Auteur : [[Andreas Malm]]
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# Note
## Apprendre des luttes passées
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Nous étions alors en 1995. C’était la COP1, la toute première d’une série de sommets de l’ONU sur le climat, à Berlin. Les délégués sont sortis par une porte de service. Depuis, les émissions annuelles de CO2 dans le monde ont augmenté de 60 pour cent1. L’année de ce sommet, la combustion d’énergies fossiles a relâché 6 gigatonnes de carbone dans l’atmosphère ; en 2018, ce chiffre est passé à 10. Dans les vingt-cinq ans qui ont suivi la dérobade des délégués, on a tiré plus de carbone des réserves souterraines que dans les soixante-quinze qui ont précédé leur rencontre
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La COP1 a pris fin en avril 1995 ; la concentration de CO2 dans l’atmosphère s’élevait alors à 363 parties par million (ppm)3. En avril 2018, elle était au-delà de 410 ppm.
> [!accord] Page 5
Après ces trois dernières décennies, il ne fait aucun doute que les classes dirigeantes sont foncièrement incapables de répondre à la catastrophe autrement qu’en la précipitant ; d’elles-mêmes, par leur propre compulsion interne, elles ne peuvent que continuer à tracer leur chemin de feu jusqu’au bout
> [!accord] Page 5
Et donc nous sommes toujours là. Nous dressons nos campements de solutions durables. Nous faisons tourner nos cantines véganes et tenons nos assemblées. Nous manifestons, nous bloquons, nous montons des pièces de théâtre, nous adressons des listes de revendications à des ministres, nous nous enchaînons aux grilles, nous nous collons au bitume, nous manifestons à nouveau le lendemain. Nous sommes toujours parfaitement, impeccablement pacifiques. Nous sommes plus nombreux, incomparablement plus nombreux. Il y a maintenant un ton de désespoir dans nos voix ; nous parlons d’extinction et d’avenir annulé. Et pourtant, les affaires continuent tout à fait comme avant – business as usual. À quel moment nous déciderons-nous à passer au stade supérieur ? Quand conclurons-nous que le temps est venu d’essayer autre chose ? Quand commencerons-nous à nous en prendre physiquement aux choses qui consument cette planète – la seule sur laquelle les humains et des millions d’autres espèces peuvent vivre – et à les détruire de nos propres mains ? Y a-t-il une bonne raison d’avoir attendu si longtemps ?
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Pendant l’été 2017, le golfe du Mexique a emmagasiné une quantité record de chaleur5. Ses eaux de surface n’avaient jamais été aussi chaudes. Quand les ouragans saisonniers ont commencé à se rassembler, ils ont tiré une partie de cette énergie excédentaire pour nourrir leur mouvement et leurs pluies. Le 18 septembre, le huitième ouragan de la saison, baptisé Maria, est soudain passé de catégorie 1 en catégorie 5 et a pris la forme, sur les images satellite, d’une monstrueuse lame de scie. Elle s’est abattue sur l’île antillaise de la Dominique et l’a anéantie6. La forêt tropicale qui couvrait les collines a été rasée, les arbres abattus et jetés à la mer, l’île privée de sa végétation emblématique en l’espace de quelques heures ; les bâtiments ont été soufflés comme des paillotes. Les estimations de la proportion de maisons anéanties ou gravement endommagées variaient de 60 à 97 pour cent.
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Deux semaines avant Maria, comme pour commenter la trépidante saison des ouragans qui venait de commencer, la London Review of Books, une revue qui s’intéresse depuis longtemps au changement climatique, a ressorti de ses archives des articles sur le sujet qu’elle a envoyés à ses abonnés. Le premier d’entre eux était écrit par le romancier et essayiste britannique John Lanchester. Il commence ainsi : Il est étrange et frappant que les militants pour le climat n’aient pas commis d’actes de terrorisme. Après tout, le terrorisme est de loin la forme d’action politique individuelle la plus efficace du monde moderne et le changement climatique est un sujet qui tient au cœur des gens tout autant que, mettons, les droits des animaux. C’est d’autant plus remarquable quand on pense à la facilité avec laquelle on peut faire sauter des stations-service ou vandaliser des SUV. Dans les villes, les SUV sont exécrés par tous ceux qui ne les conduisent pas ; et dans une ville de la taille de Londres, dans un délai très bref, il suffirait de quelques dizaines de personnes pour rendre tout bonnement impossible la possession de ces véhicules en rayant systématiquement leurs flancs avec des clés, ce qui coûterait chaque fois plusieurs milliers de livres à leur propriétaire. Imaginons que cinquante personnes vandalisent chacune quatre voitures pendant un mois : six mille SUV bousillés en un mois et les tracteurs de Chelsea auront vite disparu de nos rues. Alors, pourquoi ce genre de choses n’arrive-t-il pas ? Parce que les gens auxquels le changement climatique tient à cœur sont simplement trop gentils, trop éduqués, pour faire quoi que ce soit de cet ordre ? (Mais les terroristes sont souvent des gens extrêmement éduqués.) Ou serait-ce que, d’une certaine manière, même les gens auxquels le changement climatique tient le plus à cœur ne peuvent toujours pas se résoudre à y croire totalement9 ?
> [!accord] Page 8
Pour toutes ces raisons, il est en effet étrange et frappant que le type d’actions décrit par Lanchester n’ait pas été mené. C’est une énigme : appelons-la simplement l’énigme de Lanchester. C’est une des dimensions du déficit général d’action en réponse à l’effondrement climatique. Elle témoigne d’une forme d’inaction au sein du monde militant lui-même. Il y a un rapport entre celle-ci et le bla-bla des politiciens.
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Une deuxième a commencé en 2011, aux États-Unis cette fois. Alors qu’Obama avait échoué à imposer chez lui le système de plafonds et d’échanges d’émissions promis et porté un coup fatal à la COP15, un monde militant frustré a abandonné les antichambres du pouvoir législatif pour la rue et lancé une grande campagne de désobéissance civile. Son point de mire était Keystone XL. Ce projet de pipeline qui devait transporter du pétrole extrait des sables bitumineux canadiens jusqu’aux raffineries bordant le golfe du Mexique nécessitait l’aval d’Obama, qui a eu ainsi l’occasion de tâter un peu du « pouvoir populaire » : en août 2011, un sit-in d’une semaine devant la Maison-Blanche a conduit à l’arrestation de plus de mille personnes.
> [!information] Page 10
Galvanisée par l’ouragan Sandy, New York a battu le record de Copenhague avec 400 000 personnes dans la rue pour la marche pour le climat de septembre 2014, le plus grand rassemblement jusqu’alors, et la vague semblait encore monter. L’année suivante, Obama a enfin rejeté Keystone XL
> [!information] Page 10
Les derniers mois de sa présidence ont été marqués par une nouvelle grande mobilisation, quand les nations sioux ont rassemblé leurs partisans au campement de Standing Rock contre le projet de pipeline Dakota Access. Comme dans la lutte contre Keystone XL et des dizaines d’autres projets de pipelines en Amérique du Nord, ce sont des militants amérindiens qui ont pris la tête d’un mouvement qui a entraîné des dizaines de milliers de personnes non politisées jusque-là. Puis Donald Trump est arrivé au pouvoir. Pendant sa première semaine à la Maison-Blanche, il a annoncé que les deux pipelines seraient construits au plus vite, et la vague est retombée net
> [!information] Page 10
Vers la fin de l’été, une jeune fille de 15 ans, [[Greta Thunberg]], a enfourché son vélo jusqu’au Parlement suédois. Elle s’est assise sur le trottoir et a déclaré une grève scolaire pour le climat. L’image de vulnérabilité et de défi – une adolescente avec devant elle une vie entière sur une planète toujours plus chaude, face au mur impassible de tout un système politique – a parlé à sa génération. Des enfants et des jeunes ont commencé à quitter l’école le vendredi. Un mouvement de grèves scolaires, baptisées « Vendredis pour le futur », a commencé à déferler sur l’Europe occidentale et dans d’autres régions du monde, atteignant un premier pic le 15 mars 2019, lorsqu’un million et demi de personnes se sont mises en grève et ont marché pour ce qui constitue sans doute la plus grande action coordonnée de protestation de la jeunesse de toute l’histoire
^08da64
> [!accord] Page 13
Les yeux de toutes les générations futures sont tournés vers vous. Et si vous décidez de nous laisser tomber, je vous le dis : nous ne vous pardonnerons jamais ! » – « Le changement arrive, que cela vous plaise ou non. »13 Des commentateurs ont noté le tournant. Dans son pays, en Suède, l’une d’eux a prévenu que si les millions de gens qui manifestaient pour implorer qu’on leur laisse un avenir étaient déçus une fois de plus, « une fureur comme le monde n’en a encore jamais connu \[allait\] se déclencher14 ».
> [!information] Page 14
Chez Ende Gelände, les militants dressent leurs tentes autour des chapiteaux et des cuisines installés au centre du campement. Ils reçoivent des formations dans des groupes d’affinité, revêtent de fines combinaisons de travail blanches et se mettent en route en direction d’une mine de lignite. Constitués en colonnes, ou « doigts », abordant la cible depuis plusieurs directions, ils excellent à enfoncer les cordons de police par la seule masse de leurs corps, semant des gardes débordés, se faufilant entre les canons à eau et les clôtures jusqu’aux mines à ciel ouvert. Arrivés là, ils se laissent glisser dans les cratères poussiéreux et escaladent les machines – les gigantesques excavatrices, comme de monstrueux vaisseaux rouillés qui se frayent un chemin dans la terre en la dévorant doucement – ou s’allongent sur les voies ferrées qui apportent le charbon aux chaudières. La production peut être interrompue pendant des jours. Aucun combustible ne peut être excavé et brûlé tant que les militants occupent les lieux. Constituant sans doute le stade le plus avancé de la lutte pour le climat en Europe, Ende Gelände a survécu à la deuxième vague et n’a cessé de grossir année après année ; pendant l’été 2019, 6 000 personnes ont fermé la plus grosse source d’émissions d’Allemagne, soutenus par plusieurs milliers d’autres au campement et les quelque 40 000 participants d’une manifestation des Vendredis pour le futur.
> [!accord] Page 14
À ce stade, Ende Gelände était parvenu à faire du lignite un sujet politique majeur et à pousser un comité national à fixer une date pour son abandon – la date qui a fini par être annoncée est 2038. Cela signifiait encore deux décennies à débiter du charbon. Ende Gelände a alors promis de continuer à marcher, de grossir encore et de faire toujours plus d’émules dans toute l’Europe. En 2019, des dizaines de camps climat ont été organisés de la Pologne au Portugal. La courbe d’apprentissage grimpait résolument15.
> [!approfondir] Page 15
La police a formé un cordon sur une voie ferrée entre les barrières et nous. Un ballast de pierres concassées maintenait les rails. À la nuit tombante, quelque 300 agriculteurs ont défilé contre Shell et Exxon et rejoint le campement, si bien que la foule a débordé sur la voie ferrée, la police a commencé à matraquer et à gazer à tout-va, quelqu’un s’est évanoui et a dû être évacué, d’autres hurlaient de douleur. Pas une seule pierre n’a été ramassée et lancée. Les réserves ne manquaient pas pourtant – il y en avait des milliers sous nos pieds : nous avions de quoi bombarder la police16. Après une telle attaque, d’autres foules n’auraient pas hésité à réagir de la sorte. Pas le mouvement pour le climat
> > [!cite] Note
> Oui bon.
> [!accord] Page 16
Incontestablement, cette posture l’a bien servi. Elle confère au mouvement beaucoup d’avantages tactiques bien connus. S’il avait déployé d’emblée des tactiques de type black block – arborer des masques sinistres, briser des vitrines, incendier des barricades, se battre avec la police – il n’aurait jamais séduit tout ce monde. Les certificats de pacifisme font singulièrement baisser la barre pour rejoindre le mouvement de déstabilisation du business-as-usual
> [!accord] Page 16
Ce qu’on peut questionner en revanche, c’est autre chose. La non-violence absolue sera-t-elle le seul moyen, restera-t-elle à jamais l’unique tactique admissible dans la lutte pour l’abolition des combustibles fossiles ? Peut-on être certains qu’elle suffira contre un tel ennemi ? Doit-on nous attacher à son mât pour parvenir à bon port ?
> [!accord] Page 17
Mais imaginons maintenant que d’ici quelques années, les enfants de la génération Thunberg et nous tous nous réveillions un matin en constatant que le business-as-usual est toujours là, malgré toutes les grèves, la science, les appels, les millions de personnes dans les rues avec leurs tenues colorées et leurs drapeaux – rien d’impensable. Imaginons les engrenages graisseux tournant plus vite que jamais. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On se dit qu’on a fait ce qu’on a pu avec ce qu’on avait, et qu’on a échoué ? On en conclut qu’on n’a plus qu’à apprendre à mourir – une proposition déjà défendue par certains, nous y reviendrons – et à se laisser glisser dans le cratère vers trois, quatre, huit degrés de réchauffement ? Ou bien y a-t-il un autre stade, au-delà de la manifestation pacifique ?
