> [!info]+ Auteur : [[Bernard Stiegler]] Connexion : Tags : [Calibre](calibre://view-book/Calibre/XXX/epub) Temps de lecture : 1 heure et 16 minutes --- # Note ## Introduction > [!approfondir] Page 15 Ce qui se tient et se maintient comme ce lien par lequel ces deux êtres deviennent l'un pour l'autre incommensurables et infinis, c'est ce qui, en donnant place à ce qui est infini, consiste précisément dans la mesure et la démesure où cela n'existe pas – car il n'existe que des choses finies. C'est cette consistance qui, plus que toute autre chose, avant toute chose, est protégée par la mère protégeant son enfant. Cette protection, qui est le soin par excellence, est fondée sur le savoir que la mère a du caractère extra-ordinaire de l'objet – et que Winnicott nomme transitionnel précisément pour désigner cette extra-ordinarité. Telle a été la grande découverte de Winnicott : le savoir maternel comme savoir de ce qui, de l'objet transitionnel, consiste, bien que cela n'existe pas, et qui procure à l'enfant, pour autant qu'il a bien été placé sous cette protection, le sentiment que « la vie vaut le coup d'être vécue2 ». > > --- > #Note/Philo #Note/Amour #Note/Relation > [!information] Page 15 La question du pharmakon est entrée dans la philosophie contemporaine avec le commentaire que Jacques Derrida a donné de Phèdre 3 dans La Pharmacie de Platon 4. Le pharmakon qu'est l'écriture – comme hypomnésis, hypomnématon, c'est-à-dire mémoire artificielle – est ce dont Platon combat les effets empoisonnants et artificieux en y opposant l'anamnésis : la pensée « par soi-même », c'est-à-dire l'autonomie de la pensée. Derrida a montré que cette autonomie doit cependant toujours faire avec l'hétéronomie – en l'occurrence, ici, celle de l'écriture –, et que là où Platon oppose autonomie et hétéronomie, celles-ci composent sans cesse. > > --- > #Note/Philo #Note/Pharmakon #Note/Langage > [!approfondir] Page 16 C'est la façon que la mère à de faire adopter à l'enfant – ou non – sa situation transitionnelle, c'est-à-dire sa situation pharmacologique, qui fait que l'enfant peut accéder, ou non, au sentiment que la vie vaut le coup d'être vécue. En lui faisant ainsi adopter le pharmakon, la mère que Winnicott dit bonne en cela apprend aussi à l'enfant à se détacher de son objet transitionnel pour s'engager dans d'autres espaces transitionnels, avec lesquels il nouera d'autres relations, et qui l'éloigneront de la mère elle-même – sans pourtant qu'elle en perde sa dimension infinie. C'est pourquoi l'objet transitionnel ne concerne pas seulement l'enfant et sa mère : il est aussi, en tant que premier pharmakon, l'origine des œuvres d'art, et plus généralement, de la vie de l'esprit sous toutes ses formes, et donc de la vie adulte en tant que telle. Il est finalement l'origine de tous les objets ; car un objet est toujours ce qui est apparu par ce qu'un jour a projeté un esprit. > > --- > #Note/Pharmakon #Note/Philo #Note/Objet #Note/Vie > [!approfondir] Page 16 Nous verrons qu'en fin de compte, les choses ne peuvent constituer un monde que pour autant qu'elles procèdent irréductiblement du caractère transitionnel de l'objet. Devenu ordinaire, et « mondain » (ou « intramondain ») en ce sens, l'objet transitionnel conserve sa dimension pharmacologique, même si sa « mondanité » tend à dissimuler cette dimension. Comme tel, il peut toujours engager des processus de projection curatifs aussi bien que négatifs, devenir par exemple le support d'une addiction, l'écran de la mélancolie, voire de la pulsion de destruction, de la folie meurtrière, de ces dangereux états qui adviennent quand on perd le sentiment que la vie vaut le coup d'être vécue. Perdre le sentiment que la vie vaut le coup d'être vécue peut rendre fou furieux. Relisant l'an passé Jeu et réalité 6 pour préparer un cours qui est en partie à l'origine du présent ouvrage7, je fus soudain saisi de stupeur en y découvrant cette affirmation de Winnicott : ceux qu'il soigne ont « perdu le sentiment d'exister » – je fus stupéfait parce que je me souvins tout à coup que ce sont très exactement ces mots, « perdu le sentiment d'exister », que Richard Durn écrivit dans son journal intime lorsque il s'avoua ou se prévint, ou prévint on ne sait qui, que cette perte était si abyssale et douloureuse qu'elle pourrait bien le conduire au crime8. > > --- > #Note/Philo #Note/Vie > [!accord] Page 17 Le pharmakon, c'est à la fois ce qui permet de prendre soin, et ce dont il faut prendre soin – au sens où il faut y faire attention : c'est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c'est une puissance destructrice. Cet à la fois caractérise ce que j'appellerai une pharmacologie, pour laquelle et à partir de laquelle je tenterai d'ouvrir des perspectives dans les pages qui suivent. Pour autant que je sache, Derrida n'aura jamais envisagé ne serait-ce que la possibilité d'une telle pharmacologie – c'est-à-dire d'un discours sur le pharmakon appréhendé du même geste dans ses dimensions curatives et dans ses dimensions toxiques. Et on ne peut que le regretter, à présent que pour nous, qui tentons au XXI e siècle de rester des êtres non inhumains, la question du pharmakon n'est plus seulement un enjeu académique occupant de savants philosophes : elle obsède tout un chacun. > > --- > #Note/Soin #Note/Pharmakon #Note/Philo ## 1. Apocalypse sans Dieu > [!accord] Page 22 La crise économique de 2007 et 2008 a révélé la nature profondément destructrice du système industriel planétarisé. Chacun sait désormais qu'il est impossible de poursuivre cette mécroissance qu'est la guerre économique mondiale déguisée en paix consumériste par le psychopouvoir du marketing11. Mais personne ne voit comment il est possible de retrouver le chemin d'une croissance et d'un développement pacifiques. C'est la combinaison de ce savoir et de ce non-savoir qui répand le sentiment apocalyptique ordinaire où l'on sent et l'on sait que quelque chose est arrivé à sa fin. > > --- > #Note/Croissance #Note/Consumerisme > [!accord] Page 23 Seize ans après Valéry, Husserl parle à son tour d'une crise de la science. Elle procède d'un « renversement qui eut lieu au tournant du siècle dernier », qui « concerne la façon générale d'estimer les sciences », et qui vise ce que la science en général avait signifié et peut signifier pour l'existence humaine. La façon exclusive dont la vision globale du Monde qui est celle de l'homme moderne s'est laissé, dans la deuxième moitié du XIX e siècle, déterminer et aveugler par les sciences positives et par la « prosperity » qu'on leur devait, signifiait que l'on se détournait avec indifférence des questions qui pour une humanité authentique sont les questions décisives. De simples sciences de fait forment une simple humanité de fait16. Lorsque Husserl écrit ces lignes, il y a deux ans que Hitler est devenu chancelier, et un an qu'il a été plébiscité comme Führer par 92 % des électeurs allemands. > > --- > #Note/Science #Note/Savoir #Note/Pouvoir #Note/Philo > [!accord] Page 25 Revenir à la question de l'Esprit en 1939, c'est tenter d'intéresser les esprits à leur propre sort et au sort de l'Esprit tout d'abord en soulignant que celui-ci procède d'une économie spirituelle20 qu'il n'est pas possible de considérer isolément de l'économie matérielle 21 : ces deux économies, qu'il faut distinguer comme celles de l'utile et de l'inutile22, mais que l'on ne peut jamais séparer, sont les productions des mêmes organes. > > --- > #Note/Esprit #Note/Affect #Note/Economie #Note/Philo > [!approfondir] Page 26 Culture, variations de la culture, valeur des choses de l'esprit, estimation de ses productions, place que l'on donne à leur importance dans la hiérarchie des besoins de l'homme, nous savons à présent que tout ceci est, d'une part, en rapport avec la facilité de la multiplicité des échanges de toute espèce ; d'autre part, étrangement précaire. En 1939, Valéry affirme partager avec beaucoup de ses contemporains la sensation d'une diminution de l'esprit, d'une menace pour la culture, d'un crépuscule des divinités les plus pures [...] sensation qui s'imposait de plus en plus fortement à tous ceux qui peuvent éprouver quelque chose dans l'ordre des valeurs supérieures dont nous parlons [sous le nom d'esprit]28. Un tel devenir, qui conduit à une « baisse de la valeur esprit29 », procède d'une tendance suicidaire : Il y a du suicide dans cette forme ardente et superficielle d'existence du monde civilisé30. > > --- > #Note/Esprit #Note/Nihilisme #Note/Philo > [!accord] Page 27 Dans ce « malaise » de la culture et de la civilisation, la technique (la prothéticité) joue un rôle essentiel parce qu'elle est éminemment pharmacologique en particulier en tant que système d'organes artificiels qu'elle forme à l'âge industriel. Après avoir souligné tous les bienfaits du progrès technique industriel, qui semble me rapprocher de mes proches, protéger ma progéniture de la mort, prolonger ma propre vie31, etc., il en relève les effets secondaires contraires et systémiques : Sans les chemins de fer, qui ont supprimé la distance, nos enfants n'eussent jamais quitté leur ville natale, et alors qu'y eût-il besoin de téléphone pour entendre leur voix ? Sans la navigation transatlantique, mon ami n'aurait point entrepris sa traversée, et je me serais passé de télégraphe pour me rassurer sur son sort. À quoi bon enrayer la mortalité infantile si précisément cela nous impose une retenue extrême dans la procréation32… ? Un tel devenir n'est possible que parce que, de façon essentielle et originelle, l'homme perfectionne ses organes33. Au cours de ce perfectionnement34, la technique vient sans cesse compenser un défaut d'être (dont parle aussi Valéry35) en provoquant chaque fois un nouveau défaut – toujours plus grand, toujours plus complexe et toujours moins maîtrisable que le précédent. Ce désajustement constant induit frustrations, blessures narcissiques et mélancolie. > > --- > #Note/Progres #Note/Technique #Note/Philo > [!accord] Page 28 Cette rationalité devenant rationalisation au sens que Max Weber donne aussi à ce mot, c'est-à-dire « rationalisant » la société en y généralisant le règne de la calculabilité, produit le contraire de la majorité entendue comme formation individuelle et collective de l'intelligence et du savoir, c'est-à-dire comme Bildung : la rationalisation, qui apparaît ici comme l'application et le détournement technique de la raison scientifique (c'est précisément ce que soutiendra Habermas), engendre une immense irrationalité sociale et psychique, c'est-à-dire une aliénation massive des esprits. Il en va ainsi parce que ces esprits sont devenus avant tout ceux de consommateurs destinataires des industries culturelles, le contrôle des esprits ainsi reconduits à leur minorité parachevant la soumission des corps producteurs au service des machines, c'est-à-dire leur prolétarisation. Telle est la « baisse de la valeur esprit » vue d'Amérique en 1944 par les deux Allemands qui avaient émigré à New York pour y installer l'Institut de recherche sociale créé à Francfort en 1932. > > --- > #Note/Consumerisme #Note/Rationalite #Note/Science #Note/Philo > [!approfondir] Page 28 Habermas tirera les conséquences de cette position en définissant essentiellement la raison rationalisante, c'est-à-dire le pouvoir de dominer par la rationalisation (et de légitimer la domination par la science devenue technoscience), comme « activité rationnelle par rapport à une fin »37 où la rationalité technologique est essentiellement le moyen d'une telle fin, ce qui l'oppose au langage qui, comme activité communicationnelle, n'est pas le moyen de la pensée, mais son élément38. Position toute différente de celle de Valéry. C'est ainsi la question du caractère essentiellement pharmaco-logique du logos lui-même (parce que techno-logique) qui est ignorée par Adorno et Horkheimer – et derrière eux, par Habermas. Et il en va ainsi parce que les penseurs de la théorie dite critique procèdent avec l'imagination transcendantale kantienne comme Platon procède avec la question de l'anamnésis dans son rapport à l'hypomnésis. > > --- > #Note/Langage #Note/Philo #Note/Science #Note/Technique > [!approfondir] Page 29 La « critique » des industries culturelles consiste en effet avant tout à dénoncer dans la domination de Hollywood – et de ses développements à travers la télévision qui est alors encore à venir – une tératologie par où ce qui constituait l'imagination en tant que telle, à savoir ce que Kant conceptualise comme schématisme de l'imagination transcendantale, s'est trouvé machiniquement exproprié par le dispositif de production et de projection cinématographique – par une imagination artificielle qui exténue et atrophie l'imagination transcendantale, tout comme l'hypomnésis court-circuite et anéantit l'anamnésis qui, pour Platon, définit la pensée même. Or, tout comme le pharmakon littéral est la condition de sa propre critique39, l'imagination transcendantale et ses schèmes auront toujours déjà nécessité un cinéma de ces projections fondé sur une reproductibilité qui est la condition de possibilité (et d'impossibilité) de ce que Kant appelle la synthesis speciosa, c'est-à-dire la capacité de figuration40. Comme imagination rationnelle, l'imagination transcendantale dont la synthesis speciosa est la projection doit garder la trace de ce qu'elle imagine en le mettant en image – et la géométrie comme figuration est essentiellement cette expérience, fondatrice de toute philosophie, où il est impossible d'entrer sans avoir expérimenté cette pharmacologie de la figure, c'est-à-dire de l'imagination. Tel est bien l'enjeu de L'Origine de la géométrie 41. > > --- > #Note/Imagination #Note/Philo #Note/Technique #Note/Media > [!information] Page 31 La mémoire anamnésique, telle que Platon en fait la source de tout savoir, de toute épistémè ontologiquement fondée, de toute mathesis et de tout apprentissage, est ce qui constitue l'autonomie pure qu'est le penser par soi-même. En cela, on pourrait l'appeler la mémoire transcendantale. La mémoire transcendantale de Platon se constitue en s'opposant à la mémoire hypomnésique, c'est-à-dire artificielle, qu'est le pharmakon. De même, Kant dévalue l'image-objet en la soumettant au schème, qu'il pose ainsi comme un absolu transcendantal (un concept a priori) fondant une ontologie. > > --- > #Note/Memoire #Note/Philo > [!approfondir] Page 31 Dans le langage de Simondon, cette signification constitue du transindividuel. Le transindividuel est le fruit de ce que j'analyse comme un processus de transindividuation, où se produisent des circuits de transindividuation, qui forment des réseaux, qui sont plus ou moins longs, sur lesquels circulent des intensités (des désirs : les circuits de transindividuation sont toujours des circuits du désir45), et qui peuvent être court-circuités. Un circuit anamnésique est un circuit long co-produit par celui qu'il traverse 46 : c'est cela que Platon appelle « penser par soi-même », et ce n'est qu'ainsi qu'une mathesis peut se former dans une épistémè. Or, un circuit hypomnésique peut court-circuiter ce circuit long par où une âme se trans-forme et apprend, et venir la dé-former en lui faisant intérioriser un circuit qu'elle n'a pas produit elle-même – en l'obligeant à s'adapter à une doxa, c'est-à-dire à des idées dominantes qui n'ont pas été produites et conçues par ceux qui s'y soumettent plus qu'ils ne les partagent. > > [!cite] Note > # > > --- > #Note/Memoire #Note/Philo > [!accord] Page 32 C'est Jacques Derrida qui a ouvert la question pharmacologique – où l'hypomnésique est apparu constituer la condition de l'anamnésique. Je me suis attaché en divers travaux à établir comment les mouvements noétiques par où une âme se trans-forme sont toujours des agencements de rétentions et de protentions primaires et secondaires, ces agencements étant eux-mêmes conditionnés par des rétentions tertiaires, c'est-à-dire par des dispositifs hypomnésiques. Il résulte de ces analyses que tout ce qui consiste à opposer l'anamnésique à l'hypomnésique, que ce soit comme mémoire transcendantale ou comme imagination transcendantale, conduit dans une impasse47. > > --- > #Note/Memoire #Note/Philo > [!accord] Page 32 Reste qu'il y a une nécessité historique et politique à l'origine de telles oppositions : Platon lutte contre la sophistique qui a fait entrer en crise l'esprit et la cité grecs en mésusant du pharmakon – en court-circuitant la pensée, c'est-à-dire l'anamnèse, privant ainsi les âmes citoyennes du savoir qui fonde toute citoyenneté (toute autonomie). À cet égard, le pharmakon constitue un facteur de prolétarisation de l'esprit (de perte de savoir) tout comme la machine-outil prolétarisera les corps des ouvriers producteurs (les privera de leurs savoir-faire)48. De même, c'est un dispositif de prolétarisation de l'esprit qu'Adorno et Horkheimer dénoncent dans la machinerie hollywoodienne de l'imagination du citoyen devenu consommateur (ce qu'ils n'analysent évidemment pas comme tel). > > --- > #Note/Esprit #Note/Philo #Note/Proletaire > [!accord] Page 33 L'esprit est l'intériorisation après coup de cette non-intériorité (comme revenance), que Winnicott appelle aussi « l'espace potentiel51 », et cette intériorisation est ce qui suppose un soin, c'est-à-dire un apprentissage par lequel se développe un art de l'intériorisation – un art de vivre –, ce que Winnicott appelle la créativité. Dans l'espace pharmacologique qu'est cet « espace potentiel », qui seul rend possible cette créativité, où les pharmaka forment des objets transitionnels en tous genres, l'autonomie n'est pas ce qui s'oppose à l'hétéronomie, mais ce qui l'adopte comme un défaut qu'il faut, et qui donne à l'individu le sentiment que la vie vaut le coup d'être vécue52. Ce que Winnicott appelle le soi (« l'intérieur ») se constitue depuis le défaut primordial d'intériorité comme adoption (comme créativité, c'est-à-dire comme individuation) de l'espace transitionnel, intériorisation qui est une co-individuation de cet espace lui-même (l'espace transitionnel se constituant ainsi comme processus de transindividuation où se forment des circuits). Pharmacologique, l'espace transitionnel devient empoisonnant (c'est-à-dire, dans le langage de Winnicott, maladif53) lorsqu'il installe une relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s'ajuster et s'adapter. La soumission entraîne chez l'individu un sentiment de futilité, associé à l'idée que rien n'a d'importance54. > > --- > #Note/Pharmakon #Note/Philo #Note/Alienation > [!accord] Page 35 Cette tâche s'impose de nos jours comme jamais, et comme réouverture de la question de la raison au moment où la rationalisation, et la domination de l'irrationnel qui en résulte, constituent désormais une bêtise systémique57 – qui est au cœur de ce que l'on avait d'abord cru devoir décrire comme et limiter à une crise systémique de la finance mondiale58. La bêtise systémique est engendrée par une prolétarisation généralisée, c'est-à-dire à laquelle n'échappe aucun acteur du système industriel consumériste59, la prolétarisation procédant précisément d'un développement pharmacologique, où le pharmakon court-circuite ceux qu'il inscrit sur le circuit de la production, de la consommation et de la spéculation en détruisant l'investissement, c'est-à-dire la projection désirante de l'imagination 60. > > --- > #Note/Consumerisme #Note/Betise #Note/Philo #Note/Proletaire > [!information] Page 36 Le feu de Prométhée, qui est à la fois, – le feu d'Héphaïstos, symbole du savoir technique et de la fabrication des armes avec lesquelles vient le feu destructeur de la guerre, – le feu du désir qui prend soin de son objet, mais qui est toujours proche de l'incendie pulsionnel, source de la consomption sous toutes ses formes, le feu de Prométhée symbolisant ainsi à la fois le désir et la technique est l'objet par excellence de la pharmacologie de l'inconscient, c'est-à-dire de la libido. > > --- > #Note/Libido #Note/Objet #Note/Philo > [!approfondir] Page 38 Et tout comme la mélancolie est essentiellement le fait de la dépendance, ainsi que l'enseigne Freud67, le pharmakon devient poison lorsqu'il provoque la dépendance – l'hétéronomie, c'est-à-dire la perte de l'autonomia, dit Phèdre : atrophiée par l'écriture, la mémoire ne peut plus se passer de son hypomnématon. Mais nous verrons qu'il n'y a d'autonomie que comme adoption d'une hétéronomie, c'est-à-dire d'un pharmakon, et tel que la dépendance y ouvre un milieu : celui de ce que Winnicott appelle l'espace transitionnel. > > --- > #Note/Pharmakon #Note/Memoire #Note/Philo ## 2. Pathogenèse, normativité et « infidélité du milieu » > [!approfondir] Page 42 Le sentiment apocalyptique contemporain procède essentiellement de ce tournant addictif. C'est dans ce contexte que l'Association nationale des intervenants en toxicologie et en addictologie a pu placer en 2009 son congrès sous le signe de la « société addictogène »73. Dans une telle société, qui est celle du consumérisme porté à sa dernière limite, la pathologie est dans un rapport tout à fait nouveau au désir tel que le constitue le pharmakon 74 : un rapport où ses tendances pulsionnelles sont systématiquement exploitées pendant que ses tendances sublimatoires sont systématiquement court-circuitées, en sorte que le pathos y est devenu essentiellement empoisonnant. > > --- > #Note/Tags > [!approfondir] Page 43 La considération pharmacologique de la technique conduit à une conception pathogénétique de l'anthropos où la pathologie doit être pensée depuis ce que Canguilhem appelle la « normativité du vivant ». La vie est un processus, et au cours de celui-ci, des formes de vie se stabilisent75. Dans cette processualité, la forme de vie spécifique qui apparaît avec l'homme est caractérisée par la variabilité qu'induit l'apparition des organes artificiels dans le processus vital : Bichat disait que l'animal est habitant du monde alors que le végétal l'est seulement du lieu qui le vit naître. Cette pensée est plus vraie encore de l'homme que de l'animal. [...] Il est cet animal qui, par la technique, réussit à varier sur place même l'ambiance [c'est-à-dire le monde environnant, l'Umwelt] de son activité. Par là, l'homme se révèle actuellement comme la seule espèce capable de variation. Est-il absurde de supposer que les organes naturels de l'homme puissent à la longue traduire l'influence des organes artificiels par lesquels il a multiplié et multiplie encore le pouvoir des premiers ? > > --- > #Note/Animaux #Note/Tags > [!accord] Page 44 Le normal et le pathologique ne sont pas en opposition. « Le pathologique est une sorte de normal », et dans l'expérience du pathologique, la vie est normative : elle invente des états de santé – invention que Canguilhem décrit comme une institution de nouvelles normes : Être sain, c'est non seulement être normal dans une situation donnée, mais aussi être normatif, dans cette situation et dans d'autres situations éventuelles. Ce qui caractérise la santé c'est la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d'instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles77. > > --- > #Note/Norme #Note/Sante #Note/Philo > [!accord] Page 44 De ce point de vue, on doit appréhender la technicité comme ce qui induit une nouvelle « infidélité » du milieu – et d'un milieu qui n'est ni intérieur, ni extérieur : d'un milieu d'objets transitionnels –, c'est-à-dire une variabilité où le normal, le pathologique et la normativité se développent selon une nouvelle logique. Ce n'est que dans ce contexte organologique nouveau, en tant qu'il constitue un contexte pharmacologique, et en cela, nouvellement pathogène, que l'homme ne se sent en bonne santé – qui est la santé – que lorsqu'il se sent plus que normal81 > > --- > #Note/Sante #Note/Norme #Note/Philo > [!accord] Page 46 Ce ne sont pas simplement les particularismes culturels qui se sont perdus, devenant soit les objets de la patrimonialisation muséale et de la curiosité touristique (c'est-à-dire de l'intégration dans la modalité « culturelle » du marketing), soit les symboles des luttes dites « identitaires » : ce sont aussi les savoir-vivre les plus élémentaires et les savoir-faire incorporés par les métiers qui se sont dissous pendant qu'étaient également liquidés les savoirs académiques et universalistes issus des processus de transindividuation anamnésiques. La régression des savoir-vivre et des savoir-faire locaux n'a jamais conduit à la progression des savoirs universels : c'est tout à fait le contraire qui s'est produit. Et c'est ce triple déficit de savoirs que désigne ici le désapprentissage – qui est une régression dans la minorité au sens kantien85. > > --- > #Note/Philo #Note/Savoir > [!accord] Page 46 Loin d'étendre la portée des savoirs universels – si l'on entend par « universel » un savoir qui a été intériorisé comme tel, c'est-à-dire par l'expérience du circuit de transindividuation qui le constitue comme tel, et à l'origine duquel se tient une expérience relevant de ce que Platon appelle anamnésis, dont je soutiens qu'elle vise une consistance –, la destruction des savoirs locaux engendrée par la standardisation des modes de vie a aussi été celle des institutions de programme en charge de la formation de circuits longs constitutifs des disciplines et savoirs universels, c'est-à-dire théoriques86 > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 47 Au début du XIXe siècle, le désajustement entre les systèmes sociaux et le système technique (qui est le système des pharmaka dont parle Freud87) s'accroît extraordinairement du fait que la technique, la science et l'industrie s'agencent et configurent une nouvelle époque, caractérisée par une modernisation constante, c'est-à-dire par une obsolescence structurelle, que l'on appellera le progrès, et que gouverne l'impératif de l'innovation permanente dans ce qui aboutira – en passant par les deux guerres mondiales et par la période dite de guerre froide – à la guerre économique globale, imposant au nom de cette guerre l'adaptation 88, c'est-à-dire le renoncement à la normativité et à l'individuation que Winnicott appelle à la fois la créativité et la santé. > > --- > #Note/Norme #Note/Progres #Note/Philo #Note/Technique > [!approfondir] Page 49 La prolétarisation du théorique est ce qui tarit à sa source même la production des circuits longs dans la transindividuation en portant la dissociation (c'est-à-dire la destruction des milieux dia-logiques, ou milieux associés, par la prolétarisation, qui sépare les prolétarisés de leur milieu, et qui ne leur permet plus de s'individuer en s'y co-individuant) au plus haut niveau de l'activité humaine : là où son entendement s'agence avec sa raison pour projeter des idées, c'est-à-dire des infinis. > > --- > #Note/Tags ## 3. Pharmacologie du feu nucléaire, automatisation généralisée et prolétarisation totale > [!information] Page 53 Cependant, la pharmacologie industrielle est ce qui, à travers les synthèses numériques de l'entendement, qui permettent une délégation dans les machines et les appareils des fonctions de la compréhension, développe les technologies de ce que l'on commence à appeler dans les années 1960 le real time, instaurant la pharmacologie du temps-lumière 101. C'est dans ce contexte qu'apparaît la question de ce que Derrida se risque à appeler le « pharmakon absolu » : celui de l'ère atomique, c'est-à-dire d'un âge structurellement tourné vers la possibilité de son auto-apocalypse nucléaire. > > --- > #Note/Philo #Note/Tags > [!approfondir] Page 54 Cependant, l'âge pharmacologique industriel est essentiellement celui de l'automatisation. Celle-ci – qui commence avec Vaucanson – ne se répand que progressivement comme prolétarisation des diverses strates que forment les circuits de la transindividuation. Lorsqu'elle atteint l'armement nucléaire, elle franchit évidemment un seuil : elle aboutit à la prolétarisation structurelle du chef politico-militaire, et avec lui, de la sphère politique comme telle – elle aboutit à la liquidation du corps politique et du régime d'individuation psychique et collective qui lui est spécifique par la destruction des savoirs politiques102, à laquelle conduit également le devenir télécratique de la démocratie. > > --- > #Note/Tags #Note/Philo > [!information] Page 54 Paul Virilio en avait introduit la question dans Vitesse et politique en montrant comment l'enjeu de la crise de Cuba, en 1962, et, dix ans plus tard, celui des négociations entre Nixon et Brejnev, visant officiellement, sinon la dénucléarisation, du moins la limitation des armements nucléaires, avait pour véritable enjeu de préserver une possibilité de décision humaine, et d'éviter une automatisation totale des systèmes pharmacologiques militaires – c'est-à-dire une prolétarisation totale103. > > --- > #Note/Philo #Note/Tags > [!accord] Page 54 C'est pourquoi ce que l'université de Cornell appellera le nuclear criticism dans le cadre d'un colloque auquel participera Jacques Derrida au mois d'avril 1984 porte à ses extrémités apocalyptiques, et comme pharmacologie du feu nucléaire, une question beaucoup plus générale du pharmakon dont l'enjeu est la vitesse : Faisons-nous aujourd'hui une autre expérience de la vitesse ? Notre rapport au temps et au mouvement devient-il qualitativement différent ? Ne peut-on parler, au contraire, d'une extraordinaire accélération, quoique qualitativement homogène, de la même expérience ? Et à quelle temporalité se fie-t-on encore en posant la question sous cette forme ? Il va de soi qu'on ne peut la prendre au sérieux sans réélaborer toutes les problématiques du temps et du mouvement, d'Aristote à Heidegger, en passant par Augustin, Kant, Einstein ou Bergson104 > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 55 Car finalement, le « pharmakon absolu » qui provoque ces questions étend à la totalité des rapports sociaux la question marxienne de la mesure du temps par sa spatialisation technique (par ce que je décris comme une tertiarisation, qui est une grammatisation) – telle que la ressaisit par exemple Daniel Bensaïd, qui, répétant la question d'Augustin – « Si c'est par le temps que nous mesurons le mouvement des corps, comment pouvons-nous mesurer le temps lui-même105 ? » – rappelle comment le capitalisme résout cette question de fait, c'est dire techniquement et par l'abstraction du temps de travail dans la technique, abstraction qui est au principe du capitalisme comme court-circuit du temps des âmes noétiques106, c'est-à-dire du droit et du devoir d'individuation, et de ce que Canguilhem ou Winnicott nommeraient créativité ou normativité : Pour qu'une telle mesure devînt concevable, il fallut suspendre ce qui « se transforme et se diversifie » sans cesse, uniformiser la diversité des mouvements, spatialiser la durée [...] le capital réduit le temps particulier du savoir-faire [...] à un temps social abstrait107. > > --- > #Note/Temps #Note/Philo #Note/Pharmakon > [!accord] Page 56 Ce temps du savoir-faire est celui du désir, y compris dans la moindre activité de travail telle qu'elle ne se réduit pas à l'emploi, c'est-à-dire pour autant qu'un savoir-faire s'y cultive créativement (c'est précisément cela qui constitue un savoir-faire), et comme contribution à l'individuation d'un monde constituant un milieu associé – la prolétarisation consistant précisément en un processus de dissociation108, c'est-à-dire de stérilisation sociale. Ce sont donc le désir et ses transformations protéiformes, c'est-à-dire aussi toutes les formes de la volonté, qui se trouvent court-circuités par les technologies de la mesure du temps qui caractérisent l'âge industriel du pharmakon. Ce court-circuit traverse la société de part en part lorsque l'âge nucléaire nous donne à penser [une] aporie de la vitesse depuis la limite de l'accélération absolue où viendraient se confondre, dans l'unicité d'un ultime événement, collusion ou collision dernière, les temporalités dites subjective et objective, phénoménologico-transcendantale et intramondaine, authentique et inauthentique, originaire ou « vulgaire » – soit dit pour jouer avec les catégories bergsoniennes, husserliennes ou heideggériennes. Il n'y a plus ici de référence à Aristote et Einstein, et l'on comprend bien pourquoi. Mais il n'y a toujours pas d'appel aux catégories marxiennes – et c'est incompréhensible. > > --- > #Note/Tags > [!approfondir] Page 59 Est-il possible de réduire la pharmaco-logie des pharmaka  ? Évidemment non. Personne mieux que Derrida n'a jamais dit pourquoi. Il faut faire avec – c'est-à-dire faire avec le fait que la vie NE vaut finalement le coup d'être vécue QUE pharmacologiquement, et notamment comme déconstruction de la logique du pharmakon, aussi leurrée qu'une telle opération puisse elle-même demeurer en son « noyau », s'il faut bien un point origine de singularité absolue autour de quoi se forme un tel noyau115. Car en aucun cas le déconstructeur – qui revendique régulièrement le geste de l'Aufklärer malgré tout ce que Derrida asserte à propos du criticisme et de la critique116 – ne saurait réduire la condition pharmacologique qu'il déconstruit, ce qui signifie que ce déconstructeur lui-même projette des leurres qu'il ne peut pas voir. Ces leurres ne sont pas nécessairement ceux d'une autonomie promise ou conquise : ils peuvent évidemment être « négatifs », et en quelque sorte hyperlimitants ou hyperinhibiteurs – cauchemars, discours apocalyptiques en tous genres, accès divers de