> [!info]+ Auteur : [[Walter Benjamin]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 35 minutes --- # Note ## Présentation > [!accord] Page 2 Comment transmettre le passé ? Est-ce possible dans un monde régi par l’information brute et l’immédiateté ? Les trois célèbres textes réunis ici – « La tâche du traducteur » (1923), « Expérience et pauvreté » (1933), « Le conteur » (1936) – sont traversés par cette idée : depuis la Première Guerre mondiale, l’expérience a perdu de sa valeur, ce que l’on a soi-même vécu n’est quasiment plus mis en mots et transmis d’une génération à l’autre. [[Walter Benjamin|Benjamin]] livre là une poignante réflexion sur la beauté de ce qui disparaît, le sens de l’histoire et notre attitude ambiguë vis-à-vis du passé. ## Préface. Expérience, traduction et modernité, par Élise Pestre > [!accord] Page 5 Redécouvert dans les années 1960, son travail théorique a souvent fait l’objet d’une segmentation selon les domaine scientifique et littéraires, alors que chez ce penseur contemporain la philosophie, la critique d’art, la réflexion historique, les pièces radiophoniques entrent en dialogue de façon continue. > [!information] Page 5 Avec pour toile de fond la montée du national-socialisme et l’arrivée de Hitler au pouvoir, [[Walter Benjamin]] rédige entre 1921 et 1936 trois textes essentiels : « La tâche du traducteur », « Expérience et pauvreté », qui donne son titre au présent recueil, et « Le conteur ». Ces essais expriment avec agilité sa vision d’une époque et permettent d’observer comment les conditions d’instabilité générées par le climat de l’entre-deux-guerres semblent avoir paradoxalement fourni à l’écrivain berlinois une sorte de réservoir spatio-temporel dans lequel il a puisé ses réflexions philosophiques. ### De la « pulsion de traduire » au « devoir de traduire » > [!information] Page 6 [[Walter Benjamin]] a gardé de ses études universitaires itinérantes – Berlin, Fribourg, Berne, Heidelberg – un goût prononcé pour le voyage. Ce tropisme du déplacement lui permet de faire corps avec des lieux étrangers. Il s’imprègne de ces nouveaux territoires, s’y installe un temps, écrit. Mais à cette flânerie tracée au fil de ses désirs et rencontres, s’est progressivement substitué l’exil. > [!accord] Page 6 Cet écrivain en transit, parfois en errance, dont on a pu dépeindre le caractère mélancolique, manifeste néanmoins un aller vers l’autre langue, impulsion désirante qui rend compte d’une formidable « pulsion de traduire1 » à l’œuvre. Sa volonté de transmettre en Europe, depuis des géographies diverses, sa lecture de l’histoire peut être envisagée comme l’expression d’un « devoir de traduire2 » qui semble s’être imposé à lui. Car, au-delà de son activité de passeur d’une langue à l’autre, [[Walter Benjamin|Benjamin]] s’est mis en instance de démêler ce qui résiste, par le biais de la langue, comme pour mieux extraire du sens depuis le creux de l’histoire. ### La tâche du traducteur > [!approfondir] Page 7 Rédigé en 1921, ce texte-manifeste laisse filtrer un certain messianisme, spécifique de la pensée benjaminienne, engageant dans le même temps le souhait d’un retour à la langue originelle, adamique. L’idée d’une universalité de la traduction, avancée en 1916 et selon laquelle « tous les langages sont traduisibles les uns dans les autres. La traduction est le passage d’un langage dans un autre par une série de métamorphoses continues5 », perdure néanmoins ici. ### Les mutations engendrées par la traduction > [!accord] Page 7 [[Walter Benjamin|Benjamin]] propose une perspective dynamique à partir de l’idée suivante : « La traduction est une forme. Pour l’appréhender en tant que telle, il faut revenir à l’original. » Cet énoncé permet de comprendre que la traduction, toujours secondaire à la création de l’œuvre, se modèle sur l’original, sorte de texte-métamorphose qui tente, sans pour autant vouloir le remplacer, de s’approcher au plus près de ce dernier. ### L’incomplétude des langues > [!accord] Page 8 Cette dimension défendue par le philosophe ne semble pas étrangère à la montée en puissance du fascisme en Allemagne et dévoile peut-être un vœu d’oxygénation, voire de transformation de sa propre langue par une autre qui ne serait pas atteinte par ce totalitarisme naissant. Avec cette perspective sont soulevées des questions sous-jacentes aux problèmes politiques de l’époque. Par exemple, et de manière aussi intuitive que prophétique, celle-ci : la langue germanique, en voie de mutation du fait de l’arrivée du nazisme, pourra-t-elle évoluer, s’enrichir autrement qu’en empruntant le chemin escarpé de la « purification » ? Plus généralement, selon quelles modalités une langue est-elle conditionnée par l’histoire ? > [!approfondir] Page 8 Les langues sont parentes, elles ne sont pas étrangères les unes aux autres, une intimité les unit, à laquelle le traducteur est confronté. Prises isolément, elles sont incomplètes ; réunies, elles ont une vie et une visée communes. La « totalité de leurs intentions se complétant les unes les autres » est celle de la « langue pure », écrit [[Walter Benjamin|Benjamin]], qui désigne par cette expression aux consonances religieuses une harmonie première – la langue adamique – visée par tous ces modes différents de signifier. L’incomplétude des langues et leur intimité se retrouvent dans leur devenir, qui est celui d’une « langue supérieure » dont le noyau est intraduisible mais vers lequel tend toujours le traducteur. Celui-ci aura donc pour difficile tâche de « porter à maturation dans la traduction les semences d’une langue pure ». ### Expérience et pauvreté > [!information] Page 9 La notion d’expérience7, apparue dès ses écrits de jeunesse, se dégage radicalement d’une conception qui reposerait sur un modèle mathématique et scientifique inamovible. Cette conception néokantienne de l’expérience amène [[Walter Benjamin|Benjamin]] à protester contre le « masque de l’adulte » et à prôner l’expérience de la jeunesse. Notion clé, l’expérience traverse de part en part l’œuvre de [[Walter Benjamin|Benjamin]] et aboutit, dans « Expérience et pauvreté », à une position éthique dans laquelle le philosophe s’insurge contre la bourgeoisie et affirme que la possibilité de réinvention appartient à l’homme moderne, qui côtoie la pauvreté. > [!information] Page 10 C’est avec le souvenir personnel d’une fable d’Ésope, « Le laboureur et ses enfants », lue quand il était écolier, que [[Walter Benjamin|Benjamin]] ouvre son essai8. Alors qu’il est au seuil de la mort, un vieux paysan raconte à ses fils qu’un trésor se trouve caché dans son vignoble et qu’ils doivent le découvrir. Les fils ne trouvent aucun trésor, mais labourent si bien la terre que la vigne mûrit et donne en abondance. Fort de son expérience antérieure, le vieil homme a transmis à ses enfants que c’est dans le fruit du travail et le partage de l’expérience que gît le véritable trésor. > [!accord] Page 10 