> [!information] Page 18
La part des énergies renouvelables ne montrait pas de signes de croissance. De fait, l’investissement mondial dans ce secteur diminuait de 1 pour cent (indépendamment de la baisse des prix). L’investissement dans le charbon, en revanche, progressait pour la première fois depuis 2012, de 2 pour cent – entendez, non seulement l’investissement dans de nouvelles sources d’approvisionnement en charbon se poursuivait, mais il augmentait, quoique pas aussi rapidement que pour le gaz et le pétrole
> [!information] Page 19
À l’occasion du « soulèvement d’automne » d’XR, le Guardian a publié une série de révélations sur la quantité de combustible fossile que le capital s’apprêtait à brûler. Les 50 plus grosses compagnies pétrolières mondiales s’apprêtaient à déverser toujours plus de combustible sur les marchés, les plus agressives étant Shell et ExxonMobil, qui entendaient augmenter leur production de 38 et 35 pour cent respectivement d’ici 2030 ; un peu en dessous, BP prévoyait une hausse de 20 pour cent, [[Total (Entreprise)]] de 12 pour cent20. Ces circuits d’accumulation étaient étroitement liés au capital financier : comme le Guardian l’a également révélé, les trois premiers gestionnaires d’actifs mondiaux, qui géraient à eux trois un capital d’une valeur supérieure au PIB de la Chine, continuaient à investir dans le pétrole, le gaz et le charbon à un rythme accéléré21. Rien ne pouvait être plus contraire aux recommandations de la science et aux besoins des gens et de la planète.
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> [!accord] Page 20
Brique après brique, les cheminées se bâtissent donc d’elles-mêmes. Une fois qu’un investisseur a construit une centrale à charbon, un pipeline ou tout autre équipement de ce genre, il n’a pas du tout envie de les démanteler. Une démolition à peine la construction achevée serait un désastre financier. Il faut beaucoup de capital pour commencer à tirer de l’or noir d’un champ en eau profonde, il faut du temps pour amortir les investissements initiaux et quand les profits commencent à jaillir, le seul intérêt du propriétaire est de maintenir la pompe en activité le plus longtemps possible. Le démantèlement n’est pas impossible ; simplement, il entraînerait des pertes. Il reviendrait à liquider du capital fossile
> [!accord] Page 21
Comment les capitalistes peuvent-ils continuer ainsi ? « Les investissements actuels », observe cette dernière étude sur le charbon, peuvent apparaître « comme une indication que les investisseurs ne croient pas à une future politique pour le climat ou qu’ils font confiance à leur propre pouvoir de lobbying27 ».
> [!accord] Page 21
Une bonne partie du mouvement pour le climat et la plupart de ses intellectuels frémiraient à la seule idée d’un au-delà de la non-violence absolue, une doctrine particulière s’étant imposée en son sein : le pacifisme. Il en existe deux formes29. Le pacifisme moral considère que commettre des actes de violence est toujours mauvais. Cette position a de drôles de conséquences.
> [!information] Page 21
En août 2019, un jeune homme a fait son entrée dans la salle d’audience du tribunal d’Oslo, la capitale norvégienne, avec de larges ecchymoses violacées qui formaient comme un masque de ski autour de ses yeux et des griffures sur tout le visage, les blessures descendant jusque dans le cou, signes bien reconnaissables d’un sévère passage à tabac. La veille, il était entré dans une mosquée avec deux fusils de chasse et un pistolet et s’était mis à tirer dans la salle de prière. Inspiré par les récents massacres à la mosquée de Christchurch (51 morts) et dans un centre commercial d’El Paso (22 morts), il avait l’intention de tuer un maximum de fidèles – incarnations d’une menace supposée pour la race blanche – mais à peine avait-il commencé à tirer qu’un homme de 65 ans, Mohammed Rafiq, vêtu d’un salwar kameez et arborant une grande barbe blanche, s’est élancé sur l’assaillant. Rafiq l’a jeté à terre, il a lutté corps à corps avec lui, paré les tentatives du jeune homme de lui arracher les yeux et lancé ses armes loin de lui avant de l’immobiliser par une prise d’étranglement jusqu’à l’arrivée de la police. Le massacre n’a pas eu lieu30. Mais manifestement, Rafiq a fait usage d’un degré de violence contre autrui considérable au cours de la confrontation, ce qui devrait le faire tomber en disgrâce : pour un pacifiste moral, Rafiq n’aurait pas dû recourir à de tels moyens. Le pacifisme moral prétend avoir le plus grand respect pour la vie et détester son interruption violente mais un acte qui sauve des vies et réduit la violence, lui, est inacceptable s’il implique l’usage actif de la force physique. Cela paraît intenable31. Et cela semble aussi revenir à céder a priori devant les pires formes de mal : ce sont précisément les plus résolus à faire le plus de victimes innocentes possible – les auteurs de tueries de masse fascistes, par exemple – qui seront les moins réceptifs à une opposition docile et non violente. De fait, les préceptes du pacifisme ont souvent fait l’effet d’exhortations à capituler devant la souffrance et l’atrocité
> [!accord] Page 22
Un pacifiste moral peut répondre à ce type d’objections en reconnaissant que, « certes, une part de violence doit être acceptée dans certains cas » – en quoi le pacifiste, bien sûr, cesse d’être un pacifiste et devient comme tout le monde. À part les fascistes susmentionnés, très peu de gens pensent que la violence et la guerre sont bonnes en soi ; presque tout le monde s’accorde à les considérer comme des choses en principe mauvaises qui ne peuvent se justifier que dans certains cas, avant de se disputer sur les cas en question et ce qu’ils ont en commun. Une position éthique comme le pacifisme « éthique » ou « contingent » n’existe pas32.
> [!information] Page 23
On trouve des traces de pacifisme moral dans les enseignements de [[Bill McKibben]]. Si la première vague du mouvement pour le climat n’avait pas de chef de file ou de figure emblématique, la deuxième a eu [[Bill McKibben]], organisateur infatigable, orateur galvanisant, auteur prolifique de plus d’une dizaine d’essais, d’un roman, d’une autobiographie et d’innombrables éditoriaux. Intellectuel organique et bâtisseur de campagnes populaires, il a été l’un des animateurs des actions contre Keystone XL, des campagnes de désinvestissement et de 350.org, réseau mondial très actif tout au long des deuxième et troisième vagues ; à la fin de la deuxième, il a été désigné comme la « principale figure mondiale du mouvement pour le climat33 ».
> [!information] Page 24
Pour couper aux antinomies du pacifisme moral, il reste l’autre forme de pacifisme : sa version stratégique36. Le pacifisme stratégique pose que la violence commise par les mouvements sociaux les éloigne systématiquement de leur objectif. Recourir à des méthodes violentes n’est pas tant mauvais qu’impolitique, inefficace, contre-productif – en bref, de la mauvaise stratégie ; si la non-violence est sanctifiée, c’est moins comme une vertu que comme un moyen supérieur
> [!approfondir] Page 24
McKibben préfère désormais parler de non-violence en termes pratiques, comme d’une « technologie » ou d’une « technique », la plus grande « innovation » du XXe siècle ; tendre l’autre joue est avant tout « le bon choix tactique37 ».
^d1beed
> [!approfondir] Page 24
Il y a deux types de déstabilisation : la déstabilisation violente et la déstabilisation non-violente. La violence est une méthode traditionnelle. Elle est excellente pour attirer l’attention et créer chaos et déstabilisation mais elle est souvent désastreuse dès lors qu’il s’agit de créer un changement progressiste. La violence détruit la démocratie et les rapports avec les adversaires qui sont vitaux pour créer des issues pacifiques au conflit social. La science sociale est formelle sur ce point : la violence n’optimise pas les chances d’issues progressistes victorieuses. De fait, elle mène presque toujours au fascisme et à l’autoritarisme. La seule solution est donc la non-violence38.
> > [!cite] Note
> Est ce que le problème ici n'est pas le mot progressisme mdrrrr
> [!approfondir] Page 25
La pleine acceptation de ce commandement est « la règle numéro un pour tous les participants ». Les rebelles sont enjoints de tendre des fleurs aux policiers. McKibben, de son côté, s’inquiète des brèches dans la discipline qui pourraient amener des « aventuriers » à gâcher le mouvement : seuls la pureté et le monopole de la non-violence lui donnent une bonne chance de gagner39.
> > [!cite] Note
> Mdr Tondelier
> [!approfondir] Page 26
Ou, comme un professeur d’Oxford très impressionné par XR et [[Greta Thunberg]] l’écrivait en 2019, soulignant l’analogie : « Le mouvement anti-esclavage n’a décollé que quand les Blancs d’Europe et d’Amérique ont commencé à voir les gens d’origine africaine non comme des biens mais comme des gens42. »
> [!accord] Page 27
Un examen complet de la question nous ferait sortir du cadre de ce texte. Mais il n’est sans doute pas inutile de jeter un coup d’œil aux différents épisodes historiques qui constituent le canon. L’esclavage n’a pas été aboli par des Blancs consciencieux qui auraient démonté l’institution en douceur50. L’impulsion est venue, bien sûr, des Africains asservis eux-mêmes, et ils avaient rarement le choix de la désobéissance civile non violente ; organiser un sit-in sur la plantation ou boycotter la nourriture apportée par le maître ne pouvait que précipiter leur mort
> [!accord] Page 27
Comme certains s’en souviennent, c’est une guerre civile qui a mis fin à l’esclavage aux États-Unis, une guerre dont le bilan humain demeure proche du total des morts dans tous les autres conflits militaires auxquels le pays s’est trouvé mêlé depuis. S’il y a un abolitionniste blanc qui a aidé à précipiter cette épreuve de force, c’est bien John Brown, avec ses incursions armées contre les plantations et les dépôts d’armes. « Parlez ! Parlez ! Parlez ! » s’est-il exclamé lors d’une énième assemblée d’une société abolitionniste pacifiste – « ça ne libérera jamais les esclaves ! Ce qu’il faut c’est agir – agir. »
> [!information] Page 28
Le cas des suffragettes est instructif. Leur tactique de prédilection était la destruction de biens. En 1903, après des décennies de pressions patientes sur le Parlement pour obtenir le droit de vote sans le moindre résultat, sous le slogan « Des actes, pas des paroles », naissait l’Union sociale et politique des femmes (Women’s Social and Political Union, WSPU). Cinq ans après, deux membres du WSPU ont mené la première action militante : casser les vitres de la résidence du Premier ministre. L’une d’elles a alors déclaré à la police que la prochaine fois, elle reviendrait avec une bombe. Fatiguées de voir leurs délégations méprisées au Parlement, les suffragettes se sont rapidement spécialisées dans « l’argument de la vitre cassée », envoyant des centaines de dames bien mises dans les rues pour briser toutes les vitrines sur leur passage. Lors de la volée la plus intense, en mars 1912, Emmeline Pankhurst et ses troupes ont paralysé une grande partie du centre de Londres en fracassant les vitrines des bijoutiers, des orfèvres, du magasin de jouets Hamleys et de dizaines d’autres boutiques. Elles mettaient aussi le feu aux boîtes aux lettres dans toute la capitale. Les Londoniens choqués voyaient ces colonnes bourrées de papier s’enflammer au passage d’une militante qui y avait déposé un paquet imbibé de pétrole avant de craquer une allumette52. Le modèle de la résistance civile ? On est plus proche des méthodes imaginées par Lanchester
> [!information] Page 29
L’action militante était au cœur de l’identité suffragette : « L’action militante sous une forme ou une autre est une obligation morale », professait Pankhurst. « C’est le devoir de chaque femme envers sa propre conscience, envers les femmes qui ont moins de chance qu’elle et envers toutes celles qui viendront après elle53. » Le portrait complet que Diane Atkinson a brossé récemment du mouvement, Rise Up, Women!, tourne vite à l’inventaire encyclopédique d’actions militantes : faire sortir le Premier ministre de sa voiture et l’asperger de poivre, jeter une pierre contre l’imposte du perron de Winston Churchill, s’attaquer à des statues et des peintures au marteau et à la hache, poser des bombes sur le trajet des visites royales, se battre contre des policiers avec des bâtons, charger des hommes politiques hostiles avec des fouets pour chiens, casser les vitres des cellules des prisons. Loin d’exclure la mobilisation de masse, ces actions allaient de pair avec elle. Les suffragettes organisaient des rassemblements gigantesques, elles publiaient leurs propres journaux, se mettaient en grève de la faim : tout l’éventail de l’action militante violente ou non
> [!information] Page 29
Quand l’espoir d’obtenir le droit de vote par des moyens constitutionnels a été douché une fois de plus début 1913, le mouvement est passé au stade supérieur. Dans une campagne systématique d’incendies, les suffragettes ont mis le feu à des villas, des pavillons de thé, des abris à bateaux, des hôtels, des meules de foin, des églises, des bureaux de poste, des aqueducs, des théâtres et toutes sortes d’autres cibles dans tout le pays54. En l’espace d’un an et demi, le WSPU a revendiqué 337 de ces attaques. Peu de coupables ont été appréhendées. Il n’y a pas eu une seule victime ; seuls des bâtiments vides étaient incendiés. Les suffragettes faisaient bien attention à ne pas faire de blessés. Mais elles jugeaient la situation suffisamment urgente pour justifier l’incendiarisme – le droit de vote des femmes, expliquait Pankhurst, était d’une telle importance qu’elles devaient « discréditer le gouvernement et le Parlement aux yeux du monde ; \[…\] gâcher les sports anglais, nuire aux commerces, détruire les biens de valeur, démoraliser le grand monde, faire honte aux églises, bouleverser tout le cours ordonné de la vie55 ». Certaines attaques n’ont sans doute pas été revendiquées. Un historien soupçonne ainsi les suffragettes d’être derrière l’un des incendies les plus spectaculaires de la période : celui d’un quai charbonnier à Tyneside, au cours duquel les équipements pour charger le charbon ont été totalement dévastés56. En revanche, elles ont bel et bien revendiqué l’incendie de plusieurs automobiles et d’un yacht à vapeur.