mélancolie aiguë, enchaînés ou englués par et dans l'hétéronomie absolue, le foie à vif. Tel est le lot indépassable des êtres pharmacologiques. > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 60 Derrida affirme que le noyau du criticisme éclate parce qu'il fait une équivalence entre possibilité critique et autonomie absolue, excluant ainsi la possibilité d'un criticisme relationnel. On comprend bien la nécessité de poser dans un premier temps une telle équivalence : c'est ainsi que s'est en effet toujours pensée la critique philosophique – de la question platonicienne ti esti ? aux questions kantiennes (que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m'est-il permis d'espérer ? qu'est-ce que l'homme ?) et au-delà. Une telle affirmation (que « le noyau du criticisme éclate » parce que possibilité critique et autonomie absolue s'équivalent) suppose que le criticisme et la critique ne sont concevables que comme les actes noétiques d'un sujet purement autonome. > > --- > #Note/Tags > [!approfondir] Page 61 L'adoption, qui est un processus d'individuation, la différance d'un faire avec ce qui vaut le coup, est hyper-pharmaco-logique, et constitue ce que Derrida nomme une exappropriation : une appropriation toujours en chemin vers la dé-propriation de son altération dans la mesure où son objet est celui de son désir, c'est-à-dire de son inconscient, et non seulement de sa conscience. Mais une telle adoption, comme lutte contre la prolétarisation – comme déprolétarisation – nécessite une politique : c'est une question de sociothérapie, et non seulement de psychothérapie. > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 62 La question est l'infini et son interminable déplacement. L'infini constitue l'horizon du sujet critique, noyau du criticisme. La rationalisation, au sens d'Adorno et de Horkheimer et au sens de Weber, c'est la finitisation du monde, et la prolétarisation, c'est la mort de Dieu, c'est-à-dire de cet infini qui constitue l'horizon du criticisme kantien – comme ce qui se projette en tant que motif de la raison (idée) devenu progrès à l'infini pour cet être fini doté d'un intuitus derivativus : L'intuitus derivativus de l'être réceptif (c'est-à-dire sensible), dont le sujet humain n'est qu'un exemple, découpe sa figure sur le fond de la possibilité d'un intuitus originarius, d'un intellect infini qui crée plutôt qu'il n'invente ses propres objets118. > > --- > #Note/Tags > [!information] Page 63 Dans l'eidétique husserlienne, l'opposition entre fini et infini est donc « absurde ». L'eidos du rouge, « le » rouge, qui n'existe pas, est la condition de possibilité et la visée de toute expérience du rouge, de tel ou tel rouge, et cette inexistence est une infinitude du rouge qui ouvre la possibilité indéterminée de tous les rouges finis. Le sujet transcendantal husserlien peut connaître intuitivement (ce qu'interdit chez Kant la séparation de l'entendement et de l'intuition), ce qui veut dire qu'il est un projecteur d'objets infinis pour des pratiques elles-mêmes infinies – peinture ou géométrie par exemple. C'est pourquoi la géométrie ouvre la communauté d'un nous lui-même infini : le nous des géomètres forme un circuit de transindividuation infini en droit, et la géométrie est ce droit. > > --- > #Note/Tags > [!information] Page 63 Cette dimension transitionnelle de la phénoménologie, Derrida la dit spectrale (et hantologique)120 : La possibilité radicale de toute spectralité serait à chercher dans la direction de ce que Husserl identifie, de façon si surprenante mais si forte, comme une composante intentionnelle mais non réelle du vécu phénoménologique, à savoir le noème. À la différence des trois autres termes des deux corrélations (noèse-noème, morphè-hylè) cette non-réellité, cette inclusion intentionnelle mais non réelle du corrélat noématique n'est ni « dans » le monde ni « dans » la conscience. Mais elle est justement la condition de toute expérience, de toute objectivité, de toute phénoménalité, à savoir de toute corrélation noético-noématique. [...] N'est-ce pas [...] ce qui inscrit la possibilité de l'autre et du deuil à même la phénoménalité du phénomène121 ? > > --- > #Note/Tags > [!approfondir] Page 65 Ce deuxième moment est celui de ce que, concernant le pharmakon de la lettre, j'ai décrit dans La Désorientation comme le processus d'une identification différante induite par la littéralisation des énoncés et le nouveau rapport au contexte de l'énonciation aussi bien que de la lecture qui en résulte126. Car de fait, l'inconscient est dialogique, et relève en cela de ce que Julia Kristeva, lectrice de Bakhtine, appellera l'« intertextualité »127. Mais l'intertextualité n'est qu'un cas particulier dans la pharmacologie de l'inconscient. Et il faudrait évidemment convoquer le concept de milieu préindividuel avancé par Simondon pour préciser ces propos. > > --- > #Note/Tags > [!approfondir] Page 66 Certes, Derrida, comme bien d'autres, et en premier lieu Benjamin, s'attachera à penser la possibilité d'un redoublement des appareils (c'est-à-dire des pharmaka industriels) dans les pratiques artistiques, comme on le voit par exemple à travers des propos où l'art photographique est considéré avec et depuis l'appareil photographique lui-même128. Mais outre que Derrida n'aura au fond jamais thématisé cet appareil comme élément d'un processus de grammatisation de la sensibilité fondamentalement lié à la discrétisation des flux corporels, et donc à la prolétarisation, cette possibilité de l'art n'aura elle-même jamais été envisagée comme celle d'un tel après-coup. > > --- > #Note/Tags > [!approfondir] Page 66 Le processus de grammatisation comme source de la prolétarisation est inscrit dans une histoire géopolitique et économique où les pouvoirs qui en prennent le contrôle (d'abord le pouvoir que l'Église exerce sur les esprits à l'âge de la colonisation à travers les Missions et à travers la Réforme129, puis le biopouvoir, et enfin le psychopouvoir130) tentent, à partir du moment où la grammatisation des corps rend possible l'organisation capitaliste et la rationalisation (aux sens de Weber comme d'Adorno et de Horkheimer), de faire croire au caractère inéluctable et incurable de la perte d'individuation que constitue chaque nouveau stade pharmacologique. > > --- > #Note/Tags > [!approfondir] Page 67 Cette rapidité, qui n'est pas celle du pharmakon, mais qui est rendue possible par celle du pharmakon industriel, conduit à une pharmacologie du capital131 telle que l'investissement y est anéanti par la spéculation, l'obsolescence chronique des objets détruisant les investissements transitionnels psychiques aussi bien que les structures économiques de production. Dès lors, le désir, comme liaison des pulsions, trans-formées par cette liaison (au-delà du principe de plaisir et comme ce que Derrida appelle la « stricture PR/PP »132) en énergie libidinale (qui entretient et contient les pulsions comme Hestia entretient et contient le feu du foyer), est délié et décomposé, et « l'esprit du capitalisme » se révèle être la pharmacologie la plus empoisonnante de l'esprit, où prolifèrent les discours, sentiments et tons apocalyptiques en tous genres, et comme la banalité même. > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 67 La prolétarisation est un fait face auquel la déprolétarisation est non seulement un droit mais un devoir. C'est un droit et un devoir pour l'économie psychique aussi bien que pour l'économie des subsistances. Une économie qui ne sait plus produire en quoi que ce soit le sentiment que la vie vaut le coup d'être vécue, et qui provoque intrinsèquement la perte du sentiment d'exister, est condamnée à l'effondrement. Et la perte du sentiment d'exister, que Richard Durn avait exprimée comme telle peu de temps avant de se livrer au massacre qui le rendit célèbre et de se suicider133, est précisément le symptôme que décrit Winnicott pour introduire la question des pulsions : Les pulsions constituent la plus grande menace pour le jeu et pour le moi. Dans la séduction, un agent extérieur quelconque exploite les pulsions de l'enfant, favorise chez lui l'annihilation du sentiment qu'il a d'exister en tant qu'unité autonome et par là rend le jeu impossible134. > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 68 À l'époque du psychopouvoir, l'exploitation du premier redoublement pharmacologique issu de la grammatisation industrielle de l'attention est ce qui, en créant des courts-circuits dans la transindividuation, tend à séduire et à exploiter ces pulsions dans les appareils psychiques qu'il s'agit ainsi de priver d'existence, c'est-à-dire de singularité, parce que celle-ci résiste à l'hypersynchronisation des comportements de production, de consommation et de conception (comme « pensée unique » en économie, en sciences, dans la sphère politique) que suppose une production industrielle de masse. Par le fait même, cette exploitation (qui est la prolétarisation) tend à annuler toute possibilité d'une seconde suspension, c'est-à-dire d'une praxis épiméthéenne de la prometheia constituée par le nouvel espace pharmacologique. Seule une telle praxis permettrait la formation de nouvelles formes de thérapeutiques > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 69 La prolétarisation est de façon très générale et par les voies les plus variées une captation des flux attentionnels par les rétentions tertiaires que constituent les pharmaka 136 : c'est une destruction des modèles attentionnels que décrit déjà Adam Smith en 1776, et c'est tout ce qu'en 1934 Simone Weil décrit de son Expérience de la vie d'usine, même si elle ne le thématise pas sous cette forme. Mais c'est aussi ce qui se produit du côté du consommateur comme captation et détournement de l'attention, divertissement au sens d'Adorno (qui plonge ses racines dans Pascal), et c'est également ce qui se produit avec la perte d'attention qui constitue du côté du politique l'impossibilité où il se trouve de décider, ce qui le conduit au renoncement et à l'exploitation des pulsions suscitées par le populisme industriel – par où s'installe un état d'incurie chronique préparant des crises politico-sociales extrêmement aiguës. C'est enfin ce qui se produit comme prolétarisation du théorique où il n'y a plus d'attention aux consistances. > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 69 J'ai tenté de montrer que c'est déjà l'enjeu du discours que Socrate tient à Hippocrate dans Protagoras 137, et c'est évidemment ce que Simone Weil décrit des mois qu'elle aura passés dans l'usine Alsthom après sa rencontre avec Boris Souvarine. Le fait qu'on n'est pas chez soi à l'usine, qu'on n'y a pas droit de cité, qu'on y est un étranger admis comme simple intermédiaire entre les machines et les pièces usinées, ce fait vient atteindre le corps et l'âme ; sous cette atteinte, la chair et la pensée se rétractent138. La pensée se rétracte. Ce repliement sur le présent produit une sorte de stupeur. Le seul avenir supportable pour la pensée, et au-delà duquel elle n'a pas la force de s'étendre, c'est celui qui, lorsqu'on est en plein travail, sépare l'instant où on se trouve de l'achèvement de la pièce en cours, si on a la chance qu'elle soit un peu longue à achever139. > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 69 Cette rétraction de la pensée et du corps, qui est rendue possible parce que le savoir-faire ouvrier est passé dans les machines devant lesquelles se trouvent désormais des prolétaires, c'est aussi ce qui prive de la façon la plus générale les consommateurs de leurs savoir-vivre, les faisant courir derrière l'obsolescence des objets, le milieu étant devenu foncièrement infidèle, mais à un rythme tel qu'il ne permet plus que se produisent et se métastabilisent de nouvelles formes de fidélité, de pathos producteur de philia, ni donc de confiance, résultat d'un processus bien plus vaste encore qui, comme « pharmakon absolu », prive donc les chefs politiques de la possibilité même de prendre une décision et les scientifiques de la capacité à théoriser et donc à critiquer leurs pratiques, c'est-à-dire à former des circuits longs. > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 71 Que le temps de l'après-coup soit venu n'est ni le fait ni le droit d'un décret philosophique : c'est ce qui se produit de nos jours dans la société comme un nouveau rapport de forces : comme la créativité et la normativité nouvelles que rend possibles un espace transitionnel dont les caractéristiques permettent le dépassement de l'opposition fonctionnelle entre producteurs et consommateurs. C'est ce qu'Ars Industrialis n'a cessé de décrire depuis cinq ans, et c'est ce qui constitue l'enjeu des luttes pour le logiciel libre, la philosophie plus générale de l'open source, celle des creative commons et les très nombreuses pratiques inédites issues des technologies collaboratives, par où se préfigure ce que nous appelons une économie de la contribution142. De telles luttes posent à nouveaux frais les questions de l'investissement individuel et collectif, de la propriété, du propre et de l'exappropriation, et des nouvelles formes d'individuation psychique et collective – c'est-à-dire aussi de sublimation – qui s'y élaborent. C'est pourquoi Ars Industrialis soutient sans condition les acteurs du logiciel libre : leur lutte est celle qu'ont engagée tout d'abord des ingénieurs et des techniciens contre la condition prolétarisée qui leur était imposée par la division cybernétisée de leur travail, qui cessait du même coup d'être un travail, et devenait un emploi143 (de « développeur », c'est-à-dire de producteur de code – dans le processus de grammatisation numérique, et comme son premier coup). À travers leurs luttes et leurs réalisations, par lesquels ils reconstituent une individuation, c'est-à-dire un soi, ces travailleurs de l'esprit se sont engagés dans l'âge de la déprolétarisation – qui est une sorte de désintoxication. > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 71 Nous tous savons aujourd'hui que le genre non inhumain dans son ensemble, constitué d'êtres pharmacologiques, c'est-à-dire possiblement inhumains, doit se désintoxiquer. Comme il lutte contre la tabagie, qui fut installée méthodiquement par le marketing sur la base des analyses de Bernays lui-même convoquant et instrumentalisant l'efficacité de la théorie de son oncle Freud, il désamiante les bâtiments qu'il construisait naguère en utilisant systématiquement ce matériau, il tente d'installer de nouvelles hygiènes alimentaires pour lutter contre la pathologie devenue la plus importante dans les pays industriels, l'obésité, et dans mille autres domaines, et d'abord la consommation et la production d'énergie, les modes de production agricole, les bilans-carbone du transport des marchandises, etc. : il tente de trouver de nouveaux modèles qui le libèrent de l'explosion empoisonnante des pharmaka. > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 72 Cet être irréductiblement pharmacologique ne se débarrassera cependant jamais de la menace que constitue tout pharmakon, et que symbolise le feu à la fois comme technique et comme désir. C'est pourquoi la condition de toutes les formes de désintoxications possibles est l'instauration d'un nouveau rapport aux pharmaka comme après-coup de l'intoxication et processus généralisé de déprolétarisation, qui ne vise plus un noyau transcendantal du criticisme, mais la capacité ordinaire de discernement de l'extra-ordinaire qui soutient l'individuation de ceux qui, chacun dans le mystère de son métier et de son ministère (dont ceux de la mère et de son enfant), ont un accès créatif et normatif à l'espace transitionnel, et apprennent ainsi – pour eux-mêmes et pour les autres – pourquoi et comment la vie vaut le coup d'être vécue. > > --- > #Note/Tags ## 4. Chose, kénose et pouvoir d'infinitiser > [!information] Page 78 Cette étrange évolution du verbe qui désigne la relation de fidélité des créatures noétiques à leur Créateur ne serait pas compréhensible si on ne la lisait pas inscrite sur du papier constituant ainsi une unité de compte. Et c'est la relation à ce qui se tient (et à Celui qui se tient) sur un autre plan que les créatures, relation qui se sera constituée dans un rapport au Livre, qui est ainsi affectée par ce qui, dans le verbe de Nietzsche, prend le nom de nihilisme – Heidegger soutenant que sous ce nom, pour Nietzsche, c'est le suprasensible dans son ensemble qui est en cause. Et sur ce point nous reviendrons. > > --- > #Note/Tags > [!approfondir] Page 79 Quant aux choses – Les Choses dont parle Perec151, et telles qu'elles forment désormais, c'est-à-dire au cours des années soixante, le « système des objets » qui rendra Baudrillard célèbre152 –, elles constituaient encore, jusqu'au début du XXe siècle, le milieu commun où se formaient les relations de fidélité : les choses nouaient, celaient et supportaient celles-ci comme objets d'héritage, de travail, de formation des savoirs, de partages, de jeux, de commerces en tous genres, etc., mais aussi, et avant tout, comme objets transitionnels : ceux de l'infans tout aussi bien que ceux de la sublimation. > [!accord] Page 80 Or, ces soutiens chosiques du quotidien, qui supportaient le monde et son faire-monde essentiellement fondé dans et par ce faire-confiance, sont devenus jetables et structurellement obsolescents lorsque le capitalisme a concrétisé ce que théorisait Schumpeter dans sa Théorie de l'évolution économique, à savoir l'obsolescence chronique des produits industriels désormais fournis et emportés par une innovation permanente conduisant à un court-termisme inéluctablement autodestructeur : il est devenu de nos jours tout à fait normal de voir disparaitre ces objets dans les déchetteries et vide-greniers plus vite qu'ils ne sont apparus sur les marchés. > > --- > #Note/Tags > [!information] Page 80 (Hannah Arendt153 et Gunther Anders154 auront soulevé chacun dans son style les premières questions posées par cette obsolescence liquidant la durabilité du monde, et par là, ce monde lui-même. Ces avancées, qui doivent être poursuivies du point de vue de leurs conséquences sur une économie libidinale, en ignorant largement la dimension organologique et pharmacologique sur laquelle que je veux ici insister, n'ont cependant ouvert aucunes perspectives politiques et économiques.) > > --- > #Note/Tags > [!accord] Page 80 La jetabilité généralisée qui s'est de nos jours imposée partout dans le monde, qui affecte tout aussi bien les hommes et les entreprises que les objets qu'ils produisent, ainsi que les idées et les concepts que ces objets incarnent et désincarnent, a installé une infidélité systémique qui est orchestrée par le marketing, et où les rapports intergénérationnels se sont inversés : les enfants y prescrivent aux parents leurs comportements – c'est-à-dire leurs actes d'achats155. > > --- > #Note/Tags > [!approfondir] Page 81 C'est le règne de l'adaptation, comme le soulignait Lyotard dans La Condition postmoderne, c'est-à-dire du faux soi, selon les mots de Winnicott, du devenir flexible, et finalement, selon le mot de Zygmunt Bauman, de la « société liquide » : la liquidation de toutes les relations de dépendance qui étaient créées par les organisations de la fidélité est devenue le mot d'ordre du libéralisme. Cependant, ces relations de dépendance fondées sur la fidélité sont remplacées par une organisation de la dépendance fondée sur l'infidélité – en l'occurrence, une dépendance très pharmacologique faite d'expédients (tous les objets devenant de tels expédients, c'est-à-dire les substituts d'un manque qui n'est pas celui du sujet désirant, mais celui du toxicomane dépendant). C'est ce qui produit l'addiction du consommateur sans objet : car n'ayant plus d'objets auxquels s'attacher, s'il est vrai que l'objet est celui d'un sujet tel qu'il supporte une relation d'attachement, il endure la terrible épreuve de la vanité de soi, c'est-à-dire de la « perte du sentiment d'exister ». Ici > > --- > #Note/Tags > [!approfondir] Page 83 la pédopsychiatrie contemporaine, face aux effets massivement pathogènes de l'immersion de l'appareil psychique infantile dans le bain médiatique audiovisuel, a rappelé au cours des dernières années, face aux travaux de Zimmermann et de Christakis, ce rôle primordial du rapport aux objets transitionnels – c'est-à-dire aux supports d'une motricité par où s'ouvre un monde en s'y projetant – : le milieu hypermédiatisé et halluciné court-circuite la sensori-motricité dont Winnicott montre qu'elle est la condition de la psychogenèse infantile. C'est la synaptogenèse de l'enfant qui est structurellement altérée par l'immersion de son cerveau dans le milieu médiatique. Cette modification des circuits cérébraux est l'intériorisation d'une modification des circuits sociaux – car tel est le cerveau : un organe relationnel qui intériorise plastiquement les dispositifs relationnels sociaux, qui sont eux-mêmes supportés par les choses, objets et artefacts qui trament le commerce humain comme épreuves de la Chose. > [!approfondir] Page 86 L'immersion précoce et prématurée de l'appareil psychique infantile dans le milieu pharmacologique audiovisuel court-circuite cette relation de soin, et avec elle, la base – comme traduction synaptogénétique de la relation avec « la mère » ou son tenant-lieu – de la formation des circuits de transindividuation tels qu'ils nouent un circuit social et un circuit cérébral par l'intermédiaire d'une chose à travers laquelle s'établit ce que Winnicott décrit comme la relation de soin où se forme la confiance fondamentale de l'enfant comme singularité de son rapport à la Chose. L'immersion pharmacologique audiovisuelle coupe l'enfant du milieu transitionnel et lui barre l'accès à l'espace potentiel et transitionnel, tel qu'il n'est ni dedans ni dehors, mais constitue une structure relationnelle sur la base de laquelle s'établissent les relations de confiance et de fidélité. > > --- > #Note/Numerique > [!approfondir] Page 87 Cela veut dire que l'organologie du cerveau doit appréhender cet organe comme le premier réceptacle de la grammatisation – où la question de l'écriture et de son inscription psychique, aussi bien que celle des traces verbales de Saussure ou de Freud, se pose en deçà de celle de l'archi-écriture, c'est-à-dire aussi de la topique du « quasi-transcendantal » qui l'accompagne laborieusement. À cette topique, il serait peut-être plus fécond de préférer celle d'espace potentiel ou transitionnel, qui n'existe pas, n'étant ni dedans ni dehors, mais qui consiste – et projette ce qui fait que la vie vaut le coup d'être vécue. > [!accord] Page 87 La grammatisation va bien au-delà de l'écriture et du logos : elle concerne tous les processus de discrétisation du continu, notamment ceux du geste, et en cela, elle décrit aussi bien la prolétarisation du travailleur dont le savoir psycho-moteur est discrétisé et capté par la machine, qui le prive ainsi de son savoir-faire, que la « perception » audiovisuelle artificielle qui permet la discrétisation analogique puis numérique des flux d'images et de sons – en créant des courts-circuits cependant, par exemple ceux qui ruinent la relation de soin et la formation de la confiance qui donne accès aux consistances : en barrant l'accès aux infinités sans lesquelles il ne saurait y avoir de confiance. > > --- > #Note/Savoir #Note/Proletaire > [!approfondir] Page 88 Le faux soi suppose-t-il un vrai soi qui serait « authentique » et « propre » ? Évidemment non : c'est un soi transitionnel, une relation qui se trame par-delà le dedans et le dehors, et qu'il faut penser depuis une pharmacologie de l'âme. Celle-ci constitue l'un des plus colossaux enjeux de L'Individuation psychique et collective de Simondon : elle s'y présente comme la question de la dyade indéfinie, c'est-à-dire de la bipolarité qui constitue le jeu des tendances traversant l'individu psychique aussi bien que l'individu social, et qui se présente chez Simondon comme épreuve de la tentation157. > > --- > #Note/Philo #Note/Ame > [!accord] Page 88 Il est impossible de penser ni la méchanceté ni la bonté de l'âme, qui sont des tendances constitutives et dynamiques (la dynamique des pulsions, qui fournissent à la libido l'énergie que celle-ci « détourne » dynamiquement), indépendamment de la considération de ses pharmaka en tant qu'ils peuvent devenir empoisonnants tout autant que curatifs et bénéfiques. Le bon et le mauvais, le gentil et le méchant sont des agencements pharmacologiques, et personne n'« est » bon ou mauvais – mais tous, nous devenons, chaque jour, tour à tour, selon l'heur et l'humeur, la Stimmung, bons ou mauvais, gentils (c'est-à-dire nobles) ou méchants (c'est-à-dire ignobles : vils). > > --- > #Note/Philo #Note/Ame > [!accord] Page 88 Comme je l'ai déjà souligné, ce que Winnicott nomme l'environnement, c'est-à-dire l'espace relationnel transitionnel, est ici la question cruciale : Freud [...] a certes utilisé le mot de « sublimation » pour indiquer la place où l'expérience culturelle prend tout son sens, mais sans aller jusqu'à nous désigner le lieu psychique où réside cette expérience. [...] Freud et M. Klein ont esquivé [...] tout ce qu'implique la question de la dépendance et, par conséquent, celle du facteur de l'environnement158. Autrement dit, s'il y a une économie libidinale, elle suppose une écologie libidinale. Bonté et méchanceté de l'âme, faux soi et soi créatif habitent un milieu pharmacologique intrinsèquement pathogène – où la psychogenèse est une sociogenèse dans la stricte mesure où elle est une technogenèse irréductiblement pharmacologique, productrice de pathos et de pathologies en tous genres. > [!information] Page 90 Parmi ces époques, il y a les objets investis de ces esprits qui, en Mélanésie et en Nouvelle-Zélande, créent des intensités que Mélanésiens et Maoris nomment le mana et le hau. Le mana est ce qui peut se fixer sur un objet, comme si celui-ci pouvait se charger du pouvoir qu'est le mana : Le mana [...] n'est pas simplement une force, un être, c'est encore une qualité et un état. [...] On dit d'un objet qu'il est mana, pour dire qu'il a cette qualité. [...] On dit d'un être, esprit, homme, pierre ou rite, qu'il a du mana, le « mana de faire ceci ou cela ». [...] Ce mot subsume une foule d'idées que nous désignerions par les mots de : pouvoir de sorcier, qualité magique d'une chose, chose magique160… En cela, le mana efface les frontières, et constitue dans la société magique une sorte de phénomène transitionnel à l'échelle des relations sociales – tout comme les pratiques de sublimation préservent un espace transitionnel dans la vie adulte et sociale, comme nous le disait tout à l'heure Winnicott : le mana réalise cette confusion de l'agent, du rite et des choses qui nous a paru être fondamentale en magie161. Ce que les Maoris appellent le hau, qui se transmet à travers les objets échangés, et qui transforme ceux dont ils ne deviennent qu'ainsi les objets, décrit un échange de taonga, c'est-à-dire un échange d'articles au sens où l'on en parle dans les magasins – sinon de marchandise, mot que Mauss hésite à employer précisément parce qu'il n'y a pas, ici, de marché. > [!accord] Page 91 Dans la société sédentarisée, très éloignée de ce chasseur, de ces phoques et de ces esprits, déjà urbaine, mais encore antique, les choses, devenues les produits de la division du travail, sont des marchandises qui mettent ceux qui les acquièrent en relation avec d'autres individualités psychiques qui les auront faites pour eux – la facture de ces choses dites artisanales configurant une mondanéité qui constitue une société que nous considérons aujourd'hui comme traditionnelle, bien qu'elle soit urbaine : cette division du travail reste un espace relationnel de transmission selon des modes tels que les règles de vie y forment une « tradition » parce qu'elles sont co-élaborées par ceux qui y vivent. > > --- > #Note/DivisionDuTravail > [!accord] Page 91 À partir de la révolution industrielle, la facture et la manufacture font place à l'usine, où c'est la machine-outil qui produit les choses : celles-ci deviennent les objets d'une rationalisation technologique et d'une production de masse qui leur confèrent des caractères standardisés. Cette période – qui conduit après la Deuxième Guerre mondiale à un consumérisme planétaire dont le modèle s'est élaboré aux États-Unis, l'objet étant ce qui pénètre la société sur la base de politiques de socialisation à travers le marketing qui dépossède la société de la définition des pratiques sociales dont ces choses sont les supports –, cette période suppose le processus de grammatisation des modes de production court-circuitant les savoirs chosiques des travailleurs qui deviennent ainsi des prolétaires : leurs savoirs sont passés dans les machines, et avec leurs savoirs, les modes relationnels et transitionnels dont ils étaient des intériorisations psychiques > > --- > #Note/Proletaire #Note/Objet > [!accord] Page 93 Après la mort de Dieu, c'est-à-dire après l'épreuve kénotique du fait que ce qui consiste n'existe pas, après Freud autrement dit, l'infinitivité de l'objet du désir renvoie à un tout autre domaine secret, mystagogique et certainement tabou, sinon sacré : l'inconscient. C'est cette instance de l'appareil psychique que le neveu de Freud promeut comme l'élément clé du consumérisme164, lequel accélère le désenchantement. C'est ce qui se traduit par la destruction du transitionnel « créatif » (au sens de Winnicott), « normatif » (au sens de Canguilhem), individuant et producteur de désir, c'est-à-dire d'infini : l'obsolescence et l'infidélité systémique que généralise une grammatisation encore impensée et donc essentiellement incurieuse court-circuitent les processus de transindividuation et induisent une prolétarisation et une désindividuation généralisées, où sont vidés et asséchés les appareils de production de la libido (en tant que liaison des pulsions), et où le transitionnel, c'est-à-dire le pharmacologique, est devenu un support purement adaptatif, et sans cesse obsolescent. > > --- > #Note/Proletaire #Note/Consummerisme > [!accord] Page 94 Que voulions-nous dire en nous risquant dans cette proposition infinitive, c'est-à-dire telle qu'en français elle commence par un verbe infinitif ? Nous voulions dire d'abord qu'il n'y a pas d'existence possible sans infini, et plus précisément, sans ce qui donne le pouvoir d'infinitiser – et tel qu'il suppose un savoir infinitiser. Le nihilisme, c'est à la fois une nécessité historique165, et ce que Nietzsche annonce comme le fond que touchent les êtres pharmacologiques que nous sommes, tels ces alcooliques dont les Alcooliques Anonymes disent qu'ils ne peuvent pas vouloir se soigner tant qu'ils n'ont pas touché le fond166 – ceux qu'on nommait autrefois les pécheurs dans une conception manichéenne où le péché était le défaut conçu et subit comme ce qu'il ne fallait pas. Le fond, cela se dit en anglais rock bottom. C'est ce qui nous arrive, et c'est le titre d'un merveilleux ensemble de musiques que Robert Wyatt écrivit, chanta et enregistra en 1974 et en compagnie du trompettiste Monguezi Feza, deux ans après avoir pris une dose de LSD et s'être jeté par une fenêtre – privé de ses jambes. > > --- > #Note/Nihilisme > [!approfondir] Page 95 Il apparaît alors que le nihilisme doit être compris comme un processus historial que traverse et trame un processus de dépouillement par la grammatisation, c'est-à-dire de kénose pharmacologique. La grammatisation est toujours d'abord la destruction des circuits du désir, c'est-à-dire du pouvoir d'infinitiser, et des savoirs qu'il suppose et rend possibles167. Mais elle est toujours aussi ce qui constitue de nouveaux savoirs et de nouveaux pouvoirs, après coup, et comme thérapeutiques nouvelles issues de la nouvelle pharmacologie en quoi consiste un nouveau stade de grammatisation. Durant l'ère monothéiste, face au pharmakon appréhendé comme péché, le pécheur aura pensé et vécu l'infini comme transcendance, c'est-à-dire comme existence suprême et onto-théologie du summum ens. Le renversement des valeurs est ce qui inscrit la possibilité d'infinitisation – le pouvoir d'infinitiser et le savoir-infinitiser – dans une immanence sans transcendance, mais comme nouvel horizon de consistances ## 5. Économiser signifie prendre soin > [!information] Page 98 Il faut penser l'avenir planétaire depuis la question du psychopouvoir qui caractérise les sociétés de contrôle, et dont les effets sont devenus massifs et destructeurs. Le psychopouvoir à présent mondialisé est une organisation systématique de la captation de l'attention rendue possible par les psychotechnologies qui se sont développées avec la radio (1920), avec la télévision (1950) et avec les technologies numériques (1990), se disséminant sur toute la surface de la planète à travers diverses formes de réseaux, et aboutissant à une canalisation industrielle et constante de l'attention qui engendre depuis peu un phénomène massif de destruction de cette attention que la nosologie américaine décrit notamment comme attention deficit disorder. Cette destruction de l'attention est un cas particulier, et particulièrement grave, de la destruction de l'énergie libidinale par où l'économie libidinale capitaliste s'autodétruit. > > --- > #Note/Pouvoir > [!information] Page 99 L'attention est la réalité de l'individuation entendue au sens de Simondon : en tant qu'elle est toujours à