Selon [[Walter Benjamin|Benjamin]], « l’expérience a subi une chute de valeur » et les anciens n’ont plus rien à nous apprendre. Ce déclin serait une conséquence directe de la Première Guerre mondiale et du mutisme des soldats revenus du front. Avec l’avènement d’une technique extraordinaire qui a décharné les corps et les âmes de « l’humanité en général », cette nouvelle forme de guerre industrielle a considérablement appauvri les gens en « expériences communicables ». C’est le monde dans sa totalité qui a été défiguré, donnant naissance à une nouvelle barbarie. Pourtant, cette barbarie évoquée par l’intellectuel n’est pas seulement négative. Faisant « table rase », recommençant « tout au début », elle possède des aspects positifs. [[Walter Benjamin|Benjamin]] semble revendiquer « deux manières d’être barbare : l’une qui appelle le désastre, l’autre qui le conjure9 ». > [!accord] Page 10 Les personnes délestées de leur expérience sont désormais dénuées d’histoire, tout comme l’homme moderne habite la ville « sans laisser de traces ». [[Walter Benjamin|Benjamin]] rapproche ce phénomène singulier du verre, ce « matériau dur et lisse auquel rien ne peut être fixé ». Éprouvant une profonde aversion à l’égard du salon bourgeois, l’écrivain dénonce, en reprenant les propos de son ami Bertolt Brecht, l’inhospitalité de la bourgeoisie qui susurre en permanence à son hôte : « Efface les traces ! » > [!approfondir] Page 11 L’aura, ce « halo » presque magique qui transfigure l’œuvre d’art par sa beauté, a été introduite par [[Walter Benjamin|Benjamin]] deux ans plus tôt dans sa « Petite histoire de la photographie10 ». Située à l’intersection de l’histoire, de la politique et de l’esthétique, et évoluant au gré de ses périodes, cette notion complexe renvoie à la perception de l’œuvre comme « unique apparition d’une réalité lointaine11 », étant à la fois dotée d’authenticité et d’unicité. Mais l’avènement de la modernité, avec l’intervention croissante de la technique et la reproductibilité de l’art, a précipité le « dépérissement de l’aura ». Pour autant, cette « liquidation » n’est pas à regretter, la réception de l’art ainsi désacralisée étant rendue plus accessible à tous, ce qui fait de l’aura un phénomène empreint d’ambivalence. ### Le conteur > [!information] Page 11 Cet essai tourne principalement autour de l’idée suivante : « L’art de raconter s’achemine vers sa fin », que [[Walter Benjamin|Benjamin]] relie directement, presque mot pour mot, à cette autre idée soutenue trois ans plus tôt dans « Expérience et pauvreté » : « L’expérience a subi une chute de valeur. » En effet, les gens sont de moins en moins capables de « prendre la parole » et de raconter une histoire devant une assemblée qui écoute. ### Le règne de l’information et de l’immédiateté > [!accord] Page 12 Même si un regret certain apparaît chez [[Walter Benjamin|Benjamin]] quant à la disparition de cette figure du conteur, cette révélation n’est pas embuée de nostalgie, la modernité étant incompressible et désormais à saisir. La crise de la narration classique amène [[Walter Benjamin|Benjamin]] à proposer une nouvelle théorie du roman qui s’intéresse au « sens de la vie » que confère la mort. Caractérisé par l’individualisme, le roman a remplacé l’art du conte. Cette catégorie du roman se voit cependant, à son tour, supplantée par un autre phénomène : l’apparition de la presse. Les gens ne lisent plus finalement que des journaux et sont exclusivement réceptifs à l’information qui n’a de valeur que nouvelle, gagnés par cette nécessité d’immédiateté et d’efficacité. Même si chaque jour nous sommes mis au courant des « nouvelles du globe », ces informations ne transmettent rien d’autre que des contenus plausibles qui écrasent notre capacité à rêver. « Nous sommes pauvres en histoires remarquables », écrit [[Walter Benjamin|Benjamin]]. > [!approfondir] Page 12 À la mesure de l’appauvrissement du sujet en expérience, l’information et son corrélat d’images surabondent. S’agit-il d’un effet de vase communicants ? Le flot consommable d’images choisies par les instances médiatiques – et parfois politiques – est délivré in situ aux populations du globe qui accèdent toutes à la télévision. La domination de la réception individuelle des informations en circulation n’avait pas été imaginée par [[Walter Benjamin|Benjamin]] qui projetait un futur au rôle public des masses dans les espaces collectifs – avec le cinéma, par exemple, où les personnes sont amenées à se regrouper dans des espaces collectifs. La télévision, mais aussi Internet, ont réduit ce rôle, concédant à l’inverse une réception individuelle des œuvres. > [!accord] Page 13 Des divers médias existants, le téléviseur continue d’incarner aujourd’hui celui qui, une fois allumé, diffuse en boucle, à partir d’un éventail de chaînes nationales et internationales, un flux ininterrompu d’images. Là, et dans certaines circonstances, le primat du visuel peut aller jusqu’à noyer la parole du sujet, directement annulée par un no comment 14 qui l’abandonne à sa solitude et au non-sens d’une image brute, non médiatisée par le langage. > [!accord] Page 13 Contrairement au conte relaté et écouté, qui n’est pas « enclos » sur lui-même et qui ouvre la porte à l’interprétation de chacun, la télévision, en imposant des contraintes à la subjectivité et en pénétrant la sphère privée des personnes, semble verrouiller les capacités de rêverie du sujet. Celui qui écoute en boucle les médias ne peut plus s’oublier, ni s’évader. À l’inverse, il s’identifie aux bribes de témoignage qu’il est parvenu à saisir à la volée, et reste sidéré. > [!approfondir] Page 13 Néanmoins, avec la création d’Internet, de nouveaux modes de communication ont vu le jour. Favorisant, parfois à leur insu, la fabrique de lien social, la naissance de langues, codes et formats inédits (le SMS, Facebook, etc.) permettent, à leur manière, la circulation d’une parole. Dans ce contexte, la fonction d’échange entre les hommes apparaît sous un jour nouveau, phénomène de la langue et de la culture modernes probablement relancé par la nécessité d’échanger et de « se raconter des histoires », sans pour autant parvenir à remplacer la potentialité de merveilleux qu’apporte le conte. En ce sens, cette forme de narration est supérieure aux autres et le restera. ### De l’« incommunicable » à la possibilité de traduire > [!accord] Page 14 Car le philosophe soutient une idée remarquable : certes, le soldat rescapé de 14-18 a été ébranlé en profondeur par la « sale guerre », mais c’est aussi l’humanité tout entière qui en a été affectée. Blessée à son tour par l’ampleur du désastre, la communauté n’a pas été capable d’accueillir ses hommes et de se constituer comme interlocuteur étayant, à même de réintroduire du symbolique là où le registre du réel avait saccagé l’existence des combattants. L’accès à un abri sécurisant, au sein duquel la parole aurait pu entrer en circulation, s’est