> [!accord] Page 30
L’incongruité du modèle gandhien s’apprécie sous un autre angle. Quiconque voit dans le mahatma un parangon devrait jeter un œil à la magistrale biographie que lui a consacrée Kathryn Tidrick. Quand il vivait en Afrique du Sud, ses maîtres britanniques sont partis en guerre contre les Boers – et il les a suppliés de l’enrôler ainsi que ses compagnons indiens57. Quelques années plus tard, les Britanniques sont repartis parader dans les provinces, contre les Zoulous cette fois qui s’étaient rebellés contre des impôts oppressifs et ont dû être fouettés et exécutés en masse jusqu’à ce qu’ils se soumettent – là encore, Gandhi a demandé à servir. À son grand regret, il n’a été pris que comme brancardier et infirmier dans les deux cas mais dans son Autobiographie, il revendiquait sa part de gloire martiale en soutenant que le corps médical était aussi indispensable à la guerre que les combattants au front. « Gandhi est célèbre pour avoir toujours résisté à l’usage de la violence58 », comme le veut la présentation habituelle, ici sous la plume d’un autre auteur qui pense que le mouvement pour le climat devrait prendre exemple sur le mahatma. Vraiment ? Peut-être les épisodes boers et zoulous étaient-ils des errements de jeunesse ?
> > [!cite] Note
> Important pour les jean Michel non violent qui cite Gandhi à longueur de journee
> [!information] Page 30
La Première Guerre mondiale avait à peine éclaté que Gandhi proposait de se livrer ainsi que tous les Indiens dont il pouvait disposer à l’Empire. Début 1918, quand d’autres mouvements étaient occupés à mettre fin à la boucherie, à pousser les soldats à la désertion et à se retourner contre leurs généraux, Gandhi a jugé qu’il fallait envoyer plus d’Indiens dans les tranchées. « Si je devenais votre recruteur en chef, les hommes pleuvraient sur vous59 », flattait-il le vice-roi, promettant encore un million d’hommes en plus du million d’Indiens déjà enrégimentés ou enterrés, fouillant de fond en comble les campagnes indiennes en quête de volontaires enthousiastes (peu se sont présentés, un revers qu’il a vécu comme une profonde humiliation). Avec ces campagnes de recrutement, le mahatma suivait bien une sorte de logique. Tant que les Indiens passaient pour efféminés et faibles, les Britanniques ne les traiteraient pas comme des égaux et ne leur accorderaient pas l’indépendance ; pour regagner leur virilité et leur force, ils devaient devenir des frères d’armes. La stratégie de libération nationale de Gandhi n’a jamais admis la violence à l’encontre des Britanniques – c’est parfaitement exact –, elle intégrait bien en revanche la violence à leurs côtés.
> [!information] Page 31
Gandhi condamnait en effet vigoureusement la violence populaire contre l’occupation britannique qui semblait accompagner les actions de masse aussi infailliblement qu’une expiration succède à une longue inspiration60. Il organisait des campagnes de satyagraha, incitait les Indiens à la non-coopération et à la désobéissance massive – et il apprenait que les foules sabotaient les systèmes de transport, coupaient les fils télégraphiques, incendiaient des boutiques, prenaient d’assaut les postes de police et attaquaient les gendarmeries. Il en était sidéré et furieux chaque fois. Il désapprouvait tout autant la résistance antifasciste. En novembre 1938, dans les jours qui ont suivi la Nuit de cristal, le mahatma a publié une lettre ouverte aux Juifs d’Allemagne dans laquelle il les exhortait à s’en tenir aux principes de la non-violence et de savourer ses résultats
> [!approfondir] Page 31
« La souffrance volontairement subie leur apportera de la force intérieure et de la joie. » En cas de guerre, Hitler pouvait se livrer à « un massacre général des Juifs », mais « si l’esprit juif pouvait être préparé à la souffrance volontaire, même le massacre \[…\] imaginé pou\[v\]ait devenir un jour d’action de grâces », car « à qui craint Dieu, la mort ne fait pas peur. C’est un sommeil joyeux61 ». Face aux critiques, Gandhi a dû clarifier ses commentaires et il a ajouté de nouveaux arguments – les Juifs n’avaient jamais maîtrisé l’art de la non-violence ; si seulement ils pouvaient accepter leur souffrance avec courage, même « le cœur allemand le plus insensible fondrait » – et d’ailleurs : « je plaide pour toujours plus de souffrance jusqu’à ce que cette fusion devienne visible à l’œil nu62 » (janvier 1939). Quoi qu’il en soit, « la méthode de la violence ne donne pas de meilleure garantie que celle de la non-violence. Elle donne infiniment moins ». Au cours de sa vie, la ligne politique de Gandhi a énormément fluctué, la seule constante étant sa vision de lui-même comme « sauveur prédestiné et potentiellement divin du monde63 », ainsi que le résume Tidrick.
> > [!cite] Note
> Turbo antisémite 😭
> [!accord] Page 32
Le fait que cet homme puisse apparaître comme une icône du mouvement pour le climat – voire « notre scientifique de l’esprit humain » – en dit long sur l’ampleur de la régression de la conscience politique au cours du passage du XXe au XXIe siècle. Si le mouvement a besoin d’un guide venu du passé, il ferait tout aussi bien de choisir le Mahdi du Soudan, Nostradamus, Raspoutine ou Sabbataï Tsevi.
> [!accord] Page 32
Mais attribuer l’indépendance à elles seules, c’est une fois encore regarder l’histoire d’un seul œil. La violence subalterne a jalonné la voie de l’Inde, de la révolte de 1857 à celle de 1946. Quand les Britanniques ont fini par plier bagage, c’est qu’une guerre mondiale était survenue entre-temps et avait épuisé l’Empire : ce sont les années où la décolonisation a déferlé sur la planète. Faire du satyagraha la clé de ce processus ne sert que les désirs et les préjugés d’aujourd’hui. Comment l’Algérie s’est-elle libérée ? Et l’Angola ? La Guinée-Bissau ? Le Kenya ? Le Vietnam ? L’Irlande ?
> [!information] Page 32
Le mouvement des droits civiques est un meilleur exemple. Le boycott des bus de Montgomery, les sit-in dans les restaurants, l’offensive de Birmingham, les marches de Selma à Montgomery et autres actions non violentes ont bel et bien triomphé de la ségrégation dans le Sud, en indiquant aux Africains-Américains un moyen d’améliorer leurs conditions de vie et en élevant irréversiblement leur niveau de conscience politique. En tant que tactiques visant des succès immédiats et une participation massive, ces actions étaient considérablement plus efficaces que ce que les discours réflexes de leurs détracteurs – notamment Malcolm X – voulaient bien le reconnaître. Elles marchaient même tellement bien qu’il fallait parfois les protéger avec des armes64. Dans This Nonviolent Stuff’ll Get You Killed, Charles E. Cobb Jr., ancien responsable du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), raconte que le mouvement des droits civiques était flanqué d’une protection armée. Dans le Sud profond, les communautés africaines-américaines rurales avaient développé une longue tradition de défense armée contre les assauts meurtriers ; quand le mouvement a pris et commencé à porter ses fruits, il a fait face aux mêmes menaces. Membres du Ku Klux Klan et autres suprémacistes blancs encerclaient les bases du mouvement la nuit, assassinaient des militants, tendaient des embuscades au passage des marches et cherchaient à noyer dans le sang les premiers droits civiques tout juste acquis. L’enjeu était trop important pour que les communautés noires se laissent faire. Elles ont donc fait des stocks d’armes, réaménagé les bases du mouvement – « les maisons de la liberté » – pour les transformer en véritables fortifications, escorté les responsables du SNCC et du CORE, organisé des caravanes armées pour rejoindre et quitter les grands rassemblements. Les armes à la main, des Noirs repoussaient le Klan dans la nuit, surveillaient de loin les piquets de grève, accompagnaient les marches et les inscriptions sur les registres électoraux, non en opposition mais à l’unisson avec le mouvement des droits civiques. En général, les pacifistes convaincus du Nord s’adaptaient à ces réalités. Même le révérend. Lors d’une visite à Martin Luther King dans son presbytère peu après l’attentat à la bombe contre sa maison, un journaliste allait se laisser tomber dans un fauteuil lorsqu’il a remarqué deux pistolets chargés sur l’assise. « Pour ma propre défense », a expliqué King.
> [!information] Page 34
Depuis sa cellule, King pouvait désormais envoyer un avertissement : si les revendications de son mouvement n’étaient pas satisfaites, d’autres forces bien plus menaçantes surgiraient. Si la voie de la non-violence n’aboutissait pas, « des millions de Noirs, à force de frustration et de désespoir, chercher\[aient\] un remède et une protection dans des idéologies nationalistes noires » et « dans bien des rues du Sud, ruisselleraient des flots de sang67 ». C’est bien ce scénario qui glaçait le sang de l’administration Kennedy.
> [!accord] Page 34
Des hommes qui avaient l’oreille du président ont commencé à le prévenir que s’il ne faisait pas de concessions majeures, l’ordre public risquait de s’effondrer. Faute de résultats rapides, « les Noirs vont incontestablement se tourner vers des dirigeants inexercés et peut-être moins responsables68 » – notamment Malcolm X – et c’est face à ce spectre que le gouvernement a plié. Le mouvement des droits civiques a arraché la loi de 1964 parce qu’il avait un flanc radical qui le faisait apparaître comme le moindre mal aux yeux du pouvoir d’État
> [!accord] Page 35
Auprès de la menace de révolution noire – le [[Black Power (Livre)]], le Black Panther Party, les mouvements de guérilla noirs – l’intégration semblait un prix à payer tolérable. Sans Malcolm X, il n’y aurait peut-être pas eu de Martin Luther King (et inversement).
> [!accord] Page 35
Comme l’écrit Verity Burgmann, « l’histoire de l’action des mouvements sociaux suggère que les réformes ont plus de chance d’être obtenues quand les militants mettent en œuvre des méthodes extrémistes, voire conflictuelles. Les mouvements sociaux obtiennent rarement tout ce qu’ils veulent, mais ils remportent des victoires partielles importantes71 » quand ils disposent d’une aile, flanquant la dynamique du courant majoritaire, prête à faire exploser le statu quo
> [!accord] Page 35
Mais ne peut-on y voir aussi tout le contraire – une incapacité à gagner en profondeur sociale, à énoncer les antagonismes qui traversent cette crise et, surtout, à se munir d’un atout stratégique ? Ce mouvement a-t-il un flanc radical ? [[Greta Thunberg]] est peut-être la Rosa Parks du mouvement pour le climat, un parallèle souvent noté et une inspiration qu’elle reconnaît elle-même. Mais elle n’est pas (encore) [[Angela Davis]] ou [[Stokely Carmichael]].