la fois psychique et collective. L'attention, qui est la faculté psychique de se concentrer sur un objet, c'est-à-dire de se donner un objet, est aussi la faculté sociale de prendre soin de cet objet – comme d'un autre, ou comme d'un représentant d'un autre, comme de l'objet de l'autre : l'attention est aussi le nom de la civilité telle qu'elle se fonde sur la philia, c'est-à-dire sur l'énergie libidinale socialisée > [!accord] Page 99 C'est pourquoi la destruction de l'attention est à la fois la destruction de l'appareil psychique et la destruction de l'appareil social (formé par l'individuation collective) en tant que celui-ci constitue un système de soin – s'il est vrai que faire attention (to pay attention), c'est aussi prendre soin (to take care). Un tel système de soin est aussi une économie libidinale – où s'agencent un appareil psychique et un appareil social et dont la destruction est aujourd'hui provoquée par des appareils technologiques. Et nous verrons qu'il s'agit d'appareils psychotechnologiques et sociotechnologiques. Nous avons autrement dit affaire à une question qui relève de l'organologie générale. > > --- > #Note/Soin #Note/Outils > [!accord] Page 100 La perte d'attention est une perte des capacités de projection dans le long terme (c'est-à-dire d'investissement dans des objets de désir) qui affecte systémiquement les appareils psychiques aussi bien des consommateurs manipulés par le psychopouvoir que des manipulateurs eux-mêmes : le spéculateur est typiquement celui qui ne prête aucune attention aux objets de sa spéculation – qui n'en prend aucun soin. > [!accord] Page 100 L'acte du spéculateur a des effets sur les multitudes de consciences qui subissent – directement ou indirectement – les effets de sa spéculation à travers les dispositifs psychotechnologiques de captation de leur attention. Ces consciences se trouvent ainsi elles-mêmes toujours plus enfermées dans le manque d'attention et de soin, c'est-à-dire dans le court terme – ce qui justifie a posteriori l'acte du spéculateur : cet acte est performatif au sens que Jean-François Lyotard met en œuvre dans La Condition postmoderne. Ainsi s'installe un système du court terme – où se forme le cercle vicieux de la destruction de l'attention. Et c'est dans ce contexte que fait rage une colossale crise environnementale, qui a été portée au premier rang des préoccupations (Besorgen) et de l'attention (Sorge) mondiales par l'Académie Nobel, et par laquelle est découverte et planétairement reconnue la troisième limite du capitalisme – après la baisse tendancielle du taux de profit et la baisse tendancielle de l'énergie libidinale (qui résulte directement de la destruction de l'attention). Dans > > --- > #Note/Capitalisme #Note/Limite > [!approfondir] Page 101 Avec les « réseaux sociaux », la question des technologies attentionnelles devient manifestement et explicitement la question des technologies de la transindividuation. La transindividuation est désormais formalisée par des technologies de l'individuation psychique originellement conçues en vue d'aboutir à une individuation collective, par où se confirme spectaculairement et organologiquement l'analyse de Simondon selon laquelle l'individuation psychique est aussi et d'emblée une individuation collective. Il s'agit des technologies d'indexation, d'annotation, de tags et de traces modélisées (M-traces)169, des technologies wiki et des technologies collaboratives en général170. > [!approfondir] Page 101 Ici, la lecture de Foucault est particulièrement nécessaire et féconde : Foucault a lui aussi montré dans sa lecture de la correspondance de Sénèque avec Lucilius que les techniques de soi, en tant que techniques de l'individuation psychique, sont toujours déjà des techniques de l'individuation collective. En revanche, Foucault n'a pas vu la question du psychopouvoir, par où le marketing, dès l'apparition des industries de programmes, transforme les psychotechniques de soi et de l'individuation psychique en psychotechnologies industrielles de la transindividuation, c'est-à-dire en psychotechnologies tramées par des réseaux, et comme organisation d'une réticulation industrielle de la transindividuation qui court-circuite les réseaux sociaux traditionnels et institutionnels. > [!information] Page 102 Pour analyser ces faits, qui constituent le contexte spécifique à partir duquel il est nécessaire et possible de penser un avenir planétaire, il faut revenir sur la question de savoir ce qu'est l'attention. L'individuation psychique et collective est essentiellement ce qui forme l'attention en tant qu'elle est nécessairement à la fois psychique et sociale, et l'attention est ce qui résulte du rapport qui se noue entre des rétentions et des protentions au sens que Husserl donne à ces termes (Husserl appelant conscience intentionnelle ce que j'appelle ici attention171). Or, ce rapport des rétentions et des protentions dont le résultat est l'attention est toujours médiatisé par des rétentions tertiaires – dont les psychotechnologies et les sociotechnologies sont des instances. > [!accord] Page 102 Ce que Husserl appelle la rétention primaire est cette opération qui consiste à retenir un mot dans un autre (opération que Husserl analyse en étudiant dans la mélodie la manière dont une note retient en elle celle qui la précède, et projette devant elle l'attente d'une autre note, ce que Leonard Meyer décrit comme une expectation) : c'est l'opération qui consiste à retenir un mot qui n'est cependant plus présent, le début de la phrase ayant été prononcé et étant en cela passé, et cependant encore présent dans le sens qui s'élabore ainsi comme discours. > [!accord] Page 103 Imaginons que nous sommes dans un colloque et que je prononce le discours qui est écrit ici. Ce fut le cas au mois d'avril 2008, à l'université d'Albany, dans l'État de New York, où Tom Cohen m'avait invité à l'occasion d'un symposium organisé par l'Institute on Critical Climate Change 172, et j'y tins à mon public le propos suivant : Vous m'écoutez, mais chacun d'entre vous entend quelque chose de différent dans ce que je dis, et cela tient au fait que vos rétentions secondaires sont singulières : vos passés sont singuliers. Du même coup, votre entente de ce que je dis est chaque fois singulière : le sens que vous attribuez à mon discours, ou par où vous vous individuez avec mon discours, est chaque fois singulier – et il en va ainsi parce que vous sélectionnez singulièrement des rétentions primaires dans le discours que je vous tiens, et par lequel je tente de retenir et de maintenir votre attention. Cependant, si vous pouviez maintenant répéter tous le discours que vous venez d'entendre, par exemple parce que vous l'auriez enregistré sur une clé USB au format MP3, vous y opéreriez de toute évidence de nouvelles rétentions primaires, et ce, en fonction des rétentions primaires précédentes, devenues entre-temps des rétentions secondaires. Vous mettriez alors en question le sens de ce discours déjà constitué par vous : vous produiriez une différence de sens à partir de cette répétition, par où ce sens se révélerait d'ailleurs être un processus bien plus qu'un état, et plus précisément, le processus de votre propre individuation s'agençant avec l'individuation dont ce discours témoigne, qui est en l'occurrence ma propre individuation. Vous formeriez alors des circuits rétentionnels qui seraient à l'origine de nouveaux circuits de transindividuation. Quoi qu'il en soit, ce qui permet de répéter un tel discours, par exemple sous la forme d'un enregistrement au format MP3, c'est une rétention tertiaire au même titre que le texte que je suis en train de lire, et qui me permet de répéter moi-même un discours que j'ai conçu ailleurs, et antérieurement : c'est un pharmakon hypomnésique. Un tel pharmakon permet de produire des effets attentionnels, c'est-à-dire des agencements rétentionnels et protentionnels, par l'existence desquels il est tout à fait justifié de définir ce pharmakon comme un dispositif psychotechnique. Un tel dispositif permet plus précisément de contrôler des agencements rétentionnels et protentionnels en vue de produire des effets attentionnels. De tels effets sont aussi bien ceux que Husserl analyse comme la condition de l'origine de la géométrie – où l'écriture est ce qui permet de former des types de rétentions primaires et secondaires rationnelles –, et par où se forment des circuits longs de transindividuation, que ceux que Platon dénonce dans Phèdre ou dans Gorgias comme ce qui permet de court-circuiter le travail anamnésique de la pensée par l'intermédiaire des rétentions tertiaires et hypomnésiques. > [!approfondir] Page 104 Les rétentions tertiaires sont donc des formes mnémotechniques d'extériorisation de la vie psychique constituant des traces organisées en dispositifs rétentionnels (dont les dispositifs décrits par Les Mots et les Choses, L'Archéologie du savoir ou Surveiller et punir sont des cas), et l'attention est ce qui est conditionné par des dispositifs rétentionnels – qui caractérisent les systèmes de soin, comme systèmes thérapeutiques dont les dispositifs rétentionnels sont la base pharmacologique. > [!accord] Page 105 La révolution industrielle, comme mise en place du système de production capitaliste, est la poursuite du processus de grammatisation par où se forment les rétentions tertiaires – dont relèvent les psychotechniques – par les appareils de contrôle des gestes qui permettent, comme machines-outils, la liquidation des savoir-faire ouvriers, et, par là, la réalisation d'immenses gains de productivité, et le développement d'une nouvelle prospérité qui rencontre cependant, outre la misère qu'elle engendre comme prolétariat, la limite que Marx analyse comme une baisse tendancielle du taux de profit174. Pour lutter contre cette limite du développement capitaliste, the american way of life invente la figure du consommateur dont la libido est systématiquement sollicitée pour contrecarrer la surproduction, qui est la concrétisation sociale de cette baisse tendancielle du taux de profit. Cette canalisation de la libido opérée par la captation de l'attention aboutit à la liquidation des savoir-vivre des consommateurs, par le développement massif des sociétés de services qui les déchargent de leur existence, c'est-à-dire de leurs diverses responsabilités d'adultes majeurs. C'est ce qui finit par provoquer une liquidation de leur propre désir, tout comme du désir de leurs propres enfants, dans la stricte mesure où ceux-ci ne peuvent plus s'identifier à eux – à la fois parce que ces parents ne savent plus rien, et ne sont plus responsables de rien, étant devenus de grands enfants, et parce que le processus d'identification primaire est court-circuité par le psychopouvoir à travers les psychotechnologies. Cette destruction du désir (c'est-à-dire aussi de l'attention et du soin), qui installe une économie pulsionnelle, c'est-à-dire intrinsèquement destructrice, est une nouvelle limite que rencontre le capitalisme, cette fois-ci non seulement comme mode de production, mais comme mode de consommation se définissant comme way of life, c'est-à-dire biopouvoir devenu psychopouvoir. > > --- > #Note/Pouvoir #Note/Capitalisme #Note/Philo > [!approfondir] Page 106 Dans cette nouvelle forme de guerre, il s'agit de défendre la société non plus contre un « ennemi », extérieur ou intérieur, mais contre un processus qui ruine le temps, c'est-à-dire l'horizon du long terme, et la possibilité de projeter celui-ci, et du même coup les relations intergénérationnelles – qui sont la condition de l'attention se donnant des objets de désir. Ce processus s'emballe au moment où se combinent les effets des trois limites du capitalisme. C'est la concurrence mondiale aiguisée par la financiarisation qui a abouti à la destruction de l'équilibre complexe qui permettait que le développement du capitalisme fut aussi le développement social des démocraties industrielles par l'organisation keynésienne de la redistribution sous l'autorité d'un État providence, et c'est dans le contexte de la guerre économique qui en a résulté que le marketing est devenu, comme l'écrit Gilles Deleuze, « l'instrument du contrôle social » dans les sociétés de contrôle, et que la baisse de l'énergie libidinale s'est subitement accentuée. > > --- > #Note/Philo #Note/Capitalisme > [!accord] Page 107 C'est ainsi que du côté de la consommation, le mode de vie capitaliste est devenu à la fin du XXe siècle un processus addictif de moins en moins porteur de satisfactions durables – ce qui a engendré un grand malaise dans la consommation, laquelle a remplacé la culture, c'est-à-dire le soin, s'il est vrai que la culture procède de cultes en tous genres, c'est-à-dire d'attachements à des objets dont l'ensemble constitue un système de soin. C'est dans ce contexte que Jenny Uechi pouvait écrire dans Abdusters que selon des enquêtes menées récemment par la sociologue Juliet Schor, 81 % des Américains estiment que leur pays est trop centré sur la consommation et près de 90 % pensent qu'il est trop matérialiste > > --- > #Note/Consummerisme #Note/Objet #Note/Soin #Note/Culture #Note/Philo > [!accord] Page 108 Or, en ne posant que la question d'une nouvelle production d'énergies de subsistance renouvelables, fondées sur un stockage intermédiaire par la technologie de l'hydrogène, Rifkin donne à croire que la crise énergétique est passagère et qu'elle pourra être surmontée, et avec elle, la troisième limite du capitalisme, sans que soit posée la question de l'énergie libidinale, sans que soit prise en compte cette deuxième limite qui est la vérité de la troisième : celle où la libido a été détruite, et où les pulsions qu'elle contenait, comme la jarre de Pandora renferme tous les maux, gouvernent désormais des êtres dénués d'attention, et incapables de prendre soin de leur monde. L'énergie libidinale est par essence renouvelable, sauf à être décomposée en énergie pulsionnelle, qui est au contraire destructrice de ses objets. La pulsion est une énergie, mais celle-ci est essentiellement destructrice, car la pulsion est ce qui consomme son objet, ce qui veut dire qu'elle le consume. Cette consomption et cette consumation, que mettent en œuvre les consumers, est une destruction. Consummare, dont provient le verbe consommer, et qui signifie initialement accomplir, mener à son terme, devient avec le christianisme un synonyme de perdre, perdere, et de détruire, destruere. C'est à partir de 1580 que le verbe français consommer signifie faire disparaître par l'usage denrées et énergie. On parle de consommateur à partir de 1745, et la consommation désigne alors l'usage que l'on fait d'une chose pour satisfaire ses besoins. Consommation devient le terme central de l'économie au début du XXe siècle. Et c'est en 1972 que le mot consumerism apparaît aux États-Unis. > > --- > #Note/Consummerisme #Note/Philo > [!accord] Page 110 L'organisation fondée sur la consommation, et constituée par son opposition à la production, n'est pas dangereuse seulement parce qu'elle produit des excès de CO2, mais parce qu'elle détruit les esprits. L'opposition de la production et de la consommation est ce qui a pour conséquence que les producteurs aussi bien que les consommateurs sont prolétarisés par la perte de leur savoir : ils sont réduits à une économie de subsistance, et privés de toute économie de leur existence – ils sont privés d'économie libidinale, c'est-à-dire de désir. C'est pourquoi la question fondamentale ouverte par la combinaison des trois limites du capitalisme est le dépassement de cette opposition et de la prolétarisation qu'elle engendre structurellement. > > --- > #Note/Desir #Note/Capitalisme #Note/Philo > [!approfondir] Page 112 Cette socialisation de l'innovation engage de plus en plus souvent des formes sociales d'apprentissage qui paraissent s'auto-organiser et échapper aux processus habituels de socialisation de l'innovation dite « descendante » (pilotée par le complexe recherche/développement/marketing) : elle constitue ce que l'on a appelé de l'innovation « ascendante ». L'innovation ascendante est ce qui rompt structurellement avec l'organisation des relations sociales au sein du monde industriel selon le couple oppositif production/consommation. Nous avons tenté de montrer, dans Pour en finir avec la mécroissance. Quelques réflexions d'Ars Industrialis, que l'opposition des processus de transindividuation « bottom up » et des processus de transindividuation « top down » est une illusion, c'est-à-dire un état de fait non durable – mais un état de fait cependant, qu'exploitent en réalité le marketing et les industries culturelles, qui s'approprient les médias collaboratifs à travers le buzz et autres techniques