transformé en impossibilité à échanger, toute prédisposition à la parole des semblables – atteints eux aussi dans leur moi profond – ayant volé en éclats. > [!accord] Page 14 Celui qui a touché de près la mort éprouve parfois la nécessité de relater la traversée du péril auquel il a réchappé. Mais quand la difficulté de se dire à un autre s’entremêle à un accueil inhospitalier de son témoignage, l’attitude de non-écoute peut générer en lui une souffrance destructrice. > [!accord] Page 14 L’incapacité du soldat à témoigner rappelle fort l’actuelle situation des réfugiés qui ont fui les violences politiques, économiques et sociales de leur pays. Tout comme la recrue sidérée par la Grande Guerre, la parole du réfugié, lorsqu’elle ne rencontre pas d’hospitalité au sein de l’État du pays refuge, peut se voir étouffée dans son impulsion première à témoigner et à partager son expérience avec autrui. L’impact de certaines violences collectives est parfois si fort qu’il crée des trouées langagières de l’ordre de l’innommable. Ce registre, évoqué par [[Walter Benjamin|Benjamin]], en réfère finalement à la question du traumatisme et à la dimension scandaleuse que revêtent certains mots, affects qui les accompagnent et produisent ce qui résiste tant dans la traduction. > [!accord] Page 15 Mais il ne s’agit pas seulement pour le réfugié d’accéder à un semblable à qui parler. Il s’agit aussi – et surtout – pour lui de trouver un bon interprète, un autre qui soit en mesure de favoriser des opérations de traduction liées à ses souffrances en reste, par le langage, sans pour autant lui imposer une langue. La nécessité d’une instance traductive qui favorise la transformation par le passage d’une rive à une autre de ce qui était resté exclu psychiquement peut rendre vie au communicable. > [!accord] Page 15 Par ailleurs, les descendants de sujets qui ont vécu, par exemple, des violences politiques et sociales graves seront parfois mis en instance de traduire ce qui était demeuré silencieux chez leurs ascendants. L’acte de transmission pourra dans ce cas opérer comme traduction et permettre à la mémoire entre générations d’être restaurée. > [!information] Page 16 On se demande, après coup, si l’intellectuel n’a pas trouvé ici une manière de combattre le totalitarisme, proposant des analyses engagées sur l’art et la politique. Dans ce contexte, rappelons-nous que la traduction fut largement interdite par l’arrivée du régime nazi en Allemagne qui avait le souhait caché de refermer la langue germanique sur elle-même. En interdisant une telle activité, le mythe d’une origine pure de la langue pouvait être idéalement sauvegardé, écartant toute contamination possible par l’étranger. ## Expérience et pauvreté > [!accord] Page 20 Non, au moins ceci est clair : l’expérience a subi une chute de valeur, et cela s’est produit à une génération qui, entre 1914 et 1918, a fait l’une des expériences les plus monstrueuses de l’histoire universelle. Cela n'est peut-être pas aussi étrange qu’il ne semble. Ne pouvait-on pas, à l’époque, faire la constatation suivante : les gens sont revenus muets de la guerre ? Pas plus riches, mais au contraire plus pauvres en expériences communicables. > [!approfondir] Page 21 Une toute nouvelle pauvreté s’est abattue sur les hommes avec ce déploiement monstrueux de la technique. Et l’envers de cette pauvreté, c'est la richesse oppressante d’idées qui filtrent chez les gens – ou plutôt qui s'emparent d’eux – à travers le réveil de l’astrologie et de la sagesse yoga, de la christian science et de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scholastique et du spiritisme. Car ce n’est pas un véritable réveil qui se produit, mais une galvanisation. > [!accord] Page 21 Le méli-mélo des styles et visions du monde au siècle passé nous a rendu trop évident où ce patrimoine peut conduire quand l’expérience est feinte ou accaparée pour ne pas attribuer une valeur au fait de reconnaître notre pauvreté. Oui, avouons-le : cette pauvreté d’expérience ne concerne pas seulement nos expériences privées, mais aussi celles de l’humanité en général. Et c’est en cela une forme nouvelle de barbarie. > [!accord] Page 22 Barbarie ? En effet. Nous disons cela pour introduire un concept nouveau et positif de barbarie. Car la pauvreté d’expérience, où mène-t-elle le barbare ? Elle le mène à recommencer depuis le début : recommencer à nouveau, s’en sortir avec peu, reconstruire avec peu, sans regarder ni à droite ni à gauche. Il y a toujours eu parmi les grands créateurs des esprits implacables qui, avant toute chose, faisaient table rase. Ils voulaient en effet une planche à dessin, c’étaient des bâtisseurs. Descartes était l’un d’eux, il ne voulut d’abord pour toute philosophie que cette unique certitude : « Je pense, donc je suis », et l’utilisa comme point d’appui. Einstein aussi était un bâtisseur, lui qui tout d’un coup ne s’est plus intéressé dans le vaste monde de la physique qu’à un unique petit désaccord entre les équations de Newton et les données empiriques de l’astronomie. Et c’est ce même acte de recommencer depuis le début que les artistes avaient à l’esprit quand, comme les cubistes, ils ont suivi l’exemple des mathématiciens et ont construit le monde à partir de formes stéréométriques, ou bien quand, comme Klee, ils se sont appuyés sur l’exemple des ingénieurs. Car les figures de Klee semblent ébauchées sur la planche à dessin, et, de même qu’une bonne voiture obéit avant tout aux nécessités du moteur, y compris dans sa carrosserie, elles obéissent avant tout, dans l’expression de leurs mines, à l’intérieur. À l’intérieur plus qu’à l’intériorité : c’est ce qui les rend barbares. > [!accord] Page 23 Par ailleurs, cette créature parle déjà dans un tout nouveau langage. En effet, ce qu’il y a de décisif en lui, c’est le trait caractéristique de la construction arbitraire, par opposition à celui de la construction organique. C’est là la dimension immanquable du langage des hommes de Scheerbart, ou plutôt des gens de Scheerbart, car la ressemblance à l’homme – ce principe de l’humanisme – est justement ce qu’ils refusent. Et même dans leurs noms propres, Peka, Labu, Sofanti et d’autres du même genre, ce sont les gens qui sont nommés dans ce livre qui porte le nom de son héros : Lesabéndio. Les Russes également donnent volontiers à leurs enfants des noms « déshumanisés » : ils les appellent « Octobre » selon le mois de la Révolution, ou « Pjatilekta » d’après le plan quinquennal, ou « Avichim » en référence à une compagnie d’aviation. Non pas une innovation technique du langage, mais sa mobilisation au service du combat ou du travail, et quoi qu’il en soit au service de la transformation de la réalité et non de sa description. > [!accord] Page 23 Mais Scheerbart, pour revenir à lui, accorde beaucoup d’importance à loger ses gens – et à leur instar, ses concitoyens – dans des campements correspondant à leur situation : dans des