^3d1ac7
> [!information] Page 36
C’est Nelson Mandela qui a poussé à cette réorientation. « Notre politique visant à créer un État non racial par la non-violence n’a\[yant\] abouti à rien », « nous aurons à reconsidérer notre tactique. À mon avis, nous achevons un chapitre sur cette question de la politique de non-violence72 », a-t-il soutenu lors d’une série de réunions secrètes en 1960 et 1961, comme il l’a rapporté par la suite dans son autobiographie. Ayant rallié ses camarades à la nouvelle ligne, Mandela a été nommé premier commandant de MK. Notre stratégie consistait à faire des raids sélectifs contre des installations militaires, des centrales électriques, des lignes téléphoniques, et des moyens de transport ; des cibles, qui non seulement entraveraient l’efficacité militaire de l’État, mais qui en plus effraieraient les partisans du Parti national, feraient fuir les capitaux étrangers et affaibliraient l’économie. Nous espérions ainsi amener le gouvernement à la table des négociations. On donna des instructions strictes aux membres de MK : nous n’acceptions aucune perte de vies humaines. Mais si le sabotage ne produisait pas les effets escomptés, nous étions prêts à passer à l’étape suivante : la guerre de guérilla et le terrorisme73.
> [!accord] Page 37
Le pacifisme stratégique manque ainsi à sa promesse d’aborder la désobéissance civile comme une tactique – une chose qu’on fait parce que ça marche, ce qui suppose qu’on puisse réévaluer régulièrement son efficacité. Si l’on ne veut pas considérer la non-violence comme un engagement ou un rite sacré, il nous faut adopter la position explicitement anti-gandhienne de Mandela : « J’ai appelé à la contestation non violente tant qu’elle était efficace », comme « une tactique qu’on devrait abandonner quand elle ne serait plus efficace76 ». Le pacifisme stratégique transforme cette méthode en fétiche, hors de l’histoire, sans rapport avec le moment.
> [!accord] Page 37
Il faudrait plutôt inverser la logique des comparaisons. On devrait alors dire : certes, la violence a été employée dans la lutte contre l’esclavage, contre le monopole masculin sur le suffrage, contre l’occupation britannique et les autres occupations coloniales, contre l’apartheid, contre la poll tax mais la lutte contre les combustibles fossiles est d’une tout autre nature et elle ne triomphera que par des moyens absolument pacifiques. Mais y a-t-il des raisons convaincantes de tenir une telle position ?
> [!approfondir] Page 38
Surtout, les combustibles fossiles ne sont pas un agencement politique comme le suffrage restreint ou les lois sur les passeports intérieurs : les combustibles fossiles et les technologies qu’ils alimentent sont des forces productives imbriquées dans des rapports de propriété spécifiques. À ce niveau d’abstraction, l’analogie avec l’esclavage a une certaine pertinence, comme l’a suggéré Maxine Burkett – les esclaves aussi étaient des forces productives, employées d’une manière terriblement destructrice, représentant un capital gigantesque qu’il fallait liquider77.
> [!accord] Page 39
Le climatologue et militant James Hansen a ainsi affirmé que les combustibles fossiles, comme l’esclavage, ne peuvent faire l’objet de compromis ; il n’a jamais été question de réduire l’esclavage de 40 ou de 60 pour cent. Tout doit disparaître
> [!accord] Page 40
Mais derrière la façade de rigueur arithmétique, on retrouve le refoulement et les omissions habituels. Chenoweth et Stephan présentent la campagne contre la présence syrienne au Liban en 2005 comme un exemple de triomphe de la non-violence mais elles ne disent pas un mot de la lutte du Hezbollah et d’autres mouvements de guérilla pour déloger l’occupation israélienne, incomparablement plus brutale et enracinée ; la chute de la monarchie népalaise est attribuée à la sérénité civile, l’insurrection maoïste totalement oubliée ; la lutte anti-apartheid est classée comme non violente. Même la non-violence contre Hitler est représentée comme plus efficace que la résistance violente, par un tour de passe-passe digne de Gandhi. Cette comparaison décomplexée des pommes et des oranges de l’histoire est faite pour porter le message que dès que les militants se tournent vers la violence, ils vont à leur perte, ce qui explique des résultats disparates – pourquoi la Slovénie est une démocratie et la Palestine est toujours occupée – et transforme efficacement les militants en agents omnipotents dans les chaînes de causalité. L’analogisme tiré de Chenoweth et Stephan et transformé en modèle d’XR n’est pas exactement le soubassement intellectuel qu’il nous faut79.
> [!information] Page 41
Le problème, c’est qu’une fois encore, ça ressemble plus à une prière du matin qu’à une description de ce qui s’est réellement passé. Le compte rendu le plus complet du processus révolutionnaire en Iran, Social Origins of the Iranian Revolution de Misagh Parsa, décrit un déferlement continu d’assauts populaires, du Mazandéran au nord à Mechhed à l’est, qui a fini par submerger le régime du chah81. À l’automne 1978, Après avoir subi pendant des mois les attaques continues de la police, de l’armée, des sbires du gouvernement et de la SAVAK, la police secrète, les masses mobilisées « ont riposté agressivement contre les forces armées ». À Amol, elles se sont équipées d’arcs et de flèches empoisonnées, ont envahi les garnisons et se sont emparées de leurs armes ; à Dezfoul, elles ont fait tomber des sacs de sable sur des soldats en patrouille avant de les désarmer ; à Hamadan, elles ont incendié des bâtiments officiels jusqu’à faire de la ville « une ruine antique » ; dans la capitale, Téhéran, des centaines de ces bâtiments et des banques étaient en feu début novembre. À Ahvaz, des cadres des compagnies pétrolières états-uniennes ont essuyé des coups de feu ou ont vu leur voiture incendiée. De Kermanchah à l’ouest à Kerman au sud, des foules en fureur ont assiégé les bureaux de la SAVAK, démoli les statues du chah, envahi les maisons des représentants du régime, repris les villes qu’elles ont défendues contre les sbires du pouvoir ; grâce aux stocks d’armes arrachées à l’ennemi, les révolutionnaires ont formé des myriades de groupes armés. Les fedayin se sont jetés dans le combat et ont bondi sur les postes de police, les camions militaires, les gendarmeries. Mais « le plus gros de la violence des foules était dirigé contre les biens82 ». Tout cela n’a cessé de monter parallèlement à la grève générale qui paralysait la production et aux manifestations massives dans les rues – plusieurs millions de personnes lors de la marche de décembre. En février 1979, une situation de double pouvoir avait émergé, les vestiges du régime s’accrochant au pouvoir grâce à l’armée. À ce stade, des commandos de fedayin se sont joints à des élèves officiers de l’aviation mutins et ont « débloqué la situation par une insurrection armée83 », comme l’écrit Asef Bayat, éminent historien de la révolution iranienne. C’est là que les forces du chah ont été mises en déroute. Un moment d’euphorie populaire a suivi
> [!information] Page 42
Lors du « vendredi de la colère » décisif, le 28 janvier, ils ont ramassé des capsules de gaz, des pavés et d’autres projectiles et, armés de la sorte, se sont frayé un chemin à travers les denses cordons qui leur barraient l’accès de la place – « une confrontation qui a transformé des manifestants pacifiques en manifestants violents, qui ont triomphé de la police antiémeute par nécessité et par désespoir85 », comme l’écrit M. Cherif Bassiouni dans son imposante chronique de la révolution, Chronicle of the Egyptian Revolution and its Aftermath. Sur les 18 jours qu’il a fallu pour chasser Moubarak, les trois premiers pourraient peut-être compter comme non violents. Pendant les jours suivants, plus d’un quart des postes de police du pays – plus de 50 pour cent au Caire, plus de 60 pour cent à Alexandrie – ont été mis à sac. Près de 4 000 véhicules de police ont été détruits dans tout le pays86. Cette explosion de violence de masse contre la police (qui, inutile de le dire, était responsable de la vaste majorité des morts et des blessés) n’a pas eu pour effet de faire fuir les gens : au contraire, elle les a fait venir à Tahrir. Elle a ouvert les vannes de part et d’autre du Nil, en chassant les policiers de leurs commissariats en feu et en dégradant la puissance répressive de l’État au point qu’il n’ait d’autre solution que de regarder les manifestants prendre le pouvoir. Contredisant « le modèle de la résistance civile », la violence antirégime et les manifestations ont été « synergiques et complémentaires87 », comme l’écrit Neil Ketchley, un autre historien de la révolution égyptienne. Et cela semble être davantage la règle qu’une exception.
> [!approfondir] Page 43
De fait, Ketchley et son collègue Mohammad Ali Kadivar ont passé au crible toutes les transitions démocratiques qu’ils ont recensées entre 1980 et 2010 et ils en ont conclu qu’en règle générale, les dictateurs sont détrônés par des gens qui sont d’abord pacifiques et qui, après s’être heurtés à la cuirasse de l’État, brandissent des bâtons et lancent des pierres et des cocktails molotov. C’est ce qu’ils appellent la « violence collective non armée88 ».
> [!accord] Page 43
L’insistance pour balayer le militantisme radical sous le tapis de la civilité – qui domine aujourd’hui non seulement le mouvement pour le climat, mais une grande part de la pensée et de la théorisation anglo-américaines des mouvements sociaux – est elle-même un symptôme d’un fossé extrêmement profond entre le présent et tout ce qui s’est passé entre la révolution haïtienne et les émeutes contre la poll tax : celui de la fin de l’idée révolutionnaire. C’est à peine si elle existe encore comme une praxis vivante dans les mouvements puissants ou comme un faire-valoir pour leurs revendications. Alors que de 1789 à 1989 environ, l’idée révolutionnaire a gardé son actualité et sa potentialité dynamique, depuis les années 1980, elle a été diffamée, ringardisée, désapprise et déréalisée. S’en est suivie une déqualification des mouvements, dont la répugnance à évoquer la violence révolutionnaire est une composante. Telle est l’impasse dans laquelle se trouve le mouvement pour le climat : la victoire historique du capital et la ruine de la planète sont une seule et même chose. Pour nous en sortir, nous devons réapprendre à nous battre, à l’heure qui pourrait bien être la plus défavorable de toute l’histoire de la vie humaine sur cette planète
> > [!cite] Note
> Important.
## Rompre le charme
> [!accord] Page 46
Donc, voilà ce que ce mouvement porté par des millions devrait faire, pour commencer : annoncer et imposer la prohibition. Endommager et détruire les nouveaux dispositifs émetteurs de CO2. Les mettre hors service, les démonter, les démolir, les incendier, les faire exploser. Faire savoir aux capitalistes qui continuent à investir dans le feu que leurs biens seront saccagés. « Nous sommes le risque financier », proclame un slogan d’Ende Gelände, qu’un tel discours place à l’avant-poste du mouvement en Europe – mais de toute évidence, le risque doit être plus élevé qu’un ou deux jours d’interruption de la production par an. « Si on n’arrive pas à obtenir d’un Congrès corrompu une taxe carbone sérieuse, on peut l’imposer de facto avec nos corps98 », soutenait [[Bill McKibben]] – mais c’était en 2004, on n’en est plus à la taxe carbone. Si on ne peut pas obtenir une prohibition, on peut l’imposer de facto avec nos corps et tout autre moyen nécessaire
> [!accord] Page 47
Ça fait un paquet de capital irrécupérable. Une des choses qui rendent le défi de la stabilisation du climat si terriblement décourageant, c’est qu’aucun État ne semble prêt ne serait-ce qu’à lancer une telle idée, la propriété capitaliste ayant le statut de domaine sacré ultime. Qui pourrait oser la mettre à la ferraille ? Quel gouvernement est disposé à envoyer ses forces pour confisquer une telle masse de profits ?
> [!accord] Page 47
Il faudra donc que quelqu’un rompe le charme : « Le sabotage », écrit R. H. Lossin, l’une des meilleures chercheuses actuelles en ce domaine, « est une sorte de saisie préfigurative, bien que temporaire, de biens. \[Dans le contexte de l’urgence climatique, c’est\] à la fois une forme de résistance logique, justifiable et efficace, et un outrage à la sacralité de la propriété capitaliste100. » Une raffinerie privée d’électricité, une excavatrice en pièces : saborder des biens n’est pas impossible, après tout. La propriété n’est pas au-dessus de la Terre ; il n’y a pas de loi technique, naturelle ou divine qui la rende inviolable dans la situation d’urgence actuelle. Si les États n’ouvrent pas les barrières de leur propre initiative, d’autres devront le faire pour eux. Il s’avère que la propriété pourrait bien nous coûter la Terre.