de contrôle et de fabrication de ce que Bernays appelait autrefois les « relations publiques », et installent ainsi des situations pseudo-contributives. > [!accord] Page 114 Mais il n'en va ainsi qu'en raison d'une véritable incurie des pouvoirs publics européens, nationaux et locaux. Ces technologies réticulaires sont en effet également territoriales, et permettent de concevoir des politiques locales de mise en valeur de leurs capacités relationnelles – et des capacitations que celles-ci rendent possibles, et nous entendons ce mot avec Amartya Sen. La formation des nouveaux processus d'individuation psychique et collective est le développement de capacités individuelles et collectives, et l'on sait aujourd'hui combien une renaissance de la vie économique et politique est conditionnée par la reconstitution de telles capacités – c'est-à-dire par la mise en œuvre d'une véritable déprolétarisation, qui doit être mise à l'ordre du jour des combats politiques nationaux, et par une « politique du care » qui ne réduit pas le soin à une question d'« éthique », la mettant au contraire au cœur d'un nouvel âge de l'économie politique. > > --- > #Note/Soin > [!accord] Page 115 C'est pourquoi il faut décrire les dynamiques induites par le protocole technologique de réticulation IP comme les effets d'un processus d'individuation psychique, collective et technique d'un type tout à fait nouveau. La théorie simondonnienne de l'individuation psychosociale est une théorie des relations dans lesquelles se produit cette individuation via le processus de transindividuation comme formation des circuits qu'incarnent et activent ces relations, et par où se métastabilisent des processus de co-individuation. Aussi pauvres que puissent apparaître la plupart du temps les réseaux socio-numériques, ils agrègent désormais à une vitesse foudroyante des centaines de millions d'individus psychiques dans des processus d'individuation collective face auxquels l'initiative politique est un impératif primordial – c'est-à-dire passant en premier, et surdéterminant tous les autres. Prendre soin du collectif, ce qui est la seule définition qui vaille d'une véritable action politique, passe évidemment par là – et c'est en particulier prendre soin des jeunes générations, où s'inventent mais aussi où peuvent s'effondrer les formes futures du collectif. ## 6. Économie de l'incurie > [!approfondir] Page 117 C'est aussi une sorte de réponse à une question que m'avait adressée Jean-Michel Salanskis le 25 janvier 2007, lors d'un colloque consacré à l'œuvre de Jean-François Lyotard. J'avais alors proposé une lecture de La Condition postmoderne qui caractérisait les traits du capitalisme décrits dans cet ouvrage comme étant typiques d'une nouvelle forme d'économie libidinale : celle qui fut inventée par le capitalisme consumériste en Amérique du Nord, au début du XXe siècle. Selon une telle lecture, la postmodernité résultait d'une organisation consumériste de la libido qui conduisait à la liquidation de la libido elle-même, à sa « déséconomie », c'est-à-dire à la liquidation de l'économie libidinale qu'avait été la modernité – processus de liquidation qui commençait à annoncer ses conséquences à la fin des années 1970 (La Condition postmoderne est publiée au moment où Margaret Thatcher conquiert le pouvoir en Grande-Bretagne, et engage la « révolution conservatrice ») > [!approfondir] Page 119 Ce que le troisième tome du Capital tente de penser par la locution « baisse tendancielle du taux de profit » – dont la formule r = pl / (c + v) ne suffit évidemment pas à mesurer l'enjeu – est une dynamique négative dont Marx pose en principe qu'elle serait inhérente au système capitaliste formé et tendu par des tendances contradictoires : le capitalisme serait un système dynamique menacé par une limite qui serait atteinte si la tendance baissière du taux de profit suscitée par son propre fonctionnement s'accomplissait. Ce n'est certes pas ainsi que le marxisme a interprété cette théorie : il y a vu au contraire l'annonce d'un accomplissement inéluctable de la tendance. Et il est vraisemblable que Marx lui-même se lisait ainsi. Mais s'il y a une tendance à la baisse du taux de profit, il doit y avoir aussi une contre-tendance, comme nous l'apprennent Nietzsche et Freud. Si ce n'était pas le cas, il ne s'agirait pas d'une tendance, mais d'une évolution simple et linéaire, c'est-à-dire déterministe. Que le marxisme et que Marx lui-même (et avant lui, la dialectique hégélienne) ne parviennent pas à raisonner ainsi – en termes de tendances –, c'est un problème légué par Marx, mais ce n'est pas une invalidation de sa théorie sur la tendance baissière du taux de profit. Cette façon de penser en termes de tendances passe par une psychologie, c'est-à-dire par un discours sur les âmes, sur leur logique et sur leur économie : sur leur logique en tant qu'elle est une telle économie. S'il doit y avoir un débat sur la baisse tendancielle du taux de profit, ce n'est donc pas sur l'existence de cette tendance elle-même : c'est sur la nature de sa (ou de ses) contre-tendance(s). Le véritable enjeu est de savoir comment penser ce jeu de tendances. > > --- > #Note/Marxisme #Note/Philo #Note/Ame > [!accord] Page 123 La question de l'innovation n'est cependant pas seulement une affaire de conception et de production comme transferts d'inventions technologiques ou de découvertes scientifiques opérés par l'entrepreneur vers son entreprise : c'est aussi et avant tout la question de la socialisation de l'innovation – c'est-à-dire de la transformation de la société. Or, cette transformation s'opère au xxe siècle par l'organisation de la consommation, c'est-à-dire par la mise en place de dispositifs d'adaptation de la société au changement techno-industriel, et non pas comme adoption de l'innovation par la société. Il y aurait adoption si le changement techno-industriel était co-produit par la société elle-même. Or, cette organisation de la consommation suppose au contraire que le devenir des systèmes sociaux soit structurellement soumis au devenir du système économique, ce qui est rendu possible parce que celui-ci contrôle intégralement le devenir technologique, c'est-à-dire le système technique – cette soumission étant obtenue par la captation de l'attention des consommateurs, par le détournement de leur énergie libidinale vers les objets de l'innovation, et par le contrôle de leurs comportements à travers le marketing. > > --- > #Note/Technique > [!accord] Page 123 Une telle captation de l'énergie libidinale conduit à sa destruction : elle soumet à un calcul ce qui, comme objet de désir, ne se constitue qu'en s'infinitisant, c'est-à-dire en dépassant tout calcul. Cette destruction du désir conduit à une frustration pulsionnelle qui fait système avec ce qui, dans la société consumériste, au XXe siècle, conditionne l'absorption sociale de l'innovation décrite par Schumpeter comme « évolution économique », et installe un système qui tend à produire une obsolescence chronique et structurelle dans laquelle le rapport normal aux objets devient la jetabilité – tandis que du côté de la financiarisation, les entreprises comme capital constant, et avec elles, les travailleurs comme capital variable, deviennent structurellement jetables tout comme les objets de consommation. Consommer constitue alors un expédient et un exutoire – un pharmakon – qui aggrave la frustration tout en la déplaçant à très court terme vers le nouvel objet de consommation produit par cette « innovation permanente ». La nouveauté est ainsi systématiquement valorisée aux dépens de la durabilité, et cette organisation du détachement, c'est-à-dire de l'infidélité 188 (également appelée flexibilité189), contribue à la décomposition de l'économie libidinale, à la généralisation des comportements pulsionnels et à la liquidation des systèmes sociaux. > > --- > #Note/Objet #Note/Capitalisme #Note/Philo #Note/Consummerisme > [!approfondir] Page 124 Le capital fictif est un système d'anticipations et de paris qui ne peut que faire droit aux illusions, c'est-à-dire aux spéculations et aux calculs sur des possibilités de l'avenir qui ne se réaliseront jamais. C'est ce dispositif de projection de protentions qui, comme organisation de prises de risques plus ou moins limités, donne au système capitaliste sa dynamique, c'est-à-dire son avance sur lui-même : le capitalisme suppose qu'il existe un capital libre ouvert à la spéculation entendue en ce sens. À cet égard, il est illusoire ou démagogique d'opposer une économie « réelle » à une économie « virtuelle » : toute économie suppose un investissement et donc une virtualisation193. > > --- > #Note/Economie #Note/Capitalisme #Note/Philo > [!approfondir] Page 125 Cependant, l'avance que produisent ces anticipations, telles qu'elles sont par structure exposées à la spéculation, doit procéder avant tout d'une motivation, elle-même inscrite dans une économie des motivations, qui est aussi une économie des phantasmes : une telle économie est ce qui produit une énergie libidinale protéiforme – ou, pour parler précisément dans le langage de la psychanalyse, polymorphe. Ce polymorphisme doit pouvoir être unifié par ce que Weber appelait un esprit : il suppose un investissement dans une économie libidinale qui vient lui fournir en quelque sorte son étalonnage symbolique, et le constituer en système d'échanges formant un commerce social polymorphe. Ce sont ces questions qui traversent Le Nouvel Esprit du capitalisme, où Luc Boltanski et Ève Chiapello se réfèrent à la fois à Max Weber et à Albert Hirschman pour montrer que les contraintes systémiques [qui s'exercent sur tous les acteurs du système capitaliste] ne suffisent pas, à elles seules, à susciter leur engagement. La contrainte doit être intériorisée et justifiée194. En d'autres termes, elle suppose qu'une économie libidinale mette en réserve une énergie libidinale échangeable, qui donne sa consistance à l'avance que le système produit par lui-même, et comme sa dynamique, à travers les diverses formes de motivations qu'il suscite. > [!accord] Page 126 Elle devient alors une avance fondée sur la pulsion. Mais la pulsion étant par nature court-termiste, elle conduit au désinvestissement, c'est-à-dire à la destruction de la profitabilité entendue comme bénéfice : elle conduit à la destruction de la profitabilité entendue comme consolidation de la dynamique et de la durabilité du système, comme ce qui fait du bien au système. > > --- > #Note/Pulsion > [!accord] Page 126 La baisse tendancielle du taux de profit qui hantait le système productiviste caractéristique du XIXe siècle et de l'industrialisation européenne (et qui provoqua plusieurs crises) a été absorbée au début du XXe siècle, en Amérique du Nord, par une contre-tendance obtenue par l'organisation consumériste de l'économie libidinale : par l'établissement d'un système de protentions pilotées par le capital du côté de la consommation en relation fonctionnelle et directe avec le capital libre investi et « protentionnalisé » en ce sens. La mise en place de la société consumériste fut la principale réponse que trouva l'économie américaine à cette tendance systémique – et cette forme du capitalisme ne peut donc pas être pensée avec les seuls concepts marxiens. > > --- > #Note/Marxisme #Note/Capitalisme #Note/Philo #Note/Consummerisme > [!accord] Page 126 C'est dans ce contexte émergent, par où le modèle industriel productiviste devient consumériste, que Schumpeter écrit en 1913 sa théorie évolutionniste de l'économie capitaliste. Ford constitue alors l'exemple parfait de cet idéal-type que Schumpeter appelle l'entrepreneur (Weber ayant lui-même fournit une première version de cet idéal-type à travers la figure de l'entrepreneur de Pennsylvanie). Mais l'innovation entrepreneuriale fordiste, fondée sur le taylorisme, suppose l'organisation d'une consommation de masse – la captation et l'exploitation de l'énergie libidinale au service d'un contrôle comportemental constant. C'est pourquoi la pensée de cette forme de capitalisme nécessite de mobiliser les concepts freudiens. > > --- > #Note/Capitalisme #Note/Philo #Note/Pulsion > [!approfondir] Page 128 Si Marx ne prend pas en compte la tendance spéculative en quoi consiste essentiellement le capital fictif dans son calcul du taux de profit, c'est précisément pour montrer que le système de l'investissement capitaliste est soumis, comme système dynamique, soit à une tendance baissière, soit à un fonctionnement spéculatif qui devient nécessairement destructeur et factice. Schumpeter vient contredire ce point de vue en montrant comment l'innovation est ce qui articule fonctionnellement le capital productif et le capital fictif – comme capital risque, orienté vers les « valeurs technologiques ». Mais Schumpeter n'intègre pas la question de la consommation comme captation de l'énergie libidinale, ni les effets baissiers que cette captation induit sur cette forme d'énergie essentielle dans le capitalisme consumériste, ni le renforcement de la tendance à l'incurie court-termiste que ces effets provoquent inévitablement dans le capital fictif. > [!approfondir] Page 131 Cet objet infini est celui du désir. Ce que Freud aussi bien que Nietzsche donnent à penser – et comme jeu de tendances – dans le fonctionnement de ce que le Viennois appellera l'appareil psychique, c'est que la psychè est intrinsèquement constituée par son rapport à l'infini200. Cet infini est ce qui, comme objet du désir infini, bien qu'il n'existe pas (c'est un phantasme), consiste – par exemple, dit Proust citant Anna de Noailles, comme la signifiance des « pays de l'Aisne et de l'Oise »201. Seule une telle consistance permet à une économie générale de perdurer, c'est-à-dire de dépasser la finitude spéculative – qui advient lorsque la spéculation, devenue calcul et mesure des anticipations, s'avère intrinsèquement incurieuse parce qu'incarnant la tendance court-termiste, c'est-à-dire pulsionnelle. Là est aussi l'enjeu de l'économie générale selon Georges Bataille. > > --- > #Note/Infini #Note/Pulsion ## 7. Tendances techniques, organologie générale et puissance publique > [!information] Page 135 Pour le dire autrement, le Welfare State n'est pas un simple avatar du biopouvoir : il s'y ajoute la question du psychopouvoir. C'est l'État à l'époque de ce qu'Adorno et Horkheimer appelleront les industries culturelles – et à l'époque où celles-ci, vectrices du mode de vie américain, commencent à lui disputer le leadership du changement social. Il faut ici souligner trois points cruciaux : 1. Avant que le marketing et le capital fictif ne prennent le contrôle du devenir industriel et que les médias de masse ne deviennent foncièrement pulsionnels, c'est-à-dire au début des années 1970, le taux de profit des entreprises atteint un niveau plancher – fait économique face auquel il est bien difficile d'affirmer, à cette époque, que la baisse tendancielle du taux de profit est une absurdité. 2. C'est pour inverser cette situation, installée dans tout le monde occidental par le keynésianisme, que la « révolution conservatrice » est mise en œuvre par Margaret Thatcher en Angleterre à partir de 1979 et par Ronald Reagan en Amérique du Nord à partir de 1980 – le système de Bretton Woods ayant été abandonné en 1971, l'appareil de production américain ayant drastiquement régressé tout comme celui de l'ancien Empire britannique, et la « révolution conservatrice » visant à « financiariser » et à mondialiser le capitalisme occidental afin de garantir sa position de pilote de la mondialisation (stratégie qui a lamentablement échoué). 