maisons de verre mobiles et coulissantes telles que Loos et Le Corbusier les ont entre-temps bâties. Ce n’est pas pour rien que le verre est un matériau si dur et lisse, auquel rien ne peut être fixé. Il est aussi froid et sobre. Les choses en verre n’ont pas d’« aura ». Le verre est en général l’ennemi du secret. Il est aussi l’ennemi de la propriété. > [!accord] Page 23 Une comparaison nous en dira peut-être plus ici que la théorie. Quand quelqu’un pénètre une pièce bourgeoise des années 1880, malgré tout le « sentiment de confort » qui peut en émaner, l’impression la plus forte est : « Tu n’as rien à chercher ici. » Tu n’as rien à chercher ici – car il n’y a pas ici le moindre endroit où l’habitant n’a pas déjà laissé sa trace : sur les corniches des murs avec des bibelots, sur le fauteuil avec des napperons, sur les fenêtres avec des transparents, devant la cheminée avec le pare-feu. > [!accord] Page 24 Même leur manière de se fâcher – cet affect qui commence petit à petit à disparaître et qu’ils pouvaient jouer avec une grande virtuosité – était avant tout la réaction d’un homme dont on a effacé les « traces de ses jours sur terre ». Scheerbart avec le verre et le Bauhaus avec l’acier ont créé des espaces dans lesquels il est difficile de laisser des traces. « Conformément à ce qui a été dit, explique Scheerbart il y a maintenant plus de vingt ans, nous pouvons en effet parler d’une culture du verre. Ce nouveau milieu de verre va transformer complètement l’homme. Et il n’y a plus qu’à souhaiter que cette nouvelle culture du verre ne rencontre pas trop d’adversaires. » > [!accord] Page 25 La nature et la technique, le primitif et le confort sont devenus entièrement un ; aux yeux des gens fatigués des complications sans fin du quotidien, pour qui la finalité de la vie ne surgit plus que comme le point de fuite le plus lointain d’une perspective infinie de moyens, une existence qui, à chaque changement, se suffit à elle-même de la façon la plus simple et en même temps la plus confortable, une existence dans laquelle une voiture ne pèse pas plus lourd qu’un chapeau de paille et dans laquelle le fruit sur l’arbre s’arrondit aussi vite que la nacelle d’une montgolfière, une telle existence apparaît comme libératrice. Et maintenant, prenons un peu de distance, faisons un pas en arrière. > [!accord] Page 25 Nous sommes devenus pauvres. Nous avons sacrifié bout après bout le patrimoine de l’humanité ; souvent pour un centième de sa valeur, nous avons dû le mettre en dépôt au mont de piété pour recevoir en échange la petite monnaie de l’« actuel ». La crise économique est au coin de la rue ; derrière elle une ombre, la guerre qui approche. Se maintenir est devenu aujourd’hui l’affaire de quelques rares puissants qui, Dieu le sait, ne sont pas plus humains que la foule ; le plus souvent, ils sont plus barbares, mais pas de la bonne manière. Les autres, par contre, doivent s’adapter, nouveau commencement, avec peu de chose. Ils ont partie liée aux hommes qui ont fait du renouveau complet leur affaire et l’ont fondé sur l’intelligence et le renoncement. Dans ses édifices, ses images, ses histoires, l’humanité se prépare à survivre, s’il le faut, à la culture. Et l’essentiel est qu’elle le fait en riant. Ce rire sonne peut-être ici ou là comme un rire barbare. Eh bien ! puisse l’individu, de temps à autre, donner un peu d’humanité à cette masse qui, un jour, la lui rendra à taux usuraires ! ## Le conteur ### I > [!accord] Page 27 Une cause de ce phénomène est évidente : l’expérience a subi une chute de valeur. Et il semble que sa chute se poursuive vers une profondeur sans fond. Chaque coup d’œil jeté sur le journal révèle qu’elle a atteint un nouveau plancher et que ce n’est pas seulement l’image du monde extérieur, mais celle du monde moral qui a subi en une nuit une transformation qu’on n’aurait jamais crue possible. Avec la Première Guerre mondiale, un processus a commencé à se manifester publiquement et, depuis, ne s’est pas arrêté. > [!accord] Page 27 N’avait-on pas remarqué à la fin de la guerre que les gens étaient revenus muets du front ? Pas plus riches – mais plus pauvres en expériences communicables. Ce qui s’est déversé, au cours des dix années qui ont suivi, dans le flot des livres publiés sur la guerre était tout autre chose que l’expérience qui suit son cours de bouche en bouche. Non, ce n’était pas étrange. Car jamais démenti plus radical n’a été infligé aux expériences que celui de l’expérience stratégique par la guerre de positions, de l’expérience économique par l’inflation, de l’expérience corporelle par le combat mécanique, de l’expérience morale par les détenteurs du pouvoir. Une génération qui était encore allée à l’école en tramways tirés par des chevaux, s’est retrouvée à découvert dans un paysage où rien n’était épargné par le changement, si ce n’est les nuages et, au beau milieu de tout cela, dans un champ de forces traversé de flux destructeurs et d’explosions, l’infime et frêle corps humain. ### II > [!accord] Page 28 En outre, au sein de ces derniers, il existe deux groupes imbriqués de diverses façons l’un dans l’autre. La figure même du narrateur n’obtient sa pleine corporalité que pour qui possède une représentation de ces deux groupes. « Quand on fait un voyage, on peut alors raconter quelque chose », dit la langue populaire tout en s’imaginant le conteur comme quelqu’un qui vient de loin. Mais on ne prête pas moins oreille à celui qui, gagnant honnêtement son pain, est resté au pays et connaît ses histoires et traditions. Si l’on veut se représenter ces deux groupes à travers leurs représentants archaïques, alors l’un est incarné par l’agriculteur sédentaire, l’autre par le marin commerçant. De fait, ces deux sphères de la vie ont produit dans une certaine mesure leurs propres clans de conteurs. Chacun de ces clans conserve certaines de ses caractéristiques même après plusieurs siècles. ### III > [!information] Page 29 Leskov a vu dans les légendes russes un allié pour le combat qu’il menait contre la bureaucratie orthodoxe. Il a écrit une série de récits légendaires dont la figure centrale est le juste. Celui-ci est rarement un ascète, mais la plupart du temps un homme simple et actif qui devient un saint apparemment de la façon la plus naturelle du monde. L’exaltation mystique n’est pas le point fort de Leskov. Même si, parfois, il aime se laisser aller au merveilleux, il préfère, même en matière de piété, s’en tenir à un solide naturel. Il voit son modèle dans l’homme qui sait s’orienter en ce monde sans trop s’engager dans ses affaires. Il a manifesté une attitude analogue dans le domaine séculier. Le fait qu’il ait commencé tard à écrire, à savoir à vingt-neuf ans, s’accorde bien avec cette attitude. Ce fut après ses voyages commerciaux. Sa première œuvre imprimée s’intitule Pourquoi les livres sont plus chers à Kiev. Toute une série d’écrits sur la classe ouvrière, sur l’alcoolisme, sur