> [!accord] Page 47
Le premier ne nécessitera pas de mettre hors d’état ou de démanteler tous les nouveaux dispositifs, mais juste assez pour que le risque apparaisse crédible. Une stricte sélectivité devra être observée. Il y avait une part d’aléatoire dans les destructions de biens des suffragettes qui ne conviendrait plus aujourd’hui ; si les militants pour le climat se mettaient à attaquer des bureaux de poste, des pavillons de thé et des théâtres, les investisseurs ne seraient dissuadés de rien de très précis. Cette fois, ça ne pourra être que des quais charbonniers et des yachts à vapeur. Mais de même que les suffragettes cherchaient à forcer la main à l’État – elles ne pouvaient pas proclamer d’elles-mêmes leur droit de vote – l’objectif sera de contraindre les États à proclamer la prohibition et à commencer à réformer le matériel existant.
> [!accord] Page 48
Nul être sensé n’imagine que des groupes de militants pourront réduire en cendres la totalité ni même un cinquième de ce système (ni qu’un tel feu tertiaire serait entièrement désirable). En fin de compte, ce sont les États qui imposeront la transition, ou bien personne.
> > [!cite] Note
> D'où la critique du [[capitalocène]]. L'état est un des participant du capital.
^576832
> [!accord] Page 48
« Protester, c’est dire que je n’aime pas ça. Résister, c’est faire cesser ce que je n’aime pas. Protester, c’est dire que je refuse de continuer à participer à ça. Résister, c’est m’assurer que tous les autres cessent d’y participer aussi102 », comme l’écrivait une éditorialiste ouest-allemande en 1968, relayant les mots d’un militant du mouvement [[Black Power (Livre)]]. Les objections à une telle forme de résistance ne manqueront pas
> [!information] Page 49
Dans les années 1960, l’État blanc a créé la compagnie Sasol pour assurer sa sécurité énergétique, notamment en transformant son abondant stock de charbon en essence de synthèse par hydrogénation, un processus chimique développé en grande partie par les nazis. L’une des actions les plus spectaculaires de la lutte de libération a visé Sasol. En juin 1980, des commandos de MK ont cisaillé les clôtures de sécurité autour de deux usines d’hydrogénation et ont introduit des mines dans leurs réservoirs104. Pendant trois jours, le nuage de fumée était visible depuis Johannesburg où il galvanisait ses spectateurs : « ça a brisé le mythe de l’invulnérabilité blanche. Ce n’était pas pour toute cette essence perdue… c’était cette colonne de fumée qui était importante. Sasol était un symbole de pouvoir105 », comme l’a dit la militante de l’ANC Frene Ginwala.
> [!information] Page 51
Fin 2005, le Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger (Movement for the Emancipation of the Niger Delta, MEND) a annoncé son existence par un ultimatum à ces compagnies, les menaçant de « violentes attaques » si elles ne partaient pas. Inaugurant une guérilla unique en son genre par sa focalisation sur le pétrole, le MEND a alors lancé « une série d’attaques d’une audace fantastique112 », pour reprendre les termes de Michael Watts : sillonnant les marécages du delta en hors-bord, les combattants faisaient sauter les pipelines, attaquaient des bateaux, prenaient le contrôle de plateformes pétrolières, donnaient l’assaut aux bureaux des compagnies et kidnappaient leurs employés. La première de la série a été baptisée « Opération cyclone ». Entre 2006 et 2008, au plus fort de l’insurrection, le MEND a fait chuter d’un tiers la production du premier pays pétrolier d’Afrique. « Jamais l’approvisionnement stable et régulier en pétrole n’avait été mis en question de la sorte113 », observe Watts. Pendant un temps, Shell, ExxonMobil et les autres prédateurs ont semblé sur le point de se retirer
> [!information] Page 52
Puis un nouveau record a été établi dans le Golfe. Tout ce qui précède semble dérisoire comparé à l’effet des drones lancés par les rebelles houthis du Yémen – un autre pays avec une longue tradition de sabotage de pipelines – contre les raffineries de l’Aramco à Abqaïq, la plus grosse usine de traitement du pétrole du monde, le 14 septembre 2019. Les engins télécommandés se sont abattus sur ces gigantesques installations pour perforer des réservoirs de stockage, déclencher des incendies, interrompre les chaînes de traitement. Par cette seule attaque féroce, la moitié de la production pétrolière d’Arabie saoudite a dû être mise à l’arrêt. C’est 7 pour cent de l’approvisionnement mondial qui disparaissait ainsi.
> [!information] Page 51
Pendant la révolution égyptienne, le pipeline avec lequel le régime Moubarak approvisionnait Israël en gaz – à un tarif inférieur au prix du marché – était l’une des cibles de la colère populaire. Quand dix actions successives ont conduit à fermer les vannes, Israël a interrompu ses paiements et dénoncé l’accord. Une trentaine d’explosions auraient touché le pipeline entre les 18 jours de la révolution et le coup d’État d’Abdel Fattah al-Sissi114. En Inde, les naxalites s’en sont pris régulièrement aux mines de charbon et aux voies ferrées ; en 2009 et 2010, les autorités reconnaissaient que la rébellion avait asphyxié le transport du charbon et établi de fait des zones interdites pour les investisseurs qui auraient souhaité ouvrir de nouvelles mines, privant le pays d’un quart de sa production de charbon. Pendant l’été 2019, entre autres actions, les naxalites ont attaqué des convois de charbon dans l’État du Chhattisgarh, mis le feu à 16 véhicules transportant du charbon dans celui du Jharkhand et fait flamber 27 machines et véhicules sur le chantier d’une autoroute dans celui du Maharashtra, ainsi qu’une usine de goudron, et ça ne semble pas près de s’arrêter115. Les révolutionnaires égyptiens et indiens avaient peu de choses en commun mais les uns comme les autres prenaient pour cible l’infrastructure des combustibles fossiles
> [!accord] Page 52
Le chœur des éditorialistes y a vu le début d’une nouvelle ère de la guerre asymétrique : les rebelles pouvaient maintenant utiliser ces minuscules avions semblables à des jouets pour détruire les piliers du système énergétique116. Le site d’informations économiques Bloomberg en frissonnait. L’action d’Abqaïq était « la preuve flagrante de la vulnérabilité de l’approvisionnement mondial en pétrole brut en un temps où de nouvelles technologies déstabilisatrices peuvent mettre à genoux une industrie vieille d’un siècle – du moins temporairement117 ». Un militant pour le climat pouvait-il rêver mieux ?
> [!accord] Page 53
En comparaison, les biens qui brûlent des combustibles fossiles y sont peut-être plus disséminés que dans le Nord mais ce sont les pays du Sud qui ont la plus riche tradition de sabotage du fait de la densité des infrastructures pour la production des combustibles. Ce sont eux qui ont le plus à perdre à court et à moyen terme et l’inquiétude populaire y est bien plus grande que dans le Nord, d’après certains sondages118. C’est là que le savoir-faire de la destruction de biens à grande échelle est le plus vivant et pourtant, elle brille par son absence. Deux facteurs explicatifs viennent à l’esprit : l’effondrement général de l’idée révolutionnaire, particulièrement sensible dans le Sud où elle est tombée de plus haut que dans le Nord, et plus spécifiquement la politisation insuffisante de la crise climatique.
> [!approfondir] Page 54
Mais le sabotage des infrastructures des combustibles fossiles n’a pas été inventé par les pays du Sud ; en réalité, il est aussi vieux que l’infrastructure elle-même, remontant aux luddites, aux plug plot rioters et autres mouvements ouvriers qui s’en sont pris aux machines, notamment à vapeur, en Angleterre – ce qui ne fait que rendre l’énigme plus mystérieuse encore. Les dispositifs émetteurs de CO2 ont été endommagés depuis deux siècles par des groupes subalternes indignés par les pouvoirs qu’ils servaient – automatisation, apartheid, occupation… – mais pas encore en tant que forces destructrices en soi.
> [!accord] Page 55
Un des aspects de la régression en Europe ces dernières années est la quasi-monopolisation de la violence politique par l’extrême droite, la grande exception étant la France des Gilets jaunes. Pendant la pseudo-crise des réfugiés de 2015, 92 incendies criminels ont visé des centres d’accueil de demandeurs d’asile en Allemagne122, validant là encore la théorie de l’influence du flanc radical, pour la droite la plus réactionnaire cette fois, puisqu’il a poussé l’État à la fermeture des frontières. La Suède, deuxième pays d’accueil des migrants dans l’Union européenne, a connu une vague d’incendies similaire. Pas une seule attaque n’a été rapportée contre l’infrastructure des combustibles fossiles dans ces deux pays. Il faut mettre cette répartition sur le compte de l’irrationalité humaine pathologique au beau milieu de cette crise. Les destructions de biens sont possibles – elles sont justes commises par les mauvaises personnes pour de très mauvaises raisons.
> [!accord] Page 57
Nous invitions nos imitateurs potentiels à laisser les camionnettes des artisans et des ouvriers, les 4x4 des invalides, les minibus et les voitures ordinaires : tenez-vous-en aux SUV des riches. Ils n’ont aucune utilité pratique – ce n’est pas pour le terrain accidenté dans ce quartier que les SUV sont si fréquents à Östermalm ; ils quittent rarement le tapis moelleux des rues goudronnées de la ville –, ils n’émettent tout ce CO2 que pour étaler la fortune de leurs propriétaires. Nous comparions ces propriétaires à la jeunesse dorée d’Östermalm qui, au début du nouveau millénaire, avait pris la triste habitude d’acheter des bouteilles de champagne hors de prix, de faire sauter le bouchon et de répandre le liquide dans les bars du quartier dans le seul but de montrer tout l’argent qu’ils pouvaient dilapider – à la différence que cet échappement-là faisait bien plus qu’inonder le parquet. Il tuait des gens.
> [!information] Page 58
C’était plus que n’en pouvaient supporter certains propriétaires. « Si je vous avais trouvés “en action”, je vous aurais tués », disait l’une des menaces de mort que nous avons publiées sur le blog (c’était avant l’ère du trolling sur les réseaux sociaux) – « Comme beaucoup d’autres, je vous mets au même niveau que les kamikazes et les pédophiles. Je préférerais même qu’on libère des pédophiles et qu’on remplisse les prisons de gens comme vous. Sales voyous, lisez un peu avant de vous prendre pour des saloperies de guérilleros. »
> > [!cite] Note
> Dose frero
> [!information] Page 59
Au premier semestre 2007, les ventes du Volvo ont continué de progresser mais au deuxième semestre, elles ont plongé de 27 pour cent, les autres modèles connaissant des chutes similaires. Nous avons revendiqué une part de ce résultat. Dressant le bilan de la campagne en décembre, nous avons compté plus de 1 500 SUV temporairement « désarmés », comme nous disions.
> [!accord] Page 59
Mais on entend une objection s’élever ici : pourquoi s’en prendre à la consommation des particuliers ? Le mouvement n’a-t-il pas travaillé dur pour que l’attention soit reportée des consommateurs – les cibles favorites du discours libéral – à la production des combustibles fossiles ? N’est-ce pas revenir en arrière que de désigner ceux-là comme le problème ?
> [!accord] Page 59
Être riche dans le monde d’aujourd’hui, c’est se tenir au sommet de la pyramide de la « capacité inégale à polluer128 », selon la formule de Dario Kenner dans son livre Carbon Inequality.
> [!information] Page 60
Un rapport d’Oxfam de 2015 suggère que les 1 pour cent les plus riches de la population mondiale ont une empreinte carbone 175 fois supérieure à celle des 10 pour cent les plus pauvres130 ; si l’on veut creuser l’écart, celle des États-Uniens les plus riches est 2 000 fois supérieure à celle des Mozambicains les plus pauvres. Un article publié par Ilana M. Otto et ses collègues dans Nature Climate Change en 2019 conclut que les 0,54 pour cent les plus riches de l’espèce humaine émettent un tiers de plus que la moitié la plus pauvre131.
> [!information] Page 60
Une autre étude de la même année se concentre sur les superyachts, soit les yachts d’une longueur supérieure à 24 mètres, qui vont souvent au-delà de 70. On estime à 0,0027 pour cent la proportion d’humains qui peuvent s’en acheter un, même les modèles les plus petits. Sans tenir compte des autres dommages écologiques – comme quand le superyacht du cofondateur de Microsoft Paul Allen est entré dans un récif corallien protégé en janvier 2016, le détruisant à 80 pour cent –, cette étude ne considère que les émissions de CO2 produites par la combustion de l’essence nécessaire au déplacement des superyachts132. La flotte mondiale s’élève à 300 bateaux. En un an, elle génère autant de CO2 que les dix millions d’habitants du Burundi.
> [!information] Page 61
Un seul vol de Londres à Édimbourg émet plus de C02 qu’un Somalien moyen en un an ; de Londres à New York, plus que le Nigérian et le Népalais ; de Londres à Perth, plus que le Péruvien et l’Égyptien, le Kenyan et l’Indien. Il y a 56 pays dans le monde où les émissions annuelles par personne sont inférieures à celle d’un passager d’un vol Londres-New York. Ces chiffres sont basés sur des estimations basses de l’impact de l’aviation133.
