et la crise écologique au XXe siècle ».
> [!accord] Page 60
Quand le livre de Deguy a paru, on ne parlait pas encore d’anthropocène, mais l’idée en est proche : les hommes eux-mêmes sont seuls responsables de ce qui leur arrive – et cela implique une autre conséquence.
« Ce que la menace nucléaire nous a révélé : que “les hommes” sont l’épée de Damoclès même qui pèse sur l’humanité ; ou l’Humanité sur les hommes. C’est la réalité même qui est devenue allégorie de la réalité ; il n’y a plus à chercher d’autres mythes, d’autres dieux qui figureraient ce qui nous menace, nous destine, nous incombe, nous attend. C’est direct [16] . »
> [!accord] Page 60
L’humanité constitue un tout et c’est à l’intérieur de ce tout qu’il faut envisager ce qui nous « destine » et nous « incombe ». Il n’y a pas de reste, pas d’arrière-monde, mais un plan d’immanence. Ces lignes n’attribuent pas seulement aux hommes la responsabilité de la menace qui pèse sur le monde ; elles en tirent une conséquence poétique : les fictions de la fin du monde n’ont plus besoin de mythes.
## Il n’y a rien à sauver
> [!accord] Page 67
Alors que Le Dernier Monde cherche le lyrique, La Route est du côté de l’épique. Le roman de McCarthy invente l’épopée d’un monde mort dont la possibilité de renaître est à la fois toujours maintenue et toujours improbable.
Un père et son fils marchent vers le sud pour fuir l’hiver. Le fils est né au moment de la catastrophe et n’a donc pas connu le monde d’avant. N’ayant jamais vécu que dans l’apocalypse, le monde « pour lui n’était même pas un souvenir [27] ». Il n’en est pas comptable. C’est pourquoi l’enfant incarne la possibilité d’une renaissance : il est la possibilité d’un autre monde, d’un monde qui ne recommence pas l’ancien, mais soit véritablement nouveau.
> [!accord] Page 68
Rien du monde ancien n’est à sauver. Au contraire, c’est sur une table rase que quelque chose d’autre peut apparaître, porté par le seul personnage qui n’ait rien connu, n’éprouve aucune nostalgie, ne puisse revenir à rien et pour cette raison représente une authentique promesse. Aucune utopie ne se profile, mais le roman dit la condition à laquelle, des ruines, peut émerger un autre monde : un amour inconditionnel du prochain et une conscience absolue de sa responsabilité. Avec constance, l’enfant demande à son père s’ils sont « les gentils » : ceux qui ne tuent personne. Il faut que chacun « porte le feu », selon le leitmotiv du roman. Ce feu intérieur que le petit garçon porte en lui (« Il est au fond de toi. Il y a toujours été », assure le père à son fils [28] ) évoque l’inner light de la théologie puritaine, la flamme intérieure de la conscience.
## L’énergie de la littérature
> [!approfondir] Page 76
Les fictions de la fin du monde font table rase : c’est la condition à laquelle échapper au présent, penser et voir autrement sera possible. C’est ce que promet la jouissance du texte de Céline Minard, à la fois explosion de vie par laquelle le texte se consume dans sa propre profération, et ensemencement de la terre. La fin du monde n’est pas nihiliste : elle affirme la puissance de vie du poème. Est-ce trop solliciter les textes que d’y voir la condition de l’action humaine ? Hannah Arendt, quand elle envisageait la possibilité de l’anéantissement de l’humanité dans un conflit nucléaire, constatait que « la politique tout entière » était devenue un « non-sens » et qu’un « changement salutaire et décisif ne peut être attendu que d’une sorte de miracle » [36] . Par « miracle », elle entendait « chaque nouveau commencement », chaque action interrompant le cours de l’histoire, introduisant du nouveau, faisant événement, car les hommes, pensait-elle, possèdent « le don merveilleux et mystérieux de faire des miracles. Le langage usé et usité désigne ce don par le terme d’action » [37] . L’action commence peut-être avec la table rase fictionnelle qui nous confronte au présent sans illusion ni espoir et libère ainsi une promesse.
## Chapitre 3. Apocalypse immanente et messianisme
> [!information] Page 80
Peut-on concevoir une promesse qui échappe aux illusions du progrès, c’est-à-dire à l’idée d’une conscience et d’une maîtrise toujours plus grandes de ce qui nous arrive ? Paradoxalement, c’est bien ce que font les fictions de l’apocalypse. Non pas qu’elles promettent la destruction universelle : au contraire, elles permettent d’échapper au présentisme contemporain en rouvrant, dans le présent, un espace messianique. La promesse qui y émerge n’est pas celle du progrès – il n’y a plus de flèche du temps – mais celle d’un événement pur. Elle ne détermine pas l’avenir, elle l’ouvre. Cette possibilité est au cœur de ce que Derrida appelait le « messianique [1] » ; elle s’oppose aux promesses de progrès qui prétendent encore nous assurer de notre avenir. La doxa médiatique veut en effet maintenir les illusions modernes, en particulier quand elle commente les catastrophes.
> [!accord] Page 81
Comme dans la phrase si souvent entendue : « La catastrophe climatique nous guette. » Ici, le déni ne mobilise pas un discours téléologique pour tirer la leçon de la catastrophe et assurer qu’elle ne se reproduira pas, il est à la fois plus brutal et plus subtil. Plus brutal parce qu’il assure que la catastrophe n’a pas eu lieu, et plus subtil parce qu’il se camoufle derrière une menace : elle nous « guette », c’est-à-dire qu’elle peut se produire, menace de se produire, et sans doute ne tient-il qu’à nous, qui sommes désormais bien informés, d’y parer, de décider et d’agir.
> [!accord] Page 81
La téléologie est devenue complètement implicite, mais elle est toujours là : nous sommes alertés, nous pouvons agir, nous agirons. C’est la rhétorique des sommets internationaux et des discours officiels de la lutte contre le changement climatique. Et c’est un exemple parmi des milliers de la conception courante de la catastrophe ; elle se confond avec une apocalypse imminente : toujours à venir, toujours conjurée.
> [!approfondir] Page 81
Il faut lui en opposer une autre, selon laquelle la fin du monde n’est pas une menace que nous attendrions, que nous pourrions prévenir parce que nous la voyons venir, mais une réalité présente, que nous dénions et contre laquelle nous ne faisons rien. Nous attendons qu’elle se manifeste alors que son évidence crève les yeux. L’apocalypse est immanente, elle révèle le présent : c’est le véritable sens du mot.