les médecins de la police, sur les vendeurs sans emploi annoncent ses récits plus tardifs. ### IV > [!accord] Page 30 Cette utilité consiste tantôt en une morale, tantôt en une instruction pratique, tantôt en une maxime ou une règle de vie – dans tous les cas, le conteur est un homme qui est de conseil pour son auditeur. Mais si aujourd’hui l’expression « être de conseil » commence à sonner vieux jeu à nos oreilles, c’est à cause de la situation dans laquelle nous nous trouvons, où la communicabilité de l’expérience décline. Il en résulte que nous ne sommes plus de conseil pour nous-mêmes ni pour les autres. Le conseil est en vérité moins une réponse à une question qu’une proposition concernant la suite d’une histoire (en train de se dérouler). Pour aller chercher ce conseil, il faudrait tout d’abord pouvoir raconter l’histoire. (Et ce, indépendamment du fait qu’un homme n’est réceptif à un conseil que dans la mesure où il laisse sa situation s’exprimer.) Le conseil, quand il est tissé dans l’étoffe de la vie vécue, est sagesse. > [!approfondir] Page 30 L’art du récit tend vers sa fin parce que la dimension épique de la vérité, la sagesse, est en train de périr. Mais c’est là un processus qui vient de loin. Et rien ne serait plus insensé que de voir en lui uniquement un « phénomène de déclin », encore moins un phénomène « moderne ». Ce n’est qu’un phénomène secondaire de l’action de forces productives historico-séculières, qui a progressivement écarté le récit du domaine de la parole vivante tout en rendant perceptible une nouvelle beauté dans ce genre en voie de disparition. ### V > [!approfondir] Page 31 Le signe premier du processus qui débouche sur le déclin du récit est l’apparition du roman au début de l’époque moderne. Ce qui sépare le roman du récit (et de l’épique au sens étroit), c’est sa dépendance essentielle à l’égard du livre. La diffusion du roman n’est possible qu’avec l’invention de l’imprimerie. Ce qui se transmet oralement, la marchandise de l’épopée, est d’une tout autre nature que ce qui constitue le fond du roman. Le roman se détache de toutes les autres formes de littérature en prose – les contes, les légendes, et même les nouvelles – par le fait qu’il ne provient pas de la tradition orale ni ne vise à s’y intégrer. Mais il se distingue avant tout de l’acte de raconter. Le conteur tire ce qu’il raconte de l’expérience, de la sienne propre et de celle qui lui a été rapportée. Et il en fait à nouveau une expérience pour ceux qui écoutent ses histoires. > [!approfondir] Page 32 Cependant, le roman d’apprentissage ne s’écarte aucunement de la structure fondamentale du roman. En intégrant le processus vivant social dans le développement de la personne, il engendre la justification la plus faible que l’on puisse imaginer pour les sphères qui déterminent ce processus. Leur légitimation est en défaut par rapport à leur réalité. Ce côté insuffisant devient justement l’événement dans le roman d’apprentissage. ### VI > [!approfondir] Page 32 Par ailleurs, nous pouvons observer comment, avec la domination progressive de la bourgeoisie – dont la presse est l’un des instruments les plus importants à l’âge du capitalisme avancé –, une forme de communication émerge, qui, aussi loin que puisse remonter son origine, n’a jamais été influencée de façon déterminante par la forme épique. Mais maintenant son influence s’exerce. Il apparaît qu’elle n’est pas moins étrangère au récit que le roman, mais qu’elle s’oppose à lui de façon plus menaçante que ce dernier et le conduit par ailleurs à une crise. Cette nouvelle forme de communication, c’est l’information. > [!accord] Page 32 Villemessant, le fondateur du Figaro, a caractérisé l’essence de l’information dans une formule célèbre. « Pour mes lecteurs, l’incendie d’une ferme dans le quartier Latin est plus important qu’une révolution à Madrid. » Cette formule éclaire d’un coup que, désormais, on écoute moins la nouvelle qui vient de loin que l’information qui fournit un point d’appui pour saisir ce qu’il y a de plus proche. > [!approfondir] Page 32 La nouvelle qui venait de loin – que ce soit la distance spatiale des pays étrangers ou la distance dans le temps de la tradition – disposait d’une autorité qui lui procurait de la valeur même quand elle n’était pas soumise à un contrôle. Mais l’information, elle, exige la possibilité d’une vérification rapide. C’est là sa dimension première : elle apparaît comme étant « en soi et pour soi compréhensible ». Elle n’est souvent pas plus exacte que ne l’était la nouvelle des siècles précédents. Mais tandis que celle-ci emprunte volontiers au merveilleux, il est indispensable pour l’information qu’elle sonne plausible. Elle s’avère par là irréconciliable avec l’esprit du récit. Si l’art de raconter est devenu plus rare, la diffusion de l’information a contribué de façon décisive à cet état des choses. > [!accord] Page 33 Chaque matin nous rapporte les nouvelles du globe. Et pourtant, nous sommes pauvres en histoires remarquables. Il en est ainsi parce qu’aucun événement ne nous parvient qui n’ait été truffé d’explications. En d’autres termes : bientôt, plus rien de ce qui se produira ne servira le récit ; bientôt, tout sera au profit de l’information. La moitié déjà de l’art de conter consiste en effet à garder une histoire vierge d’explications lors de sa restitution. Leskov est un maître en la matière (que l’on pense à des pièces comme La Rapine ou L’Aigle blanc). L’extraordinaire, le merveilleux, est raconté avec la plus grande précision ; par contre, le cadre psychologique de l’événement n’est pas imposé au lecteur. Il est libre d’arranger la chose comme il l’entend, et ainsi, ce qui est raconté atteint une amplitude qui fait défaut à l’information. > > [!cite] Note > terrible de precision avec le 7 octobre ... ### VII > [!accord] Page 34 On peut voir avec cette histoire ce qu’est un vrai récit. L’information tire sa récompense de l’instant où elle est neuve. Elle ne vit que dans cet instant, elle doit se livrer à lui entièrement et s’expliquer à lui sans perdre le moindre temps. Il en va autrement du récit, il ne se dilapide pas. Il conserve sa force condensée en lui-même et est capable de se déployer même après une longue période de temps. Ainsi, Montaigne est revenu sur cette histoire du roi égyptien et s’est demandé pourquoi il ne se lamente qu’à la vue de son serviteur. Il répond : « Ce fut qu’estant d’ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre surcharge brisa les barrières de la patience2. » Voilà ce que dit Montaigne. Mais on pourrait dire également : « Le destin des membres de la famille royale ne touche pas le roi, car c’est son propre destin. » Ou bien : « Beaucoup de choses nous émeuvent sur scène qui ne nous émeuvent pas dans la vie. Ce serviteur n’est qu’un acteur pour le roi. » Ou encore : « Les grandes douleurs s’accumulent et n’éclatent qu’à un moment de relâchement. La vue de ce serviteur