> [!information] Page 61
Même dans un pays aussi porté sur l’avion que l’Angleterre, un pour cent des habitants ont pris un cinquième de tous les vols internationaux en 2018, 10 pour cent en ont pris la moitié, et 48 pour cent aucun134. Mais les ultra-riches préfèrent avoir leurs propres avions, ou en louer un à Warren Buffett, dont la flotte de dragons de luxe sillonne les cieux avec l’effet que l’on sait135. Les jets privés exploités aux États-Unis génèrent à eux seuls autant de CO2 que la moitié du Burundi en un an136.
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Cette famille d’émissions a un statut éthique bien caractérisé. Elle a été analysée pour la première fois en 1991 dans l’essai désormais classique de deux climatologues et militants pour le climat, Anil Agarwal et Sunita Narain, qui contestaient les calculs mettant sur le même pied tous les types d’émissions. « Peut-on réellement assimiler », demandaient-ils, « les contributions aux émissions de dioxyde de carbone des voitures qui engloutissent des litres de carburant en Europe et en Amérique du Nord, ou d’ailleurs n’importe où dans le monde, et les émissions de méthane des bêtes de trait et des champs de riz des agriculteurs de subsistance du Bengale occidental ou de la Thaïlande ? Ces gens n’ont-ils pas le droit de vivre137 ? » Un quantum de méthane issu d’un ruminant ou d’une rizière a peut-être le même forçage radiatif qu’un quantum de CO2 produit par un SUV, reconnaissaient Agarwal et Narain, mais du point de vue de leur substance morale, ils sont comme l’eau et le feu
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Cette intuition a été reprise et formalisée par Henry Shue, l’un des philosophes les plus clairvoyants sur la crise climatique, qui a développé une distinction, largement reconnue par les chercheurs, entre émissions de luxe et émissions de subsistance138.
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Si une famille de paysans indiens utilise du charbon pour cuire sa nourriture ou éclaire sa maison avec de l’électricité provenant d’une centrale à charbon, sa seule autre possibilité serait de se priver de réchaud ou de lampe. Prisonnière de l’économie fossile, elle n’a guère d’autre choix que d’utiliser l’énergie émettrice de CO2 disponible. Celui qui se déplace en superyacht ne peut être disculpé de la sorte : il pourrait très bien se passer de son bateau sans renoncer à un besoin ou à un droit vital, ni même subir le moindre désagrément d’ailleurs. Les émissions de subsistance se produisent pour les besoins de la reproduction physique, en l’absence d’autres solutions envisageables. Les émissions de luxe n’ont aucune de ces excuses. « Les gens n’ont pas besoin de yachts – ils désirent des yachts140 », comme le dit bien le PDG d’un des plus gros fabricants de superyachts
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Certes, on sait combien la frontière entre les besoins et les désirs peut être poreuse mais ignorer cette distinction dans ce contexte, « c’est rejeter \[l’une des\] différences de nature les plus fondamentales que nous comprenions141 », soutenait Shue dès 1993. Il se débattait alors avec la question des émissions à réduire en premier. « On devrait commencer par les émissions parfaitement inutiles, frivoles et superflues des riches qui se livrent à des activités auxquelles ils n’ont pas besoin de se livrer142 », affirmait-il. Ou encore : « même en cas d’urgence, on met ses bijoux en gage avant de vendre ses couvertures143 ». L’argument était formulé à un moment critique dans l’histoire du climat : au début des années 1990, à l’époque des premiers sommets des Nations unies sur le climat, on comptait sur les gouvernements pour parvenir à un accord de plafonnement des émissions mondiales.
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La question épineuse était celle de la répartition du solde d’émissions admissible entre les riches et les pauvres. Shue était de ceux qui soutenaient qu’on ne pouvait pas exiger que les pauvres interrompent leur développement et abandonnent leur quête d’un niveau de vie moderne pour que les riches puissent continuer à faire leurs affaires ; la simple décence et tout le corpus de la théorie de la justice voulaient au contraire que les pauvres disposent de plus de latitude. C’est à cette fin que Shue mobilisait cette distinction144. Deux décennies plus tard, alors que les sommets de l’ONU poursuivaient leur dégringolade sans fin, il était forcé de reconnaître que la situation ne le permettait plus.
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Les riches pouvaient plaider l’ignorance en 1913. Plus maintenant. Pour cette raison, un groupe de criminologues états-uniens et britanniques a soutenu que la consommation ostensible de combustibles fossiles devait être qualifiée comme un crime149. Il est aggravé par la circonstance suivante, qui constitue la deuxième raison : la principale source des émissions de luxe – l’hypermobilité des riches, leur débauche de déplacements en avion, en yacht, en voiture – est ce qui leur permet de ne pas avoir à se soucier des conséquences, puisqu’ils peuvent toujours se mettre à l’abri ailleurs150. Être ultra-riche et hypermobile au-dessus de 400 ppm, c’est déverser les périls mortels sur d’autres et y échapper dans un même coup de maître.
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Ilona Otto et ses collègues ont souligné que rien qu’en 2017 – d’après les registres officiels – 44 personnes ont hérité de plus de un milliard de dollars chacune, pour une somme totale de 189 milliards. Les quatre plus gros fonds de financement de l’adaptation aux effets du changement climatique ont approuvé des projets s’élevant à 2,78 milliards au total. 44 personnes ont donc empoché sans rien faire 68 fois plus que l’ensemble des victimes des catastrophes climatiques dans le monde, et il y a de bonnes chances qu’une part de cette somme soit allée directement dans des superyachts ou autres – comme quelqu’un qui, dans le même temps, empoisonnerait les nappes phréatiques et arracherait les comprimés de purification des mains des habitants des bidonvilles. Cette combinaison des effets du crime ne peut que s’intensifier en même temps que le réchauffement.
> [!accord] Page 65
C’est ce que le roi de la diplomatie climatique et du luxe individuel, Emmanuel Macron, a fait en France en 2018. La taxe carbone qui a provoqué le soulèvement des Gilets jaunes visait les voitures des classes populaires. Chassés depuis longtemps des villes par la hausse des loyers et de l’immobilier, les travailleurs sont relégués dans des arrière-pays où les transports publics sont à peu près inexistants et où « il est donc essentiel d’avoir une voiture156 » pour aller travailler et accéder aux services publics. Shue aurait parfaitement reconnu cette situation. La taxe carbone de Macron pesait cinq fois plus lourd sur les 10 pour cent de la population les plus pauvres que sur les 10 pour cent les plus riches – il s’agissait bien d’un impôt dégressif sur la subsistance, tandis que le luxe était affranchi de toute limitation par le « président des riches ».
> [!accord] Page 66
Il faudra peut-être s’en prendre aux sources des émissions de luxe pour rompre le charme dans la sphère de la consommation. Tout comme la campagne pour le désinvestissement a œuvré à la stigmatisation des dividendes des combustibles fossiles, l’objectif serait ici de faire entendre une autre éthique : on ne peut pas laisser les riches brûler vives d’autres personnes impunément.
> [!approfondir] Page 66
C’est pourquoi nous devrions prendre exemple sur les fedayin, qui se sont lancés dans leur lutte contre le chah à un moment où les travailleurs semblaient soumis à « la domination absolue de l’ennemi » et avaient le sentiment d’une « incapacité absolue à transformer l’ordre établi », comme l’écrivait Amir Parviz Pouyan. Dans son essai, La nécessité de la lutte armée et le rejet de la théorie de la « survie », il décrivait l’atmosphère suffocante d’un régime qui semblait inaltérable, hors de portée de toute influence populaire. L’espoir pouvait-il survivre dans de telles conditions ? « Nous devons prendre l’offensive pour survivre », lançait Pouyan : De petits actes de sabotage dans des lieux, des établissements ou tout ce qui peut appartenir à l’ennemi bourgeois, bureaucrate ou comprador, aux riches en général, élargiraient le spectre des initiatives. Ces actes de sabotage, en se poursuivant, compromettront tout particulièrement les choses mêmes que l’ennemi a terriblement peur de perdre. \[…\] Le charme est rompu et l’ennemi apparaît comme un magicien vaincu157.
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Les SUV ont conquis les marchés automobiles, avec des conséquences stupéfiantes pour la planète : fin 2019, l’Agence internationale de l’énergie rapportait que c’était le deuxième facteur le plus important de l’augmentation mondiale des émissions de CO2 depuis 2010158.
> [!information] Page 67
Si les conducteurs de SUV étaient une nation, en 2018, elle aurait été à la septième place pour les émissions de CO2. La part toujours plus importante des SUV dans les ventes de voitures annule tous les gains qu’on pouvait attendre de l’amélioration du rendement énergétique dans l’automobile ou des véhicules électriques ; lourdes et massives, ces voitures continuaient à engloutir des quantités prodigieuses d’essence une fois en circulation, mais aussi des quantités tout aussi prodigieuses d’énergie pendant leur phase de fabrication.
> [!accord] Page 67
Comme le notait l’AIE, si ces monstres se vendaient si bien dans le monde entier, c’était plutôt parce qu’« ils sont considérés comme des symboles de richesse et de statut social ». Une planète incinérée par les riches, et par le désir d’en être
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La progression des ventes dans les pays du Nord dessine un joli parallèle avec la crise climatique. Les SUV ont d’abord envahi les États-Unis, jusqu’à atteindre 63 pour cent des ventes de voitures en 2016 (septième année consécutive d’augmentation des ventes – « une séquence sans précédent », selon les analystes)159. En Europe, les « tracteurs de Chelsea » ont fait leur apparition au début des années 2000, juste avant la première vague du militantisme pour le climat ; quand celle-ci s’est achevée, en 2009, ils avaient conquis 7 pour cent du marché. Cette part est passée à 36 pour cent en 2018 et devrait atteindre 40 pour cent trois ans plus tard. La croissance a été tout aussi marquée en Suède, où les ventes de SUV ont bondi de 20 pour cent entre 2013 et 2018160. Aucun Indien n’est venu contrarier cette tendance.
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La nuit de l’élection de Donald Trump, Jessica Reznicek et Ruby Montoya, deux membres des Catholic Workers, se sont introduites sur un chantier de construction du pipeline Dakota Access dans l’Iowa164. Elles avaient apporté avec elles des boîtes à café remplies de chiffons imbibés d’huile moteur qu’elles ont placées sur le siège de six engins de chantier et enflammées ; cinq des six engins ont brûlé. Autodidactes en ce domaine, Reznicek et Montoya ont dû apprendre à se servir de chalumeaux oxyacétyléniques pour percer l’acier des tuyaux. Tout au long du printemps 2017, munies de leur équipement de protection, elles ont parcouru l’État de part en part, perforant le pipeline partout où elles le pouvaient dans des raids éclair qui ne devaient pas dépasser sept minutes. Après quoi elles ont repris les incendies. Au moyen de ballots de tissu imprégnés d’essence, elles ont mis le feu aux équipements de multiples sites. Les biens attaqués appartenaient à Energy Transfer, un conglomérat de sociétés de transport d’hydrocarbures dont le conseil d’administration comptait parmi ses membres le secrétaire à l’Énergie de Trump, Rick Perry
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Certains pourraient y voir la porte ouverte à la violence, voire à un terrorisme sans limite. Reznicek et Montoya se défendent vigoureusement de mener des actions violentes : « Le pétrole qui est sorti de terre et les machines qui le font sortir et l’infrastructure qui permet tout cela – voilà la violence », a déclaré Reznicek lors d’une interview. « Nous n’avons jamais menacé de vie humaine. Nous agissons pour tenter de sauver la vie humaine, de sauver notre planète, de sauver nos ressources. Et tout ce que nous avons fait Ruby et moi, nous l’avons fait avec des mains pacifiques, résolues et toujours aimantes169. » Dans la tradition des Catholic Workers, exaltée par les frères Berrigan, célèbres pour avoir détruit des registres de conscription en les aspergeant de sang et de napalm pendant la guerre du Vietnam et endommagé des obus nucléaires à la fin de la guerre froide, la destruction de biens justifiée relève de la non-violence
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On peut aussi trouver des soutiens à cette position dans la philosophie profane. D’aucuns ont ainsi pu soutenir que la similitude entre casser le pied d’une enfant et casser le pied d’une table était trompeuse : l’enfant seule peut ressentir de la douleur. Elle seule peut être traumatisée, avoir sa dignité bafouée ; la table est dépourvue d’intérêts et d’états mentaux171. La force physique qui détériore des objets inanimés ne relève donc pas, selon ce point de vue, de la violence, puisqu’elle n’a pas les effets qui constituent le caractère a priori mauvais de ce qu’on appelle violence. Au minimum, ceux qui en font les frais doivent être des êtres sensibles.