> [!information] Page 82
Dans son ouvrage de 1966, The Sense of an Ending, jamais traduit en français bien qu’il soit vite devenu un classique de la théorie littéraire anglo-saxonne, le grand critique britannique Frank Kermode distinguait déjà l’imminence de l’apocalypse de son immanence. Dans sa perspective, l’Apocalypse de Jean se comprend dès la Renaissance comme une prédiction sans cesse démentie par l’évidence que le monde se perpétue et pourtant toujours vérifiée par la certitude que nous sommes au temps de la fin. C’est ainsi que les tragédies de Shakespeare transforment des symptômes historiques en thèmes apocalyptiques. Dans Le Roi Lear par exemple, « tout tend vers une conclusion qui ne vient pas […]. Quand la fin arrive, elle n’est pas seulement plus terrible que ce qu’on attendait, mais elle n’est encore qu’une image de l’horreur et non la chose elle-même. La fin est désormais une question d’immanence ; la tragédie s’approprie l’imagerie apocalyptique de la mort et du jugement, du paradis et de l’enfer, mais le monde perdure peuplé de survivants épuisés [3] ». L’apocalypse se transforme ainsi en crise sans fin : elle est la réalité de notre présent.
> [!accord] Page 84
Dès l’origine, l’apocalypse est pleinement politique. Son récit est un discours de résistance quand les épreuves semblent insurmontables et l’adversaire trop puissant. Dans notre monde sécularisé, où le royaume des cieux a cessé de paraître plus réel que l’ici-bas, il ne fait pas du lecteur de fictions un vainqueur vivant dans la communion de Dieu, mais lui propose une interprétation du présent qui rompt avec la téléologie ordinaire.
> [!accord] Page 84
Le sociologue des religions Henri Desroche distinguait, parmi les doctrines messianiques, celles de l’imminence et celles de l’immanence. Les premières supposent « une assomption qui rend caduc et superfétatoire tout le dispositif de l’ici-bas [de sorte que] le temps est volatilisé dans l’espace et le “monde” est un chantier qui ne demande au mieux qu’une liquidation ». L’imminence est adventiste : elle attend passivement l’arrivée du Messie. L’immanence au contraire « prend du temps », elle mobilise les rythmes du monde pour démontrer que l’avènement du royaume est une « nécessité […] attendue par les astres » [7] . En cela, elle pose le besoin d’une praxis à même de faire advenir la fin des temps. Dans notre monde désenchanté où la théologie a muté en philosophie de l’histoire, et où les philosophies du progrès n’en finissent pas de mourir, nous n’espérons plus l’apocalypse, nous la redoutons, mais la structure de notre attente n’en a pas changé pour autant
## Immanence et tragique
> [!accord] Page 88
Cette comparaison fait de la « cécité blanche » du roman une cécité opposée à celle que nous connaissons et rappelle les théories sociologiques de la surexposition médiatique de l’ère du simulacre [11] . Comme si le roman littéralisait une métaphore : les objets surexposés deviennent invisibles, nous sommes aveuglés par l’abondance d’information. Cette définition n’est que la première des nombreuses tentatives de comprendre l’aveuglement : les suivantes, sans la contredire, empêchent de le réduire à un sens univoque.
## Historiciser le présent
> [!information] Page 92
L’apocalypse immanente a le mérite de nous extraire du régime d’historicité que François Hartog a appelé présentisme, où le passé ne nous guide plus dans l’action et où le futur se dissout dans l’idée qu’il n’y a pas d’alternative et que nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons [18] . Le passé disparaît sous les catégories de la mémoire et de la dette : il ne sert plus de modèle, aucune leçon n’est plus à en tirer, il n’est plus l’objet que de commémoration. Le futur est soumis à un fatalisme cynique que les mouvements sociaux peinent à secouer. La hantise de la catastrophe exprime parfaitement ce régime : indéfiniment répétable ou menaçant toujours de se produire, le désastre figure la pression incessante du présent. Les fictions apocalyptiques, en représentant une apocalypse immanente, restaurent du temps. C’est en cela qu’elles sont critiques : elles suggèrent, comme les messianismes analysés par Henri Desroche, une praxis, c’est-à-dire une pratique politique du temps.
> [!information] Page 94
Ange mineur chargé de restaurer de la politique et de l’histoire où la politique et l’histoire ont disparu, il évoque précisément l’Ange de l’Histoire de Benjamin. On sait que « Sur le concept d’histoire » est une charge contre l’idée de progrès ; les lignes qui suivent immédiatement celles que j’ai citées plus haut font du progrès la cause de l’échec de l’ange :
« Il [l’Ange de l’Histoire] voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès [23] . »
> [!accord] Page 95
Comme l’ange, Will Scheidmann est envoyé sauver le passé [24] . Mais l’idée que les vieilles se font de ce salut est encore une idée progressiste qui appartient à un régime moderne d’historicité : Scheidmann doit mettre en route une « dynamique » à l’horizon de laquelle un avenir meilleur pointera. Au contraire, cet ange mineur montre que ça ne marche pas : au lieu d’accomplir cette mission, il rétablit le capitalisme. Comme pour prendre acte que l’histoire n’obéit à aucun schéma orienté et que l’idée même de progrès empêche de réveiller les morts et de rassembler ce qui a été démembré. Regarder l’histoire depuis l’après consiste donc non pas à entériner la catastrophe, mais à sortir de l’histoire-progrès qui mène au salut, à renoncer à l’avenir radieux, c’est-à-dire à l’apocalypse imminente, celle qui adviendra pour justifier le passé quoi qu’on fasse.
> [!accord] Page 95
Regarder l’histoire depuis l’après, c’est prendre acte des ruines, nier l’idée de progrès et dire les restes. C’est se donner le lieu d’où réveiller les morts et, peut-être, commencer à reconstruire. L’apocalypse immanente se comprend alors comme la formule poétique de refondation d’une praxis : si l’histoire est une longue série de catastrophes qui ne se laisse voir que depuis sa fin à venir, se situer imaginairement après cette fin, c’est affirmer que la seule politique possible est de se tourner vers le passé, honorer les morts et relever les ruines. Il faut accepter les ruines et s’y installer pour restaurer le passé comme passé, c’est-à-dire le rouvrir et non le sauver. Car si on ne peut pas sauver le passé, du moins on peut y donner accès, afin que le présent y gagne une profondeur et y trouve une vérité.
> [!approfondir] Page 96
Donner accès au passé, ce n’est pas faire de l’histoire : c’est, par une poésie qui articule les temps, un chant « polychronique » et magique, remuer des rêves et réveiller le savoir des « hiers » qui chantent. L’inverse donc d’une promesse : l’inverse d’un chant du progrès, mais l’incantation qui ravive le passé et le rend présent. On est encore très près de Benjamin. Dans son texte sur « Paris, capitale du XIXe siècle », Benjamin cite Michelet : « chaque époque rêve la suivante », et poursuit en montrant que chaque étape de l’histoire, chaque nouveau moyen de production, suscite des images « où s’entremêlent le neuf et l’ancien [27] ». Par ces images, la collectivité « cherche tout ensemble à supprimer et à transfigurer l’inachèvement du produit social ».