fut ce moment de relâchement. » Hérodote n’explique rien. Sa relation est extrêmement sèche. C’est pourquoi cette histoire de l’Égypte ancienne est encore capable, après plusieurs milliers d’années, de provoquer l’étonnement et la réflexion. Elle ressemble aux semences restées enfermées pendant des milliers d’années dans les chambres hermétiques des pyramides et qui ont conservé leur puissance de germination jusqu’à ce jour. ### VIII > [!accord] Page 35 Ce processus d’assimilation qui se fait en profondeur nécessite un état de détente qui devient de plus en plus rare. Si le sommeil est le summum de la détente corporelle, alors l’ennui est le summum de la détente spirituelle. L’ennui est l’oiseau du rêve qui couve l’œuf de l’expérience. Le bruissement des feuilles de la forêt le chasse. Ses nids – les activités qui sont intimement liées à l’ennui – ont déjà disparu des villes et à la campagne ils dépérissent également. Ainsi se perd le don d’écouter silencieusement et la communauté de ceux qui écoutent s’éclipse. ### IX > [!accord] Page 36 Ou encore, il évoque la réunion d’un cercle de lecture où viennent sur le tapis de la discussion les événements qu’il nous relate dans Des hommes intéressants. Ainsi transparaît de différentes façons dans ses récits la marque du narrateur – quand ce n’est pas celle de celui qui a vécu les faits, c’est celle de celui qui les a rapportés. En outre, Leskov a lui-même perçu cet art artisanal du récit comme un artisanat. « La littérature, écrit-il dans une de ses lettres, n’est pas pour moi un art libéral, mais un artisanat. » Il n’est pas étonnant qu’il se sente lié à l’artisanat et que, face à la technique industrielle, il se sente étranger. > [!information] Page 36 Tolstoï, qui a dû certainement comprendre cette dimension des choses, touche en certaines occasions ce point névralgique du talent de conteur de Leskov quand il le décrit comme le premier qui « a mis le doigt sur le caractère insuffisant du progrès économique… C’est étrange que l’on lise autant Dostoïevski… En revanche, je ne comprends tout simplement pas pourquoi Leskov n’est pas lu. C’est un écrivain fidèle à la vérité ». Dans son histoire malicieuse et exubérante, La Puce d’acier, qui oscille entre la légende et la farce, Leskov magnifie l’artisanat local à travers les orfèvres de Toula. Leur chef-d’œuvre, la puce d’acier, est même vu par Pierre le Grand et le convainc que les Russes n’ont pas à avoir honte face aux Anglais. ### X > [!accord] Page 37 Valéry clôt ses considérations sur cette phrase : « On dirait que l’affaiblissement dans les esprits de l’idée d’éternité coïncide avec le dégoût croissant des longues tâches5. » L’idée d’éternité a depuis toujours eu dans la mort sa source la plus puissante. Si cette idée disparaît, alors nous pouvons en déduire que le visage de la mort a dû changer. Il s’avère que cette transformation est la même que celle qui a réduit la communicabilité de l’expérience au fur et à mesure que l’art du récit déclinait et s’acheminait vers sa fin. > [!accord] Page 37 Depuis plusieurs siècles, on peut observer à quel point l’idée de la mort a perdu dans la conscience commune de son omniprésence et de sa force imaginative. Dans ses dernières étapes, ce processus se déploie de façon accélérée. Au cours du XIXe siècle, à l’aide de ses institutions hygiéniques et sociales, privées et publiques, la société bourgeoise a réalisé un effet secondaire qui était peut-être son but principal : créer la possibilité pour les gens de s’épargner la vue des mourants. Mourir, qui était auparavant dans la vie de l’individu un processus à la fois public et des plus exemplaire (que l’on pense aux images du Moyen Âge où le lit de mort se transforme en un trône devant lequel le peuple se presse entrant par les portes grandes ouvertes de la maison du mort) – le processus de la mort est au cours de l’époque moderne toujours plus repoussé en dehors du monde perceptible des vivants. > [!accord] Page 37 Avant, il n’y avait pas une maison, pas une chambre où quelqu’un n’avait pas déjà décédé. (Le Moyen Âge éprouvait également spatialement ce qui rend significative en matière de sentiment du temps l’inscription ultima multis sur un cadran solaire d’Ibiza.) Aujourd’hui les bourgeois vivent dans des espaces qui sont restés purs de toute marque de mort, ils essuient les plâtres de l’éternité, et, quand ils s’acheminent vers leur fin, ils sont enlevés à leur demeure et placés dans des sanatoriums ou des hôpitaux. Or ce ne sont pas seulement le savoir et la sagesse de l’homme, mais aussi et surtout sa vie vécue – et c’est la matière de laquelle sont faites les histoires – qui prennent une forme transmissible tout d’abord chez la personne sur le point de mourir. Tout comme à l’intérieur de l’homme, au moment où la vie touche à sa fin, une série d’images est mise en mouvement – qui consiste en des visions de sa propre personne où il se rencontre lui-même, sans même en prendre conscience –, de même surgit d’un coup dans ses expressions et ses regards l’inoubliable et communique à tout ce qui le concerne l’autorité que même le plus pauvre des brigands possède au moment de mourir aux yeux des vivants qui l’entourent. À l’origine de ce qui est raconté, se trouve l’autorité. ### XII > [!approfondir] Page 39 Tout examen d’une forme épique est concerné par le rapport que cette forme entretient avec l’historiographie. On peut même aller plus loin et se demander si l’historiographie ne représente pas le point d’indifférence créateur entre toutes les formes d’épopées. L’histoire écrite se comporterait vis-à-vis des formes épiques comme la lumière blanche vis-à-vis des couleurs du spectre lumineux. Quoi qu’il soit, parmi toutes les formes d’épopées, il n’en est pas une dont la présence dans la lumière pure et sans couleur de l’histoire écrite soit plus évidente que la chronique. Et les différentes façons de raconter une histoire s’échelonnent sur le long ruban d’encre de la chronique comme des dégradés d’une seule et même couleur. Le chroniqueur est le conteur de l’histoire. > [!accord] Page 39 Que l’on pense à nouveau au passage cité de Hebel qui a tout à fait le ton d’une chronique et l’on mesurera sans difficulté la différence entre celui qui écrit l’histoire, l’historien, et celui qui la raconte, le chroniqueur. L’historien est tenu d’expliquer d’une manière ou d’une autre les événements auxquels il s’attache. Il ne peut en aucun cas se contenter de les présenter comme des fragments emblématiques du cours du monde. C’est exactement ce que fait le chroniqueur, et particulièrement ses représentants classiques, les chroniqueurs du Moyen Âge, qui furent les précurseurs de l’historiographie moderne. En plaçant au fondement de leur récit historique le plan de salut divin – qui est insondable –, ils se débarrassent d’emblée de la charge de l’explication démontrable. À la place de celle-ci surgit l’interprétation qui ne se préoccupe pas de