> > [!cite] Note
> Important
> [!accord] Page 72
Mais les pacifistes stratégiques ont raison d’affirmer qu’aux yeux du public, au début du XXIe siècle et tout particulièrement dans les pays du Nord, la destruction de biens a en effet tendance à apparaître comme une violence175. De même, la plupart des gens identifieraient un fouet de cordes comme une arme et le fait de chasser les changeurs et de renverser leurs tables comme un acte de violence. Si l’on n’est pas obligé de s’en remettre à l’avis de la majorité, il ne faudrait pas non plus donner aux mots une signification qui s’écarte trop de l’usage commun. Si nous voulions exclure les atteintes aux objets de la sphère de la violence, il nous faudrait essayer de convaincre le monde qu’une foule de Gilets jaunes descendant les Champs-Élysées et pulvérisant tous les magasins sur son passage pratique en réalité la non-violence – plus qu’un tour de force conceptuel, un gaspillage d’énergie rhétorique.
> [!accord] Page 72
Mais ce serait tout autre chose que de mettre le feu à cette personne176. Martin Luther King – une boussole autrement plus fiable et constante que Gandhi – a défendu cette distinction dans son apologie des émeutes urbaines de 1967 : « Violentes, elles l’ont certainement été. Mais la violence s’est infiniment plus déchaînée contre la propriété que contre les personnes », et dans cette catégorie des actes violents, c’est ce qui faisait toute la différence : « La vie est sacrée. La propriété est destinée à servir la vie : quels que soient les droits et le respect dont nous les entourons, elle ne possède aucune existence personnelle. » Pourquoi les émeutiers « étaient-ils donc aussi violents contre la propriété ? Parce que la propriété représentait la structure du pouvoir blanc qu’ils attaquaient et essayaient de détruire177 ».
> [!accord] Page 73
Même l’homme le plus passionnément épris de sa voiture admettra que les actes de lacérer ses pneus et de lacérer ses poumons relèvent de catégories éthiques différentes. Seule la forme la plus extrême de fétichisme bourgeois – prêtant une âme à l’objet possédé – pourrait s’élever contre cette distinction.
> [!accord] Page 73
Il y a bien toutefois une exception, un type de destructions de biens qui s’apparente au meurtre et à la mutilation, celles qui touchent aux conditions matérielles de subsistance : empoisonner la nappe phréatique de quelqu’un, mettre le feu à la dernière oliveraie d’une famille ou lancer une bombe incendiaire sur une rizière dans un village paysan indien au prétexte qu’elle émet du méthane ne sont parfois pas loin d’équivaloir à un coup de poignard dans le cœur. À l’exact opposé se trouve le superyacht en miettes.
> > [!cite] Note
> Important
> [!accord] Page 76
Si l’on doit accorder quelque substance analytique au terrorisme, il faudra nécessairement poser en son cœur quelque chose comme l’assassinat aveugle de civils innocents dans le but de faire naître un climat de terreur.
> [!accord] Page 76
Dans la théorie de la guerre juste, la differentia specifica du terrorisme, la transgression morale distinctive qui salit son nom, tient au fait qu’il tue sans faire de distinction entre combattants et non-combattants. Reznicek et Montoya n’ont pas tué de combattants. Elles n’ont tué personne, blessé personne, elles n’ont pas touché à un seul cheveu et on devrait donc les ranger aussi loin que possible de la catégorie de terrorisme. Ceux qui sont prêts à les qualifier de terroristes refuseraient très certainement d’appliquer ce terme à des gens qui investissent dans les dispositifs émetteurs de CO2 ou qui en abusent, ce qui revient à recommander que des actes qui ne blessent aucun être vivant soient caractérisés comme terroristes tandis que des actes qui tuent des gens de façon certaine seraient absous.
> [!information] Page 76
en 2019, les services de renseignement danois et suédois et leurs relais universitaires ont prévenu que « le terrorisme climatique \[était\] à l’horizon184 », par la voix de Magnus Ranstorp, l’homme des basses besognes idéologiques de l’appareil d’État répressif en Suède, qui n’avait jusque-là jamais prononcé un mot en public sur la question climatique et qui ne faisait bien entendu pas référence à la combustion d’énergie fossile.
> [!accord] Page 77
Il ne s’agit bien sûr pas de proposer que les émissions de CO2 soient catégorisées comme des actes terroristes, ce qui serait aussi un abus de langage, bien que sans doute moindre, l’assassinat aveugle étant au cœur de la définition du terrorisme. Il ne faudrait pas dévaluer le terme, banaliser le crime. Quelqu’un qui entre dans une mosquée avec l’intention de tuer le plus grand nombre de fidèles commet un acte terroriste : quelqu’un qui perfore un pipeline ou qui met le feu à un hangar commet « un acte catégoriquement distinct186 », comme l’écrit Steve Vanderheiden, grand philosophe de l’éthique environnementale.
> [!information] Page 77
En 2004, deux chercheurs travaillant pour l’armée norvégienne ont passé au crible 5 000 actes de terrorisme et identifié 262 cas qu’ils ont qualifié de « terrorisme pétrolier », définis comme des attaques contre l’infrastructure et les employés du pétrole, concentrés au Moyen-Orient, au Nigeria et en Colombie (dont un seul était le fait d’écologistes)187. Seuls 11 pour cent d’entre eux ont fait des victimes, généralement une ou deux. Si l’on écarte les attaques contre les employés, il n’y a quasiment plus de victimes. Les attaques mortelles étaient principalement le fait d’islamistes – comme pendant la guerre civile algérienne – qui avaient peu de scrupules à faire couler le sang, tandis que gauchistes et autres groupes laïques, notamment le front anti-impérialiste européen des années 1980, cherchaient plutôt à l’éviter. Les morts et les blessés liés au « terrorisme pétrolier » pouvaient ainsi « s’expliquer par des différences d’idéologie », concluaient les Norvégiens.
> [!accord] Page 79
Un jour, j’ai demandé à [[Bill McKibben]], qui venait de prononcer un discours galvanisant devant une salle comble, à quel moment – étant donné l’urgence de la situation qu’il venait de décrire et dont nous avions tous conscience – on allait passer au stade supérieur. Il était visiblement mal à l’aise. La première partie de sa réponse a exposé ce qu’on pourrait appeler l’objection de l’asymétrie : dès que le mouvement social s’engage dans des actions violentes, il entre sur le terrain de prédilection de l’ennemi, qui dispose d’une supériorité militaire écrasante. L’État aime les combats armés : il sait qu’il gagnera. Notre force est dans le nombre190. C’est là un des arguments préférés des pacifistes stratégiques mais il est de mauvaise foi. La violence n’est pas le seul domaine où l’asymétrie règne. L’ennemi dispose d’une supériorité écrasante dans à peu près tous les domaines, notamment la propagande médiatique, la coordination institutionnelle, les ressources logistiques, la légitimité politique et surtout l’argent. Si le mouvement entend éviter les batailles inégales, une campagne de désinvestissement apparaît comme le pire choix possible puisqu’il s’agit d’essayer de saper le capital fossile au moyen du capital
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« Nous vivons dans un monde rêvé », remarquait un jour George Monbiot : Nos rêves vont, comme ils ont déjà commencé à le faire, détruire les conditions nécessaires à la vie humaine sur Terre. Si nous étions gouvernés par la raison, nous serions aujourd’hui sur les barricades, en train d’arracher les conducteurs de Range Rover et de Nissan Patrol à leurs sièges, d’occuper et de fermer les centrales électriques à charbon, de faire irruption dans la retraite des Blair à la Barbade pour exiger un renversement de la vie économique aussi spectaculaire que celui que nous avons supporté quand nous sommes entrés en guerre contre Hitler192.
> [!accord] Page 81
Dans le vade-mecum, on apprend que les Rebelles doivent « chercher activement à être arrêtés » et que ce désir est « au cœur d’Extinction Rebellion195 ». C’est là une perspective qui séduira peut-être certaines personnes, sûrement pas tout le monde. Comme l’a souligné la lettre ouverte à XR196 écrite par le réseau de militants pour le climat non blancs Wretched of the Earth – avec Ende Gelände, des occupants de la forêt de Hambach et de nombreux autres alliés – après le « soulèvement de printemps » à Londres en 2019, se jeter dans les bras de la police est un signe de privilège. On comprend que les personnes issues de communautés racisées hésitent à le faire. La bourgeoisie blanche peut compter sur les bonnes manières des flics ; les prolétaires musulmans ou noirs ou les migrants sans-papiers, beaucoup moins. C’est peut-être une des choses qui expliquent qu’XR, lors de sa première année d’existence, ait été marqué d’une blanchité hors de toute proportion avec la démographie de villes comme Londres et Malmö.
> [!accord] Page 82
En fin de compte, comme le disaient les Wretched of the Earth, nous sommes trop nombreux et trop variés pour rentrer dans le même bateau : le seul véhicule susceptible d’accueillir le niveau de participation nécessaire pour remporter ce « combat de notre vie » est « une diversité et une pluralité de tactiques ». De fait, cette diversité et cette pluralité ouvrent la voie à ces tensions internes auxquelles aucun mouvement qui a transformé le cours de l’histoire n’a jamais pu échapper. Il y a quelque chose de suspect dans la conformité tactique totale.
> [!accord] Page 83
Pour la France c’est différent. Un mouvement social français n’est pas automatiquement mis au ban s’il pimente la mobilisation de masse de destructions de biens et d’émeutes : il n’y a pas de loi biologique de la répulsion, même au sein des pays du Nord. Nous nous trouvons même face à un véritable paradoxe ici, puisque, mesurée à l’aune d’indicateurs tels que la diffusion des armes à feu, la fréquence des fusillades, le nombre de civils tués par la police, la vénération des héros armés dans la culture populaire, la belligérance de l’État, ou d’autres, la violence est bien plus considérable dans la société états-unienne qu’en France, et pourtant l’intolérance à l’égard de la violence des mouvements sociaux atteint là-bas des sommets. Mais ce paradoxe s’évanouit si l’on se souvient que c’est par la violence génocidaire que les États-Unis ont fait place nette pour l’instauration d’un capitalisme effréné. En revanche, la France peut compter sur une tradition constamment renouvelée d’insurrections populaires et une classe travailleuse relativement combative. La tolérance pour la violence subalterne est inversement proportionnelle à l’absolutisme de la domination capitaliste et à la violence qu’elle diffuse dans la formation sociale – en d’autres termes, l’allergie américaine est une pathologie200.
> [!accord] Page 84
Le problème, bien sûr, c’est que faire sauter un pipeline dans un monde à six degrés de plus, ce serait agir un peu tard. Doit-on attendre un assentiment quasi général ? Celui de la majorité ? D’une importante minorité ? Les militants du climat ne peuvent pas se contenter d’accepter le niveau de sensibilité politique existant comme un état de fait mais ils doivent s’efforcer de l’amplifier. Ils doivent marcher devant – pas trop loin des masses, ce qui mènerait à l’isolement ; pas non plus au milieu ou à l’arrière, ce qui ferait obstacle à leur mission. Ils doivent se préparer à être calomniés par certains (le contraire serait une preuve d’inefficacité) tout en se gardant des tactiques qui risquent d’effrayer trop de gens – l’exercice d’équilibrisme auquel toute avant-garde opérante se soumet. Les actions doivent être menées uniquement si le plan, l’objectif et l’exécution peuvent être expliqués et recueillir des soutiens, dans un rapport étroit avec le niveau de sensibilité existant, afin de le faire monter d’un cran201. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce serait en effet une très mauvaise idée que d’assassiner un dirigeant de l’industrie du charbon ou d’envoyer un avion contre un gratte-ciel d’ExxonMobil. Le sabotage intelligent est d’une autre nature. Il doit être explicable et acceptable par suffisamment de gens à certains endroits, et si ce n’est aujourd’hui, à coup sûr après quelques nouvelles catastrophes.
> [!accord] Page 85
Pour être invitées à cette table, XR ou les organisations équivalentes pourraient bien avoir besoin d’un peu d’aide non sollicitée, tout comme Luther King en son temps. C’est la fonction des radicaux d’antan de dénoncer le nouveau flanc et de l’accuser de saboter tous ses efforts. S’ils applaudissaient les fauteurs de troubles violents ou qui menacent de l’être, ils ne gagneraient pas cette respectabilité qui leur vaut d’être invités à participer aux décisions gouvernementales. L’influence bénéfique d’un flanc radical présuppose, comme l’écrit Haines, « une division du travail où les radicaux et les modérés jouent des rôles très différents203 » : les premiers portent la crise jusqu’à un point de rupture tandis que les seconds y proposent une issue. Les futurs militants radicaux doivent donc s’attendre à être condamnés par les militants traditionnels et même l’espérer, sans quoi rien ne les en distinguerait et leur influence serait perdue. Autrement dit, ils ne doivent pas chercher à convaincre XR, [[Bill McKibben]] ou tous ceux qui, dans le mouvement, restent attachés à une non-violence absolue, de se mettre aux cocktails – ce n’est pas leur boulot. C’est le boulot des factions à venir.