> [!information] Page 96
Ce sont des images de désir, elles « renvoient l’imagination, aiguillonnée par l’apparition d’une réalité nouvelle, à un passé immémorial. Dans le rêve où chaque époque se dépeint la suivante, celle-ci apparaît mêlée d’éléments venus de l’histoire primitive, c’est-à-dire d’une société sans classes [28] ». Ce sont bien les « hiers qui chantent » des vieilles, par quoi les temps sont réarticulés : dans le chant qui repousse la mort, dans le rêve du lendemain, il y a à la fois toute la profondeur de l’histoire, depuis le moment « primitif » de la société sans classes jusqu’au présent, et le ferment de l’utopie.
> [!approfondir] Page 97
Si la fiction nous fait sortir du présentisme, c’est parce qu’elle fait revivre les morts : c’est une praxis et une poétique. Mais elle ne les fait revivre que comme une fantasmagorie. Elle ne les sauve pas, elle les saisit depuis son point de vue, c’est-à-dire qu’elle les réinvente. Elle est le « saut du tigre dans le passé [29] » à quoi Benjamin comparait la mode.
> [!accord] Page 99
Grâce à cette confusion grammaticale, Volodine rouvre l’histoire : il va chercher les morts, conserve la mémoire du crime et la mémoire de son effacement, restaure la culpabilité. Le passé irrigue non seulement le présent, mais aussi l’avenir. La formule, détachée de son contexte quand elle devient titre du chapitre d’Écrivains, prend une valeur générale : les lendemains qui chantent n’ont jamais été de beaux jours et n’en seront jamais. C’est pourquoi il faut les extraire du passé et les réactualiser sans cesse. La contradiction des temps, dans ce beau titre, est benjaminienne : le point d’où parle l’écrivain du titre est le temps bloqué, le temps messianique des thèses sur l’histoire : ce « présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps […], expérience unique de la rencontre avec [le] passé [30] ». Ce présent n’est pas présentiste : il est repolitisé, ouvert sur le passé qu’il ressuscite et sur l’avenir qu’il charge de sens.
## Formes de l’apocalypse et messianisme
> [!accord] Page 101
Comme les premiers chrétiens devaient vivre leur foi parce que ce temps de la fin lui donnait tout son sens en leur enjoignant de « se préparer à la fin [34] », l’idée même d’une apocalypse immanente repose sur ce temps où le passé se condense, se saisit et se dépasse : d’une part, parce que c’est le temps de la praxis messianique, mais aussi parce que les fictions de l’apocalypse s’organisent autour de cette contraction du temps.
> [!approfondir] Page 106
L’apocalypse immanente se tient exactement là, dans ce temps pris dans la suspension de l’aveuglement, où résister au refus de voir d’autrui est un sacrifice héroïque et où Dieu ne mérite pas de voir. Sa différence avec le temps paulinien que décrit Agamben est que les fictions tragiques d’aujourd’hui n’identifient pas ce temps avec l’attente du salut, mais disent que le seul salut est de savoir qu’il n’y en a pas. La femme du médecin voit, mais Dieu ne mérite pas de voir. La seule rédemption réside dans la conjonction d’une volonté de voir malgré tout et d’une volonté d’aveugler les images sacrées, ou, si on préfère, dans l’acte double de garder les yeux ouverts sur toutes les catastrophes, c’est-à-dire sur toutes les faiblesses humaines, et d’aveugler les idoles de la promesse.
En définitive, si les aveugles de Saramago répudient la promesse catholique, ils sont plus proches de la promesse messianique revendiquée par Derrida : « promesse qui doit être pensée comme promesse et non comme programme ou dessein [44] », promesse qui doit rester sans contenu. Sans doute ne sont-ils guidés que par ce désir émancipatoire pur, « espérance messianique absolument indéterminée, […] concept étrange du messianisme sans contenu, du messianique sans messianisme » qui, ajoute Derrida, « nous guide ici comme des aveugles »
## Chapitre 4. Temps messianique et cinéma
> [!accord] Page 110
Si l’apocalypse est liée au temps, elle est aussi affaire d’image depuis les origines. L’Apocalypse de Jean elle-même est un récit d’images. Ce serait donc exemplairement un objet de cinéma. Pour le dire autrement : si le temps de la fin révèle le monde tel qu’il est, ce serait parce qu’il se prête idéalement au cinéma. C’est dans ce sens qu’on a pu dire que la fin du film équivaut à la fin du monde
> [!information] Page 110
Le cinéma appréhende la réalité, écrit Jean-Luc Nancy en citant Pasolini, écrivain et cinéaste de l’« apocalypse culturelle [2] » de la société de consommation : « Je découvre une réalité qui n’a rien à voir avec le réalisme. C’est parce que cette réalité est ma seule grande préoccupation que je suis de plus en plus attiré par le cinéma : il appréhende la réalité au-delà même de la volonté du réalisateur et des acteurs. Le cinéma, c’est la vie, fût-ce à notre corps défendant [3] . »
> [!approfondir] Page 111
Certes, dans ces scénarios, le film se constitue à partir de sa limite ultime, la finitude radicale du monde, mais il est un peu rapide d’affirmer que la fin du monde est la fin du film. Au contraire, si on veut se demander comment le cinéma représente le kaïros apocalyptique, il faut bien constater que la fin du monde, c’est le début du film. Partir de la position ontologique du « cinémonde », ainsi que Szendy nomme, après Nancy, cette disposition du cinéma à révéler le monde, ne doit pas empêcher de se demander par quels procédés le cinéma représente le temps de la fin
> [!information] Page 112
Dès les premières minutes du film, le temps apparaît donc comme celui d’un délai, au sens où Günther Anders a utilisé ce mot : le temps qui reste avant l’extinction de l’humanité à la suite de la guerre atomique. Dans l’essai « Le délai », écrit en 1960, c’est-à-dire quelques mois après la sortie du film et deux ans avant la crise des missiles de Cuba, Anders analysait l’âge atomique dans les termes de l’Apocalypse paulinienne.
## Dissolution de l’intrigue, suspension du temps
> [!accord] Page 115
Les jumelles, le périscope et la fenêtre séparent les personnages de ce qu’ils regardent, font écran entre le regardeur et la réalité. Cette mise à distance est soulignée par le surcadrage qui maintient les objets du regard dans l’immobilité de vignettes figées. L’éloignement les condamne au silence et le dispositif d’observation soustrait le hors-champ, de sorte que ni personnages ni paysages ne peuvent acquérir une perspective. Ces images sont plates, sans profondeur et tout entières définies par leurs bords : ce sont des miniatures macabres. Elles signent une séparation d’avec le monde.