l’enchaînement exact des événements, mais de la façon dont ils s’insèrent dans le grand cours insondable du monde. ### XIII > [!accord] Page 41 Il est rare que l’on rende compte du fait que le rapport naïf de l’auditeur au conteur est dominé par l’intérêt du premier de conserver ce qui a été raconté. Le point cardinal pour l’auditeur sans préjugé est de s’assurer de la possibilité de réitération. La mémoire est, entre toutes, la faculté épique. Ce n’est qu’à l’aide d’une mémoire compréhensive que l’épopée peut, d’une part s’approprier le cours des choses et, d’autre part, faire la paix avec leur disparition, avec la violence de la mort. Il n’est pas étonnant qu’aux yeux d’un homme simple du peuple – tel que Leskov se l’est à un moment imaginé –, le tsar, qui est le sommet de la sphère du monde, dispose de la mémoire la plus vaste. « Notre Empereur et toute sa famille, peut-on lire dans cette histoire, ont en effet une mémoire tout à fait étonnante. » ### XV > [!accord] Page 44 Celui qui écoute une histoire est en compagnie du conteur ; même celui qui la lit fait partie de cette compagnie. Le lecteur d’un roman, en revanche, est seul. Il l’est plus que tout autre lecteur. (Car même celui qui lit un poème est prêt à prêter sa voix aux mots pour l’auditeur.) Dans cette solitude qui est la sienne, le lecteur du roman s’empare de sa matière plus jalousement que tout autre lecteur. Il est prêt à se l’approprier sans laisser le moindre reste, à l’engloutir pour ainsi dire. En effet, il anéantit, il avale sa matière comme le feu dévore un tas de bois dans la cheminée. La tension qui traverse le roman est très semblable au courant d’air qui réveille la flamme dans la cheminée et anime son mouvement. > [!approfondir] Page 44 C’est à un matériel sec que se nourrit l’intérêt brûlant du lecteur. Qu’est-ce que cela signifie ? « Un homme qui meurt à trente-cinq ans, a dit une fois Moritz Heimann, est à chaque point de sa vie un homme qui meurt à trente-cinq ans. » Rien n’est plus douteux que cette phrase. Pour la seule et unique raison qu’elle emploie un mauvais temps. Un homme, telle est la vérité visée ici, qui est mort à trente-cinq ans apparaîtra toujours, à la remémoration, à chaque moment de sa vie comme un homme qui meurt à trente-cinq ans. Autrement dit : cette phrase qui n’a aucun sens pour la vie réelle devient inattaquable pour la vie remémorée. On ne peut pas présenter mieux l’essence d’un personnage de roman que ne le fait cette phrase. Elle dit que le sens de sa vie ne s’ouvre qu’à partir de sa mort. Le lecteur du roman cherche donc vraiment des êtres humains auprès desquels il puisse recueillir ce « sens de la vie ». Il doit pour cela être sûr à l’avance, d’une manière ou d’une autre, qu’il va assister à leur mort. Au besoin leur mort figurée : la fin du roman, mais de préférence leur mort véritable. Comment lui font-ils comprendre que la mort déjà les attend ? Une mort très particulière et à un moment très particulier. Telle est la question qui nourrit l’intérêt dévorant du lecteur pour les événements racontés dans le roman. Le roman n’est donc pas important parce qu’il nous présente le destin d’une personne étrangère, de façon didactique peut-être, mais parce que ce destin étranger nous procure par la flamme qui le dévore un sentiment de chaleur que nous ne tirons jamais de notre propre destin. Ce qui attire le lecteur vers le roman, c’est l’espoir de réchauffer sa vie grelottante en lisant une mort. ### XVII > [!information] Page 47 Les créatures qui mènent la procession des personnages inventés par Leskov, les justes, se sont « échappées merveilleusement ». Pavline, Figura, l’artiste des postiches, le gardien des ours, la sentinelle serviable – ils incarnent tous la sagesse, la bonté et le réconfort du monde et se pressent autour du conteur. Il est indéniable qu’ils sont imprégnés de l’imago de sa mère. Leskov la dépeint de la façon suivante : « Elle était d’une telle bonté d’âme qu’elle n’aurait pu faire le moindre mal à qui que ce soit, pas même à un animal. Elle ne mangeait ni viande ni poisson, tant elle avait pitié des créatures vivantes. Mon père lui en faisait parfois reproche. […] Mais elle répondait : “[…] J’ai élevé moi-même ces petites bêtes, elles sont comme mes propres enfants. Je ne peux quand même pas manger mes propres enfants !” Même chez les voisins, elle ne touchait pas à la viande : “J’ai vu ces bêtes vivre, disait-elle, ce sont pour moi des connaissances, je ne peux pas manger mes connaissances”. » Le juste est l’intercesseur de la créature et en même temps sa plus haute incarnation. Il a chez Leskov une apparence maternelle qui atteint par moments le mythique (et menace alors bien évidemment la pureté du merveilleux). Le personnage principal de son récit Platonide et Cotin est caractéristique à cet égard. Ce personnage, Pisonski, un paysan, est bisexuel. Pendant douze ans, sa mère l’a élevé comme une fille. Son côté féminin se développe en même temps que son côté viril et sa bisexualité devient un « symbole de l’homme-Dieu ». ### XIX > [!accord] Page 51 Il est difficile de s’approcher plus de la signification de cette histoire importante que ne le fait Paul Valéry en quelques mots écrits dans un contexte très éloigné du nôtre : « L’observation de l’artiste peut atteindre une profondeur presque mystique, Les objets éclairés perdent leur nom : ombres et clartés forment des systèmes et des problèmes tout particuliers, qui ne relèvent d’aucune science, qui ne se rapportent à aucune pratique, mais qui reçoivent toute leur existence et leur valeur de certains accords singuliers entre l’âme, l’œil et la main de quelqu’un, né pour les surprendre en soi-même et se les produire. » > [!accord] Page 51 L’âme, l’œil et la main sont rapportés en quelques mots à un seul et même contexte. En agissant l’un sur l’autre, ils déterminent une praxis. Cette praxis ne nous est plus familière. Le rôle de la main dans la production est devenu plus modeste, et la place qu’elle remplissait dans l’acte de raconter des histoires est vide. (L’acte de raconter, d’un point de vue sensible, n’est pas du tout uniquement une œuvre de la voix. La main intervient dans l’acte authentique de raconter en soutenant ce qui est dit d’une centaine de façons différentes avec ses gestes appris au travail.) Cette vieille coordination de l’âme, de l’œil et de la main qui surgit dans les mots de Valéry est la coordination artisanale que nous rencontrons là où l’art de raconter est chez soi. On peut en effet poursuivre plus loin et se demander si la relation que le conteur entretient avec sa matière, la vie humaine, n’est pas elle-même une relation artisanale. ## La tâche du traducteur > [!accord] Page 55 Jamais, la considération du récepteur ne s’est avérée féconde pour la connaissance d’une œuvre d’art ou d’une forme artistique. Non seulement toute référence à un certain public ou à un représentant de celui-ci écarte du droit chemin, mais le