> > [!cite] Note
> Très important
> [!information] Page 87
Il en est de même pour l’inévitable objection de la répression. Pourquoi provoquer l’État et soumettre le mouvement aux mesures les plus sévères de l’État ? En octobre 2019, Jessica Reznicek et Ruby Montoya ont été mises en examen pour des chefs d’accusation passibles de cent dix ans d’emprisonnement205. L’année précédente, lors d’un congrès des compagnies pétrolières et gazières à Houston, au Texas, une table ronde a porté sur le risque grandissant de sabotage et la nécessité pour l’État de le juguler. Kelcy Warren – PDG d’Energy Transfer, milliardaire des combustibles fossiles, soutien de Perry et Trump – s’en est pris directement à ces deux femmes abominables : « je crois que vous parlez là de quelqu’un qui devrait être sorti du patrimoine héréditaire de l’espèce206 ». Pour Reznicek et Montoya, la perspective de passer cent dix ans en prison semblait entrer dans la catégorie – là encore liée à la foi – du sacrifice, bien que d’un autre type que celui consistant à endosser la souffrance imméritée.
> [!accord] Page 87
Mais d’un autre point de vue, le sacrifice est un signal pour les autres que la cause mérite qu’on se batte, voire qu’on passe la fin de ses jours en prison pour elle, et la crise climatique aurait bien besoin d’autres actions de ce calibre. Jusqu’ici, peu de militants se sont préparés à encourir davantage qu’une ou deux nuits en garde à vue. À côté de ce qu’ont enduré les gens qui ont lutté au cours de l’histoire, le niveau de confort du militantisme pour le climat dans les pays du Nord peut être jugé passablement élevé, ce qui témoigne assez mal de l’importance du problème
> [!information] Page 88
Pendant l’heure de pointe de la matinée du 17 octobre 2019, un groupe de militants d’XR a pénétré dans le métro londonien pour interrompre sa circulation. Deux d’entre eux sont entrés avec une échelle à la station Canning Town, l’ont posée contre un métro, ont grimpé sur le toit et déroulé une banderole sur laquelle ils avaient inscrit « business as usual = MORT ». Déconcertés dans un premier temps, les voyageurs sur le quai se sont vite mis en colère. Ils appartenaient apparemment à la classe travailleuse majoritairement non blanche de la ville. Sur les nombreuses vidéos qui ont circulé après coup, on entend clairement quelqu’un crier : « il faut que j’aille bosser, je dois nourrir mes enfants ». La foule se masse autour du métro, hurlant aux hommes sur le toit de descendre. Un voyageur – qui se trouve être un homme noir, en jeans et bonnet de laine – essaye de grimper sur le toit également, sur quoi l’un des militants – qui se trouve être un homme blanc, en costume et cravate – lui assène un violent coup de pied dans la tête. Un homme blanc au-dessus qui frappe un homme noir au-dessous. Le militant a ensuite été traîné sur le quai et malmené. Suscitant un tollé dans toute la ville, l’incident a constitué l’épilogue ignominieux du « soulèvement ».
> [!accord] Page 90
Deuxièmement, XR s’est obstiné à tenir à l’écart les facteurs de la classe et de la race, maintenant son ancrage dans des strates intermédiaires blanches qui ne connaissent d’autre point de vue que le leur. Sa rhétorique et son esthétique dégoulinaient d’une forme de piété et de suffisance qui est leur apanage – comme le demandait avec esprit une chroniqueuse du Guardian : « pourquoi tant d’occupations d’XR ressemblent à un public du National Theatre qui ne retrouve plus la salle ? Et pourquoi un militant d’XR juge-t-il convaincant de tweeter : “Nous sommes ingénieurs. Nous sommes avocats. Nous sommes médecins. Nous sommes tout le monde”211 ? » Bien présents dans d’autres branches du mouvement, l’anticapitalisme et l’antagonisme de classe n’apparaissent absolument pas dans le discours d’XR – ils sont les Rebelles pour la Vie, prêts à faire tomber une cohorte de politiciens menteurs.
> [!accord] Page 91
Le problème d’une telle proposition, bien sûr, c’est que le « droit de propriété » – plus précisément, à une forme très spécifique mais très commune de propriété – est ce qu’il faut briser. Et l’État qui maintient l’ordre est ce qui nous en empêche. D’où qu’on prenne le problème, sous l’angle de l’investissement, de la production ou de la consommation, ce sont les riches qui créent l’urgence, et un mouvement qui ne veut pas manger les riches, avec toute la faim de ceux qui luttent pour leur croûte, ne touchera jamais son but. Un mouvement qui refuse de faire de distinction entre les classes et les intérêts en conflit finira toujours du mauvais côté de la barrière. C’est la meilleure façon de s’aliéner les gens qui ont le moins à gagner à la poursuite du business-as-usual. Un mouvement pour le climat sans colère sociale se privera de sa force de frappe. L’argument n’est pas difficile à développer – c’était d’ailleurs un slogan de certains Gilets jaunes : « Plus de banquises, moins de banquiers. » Ou encore : « Fin du monde, fin du mois : mêmes responsables, même combat. »214 Non seulement les riches rendent nos vies misérables mais ils travaillent à mettre fin à la vie même des multitudes. Voilà encore une dimension d’XR qui ménage un espace pour des flancs radicaux du mouvement : ceux qui osent nommer l’ennemi.
## Combatte le désespoir
> [!accord] Page 98
L’écologie profonde est, comme l’écologisme des pays du Nord a fini par le comprendre sans trop de peine, un type d’écologie profondément réactionnaire, qui localise la source du malaise dans la civilisation humaine elle-même, se concentre sur la surpopulation et préconise la réduction de l’humanité à une fraction de sa taille actuelle pour y remédier.
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À ce point, le lecteur versé dans l’histoire de l’écologisme dans les pays du Nord demandera peut-être : et les écologistes qui ont pratiqué le sabotage des années 1980 au début des années 2000 alors ? C’était la grande époque d’Earth First! (EF!), du Front de libération des animaux (Animal Liberation Front, ALF) et du Front de libération de la Terre (Earth Liberation Front, ELF). Leurs campagnes d’« ecotage » (« éco-sabotage ») ont fait florès dans une certaine sous-culture qui a connu son apogée dans les années 1990, mêlant le punk et le hardcore au déchétarisme et au véganisme, les voyages spirituels et la médecine holistique aux squats et à la guérilla jardinière, les fanzines aux herbes sous toutes leurs formes222. EF!, l’ALF et l’ELF puisaient à deux sources idéologiques : l’écologie profonde et la libération animale. L’une comme l’autre ont désormais perdu toute crédibilité. Ni l’une ni l’autre n’ont un grand rapport avec la crise climatique
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Une tentative tardive de dépoussiérer ce courant et de ressusciter l’éco-sabotage est Deep Green Resistance d’Aric McBay, Lierre Keith et Derrick Jensen, qui réaffirme que la civilisation humaine doit maintenant être démantelée dans sa totalité. Ils la désignent comme la « civilisation industrielle » mais ils y rattachent l’agriculture, qui doit être abolie.
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toujours, laissés dans l’ambiguïté. Voilà pour l’idéologie de ce sous-mouvement. Qu’en est-il de ses tactiques ? EF!, l’ALF, l’ELF et les groupuscules et les personnes qui s’y rattachent plus ou moins étroitement ont mené à bien un total de 27 100 actions entre 1973 et 2010, méticuleusement consignées par la principale autorité scientifique sur le sujet, Michael Loedenthal225.
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Que peut-on garder de cet interlude ? Loedenthal insiste sur le fait que les 27 100 actions ont causé la mort de quatre personnes, toutes du fait d’agresseurs qui n’étaient affiliés à aucun groupe (en l’occurrence, Unabomber et l’homme qui a assassiné Pim Fortuyn)228. EF!, l’ALF et l’ELF n’ont jamais tué personne. 99,9 pour cent des actions n’ont pas fait de blessés. C’était, bien entendu, un choix délibéré : « On s’est assurés qu’aucun être vivant ne se trouvait dans les maisons et on a même sorti une bonbonne de propane d’une maison pour éviter tout risque que des pompiers soient blessés229 », expliquait ainsi l’ELF dans un communiqué typique. C’est sans doute la meilleure preuve à ce jour de la possibilité de détruire des biens sans violence contre les gens. Et il semble que l’énigme de Lanchester s’épaississe encore – si tout cela s’est produit si récemment, comment se fait-il que si peu d’actions de ce type soient menées aujourd’hui ?
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Mais d’un autre point de vue, on peut y voir l’une des solutions de l’énigme : le mouvement pour le climat a décollé précisément parce qu’il n’avait aucun lien avec l’écosystème d’EF!/ALF/ELF. S’il avait commencé par l’éco-sabotage, il ne serait arrivé nulle part. Ces milliers d’actions de sabotage ont eu très peu d’effets immédiats et avec le recul, leur bilan apparaît parfaitement nul. Faut de rapport dynamique avec un mouvement de masse, elles ont été menées très largement dans le vide.
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Les 300 dernières pages de Deep Green Resistance constituent un manuel de ce qu’ils appellent la « Guerre écologique décisive ». L’objectif est de « provoquer un effondrement industriel général, au-delà de tout système économique ou politique233 » – de faire table rase de la vie humaine organisée et de rendre la planète au règne animal. Quelques années de guerre suffiront aux commandos itinérants pour réduire les émissions de C02 de 90 pour cent. Vraisemblablement, il y aura aussi des réductions de population en cours de route. Le meurtre n’est plus abhorré – « les individus d’une valeur particulière font des cibles d’assassinat d’une valeur particulière234 » – tandis que les guérilleros « vert profond » mènent le combat sur tous les continents, pataugent dans des ruisseaux de sang et ramassent du feu de bois pour les anciens qui auront survécu, dans une Apocalypse dont les batailles paroxystiques rappellent Les Carnets de Turner et autres fantasmes américains de guerre des races. C’est un autre aboutissement de l’écologie profonde. À vous écœurer de toute idée de résistance violente
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> Important
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Le plan consiste d’abord à renverser l’écologie profonde : tandis que celle-ci veut mener une guerre contre la civilisation et, de fait, contre l’humanité, la lutte pour le climat se battrait pour la possibilité de la civilisation, au sens de vie sociale organisée pour Homo sapiens. Contrairement à sa déclinaison profonde, elle prendrait pour cible un type de civilisation déformée particulier – celle qui se dresse sur le socle du capital fossile – qu’elle démolirait pour qu’une autre forme de civilisation puisse durer (sans quoi aucune ne durera).
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Fridolin et les Verts ont promis de le faire s’ils entraient au gouvernement. Ils sont entrés au gouvernement et deux ans plus tard, la Schwarze Pumpe et ses quatre sœurs quittaient le giron suédois. Elles étaient vendues à un consortium de capitalistes tchèques – comprenant notamment l’homme le plus riche du pays – qui cherchaient désespérément de nouvelles sources pour alimenter le boom du lignite sur lequel ils misaient. L’État suédois, dirigé par des sociaux-démocrates et des Verts, avait donc décidé de ne pas fermer l’un des plus importants gisements de charbon du continent et de le livrer en pâture au capital fossile.
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L’affaire de l’invasion du complexe a continué son chemin sans nous, comme un symptôme de la prétendue violence d’Ende Gelände dans l’est de l’Allemagne. Elle a fait ressortir une fois de plus toute l’absurdité de la situation : la dégradation d’une clôture pouvait être qualifiée officiellement de massiven kriminellen Gewalttaten, dévastation, dégât inimaginable, tandis que le nuage de CO2 perpétuel qui sortait de Schwarze Pumpe était le signe d’une normalité paisible. Cette déformation n’était pas sans lien avec la conjoncture politique dans ces régions orientales, où l’AfD – le parti d’extrême droite qui nie le changement climatique, voue un culte au charbon et voudrait racler les fonds de mine de l’Allemagne – possède ses principaux bastions. L’incursion a mis l’AfD dans une rage folle. Dans les heures qui ont suivi, des habitants des villages voisins et des militants d’extrême droite ont attaqué plusieurs barrages d’Ende Gelände en lançant des pétards et en poursuivant les militants en voiture. Il faut sans doute s’attendre à davantage de violences de ce type, la mission de défendre le capital fossile étant désormais dévolue à l’extrême droite en Europe et ailleurs236.