> [!approfondir] Page 116
Mais il faudrait plutôt conclure, sans cette restriction, qu’il reste l’exercice d’un regard libre et même que c’est lorsque toutes les affaires du monde sont réduites à néant que le regard est libéré. Ici, c’est l’imminence de la fin du monde qui sépare le regardeur de ce qu’il voit et constitue son regard en considération esthétique. Pour parler comme Deleuze, les films de l’apocalypse reposent sur le « relâchement des liens sensori-moteurs » de l’action
## Un monde ordinaire et insupportable
> [!accord] Page 117
Pour parler comme Deleuze encore, c’est un « cinéma de voyant » où la vision supplante l’action [12] . Il montre des « situations optiques et sonores pures » qui se succèdent comme autant de tableaux. « Une situation optique et sonore ne se prolonge pas en action, pas plus qu’elle n’est induite par une action. Elle fait saisir […] quelque chose d’intolérable, d’insupportable. […] quelque chose de trop puissant, ou de trop injuste, mais aussi parfois de trop beau, et qui dès lors excède nos capacités sensori-motrices [13] . » En renonçant à l’action au profit de la description, ce cinéma ne renonce pas à raconter des histoires.
> [!accord] Page 118
Car décrire, ce n’est pas s’arrêter de raconter, c’est « observer des mutations », écrit Deleuze en citant Godard et en prenant comme exemples Rossellini, Ozu et Godard lui-même, et les moments historiques dont ils sont les témoins : « Mutation de l’Europe après-guerre, mutation d’un Japon américanisé, mutation de la France en 68 [14] . » Or c’est par là, selon lui, que le cinéma « devient tout entier politique » : il témoigne de l’insupportable que nous ne percevons pas dans la vie, mais seulement sur l’écran.
> [!accord] Page 118
Comme le dit le présentateur de la télévision au début du film, le dernier jour sur terre commence comme n’importe quel jour férié.
Mais un jour férié n’est pas n’importe quel jour. C’est un jour où on prend son temps, où le temps ne presse pas : le relâchement de l’action, la rupture des enchaînements ordinaires s’y font déjà sentir. Ici, la banalisation de l’événement est extrême, mais malgré ce que montre la télévision, l’ordinaire n’est pas seulement l’habituel : c’est le moyen de saisir la mutation d’un temps.
> [!accord] Page 119
Et dans 4:44, la fin du monde n’est pas d’origine naturelle : « C’est de leur faute », dit Cisco. S’il ne nomme pas les responsables, on comprend que l’anéantissement est dû à une catastrophe écologique d’origine humaine. La conjoncture est à l’arrière-plan : elle sous-tend l’écoulement du temps. Dans les trois films, également, le temps est le vrai sujet. Si on suit encore Deleuze, le temps est une puissance de l’image délivrée de l’action. L’image-temps fait « du mouvement la perspective du temps [15] ». Autrement dit, l’image-temps fait des mouvements des corps et de la caméra une perception du devenir, une manière de voir le temps s’écouler et agir. On peut le dire aussi dans les termes de Jacques Rancière : le cinéaste a le choix entre deux manières de voir, « la relative, celle qui instrumentalise le visible au service de l’enchaînement des actions, et l’absolue, celle qui donne au visible le temps de produire son propre effet [16] ». Ici, nous sommes dans la vision absolue
## Le temps messianique et l’amour
> [!approfondir] Page 121
De même, la seule action qui vaille, à la fin de Melancholia, est de construire une cabane magique pour abriter les derniers instants de complicité de Justine, Claire et Leo. Pure affirmation de l’amour, la cabane dont toute la critique a noté la fragilité permet d’attendre la fin ensemble, main dans la main, en maîtrisant la peur de chacun. Si l’amour n’est pas ici celui du couple, mais celui de deux sœurs et de l’enfant de l’une d’elles, cela ne change rien à ce qui est affirmé : la puissance du lien est tout ce qui tient devant le néant. Michaël Fœssel a bien vu que cette cabane est le « dernier lieu de résistance lorsqu’il n’y a nulle part où aller pour fuir la catastrophe [17] ». C’est pour cela, également, le lieu de « la seule image pacifiée du film : celle d’un véritable monde [18] ». Mais, tenu par le souci de mettre à distance ce qu’il appelle le « pathos de la fin du monde [19] », Fœssel en oublie le reste du film. Il ne veut pas voir que la paix conquise dans cette scène équivaut à la beauté de la cabane : celle-ci n’offre de protection que symbolique contre la catastrophe, celle-là n’existe que par contraste avec l’enfer bourgeois. La cabane regarde à la fois en avant, vers le néant promis, et en arrière, vers le monde décomposé dont la collision cosmique ne fait qu’entériner la mort. Ce qui fait sa singularité, son existence au bord du monde, pure immanence, affirmation gratuite et sans espoir de l’amour.
> [!approfondir] Page 123
Le nom de Moira (moïra : destin en grec, d’où les trois Moires, qui en sont les divinités) s’explique alors : elle est moins un personnage qu’une incarnation du destin d’une humanité en déréliction, essentiellement seule et perpétuellement à la recherche d’un amour qui la justifierait. Mais il n’y a plus de dieu à l’âge atomique et plus rien ne justifie l’existence. Solitude et veuvage sont les autres noms des femmes et des hommes. C’est pourquoi, quand elle envisage une aventure avec Towers, Moira se rend chez son ancien amant, Julian (Fred Astaire), pour lui demander s’il l’aime encore. Il lui répond que dans le monde normal, il serait toujours amoureux d’elle, mais que ses valeurs ont changé. Elle conclut alors : « No time to love. » Ce n’est pas le temps d’aimer : voilà ce que révèle le délai. L’amour est à la fois la seule réalité qui tienne et une réalité qui n’est qu’affirmation, qui ne tient que dans sa propre puissance d’affirmation. Rien d’institué ne le soutenant plus, il n’est plus affaire que de foi. Il en devient donc plus précieux que jamais. Refusé, il ne laisse place qu’au néant.