3. Cette remise en cause de l'État, dénoncé en tant que Welfare State « déresponsabilisant », devenu « le problème et non la solution », selon les termes de Reagan, a pour but de permettre au capital de piloter intégralement, et par l'intermédiaire du psychopouvoir mis en œuvre à travers le marketing, ce que Bertrand Gille avait appelé le désajustement entre le système technique et les autres systèmes humains – pilotage qui avait été le rôle des États depuis le début de la révolution industrielle et jusqu'alors. > [!accord] Page 136 Depuis l'État napoléonien jusqu'aux diverses formes du keynésianisme, et en passant par le gaullisme, l'État avait eu pour fonction d'assurer le pilotage et la régulation du désajustement provoqué par les évolutions toujours plus rapides du système technique, et de mettre en place les processus de réajustements qui étaient nécessaires. Bertrand Gille écrit en 1978 – un an avant l'arrivée de Thatcher au pouvoir – que faute d'une telle régulation, qui constitue une politique de développement industriel, les systèmes sociaux ne peuvent que se trouver anéantis par un devenir chaotique de ce développement : Il n'est plus question de se soumettre à un progrès technique aléatoire dans ses réalisations, [...] d'accepter bon gré mal gré ce qui arrive dans le domaine de la technique et de faire tant bien que mal les adaptations nécessaires. Dans tous les domaines, aussi bien le domaine économique que le domaine militaire, il faut organiser l'avenir202. Qui oserait le nier de nos jours, plus de trente ans après l'avènement ravageur du néo-conservatisme ? > > --- > #Note/Technique > [!accord] Page 137 En revanche, les processus d'individuation psychique et sociale ne sont en aucun cas des adaptations des systèmes sociaux et des appareils psychiques au devenir du système technique : ce sont des processus d'adoption, c'est-à-dire de co-individuation, où les systèmes sociaux et les appareils psychiques produisent et individuent le système technique autant que celui-ci participe à leurs individuations respectives – et transductivement reliées. Gille soutient que l'État doit assumer la régulation de ces conflits (inévitables et nécessaires) afin d'éviter la destruction de ces systèmes : l'État régule en assurant le paramétrage du système technique et l'évolution corrélative des systèmes sociaux par la négociation, la prévision et la planification, c'est-à-dire par l'organisation à long terme du devenir technologique et industriel ; il le fait également en assurant la possibilité d'une recherche indépendante des investissements privés, qui sont eux-mêmes court-termistes relativement au temps social intergénérationnel. De telles politiques sont des thérapeutiques qui définissent des régimes d'individuation fondés sur des circuits longs de transindividuation, et qui prescrivent les conditions dans lesquelles la pharmacologie technologique et industrielle peut produire plus d'individuation que de désindividuation. Or, un aspect essentiel de la guerre idéologique que mèneront les néolibéraux de la révolution conservatrice consistera à condamner les politiques industrielles publiques et à long terme, accusées de promouvoir des modèles inefficaces d'économie administrée – alors même que l'US Army continuera à assurer le pilotage de la politique industrielle américaine par l'État –, ainsi qu'à accuser toutes les structures sociales productrices de circuits longs dans la transindividuation de freiner la modernisation permise par le développement du système technique. > [!information] Page 139 Le devenir humain est le fruit d'un triple processus d'individuation où le système technique, les systèmes sociaux et les appareils psychiques sont des configurations métastables qu'engendrent des processus d'individuation technique, collective et psychique. Ces trois processus d'individuation sont inséparables : ils forment des relations transductives203. > [!approfondir] Page 140 Que l'appareil psychique soit en relation transductive avec le système technique, cela signifie que les appareils psychiques ne peuvent pas se socialiser sans passer par les pharmaka qui constituent le système technique – qui est aussi un système de rétentions tertiaires, et qui supporte ainsi les protentions individuelles et collectives (et la formation du crédit). Ces pharmaka permettent la formation tout autant de circuits longs que de courts-circuits dans la transindividuation. Réciproquement, les systèmes sociaux, comme processus d'individuation collective, c'est-à-dire comme systèmes évolutifs, ne peuvent pas perdurer sans adopter les pharmaka à travers les individus psychiques qui se transindividuent au sein de ces systèmes sociaux, pharmaka qui perturbent en cela les organisations en quoi consistent ces systèmes : chaque niveau organologique s'individue en relation transductive avec l'individuation des autres systèmes. Ainsi s'opère le double redoublement épokhal. > [!accord] Page 141 Une telle situation d'incurie – qui ne peut que conduire à la désagrégation entropique des trois niveaux organologiques, tout en détruisant les systèmes extra-organologiques (les systèmes géographiques, climatologiques, géologiques et biologiques) – est induite par le modèle consumériste lorsque, ayant atteint ses limites en généralisant les milieux dissociés, c'est-à-dire prolétarisés, il est lui-même devenu autodestructeur parce que destructeur du désir des consommateurs aussi bien que de leur santé. La réinvention de l'économie industrielle suppose dès lors la reconstitution d'une économie libidinale sans laquelle il n'y a pas d'investissement, et cela signifie que de nouveaux appareils de production d'énergie libidinale doivent être conçus et institués – car de tels appareils sont nécessairement des institutions 205 : ainsi de l'institution ecclésiale et de son curieux, le curé, ainsi de l'école et de son maître, l'instituteur. Économiser à nouveau, c'est-à-dire lutter contre la tendance incurieuse inhérente au pharmakon qu'est le capital, et prendre ainsi soin du monde, cela ne peut évidemment plus passer par la « relance de la consommation ». Cela ne doit pas non plus passer par une « décroissance » : cela doit retrouver le chemin d'une véritable croissance – et contre la mécroissance qu'aura été le consumérisme206 – : une croissance consistant dans une renaissance du désir à travers par la mise en œuvre d'une économie de la contribution où économiser signifie prendre soin 207, et où le soin cultive des milieux associés. > > [!cite] Note > tres saito sa vision de la croissance > [!approfondir] Page 145 Le désajustement se manifeste dès la différenciation spatiale qu'induit l'urbanisation. Mais il ne devient un facteur sensible et constant de la dynamique sociale qu'à partir de la révolution industrielle. Le système technique tend alors à recouvrir et à absorber les systèmes sociaux, tout d'abord en inscrivant les savoir-faire dans les machines (en les grammatisant), puis en court-circuitant les savoir-vivre à travers les appareils supportant les industries de services (à l'époque consumériste), la société réticulaire contemporaine grammatisant les relations sociales elles-mêmes à travers le social engineering. Il y aura toujours eu, dans les périodes antérieures, des processus de dé-corrélation entre système technique et systèmes sociaux, et le milieu technique aura toujours débordé le milieu intérieur – ce que les Grecs caractérisaient comme une forme de l'ubris. Mais pendant les dix milliers d'années de vie sédentaire et de civilisation urbanisée, ces processus de perturbation du système social et du processus d'individuation collective dans son ensemble, provoqués par un saut dans l'individuation du système technique, auront été des épisodes exceptionnels. > [!accord] Page 145 Le désajustement ne devient chronique qu'à partir de la révolution industrielle. Et c'est encore plus vrai au début du XXe siècle, lorsque l'industrie luttant contre la tendance à la baisse du taux de profit organise systématiquement une innovation permanente qui suppose le développement d'une société consumériste et qui repose sur la transformation systématique et continuelle des modes de vie. Dès lors, non seulement le système technique semble ne plus être sécrété du tout par le groupe ethnique – ce qui est le cas depuis que la « cellule » ethnique s'est agrégée à d'autres « cellules » semblables pour former un corps social plus complexe –, mais il semble échapper aussi au nouveau milieu intérieur du corps complexe : c'est le processus de la dissociation, où les systèmes sociaux ne sont plus ce qui s'approprie la tendance technique qu'eux-mêmes sécrètent tout en la déviant et ainsi en l'individuant, mais ce qui est court-circuité et littéralement désintégré par la technicisation du social. > [!approfondir] Page 148 C'est par ces agencements de tendances multicouches que se trament les processus de transindividuation. Chacun des systèmes sociaux est lui-même constitué par des tendances spécifiques qui instancient les dynamiques de synchronisation et de diachronisation et qui forment ses propres circuits de transindividuation. Chaque nouveau stade de la grammatisation instaure de nouveaux processus de synchronisation, c'est-à-dire de nouveaux régimes de métastabilisation. Or, lorsque le processus de grammatisation discrétise tout d'abord les flux corporels, ce qui permet d'effectuer sur eux des calculs à travers les machines-outils et les appareils de production, de gestion et de conception, puis, à travers les psychotechnologies orchestrant la consommation, les flux de conscience (le « temps de cerveau disponible »), le système économique prend le pas sur tous les autres systèmes sociaux en prenant le contrôle du système technique lui-même. Autrement dit, il prend le contrôle de la sélection parmi les possibles que constituent les champs protentionnels ouverts par les tendances techniques, et en imposant des faits techniques favorables au capital fictif qui s'est lui-même imposé au capital productif. La grammatisation – c'est-à-dire la pharmacologie – est cependant ce qui permet aussi qu'apparaissent de nouveaux processus de diachronisation – c'est-à-dire d'individuation. Face à la macro-tendance baissière décrite dans les paragraphes précédents, et qui est un agencement négatif de tendances issues des trois niveaux organologiques, il faut soutenir ces nouveaux processus d'individuation, et par là même réactiver une tendance à l'élévation inhérente aux sociétés humaines. > [!accord] Page 149 Vers la fin du XXe siècle, la tendance à la baisse du taux de profit, contrecarrée par la contre-tendance à capter l'énergie libidinale, produit au bout du compte un agencement entre la tendance pulsionnelle du système psychique et la tendance spéculative du système économique. Mais dans le nouveau contexte pharmacologique créé par les réseaux numériques, on peut évidemment imaginer un agencement contraire : on peut imaginer que des tendances à l'investissement se combinent avec des tendances sublimatoires. > [!accord] Page 150 Les articulations entre le système économique et l'appareil psychique que ces agencements supposent au niveau organisationnel et au niveau psychosomatique se traduisent au niveau du système technique par des orientations qui sont données aux tendances techniques, et plus précisément par les types de faits techniques qui sont ainsi sélectionnés par le système économique agencé au système psychique, et qui concrétisent les tendances techniques : la tendance technique qui s'exprime dans un système technique n'est pas une détermination, pas plus que la baisse tendancielle du taux de profit ne détermine la fin du capitalisme – et la réalité technique n'est pas la tendance, mais le fait. En revanche, la tendance ouvre des possibles variés, et c'est pourquoi à l'idéologie TINA, there is no alternative, il faut opposer l'argument TILOA, there is a lot of alternatives. Les tendances sont des puissances à l'intérieur desquelles des possibles sont sélectionnables : elles ouvrent des champs de possibilités protentionnelles. Les sélections de possibles qui se concrétisent comme faits techniques sont toujours orientées par les systèmes sociaux. Mais les systèmes sociaux sont eux-mêmes en lutte pour prendre le contrôle de l'individuation collective. Notre époque se caractérise par le fait que c'est le système économique dominé par le capital fictif qui impose au système technique des évolutions qu'il présente comme inéluctables – tout aussi inéluctables que la liquidation non seulement de l'État, mais de tous les circuits longs de transindividuation, liquidation prônée par Thatcher et Reagan dans les années 1980, et par Berlusconi et Sarkozy dans les années 2000. Mais ce sont en réalité des agencements historiques, parfaitement contingents – et profondément toxiques. > [!accord] Page 152 « Intérioriser » le capitalisme et son fonctionnement, si l'on veut parler encore dans le langage de Luc Boltanski et Ève Chiapello, suppose cependant que le milieu intérieur n'ait pas été totalement dilué – faute de quoi il n'y a plus aucune intériorisation, mais la pure extériorisation qui conduit au vide pulsionnel. Telles sont les conséquences systémiquement baissières – et productrices d'une immense bêtise systémique215 – de la baisse tendancielle du taux de profit et de sa contre-tendance consumériste. La tendance à l'incurie est irréductible : il n'y a pas, il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de paradis sur terre. C'est pourquoi il faut toujours organiser une économie de l'incurie en cultivant des systèmes de soin qui supposent une intelligence pharmacologique, concrétisant par là un art de vivre, tramant de multiples thérapeutiques. Notre époque est cependant très singulière : comme aucune autre avant elle, elle a fait de l'incurie le principe même de son organisation. C'est ce qui ne peut plus durer. Tels sont l'urgence et le défi – mondial et sans précédent – du grand renversement de tendances face au vide pulsionnel généralisé. > [!accord] Page 153 Un autre cas d'intégration fonctionnelle apparaît avec ce que Simondon appelle le milieu techno-géographique, qui est un milieu naturel associé au fonctionnement d'un dispositif technique. Simondon en fait la théorie à travers la turbine Guimbal, où il montre que l'élément marin s'intègre fonctionnellement à la machine et devient ainsi un milieu techno-géographique associé. Il existe d'autres formes de milieux techno-géographiques, qui ne sont pas à proprement parler associés au dispositif technique, mais ajustés par un intermédiaire technique entre lui et le milieu géographique, et qui forme en cela un milieu techno-géographique – par exemple, un relief travaillé et technicisé par un réseau ferré, qui permet à une locomotive de traverser ce relief, et où le réseau constitue une interface entre le système géographique et le système technique. Philippe Aigrin et moi-même avons avancé en 1990 l'idée que l'industrie logicielle et les réseaux numériques allaient faire apparaître des milieux techno-géographiques associés d'un nouveau genre en permettant à la géographie humaine de s'interfacer avec le système technique et de le faire fonctionner et surtout évoluer grâce à cet interfaçage217. Les technologies collaboratives et les logiciels en licence libre reposent précisément sur la valorisation de tels milieux associés humains, qui constituent également des espaces techno-géographiques de formation d'externalités positives218. ## 8. Le temps de la question > [!accord] Page 158 Le processus adaptatif a tout d'abord été imposé à ceux qui, comme « producteurs », étaient voués à transformer la matière : ce fut la prolétarisation telle qu'elle domina le fait industriel au XIXe siècle. Puis, comme contrôle des comportements dans tous les aspects de la vie quotidienne, le courts-circuit adaptatif s'est étendu à la prolétarisation des consommateurs au XXe siècle. Et enfin, comme implémentation des savoirs issus de la vie noétique au sein des systèmes de computation, ce sont les travailleurs de l'esprit qui ont adapté leur activité intellectuelle aux prothèses du capitalisme cognitif, leur système nerveux paramétrant les processus instrumentaux tout en voyant se réduire et finalement s'évanouir leur activité noétique en propre. > [!approfondir] Page 158 Il y a eu épuisement de leur activité noétique parce que les technologies cognitives, développées exclusivement en vue d'augmenter les performances, c'est-à-dire la vitesse de traitement des informations, ont court-circuité leur capacité à critiquer les dispositifs rétentionnels en quoi consistent ces systèmes : le temps de la réflexion, qui est le temps de la question, leur a finalement été ôté. De travailleurs de l'esprit, ils sont devenus les employés du « capitalisme cognitif » : non pas des travailleurs de « l'esprit du capitalisme », mais les employés d'un capitalisme qui a précisément ainsi perdu l'esprit219. > [!information] Page 159 Le modèle consumériste ne s'est véritablement développé en Europe occidentale qu'après la Deuxième Guerre mondiale, et il ne s'est planétarisé qu'à la toute fin du XXe siècle. Quant à la prolétarisation de la vie noétique qui s'est produite au cours des trois dernières décennies, elle a résulté de la combinaison de divers facteurs, dont les deux principaux sont le déploiement de la pharmacologie numérique, d'une part, en particulier telle que ses performances de vitesse induisait le court-circuit des sphères politiques220 et noétiques221, et d'autre part la « révolution conservatrice », qui a imposé que le marketing se substitue à la puissance publique pour prescrire les conditions des ajustements222. > [!accord] Page 160 C'est dans le contexte de démoralisation et de défiance généralisée qui en résulte que se produit cet hyper-désajustement tel que, dans le processus de transformation