concept même de récepteur « idéal » est néfaste à toutes les discussions théoriques sur l’art parce que celles-ci s’en tiennent en définitive à présupposer l’existence et l’essence de l’homme. L’art lui-même présuppose également son essence corporelle et spirituelle – mais ne présuppose dans aucune de ses œuvres son attention. Car aucun poème n’est adressé au lecteur, aucun tableau au spectateur, aucune symphonie à l’auditeur. > [!accord] Page 56 La traductibilité est une possibilité propre et essentielle de certaines œuvres – cela ne veut pas dire que leur traduction soit essentielle pour ces mêmes œuvres, mais qu’une certaine signification qui habite l’original s’exprime dans sa traductibilité. Le fait qu’une traduction, si bonne soit-elle, ne puisse jamais rien signifier pour l’original est évident. Cependant, elle est en lien étroit avec l’original en raison de sa traductibilité. Oui, ce lien est d’autant plus intime qu’il ne signifie plus rien pour l’original lui-même. > [!approfondir] Page 57 Il convient de saisir cette pensée de la vie et de la vie ultérieure de l’œuvre d’art dans une objectivité entièrement non métaphorique. Même aux temps de la pensée la plus limitée, on soupçonnait qu’on ne pouvait pas attribuer la vie uniquement à la corporalité organique. Mais il ne s’agit pas pour autant d’étendre sa domination sous le sceptre médiocre de l’âme ainsi que Fechner a tenté de le faire ; sans parler de l’idée que la vie puisse être définie à partir des facteurs encore moins déterminants de l’animalité, comme la sensation qui ne peut la caractériser qu’occasionnellement. Bien plutôt, c’est quand la vie est conférée à tout ce dont il y a histoire et qui n’est pas simplement l’arène de celle-ci que le concept de vie obtient son dû. Car, en définitive, la sphère de la vie est à déterminer à partir de l’histoire, et non à partir de la nature, encore moins à partir de quelque chose d’aussi branlant que la sensation ou l’âme. De là naît pour le philosophe la tâche de comprendre toute vie naturelle à partir de la vie plus englobante de l’histoire. > [!information] Page 58 Tous les phénomènes de vie finalisés tout comme leur finalité ont pour fin, en dernière analyse, non pas la vie, mais l’expression de son essence, la présentation4 de sa signification. La traduction sert donc en définitive la finalité de l’expression de la relation la plus intime des langues entre elles. > [!approfondir] Page 58 Il ne lui est pas possible de révéler ni de produire cette relation cachée en son sein, elle peut en donner une présentation en la réalisant de façon embryonnaire ou intensive. Et, en effet, la présentation de ce qui est signifié au moyen de cette tentative, au moyen de l’embryon de sa production, est un mode de présentation très particulier que l’on ne rencontre presque jamais dans le domaine de la vie non langagière. Car celui-ci connaît dans l’analogie et les signes d’autres types d’allusions que la réalisation intensive, c’est-à-dire celle qui anticipe et suggère. Cette relation pensée et très intime entre les langues est pourtant une relation de convergence particulière. Elle repose sur le fait que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres, mais sont apparentées entre elles, a priori et indépendamment de tout rapport historique, par ce qu’elles veulent dire. > [!approfondir] Page 59 Car, dans sa vie ultérieure, qui ne mériterait pas de s’appeler ainsi si elle n’était une transformation et un renouvellement du vivant, l’original change. Il existe une maturation tardive également pour les mots fixés. Ce qui, à l’époque d’un auteur, pouvait être une tendance de sa langue poétique, peut plus tard disparaître et des tendances immanentes peuvent surgir de façon nouvelle de la forme de l’œuvre. Ce qui à l’époque sonnait neuf peut ensuite sembler usé, et ce qui alors sonnait courant peut paraître plus tard archaïque. > [!approfondir] Page 59 Si dans la traduction s’annonce la parenté des langues, cela se produit autrement par la vague similitude de la copie et de l’original. De même, il devient alors évident que la similitude ne doit pas nécessairement se trouver là où il y a parenté. Le concept de parenté dans ce contexte s’accorde également avec son usage plus restreint dans la mesure où il n’est pas suffisamment défini par l’identité de l’origine dans les deux cas, bien que, évidemment, le concept d’origine reste indispensable pour la détermination de cet usage plus restreint. > [!information] Page 60 Pour saisir exactement cette loi, une des lois fondamentales de la philosophie du langage, il faut distinguer dans l’intention entre ce qui est signifié et la façon dont il est signifié. Dans Brot et « pain », ce qui est signifié est le même ; la façon de le signifier, par contre, ne l’est pas. En effet, cette façon de signifier implique que les deux mots signifient chacun quelque chose de différent pour l’Allemand ou le Français, de telle sorte qu’ils ne sont pas interchangeables et que, en définitive, ils tendent à s’exclure l’un l’autre. En revanche, ce qui est signifié implique qu’au sens absolu, les deux mots signifient le même et l’identique. Alors que la façon de signifier dans chacun des deux mots s’oppose à l’autre ainsi que nous l’avons évoqué, elle se complète dans les deux langues dont ils proviennent. Et certes, en elles, la façon de signifier se complète avec le signifié. > [!accord] Page 61 L’original ne l’atteint pas pleinement, mais c’est en lui que se trouve ce qui dans une traduction dépasse la communication. Ce noyau essentiel peut être déterminé plus précisément comme ce qui dans la traduction elle-même n’est pas à nouveau traduisible. On peut en effet en retirer autant de communication que possible et traduire cela, reste pourtant intact ce vers quoi s’oriente le travail du vrai traducteur. Il n’est pas transposable tout comme la licence poétique de l’original, car le rapport du contenu à la langue est complètement différent dans l’original et dans la traduction. Si contenu et langue dans l’original forment en effet une certaine unité comme le fruit et sa peau, alors la langue de la traduction enveloppe son contenu comme un manteau de roi avec de larges plis. > [!accord] Page 65 Si la fidélité et la liberté de la traduction sont depuis toujours considérées comme des tendances opposées, alors cette interprétation plus profonde de la fidélité semble elle aussi ne pas réconcilier ces deux tendances, mais au contraire dénier toute légitimité à la liberté. Car à quoi se réfère la liberté de la traduction, si ce n’est à la restitution du sens qui doit cesser d’être appelée légiférante ? Seulement si l’on accepte que le sens d’une œuvre de langage soit posé comme identique à celui de sa communication, alors une dernière chose, une chose décisive, lui demeure à la fois toute proche et pourtant infiniment lointaine, cachée en elle ou évidente, brisée en elle ou puissante au-delà de toute communication.