> [!accord] Page 124
Une scène située peu avant la fin a montré un pasteur célébrer une messe en pleine rue devant un parterre de fidèles. La prière avait lieu sous une banderole où on lisait : « There is still time, brother ». La formule avait un sens sotériologique : il était encore temps de prier pour son salut. Le dernier plan du film montre à nouveau cette banderole, mais la rue est déserte, il n’y a plus personne pour prier et rien ne manifeste la présence d’un éventuel au-delà. La phrase prend alors d’autres significations, ironique – il n’y a plus de temps – et militante : pour le spectateur, désormais seul destinataire du message, il est encore temps d’agir pour empêcher la catastrophe. En ce sens, On the Beach tient le même discours que Günther Anders, et au même moment. À l’âge nucléaire, il revient au spectateur d’être ce que le philosophe appelle un « apocalypticien prophylactique » :
« […] la chance nous est offerte de jouer un rôle d’apocalypticiens d’un nouveau genre, à savoir d’“apocalypticiens prophylactiques”. Si nous nous distinguons des apocalypticiens judéo-chrétiens classiques, ce n’est pas seulement parce que nous craignons la fin (qu’ils ont, eux, espérée) mais surtout parce que notre passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que celui d’empêcher l’apocalypse. Nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort. Que pour jouir chaque jour à nouveau de la chance d’être là, ridicules, mais toujours debout [22] . »
> [!accord] Page 124
Les trois films indiquent une eschatologie négative. Dans le monde du délai, il n’y a plus de finalités, mais seulement l’art de regarder librement le terme de toute chose. Mais si le film supprime le règne des fins et ôte aux personnages toute idée des fins dernières, c’est bien parce qu’il demeure une fin du film – non seulement au sens où le film a un terme, mais aussi au sens où il veut quelque chose. En quoi le film est politique. On pourrait dire que l’acte de représenter la fin du monde se donne pour fin de libérer le regard de toutes les fins, c’est-à-dire d’affranchir les formes du film de tous les automatismes : enchaînement des actions, généricité, typicité des personnages, primat du schème sensori-moteur dans le vocabulaire deleuzien, mais moins au profit de situations optiques et sonores pures qu’à celui d’un autre arrangement des temps, des actions et des regards, un arrangement qui vide les actions de leur sens et arrête le regard. Il ne s’agit pas d’inventer un cinéma plus moderne ou plus naturaliste, mais de réaliser un cinéma qui désoriente les corps, défie nos schèmes de perception et de pensée et travaille notre appréhension du temps.
> [!accord] Page 126
Comme la littérature, le cinéma peut représenter l’apocalypse, mettre le présent sous tension eschatologique et proposer une autre figure du monde. La cabane de Melancholia et la toile peinte de 4:44 sont des mondes habitables, malgré leur petitesse et leur fragilité, et surtout malgré la destruction universelle. Le mystère et la beauté de ces refuges résident dans leur apparente inutilité : à quoi bon opposer une cabane de branchages à une collision planétaire ? Mais, si dérisoires soient-ils devant la menace, ces abris n’en ont pas moins été pensés, conçus et exécutés pour des personnes aimées. Ce sont des œuvres, comme le souligne Abel Ferrara en choisissant de faire peindre à son personnage un tableau, et ces œuvres sont des dons, par lesquels affirmer, quand le monde s’effondre, qu’un autre monde est possible, ici et maintenant.
## Un monde barbare
> [!approfondir] Page 131
On reconnaît là une structure semblable à celle que Slavoj Žižek a mise en évidence dans un article sur « l’image sublime de la victime [4] ». Il y oppose la loi écrite qui exprime l’ordre social dans la sphère publique et son « envers obscène », la loi « ténébreuse », qui dans la sphère privée « redouble et accompagne comme son ombre » la première [5] . Dans les sociétés démocratiques, écrit Žižek, la seconde est le support secret de la première, car le lien « le plus profond [de la] communauté n’est pas […] tant l’identification à la Loi qui règle le cours quotidien, “normal” de la vie communautaire, mais bien plutôt l’identification à une forme spécifique de transgression de la Loi, de la suspension de la Loi », c’est-à-dire de « jouissance »
> [!approfondir] Page 132
Comme la psychanalyse nous l’apprend, des règles tacites sous-tendent toujours la loi : sous l’obéissance à celle-ci se dissimule la jouissance d’une transgression partagée. Les exemples des lynchages perpétrés par le Ku Klux Klan aux États-Unis ou des pogroms européens permettent de le comprendre : l’intégration sociale de l’individu repose sur l’adhésion plus ou moins explicite à cette forme de violence, qui reste cependant secrète et nocturne dans les sociétés libérales – selon l’adage : ce que tout le monde sait mais que personne ne dit tout haut. Dans les sociétés totalitaires, ce rapport est inversé : il faut montrer sa dévotion au pouvoir pour qui « la nécessité de l’Histoire impose d’accomplir des horreurs obscènes [7] ». La jouissance de la transgression conquiert la place publique et la normalité se réfugie dans le domaine privé. C’est la figure du militant qui s’honore de faire le « sale boulot » ouvertement, dans sa vie sociale, mais d’être un bon père de famille quand il rentre chez lui.
> [!accord] Page 134
En prenant la transgression à son propre jeu, Leonardo a restauré la Loi. Il est devenu l’Autre de la tribu, lui impose le respect et se trouve libre de la quitter. Retourner la violence contre soi-même apparaîtrait alors comme la seule manière de combattre l’effondrement civilisationnel que décrit Longo. Sacrifier sa main est la seule manière, pour Leonardo, de se libérer, car il rompt un cycle : n’ayant agressé personne, il n’encourt aucune vengeance. Ayant montré la supériorité de la Loi sur la transgression, il impose aux jeunes la retenue qu’ils se souviennent avoir observée autrefois devant les morts. Comme si la loi défunte était à cet instant plus forte que lorsqu’elle était vivante.
## Sacrifice et résistance
> [!accord] Page 136
Refuser la barbarie commence quand on retourne la violence contre soi. En le montrant dans des fictions qui s’appuient sur ce que Bond considère comme une vérité anthropologique, le théâtre restaure ce qu’on peut appeler, après Hannah Arendt, le sens commun. Non pas le bon sens, mais le sens du commun, du monde en tant qu’il est commun, de ce que nous avons en partage, qui implique celui de la pluralité, c’est-à-dire, pour Arendt, la capacité à distinguer qui est la faculté politique par excellence. Savoir distinguer la singularité de chaque événement, la spécificité de chaque existence, l’unicité de chaque être vivant : faculté nécessaire à l’appréhension du pluriel des positions et des intérêts et à celle du commun des conditions sensibles de la vie.
## Conter et mettre au monde
> [!accord] Page 141
Nulle part l’argument d’Arendt n’est plus justifié : les hommes ont le don de faire des miracles et ce don s’appelle l’action. L’agir humain détermine des commencements et les commencements dans la société sont beaucoup moins improbables que dans la nature, parce que « chaque homme – dans la mesure où, par la naissance, il est venu dans un monde qui existait avant lui et continue d’exister après lui – est lui-même un nouveau commencement [19] ». L’action est le pouvoir de « fixer un nouveau commencement, d’entamer quelque chose de neuf, de prendre l’initiative [:] le miracle de la liberté est contenu dans ce pouvoir-commencer [20] ».