organologique, le niveau des organa artificiels formant le système technique semble pouvoir remplacer à la fois le niveau des organes et appareils psychosomatiques, organes génitaux compris224, et le niveau des organisations et organismes sociaux225. > [!information] Page 162 Celui qui questionne, c'est celui qui pense par lui-même, c'est-à-dire celui qui accède à la dimension anamnésique de l'individuation. Là est « la possibilité de poser des questions ». Et telle est la première question, c'est-à-dire celle à laquelle soumettre celles qui en découlent aujourd'hui pour nous. Telle est la question de la question229. Si une question du post-humanisme peut sembler se poser cependant, c'est parce que la question de la question, contrairement à ce que pose « l'analytique du Dasein » comme ontologie (et comme question de la différence ontologique 230), est elle-même pré-cédée par la situation pharmacologique de la « possibilité de poser des questions » : par la situation pharmacologique comme mise en question. > [!approfondir] Page 165 Il faudrait ici demander en quoi et comment Moïse, par exemple, questionne et est mis en question. Il faudrait se demander en quoi et comment l'appel d'Israël et la voix de Dieu, par exemple, répondent à et de la question. Cela nécessiterait précisément de passer par la question du défaut d'origine qui se cache sous le péché originel, où déjà nous pourrions voir que la mise en question, qui serait ici divine, et qui serait aussi celle du pharmakos, c'est-à-dire du bouc émissaire, précède toute question. > [!accord] Page 167 Une telle façon de poser la question de la question questionne la possibilité et l'impossibilité d'une pharmacologie de la question – et de ce qui, dans une question, dans une véritable question, renvoie non seulement à l'étonnement, au thaumazein, mais à l'étrangeté et à ce qu'elle a d'inquiétant : il y a mise en question par l'unheimlichkeit – qui est pharmacologique comme le pharmacologique est unheimlich. Si ce qui nous met en question peut aussi nous fermer à la question, c'est-à-dire nous sortir de toute question, faire de nous, par là même, ceux dont il n'est plus question – et ce dont il n'est plus question –, il s'agit bien d'une question pharmacologique : d'une (mise en) question empoisonnante, auto-intoxicante, autodestructrice, dont je crois qu'elle ne peut et ne doit être dite pharmaco-logique que parce qu'elle peut et doit cependant ouvrir le questionné, le mis-en-question, à la possibilité à la fois heimlich et unheimlich d'une question en retour, disons d'une Rückfrage. > [!approfondir] Page 169 Car la question n'est pas le post-humanisme, mais l'hyper-prolétarisation. Que peuvent, en général, les questions venant après une mise en question pharmacologique ? C'est ici la question du double redoublement épokhal qui s'impose à nouveau – ici, c'est-à-dire face à ce qui nous met en question sous le nom prématuré d'une question encore immature, celle du « post-humanisme ». Cette immaturité et sa prématuration spécifique seraient les effets d'un redoublement épokhal d'une portée sans aucun doute inouïe, constituant une mise en question démesurée de cette humanité telle qu'elle « n'existe pas encore, ou à peine ». Il faut donc examiner à nouveau le double redoublement tel que les deux temps qu'il comporte se présentent finalement comme ceux de la mise en question d'une part, de la question elle-même d'autre part – la mise en question étant le temps de la finitisation comme adaptation, et la question le temps de l'adoption comme infinitisation : comme sublimation devant das Ding. > [!accord] Page 170 Le vivant que nous sommes et devenons encore, nous qui serions aussi des animaux – le vivant que nous sommes et devenons dans ce que Leroi-Gourhan appelle le processus d'extériorisation et d'hominisation –, ce vivant devient ainsi hétéronome par rapport à sa propre technicité ; hétéronomie qui signifie que sa « propriété » est aussi et d'abord son impropriété, c'est-à-dire son être-en-défaut : son défaut d'origine. Ce vivant prothétique et hétéronome est sans cesse et depuis toujours mis en question par la technicité elle-même toujours nouvelle que, depuis son défaut d'origine, il développe pour compenser les effets secondaires et pervers de sa technicité primordiale, toujours déjà là avant lui, étant-là anorganique, heimlich et unheimlich, qui l'a toujours déjà précédé comme son passé – comme ce passé dont le § 6 de Sein und Zeit dit qu'il a « toujours déjà précédé » le Dasein, c'est-à-dire « nous », les advenants. > [!accord] Page 170 Nous, les advenants, nous nous trouvons depuis toujours mis en question par notre technicité ou notre prothéticité d'abord parce que cette technicité chaque fois nouvelle est ce qui vient détruire les agencements qu'avait su trouver le devenir pharmacologique du vivant hétéronome que nous devenons sans cesse, et ce, par l'invention de configurations chaque fois originales, et en cela épokhales, où le vivant hétéronome agence son équipement psychosomatique et ses organisations sociales avec le système technique constituant son milieu pour redevenir autonome relativement à son pharmakon : en relation essentielle à ce pharmakon, en l'adoptant, et en s'autonomisant relativement (mais jamais tout à fait) par rapport à ses effets toxiques. > [!accord] Page 173 Car qu'est-ce qu'adopter, sinon tout d'abord se laisser mettre en question, et s'individuer dans cette mise en question, c'est-à-dire penser, créer de nouveaux circuits de transindividuation qui ne sont longs que parce qu'ils ouvrent précisément des questions – à l'infini ? Face aux technologies transformationnelles, la mise en question crée cependant une situation pharmaco-logique d'urgence absolue où tous les dispositifs de production de critères, qui furent toujours, en fin de compte, les agencements organologiques de multiples couches de critériologies, c'est-à-dire de cribles réglant des processus de sélection, se trouvent mis en question simultanément et systémiquement. Les biotechnologies dans leur ensemble permettent de trans-former les critères de sélection dont la biologie classique était l'étude descriptive, dont l'agriculture fut une pratique prescriptive, et dont les biotechnologies sont un bouleversement total. > [!approfondir] Page 174 Celle-ci conduit à paralyser la pensée, à faire qu'elle cesse de questionner, et qu'elle renonce à elle-même, c'est-à-dire à ce qu'advienne ce qui n'existe pas encore, ou à peine, en transformant ce qui fait défaut – l'autre pro-venant de das Ding – en ce qu'il faut. C'est ici plus que jamais qu'il faut passer par Canguilhem et par la pensée de la normativité face au caractère fondamentalement pathogénétique de l'être-non-inhumain que nous sommes parfois – précisément lorsque nous sommes normatifs en tant que dotés du pouvoir et frappé par la tentation de nous « rendre malade », et tandis que nous sommes la plupart du temps dans l'êtrinhumain 242. > [!accord] Page 174 J'avais tenté de montrer dans Prendre soin 243 tout ce que Foucault a oublié de ces questions et de la pharmacologie qu'elles requièrent, son archéologie de la médecine moderne ne disant rien de la pharmacopée en général, et encore moins de l'industrialisation de la pharmacie. Or j'y insiste à nouveau dans la mesure où ce n'est qu'à l'intérieur de l'industrialisation du pharmakon en général et du secteur pharmaceutique et de santé en particulier que le « post-humain » peut surgir comme cette fausse question et ce nouveau type de leurre, empêchant de questionner, c'est-à-dire de prendre la mesure de ce qui se joue dans l'industrialisation du pharmakon. ## 9. Enfants à jeter > [!approfondir] Page 178 Ce processus de transindividuation reconstitue des circuits longs sur les ruines de ceux que le premier coup pharmacologique avait court-circuités, c'est-à-dire suspendus, et par où il avait opposé des modèles adaptatifs au processus d'adoption. Ce qui en résulte n'est pas seulement une compréhension : c'est une affection, un nouveau pathos, une philia, bref, une économie libidinale, qui commence par une déséconomie, et qui est l'expérience de la Chose comme jeu transitionnel de tendances. Ici, et à travers le pharmakon, par la transitionnalité généralisée qu'impose la situation pharmaco-logique, ce qui est en question tout aussi bien que ce qui fourmille de nouvelles questions, c'est l'affect qu'est l'adoption. Seul un être affecté peut questionner, ce qui suppose qu'il soit tout d'abord mis en question par son affection. > [!accord] Page 179 Ce qui constitue ici notre point d'entrée dans l'économie politique de la question qu'est toujours une pharmacologie de la question, et telle qu'elle s'impose dans le contexte de l'industrialisation du pharmakon, c'est le rôle du marketing – qui n'est interrogé ni par Heidegger, ni par Jonas, ni par Foucault, ni par Derrida, mais dont Deleuze fait la nouvelle science des sociétés de contrôle en lieu et place de la cybernétique promue par Heidegger à ce rang : le marketing tel que, face au processus d'intériorisation technique qui constitue un horizon pharmacologique absolument singulier, dont les enjeux sont littéralement inouïs, il vise à imposer l'adaptation pour court-circuiter l'adoption à un point incommensurable. > > --- > #Note/Marketing > [!accord] Page 181 Et comment ne pas pleurer en lisant aujourd'hui cette sentence de Plutarque, qui vécut il y a presque deux mille ans dans cette Antiquité que l'on disait pourtant si dure : Il ne faut pas se servir des êtres animés comme on se sert de ses chaussures ou d'un ustensile, qu'on jette lorsqu'ils sont rompus ou usés par le service. On doit s'accoutumer à être doux et humain envers les animaux, ne fût-ce que pour faire l'apprentissage de l'humanité à l'égard des hommes. Pour moi, je ne voudrais pas vendre même mon bœuf laboureur, parce qu'il aurait vieilli ; à plus forte raison n'aurais-je pas le cœur d'exiler un vieux serviteur de la maison où il a vécu longtemps, et qui est comme sa patrie.252 > > --- > #Note/Animaux #Note/Soin > [!approfondir] Page 181 Comme métastabilisation d'un processus de transindividuation installant une « compréhension que l'être-là a de son être », une épokhè se forme à travers de multiples circuits de transindividuation par lesquels des individus psychiques se co-individuent et finalement se transindividuent en tramant des circuits transgénérationnels selon les voies de toutes les formes de savoirs, comme initiations mystagogiques aussi bien que comme enseignements apodictiques, par où s'opèrent les moments que Winnicott dit créatifs, que Canguilhem dit normatifs, et que Platon dit anamnésiques – question de l'anamnèse dont la psychanalyse donnera à connaître une toute nouvelle expérience à laquelle cependant Le Banquet en appelle déjà. > [!accord] Page 181 Autrement dit, lorsque la suspension secondaire se produit, elle tend à créer de nouveaux processus de transindividuation longs – au contraire de ce que provoque la suspension primaire, qui consiste à court-circuiter la transindividuation en la remplaçant par des automatismes individuels, collectifs et machiniques en désindividuant les individus psychiques et les individus collectifs qui deviennent réactifs, c'est-à-dire aveugles, et en remplaçant leurs savoirs intériorisés par des dispositifs rétentionnels qui les prolétarisent précisément en cela. Au contraire du premier moment pharmacologique, qui constitue d'abord une prolétarisation, c'est-à-dire une perte de savoirs – de toutes sortes de savoirs –, la transindividuation qui se reconstitue dans la suspension secondaire, c'est-à-dire dans le moment thérapeutique du pharmakon, consiste en une activité créatrice, selon le terme de Winnicott, et elle est sublimatoire en cela que génératrice de nouvelle formes de savoirs, de nouveaux circuits longs dans la transindividuation ouverts par de nouvelles questions. > [!accord] Page 182 La première perte de savoir qui aura été pensée comme telle, et comme prolétarisation, n'affecte pas le savoir-faire des gestes ouvriers, ni le savoir-vivre des consommateurs que nous ne sommes même pas, car être, c'est exister, et exister, c'est un savoir vivre. La première perte de savoir pensée comme telle, et comme prolétarisation, est la perte du savoir penser et théoriser que peut constituer le pharmakon de l'écriture aux yeux de Socrate : c'est l'hypomnèse telle qu'elle constitue d'abord ce qui décourage, atrophie et finalement bloque l'anamnèse253. > [!accord] Page 185 Les véritables enjeux de l'intériorisation techno-logique au niveau des couches biologiques et physico-chimiques sont, par exemple en matière de procréatique, et plus généralement en matière de biotechnologies (sans parler ici de la biologie de synthèse), la possibilité de court-circuiter la mère, qui devient un pur ventre, soit comme productrice d'œufs qui seront couvés ailleurs, soit comme utérus-couveuse, c'est-à-dire comme individu psychique féminin qui est ainsi instrumentalisé et prolétarisé (devenant pure « force de travail » du corps sexué) par une division du travail instituant dans le monde de la vie humaine un modèle fondé sur l'opposition fonctionnelle de la production et de la consommation. > [!accord] Page 186 Cependant, une telle traduction prolétarisante de la procréatique, et telle qu'elle est d'abord et avant tout conçue, sous toutes ses formes (dont on propose d'autant plus volontiers d'en faire des analyses de cas « éthiques » que l'on se trouve ainsi dispensé de penser ce qui s'y trouve mis en question, que l'on évite d'affronter les questions nouvelles qui s'y forment, et à travers elles, la question même de la question – et de sa pharmacologie), comme un nouveau marché, une telle prothéticité pharmacologique de la vie comme intériorisation du défaut technique, et comme technique d'intériorisation d'un défaut qu'il faut, pourrait et devrait pourtant être adoptée, et comme le franchissement d'un seuil dans cette histoire de l'adoption qui trame l'être pharmacologique dès son origine, et comme son défaut d'origine. > [!accord] Page 186 La semence stérile conçue par Delta and Pine Land et promue par Monsanto, dite Terminator, court-circuite l'agriculteur, qui ne cultive plus, mais qui est employé (très précaire) de la firme agroalimentaire. Celle-ci, en détenant ces semences transgéniques, peut exclure l'agriculteur du processus de sélection – et c'est donc la question de la sélection qui est ici posée. Or, la sélection est aussi ce qui se produit dans la transindividuation en général, soit à travers les circuits longs comme formation de savoirs transgénérationnels – qui sont au fond toujours des savoir-questionner –, soit à travers les courts-circuits comme destruction de ces savoirs (comme prolétarisation). > > --- > #Note/Agriculture #Note/Proletaire > [!accord] Page 188 Aujourd'hui le marketing exploite et détruit cette généalogie intergénérationnelle : il « segmente » les âges en niches et en créneaux. Les âges d'une existance, dans leurs rapports à l'objet transitionnel, et tel qu'il est l'expérience du pharmakon par excellence, sont des époques du pharmakon au cours desquelles et à travers lesquelles se constituent et se transmettent les rôles générationnels. Devenus des catégories ciblées par le marketing, les âges ne forment plus de générations – comme s'il y avait une dégénérescence de la génération même. > [!accord] Page 189 Faire une telle révolution, transformer l'état de fait pharmacologique – le faire passer au second temps de son épokhè –, c'est renverser la situation qui conduit à la multiplication des situations d'infidélités, aux abandons et aux trahisons en tous genres, des victimes de Monsanto258 au petit Artem, situations que le processus d'intériorisation ne manquera pas de généraliser si, livré au marché imposant le modèle production/consommation à toutes les formes de reproduction, il se traduit de fait par la prolétarisation massive de l'intériorisation et la désintégration de toutes les formes d'adoption. Dans de telles conditions, le destin d'Artem deviendra la norme : ce sera l'époque de l'enfant jetable. > [!accord] Page 189 L'enjeu est une politique de l'adoption, et celle-ci suppose une pharmacologie de l'adoption. Une adoption établit une relation de fidélité. Or la fidélité est précisément ce que définit le consumérisme en tant qu'il constitue une infidélité systémique qui, lorsque l'hégémonie du consumérisme révèle son incurie, installe une situation de défiance telle que se généralise un sentiment apocalyptique sans dieu. Dans de telles conditions, une socialisation harmonieuse des technologies transformationnelles, caractéristiques du processus d'intériorisation qui constitue le dernier stade du pharmakon, est inconcevable.