## Chapitre 6. La violence de l’inestimable
> [!information] Page 144
Edward Bond théorise ainsi l’innocence originelle des hommes, qu’il nomme « innocence radicale » :
« Dans l’improvisation de Palerme le soldat tuait son frère, ou sa sœur […] paradoxe […] sans cesse présent à notre esprit. C’est le nœud crucial sur lequel se fonde notre humanité, l’expression de cette innocence radicale qui fait que nous sommes humains. Nous naissons radicalement innocents et notre nature n’est ni animale ni humaine. Nous créons notre humanité à mesure que nos instincts deviennent des pensées dans notre esprit. Au cours de notre vie, notre innocence radicale s’empêtre dans les contradictions sociales qui font de nos villes des camps retranchés en temps de paix et des champs de ruine en temps de guerre [1] . »
## L’enfant dieu
> [!approfondir] Page 147
Mais on voit bien qu’il y a aussi autre chose dans ce passage : l’affirmation messianique que l’enfant doit s’occuper « de tout », affirmation si scandaleuse que le père ne la comprend pas tout de suite, mais doit la lui faire répéter. Sur une planète qui n’est plus un monde, puisque le monde a été balayé par la destruction, l’enfant est le seul à imposer le souci du commun. Il passe par le pardon – faculté qu’Arendt comparait au pouvoir de faire des miracles et dont elle faisait un paradigme de l’action
> [!approfondir] Page 148
C’est ainsi que les apocalypses critiques tentent de remettre notre monde en mouvement. Cela ne va pas sans violence. Contrairement à ce qu’on affirme facilement aujourd’hui, où on taxe l’apocalyptisme de défaitisme dans lequel la pensée et l’action s’immobilisent. La relecture récente des derniers écrits de Pier Paolo Pasolini par Georges Didi-Huberman dans Survivance des lucioles en donne un bon exemple. Didi-Huberman écrit que le Pasolini apocalypticien des années 1970 s’est « immobilis[é] dans une sorte de deuil, de désespoir politique [8] ». Mais imaginer l’apocalypse ne revient pas à s’arrêter sur une image fixe : c’est raconter une histoire. C’est à la fois désespérer de la survivance des lucioles et interroger ses conditions de possibilité. C’est s’installer, plus sûrement que dans l’immobilité d’un deuil, dans l’identité des contraires, c’est-à-dire dans une dialectique qui envisage en même temps l’advenue de l’apocalypse et l’histoire qui la contredit. Les fictions de l’apocalypse s’installent dans le négatif et imaginent là-même une issue qui ne succède pas à la modernité, ne se situe pas dans son sillage, mais invente autre chose, fraie une autre voie. Et, de fait, Pasolini lui-même publie l’article critiqué par Didi-Huberman dans la période où, loin de s’être « immobilisé », il écrit la prose la plus violemment polémique de sa vie. Témoigner de l’apocalypse, c’est toujours exercer une violence – et le témoin doit s’attendre à la voir retomber sur lui.
## La parole du prophète
> [!information] Page 149
Il faut revenir ici sur l’argumentation de Didi-Huberman. Le 1er février 1975, Pier Paolo Pasolini publie dans le Corriere della Sera son article sur le « vide du pouvoir en Italie », repris ensuite dans les Écrits corsaires sous le titre devenu célèbre : « L’article des lucioles [9] ». Pasolini y soutient la thèse aujourd’hui bien connue de la transformation de l’Italie, dans les années 1960, d’une société traditionnelle aux valeurs chrétiennes millénaires en société moderne, industrialisée, épousant les valeurs permissives de la consommation. Il s’agit selon lui d’un « génocide [10] » qui engloutit le peuple italien, d’une apocalypse culturelle qui se distribue en « désastre économique, écologique, urbaniste, anthropologique [11] ». Le pouvoir de la consommation, qui pénètre les consciences et les déforme, est plus grand que celui du fascisme, qui ne régnait qu’en surface. Didi-Huberman note que Pasolini défend sa thèse certes en polémiste, mais en même temps en poète reprenant à Dante l’image des lucciole qui, en enfer, s’opposent à la lumière (luce) glorieuse du paradis [12] , et encore en autobiographe qui oppose le « génocide culturel » des années 1970 au souvenir de l’innocence pastorale de ses années frioulanes, quand il admirait les « envols amoureux et [les] lumières » des lucioles
> [!approfondir] Page 151
C’est bien parce que Pasolini s’exprime à la fois en polémiste, en poète et en autobiographe – ici encore, ou plutôt déjà, puisque ces propos sur le génocide culturel italien sont prononcés quelques mois avant la publication de l’article des lucioles – qu’il peut prendre cette position impossible qui consiste à affirmer et nier en même temps l’apocalyptisme de sa pensée. C’est de la même manière, sans doute, que toutes les fictions de l’apocalypse envisagent la disparition des lucioles. Il y va du droit de la fiction à penser l’impensable. S’il y a contradiction pour le philosophe à énoncer le désespoir absolu, il est toujours possible au poète, à l’écrivain, de se situer dans cette contradiction et d’imaginer l’inimaginé, voire l’inimaginable. Les fictions de la fin du monde ne s’installent pas dans le désespoir pour rien. Il faut représenter la catastrophe absolue pour tenter d’en prévenir la réalisation. On retrouve l’argument de Günther Anders : il revient au penseur d’être un « apolypticien prophylactique ». C’est pourquoi Hicham-Stéphane Afeissa réfère les apocalypticiens modernes aux « prophètes de malheur » de la Bible plutôt qu’aux apocalypticiens au sens strict. Pour ces derniers, l’apocalypse est une nécessité et l’action des hommes ne la préviendra pas. Au contraire, dans la perspective prophétique, les hommes ont prise sur leur destin.
> [!approfondir] Page 153
« Ne voir que du tout », comme le reproche Didi-Huberman à Pasolini, c’est donc la condition même de la prophétie. Ce n’est pas l’erreur du prophète, mais son exercice. Lui opposer la vérité de la survivance des lucioles, c’est assigner à la parole un devoir de vérité, quand elle se profère sous un tout autre régime. Redisons-le : l’expression – l’énergie – du désespoir ne se comprendrait pas si elle n’était pas, en même temps, appel à l’action.
> [!accord] Page 153
Quelle forme peut prendre cette action ? Jean-Luc Nancy en donne une idée dans L’Équivalence des catastrophes. Le présent y apparaît comme vivant « sous la menace d’une apocalypse ouvrant sur rien [19] ». Nancy propose l’expression d’« équivalence des catastrophes » non pas pour affirmer que tous les désastres se valent, mais pour souligner que la menace globale et permanente de l’anéantissement de l’humanité résulte d’une interconnexion qui absorbe « toutes les sphères de l’existence des hommes, et avec eux de l’ensemble des existants [20] ». L’intrication croissante entre « le capitalisme et le développement technique » ne laisse plus aucune marge aux êtres vivants – humains et autres – pris dans la « connexion, précisément, d’une équivalence et d’une interchangeabilité illimitée des forces, des produits, des agents ou acteurs, des sens ou valeurs – puisque la valeur de toute valeur est l’équivalence [21
> [!accord] Page 154
Ce mode nous expose à une condition jusqu’ici inouïe de la finalité : tout devient fin et moyen de tout. En un sens, il n’y a plus ni fins ni moyens [24] . » Comme les solutions ne peuvent émerger que de cette même civilisation, il est illusoire de penser que nous pouvons en trouver une sans sortir de la finalité elle-même, c’est-à-dire « de la visée, du projet et de la projection d’un futur en général [25] ». Sortir de la « modernité », mais aussi d’une « postmodernité [qui] reste pris[e] dans un schème de succession [26] ». Sortir du présentisme ne demande donc pas de restaurer une visée du futur comme dans le régime moderne d’historicité. C’est un saut qualitatif qu’il faut effectuer.
> [!accord] Page 154
Les fictions de la fin du monde ne font rien d’autre que fabuler la sortie de la modernité : détruire imaginairement notre monde, c’est mettre fin au mode d’existence qu’il implique, c’est rompre le lien à la technique, à la projection dans le futur, au règne des moyens et des fins qui le caractérise. Se situer à la fin des temps, c’est commencer à penser un autre avenir, une autre relation au temps et à l’action, une autre politique. En ce sens, les fictions apocalyptiques montrent d’une part l’impasse de la modernité et la nécessité d’en sortir, et d’autre part l’inconsistance d’une postmodernité dont les micro-récits sont impuissants à inventer une autre civilisation. Elles montrent que le monde actuel est catastrophique et court à l’apocalypse au moins au sens où il n’y a pas de « solution » dans le cadre de notre civilisation. Les fictions apocalyptiques d’aujourd’hui font table rase du présent pour ouvrir un horizon.
> [!accord] Page 156
Ces lignes résonnent étrangement à la fin d’un récit entièrement assuré depuis le point de vue de ses personnages. Il s’agit du seul paragraphe délié d’un point de vue interne, comme si l’auteur, parvenu au terme de son histoire, s’autorisait à intervenir pour célébrer le monde disparu. Comme s’il sortait du monde fictionnel pour s’adresser directement au lecteur et lui faire partager sa propre expérience de la beauté et du mystère. Ce paragraphe final constitue une sorte de seuil qui relie l’univers fictif au nôtre et conduit le lecteur à reconsidérer le monde qu’il habite, après le détour par la fiction. En s’apprêtant à fermer le livre, le lecteur qui a subi l’épreuve de l’apocalypse est amené à mesurer la fragilité de ce qu’il y a d’inestimable dans le monde réel. C’est ainsi que la littérature agit.
La littérature ne propose pas de thèses, elle ne donne pas de leçons, ni ne propose à proprement parler de savoirs. Mais elle procure une expérience de l’altérité qui nous est nécessaire pour revenir à notre vie mieux armés pour affronter le monde. L’apocalypse, en particulier, nous aide à déconstruire notre présent et à imaginer d’autres mondes possibles. La table rase est le seuil de l’utopie.
## Chapitre 7. L’utopie du commun
> [!information] Page 160
L’apocalypse nous apprend que l’inestimable dans l’histoire se nomme utopie. Il faut l’affirmer contre la doxa : c’est la catastrophe qui mène à l’utopie et non l’inverse. L’ouvrage fondateur du genre utopique, L’Utopie, de Thomas More, le pose par sa composition même, en deux livres, dont le second seulement présente l’île d’Utopie, alors que le premier brosse un tableau désespérant de l’Angleterre du début du XVIe siècle. C’est sur le fond de cette dystopie que l’utopie fait sens. Cette propriété du genre nourrit d’ailleurs les pensées les plus opposées de l’utopie.
> [!information] Page 161
C’est justement contre la catastrophe qu’un philosophe comme Miguel Abensour pense l’utopie :
« Ce n’est qu’en faisant sienne l’hypothèse de la catastrophe en permanence, jusqu’à l’intérioriser en acceptant cette épreuve, que [l’utopie] peut préserver la chance d’aborder sur une autre rive. “Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe”, prononce Walter Benjamin. Il en va de même de la pratique de l’utopie [3] . »
> [!approfondir] Page 163
« Avec Malevil, Merle parvient à entrevoir un possible vivre-ensemble que cette œuvre explore sans angélisme », note une spécialiste de l’œuvre [8] . Car le roman n’évite pas les problèmes : la reconstruction de la société qu’il imagine ne va pas sans conflit. La table rase initiale – la destruction de presque toute l’humanité par une guerre atomique – révèle un état de nature hobbesien : un monde où chacun lutte pour sa survie et pense d’abord à assurer sa sécurité [9] . C’est sur ce fond que s’élabore l’utopie. Robert Merle détaille les difficultés d’organiser la communauté des rescapés et de préserver son unité. Le roman se présente comme le mémoire, rédigé au passé et à la première personne, par Emmanuel Comte, présentant la genèse et les débuts de la petite société dont il est le chef. Ce mémoire est entrecoupé de « notes » de Thomas, qui complètent et corrigent le récit d’Emmanuel, introduisant une autre voix dans le roman.
## La bombe et l’état de nature
> [!accord] Page 165
Le monde est ramené à l’état de nature. Et, sans jamais les mentionner, Robert Merle discute ici avec les philosophes du contrat social, conduisant son roman comme une expérimentation politique dans le laboratoire fictif d’un monde où tout est à réinventer. Or la première référence qui vient à l’esprit est celle de Hobbes. Le monde dévasté par la bombe est hostile et la préoccupation première de la communauté est de garantir sa sécurité.
> [!information] Page 167
On comprend que la sécurité soit, pour la petite société de Malevil, une préoccupation cardinale. Dans un monde qui apparaît sans loi et où les ressources sont rares, il est nécessaire de fortifier les habitations, de posséder des armes et d’être constamment vigilant pour déjouer les assauts. Il faut noter que tous les étrangers qui se présentent à la porte de Malevil, sans exception, sont hostiles. L’état de nature n’est pas ici, comme chez [[Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]], l’enfance d’une humanité innocente dont les membres vivent dispersés à la surface de la terre, non encore corrompus par la propriété privée, mais plutôt comme chez Hobbes, un état de rivalité sans frein qui impose de toujours se prémunir contre autrui. Si le roman s’arrêtait là, il ne serait qu’une variation de plus sur les scénarios des fables hobbesiennes qui ont fleuri après-guerre, en Angleterre principalement : Sa Majesté des mouches, Terre brûlée, The Tide Went Out
^b0eeea
> [!accord] Page 167
Mais Robert Merle ne tire pas les mêmes leçons de l’histoire. Malevil survit et prospère non grâce à l’abandon de souveraineté de ses habitants au profit d’un souverain tout-puissant, mais plutôt grâce à l’unité précaire, instable, mais s’élaborant sans cesse, de toutes les volontés. Après la sécurité, la seconde obsession d’Emmanuel est l’« unité de Malevil ». Ainsi le récit se divise-t-il entre épisodes d’aventures (la préparation des défenses et les combats eux-mêmes) et de longs débats faisant délibérer les personnages, aboutissant à des compromis et construisant des consensus sur les décisions à prendre. Or ces décisions souvent prises à l’unanimité le sont aussi pour le bien commun, chacun acceptant, plus ou moins vite, plus ou moins de bonne grâce, de sacrifier son intérêt particulier au profit de la communauté, ce qui distingue cette petite société des autres groupes de survivants. Le roman présente une véritable dramaturgie de la décision politique : les assemblées font l’objet de longs récits attentifs à l’argumentation de chacun, à la manière dont les volontés particulières s’affrontent et à enfin à celle dont les conflits se résolvent. On peut voir là la construction d’une [[Fiche - Volonté Générale|volonté générale]] rousseauiste
> [!approfondir] Page 168
À cet égard, le rôle d’Emmanuel, chef cumulant pouvoirs temporels et spirituels et véritable héros politique, est déterminant : sans jamais considérer son intérêt particulier, mais toujours l’intérêt général, il oriente les débats avec un sens tactique exceptionnel qui lui permet d’aboutir très souvent au consensus à partir de positions de départ qui paraissaient inconciliables. Cette habileté apparaît parfois proche du cynisme : c’est du moins ce qu’écrit Thomas à la fin du roman : « […] l’habileté d’Emmanuel me choquait. Je la trouvais cynique. [Désormais] je crois, au contraire, qu’une bonne dose de machiavélisme est nécessaire à quiconque entend diriger ses semblables même s’il les aime [12] . » L’émergence de la [[Fiche - Volonté Générale|volonté générale]] dépend donc d’un chef machiavélique, or Thomas ajoute ne pas croire qu’un « groupe sécrète toujours le grand homme dont il a besoin [13] ». À la fin du roman, c’est bien la personnalité de son héros qui apparaît comme le principal facteur de réussite de la petite communauté, bien plus qu’un quelconque déterminisme social ou économique.
^4da89b
## Recoudre le temps
> [!information] Page 195
Dans son essai sur les Revenances de l’histoire, Jean-François Hamel relie le présentisme contemporain, qui fait disparaître passé et avenir, à la thématique benjaminienne de la perte de l’expérience [5] . On sait que, pour Benjamin, l’expérience rassemble, dans la mémoire du sujet, des données venues de la tradition, du « passé collectif », aussi bien que du « passé individuel » [6] . En tant que telle, elle « constitue le socle à partir duquel s’effectue la projection des identités vers l’avenir [et détermine] ainsi l’horizon d’attente des individus et des collectivités [7] ». C’est dire que l’expérience permet au sujet comme à une société de conjoindre passé, présent et avenir : « […] le présent comme attention à ce qui est, le présent du passé sous la forme de la mémoire, le présent de l’avenir sous la forme de l’attente [8] . » Mais cela suppose « une tradition vivante relayée de génération en génération [9] », laquelle, selon Benjamin, a été brisée par la Première Guerre mondiale et plus généralement par l’évolution des sociétés modernes, industrielles et capitalistes. The Leftovers met en récit une destruction radicale de l’expérience entendue en ce sens.
## Une nouvelle diplomatie
> [!accord] Page 213
Ici, la réalité rejoint la fiction. En mars 2017, le parlement néo-zélandais a accordé au fleuve Whanganui le statut d’« entité vivante » pour le doter d’une personnalité juridique, lui donnant des droits, accédant ainsi à une vieille revendication des tribus maories riveraines. Depuis, le fleuve peut être représenté devant la justice par un collectif dont la composition est fixée par la loi : traduction juridique de la capacité humaine de traduire. Le fleuve accède à un mode humain complexe de résolution des conflits : c’est un élargissement de la société vers le non-humain. Cette première a suscité une certaine attention. Plus récemment, en février 2019 aux États-Unis, les habitants de Toledo, Ohio, ont conféré par référendum au lac Érié le droit « d’exister, de prospérer et d’évoluer naturellement ». Au-delà de sa portée symbolique, ce référendum a une portée juridique : les habitants de Toledo peuvent engager des poursuites contre les pollueurs au nom du lac lui-même
> [!accord] Page 214
Il ne faut pas surestimer la portée de ces évolutions du droit, qui ne suffiront pas à dissuader les pollueurs, mais il ne faut sans doute pas les sous-estimer non plus. Elles constituent un pas vers une autre ontologie et vers une autre politique : elles repeuplent le champ social d’acteurs non humains, reconnaissant explicitement qu’il faut de tout pour faire un monde.
## Être ambivalent
> [!accord] Page 223
Pourquoi un film d’animation permet-il cela mieux que toute autre forme ? La langue française permet de l’entendre facilement : le dessin animé est naturellement, si l’on peut dire, animiste. Sergueï Eisenstein écrivait à propos des films de Walt Disney : « L’idée même d’animated cartoon est comme l’incarnation de la méthode de l’animisme. Ce laps de temps où un objet inanimé est doté d’une vie et d’une âme, que nous conservons comme une séquelle lorsque, ayant heurté une chaise, nous l’apostrophons tel un être vivant [6] . » Doter les robots d’une âme, c’est mettre en abyme l’art du dessinateur.
## Conclusion
> [!accord] Page 240
Les fictions pensent, c’est-à-dire qu’elles imaginent, représentent, conçoivent. Ce sont des formes de la connaissance. Parmi les enseignements qu’on peut en tirer, figure en bonne place la nécessité de l’attention. La cabane de Melancholia, comme la toile de Skye dans 4:44, n’exprime pas le besoin de construire un refuge contre la destruction, mais celui de produire des œuvres, si modestes et éphémères soient-elles, pour s’aimer, où s’aimer, avec quoi s’aimer. La communauté des hommes, des animaux et des Crakers à la fin de MaddAddam est une autre figure de cette attention à l’autre, dont l’amour est un mode, et qui est moins ce qui succède à l’apocalypse que ce qui lui résiste.